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UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLES Faculté de philosophie et lettres Etre et subjectivité chez Emmanuel Lévinas et Michel Henry Mémoire réalisé par Jean-Laurent Gillain, en vue de l’obtention du grade de licencié en philosophie. Année académique 2003-2004. 1 TABLE DES ABREVIATIONS DES PRINCIPAUX OUVRAGES UTILISÉS OUVRAGES D’EMMANUEL LEVINAS : EDE En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, 2001, Paris. E De l’évasion, Le livre de poche. TI Totalité et infini, essai sur l’extériorité, Le livre de poche. TA Le Temps et l’Autre, PUF, 2001, Paris. EE De l’Existence à l’Existant, Vrin, 1998, Paris. DQVI De Dieu qui vient à l’idée, Vrin, 1998, Paris. AE Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Le livre de poche. OUVRAGES DE MICHEL HENRY : I Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000. PM Phénoménologie matérielle, PUF, 1990. GP Généalogie de la psychanalyse, PUF, 1985. EM L’essence de la manifestation (tome 2), PUF, 2 Introduction. Première partie : Emmanuel Lévinas et Michel Henry face à l’événement heideggerien..p. 6. 1. Réception et renversement de l’ontologie heideggerienne dans l’œuvre de Lévinas….p. 6. §1 L’Etre et son Autre…………………………………………………………………….p. 7. §2 Jouissance et être-au-monde…………………………………………………………p. 23. §3 Etre-avec et face-à-face...............................................................................................p. 39. 2. Destruction de l’ontologie Heideggerienne chez Michel Henry……………………...p. 53. §1 Affection et temps…………………………………………………………………….p. 57. §2 Méthode et donation.....................................................................................................p. 59. Deuxième partie : Répétition cartésienne et fondation………………………………….p. 61. 1. Le moment cartésien de la sortie de l’ontologie chez Lévinas : L’infini……………..p. 66. §1 Relation sans rapport, l’infini et son idée……………………………………………p. 66. §2 Le cogito et l’Autre, l’athéisme et la religion………………………………………..p. 73. §3 L’infini et le Dasein…………………………………………………………………..p. 80. 2. Elucidation du cogito cartésien et auto-affection chez Michel Henry : La Vie………p. 84. §1 Le cogito et l’oubli de son commencement…………………………………………..p. 85. §2 Le Dasein à l’épreuve du « commencement »……………………………………….p. 95. Troisième partie : L’Etre, Le Sujet, l’Autre et la Vie………………………………….p. 106. §1 Sujet et existence……………………………………………………………………p. 106. §2 Sujet, vie et affectivité……………………………………………………………....p. 112. §3 Altérité et communauté……………………………………………………………..p. 118. En guise de conclusion : penser la phénoménologie encore…………………………..p. 126. 3 Introduction. La phénoménologie a été pour le siècle dernier, autant que pour les débats actuels au centre des préoccupations liées aux questions de l’être et du sujet. Ce travail cherchera à explorer cette relation intime entre phénoménologie, ontologie et anthropologie à travers deux développements originaux, ceux d’Emmanuel Lévinas et de Michel Henry. Ces deux philosophies fondent chacune leur rapport à l’être et au sujet sur une expérience phénoménologique originaire, la vie comme expérience de l’auto-affection chez Henry et autrui comme expérience de l’infini chez Lévinas. Ces développements de la phénoménologie, jamais désengagées d’une radicalité de l’expérience humaine, tirent évidemment leurs substrats philosophiques et historiques de l’acte fondateur husserlien, mais aussi et surtout du moment heideggerien par « “ l’intention signifiante ” – possibilité découverte par Husserl, mais rattachée par Heidegger à l’intellection de l’être en général »1. Mais que ces deux pensées se soient développées dans le contexte heideggerien et en même temps dans une tentative de s’en dégager, montre l’indéniable présence de l’événement heideggerien. Dans ce contexte, la négation de l’ontologie heideggerienne n’a souvent comme effet que d’en réaffirmer le fond. Mais si en effet il y a une critique de l’ontologie contemporaine chez nos deux auteurs, celle-ci tire sa légitimité et son fondement d’un événement plus marquant encore et d’où Heidegger lui-même et l’ensemble de la phénoménologie tirent leur origine celui de l’avènement de la modernité, le cartésianisme. C’est à travers la relecture des méditations métaphysiques que Lévinas et Henry redéploient l’ensemble des rapports (si 1 L’ontologie est-elle fondamentale ?, in EN, p. 13. 4 l’on peut parler de rapports chez Henry) entre être et subjectivité en leur donnant un contenu éthique pour le premier et un contenu pathétique pour le second. Le choix de Heidegger comme entrée dans ces deux œuvres est motivé non seulement par le fait qu’investiguer la question de l’être et du sujet c’est interroger ce geste historique par lequel le sujet assume l’être, mais aussi et surtout parce que ce geste est compris par Henry comme par Lévinas comme un désastre ontologique. La revisitation des méditations métaphysiques par Henry et Lévinas quant à elle, outre le retour à Descartes qui s’apparente à un pèlerinage obligé de toute phénoménologie, prend l’allure d’une quête de la réparation de cette perte de la subjectivité contrainte de n’être qu’au monde, exposée à la lumière sans retrait. La première partie de ce travail traitera de la réception de la critique et de l’acclimatation de l’ontologie et de l’anthropologie heideggerienne dans la pensée de nos deux auteurs. La seconde partie cherchera, à travers les lectures henriennes et lévinasiennes des méditations métaphysiques, les voies cartésiennes du dépassement de l’ontologie et du sujet heideggerien. Enfin, la troisième partie se présentera sous la forme de discussion sur les thèmes communs et spécifiques. 5 PREMIÈRE PARTIE : HEIDEGGERIEN. LÉVINAS ET HENRY FACE À L’ÉVÉNEMENT Si Henry et Lévinas développent chacun une critique virulente de l’œuvre heideggerienne ceux-ci ne restent pas moins tributaires de cet héritage pour la formulation de leur propre philosophie. Il ne s’agit pas ici d’une évaluation de la pertinence de la lecture de l’un et l’autre auteur par rapport à une lecture qui se voudrait canonique. Il s’agit de montrer la manière dont les deux auteurs ont réceptionné la pensée heideggerienne et comment ils ont construit leur critique par rapport à leurs propres développements. 1. Réception et renversement de l’ontologie heideggerienne dans l’œuvre d’Emmanuel Lévinas. Le rapport qu’entretient Lévinas avec l’événement heideggerien est fortement tourmenté, toute l’œuvre est hantée par cette ambiguïté entre d’une part, la fascination face au génie et la pertinence de cette phénoménologie de l’existence effective qu’est Sein und Zeit et d’autre part, le dégoût face à ce qui sera désigné comme l’aboutissement de la violence ontologique de la pensée occidentale. Il nous est impossible de traiter le problème de la relation de Lévinas à la pensée Heideggerienne sur un chapitre d’une quinzaine de pages. La présentation de ce point suivra la triple structure qui se dessine tout au long de l’œuvre levinasienne et que nous chercherons à élucider dans la deuxième partie de ce mémoire. Le premier moment de cette structure est celui marqué par l’indifférenciation et qui trouvera diverses formulations, l’être en général, l’ “ il y a ”, la participation, … 6 Le second moment est celui de l’individuation du sujet comme être au monde, comme intériorité, c’est l’hypostase, la figure de l’athée, l’être séparé, marqué par la lumière et la jouissance du monde. Enfin, le dernier moment est celui de la libération de soi, de l’intériorité par l’expérience de l’extériorité, l’expérience d’autrui, par le visage. § 1 L’Etre et son Autre. La question de l’être est évidemment au centre à la fois de la fascination et du traumatisme qui se vivent dans le rapport de Lévinas à l’œuvre Heideggerienne. Dès 1932, dans une étude intitulée Martin Heidegger et l’ontologie,2 Lévinas célèbre l’immersion ontologique du sujet opérée par Sein und Zeit et la critique du rationalisme et de l’empirisme qui en découle : « La philosophie intellectualiste – empiriste ou rationaliste – cherchait à connaître l’homme, mais elle s’approchait du concept de l’homme, en laissant de côté l’effectivité de l’existence humaine et le sens de cette effectivité »3. C’est cette effectivité, cette facticité, qui incarne aux yeux du jeune Lévinas l’aspect révolutionnaire et la nouveauté radicale de la pensée heideggerienne. Dans un texte de 1940, thématisant la différence fondamentale entre la phénoménologie husserlienne et la pensée de Heidegger, Lévinas affirme que pour Heidegger l’existence à un sens, mais qu’il « n’a plus la structure d’un noème. Le sujet n’est ni libre ni absolu, il ne répond plus entièrement à lui-même. Il est dominé et débordé par l’histoire, par son origine sur laquelle 2 3 EDE, pp. 77-109. EDE, p. 108. 7 il ne peut rien, puisqu’il est jeté dans le monde et que cette déréliction marque tous ses projets, tous ces pouvoirs. »4 C’est la primauté traditionnelle de la relation d’intellection et de la conscience absolue et libre qui est ici renversée, « L’évidence n’est plus le mode fondamental de l’intellection : le drame de l’existence, avant la lumière, fait l’essentiel de la spiritualité ».5 L’originalité de cette interprétation est la compréhension de l’aspect fondamental de la dimension ontologique sur les dimensions existentielles et anthropologiques de l’œuvre de Heidegger. La vie originaire de l’esprit se fait dans l’immanence d’une situation effective et tire son sens de cet enchâssement ontologique, l’esprit ne peut plus se poser primitivement en dehors de l’être, être qu’une conscience pure qui n’aurait plus qu’à contempler ou contenir. Mais très vite, s’insinue un malaise dans la fascination que Lévinas éprouve envers cette pensée de la facticité. En 1935, dans son petit livre intitulé, De L’évasion, Lévinas thématise la question de l’être sous les formes existentielles de l’enfermement. L’être s’expérimente sous les traits de l’horreur, du dégoût d’être et de l’impossibilité de se dégager de celui-ci. Toute tentative de se libérer de l’être est marqué par l’échec. L’être luimême est vidé de toute possibilité de néant de telle manière que l’être ne recèle en lui-même aucune échappatoire, même dans sa négation. Ce texte préfigure une notion fondamentale de la pensée Lévinasienne, l’ « il y a ». C’est dans De l’existence à l’existant, en 1947, qu’est abordé pour la première fois la notion, d’ « il y a ». L’ « il y a », c’est la réalisation de l’immersion ontologique absolue, l’existence absolue par laquelle l’objet et le sujet se trouvent 4 5 EDE, L’œuvre d’Edmond Husserl, p. 69. EDE, idem, p. 74. 8 indifférenciés. « L’ “ il y a ” transcende en effet l’extériorité comme l’intériorité dont il ne rend même pas possible la distinction. Le courant anonyme de l’être envahi submerge tout sujet, personne ou chose. »6 C’est l’ « être en général » dans la pureté de son néant, impersonnel et anonyme car ayant consumé en lui toutes subjectivités – « il est plein, mais plein de néant du tout ».7 L’expérience de l’ “ il y a ” – bien que la notion d’expérience soit inappropriée pour un état de l’existence ou le rapport entre expérimentateur et expérimenté est impossible – tire son sens existentiel de l’insomnie. L’expérience de l’insomnie est celle d’une conscience vigilante et anonyme, induisant la dissolution des objets, de leurs formes et de leurs contenus dans l’indifférence de la nuit, mais cette absence de forme implique d’emblée l’omniprésence de l’informe qu’accomplit l’obscurité, dans cette existence pure, plus rien ne peut être nommé, plus aucun substantif ne peut plus être distribué aux choses – c’est l’anonymat essentiel 8 de l’ “ il y a ”. Seulement l’ “ il y a ” ne se manifeste pas que dans la nuit obsédante de l’insomnie, même si elle semble en être le prototype, elle se manifeste aussi dans la brutale matérialité derrière les formes éclairées. Nous verrons plus loin comment, sans l’expérience du visage, les phénomènes se donnent dans un néant insignifiant. « Les objets éclairés peuvent nous apparaître comme à travers leurs crépuscules. » 9 Le monde est donc entièrement anéanti dans l’ “ il y a ”, il ne reste plus que l’existence. Le fait que l’ “ il y a ” soit essentiellement être n’y change rien, l’être ne suffit pas à faire un monde car le monde est essentiellement rapport au monde, d’une conscience mue par l’intention. 6 EE, p. 94. EE, p. 95. 8 EE, p. 95. 9 EE, p. 97. 7 9 Si cette expérience porte en elle quelques rapports avec l’angoisse heideggerienne, pour Lévinas en tous cas, l’ « il y a » n’a rien de commun avec cette expérience. L’ “ il y a ” n’est pas le retrait du sens laissant à la fois le monde nu de toutes significations et le Dasein pleinement ouvert à son authenticité, lui révélant par là même son être-pour-la-mort et l’irrémédiabilité de la geworfenheit qui le voue du même coup au projet. « Horreur de l’être opposée à l’angoisse du néant ; peur d’être et non peur pour l’être »10. Il ne s’agit pas de la peur de la mort mais de la peur de la condamnation à l’existence perpétuelle. Demain, hélas ! il faudra vivre encore ! « Demain, contenu dans l’infini de l’aujourd’hui. Horreur de l’immortalité, perpétuité du drame de l’existence, nécessité d’en assumer à jamais la charge »11. Dès lors, la peur engendrée par l’ « il y a » n’est pas la méditation de l’angoisse puisqu’elle terrasse la conscience elle-même. Toutefois, il est vrai que les deux cas sont marqués par la perte du sens et l’indétermination du monde. Lévinas reconnaît lui-même la filiation entre l’ « il y a » et le néant vécu dans l’angoisse. Dans les conférences de Le temps et l’autre, Lévinas fait le rapport de l’ « il y a » avec le néant heideggerien : « Ce retournement du néant en exister, on peut encore le trouver chez Heidegger. Le néant heideggerien a encore une espèce d’activité et d’être : le néant néantit. Il ne reste pas tranquille. Dans cette production du néant il s’affirme »12. Mais Lévinas précise immédiatement qu’il s’agit pour lui de « promouvoir une notion d’être sans néant, qui ne laisse pas d’ouvertures, qui ne permet pas d’échapper » 13. L’absurdité de l’existence atteint ici un caractère absolu, en effet l’impossibilité de la maîtrise s’étendant 10 EE, p. 102. EE, p. 102-103. 12 TA, p. 28. 13 TA, p. 28. 11 10 à la négation de l’existence. Par-là est réaffirmé la thèse fondamentale de l’ontologie Lévinasienne, « l’être est le mal, non pas parce que fini mais parce que sans limites »14. Dans cette perspective Lévinas va renverser à son tour l’idée heideggerienne de l’être-jeté vers sa fin, c’est-à-dire de l’extase constitutive du Dasein. L’angoisse comme compréhension du néant, est aussi la compréhension par l’être, de sa propre finitude. Dès lors, le mal est toujours le signe chez Heidegger d’un manque d’être, d’une absence de plénitude de l’être. Or cette conception va à l’encontre de l’idée d’une intolérable présence de l’être et de la nécessité de s’en libérer. Pour Lévinas, le mal n’est pas tant la conséquence du défaut d’être et de son inéluctable néantisation que de sa suffocante omniprésence. « L’angoisse devant l’être – l’horreur de l’être n’est-elle pas aussi originelle que l’angoisse devant la mort ? »15 « La peur du néant ne mesure que notre engagement dans l’être. »16 La question même de l’être comme question traditionnelle de la philosophie n’a pas à trouver de réponse, car « si la philosophie est la question de l’être – elle est déjà assomption de l’être. Et si elle est plus que cette question c’est qu’elle permet de dépasser la question et non d’y répondre. Ce qu’il peut y avoir de plus que la question de l’être, ce n’est pas une vérité mais le Bien »17. Nous voyons que dès De l’existence à l’existant, à l’identification de l’être au mal répond la nécessité du Bien qui doit se révéler dans un au-delà de l’ontologie. Mais comment une subjectivité, et donc un monde, peuvent-ils émerger de l’existence indifférenciée de l’ « il y a ». Lévinas répond clairement que la question du comment n’est pas une question philosophique, la phénoménologie n’est pas une physique, même si plus tard seront énoncés les modes phénoménologiques de la séparation par la 14 TA, p. 29. EE, p. 20. 16 EE, p. 21. 17 EE, p. 28. 15 11 jouissance. La venue à soi d’une conscience est le résultat de la maîtrise de l’existant sur l’existence. « être conscience, c’est être arraché à l’il y a, puisque l’existence d’une conscience constitue une subjectivité, puisqu’elle est sujet d’existence c’est-à-dire, dans une certaine mesure, maîtresse de l’être, déjà nom dans l’anonymat de la nuit. »18 Pour être au monde la conscience doit déjà être au-delà de l’être pur – c’est-à-dire être un moi, un existant. La question de l’événement de l’existant dans l’existence, dans De l’existence à l’existant, s’exprime explicitement dans un dialogue avec Heidegger, comme la reconduction de la question de la différence ontologique. La différence s’établit entre d’une part, l’étant ou l’existant c’est-à-dire le fait d’exister, l’activité même d’exister, « l’événement pur ou l’œuvre d’être »19 et d’autre part, l’existence ou « l’être en général ». Cet être c’est l’ « il y a », cet « être en général » est impersonnel mais en même temps l’être et l’étant ne sont pas des réalités distinctes qui trouveraient leur correspondance dans une mise en relation a posteriori, « l’étant a déjà fait contrat avec l’être ; on ne saurait l’isoler »20. Comment dès lors penser le rapport entre l’impersonnalité, la transcendance de l’être et le fait que cette « généralité de l’être » « fait l’existence de l’existant »21 ? C’est ce que décrira l’étrange dialectique par laquelle l’existant se pose dans l’existence et inaugure la différence qui – par un retournement de la domination de l’être sur l’étant – rend possible l’étant, c’est-à-dire la subjectivité même. Il y a donc bien un engagement dans l’être mais cet engagement ne commence pas d’un lieu extra-ontologique, l’étant est toujours déjà engagé et le commencement est toujours recommencement dans l’obligation de celui-ci d’assumer l’être 18 EE, p. 98. EE, p. 15-16. 20 EE, p. 16. 21 EE, p. 17. 19 12 dans chaque nouveau moment du temps. La dualité de l’existant et de l’existence ne se manifeste entièrement par la prise de possession de l’existence par l’existant mais « l’accomplissement de cette conquête sont attestés par certains moments de l’existence humaine où l’adhérence de l’existence à l’existant apparaît comme un clivage. »22 L’existant dans la prise de son existence ne la maîtrise pas entièrement, l’existence est lourde de tout son être. Les premières formes existentielles de cette dualité adhérente s’actualisent dans la lassitude, la paresse, la fatigue et l’effort. Nous voyons très bien ici la parenté de structure entre le Dasein et son effort de reprise sur son existence. La différence est dans le fait que l’existant se donne à lui dans une prise initiale et événementiel au sein de l’être, le Dasein quant à lui à toujours déjà été pris dans l’être il n’a comme alternative que se résoudre à reprendre son existence à partir de lui-même. L’hypostase est donc l’événement par lequel apparaît un substantif au sein de l’ « il y a » impersonnel. Ce que cherche Lévinas n’est pas tant, dans un premier temps, comme nous venons de le voir, la réfutation de l’existentialisme heideggerien que la possibilité d’une fondation existentialo-déductive de celui-ci. « Sur le fond de l’“ il y a ” a surgi un étant. La signification ontologique de l’étant dans l’économie générale de l’être – que Heidegger pose simplement à côté de l’être par une distinction – se trouve ainsi déduite. »23 Mais si par la conscience un existant surgit, la subjectivité n’est pas encore la liberté. En effet pour Lévinas, la lumière du monde et l’intention, son désir, ne sont pas la manifestation de la liberté mais il est plutôt possible de voir dans ces postures de la conscience le retour de l’ « il y a ». « Le “je ” recule par rapport à son objet et par rapport 22 23 EE, p. 27. EE, p. 141. 13 à soi, mais cette libération à l’égard de soi apparaît comme une tâche infinie. »24 « La liberté du savoir et de l’intention est négative. C’est le non-engagement. »25 Ce dégagement évite le définitif et le monde, la lumière de l’intentionnalité m’offre le temps par lequel aucun moment n’est définitif. « Mais cette liberté ne m’arrache pas au définitif de mon existence même, au fait que je suis à jamais avec moi-même. Et ce définitif c’est la solitude. Dans l’univers compris, je suis seul, c’est-à-dire enfermé dans une existence définitivement une. »26 Par-là, Lévinas montre que la liberté du sujet dans les épochés husserliennes ou heideggerienne n’ouvre pas à la liberté car la distance face à l’être n’est jamais possible que par l’être lui-même, elles ne libèrent pas de l’enfermement ontologique. La résolution qui m’arrache à l’impropreté m’oblige à assumer l’existence à partir de moi-même mais elle ne me libère pas de celle-ci, elle m’assigne au contraire au devoir-être. Avec la notion d’ “ il y a ” Lévinas identifie un état qui précède le cogito, c’est-à-dire une situation qui est avant « la scission de l’être en “ dedans ” et en “ dehors. »27 La transcendance n’est donc pas le mode originel de l’ontologie et se montre dès De l’existence à l’existant d’un autre ordre que celui de l’être sans pour autant se poser comme sa contradiction c’est-à-dire le néant. L’au-delà de l’être ne peut alors venir que d’une intervention d’une altérité imprévisible qui ne tire pas de l’être le principe de son surgissement, qui lui est externe, transcendant. Dans cet ouvrage, la question d’autrui reste périphérique, elle apparaît comme le moyen d’une émancipation de l’existant par rapport à l’existence et reste 24 EE, p. 143. EE, p. 143. 26 EE, p. 144. 27 EE, p. 172. 25 14 fortement tributaire de la question du temps. L’autre apparaît déjà comme événement et transcendance qui s’absout de la relation mais cet absolu non réductible au terme d’une dialectique ne se présente que comme le moyen de l’ouverture de l’existant à la temporalité. La conclusion ne réserve d’ailleurs pas plus d’une phrase à la question de cette transcendance. L’ensemble de cet ouvrage cherche à mettre en scène l’intrigue de cette “ ontologie malheureuse ” où tout espoir d’allègement de l’être dans une autre détermination de celui-ci ne fait que confirmer sous un autre mode l’enfermement ontologique de l’existant. La conscience permet – dans le jeu de la lumière et de l’inconscient, de l’anonymat et des modes de l’effort et du repos – une mobilité au sein de l’être, elle s’en dégage pour s’y abandonner de nouveau et c’est par cette gesticulation qu’elle progresse au sein de l’être, sans pour autant y voir un accès à son un au-delà, c’est donc à un absolu imprévisible et immaîtrisable que l’existant doit son salut qui est l’ouverture au dé-ontologique du temps par le visage d’autrui. Par lui-même donc, l’existant est impuissant à se libérer de cette adhérence ontologique, irrémédiablement soumis à cette fausse dialectique de l’engagement et du dégagement qui entérine toujours l’échec du dégagement et la victoire de l’être. Dans Totalité et Infini, le domaine de l’être et de tous ses modes va être abordé sous le concept de totalité. Le concept de totalité s’applique aussi bien à l’être en général qu’à tout être particulier, il est la loi de l’être par laquelle cet être tend à assimiler, intérioriser, consumer toute extériorité, toute transcendance, à neutraliser toute altérité dans le Même, à sans cesse totaliser. L’infini quant à lui échappe à toute totalisation, il n’est pas de l’ordre de l’être bien qu’il soit encore parfois décrit comme l’être au-delà de l’être, pourtant il n’est pas une essence et ne peut donc être saisi, même par son idée. Idée d’infini 15 qui, par le fait même qu’elle est toujours débordée par son ideatum, dans le sens ou celui-ci lui est toujours extérieur, reçoit l’infini sous le mode du sentiment et non sous celui de l’assimilation, sentiment qui ne comble donc jamais mais qui se creuse toujours, sentiment infini de l’infini, Désir, Désir de l’au-delà de l’être. Ainsi se brise le règne de l’être et de l’ontologie ouvrant à la métaphysique, à l’Autre de l’être. Mais Totalité et Infini va plus loin, il ne s’agit plus seulement pour Lévinas de montrer que l’altérité et la transcendance sont les conditions de la sortie du sujet de l’enfermement ontologique ou de son accès à la temporalité, l’infini devient la condition de possibilité de l’être lui-même, de la totalité. La totalité s’exemplifie aussi dans la relation théorique comme acte libre de connaissance posé par un Moi – régie par le logos de l’être – elle prive l’être connu de son altérité et ce mode de rapport à l’autre, où l’altérité même de l’autre est détruite, est rendue possible par la médiation d’« un troisième terme – terme neutre – qui n’est pas lui-même un être. »28 Lévinas désigne ce troisième terme chez Heidegger comme l’être lui-même. En effet, ce troisième terme « peut se manifester comme l’être distingué de l’étant : être qui, à la fois, n’est pas (c’est-à-dire ne se pose pas comme étant) et cependant correspond à l’œuvre à laquelle s’exerce l’étant, et ce n’est pas un rien. Etre sans l’épaisseur de l’étant, il est la lumière où les étant deviennent intelligibles. »29 L’ensemble des théories régies par l’intelligence de l’être est désigné par le terme d’ontologie et son mouvement général est celui qui ramène l’autre au même, promeut la liberté qui est l’identification. 28 29 TI, p. 32. TI, p. 33. 16 Pour Lévinas l’être de Heidegger n’est autre que l’horizon sur lequel se découpe les formes des étants. A partir de l’être, à partir de l’horizon lumineux où l’étant à une silhouette, mais a perdu sa face, il est l’appel même adressé à l’intelligence. La vérité concernant l’étant suppose l’ouverture préalable de l’être. C’est donc l’être de l’étant, l’horizon qui est le médium de la vérité. Mais Lévinas formule directement le problème de la relation éthique, que des objets soient ainsi compris dans un horizon impersonnel ne porte que très peu à conséquence. Mais « affirmer la priorité de l’être par rapport à l’étant, c’est déjà se prononcer sur l’essence de la philosophie, subordonner la relation avec quelqu’un qui est un étant (à une relation éthique) à la relation de l’être de l’étant, qui impersonnel, permet la saisie, la domination de l’étant (à une relation de savoir), subordonne la justice à la liberté. »30 Pour Lévinas, Heidegger subordonne indifféremment les objets et autrui – les étants – à la relation de connaissance, c’est-à-dire la relation avec l’être. Relation qui par essence, nous l’avons vu, détruit l’altérité de l’autre. Autrui est neutralisé au sein de l’être, il est compris, il est saisi dans l’horizon de la lumière. Par-là, l’autre est sous l’empire du pouvoir du même, c’est la liberté, il est possédé. L’autre homme est plongé dans l’anonymat de l’être universel. Mais autrui est un étant qui n’est pas un donné mais qui refuse de se donner. C’est, d’après Lévinas, aux sources de la pensée occidentale qu’il faut trouver l’origine de cette « pensée comme obéissance à la vérité de l’être. »31 Cette origine c’est la pensée présocratique, qui est perçue par Heidegger comme ce printemps de la pensée où l’être ne s’est pas encore oublié dans le sujet. Mais c’est pour Lévinas le moment où l’homme possède la terre et se sédentarise. « Heidegger comme toute l’histoire occidentale, conçoit la relation avec autrui comme se jouant dans la 30 31 TI, p. 36. TI, p. 37. 17 destinée des peuples sédentaires, possesseurs et bâtisseurs de la terre. »32 Or la possession est la forme par excellence sous laquelle l’autre devient le même en devenant le mien. « L’être avant l’étant, l’ontologie avant la métaphysique – c’est la liberté avant la justice. »33 Cette priorité de l’être est marquée par la « domination impérialiste » et la « tyrannie ». Pour sortir de cette oppression « il faut intervertir les termes. »34 Pour Lévinas, l’exigence qu’oppose la métaphysique à l’ontologie est celle de ne pas prendre l’étant qu’est autrui comme toujours déjà compris mais comme un être infiniment distant, dont « l’autorité d’étant est déjà invoquée dans toutes les questions que nous puissions nous poser sur la signification de son être. On ne s’interroge pas sur lui on l’interroge. Il fait toujours face. »35 Dans cette relation à l’autre Lévinas ne voit pas seulement l’impossibilité de l’ontologie, et de l’ontologie Heideggerienne en particulier, dans la mesure où l’ontologie ne peut dominer la relation à autrui, celle-ci précédant toute ontologie. Elle est la relation ultime dans l’être bien que ne se laissant pas assumé par lui. Et si l’ontologie est possible, elle suppose la métaphysique. Mais Lévinas ne récuse pas seulement la transcendance de l’horizon transcendantal, sur le terrain de l’éthique, c’est-à-dire sur le fait qu’il annulerait l’altérité d’autrui, il réfute sa transcendance sur le terrain même de l’ontologie, subordonnant l’horizon transcendantal à l’exercice de la jouissance. Lévinas commence par une critique générale de la sensation dans l’ontologie occidentale. La sensation ne doit pas dans sa nature propre, être comprise comme le pendant subjectif de l’objectivité c’est-à-dire comme un contenu qui n’aurait d’autre destin que de confirmer les formes du concept, la sensation à une dignité propre, la jouissance. La jouissance est antérieure à toute reprise en main de la 32 TI, p. 37. TI, p. 38. 34 TI, p. 38. 35 TI, p. 39. 33 18 conscience, qui réifierait les distinctions traditionnelles entre objets et sujets. Le privilège donné à la vision dans l’œuvre d’objectivation oublie que le sens de la sensation ne s’épuise pas nécessairement dans la vision de l’objet même, mais que le contenu affectif de la sensation s’épanouit dans la jouissance de celle-ci. Passons maintenant à la critique du privilège de la vision, telle qu’elle se présente dans le mode de la manifestation des étants chez Heidegger. « Chez Heidegger, une ouverture sur l’être qui n’est pas un être – qui n’est pas un « quelque chose » – est nécessaire pour que, d’une façon générale un « quelque chose » se manifeste. »36 Le sujet qui entretient l’œuvre de vision avec l’objet n’est plus l’articulation première de la vision, ce qui origine la vision c’est le rapport de l’objet avec l’ouverture du vide à partir duquel il est compris. Ce vide n’étant pas à son tour un objet mais tout objet ne pouvant être vu qu’à partir de ce vide, ce vide qui n’est pas un néant est pourtant toujours susceptible de se muer en néantisation des formes qu’il laisse se découper en lui, ouvrant à l’expérience horrible de l’« il y a », où les notions même d’intériorité et d’extériorité n’ont plus de sens. La thèse de Lévinas consiste à montrer que l’horizon transcendantal n’est pas le mode de la phénoménalité par lequel l’extériorité et la transcendance se réalisent dans leur authenticité dans la mesure où le mode réel de la vision est celui de la jouissance. « Le vide de l’espace n’est pas l’intervalle absolu à partir duquel peut sortir l’être absolument extérieur. Il est une modalité de la jouissance et de la séparation. »37 Car en fait, la vision n’accède pas à quelque chose qui viendrait la rencontrer du dehors, de l’extérieur. Pour Lévinas, chez Heidegger l’idée de vision est tout de suite pris en charge par l’idée de saisie et de sens, l’espace n’est pas l’intervalle absolu qui rendrait possible la transcendance puisqu’il est par nature franchissable. L’objet est déjà 36 37 TI, p. 206. TI, p. 208. 19 compris, pris en main, mis en rapport avec d’autres objets, rapports toujours déjà signifiant, rapports et signification qui trouvent leur condition dans l’espace éclairé du vide. « La lumière conditionne les rapports entre données – elle rend possible la signification des objets qui se côtoient. Elle ne permet pas de les aborder de face. » Or nous avons vu plus haut que les modalités de la compréhension telle qu’elle se décline chez Heidegger dans la lecture de Lévinas, trouve leur condition fondamentale dans la jouissance, l’horizon n’échappe pas à la sensation qui en reste in fine la condition. L’horizon transcendantal n’ouvre donc pas à un au-delà, à une transcendance qui ne serait pas toujours déjà comprise, toujours déjà mise en jeu dans les rapports qui relativisent, rien d’absolu. L’horizon n’échappe pas aux rapports de totalité qui se jouent dans le procès d’identification de la jouissance. Or, et c’est là, la condition même de la transcendance, « Il faut un rapport avec ce qui dans un autre sens, vient absolument de lui-même – pour rendre possible la conscience de l’extériorité radicale. Il faut une lumière pour voir la lumière. »38 Ce qui rencontre de telles exigences nous le savons c’est le visage d’autrui et sa révélation. Mais ce qui fait justement la transcendance de la révélation du visage d’autrui – qui interrompt la totalité sans renier cette rupture dans une continuité – c’est la parole. En effet, une relation qui conserverait le caractère absolu des termes – c’est-à-dire qui ne réduirait pas un terme à l’autre ou qui n’inclurait pas les termes dans une totalité neutre – ne peut se réaliser que dans une relation qui maintient la différence absolue. En effet, nous le voyons la différence ontologique n’est, pour Lévinas, précisément pas une différence. Les étants pouvant toujours s’annuler dans l’être de l’ « il y a » et l’être lui-même n’opposant aucune résistance à l’économie de la jouissance, la différence entre être et étant est caduque. Seule une 38 TI, p. 209. 20 différence qui ne s’exprime pas sous les modes de la totalité, c’est-à-dire de la réduction d’un terme à l’autre ou de l’annulation des termes dans un tout peut prétendre à la dignité de différence et cette Différence est celle qui s’instaure entre la totalité de l’être et l’infini. L’expérience du visage d’autrui ne se manifeste sur aucun fond a priori duquel il tirerait sa possibilité, il ne peut être saisi sous les modes d’aucunes facultés. La parole est donc ce qui rend possible une relation sans que les termes ne trouvent leur corrélation dans un milieu, elle est la transcendance elle-même. La désontologisation de la signification est achevée dans Autrement qu’être dans la distinction fondamentale entre le dit et le Dire. Lévinas cherche à montrer que l’ « autrement qu’être », dans son premier mouvement, ne peut être réalisé par un arrachement à l’être, arrachement qui serait encore jeu de l’être mais par la signification, infini, transcendance qui vient rompre l’économie de l’essence. Langage mais non langage de la syntaxe, de la logique qui déjà thématise en suivant les jeux de l’être. Non pas Dit mais Dire. Le Dire ne se dit dans le Dit que par une trahison, une infidélité, certes, parce que le dit dans son économie suit les contours de l’être et assume son œuvre apophantique, mais cette œuvre apophantique et toute formelle, ne peut se réaliser sans le Dire qui prête sens, si bien que dans la trahison du dire par le dit, le dire demeure puisqu’il rend possible sa propre trahison. C’est là le retournement majeur de Lévinas par rapport à Heidegger, c’est l’étant qui a priorité sur l’être et non l’inverse. Bien sûr pas n’importe quel étant, cet étant c’est le visage dans lequel l’altérité d’Autrui se présente mais qui se présente en dehors de tout être. Lévinas n’en reste pas là, car l’expérience de cette altérité qui entretient une relation dans l’être, excluant pourtant toutes corrélations avec l’être, modifie du même coup le rapport du sujet avec l’être. L’altérité d’autrui par son appel, accuse un sujet, il n’est plus un sujet « dans » un Moi au milieu d’autres Moi, il est dénucléé, exposé hors de lui au 21 visage d’Autrui, unique parce qu’irremplaçable dans son obligation à répondre. Donc l’altérité d’autrui en tant qu’elle ne s’abime pas dans l’être, dé-ontologise le sujet, c’est cela même que Lévinas appelle éthique. Dans Autrement qu’être cette question de la subordination de l’ontologie à l’éthique prend des formes paroxystiques. Cette différence se transforme en nonindifférence par laquelle je dépose mon être, mon Moi j’en fais un Don. Le désintéressement est don de mon essence pour-l’autre, dans ce don je me substitue à l’autre dans sa souffrance malgré-moi, ce don ne peut souffrir d’aucune reprise par l’essence. Ici, le Moi n’est pas seulement mis en question, il n’a pas seulement honte de sa liberté, la totalité n’est pas seulement rompue, elle se détotalise pour libérer son essence dans le don de soi, dans le « s’offrir », la venue en soi de la jouissance se déroule de son enroulement dans la douleur pour-l’autre, sacrifice. C’est la substitution, le l’un-pour-l’autre. « C’est un s’offrir qui n’est même pas assumé par sa propre générosité – un s’offrir qui est souffrance, une bonté malgré elle-même. »39 Comme nous le verrons plus loin, la parole dans le visage rend possible aussi le discours par lequel la totalité est réinstauré par l’infini après avoir été rompue par lui. En effet, il nous faut comprendre comment l’être est à son tour conditionné de manière originaire par cette révélation, comment l’infini devient la condition de l’être et l’a toujours été.40 Il nous faut comprendre maintenant comment s’opère l’arrachement primitif à la totalité anonyme de l’être pour qu’un sujet susceptible de responsabilité apparaisse dans le monde. 39 AE, p. 92. Ceci apparaîtra notamment dans le premier chapitre de la deuxième partie lorsque nous aborderons la lecture lévinasienne de Descartes et la réinstauration du phénomène par l’expérience de l’infini. 40 22 §2 jouissance et être-au-monde. Approchons d’un peu plus près maintenant la question de la subjectivité chez Lévinas et plus particulièrement de son rapport avec le Dasein. La subjectivité ici présentée est celle de la jouissance c’est-à-dire la subjectivité dans le monde qui trouve ses racines en-deça du monde, cette subjectivité est donc celle qui est avant la subjectivité authentique trouvant sa condition dans l’au-delà du monde du visage. L’attitude générale de Lévinas pour ce qui est de la subjectivité heideggerienne ne sera pas de la réfuter pour montrer son non-sens, l’être-au-monde et le moi a une signification pour Lévinas dans la mesure où il est l’élément nécessaire de l’entrée dans la relation éthique, il n’y a pas de rapport à l’altérité s’il n’y a pas de présentation de la transcendance du visage, mais il n’y en a pas non plus sans l’existence d’un moi séparé susceptible d’être appelé à la responsabilité et d’y répondre. Dès lors Lévinas cherchera à dégager dans sa conception du sujet les modes fondamentaux à partir desquels seulement les structures du Dasein peuvent se donner. Il s’agira de retourner à la fois, en-deça du Dasein, dans la donation de la subjectivité hors des lumières du monde et au-delà dans sa condition ultime hors des rapports de totalité, c’est-àdire dans la distance éthique qu’instaure l’infini. Pour Lévinas, le type même de la vie dans le monde41 est le rapport à la nourriture qui se consomme dans « la correspondance complète entre le désir et la satisfaction. »42 Cette formulation du rapport au monde présente dès De l’existence à l’existant préfigure la thématisation du rapport fondamental entre le sujet et le monde tel que le formule son œuvre ultérieure, le “ vivre de ... ”. Dans Le temps et l’autre, sont déjà 41 42 EE, p. 65 EE, p. 65. 23 présent la quasi-totalité des éléments de la jouissance tel qu’ils se développeront dans Totalité et Infini. La jouissance accomplit la séparation, la fin de l’anonymat et l’apparition d’une subjectivité, elle répond au « comment » phénoménologique de cette séparation, « comment » qui était resté pour l’essentiel mystérieux, dans la venue à soi de l’hypostase dans les œuvres antérieures. Dans Le temps et l’autre, Lévinas cherche cette mondanéité du monde, pour lui, elle ne se trouve pas primitivement dans le réseau des outils qui trouve son terme dans le Dasein. Ce qui a échappé à Heidegger pour Lévinas « c’est qu’avant d’être un système d’outils, le monde est un ensemble de nourritures. »43 Les nourritures au sens large sont ce qui est à la fois absorbé pour le maintien de l’hypostase et dans lequel l’hypostase s’absorbe, elles instaurent déjà une relation, une extase, un hors-de-soi seulement limité par l’objet. Ce qui caractérise cette relation c’est la jouissance. L’hypostase ne retombe plus complètement en elle-même, le monde instaure déjà une séparation. La jouissance par la sensation est déjà connaissance c’est-à-dire lumière, il y a déjà une relation à une extériorité. Il y a déjà un oubli de soi, la jouissance est la première abnégation. Mais si la jouissance ouvre l’hypostase à la séparation par la lumière, celle-ci ne libère pas l’hypostase de la solitude. Même dans la lumière de la raison, « englobant tout dans son universalité, la raison se retrouve elle-même dans la solitude. »44 Il n’existe aucune possibilité pour un autre, d’être extérieur à cette universalité, la transcendance se retourne immédiatement en immanence dans la mesure où « la Lumière est ce par quoi quelque chose est autre que moi, mais déjà comme s’il sortait de moi. »45 La lumière apparaît dans l’hypostase comme la connaissance, faisant que toute étrangeté se trouve neutralisée de telle manière que 43 TA, p. 45. TA, p. 49. 45 TA, p. 47. 44 24 l’hypostase ne rencontre de nouveau rien d’autre qu’elle-même. Dès lors le solipsisme n’est pas un manquement de la raison mais sa structure. La jouissance et la connaissance rationnelle ne libèrent pas de la solitude, toute altérité est assimilée au même et le moi, bien que déjà séparé de sa matérialité, retombe toujours dans le soi. Cette extériorité spatiale qui s’offre comme lumière et qui comme lumière offre tout autre comme le même, cet espace dans le concret du besoin, doit être franchi et conquis dans le travail. Cet espace, « il faut le franchir, il faut prendre l’objet, c’est-à-dire il faut travailler de ses mains. »46 A propos de l’outillage et du machinisme, Lévinas fait remarquer que leur fonction consiste bien plus dans l’espoir d’une suppression de cette distance de la lumière, c’est-à-dire de la suppression du travail, qu’à leur simple fonction d’instrument auquel selon lui Heidegger les réduit exclusivement. Mais le travail dans l’effort de ce franchissement, par la peine et la douleur que celui-ci exige, fait refluer l’existant dans le définitif de sa solitude, c’est là la signification extrême de la relation du Moi à Soi. L’extase de la jouissance se retourne par la nécessité du travail qui la rend possible, en souffrance. La jouissance ne surmonte pas le définitif de l’hypostase. Ce n’est donc pas dans l’angoisse du néant que la solitude s’accomplit mais dans la douleur, la douleur physique en l’occurrence, alors que dans la douleur morale la simple attitude de dignité instaure déjà la distance, dans la douleur physique toute distance avec l’existence à disparue. Dans la souffrance physique, l’arraisonnement à soi est porté à son achèvement, la malignité de l’être est pleinement expérimentée. « Le contenu de la souffrance se confond avec l’impossibilité de se détacher de la souffrance. Et ce n’est pas définir la souffrance par la souffrance, mais insister sur 46 TA, p. 53. 25 l’implication sui generis qui en constitue l’essence. »47 Par la souffrance, l’existant n’a plus aucune possibilité de fuite ou de recul par rapport à l’être. « Elle est le fait d’être acculé à la vie et à l’être. »48 Déjà la vie est associée à l’être et dans Totalité et Infini elle prendra aussi la figure de la totalisation et de sa formulation primitive seront exclus tout rapport à un quelconque hors-de-soi la jouissance est l’intériorisation radicale. Si la jouissance est le remous même du Même, elle n’est pas ignorance de l’autre, mais son exploitation. En ce sens la jouissance n’est pas primitivement être-au-monde mais seulement en-deçà de lui comme sa condition. Dans Totalité et infini c’est en s’inspirant autant qu’en s’éloignant de la structure du Dasein que Lévinas va décrire la subjectivité. Cette subjectivité est marquée par l’égoïsme, toutefois Lévinas ne disqualifie pas cette subjectivité puisque celle-ci, dans sa volonté d’indépendance par rapport à l’anonymat de la participation, rend possible un psychisme, un être séparé, sans lequel toute subjectivité authentique – celle qui prend comme condition l’altérité d’autrui – serait impossible. Dans les termes de Lévinas, nous pouvons dire que l’athéisme est la condition de la religion, bien que celui-ci ne l’implique pas nécessairement, celle-ci en est néanmoins et en retour la condition de possibilité, même dans sa négation par lui. C’est là encore un paradoxe de la subjectivité. D’une part, l’homogénéité et l’identité du Moi est dénoncée comme étant de l’ordre de la totalité, donc de la violence d’autre part, un tel Moi absolu est requis pour rendre possible une relation authentique à l’altérité, altérité qui à son tour rend possible une subjectivité authentique. « Egoïsme, jouissance et sensibilité et toute la dimension de l’intériorité – articulations de la 47 48 TA, p. 55. TA, p. 56. 26 séparation – sont nécessaires à l’idée d’infini – ou la relation avec Autrui qui se fraie à partir de l’être séparé et fini. »49 Mais Totalité et infini va plus loin car l’intériorité du Moi s’exprime dans la Vie et son expression phénoménologique, c’est-à-dire la jouissance. La transitivité du verbe « vivre » porte la signification de la vie comme jouissance. Contrairement à la systémique des Zeug dont l’indépendance n’apparaît que dans le dégagement du Dasein et par laquelle celui-ci comprend les ustensiles comme des moyens visant des fins utilitaires, la jouissance manifeste d’emblée l’indépendance du sujet par rapport à l’objet de cette jouissance. « [...]vivre de ... dessine l’indépendance même, l’indépendance de la jouissance et de son bonheur qui est le dessin originel de toute indépendance. »50 De plus la jouissance ne marque pas l’utilitarisme de la finalité des ustensiles mais plus originellement la jouissance ne vise aucunes fins. « Jouir sans utilité, en pure perte, gratuitement, sans renvoyer à rien d’autre, en pure dépense – voilà l’humain. »51 Donc la vie est jouissance et cette jouissance n’a d’autres fins qu’elle-même. La vie est donc dans son indépendance un Moi, toute altérité étant donc soumise au libre jeu de sa jouissance. Ce Moi est par son indépendance, il est séparé, mais comme nous l’avons vu, séparation qui dans son égoïsme est la voie d’entrée nécessaire d’une altérité. Lévinas rejoint Heidegger en ce sens que l’existence est marqué par la transitivité, “vivre de ... ” marque une intentionnalité. Là où la relation à l’altérité d’autrui échappe par son essence même à toute transitivité, le “vivre de ... ” instaure par l’intentionnalité un rapport entre un sujet et un objet. Mais l’intentionnalité qui se manifeste dans la vie n’est pas l’intentionnalité constituante d’une représentation ou d’une extase, ce 49 TI, p. 158. TI, p. 113. 51 TI, p. 141. 50 27 n’est pas tant à des objets ou à des outils que la vie a affaire mais à des contenus, contenus qui ne supportent pas longtemps le statut de réalités transcendantes puisqu’ils sont d’emblée jouis par le moi, ils sont nourriture. La jouissance est consommation. « Ces contenus sont vécus : ils alimentent la vie »52 La vie telle que la pense Lévinas s’éloigne de la vie au sens heideggerien de la disposition. La Vie « n’exprime pas comme le voudrait Heidegger, le mode de mon implantation – ma disposition dans l’être, le tonus de mon maintien. »53 C’est que la jouissance ne se limite pas au maintien de l’être puisque déjà au-delà, il ne s’agit pas non plus seulement de viser la reconstitution des forces vitales par la sustentation, ni la protection du corps par le vêtement mais plus fondamentalement du bonheur, la jouissance porte déjà au-delà de l’être. « La vie n’est pas volonté nue d’être, Sorge ontologique de cette vie. […] La réalité de la vie est déjà au niveau du bonheur et dans ce sens, au-delà de l’ontologie. »54 La vie qui vit de quelque chose, c’est le besoin. Mais le besoin n’est pas manque. En effet, nous pourrions croire que l’idée même d’une intentionnalité de la vie vers quelques contenus extérieurs suspend l’indépendance dont nous l’avions caractérisé plus haut. En fait, cette dépendance n’altère en rien l’égoïsme fondamental de la jouissance. « Ce dont nous vivons ne nous asservit pas nous en jouissons. »55 C’est que nous ne sommes pas ici dans l’ordre du désir qui met toujours en relation avec ce qui est essentiellement irréductible au moi et qui se creuse toujours hors de toute satisfaction. Le besoin lui, peut être comblé et assouvi, il est donc bonheur débordant ainsi le simple être. « Dépendance heureuse, le besoin est susceptible de satisfaction comme un vide qui se comble. »56 Le malheur et la désespérance de la vie n’a de sens que si la vie est essentiellement bonheur. 52 TI, p. 113. TI, p. 116. 54 TI, p. 115. 55 TI, p. 118. 56 TI, p. 118. 53 28 Mais en tant que bonheur, la vie est personnelle, la jouissance accomplit la séparation. « La jouissance accomplit la séparation athée : elle déformalise la notion de séparation qui n’est pas une coupure dans l’abstrait, mais existence chez soi d’un moi autochtone. »57 Le caractère autochtone du moi, dans l’économie du monde montre que ce moi est d’emblée dans l’attitude territoriale, le moi habite, ne fusse qu’un corps et c’est de cette manière qu’il acquiert son identité. Le sentiment donnant l’authenticité de la vie est le bonheur, l’angoisse elle-même le suppose. Mais la séparation opérée par la jouissance et son surplus le bonheur, introduit en même temps une dépendance, dépendance qui constitue le besoin, qui à son tour rendra possible l’indépendance de la jouissance. « C’est l’indépendance s’intercalant entre l’homme et le monde qui constitue l’essence du besoin. »58 Le moi s’est libéré de l’adhérence au monde mais il se trouve maintenant, par cette libération même, contraint au travail. Le travail c’est bien sûr un corps besogneux. Mais c’est aussi par l’assouvissement de ce qui manque, la possibilité de se tourner vers ce qui ne lui manque pas, c’est-à-dire le Désir. Désir qui n’est pas pro-jet mais « avenir sans jalon devant moi »59. Ce n’est que parce que le Désir pose une temporalité sans terme, que le besoin peut la ponctuer en transformant la médiation du travail en immédiateté de la jouissance. Mais le travail en tant qu’il requiert déjà le discours et donc la présence irréductible d’Autrui, brisant l’instantanéité de la jouissance, la transforme en conscience. Lévinas revient ensuite à une grande question posée par Heidegger, la nature de l’affectivité. Pour Lévinas il ne s’agit pas d’une grundstimmug, l’affectivité fait partie intégrante de l’ipséité du moi. Nous l’avons vu par l’intériorisation qu’opère la 57 TI, p. 119. TI, p. 120. 59 TI, p. 121. 58 29 jouissance, le Moi est déjà au-delà de la totalisation, arraché à la participation et par là venu à soi, il ne se réduit déjà plus à l’être, il est essentiellement bonheur. Le sentiment, l’état affectif n’est alors rien d’autre que l’exaltation même de cette venue à soi égoïste du bonheur. « L’étant ne serait donc pas justiciable de la « compréhension de l’être » ou de l’ontologie. On devient sujet de l’être, non pas en assumant l’être, mais en jouissant du bonheur, par l’intériorisation de la jouissance qui est aussi une exaltation, un « au-dessus de l’être ». »60 En ceci nous pourrions croire que Lévinas retourne à la conception classique de l’affectivité que dénonçait Heidegger, c’est-à-dire sentiment comme les états d’âme d’une subjectivité qui projetterait sur le monde sa coloration subjective. Mais en fait, Lévinas ne revient pas à une conception pré-heideggerienne de l’affectivité. Certes, l’affectivité n’est plus chez Lévinas « une manière d’exister c’est-à-dire de se rapporter à l’être. »61 L’affectivité n’implique pas la transitivité, elle est au contraire involution, le moi n’est pas le support du sentiment mais bien plutôt « le moi est la contraction même du sentiment. »62 Dans ce cas, l’âme n’est plus le support du sentiment, celui-ci n’est plus passion de l’âme, c’est au contraire, l’affectivité qui dans son affection même, substantialise le moi. Lévinas opère donc par rapport à Heidegger, un retournement intentionnel de l’affectivité. Là où Heidegger voit dans l’affectivité un mode privilégié du Dasein à l’horizon de l’Etre, Lévinas la comprend comme un procès d’intériorisation, se manifestant toujours sous le mode de la jouissance et du bonheur, donc déjà au-delà de l’Etre et de la totalité. « C’est précisément en tant qu’« enroulement », en tant que mouvement vers soi – 60 TI, p. 124. EDE, p. 120. L’ontologie dans le temporel. 62 TI, p. 123. 61 30 que se joue la jouissance. »63 Pourtant, pour Lévinas, l’intentionnalité de la jouissance et celle de la représentation ne s’excluent pas, il s’agit plutôt d’un renversement de la relation. Ses représentations, le moi ne les constitue plus, il en vit. Dès lors, le sens n’est plus la prérogative d’une conscience qui le jette sur les choses, il devient, dans le revirement de la constitution en condition, l’alimentation d’une conscience qui se trouve maintenant ellemême constituée, la vie vit de représentation comme de pain. « Ici la relation se renverse comme si la pensée constituante se piquait à son jeu, dans son jeu libre, comme si la liberté en tant que commencement présent absolu, se trouvait une condition dans son propre produit, comme si ce produit ne recevait pas son sens d’une conscience qui ne prête pas son sens à l’être. »64 Dans ce cadre les choses dont je jouis échappent au système de renvoi des finalités techniques. Cette conception relativise la conception heideggerienne de la primauté du rapport aux choses à travers leur usage quotidien comme ustensile. Les choses ne se manifestent comme choses que par l’œuvre de la saisie ou de la représentation et par le biais d’un arrière fond duquel elles émergent, c’est leur milieu. Elles peuvent être possédées a posteriori, mais se montrent a priori impersonnelles dans leurs milieux. Toutes possessions n’est possible qu’au sein du « non-possédable ». « Les choses se réfèrent à la possession, peuvent s’emporter, sont meubles ; le milieu à partir duquel elles me viennent gît en déshérence, fond ou terrain commun, non-possédable essentiellement, à « personne » : la terre, la mer, la lumière, la ville. »65 Ce milieu est ce que Lévinas appelle l’élémental. L’élémental c’est ce milieu qui enveloppe toutes choses et au sein duquel la possession d’une chose est possible mais qui n’est, lui-même, jamais susceptible d’être possédé ou 63 TI, p. 123. TI, p. 135-136. 65 TI, p. 138. 64 31 enveloppé. L’élémental est ce contenu sans forme. La chose est prise dans le milieu et dans ce milieu je peux faire le tour de la chose, cela m’est impossible pour le milieu dans lequel à la fois la chose et moi baignons. Nous ne pouvons faire qu’y baigner car à l’élément, je suis toujours intérieur.66 Mais cette absence de face et de repère qui caractérise l’élémental est tout de suite relativisée par la territorialisation qu’opère le domicile. Par le domicile, l’élémental est apprivoisé, il a maintenant une face à partir de laquelle je peux l’aborder, le posséder, de telle sorte que l’habitat s’identifie au moi, « le moi est de la sorte chez soi. Par la maison notre relation avec l’espace comme distance et comme étendue se substitue au simple « baigner dans l’élément ». »67 Toutefois, la relation adéquate avec l’élément reste le « baigner dans ». Par rapport à Heidegger, la Zeughaftigkeit subit une double critique. La première nous l’avons déjà vu, est opérée par la jouissance du « vivre de », la Zuandenheit n’est pas le rapport originaire aux choses, les choses ne se caractérisent pas primitivement comme moyen et usage, mais comme objets de jouissance, comme fin qui n’a d’autre finalité que la jouissance, sans utilité. La notion d’élémental opère une seconde critique, les choses ne se présentent pas d’abord à partir d’un monde compris comme totalité de renvois signifiants, mais dans un milieu, l’élémental, marqué par l’indétermination spatiale et l’absence de référents, au sein duquel ils peuvent être saisis mais qui, hors de toute saisie, lui reste confondu. Donc, ce fond sur lequel se découpent tous objets saisis ou représentés ne peut, à son tour, faire l’objet d’une Zuandenheit, ni d’une Vorandenheit. Mais les objets ne sont pas seulement comme tenus en tenaille entre la jouissance et l’élémental, car « dans la jouissance les choses retournent à leurs qualités 66 67 TI, p. 138. TI, p. 139. 32 élémentales. »68 Comment comprendre cela ? Comment ce qui se décrit comme inassimilable peut-il faire l’objet d’une jouissance ? Par le fait que la jouissance est sensibilité. La jouissance de l’élément nous fait revenir à la question de l’affectivité. Ici, la sensibilité est celle du corps sensible, entendu non pas comme condition de la représentation mais comme jouissance, indépendante de toute intellection. La jouissance ne se décline pas uniquement dans l’idée d’assimilation, elle se comprend aussi dans le « baigner dans » de l’élémental. Par cette notion, la critique de l’affectivité heideggerienne se poursuit. Dans le cadre de la sensibilité, la jouissance reste libre à la fois de toute représentation mais aussi de toute finalité, de toute extase. L’affectivité n’est pas le mode de l’être par lequel j’assume mon être-au-monde mon « là », mais celui où je me laisse porter par la jouissance de l’élément. La sensibilité est naïve. Le corps sensible de la jouissance, par la sensibilité me situe dans l’horizon. Le monde est « pour moi », non pas dans la réflexivité d’une conscience, ni dans l’immédiateté d’un instinct mais dans la position de l’Ici. Dans l’Ici je me tiens dans le monde comme dans un absolu mais il n’y a pourtant rien de transcendant, dans l’Ici, il est avant tout immanence comme mon lieu, où je suis immédiatement avec moi. « Je suis moi-même, je suis ici, chez moi, habitation, immanence au monde. »69 C’est en cela que l’Ici se distingue du Là heideggerien, par sa naïveté essentielle. « Pas souci d’être, ni relation avec l’étant, pas même négation du monde, mais son accessibilité dans la jouissance. Sensibilité, étroitesse même de la vie, naïveté du moi irréfléchi, au-delà de l’instinct, en deçà de la raison. »70 Mais la jouissance de l’élément possède aussi un sens temporel. La jouissance de l’élément, dans la sensibilité, par la caresse indéterminée de ce qui vient 68 TI, p. 141. TI, p. 146. 70 TI, p. 146. 69 33 toujours de nulle part et qui n’est pas « quelque chose », ouvre à l’avenir. Cet avenir n’est pas l’avenir pensé de la prospective et de l’extase du pro-jet qui se jette vers..., pour qui l’anticipation des possibles sécurise déjà le monde à venir, mais bien l’insécurité essentielle de ce qui toujours déborde cette sensation et qui ne pouvant pas être simplement annulé dans l’intériorisation, réveille l’inquiétude face à la menace d’un avenir qui viendrait rompre le bonheur de la jouissance. Pourtant, à l’instar de l’ « il y a » au sein duquel s’extrait l’hypostase, cet avenir, menaçant toujours la jouissance de son néant, est une condition de la séparation. En effet, c’est dans la différence entre l’égoïsme de la jouissance de l’élément et ce qui s’annonce dans cette jouissance comme le néant impersonnel de l’élément arrivant sur elle, que se manifeste aussi le moi comme moi. C’est ici que se différencie sur un point essentiel la compréhension de la solitude chez Lévinas et Heidegger. En fait, cet avenir ne se comprend pas dans le sens d’une geworfenheit « car l’insécurité menace une jouissance déjà heureuse dans l’élément et à laquelle ce bonheur seulement rend possible l’inquiétude. »71 L’inquiétude n’est pas ici le mode essentiel sous lequel se vit l’existence, la simplicité de l’existence, sa propreté ne se donne pas dans un sentiment d’angoisse qui appellerait à se jeter dans la possibilité d’être soi. L’inquiétude et l’étrangeté de l’élémental sont seulement dérivés, la solitude de la jouissance se vit primitivement dans le bonheur. Ce Moi qui se montre de prime abord, dans sa suffisance égoïste, se révèle essentiellement insuffisant, jouissant finalement toujours « d’autre chose » que de soi. Mais cette insuffisance ne se dévoile pas sous l’œil extérieur, dénonçant l’illusion de la suffisance de la jouissance, cette insuffisance s’atteste dans l’expérience même de la suffisance, celle que nous avons montré plus haut c’est-à-dire l’angoisse de l’avenir. « Les incertitudes de 71 TI, p. 151. 34 l’avenir qui gâtent la jouissance, rappellent à la jouissance que son indépendance enveloppe une dépendance. »72 Dès lors, la jouissance échoue à instaurer une subjectivité absolue. Malgré la proximité de son analyse avec la structure de la disposition, Lévinas insiste pour s’en démarquer. La limitation de la liberté de la jouissance s’éprouve dans sa dépendance au non-moi, la limite ne se donne donc pas primitivement dans l’être-jeté telle qu’elle se lit dans le Dasein. « La limitation ne tient pas au fait que le moi n’a pas choisi sa naissance et, ainsi, est en situation d’ores et déjà ; mais au fait que la plénitude de son instant de jouissance, ne s’assure pas contre l’inconnu de l’élément même dont il jouit, la joie demeure une chance et une heureuse rencontre. »73 Mais la plénitude de la vie n’empêche, la possibilité du décalage d’un Moi envers elle, mais en aucun cas ce décalage, quand bien même il s’exprimerait sous le mode de l’opposition, ne peut nier la vie. « Toute opposition à la vie se réfugie dans la vie et se réfère à ses valeurs. »74 C’est en ce sens que la vie est aussi amour de la vie, amour inaliénable dans la mesure où la haine de la vie ne pourrait s’exprimer que dans sa jouissance. « Car la souffrance, désespère d’être rivée à l’être, et aime l’être auquel elle est rivée. Impossible de sortir de la vie. »75 De nouveau Lévinas s’éloigne du Dasein, l’amour de la vie n’est pas le souci de l’être car il ne s’exerce pas dans une projection et une préoccupation extérieure qui trouverait en retour sa fin dans le maintient de l’être. « L’amour de la vie n’aime pas l’être mais le bonheur d’être. »76 Ici encore l’ontologie décrite par Lévinas rencontre l’ontologie Heideggerienne de manière frappante. « La possession, de par cette suspension (suspension de l’être de la chose par la possession), com-prend l’être de l’étant et par là seulement fait 72 TI, p. 153. TI, p. 153. 74 TI, p. 154. 75 TI, p. 155. 76 TI, p. 154. 73 35 surgir la chose. »77 Ou encore : « L’ontologie qui saisit l’être de l’étant – l’ontologie, relation avec les choses qui manifeste les choses – est une œuvre spontanée et préthéorique de tout habitant sur terre. »78 Mais nous l’avons vu, Lévinas récuse que le système des Zeug ne se pose comme mode ontologique premier et que la main ne participe au monde que sous le mode du sous-la-main et du devant-la-main. « Toute manipulation d’un système d’outils et d’ustensiles, tout travail suppose une prise originelle sur les choses, la possession, dont la maison au bord de l’intériorité marque la latente naissance. »79 La main quant à elle, accomplit la manipulation et saisit l’être de l’élément indéfini pour le convertir en avoir, en objet de travail mais la main n’accomplit pas de suite la jouissance, elle suspend la jouissance du fruit de ce travail en vue de la jouissance future, la main accomplit donc primitivement la possession de l’habitant. En effet, quand bien même la possession s’accomplit par la main aucune possession n’a de sens hors d’une maison. Il y a donc une prise de possession du monde avant sa transformation par les outils et sa contemplation. C’est en ce sens que la maison prend tout le sens ontologique, que d’après Lévinas, Heidegger n’avait pas su percevoir comme la condition même du souci. « Les analyses heideggeriennes du monde nous ont habitués à penser que l’ « en vue de soi » caractérisant le Dasein, que le souci en situation conditionne, en fin de compte tout produit humain. Dans Sein und Zeit, la maison n’apparaît pas à part des ustensiles. Mais l’ « en vue de soi » du souci peut-il s’accomplir sans un dégagement à l’égard de la situation, sans un dégagement et sans extra-territorialité – sans chez soi ? »80 Le « chez-soi » pour Lévinas n’a donc rien avoir primitivement avec l’habitude et la familiarité rassurante des choses ou du On que l’angoisse devrait briser. La demeure est la matérialisation de ce premier « chez-soi » qu’est 77 TI, p. 170. TI, p. 170. 79 TI, p. 175. 80 TI, p. 184. 78 36 la jouissance. Bien sûr dans la demeure se présente les êtres familiers mais ceux-ci portent déjà la marque de l’altérité, ils ne se donnent pas primitivement dans l’anonymat d’un On. Le travail ne suppose pas qu’une main mais un corps, corps qui d’ailleurs ne trouve pas sa fonction première dans le travail lui-même mais dans le procès même de la séparation, son « comment ? ». En effet, le corps est d’abord celui de la jouissance de l’élément, jouissance souveraine qui ne peut nier sa soumission et ne le veut pas. Nous ne sommes pas avec la jouissance du corps, dans l’effort de l’industrie pour la domination des éléments, ce n’est pas le mouvement premier, ni dans la liberté contrariée du Dasein. « La Geworfenheit heideggerienne, laquelle prise dans l’autre qui la limite et la nie, souffre de cette altérité autant qu’en souffrirait un être idéaliste. L’être séparé est séparé ou content dans sa joie de respirer, de voir et de sentir. »81 D’ailleurs dans son anonymat et sa neutralité, l’élément n’est ni contre ni pour l’être séparé, l’être séparé n’a pas à lutter contre l’être ou le reprendre pour conquérir sa liberté ou son devoir-être mais il a à en jouir pour accomplir sa séparation. Il y a donc une équivoque fondamentale dans l’être séparé, dans la simultanéité de sa soumission et de sa souveraineté, et cette équivoque s’actualise dans le corps. Bien que la jouissance court toujours le risque d’une trahison de son indépendance par ce dont elle dépend, « la demeure suspend et ajourne cette trahison en rendant l ‘acquisition et le travail possible. […].La jouissance comme corps qui travaille , se tient dans cet ajournement premier, celui qui ouvre la dimension même du temps. » Par notion d’habitat et de travail, Lévinas accomplit une critique de la temporalité heideggerienne en retournant en deçà, dans l’insinuation du temps dans les interstices de la jouissance, menant seulement ensuite à la conscience et au projet. 81 TI, p. 176. 37 Dans ce cadre donc, l’habitant, de part une confiance ainsi instaurée, laquelle rendant possible un temps à vivre, s’élève à la conscience. « Avoir conscience c’est précisément avoir du temps. »82 Mais d’emblée, Lévinas cherche à ne pas confondre l’entrée de l’accès à la conscience par la temporalité avec l’être-en-avant-de-soi du projet. « Non pas déborder le temps présent dans le projet qui anticipe l’avenir, mais avoir à l’égard du présent lui-même une distance, se rapporter à l’élément où l’on est installé, comme à ce qui n’est pas encore là. »83 Donc l’ouverture au temps ne projette pas directement dans l’avenir mais initie d’abord un retour sur l’état présent révélant une menace, une conscience du danger, mais le danger éventuel ne se dessine que dans l’avenir, ce qui laisse le temps. Le délai qui laisse le temps permet la liberté mais pas la liberté d’un moi absolu, quand bien même limité a posteriori, ni la liberté de l’arrachement à la damnation de la terre, mais bien au contraire une liberté adhérente au monde, liberté quasi inexistante car besogneuse, « comme un sous-produit de la vie. »84 « Le travail ne caractérise pas une liberté qui a décollé de l’être, mais une volonté : un être menacé mais disposant de temps pour répondre à la menace. »85 Ainsi se trouve visité et revisité, avec la notion de vie, un bon nombre des modalités du Dasein qui subissent à la fois une refondation et un déplacement original, refondation et déplacement qui trouvent leur source dans l’inversion de l’intentionnalité traditionnelle qu’introduit la jouissance dans l’économie de l’être, intentionnalité qui n’est donc pas visée d’un substrat quelconque mais assimilation, venue en soi, recul en soi de la jouissance, intégration. C’est cette économie de la totalité comme intériorisation, 82 TI, p. 179. TI, p. 179. 84 TI, p. 178. 85 TI, p. 179. 83 38 identification, qui va être mise en question par l’infini. C’est cette remise en question que nous allons maintenant interroger. §3 Etre-avec et face-à-face. La question de l’altérité d’autrui est posée véritablement la première fois, dans De l’existence à l’existant si nous sentons la même inquiétude quant à l’enfermement ontologique de l’étant, que celle formulée dans De l’évasion, cette inquiétude voire même cette révolte ne concerne plus seulement l’enfermement du Moi dans l’existence, mais c’est déjà autrui qui préoccupe Lévinas, dans la question de l’anonymat. Ce n’est pas tant l’impropreté d’un Moi qui se perd dans l’anonymat que la disparition de l’Autre dans la mêmeté du monde qui importe. Autrui est rendu familier au monde par les formes car tout comme pour les objets, c’est la forme qui fait monde. Si autrui fait contraste sur le monde, il peut toutefois y être confondu. Dans le monde, autrui n’est certes pas traité comme une chose, mais il n’est jamais séparé des choses86. Non seulement autrui est situé, socialement, juridiquement, historiquement, institutionnellement, mais l’ensemble de ces conditions circonstancielles, l’habille de toute la formalité et la décence sociale – « autrui dans le monde est l’objet de par son vêtement même. »87 La socialité neutralise autant l’existant qu’autrui dans l’anonymat du monde. C’est là une première réplique à Heidegger, l’expérience d’Autrui bien que constitutive du Dasein n’échappe pas à la possibilité de chute dans l’ontique. Et le fait que l’être-avec ne se donne pas à partir du Dasein mais du monde ne change rien au fait de la perte irrémédiable de son altérité. 86 87 EE, p. 60. EE, p. 60. 39 Dans le monde, l’homme s’est adonné aux rituels de l’hygiène, s’est regardé dans la glace, vêtu et paré de tous les signes de la distinction pour s’offrir au regard des convenances mondaines. Les mondanités sont régies par les formes, habillées par elles, elles supportent les apparences. Ce qui n’est pas habillé des formes se fait dans l’intimité du privé. L’Etre déshabillé se retire du monde. « La forme est ce par quoi un être est tourné vers le soleil – ce par quoi il a une face, par laquelle il se donne, par laquelle il s’apporte. »88 La forme neutralise l’altérité d’autrui par la référence au troisième terme, la tierce personne, l’objet de la discussion, le langage lui-même. « Les personnes ne sont pas l’une devant l’autre, simplement, elles sont les unes avec les autres autour de quelque chose. »89 Par cette sécurisation de la relation, l’altération est évitée : « L’individu reste pleinement moi. »90 Cette solitude ontologique, à nouveau marqué par le définitif de l’être, trouve sa rupture radicale et définitive dans la relation avec autrui. A l’aide d’aucune des relations qui caractérisent la lumière, il n’est possible de saisir l’altérité d’autrui, altérité qui doit briser le définitif du moi. Il faut remarquer que tout comme l’existence hors du monde et de la lumière de l’existence de l’hypostase, l’autre se trouve lui-même dans un autre champ existentiel que celui de la lumière. « […] L’autre par excellence, c’est le féminin par lequel un arrière monde prolonge le monde. »91 Mais d’emblée le problème se pose de savoir comment une phénoménologie peut rendre compte de l’altérité d’autrui, elle qui ne connaît que la lumière, et pour qui autrui est seulement un autre moi, un alter ego ? 88 EE, p. 61. EE, p. 62. 90 EE, p. 62. 91 EE, p. 145. 89 40 Dans le même ordre d’idée, Lévinas s’interroge dans la rencontre d’autrui à partir de ses œuvres, telle qu’elle est décrite par Heidegger. Autrui se donne à partir de la préoccupation à partir de « ce qu’il fait ». La question du « quoi », du contenu de l’œuvre désigne un « qui ». Mais Lévinas ne suspend pas la question du « Qui ? » à la question des contenus, même s’il est évident que « l’auteur de l’œuvre, abordé à partir de l’œuvre, ne se présentera que comme contenu. »92 Pour Lévinas, contrairement à Heidegger, le « Qui ? » ne s’origine pas dans le contenu d’un « ce que », mais bien dans le visage d’Autrui. Un contenu ne répond pas, il ne parle pas. « Viser un visage, c’est poser la question au visage même qui est la réponse à cette question. »93 Les activités, les œuvres, masquent plus l’homme qu’elles ne le révèlent. Par les œuvres, l’existence du moi ne se manifeste pas, on n’a jamais affaire qu’à des phénomènes en l’absence d’être. « Le Même n’est pas l’Absolu, sa réalité qui s’exprime dans son œuvre est absente de son œuvre ; sa réalité n’est pas totale dans son existence économique. »94 Le Qui ne se manifeste donc pas par le Quid, il peut s’exprimer par le Quid mais celui-ci ne dit rien sur le Qui. C’est par un autre ordre d’expression que peut s’exposer l’existence du Moi. C’est par le visage d’Autrui qui m’interroge, dans l’« Etre attentif » à son commandement que je passe du phénomène à l’altérité. L’insuffisance de l’économie se révèle dans sa suffisance, par l’irruption de l’Autre qui par sa manifestation même interroge le contentement de l’intériorité. C’est par là, la découverte du Désir qui ne peut être comblé, car il est désir du désir, accomplissement de l’idée d’infini, par et dans le visage d’Autrui. « Le Désir ne coïncide pas avec un besoin insatisfait, il se déplace au-delà de la satisfaction et de l’insatisfaction. »95 92 TI, p. 192. TI, p. 193. 94 TI, p. 194. 95 TI, p. 196. 93 41 Si la question d’autrui se pose par rapport à Heidegger dans la contestation d’une expérience quelconque d’autrui via les choses et plus largement comme nous l’avons vu ailleurs96, par l’être lui-même, il s’agit de comprendre néanmoins comment autrui se donne dans l’être malgré le fait qu’il lui est totalement étranger. Dans De l’existence à l’existant la question de l’autre est encore fortement subordonnée à la question du temps, l’ontologique prend encore le pas sur la préoccupation éthique. En effet, la question se pose de savoir comment s’opère, pour l’hypostase, la sortie de ce présent par lequel elle s’est donnée l’existence. L’autre vient donc rompre l’adhérence excessive à l’être pour m’élever au-delà. Donc le temps, « ne traduit pas l’insuffisance de la relation avec l’être qui s’accomplit dans le présent, mais qu’il est appelé à remédier à l’excès du contact définitif qu’accomplit l’instant »97. Mais l’existant ne peut se donner lui-même le temps, comme s’il pouvait à l’instar du Dasein, s’arracher de son présent pour pouvoir se jeter dans l’instant suivant, par lui-même le “ je ” ne peut sortir du “ définitif ” du présent auquel il est abandonné, le sujet étant « définitivement lui-même ».98 La question de l’autre déplace la source de la temporalité par rapport à Heidegger qui la conçoit dans le Dasein lui-même. La libération de l’étant par le temps ne peut venir que d’une altérité et « cette altérité ne me vient que d’autrui ».99 Le temps n’est ni objet extérieur ni comme nous venons de le voir entièrement subjectif. Pour Lévinas, « dans la philosophie traditionnelle – Bergson et Heidegger compris – le Moi tout seul – le monade – avait déjà un temps. »100 Le renouvellement du temps dans ces systèmes peut être compris comme négation de l’instant aboutissant à 96 Fin du premier paragraphe de ce point. EE, p. 147. 98 EE, p. 160. 99 EE, p. 160. 100 EE, p. 160. 97 42 l’instant nouveau. La philosophie classique passait à côté de la liberté qui ne consiste pas à se nier, mais à se faire par-donner son être, par l’altérité même d’autrui. La relation sociale n’est pas la relation avec un ordre social supraindividuel, ni la relation à l’autre par laquelle je « m’identifie à lui en m’abîmant dans la représentation collective, dans un idéal commun, un geste commun. »101 Dans ces deux cas, selon Lévinas, la socialité est cherchée comme un idéal de fusion. C’est aussi la socialité qui s’élabore autour du troisième terme. « C’est la collectivité qui dit “ nous ”, qui sent l’autre à côté de soi et non pas en face de soi. »102 Heidegger reste dans la socialité de l’“ avec ”, celle-ci s’établit autour du terme commun qui fournit le médiateur de la communion. « Le Miteinandersein heideggerien demeure aussi la collectivité de l’ “ avec ”, et c’est autour de la vérité qu’il se révèle dans sa forme authentique. »103 La socialité chez Heidegger se trouve toute entière dans le Dasein et fait même aboutir l’authenticité de celui-ci dans la solitude la plus absolue. A cette socialité de “ camarade ” autour d’un terme socialisant, Lévinas oppose une relation sociale plus originaire, celle du “ moi-toi ”. « Elle est le face à face redoutable d’une relation sans intermédiaire, sans médiation. »104 Dès lors, autrui n’est pas le même, celui qui a les mêmes droits, la même essence, qui communie avec moi autour du même terme, il n’est pas l’alter ego mais l’altérité ou essentiellement ce que je ne suis pas. Par-là, « l’espace intersubjectif est initialement asymétrique ».105 L’extériorité d’autrui n’est pas l’extériorité des objets ou des sujets habillés d’un monde, elle ne peut être réduite aux catégories qui ont cours pour ceux-ci. Les modes de réciprocité et de symétrie dans la relation sociale ne sont que des modes secondaires, résultat de l’oubli du mode originaire de 101 EE, p. 161. EE, p. 161-162. 103 EE, p. 162. 104 EE, p. 162. 105 EE, p. 163. 102 43 la relation à autrui – ils sont ceux de la civilisation. Cette proximité se différencie encore de celle décrite pas Heidegger. Si l’espace heideggerien n’est pas la res extensa, il se donne à partir de l’être-spatial du Dasein, le déloignement qui me donne l’ami plus proche de moi que le métro que je prends pour le voir ne différencie pas autrui des choses. De plus, cette proximité dont parle Lévinas, ne trouve pas son contraire dans l’éloignement, elle n’a pas de contraire. Lorsque le visage m’appelle à la responsabilité la proximité est celle d’une distance immédiatement parcourue cette proximité est au-delà de l’éloignement et du déloignement. Dans l’expérience de l’Autre, la proximité comme la distance n’ont rien d’ontologique mais sont éthiques. Cette relation originale est celle marquée par l’hétérogénéité de moi et d’autrui.106 L’autre dans son altérité sa transcendance est celui qui permet au « moi pris dans l’être, retournant fatalement à soi, autre chose que ce retour, le débarrasser de son ombre. L’intersubjectivité asymétrique est le lieu d’une transcendance où le sujet, tout en conservant sa structure de sujet, a la possibilité de ne pas retourner fatalement à luimême. »107 Cette asymétrie garantit – et cela ne fera que se confirmer tout au long de la maturité de l’œuvre de Lévinas – cet hétérogénéité même ou l’Autre dans son altérité ne peut être sous le même régime ontologique que moi dans la mesure où il doit être hors de toute ontologie. La transcendance chez Lévinas ne rencontre pas celle qui se décrit dans le Dasein. La transcendance est l’autre, l’extériorité comme telle sur laquelle nous n’avons aucune prise. La transcendance pour Heidegger est celle du Dasein lui-même en temps qu’il se porte au-delà des étants. La transcendance du monde s’anoblit dans la transcendance du 106 107 EE, p. 164. EE, p. 164. 44 Dasein en tant qu’il soutient l’ouverture au monde. Or cette sortie de soi au-delà de l’étant par laquelle le Dasein se saisit n’a pour Lévinas rien d’une transcendance parce qu’avant qu’un tel geste de l’être ne soit possible, les étants, les éléments et comme nous l’avons vu plus haut l’horizon de l’être lui-même s’abîment dans la jouissance. La transcendance n’est pas l’au-delà des étants mais l’au-delà de l’être lui-même, au-delà qui ne peut jamais faire l’objet d’une saisie à partir de l’être lui-même. Dans ces célèbres conférences de 1946 intitulées Le temps et l’autre, Levinas reprend la dialectique de l’existence et de l’existant mais en explorant plus avant la thématisation de ce qui s’était seulement esquissé dans De l’existence à l’existant, c’est-àdire l’événement d’Autrui à travers diverses figures de la socialité : le visage, le pouvoir, la responsabilité, l’Eros, la fécondité. Dans ce recueil, l’opposition entre Lévinas et Heidegger se précise et se cristallise autour des notions de temps et d’altérité désormais corollaires l’une de l’autre, question qui entraîne comme nous l’avons déjà vu, une modification du statut d’Autrui. « Le temps et l’autre pressent le temps non pas comme horizon transcendantal de l’être de l’étant mais comme mode de l’au-delà de l’être comme la relation de la pensée à l’Autre […]. »108 La thèse de Le temps et l’autre est donc de « montrer que le temps n’est pas fait d’un sujet isolé et seul, mais qu’il est la relation même du sujet avec autrui. »109 Cette fois le questionnement sur le temps va nous permettre de clarifier le rapport de Lévinas avec la mort, qui comme événement pur porte toutes les marques de l’altérité. Le premier grief est celui énoncé à l’encontre du caractère premier de la relation à autrui à partir de laquelle apparaîtrait la solitude. Pour Lévinas, cette conception 108 109 TA, p. 8. Préface de Lévinas à l’édition de 1997. TA, p. 17. 45 n’a aucune signification ontologique dans la mesure où selon lui, la question de la relation à l’autre n’a chez Heidegger aucune consistance ontologique, bien qu’elle soit posée comme une structure du Dasein, « […], pratiquement, elle ne joue aucun rôle ni dans le drame de l’être, ni dans l’analytique existentiale. »110 L’essentiel de l’analyse de Sein und Zeit étant orientée par la thématique de l’anonymat de la quotidienneté et l’Entschlossenheit. D’autre part, la critique se poursuit par la dénonciation déjà abordée dans De l’existence à l’existant du Miteinandersein. Derechef, c’est la relation à autrui sous le mode de l’ “ avec ” qui est ici dénoncée. Relation d’un côte à côte autour d’un terme qui neutralise l’altérité. « Chacun y apporte tout, sauf le fait privé de son existence ».111 A cela Lévinas oppose la relation du face-à-face et refuse à la préposition mit le pouvoir de caractériser la relation à autrui. Le dialogue se poursuit autour du problème du néant, néant qui chez Lévinas n’existe pas celui-ci n’étant qu’une modalité de l’être. Cette impossibilité du néant modifie radicalement le rapport à la mort pour en faire le lieu primitif de l’expérience de l’altérité. Cette expérience se donne dans la souffrance physique, l’arraisonnement à soi est porté à son paroxysme. Mais la souffrance annonce aussi la possibilité de la proximité de la mort. La mort est pensée par Lévinas non pas comme le devancement par lequel le Dasein se donne à lui-même dans sa totalité singulière mais comme l’introduction même à la possibilité d’une altérité, la mort étant l’événement par excellence car imprévisible. La mort se distingue ici comme ce qui ne peut être qualifiée par le néant. En effet, comment qualifier une chose qui ne se montre pas dans la lumière ? Et si Lévinas se permet à son tour de la qualifier par l’impossibilité du néant ce n’est pas pour préjuger du contenu de l’expérience de la mort, auquel on n’a de toute façon pas accès, mais pour spécifier que la mort amorce son inéluctabilité dans la facticité inaltérable de la souffrance et que loin de voir dans 110 111 TA, p. 18. TA, p. 19. 46 l’événement de la mort, une libération par rapport à cette souffrance, la possibilité de cet événement se vit comme si l’existence n’avait pas encore entièrement refermée sa mâchoire sur l’existant. La mort est pure passivité pour un sujet qui comme sujet ne se définissait jusqu'à ce moment du développement que par l’activité et la maîtrise. « L’objet que je rencontre est compris et, somme toute, construit par moi, alors que la mort annonce un événement dont le sujet n’est pas le maître, un événement par rapport auquel le sujet n’est plus sujet. »112 C’est dans le sens de cette passivité où le sujet est mis pour la première fois avec ce qui ne vient pas de lui, que la mort, selon Lévinas, se distingue de l’analyse heideggerienne de l’être-pour-la-mort. « L’être-pour-la-mort, dans l’existence authentique de Heidegger, est une lucidité suprême et, par là une virilité suprême. »113 Virilité suprême par le fait qu’il s’agit de « l’assomption de la dernière possibilité de l’existence du Dasein, qui rend précisément possible toutes les autres possibilités »114, la possibilité de la mort permet non seulement les autres possibilités, mais rend possible aussi et surtout le fait de pouvoir saisir une possibilité, elle rend donc possible l’activité, la liberté, soit un sujet. C’est là que se situe le contraste pour Lévinas, « La mort est, chez Heidegger, événement de liberté, alors que, dans la souffrance, le sujet nous semble arrivé à la limite du possible. »115 Le voisinage de la mort qui se vit dans la souffrance, loin de réinstaurer la liberté du sujet, entérine sa passivité et donne à la mort sa structure même d’événement. Evénement donc, qui rend possible un avenir authentique. Avenir qui ne se reçoit pas dans la structure d’un pro-jet, dans lequel l’anticipation de l’avenir dans une représentation annule déjà la transcendance de l’événement. Cette approche de la mort indique que nous sommes en relation avec quelque chose d’absolument autre, quelque chose 112 TA, p. 57. TA, p. 57. 114 TA, p. 57. 115 TA, p. 57. 113 47 portant l’altérité, non pas comme détermination provisoire, que nous pouvons assimiler par la jouissance, mais quelque chose dont l’existence même est faite d’altérité. Face à la mort, nous dit Lévinas, s’annonce la pluralité, par cet événement qui ne peut être assumé, pour lequel je n’ai pas de prise mais par lequel je suis pris. Mais cette prise de la mort sur moi n’a rien avoir avec le type de maîtrise que ma liberté exerce sur ses possibilités. « Certes, l’Autre qui s’annonce ne possède pas cet exister, comme le possède le sujet ; son emprise sur mon exister est mystérieuse ; non pas inconnue mais inconnaissable, réfractaire à toute lumière. »116 La mort n’est donc pas la possibilité de mes pouvoirs mais la possibilité de ne plus pouvoir pouvoir, la mort est la possibilité d’un prochain, la mort dans laquelle s’annonce toutes les caractéristiques de l’altérité d’autrui, a commencé par son mystère. « Seul un être arrivé à la crispation de sa solitude par la souffrance et la relation avec la mort, se place sur un terrain où la relation avec l’autre devient possible. »117 Dans Totalité et Infini l’altérité d’autrui va définitivement prendre sens dans le visage et déplacer la quasi-totalité des concepts heideggeriens, à commencer évidemment par la question du langage. L’être ne met pas en relation, puisque pose entre les étants, l’écran de sa neutralité. Seule la parole qui sied dans l’épiphanie du visage met en relation parce qu’elle oblige à répondre, l’obligation à la responsabilité est tout sauf la neutralité. Mais regardons de plus près une autre notion propre aux deux auteurs, la notion d’appel. Mais le visage m’appelle, il m’appelle à la responsabilité, il rompt l’économie de la conscience l’empêchant de constituer en la mettant face à autrui dans le pour-autrui, il l’ouvre à l’éthique. Les choses se posent différemment pour Heidegger, l’appel est primitivement l’appel de la conscience qui en appelle à l’authenticité du Dasein. « Mais être là est une façon qui revient à avoir-à-être, essance qui, avant toute formulation 116 117 TA, p. 63. TA, p. 64. 48 théorétique de la question, est déjà questionnement sur l’essance de l’être. »118 Là où l’angoisse me révèle l’impropreté de ma déchéance dans le On, me dévoilant l’insignifiance du monde comme non relevant et mon être-pour-la-mort, le Dasein donné à lui-même comme tel, peut se resaisir et assumer sa finitisation dans le devancement. La reprise hors de la sphère du On accomplit par l’appel de la conscience dans la résolution qui donne au Dasein sa lucidité, sa vérité en propre. Ainsi, la résolution redonne le monde à l’être-au-monde sur son mode propre et cela veut dire qu’il est derechef « auprès de... », des choses, des autres etc, mais plus de la même manière. En effet, le Dasein est comme résolu, reprenant son existence à partir de lui-même, « auprès-de » à partir de lui-même et plus dans l’identification aux formes de la préoccupation déchue. Le Dasein dans sa vérité choisit de choisir, il choisit son pouvoir-être. « Les dispositions affectives (stimmungen) qui, pour Heidegger, signifient autant de façons d’être-là, pour l’humanité, de s’accorder à l’essence qui est à être – c’est-à-dire à saisir le pouvoir être –, se réfèrent toutes, pour lui, à l’angoisse où l’être à la mort affronte courageusement et désespérément – librement ! – le néant où l’humanité est ainsi fidèlement son destin ontologique, entre être et ne pas être. »119 C’est précisément cela qui distingue l’appel de l’infini de l’appel de la conscience. L’appel de l’infini survient comme ce que je ne choisis pas, je ne choisis pas d’être appelé à la responsabilité ni d’y répondre et cette responsabilité n’a rien à voir avec une quelconque responsabilité envers moi, responsabilité d’être authentique, elle est responsabilité envers l’Autre qui me donne comme purement subjectif dans l’accusation de son visage. L’appel à la responsabilité dans le visage d’autrui brise bien la totalité, comme l’appel de la conscience brise l’impropreté de l’anonymat. Mais de l’appel du visage 118 119 DQVI, De la déficience sans souci au sens nouveau, p. 80. DQVI, idem, p. 83. 49 d’autrui, je ne peux fuir l’assignation à la responsabilité, même dans le refus de répondre, l’infini a déjà brisé la naïveté de la suffisance du Moi. Dans la Gewissen le Dasein peut toujours fuir l’appel dans son oubli et la déchéance. De plus, l’appel de la conscience est un « ça appel à la conscience » de telle manière que Lévinas se demande si l’homme n’est pas seulement que le porte-voix de l’Etre qui s’appelle à être. « C’est en tant qu’aventure de l’esse pris absolument (en tant que sein überhaupt) que l’être en question se joue dans l’être-là de l’homme ayant-à-être et, en tant que tel, questionnant. »120 Justement, l’infini dans le visage d’autrui n’a pas l’impersonnalité d’un ça, c’est un « tu », une relation personnelle et éthique entre Autrui et un sujet. Même lorsque l’illéité de la transcendance luit dans le visage, il ne s’agit jamais d’un ça sans visage mais du « Il » qui n’entretient plus rien avec l’être et pourtant reste éminemment personnel. L’appel d’Autrui ne m’appelle pas à la conscience de la faute et celle-ci n’est pas n’est pas non plus faute envers moi, il m’appelle à la responsabilité pour autrui jusqu'à la substitution, responsable pour sa responsabilité, voir responsable de tout devant tous. Bien sûr, l’interpellation du visage d’Autrui comme celle de la Gewissen sont des articulations (bien que cette image ne soit pas la plus adéquate pour Levinas) autour desquelles se joue la subjectivité et le monde. L’être-au-monde comme tel est donné dans l’angoisse à son être-pour-lamort comme déchéant, la Gewissen l’appelle à la résolution par laquelle il se redonne le monde, monde qui se donne maintenant à partir du Dasein et plus à partir de lui-même. Du côté de Lévinas, l’infini rompt l’économie de la totalité, l’infini le révèle comme être fini c’est-à-dire comme être qui ne choisit pas son être mais qui en plus est choisi par l’Autre, l’infini ensuite réinstaure la totalité, l’être, mais l’être maintenant connaît sa condition, le 120 DQVI, idem, p. 81. 50 monde ne se donne maintenant plus uniquement à partir du Moi jouissant et totalisant mais comme étant donné par l’infini c’est-à-dire par ce qui n’est pas du monde, dans un discours. La différence est donc non seulement dans le mode de rupture d’avec l’inauthenticité, l’angoisse monte du Dasein lui-même, l’infini, s’impose de manière imprévisible à un moi qui ne l’attendait pas bien que susceptible de l’accueillir. Mais aussi sur le mode de l’authenticité, la différence est criante dès lors que le retour au monde s’opère par une reprise, une redonation du monde par le Dasein qui choisit l’être qu’il a à être. Pour Lévinas, le moi ne se choisit pas, il ne choisit pas le monde, il est instauré par l’infini, sa liberté même, sa possibilité de choisir trouvent leur condition dans l’infini. Il faut toutefois encore préciser le rapport de Lévinas avec Heidegger. L’appel du visage se fait dans une parole. « Le visage est parole »121 Cette parole primitive comme appel est l’appel au meurtre qui s’invertit dans l’appel à la responsabilité infinie du pour-autrui. Mais cette parole n’agit pas comme la parole de la Gewissen qui appelle le Dasein à faire silence, à se retirer de l’être-explicité-public pour choisir ce qu’il a à être. La parole qui vient ouvre d’emblée à la dimension authentique du langage comme discours. « La manifestation du visage est déjà discours »122 C’est donc cette parole qui soutient la totalité après l’avoir brisée, le discours est la condition même d’un monde. Mais le visage parle par son expression, expression qui déjoue les formes du monde et ouvre à l’au-delà de l’être, où l’exprimé et l’exprimant coïncident essentiellement. Cet expression ne se fait donc pas primitivement dans la structure d’une langue, elle échappe à tout être-au-monde, elle est Dire. Le visage donne aussi le sens premier. La signification à ici un sens éminemment éthique qui ne peut se réduire à la signification ontologique d’un faire-voir. « La signification ou l’expression tranche ainsi sur toute donnée intuitive, précisément parce que 121 122 TI, p. 61. TI, p. 61. 51 signifier n’est pas donner » 123 La vérité que révèle le visage d’autrui n’est pas dévoilement mais révélation. « L’expérience absolue n’est pas le dévoilement. Dévoiler, à partir d’un horizon subjectif c’est déjà rater un noumène. »124 La vérité ne vient pas d’un geste du Dasein, la vérité dans le visage d’autrui est révélation, elle vient comme assignation, comme obligation à répondre d’autrui. La vérité ne dévoile d’abord rien sur l’être elle révèle la dimension primitivement éthique de la subjectivité. « Le fait que le visage entretient par le discours une relation avec un moi, ne le range pas dans le Même. Il reste absolu dans la relation »125 Le visage comme expérience de l’infini ne relève pas de la lumière de la vision, de l’être du monde, d’un étant, mais « la parole tranche sur la vision »126. La relation qu’instaure la parole n’est pas la relation ontologique de l’horizon transcendantal dans lequel l’altérité d’autrui serait d’emblée neutralisée dans les formes de la lumière, d’une communauté, d’un genre ou d’un être-avec, où la relation ne tiendrait sa possibilité que d’un tiers. La communauté tel qu’elle est pensée chez Heidegger n’est pas pour autant complètement abandonnée mais elle n’est pas le mode primitif du rapport à autrui, le mode primitif c’est le face-à-face du rapport éthique par lequel la communauté est rendue possible. « Le tu se pose devant un nous. »127 Il y a donc un passage d’Autrui aux autres. L’infini dans le visage d’autrui est condition du tiers. « Le tiers me regarde dans les yeux d’autrui – le langage est justice. »128 Le tiers n’est pas seulement le « il » de la troisième personne du singulier mais l’humanité elle-même. « L’épiphanie du visage comme visage 123 TI, p. 61. TI, p. 63. 125 TI, p. 212. 126 TI, p. 212. 127 TI, p. 234. 128 TI, p. 234. 124 52 ouvre l’humanité. »129 Bref toute relation sociale procède de l’expérience première du visage et du discours qu’il suscite. « Toute relation sociale, comme une dérivée, remonte à la présentation de l’Autre au Même, sans aucun intermédiaire d’image ou de signe, par la seule expression du visage. »130 Voici un des exemples où l’infini après avoir brisé l’économie de la totalité se révèle comme ce qui la rend possible. La totalité se comprenant comme conditionnée par l’infini perd son caractère violant pour s’ouvrir à l’universel de la communauté humaine et à la fraternité. Contrairement à Heidegger le passage à la communauté s’inscrit directement dans l’universel humain, non pas abstraction de l’universel mais dans la pluralité. La communauté ne se donne pas primitivement, dans la communauté singulière, celle-ci risquant toujours l’enfermement dans le Même, la violence et la guerre. L’infini rendant donc possible une rationalité, qui se distingue foncièrement de l’irrationalité de l’être fini, par le fait que par elle un discours est possible. Celui-ci rendant possible à son tour, toujours conditionné par l’infini, une société juste dans des institutions justes, une histoire, qui ne se réduit plus à une totalité. 2. Destruction de l’ontologie Heideggerienne chez Michel Henry. La phénoménologie de M. Henry dénonce la sous-évaluation, voire la négation de la Vie dans la philosophie occidentale. La phénoménologie elle-même, alors qu’elle s’était attelée, depuis Heidegger, à se tenir au plus près de l’existence, se présente comme impuissante à exprimer l’essence de la Vie. Henry va plus loin puisqu’il croit voir dans la phénoménologie heideggerienne, l’accomplissement de cet oubli de la vie. 129 130 TI, p. 234. TI, p. 235. 53 Introduisons brièvement les arguments généraux de sa critique afin de comprendre ce qu’il faut entendre chez lui par destruction. C’est d’abord, la tradition husserlienne qui est visée par cette critique. Pour M. Henry l’intentionnalité n’atteint jamais l’Etre. En effet, il dénonce l’incapacité de celle-ci à accueillir l’impression comme impression. Toujours selon M. Henry, par l’intentionnalité l’impression se trouve définitivement détruite dans sa particularité, elle scinde l’impression. D’une part, celle-ci est projetée au dehors, sur l’extériorité des choses, comme « une qualité sensible de l’objet ».131 D’autre part, l’impression tombant dans la conscience du sujet, se retrouve éclatée et ses débris s’évanouissent dans le non-être temporel de l’Ek-stase. Dans ces conditions, l’impression ne peut jamais être comprise comme propriété constitutive d’une intériorité. Contre cette tradition, M. Henry tentera d’énoncer une authentique phénoménologie de la vie, qui passe par une philosophie radicale de l’intériorité. Par cette position phénoménologique originale, l’impression n’apparaît plus dans un voir, un représenter, un objet de pensée ou dans l’irréalité de l’Ek-stase. Mais l’impression est une auto-impression, l’impression qui vient en soi, porte l’autorévélation de la vie à elle-même. La vie est alors un s’éprouver soi-même. La Vie devient l’affectivité transcendantale comme condition de toutes impressionnalités, de tout pathos. La vie c’est l’Archi-intelligibilité de la vie, la coïncidence, la cohérence, l’identité de l’affection avec elle-même, dans le présent vivant du continuum impressionnel d’une chair. Ainsi, M. Henry pense la Vie comme un absolu ontologique, un apparaître qui « […]‚ ne soit plus l’apparaître du monde et ne lui doive rien »132, une pure intériorité. 131 132 I, p. 73. I, p. 97. 54 La destruction qu’opère Michel Henry est celle de la pensée occidentale. Cette destruction est réalisée par la simple soumission l’ensemble de tradition philosophique à son impensé, la vie. Cette vie ne pouvait être aperçue tant que la pensée n’était que celle de la lumière et de l’extériorité où même l’investigation la plus intérieure prend les vêtements des formes du monde. C’est donc au nom de cette vérité et par cette vérité qui s’éprouve elle-même hors de tout contexte que doit être menée la destruction. C’est cette expérience anhistorique dans le retrait nocturne de l’intériorité qui doit s’imposer dans son auto-évidence comme ce à quoi toutes extériorités, toutes lumières et toutes histoires doivent être réduites comme à leur possibilité. Et il en va toujours de même, le discours philosophique se trouve toujours scindé en lui-même, cet ego de cette ipséité transcendantale à été d’emblée trahie par la pensée occidentale et cela parce que la pensée est inapte à connaître la vie. Le fondement est, la plupart du temps, brièvement entr’aperçu par la tradition, mais se trouve dans le même mouvement où il est découvert, occulté et expulsé de lui-même dans l’extériorité du monde et de la représentation. Comme nous venons de le voir avec l’impression husserlienne, il s’agit d’identifier où s’est faite la trahison, quel est le discours qui ne correspond pas aux impératifs de la vie transcendantale, de montrer comment s’est opéré la dualisation du fondement qui de son intériorité originelle s’est trouvé ex-porté de lui-même dans l’extériorité du monde, de divulguer l’irréalité foncière de cette extériorité d’un point de vue phénoménal et finalement, de réaffirmé l’auto-révélation du fondement dans son unité comme étant cette vie originaire. C’est en ce sens qu’il faut parler de destruction chez Michel Henry. C’est évidemment de Heidegger que vient l’idée de destruction et à l’instar de celui-ci, il s’agit bien au terme de ce travail de révéler l’être en tant qu’être. Mais il y a une différence fondamentale entre ces deux destructions, c’est que l’être révélé par Henry 55 ne trouve pas sa donation primitive dans le premier geste d’une histoire, histoire qui l’aurait ensuite occulté. Parce que précisément c’est le geste grec lui-même en tant que premier geste d’occultation, d’extériorisation, qui est ici dénoncé. En effet, pour Heidegger l’oubli de l’être est encore l’oubli des concepts fondamentaux de l’être, à savoir la vorhandenheit, c’est-à-dire le regard théorique qui se détermine à partir de l’horizon temporel de la présence constante, c’est-à-dire le sens du monde. L’Etre de Michel Henry est précisément, en dehors toute histoire parce que de toute lumière, de tout monde, la destruction de l’histoire de la métaphysique ne vient pas révéler le véritable sens de cette histoire, mais l’impossibilité même d’une histoire à pouvoir révéler quoi que ce soit ou plutôt que toute histoire ne trouve sens, que sur le Fond anhistorique de la Vie. Donc bien plus encore qu’Husserl, c’est Heidegger qui est visé par cette critique. Pour Henry, Heidegger amène l’oubli de la vie à son achèvement. Là où Lévinas voit chez Heidegger l’accomplissement de la pensée de l’Etre, Henry voit l’aboutissement de l’occultation de la vie en temps que commencement et condition de la subjectivité. « Avec Heidegger la dénaturation du cogito s’opère d’entrée de jeu et elle est complète, ... »133 Pour ce qui est de la critique de la subjectivité heideggerienne nous nous y attarderons plus en détail dans le deuxième chapitre de la deuxième partie de ce travail. Nous nous contenterons ici, d’examiner la critique adressée par Henry, au concept heideggerien d’affectivité. Ensuite nous aborderons brièvement sa critique de la phénoménalité telle qu’elle se formule dans Sein und Zeit. 133 GP, p. 87. 56 §1. Affection et temps. Le reproche formulé à l’encontre de l’affectivité heideggerienne, est évidemment le fait que celle-ci se comprend dans l’ordre de la transcendance. « Pour autant que l’affectivité nous ouvre le monde et nous place face au néant, son pouvoir de révélation réside dans la transcendance elle-même et se trouve construit par elle. »134 Selon Henry, l’affectivité est pensée par Heidegger sous les mêmes catégories que la compréhension ontologique de l’être. En effet, l’affectivité est un acte d’ouverture dans le milieu ouvert par la transcendance et donc œuvre conformément à celle-ci. L’affectivité répondant à la loi de la compréhension, révèle donc toujours autre chose qu’elle, c’est-à-dire le monde en tant qu’horizon, les autres et les objets. Le pouvoir de révélation de l’affectivité n’est, nous le savons, pas seulement la révélation par le sentiment à l’égard des objets du monde et du monde luimême mais nécessairement de l’existence elle-même dans l’affectivité, comme être-dans-lemonde, révélation de l’existence à soi du Dasein, se donnant authentiquement dans l’angoisse, bien que le plus souvent esquivée. Mais si l’affectivité donne l’existence sous les modes du comprendre c’est-à-dire de la transcendance et que en même temps, elle est, dans son caractère ontologique fondamental, révélation de l’existence à elle-même comme sentiment de soi, alors « l’essence de l’existence en tant qu’elle se révèle à elle-même est la transcendance ».135 Que la révélation à soi du Dasein trouve son essence dans la transcendance et conformément à son mode de présentation, c’est-à-dire au posé-devant, voilà qui d’emblée contredit l’intuition henrienne de l’existence comme immanence. « Parce que dans l’angoisse l’existence se trouve apportée devant elle-même, le devant quoi 134 135 EM, p. 737. EM, p. 741. 57 (Wovor) de l’angoisse se trouve être identiquement ce pour quoi (Worum) elle s’angoisse, à savoir sa propre existence. »136 Mais pour montrer l’impuissance phénoménologique d’une telle conception il faut reprendre tout le déploiement du Dasein. L’affectivité est donc en tant que mode de la transcendance une structure extatique. Pourquoi la révélation de l’existence du Dasein à lui-même se fait telle dans la structure extatique ? C’est que l’affectivité, dans la révélation de l’existence à elle-même et la révélation du monde, tire dans les deux cas son pouvoir de révélation du temps. Le temps c’est le temps de l’ekstase, où l’existence se projette en avant dans l’horizon qu’elle ouvre devant soi et rejetée en arrière sur soi, éclairant le passé. C’est l’unité de cette double ekstase du temps dans la contemporanéité du Dasein dont parle ici Henry, la temporalité étant la manière même dont se réalise la transcendance. « Que le pouvoir de révélation de l’affectivité soit celui du temps veut donc dire, le pouvoir de révélation de l’affectivité est celui de la transcendance. »137 La nature ekstatique de l’affectivité nous fait perdre l’affectivité dans son pouvoir essentiel de révélation, tel est la thèse d’Henry. Or, et il en est conscient, le fait que Heidegger fait relever le sentiment de la transcendance vient de sa critique radicale du psychologisme. Psychologisme traitant la question du sentiment sur le seul mode ontique, c’est-à-dire le traitant comme un objet de la conscience, objet donné passivement à elle, sur lequel il est ensuite possible de penser ou d’agir, manquant donc toujours sa signification ontologique. Mais Henry, bien qu’adhérant à cette critique du psychologisme, – y voyant avec Heidegger une critique de la métaphysique de la volonté – n’accepte pas cependant l’interprétation ontologique de l’être du sentiment par les catégories de la transcendance. 136 137 EM, p. 742. EM, p. 744-745. 58 Cette dénaturation de l’être du sentiment dans la compréhension vient dès lors, du fait de sa confusion avec sa constitution « existentiale temporelle » et premièrement du fait que le mode fondamental de la stimmung est un rapporter, « en arrière sur ... », c’est-à-dire le passé. C’est donc par l’unité ekstatique de la temporalité qu’est fondé le lien existential entre la compréhension et l’affectivité. Mais pourquoi selon Heidegger le contenu affectif réel de l’affectivité se révèle-t-il dans le passé ? C’est que la peur qui est d’abord « peur de ... », peur de l’existence qui s’attend au menaçant, se retourne en arrière sur l’existence en « peur pour ... », peur pour l’existence, c’est-à-dire l’ek-stase du passé. Mais nous dit Henry, en quoi ce « retour sur », en tant qu’il ne possède rien de plus que le contenu du menaçant dans l’avenir impliquerait-il un contenu affectif ? Une telle révélation, dans la mesure où elle se fait dans l’aperception des structures extatiques, pourrait tout aussi bien se faire dans une conscience purement théorique, voire indifférente à sa propre existence. « Une telle aperception, en effet, n’est encore par elle-même que la présentation indifférente d’un objet indifférent, et la compréhension de l’existence comme être-pour-la-mort ne détermine nullement ce “comprendre” comme angoisse. »138 La transcendance donc ne peut fonder l’affectivité et ne peut non plus fonder le lien essentiel de celle-ci avec l’ipséité. L’affectivité révélant l’existence à elle-même comme « être-soi », se donne une détermination consubstantielle à celle-ci, la peur est « peur pour soi », l’angoisse est « angoisse pour soi ». Heidegger détermine ce mouvement comme un « s’être-obtenu ». L’existence se révélant à soi par l’angoisse n’est jamais que l’angoisse du Dasein devant sa propre existence et pour elle. L’existence dans sa révélation à elle-même, ne s’obtient jamais d’elle-même mais de l’altérité de l’ekstase du passé, le fondement de l’existence lui est toujours extérieur. 138 EM, p. 750. 59 L’existence se rapporte à l’extase du passé comme à soi-même, il s’agit donc pour Henry d’une objectivation et donc d’une représentation du Soi originel et jamais son fondement qu’il ne peut trouver qu’en lui. « L’ekstase du passé ne peut constituer l’ipséité de l’existence consubstantielle à son affectivité ni la fonder, elle la présuppose bien plutôt comme sa propre condition. »139 Cette saisie de l’essence de l’ipséité à travers la transcendance se poursuit dans la structure du soi éthique. Le soi éthique se donne son être par le sentiment de respect, sentiment dont le statut n’est pas différent de ce que nous avons vu plus haut c’est-à-dire comme appartenant à la structure de la transcendance. C’est donc toujours par la médiation du processus de la transcendance que le Soi reçoit son existence. Ce processus, Henry le déploie comme suit : le respect dévoile la loi comprise comme loi de l’agir et comme c’est le sentiment lui-même qui dévoile cette loi, celui-ci relevant de la transcendance, ce n’est autre que cette même transcendance qui dévoile la loi. Cette loi implique un moi, qui doit se soumettre à son commandement et donc agisse. Mais la loi suppose un moi qui la pose afin de révélé l’existence à elle-même. Si bien que, « de la représentation de la loi, c’est-à-dire finalement du simple concept de celle-ci, est déduite l’existence réelle d’un moi qui constitue pourtant la condition ontologique de possibilité de fondement de cette représentation, de ce concept, de toute opposition en général. »140 Qu’une existence soit déduite d’un concept, que le réel soit déduit de l’irréel, sans que soit pensé l’existence en soi de ce qui, primitivement, pose cette représentation, c’est rater la donation primitive de la condition ontologique de possibilité de la loi, c’est-à-dire le moi lui-même dans son immanence et son intériorité. 139 140 EM, p. 754. EM, p. 755. 60 La raison se donne la loi à elle-même, mais l’être de cette raison et plus fondamentalement l’être-soi qui la soutient est présupposé et non interrogé sur son fond. Le moi qui pose la loi, au lieu de se donner par et dans son affectivité identique à lui-même, est compris comme une condition non élucidée, une condition = x comme dit Henry, une simple réalité métaphysique. Au moi de la raison qui pose la loi dans la représentation, qui est exclu de la sphère d’expérience réelle, se substitue au contraire, la réalité empirique du moi qui se soumet et accomplit la loi dans le respect. Une différence s’instaure donc entre ces deux Moi, différence qui ne tient pas tant au fait qu’ils participeraient ou non à la sphère d’expérience, qu’a la différence qu’induit la représentation elle-même en tant que médiateur de la transcendance définissant leur essence. Dès lors, toute tentative de récupérer l’unité du moi est vaine. Mais Henry va plus loin, l’interprétation de l’ipséité du moi à partir de la transcendance de la loi morale ne scinde pas simplement celle-ci en deux, « elle fait encore éclater celui-ci en une pluralité impensable de moi différents et irréductibles. »141 Car le moi qui pose la loi, doit ensuite, une fois le moi empirique posé par la loi qu’il a posé, se soumettre à ce dernier, ainsi existe un troisième moi qui réalise cette soumission et se moi est l’être-soi véritable. Au lieu de penser l’ipséité dans son fondement, c’est-à-dire dans son « premier lieu », dans son commencement, Heidegger saisi l’être-soi véritable sur le mode du devenir, comme le procès allant du premier au second moi, tous deux institués par la médiation de la loi transcendante. Heidegger est donc contraint, pour maintenir l’unité de l’ipséité, de multiplier les Moi et leurs médiations, mouvement au terme duquel aucun fondement ontologique n’est finalement révélé et cela parce que l’analyse ignore le mode de révélation premier de la subjectivité c’est-à-dire l’immanence dans son auto-affection. 141 EM, p. 756. 61 « L’essence de l’ipséité, et, identiquement, celle de l’affectivité qui la fonde et lui est consubstantielle, ne peut précisément se fonder sur la transcendance ni se comprendre à partir d’elle mais seulement à partir de ce qu’elle est réellement, ne peut se comprendre que comme immanence. »142 § 2. Méthode et donation. Mais au-delà des contenus de la pensée heideggerienne, plus profondément encore, c’est dans les principes fondateurs de la phénoménologie heideggerienne que se trouve ruinée la possibilité même d’apercevoir la vie, dans Phénoménologie matérielle, Michel Henry dénonce la connexion existant entre la méthode et la phénoménalité grecque, qui selon lui, aurait atteint son plus haut degré chez Heidegger. En effet, dans le § 7 de Sein und Zeit, le fondement de la méthode heideggerienne tire sa légitimité de simples considérations sur la définition du phénomène et du logos dans le contexte grec. « L’apparaître est l’apparaître grec dont le sens de l’apparaître de l’ontologie et de la phénoménologie tire son origine de la philologie d’un langage situé historiquement et pas de l’expérience de la phénoménalité elle-même : […]. »143 Premièrement, le phénomène se scinde d’emblée dans la différence ontologique. L’étant est ce qui apparaît, mais ce qui donne à ce qui apparaît le pouvoir d’apparaître, c’est l’être. L’Etre c’est l’horizon de la lumière, c’est l’extériorité pure, le dehors. « Ce devenir visible dans le dehors, est dans le « là », le dehors donc dans le monde. »144 Deuxièmement, le logos est à son tour dénoncé comme un mode de la lumière, 142 EM, p. 757. PM, p. 114. 144 PM, p. 115. 143 62 un « faire-voir » par la parole. C’est « ce qu’on dit doit être tiré de ce dont on le dit, le fait “de rendre manifeste au sens d’un faire-voir en montrant ”. »145 Le faire voir du logos est son être-vrai, c’est-à-dire sa capacité de dévoilement qui fait advenir à la lumière de l’être. C’est « sa capacité d’extraire de sa retraite et de faire voir comme sans retrait l’étant dont on parle, à le dévoilé ».146 La troisième partie du chapitre de Sein und Zeit met les deux concepts en rapport, afin de définir l’essence de toutes phénoménalités. Pourtant, les deux concepts sont différents, le logos est porteur d’une méthode, un mode de connaissance, tandis que le phénomène est l’objet de celle-ci. Mais le logos comme « faire voir » montre que l’essence de la phénoménalité en général est celle de la parole et ainsi de la pensée. Le mot n’enseigne pas sur l’objet mais sur le comment de sa monstration et la façon de traiter ce qu’il y a à traiter. Pour Henry, cette conception tient du refus husserlien de toute construction transcendante qui est le propre de toute phénoménologie descriptive. La phénoménologie se réfère aussi au phénomène pas seulement au logos mais le logos n’est lui-même possible que sur le fond de l’apparaître. « La phénoménologie descriptive est tautologique parce que phénomène et logos sont identiques. »147 C’est de cette manière que Michel Henry identifie le présupposé fondamental de la phénoménologie de Heidegger, dans le fait « qu’il considère qu’il n’y a qu’une seule sorte d’apparaître qui se confond avec la phénoménalité de la parole et de la pensée »148. Il y a donc une identité d’essence entre le phénomène – l’étant comme il se montre – et sa description c’est-à-dire la monstration de l’étant comme il se montre. Dans ce cas, ce que la phénoménologie a à faire-voir c’est le « faire-voir » luimême, c’est-à-dire la méthode. « Ce qui fonde l’accès à un objet quelconque c’est 145 PM, p. 117. Heidegger cité par Michel Henry. PM, p. 117. 147 PM, p. 119. 148 PM, p. 119. 146 63 l’apparaître par lequel cet objet se montre à nous, l’accès, le moyen d’accès à, la méthode elle-même, c’est la phénoménalité du phénomène auquel il s’agit d’avoir accès mais si l’objet de la phénoménologie n’est pas un phénomène déterminé, mais cette phénoménalité même alors la voie d’accès à celle-ci n’est pas différente d’elle. »149 La méthode se prend elle-même pour son objet. Pourtant hors de ce formalisme, la phénoménologie se fait matérielle. Mais pour celle-ci encore le phénomène n’est que ce qui se montre dans la lumière et la matérialité même du phénomène est manquée. A cette conception de la phénoménologie comme mise en lumière de la lumière par elle-même, Henry oppose l’auto-apparaître de la vie qui fonde tout apparaître et tout phénomène et qui échappe à tout domaine du visible, à tout faire-voir. A toute lumière d’un logos ou d’une méthode. « La vie qui n’est pas du visible ne peut être accédée par le faire voir du logos. »150 149 150 PM, p. 121. PM, p. 123. 64 DEUXIÈME PARTIE : REPRISE CARTÉSIENNE ET FONDATION 1. Le moment cartésien de la sortie de l’ontologie chez Lévinas : L’infini Si les exigences d’une relation à l’altérité d’autrui sont déjà formulées, dès De l’existence à l’existant, c’est dans les Méditations métaphysiques que Lévinas découvre les moyens conceptuels qui lui permettront de décrire cette relation éthique. L’idée d’infini décrit la relation étonnante du moi à l’infini qui deviendra le modèle même de la relation éthique. Mais c’est dans Totalité et Infini que l’idée d’infini atteint sa dignité d’idée éthique par excellence. §1. Relation sans rapport, l’infini et son idée. Cette relation, il en élucide le prototype dans les Méditations métaphysiques. « Chez Descartes, le Moi qui pense entretient avec l’infini une relation. Cette relation n’est ni celle qui rattache le contenant au contenu – puisque le moi ne peut contenir l’infini ; ni celle qui rattache le contenu au contenant puisque le moi est séparé de l’infini. Cette relation décrite aussi négativement – est l’idée de l’infini en nous. »151 Deux caractéristiques de cette relation sont déjà décrites, la séparation et l’irréductibilité. La propriété de l’idée d’infini, ce qui fait son originalité et sa différence essentielle par rapport à toutes autres idées, c’est que contrairement à toutes les autres idées, elle ne peut contenir son idéatum. De plus, cette idée d’infini n’est pas une réminiscence d’un Moi, mais elle a 151 EDE, p. 238. 65 été mise en nous. L’infini est donc un surplus en nous mais un surplus qui ne vient pas de nous. Mais l’idéatum qu’est l’infini n’est en aucun cas une hypostase métaphysique, elle se vit dans le phénomène du visage d’autrui comme la manifestation nocturne de l’infini comme luisant dans le retrait de toutes lumières. Le visage est pris au sens de cette épiphanie qui paralyse tous pouvoirs. Ce qui brise l’impérialisme du Moi c’est ce regard qui vient d’en haut, dans la mesure où Autrui est plus près de Dieu que ce Moi. C’est ici une autre caractéristique fondamentale du rapport à l’infini, c’est-à-dire sa dissymétrie. Pourtant, Lévinas prend distance avec la structure cartésienne lorsqu’en celle-ci, « le cogito reposant sur Dieu, fonde par ailleurs l’existence de Dieu : la priorité de l’infini se subordonne à l’adhésion libre de la volonté, initialement maîtresse d’elle-même. »152 L’infini ne peut faire l’objet d’une contemplation car la séparation qu’il implique n’est pas la distance entre un sujet et un objet, distance qui pourrait être parcourue au sein d’une temporalité, par la volonté d’engager une contemplation ou pas, mais séparation absolue, radicale et pourtant paradoxale par cette distance absolue, irréductible et pourtant immédiatement parcourue dans la proximité qui met hors-jeu tous pouvoirs, toutes volontés. Il faut noter à ce sujet que ce grief à l’égard de Descartes sera atténué dans Totalité et infini, dans la mesure où dans la première formulation du rapport éthique153, la sortie de l’être s’opère en même temps que par la relation sociale, par l’entrée de l’existant dans la temporalité, mais cette sortie empêche tout retour à l’être, même si Lévinas en sent toute la nécessité toute réintroduction de l’existant dans une subjectivité authentique reste problématique, l’existant reste polarisé à Autrui sans reprendre son « quant à soi ». Lévinas insistera au contraire, dans Totalité et infini, sur la figure de l’athée par laquelle un rapport 152 153 EDE, p. 242. A la fin de De l’existence à l’existant. 66 réel à l’infini s’établit, rapport dans lequel la distance est réalisée par la non-confusion entre l’étant et l’être infini, confusion qui risquait toujours d’annihiler l’étant dans l’apostasie. « Il faut pour accueillir la révélation, un être apte à ce rôle d’interlocuteur, un être séparé. »154 Le cogito en tant qu’autofondation d’un Moi est la condition d’une relation où les termes s’absolvent, même si cette autofondation ne vaut que pour un Moi ignorant dans son intériorité, l’extériorité absolue qui le rend possible comme être créé. Le rapport à l’infini est aussi tout autre que théorétique, il est essentiellement éthique. Cette exclusion de l’éthique et du théorétique montre que la première dans son essence n’est pas le résultat du travail rationnel d’un Moi qui trouverait en lui-même ou à l’extérieur une quelconque raison de prendre une attitude éthique ou pas. Il s’agit d’un choc, d’une honte de la liberté qui se retrouve jugée en même temps qu’investie, liberté investie d’elle-même parce que jugée, c’est la responsabilité. Ce visage comme manifestation de l’infini est une expérience, elle ne naît pas d’une réflexion. Toutefois, cette intervention de l’infini via le visage d’autrui n’a rien de brutal, « mais est Désir par l’attraction et l’infini hauteur de l’être même, au bénéfice de ce qui s’exerce la bonté. »155 C’est donc le visage à la fois comme assignation et attraction qui est la condition de possibilité d’une conscience morale, d’un appel à la responsabilité qui juge la liberté en l’obligeant à répondre de... . Mais l’infini nous l’avons dit s’affecte par son idée, idée qui laisse toujours extérieur à elle son contenu comme le non-contenable. L’idée d’infini impose une critique de la représentation. Ce qui distingue l’idée d’infini des autres idées c’est que l’idée de 154 155 TI, p. 75. EDE, p. 246. 67 connaissance comme l’adéquation entre une représentation et un objet représenté est mise en échec, l’infini est irreprésentable, son ideatum dépasse de loin son idée156. Il n’en va pas de même pour les choses pour lesquelles l’adéquation n’est pas exclue. Cette relation est le modèle même du rapport à autrui dans la mesure où, pour Lévinas, l’infini contient en luimême le principe de la distance. « La distance qui sépare l’ideatum et l’idée, constitue le contenu de l’ideatum même. »157 L’infini est transcendant au sens où « il est infiniment éloigné de son idée – c’est-à-dire extérieur »158. De cette manière l’être de l’infini n’est pas suspendu, possédé par son idée comme peut l’être n’importe quel objet, toute tentative de saisie de l’infini ne serait qu’un effort pathétique dont l’échec ne ferait que rendre plus évidente encore la transcendance de celui-ci. « Nous sommes hors de l’ordre où l’on passe de l’idée à l’être. »159 Séparation, transcendance, extériorité, irréductibilité, asymétrie et distance sont donc les marques d’un mode de relation originale qu’exigeait un rapport à l’altérité et se sont révélées à travers les Méditations métaphysiques. Mais loin de réduire l’infini à un être formel, il s’agit pour Lévinas en priorité de montrer – dans l’expérience – la concrétude de l’infini. Cette expérience concrète c’est le désir mais désir dans un sens éminent, désir de l’infini qui ne peut être comblé mais au contraire qui est suscité par l’infini. Mais l’infini par sa transcendance agit non pas par une action mais par la seule absoluité de l’extériorité de son être. C’est le contact de l’intangible, contact qui ne compromet que l’intégrité de ce qui est touché. Par cette relation, l’infini suspend la « la négativité du moi s’exerçant dans le même, le pouvoir, l’emprise. »160 L’expérience de cet infini qui est présence, c’est la présence en face d’un visage. Cette relation qui préserve la distance avec 156 TI, p. 40. TI, p. 41. 158 TI, p. 41. 159 DQVI, p. 105. 160 TI, p. 42. 157 68 l’infini du visage, c’est le discours. Le discours n’est pas le mode par lequel l’autre est compris mais par lequel il s’exprime. C’est là, une notion de vérité qui n’est ni adéquation ni la vérité heideggerienne du dévoilement mais expression. Accueillir l’expression d’autrui « c’est recevoir d’Autrui au-delà de la capacité du Moi »161. Le discours est aussi enseignement, non pas enseignement où l’autre viendrait seulement comme moyen d’une révélation de vérités en moi de toute éternité, mais « il vient de l’extérieur et m’apporter plus que je ne contiens ».162 L’Autre met plus en moi que je ne contiens, il y a ici, dans cette fondation hors sujet du sujet, les traits cartésiens de la preuve de l’existence de Dieu. « De sorte qu’ici se produit une articulation analogue à l’argument ontologique : en l’espèce, l’extériorité d’un être s’inscrit dans son essence. »163 Mais comment est mise en nous cette idée, si l’on peut parler d’un « comment » ? Et bien, c’est précisément par cette relation de l’enseignement, du discours. L’ordre cartésien est antérieur à l’ordre socratique, nous dit Lévinas. Le discours n’est pas celui auquel j’aurais décidé de participer et accepté les règles, c’est l’enseignement du Maître qui enseigne, même l’enseignement que je n’ai pas décidé de recevoir, c’est ainsi qu’est mise en moi l’idée d’infini. « L’enseignement est un discours où le maître peut apporter à l’élève ce que l’élève ne sait pas encore. Il n’opère pas comme la maïeutique, mais continue la mise en moi de l’idée d’infini. »164 Dans une telle conception du sujet, l’idée d’infini révèle la passivité absolue de celui-ci. En effet, l’idée de la transcendance mise dans l’immanence par la transcendance sans jamais être réduite à l’immanence, l’idée d’infini est « une passivité plus passive que 161 TI, p. 43. TI, p. 43. 163 TI, p. 213. 164 TI, p. 196. 162 69 toute passivité »165. Cette passivité est avant tout affection par l’infini par le fait même celui-ci reste extérieur à son idée. « L’infini n’a rien à s’adjoindre de nouveau pour affecter la subjectivité : c’est son in-fini même, sa différence à l’égard du fini qui est déjà sa nonindifférence à l’égard du fini. »166 Mais l’affection n’est pas pour autant réception dans laquelle ce qui est donné serait déjà surmonté par le travail d’un entendement. Mais cette affection est au contraire un traumatisme qui éveille à la transcendance et par elle, le sujet à sa simple condition d’immanence. L’affection est Désir de l’infini, Désir « qui se nourrit de son accroissement et qui s’exalte comme Désir »167 par le fait même qu’il ne peut être comblé, qu’il ne peut pas comprendre son ideatum et qui donc Désir qui est au-delà de l’ordre de l’être. « Désir d’au-delà de la satisfaction et qui n’identifie pas, comme le besoin, un terme ou une fin. Désir sans fin, d’au-delà de l’Etre : dés-intéressement, transcendance – Désir du Bien. »168 Mais la question est de savoir comment un dés-intéressement peut-il exister ? Il faudrait pour cela que l’infini et son Désir ne soit pas en « rapport » l’un avec l’autre dans une temporalité ou par une intentionnalité. La question se pose aussi de savoir comment d’une part, ce qui est infiniment distant peut entretenir une relation et d’autre part, pourquoi ce qui est le Bien doit-il faire l’objet d’un dés-intéressement ? A ces questions, Lévinas répond que le Désir de l’infini est l’Amour, Amour irréductible à tout érotisme et à toute fusion dans lesquels le « je pense » aurait déjà ancré sa griffe. Amour où l’approche n’est pas immédiatement convertie en jouissance mais qui creuse toujours le Désir, par le fait que le Désir est affecté par l’infini sans qu’une préalable intention, réception ou condition a priori, viennent déjà le cerner avant qu’il 165 DQVI, p. 106. DQVI, p. 109. 167 DQVI, p. 111. 168 DQVI, p. 111. 166 70 l’affecte. La relation à autrui dans la proximité qui pourtant le laisse absolument distant, est Désirable ou Dieu – Saint. C’est en ce sens qu’il est le Bien. Et pour qu’une telle chose soit possible il faut que le Désirable soit le non-désirable par excellence, Autrui. Désirable que je n’ai pas choisi mais par qui je suis choisi, Elu. C’est cette élection qui me fonde comme ipséité et m’arrache à ma subjectivité transcendantale, comme celui à qui personne ne peut se substituer mais qui dans l’appel à la responsabilité dans le visage d’autrui est le seul à pouvoir répondre d’Autrui, jusqu'à se substituer à lui. « La substitution à autrui au sein de cette responsabilité et, ainsi une dénucléation du sujet transcendantale, la transcendance de la Bonté, noblesse du supporter pur, ipséité de pure élection. »169 Je suis otage d’autrui, « je suis sous l’accusation d’autrui, bien que sans faute. »170 La question du Désir de l’infini semble largement déborder le cadre cartésien, et sans doute est-ce le cas pour l’élection et la substitution qui semblent plutôt être héritées du contexte hébraïque, pourtant, c’est dans les dernières lignes de la troisième méditation que Lévinas, trouve cette pensée entièrement débordée par ce qu’elle pense au point d’en être entièrement affectée171. Cette contemplation de la Majesté divine, dont nous parle Descartes, qui se maintient pourtant dans la distance l’ « autre vie » me donne la félicité et le contentement non au sens de la jouissance d’une intériorité mais au contraire comme adoration et admiration, en ce sens elle devient relation personnelle. Admiration et adoration qui débordent de loin l’imperfection de la méditation. Le dernier alinéa de la troisième méditation nous ramène à une relation avec l’infini, qui à travers la pensée, 169 DQVI, p. 113. DQVI, p. 113. 171 TI, p. 233. En latin dans le texte « …, il me semble très à propos de m’arrêter quelques temps à la contemplation de ce Dieu tout parfait, de peser tout à loisir ses merveilleux attributs, de considérer, d’admirer et d’adorer l’incomparable beauté de cette immense lumière, au moins autant que la force de mon esprit, qui en demeure en quelque sorte ébloui, me le pourra transmettre. Car, comme la foi nous apprend que la souveraine félicité de l’autre vie ne consiste que dans la contemplation de la Majesté divine, ainsi expérimentons-nous dès maintenant qu’une semblable méditation, quoique incomparablement moins parfaite, nous fait jouir du plus grand contentement que nous soyons capables de ressentir en cette vie. » 170 71 déborde la pensée et devient relation personnelle. La contemplation se mue en admiration, adoration et joie. Il ne s’agit plus d’un objet infini Mais la passivité absolue qui marque l’idée de l’infini, révèle la subjectivité en tant que subjectivité, dans un autre sens encore. Passivité qui nous révèle dès lors comme être créé, l’idée d’infini : « […] surprise ou susception, plus ouverte que toute ouverture – éveil – mais suggérant la passivité du créé. »172 Idée de création qui trouve sa source cartésienne dans la troisième méditation où l’idée de Dieu est née et produite avec moi dès ma création. L’idée de l’infini me révélant comme créature, me révèle en même temps tout le mensonge de ma liberté, comme la honte de son exercice face au visage qui m’appelle à la responsabilité pour autrui. Mais la création me révèle aussi l’absolue antériorité de la signifiance de l’idée d’infini. Idée irreprésentable dans l’exhibition d’une conscience, réfractaire à toute réminiscence. L’idée de l’infini dans son antiquité immémoriale, ne peut faire l’objet d’une représentation dans la conscience, car la synchronie de la conscience annule tout passé en le faisant coexister avec le présent et le futur. Elle est diachronie et anarchie, l’ordre de sa signification ne reposant pas sur la loi de l’être, elle échappe à toutes intentionnalités. En ce sens l’idée d’infini qui ne vient pas de moi, me révèle un ordre qui est bien avant moi. Si l’idée d’infini est dans la subjectivité plus qu’elle ne peut contenir et que l’intentionnalité est la marque du sujet fini, l’idée d’infini est la subjectivité dans toute son authenticité. « Le in de l’infini n’est pas un non quelconque : sa négation, c’est la subjectivité du sujet de derrière l’intentionnalité. La différence de l’infini et du fini, est une non-indifférence de l’infini à l’endroit du fini et le secret de la subjectivité. »173 C’est que l’infini, par le fait même que je ne peux le comprendre, par le fait même qu’il échappe à la 172 173 DQVI, p. 107. DQVI, p. 108. 72 pensée, révèle au sujet la nature de sa pensée comme n’étant qu’une simple pensée, incapable de comprendre, subjectivité finie, subjectivité pensante, mais qui ne se comprend authentiquement comme telle qu’en relation avec l’infini, relation que le sujet ne choisit pas et lui donne son ipséité. § 2 Le cogito et l’Autre, l’athéisme et la religion. La relation fondamentale à l’infini qui brise la spontanéité du moi ne doit pas le neutraliser à son tour, au contraire comme nous l’avons déjà vu plus haut, l’infini en est la condition, c’est en ce sens que l’infini qui brise la totalité rend primitivement possible cette même totalité et donc l’économie de l’être. C’est encore dans le schéma cartésien que Lévinas trouvera les réponses à une telle exigence. C’est en effet par l’ensemble du parcours des trois premières méditations que Lévinas voit les relations entre la position d’un moi séparé et l’absolue transcendance comme nécessité de l’existence de celui-ci et d’un monde vers lequel il peut désormais se tourner hors la naïveté de la confusion. En effet, chez Descartes, en plus de cette relation à l’autre il y trouve l’originalité du rôle du psychisme, qui n’est pas selon lui à la réflexion de l’être. Par le psychisme, la pensée est déjà révolution dans l’être, résistance à la totalité. « La dimension du psychisme s’ouvre sous la poussée de la résistance qu’oppose un être à sa totalisation, il est le fait de la séparation radicale. »174 Séparation qui se trouve attestée par le cogito 174 TI, p. 46. 73 même, car « l’être dépassant infiniment son idée en nous – Dieu dans la terminologie cartésienne – soustend d’après la troisième méditation, l’évidence du cogito »175. L’idée de moi et l’idée d’infini se révèlent comme les deux moments distincts d’une même évidence. Cette double évidence tire sa source cartésienne du fait que « l’idée de moi » et « l’idée de Dieu » sont cocréées avec moi. Cette idée d’infini dans le moi, comme le plus dans le moins, n’empêche aucunement la séparation d’un Moi authentiquement séparé, séparation sans laquelle d’ailleurs aucune altérité ne serait possible. « Cette relation du même avec l’autre, sans que la transcendance de la relation coupe les liens qu’implique une relation, mais sans que ces liens unissent en un Tout le même et l’autre, est fixée en effet dans la situation décrite par Descartes où le “ je pense ” entretient avec l’infini qu’il ne peut aucunement contenir et dont il est séparé, une relation appelée “ idée de l’infini ”. »176 Le fait que la vérité de Dieu dans cette méditation se révèle après l’évidence du cogito, ne fait que rendre compte de la réalité même de la séparation qui s’accomplit et non de la secondarité de l’infini. « La postériorité de l’antérieur – inversion logiquement absurde – ne se produit dirait-on que par la mémoire ou la pensée. »177 Le fait qu’un cogito puisse se soutenir seul au point d’affirmer a posteriori ce qui le fonde ultimement et a priori, est la marque même « de la séparation ontologique du métaphysicien est du métaphysique »178. Le cogito peut être l’illusion d’un être qui, s’affirmant auto-fondé comme un je pense, n’est en fait que la victime d’un déterminisme inconscient ou culturel, cette ignorance n’en permet pas moins un détachement, c’est-à-dire une intériorité qui en soi 175 TI, p. 46. TI, p. 40. 177 TI, p. 47. 178 TI, p. 47. 176 74 est déjà résistance à l’assimilation, à la totalité. « L’être emprisonné, ignorant sa prison est chez lui. Son pouvoir d’illusion – si illusion il y avait – constitue sa séparation. »179 Mais comment se révèle à un être séparé et enfermé dans l’illusion de sa liberté, l’antériorité de ce qui le fonde, lui qui se prend pour origine. C’est évidemment l’appel à la responsabilité dans le visage d’autrui qui fait honte à la liberté et par là l’investit du répondre de ... . « L’existence en réalité n’est pas condamnée à la liberté, mais investie comme liberté »180. La liberté n’est donc pas par elle-même mais dépend d’une origine à partir de laquelle s’est opérée l’investiture de la liberté. Or ce qui révélerait cette origine ne peut appartenir qu’a « un être qui a une origine en deçà de son origine – qui est créé »181. Il ne s’agit donc pas en premier lieu d’affirmer que la condition d’une telle investigation soit un être libre qui se tournerait vers l’origine de sa liberté, comme dans la spontanéité de la connaissance des objets du monde. S’il y a connaissance de la connaissance ce n’est pas sous la forme d’une théorie de la connaissance où la liberté déciderait des critères de validité de la connaissance, cela reviendrait à fonder la liberté sur elle-même. Ce prototype de la connaissance, Lévinas le découvre de nouveau chez Descartes. « L’évidence du cogito – où connaissance et connu coïncident sans que la connaissance ait eu à jouer, […].182 » Il s’agit en effet de cette auto-évidence de soi, dans laquelle il n’y a pas de procession de la liberté vers un objet de la connaissance, c’est en ce sens que cette connaissance de la connaissance se fait sans la connaissance. Mais cette connaissance qu’est l’expérience du cogito par sa nature d’évidence a suspendu toutes déterminations extérieures, elle est hors conditionnements et hors situations, elle est donc 179 TI, p. 47. TI, p. 83. 181 TI, p. 83. 182 TI, p. 84. 180 75 libre de tout engagement antérieur. Dès lors, elle ne peut remplir l’exigence critique puisque sa source lui reste hors de portée. « Ce cogito marque certes, le commencement, parce qu’il est le réveil d’une existence qui se saisit de sa propre condition. Mais ce réveil vient d’Autrui. »183 Avant l’expérience du cogito, l’existence se rêve dans la naïveté et la confusion de l’expérience immédiate et c’est parce qu’elle soupçonne cette naïveté qu’elle doute de l’évidence de cette existence. Mais ce soupçon pour Lévinas suppose l’idée d’infini, l’idée du parfait. Le savoir du cogito s’appuie sur le Maître, l’idée d’infini, idée introduite en nous par l’Autre, Dieu qui est le fondement du cogito. C’est donc par l’action d’une altérité, l’idée d’infini, mise en nous que se réalise le cogito, par lequel se réalise à son tour le savoir du fondement, c’est-à-dire l’existence de Dieu comme Celui qui à inséré cette idée en nous. Donc la certitude du cogito ne permet pas la connaissance par le sujet de sa condition de créature, une telle connaissance qui ne relève pas de la liberté ne peut être révélée que par Autrui. Celui-ci ne pouvant faire l’objet d’une thématisation, il ne peut donc pas être constitué par une liberté, l’expérience d’Autrui échappe à la neutralisation de l’altérité par le Même. « L’accueil d’Autrui est ipso facto la conscience de mon injustice – la honte que la liberté éprouve pour elle-même. »184 Ce n’est pas dans les pouvoirs de la raison que le Moi trouvera son fondement mais par la fin de tous les pouvoirs, par la domination de ma liberté par la transcendance d’Autrui. Dès lors, Autrui me révèle comme créature, l’investiture de ma liberté ne relève pas de ma liberté. La question du fondement ne peut être posée dans la lumière, à la manière des objets du monde, sans quoi nous nous exposons à une embarrassante régression à l’infini. La connaissance de l’origine implique plutôt pour la liberté, de se laisser surprendre par l’Autre. « Le savoir dont l’essence est 183 184 TI, p. 85. TI, p. 85. 76 critique, ne peut se réduire à la connaissance objective. Il conduit vers Autrui. Accueillir Autrui, c’est mettre ma liberté en question. »185 La relation du face à face qui en même temps qu’elle révèle l’altérité audelà de l’être rend possible celui-ci, procède donc de la structure même des trois premières méditations métaphysiques de Descartes. La première est celle de l’expérience naïve, de la participation dirait Lévinas, et de sa mise en doute systématique. La possibilité du doute étant d’emblée liée à l’idée de perfection. En effet pour qu’un arrachement à la participation et à la confusion de l’ « il y a » soit possible, il faut que dans a naïveté se dise déjà l’idée d’infini. « C’est parce qu’elle soupçonne qu’elle se rêve, qu’elle se réveille. Le doute lui fait chercher la certitude. Mais ce soupçon, cette conscience du doute, suppose l’idée du Parfait. »186 La deuxième méditation celle de l’évidence du cogito, pour Lévinas, c’est l’être séparé, l’athée, au sens de la sortie de la neutralité du Tout, de la participation et de la confusion. « Le miracle de la création consiste à créer un être moral. Et cela suppose précisément l’athéisme, mais à la fois par-delà l’athéisme, la honte pour l’arbitraire de la liberté qui le constitue. »187 C’est dans la troisième méditation, où le cogito sortant du fantasme de « pouvoir tenir en l’air », trouvant en lui l’idée de perfection qui fait appel au Tout Autre que lui, il rougit devant la prétention honteuse de sa liberté et de son arbitraire. Le cogito par lui-même est injustifié, c’est à l’extérieur de lui dans l’Autre, qu’il trouve sa 185 TI, p. 84. TI, p. 85. 187 TI, p. 88. 186 77 justification, il se surprend dépendant et pourtant toujours séparé. « Dépendance, par conséquent, qui, à la fois, maintient l’indépendance. »188 Néanmoins il est évident que l’athéisme de l’être séparé porte en son essence l’éventualité d’un moi livré à la spontanéité de sa liberté et exempt de toutes justifications, étant pleinement intériorisé, il exerce la liberté du savoir qui se manifeste dans la certitude sans être mise en question. Ce rapport au moi s’exemplifie pour Lévinas dans le destin de Gygès, « Gygès qui voit ceux qui le regardent sans le voir, et qui sait qu’il n’est pas vu. »189 C’est-à-dire un être pour qui le monde est un spectacle. En effet, par sa solitude et donc par son mutisme, le moi fait l’expérience d’un monde qui se tient en dehors du discours donc hors de tous principes, c’est l’anarchie du spectacle. Hors de tous principes le structurant par la parole le phénomène se tourne en apparence. Dans le phénomène se tient donc la possibilité de sa fausseté, dès lors dans cette ambivalence du phénomène se tient le soupçon d’un malin génie, simple possibilité qui entraîne la nécessité du doute universel. Ce doute concerne la sincérité de ce qui apparaît, mais par la possibilité de la supercherie, résonne une parole, celle d’autrui, fut-il malin génie. « Comme si dans cette apparition silencieuse et indécise se mentait un mensonge, comme si le danger de l’erreur provenait d’une tromperie, comme si le silence n’était que la modalité d’une parole. »190 C’est l’expression qui viendra rompre le jeu du mensonge et du véridique, la présentation d’autrui est le fait originel de la signification. C’est en ce sens que, à l’instar de l’intrigue cartésienne, par l’action de l’altérité d’autrui, par sa parole ou par Dieu, un monde signifiant devient possible après le doute hyperbolique qui a ruiné l’anonymat de la participation. L’Autre est la condition 188 TI, p. 88. TI, p. 90. 190 TI, p. 91. 189 78 même du phénomène qui se donne dans la lumière. « Recevoir le donné – c’est déjà le recevoir comme enseigné – comme expression d’Autrui. […] Autrui est principe du phénomène. »191 Il n’en est pas le principe au sens du produit d’une déduction qui l’identifierait comme causa sui, en effet, « l’interlocuteur ne saurait être déduit, car la relation entre lui et moi, est présupposée par toute preuve. »192 La parole d’Autrui est principe dans la mesure même où toute déduction le présuppose. Autrui est l’événement même de la vérité du phénomène, pas seulement parce qu’il est nécessaire à l’établissement des conventions symboliques ou parce qu’il viendrait donner confirmation à l’objectivité de mon expérience subjective mais plus fondamentalement parce qu’il permet que le donné se donne comme signe et non plus dans l’anonymat du spectacle, car c’est comme signe que le donné peut se donner comme tel, le « signe signalant un parleur […] »193. La donnée renvoie donc au donneur mais pas sous le mode de la causalité. Le cogito est rendu possible par le doute qui l’arrache à la participation, mais cet ego séparé qui s’est installé et qui a permis l’athéisme n’a plus d’autre possibilité que le doute, s’embourbant dans son œuvre de négation jusqu'à la négation de cette œuvre, il reste – dans l’évidence même de son être – incapable d’affirmation. « Ce n’est pas moi – c’est l’autre qui peut dire oui. De lui vient l’affirmation. »194 Dès lors, si Descartes s’arrête sur la certitude du cogito, c’est qu’il possède l’idée d’infini en lui et qu’il entrevoit « à l’avance le retour de l’affirmation derrière la négation. »195 191 TI, p. 92. TI, p. 93. 193 TI, p. 93. 194 TI, p. 94. 195 TI, p. 94. 192 79 § 3 L’infini et le Dasein Si la lecture lévinasienne du cartésianisme des Méditations donne au rapport éthique son archétype, il nous faut montrer maintenant en quoi cette lecture permet à Lévinas de dépasser le schéma heideggerien de la subjectivité. En quoi l’idée d’infini contredit-elle la structure du Dasein ? Le premier chapitre nous a déjà montré en quoi la notion même d’infini enraye l’économie de l’être et de l’étant. Nous n’en donnerons ici que deux qui nous semblent pertinentes. Premièrement, la question de la liberté et de la connaissance, deuxièmement la question de la finitude du Dasein. Précisons d’abord ce qui oppose, il me semble l’idée d’infini que nous avons largement développée plus haut la notion de pro-jet chez Heidegger. L’argument qui voudrait que l’idée de Lévinas selon laquelle la compréhension immédiate chez Heidegger est une attitude totalisante car ontologique serait une incompréhension du second par le premier, le pro-jet permettant au contraire une compréhension infinie et donc toujours ouverte sur l’infini. Mais le projet est un élan du même vers l’autre qui n’implique pas nécessairement une altération du même, elle peut être tout au plus une sollicitude, alors que l’idée d’infini vient directement de son idéatum qui est absolue extériorité. L’appel vient d’un Autre vers lequel l’intention ne s’est pas primitivement portée. Mise en relation par la séparation absolue qui exclut toute intégration, voilà ce qui différencie clairement l’idée d’infini et le pro-jet. Selon Lévinas si la liberté ne vient pas du Moi lui-même, dans le Dasein et que celui-ci la tire d’un autre, l’Etre, mais cet autre ne peut être réellement une altérité dans la mesure où il est avant tout marqué par la neutralité de la lumière. La neutralité ontologique de l’horizon transcendantal ne remet pas en question la liberté puisqu’elle est la 80 condition de la compréhension et donc de la maîtrise. C’est comme si la neutralité de l’Etre amortissait toutes possibilités d’assignation d’une altérité vis-à-vis du Dasein, par l’Etre, autrui est déjà neutralisé. « C’est un Neutre qui ordonne pensées et êtres, mais qui durcit la volonté au lieu de lui faire honte. »196 En ce sens le Dasein est préservé de toutes obligations envers autrui, il n’a à se préoccuper que des obligations qu’il a envers lui-même. En effet, un moi dont la condition de la vie morale réside dans l’appel de sa conscience à être soi, n’a d’ordre à recevoir de personne, le seul ordre étant de persister en lui-même et de répondre à son devoir-être. Heidegger reste donc dans cette tradition dénoncée par Lévinas où le même domine l’autre. L’idée d’infini au contraire est seule à pouvoir ébranler cette légitimité. Cette liberté et cette domination est donc celle qui se vit sur le mode de la connaissance et de la compréhension et c’est là que la lecture que Lévinas fait de Descartes, exemplifie une relation de connaissance qui ne soit plus rapport ni de compréhension, ni de jouissance, ni de représentation, mais la présentation de l’infini dans le visage d’autrui, qui ne se manifeste pas mais se révèle. « Le primat cartésien de l’idée du parfait par rapport à l’idée de l’imparfait, conserve ainsi toute sa valeur. L’idée du parfait et de l’infini ne se réduit pas à la négation de l’imparfait. La négativité est incapable de transcendance. »197 De nouveau, c’est la particularité métaphysique de l’idée d’infini qui est réaffirmée, en répondant à une réfutation que l’on opposait à Descartes en son temps. Il ne s’agit pas d’opposer la représentation de l’imperfection par une représentation de la perfection qui en serait la négation, comme la perfection d’un cercle opposé à l’imperfection d’une forme quelconque. Cela permettant non seulement de montrer que l’infini comme autre de l’Etre n’est pas seulement sa négation comme le néant heideggerien, mais de 196 197 EDE, p. 236. TI, p. 31. 81 montrer que l’infini révèle une connaissance qui ne peut être vécue sur le mode de l’adéquation, de la corrélation et du tiers exclu. Il s’agit au contraire d’affirmer que l’idée d’infini est hors de tous rapport d’opposition, de comparaison et si comparaison il y a, ce n’est jamais sur un mode intellectuel mais par l’expérience même du choc non-violent de l’infini qui met la liberté en question. La théorie de la métaphysique se distingue de la théorie de l’ontologie par le fait qu’elle reste connaissance c’est-à-dire relation dans la distance, contrairement à la seconde qui se caractérise par « l’implantation de l’être connaissant dans l’être connu, l’entrée dans l’au-delà, par l’extase »198, elle n’empreinte pas ses pouvoirs à un être neutre dans laquelle elle baigne et dont elle jouit toujours déjà. De l’infini on ne peut jouir, on ne peut que le Désirer. C’est ici au mode de connaissance propre au Dasein que Lévinas fait référence. A cette économie de la connaissance par l’être, Lévinas oppose celle « par laquelle l’être connaissant demeure séparé de l’être connu »199. La forme de connaissance que rend possible l’idée d’infini excède tout rapport de compréhension et donc toute primauté de ma liberté. « Dès lors l’adhésion libre à la vérité, activité de connaissance, la volonté libre qui d’après Descartes, au sein de la certitude, adhère à une idée claire, se cherche une raison qui ne coïncide pas avec le rayonnement de cette idée claire et distincte elle-même. »200 Cette raison c’est l’infini ou son idée en moi. C’est par la survenue de la transcendance en tant que révélation, en tant que vérité que je n’ai pas choisi, s’instituant comme libre que je peux alors seulement librement choisir une vérité. La morale est la condition de la vérité. Nous sommes donc loin d’un Dasein qui serait toujours déjà dans la vérité. 198 TI, p. 37. TI, p. 40. 200 TI, p. 339. 199 82 Il y a donc, chez Lévinas une rupture dans la position métaphysique de l’infini depuis Kant. Lévinas refusant le retournement kantien de cette notion, qui la relativise en la faisant tomber dans la conscience subjective comme simple idéal formel de l’activité rationnelle, refus qui cherche pas à faire retomber dans l’illusion d’une substance infinie en soi qui célébrerait l’identité du réel et du rationnel mais justement pour éviter toute réduction de l’expérience effective de l’altérité d’autrui à l’un des nombreux jeux de cette subjectivité. Cela nous permet de mieux comprendre en quoi la réappropriation de l’infini cartésien par Lévinas lui permet la destitution de la finitude originaire du Dasein. « La finitude kantienne se décrit positivement par la sensibilité comme la finitude heideggerienne par l’être-pour-la-mort. Cet infini se référant au fini marque le point le plus anti-cartésien de la philosophie kantienne comme plus tard, de la philosophie heideggerienne. »201 En effet, pour Lévinas, la finitude qui pense le temps à partir de la mort, la mort comme néant et le néant comme simple jeu possible de l’être ignore que la mortalité et le temps ne se révèlent que dans l’infini du visage d’autrui. Seul l’expérience de l’infini ouvre à une diachronie authentique et seule l’expérience d’autrui, de la mortalité dans le visage de l’autre homme où se signifie le commandement du « tu ne tueras point », révèle ma mortalité comme ce qui rend « possible la gratuité de ma responsabilité pour autrui. La relation avec l’infini est la responsabilité d’un mortel pour un mortel. »202 Bref, et c’est en cela que l’on peut penser la positivité de l’infini comme plus positif que toute finitude et résumer la réappropriation lévinasienne du cartésianisme. « En revenant à la notion cartésienne de l’infini – à l’« idée de l’infini » mise dans l’être 201 202 TI, p. 217. MT, p. 135. 83 séparé par l’infini, on retient la positivité, son antériorité à toute pensée finie et à toute pensée du fini, son extériorité à l’égard du fini. »203 2. Elucidation du cogito cartésien et auto-affection chez Michel Henry : La Vie. Nous avons vu dans la destruction de l’ontologie heideggerienne comment la transcendance en tant que fondement du Dasein était réduite à l’immanence. Cette immanence absolue dans laquelle toute subjectivité trouve son fondement, bien qu’anhistorique, trouve chez Henry une première révélation historique dans le « cartésianisme du commencement » comme du moment de la révélation de l’essence de la phénoménalité. Mais cette révélation s’est trouvée immédiatement bafouée par le règne de la représentation et cette trahison de l’Etre originaire se fait par Descartes lui-même, dans le travail même de sa découverte, dans les Méditations métaphysique. Dès lors, par l’entremise du cartésianisme en tant qu’acte fondateur de la modernité, c’est toute la pensée moderne et contemporaine qui se trouvera contaminée par cette déviance historiale. Le travail de Michel Henry, dans sa lecture de Descartes, consistera à dégager les constructions qui sont venues, après coup, dissimuler ce commencement. Nous présenterons ensuite comment, en se référant à la lecture des Méditations métaphysiques par Heidegger, Henry identifie, sous le regard de son « cogito du commencement », les défaillances de cette lecture. 203 TI, p. 215. 84 §1 Le cogito et l’oubli de son commencement. Pour Michel Henry, avant de le perdre, Descartes a clairement élucidé ce Commencement de l’auto-affection, le cogito, condition de toute phénoménalité, aperception originaire, c’est-à-dire l’âme ou la vie. « Un tel être Descartes l’appelle l’âme nous l’appelons la vie. »204 Mais en quoi précisément consiste ce commencement radical ? C’est l’apparaître. Cet apparaître, ce n’est justement pas l’apparaître des choses dans leurs venue à l’être, qui n’est seulement que le commencement de l’étant, mais le commencement de l’être lui-même. « Initial, au sens le plus originel, l’apparaître l’est en tant qu’il apparaît d’abord lui-même en lui-même. »205 C’est en ce sens qu’il y a commencement, lorsque l’apparaître est identique à l’être et est à son fondement. Cet apparaître c’est l’effectivité phénoménologique même. Cet apparaître, Descartes l’appelle la pensée, mais c’est la pensée en ellemême, celle-ci se donnant précisément lorsque Descartes rejette comme ontologiquement pertinentes les apparences des objets du monde pour ne plus laisser apparaître que cet apparaître lui-même. C’est donc dans l’apparence pure, abstraction faite de ce qui apparaît que se donne ce commencement radical. Le fait que l’être résulte du « je pense », vient donc de l’ouverture par la pensée de sa révélation à soi. L’être étant l’auto-attestation de l’apparaître à lui-même, c’est-à-dire l’effectivité de cette révélation. Dès lors la « chose pensante » ne peut être une chose du monde, ni étants, ni être de l’étant, tout cela ayant été livré au doute. L’être, la substance, la chose dans le langage de Descartes étant l’apparaître 204 205 GP, p. 97. GP, p. 18. 85 lui-même dans sa révélation. Le « donc » de « je pense donc je suis » n’a, par conséquent, rien de déductif ou d’implicatif. « Le quelque chose de la substance, la « chose », n’est que l’apparition de l’apparaître et sa luisance. »206 C’est en ce sens que Henry parle de phénoménologie matérielle, c’est-à-dire de la substantialité, de l’effectivité donc de la matérialité de la phénoménalité pure comme telle. Après cette reconnaissance du commencement par Descartes, dans la seconde méditation, son caractère initial subit une chute fatale lors de la troisième méditation. La pensée n’est plus que l’attribut d’une substance et cette substance n’est plus qu’une réalité secondaire comme substance créée, la substantialité absolue quant à elle, est transférée sur la transcendance de Dieu, voilà l’éclatement morbide que subit la révélation fondamentale du cogito. La source de cet égarement importe peu dans l’analyse d’Henry, ce sont plutôt ses implications dans la suite de l’histoire de la philosophie qui sera décisive, histoire irrémédiablement ruinée par cette méprise présente au cœur même de l’acte initiateur de la modernité. Et cette conséquence qui agit toujours aujourd’hui, c’est l’hétérogénéité de l’être et de l’apparaître, hétérogénéité qui fait choir tout effort ontologique dans l’ontique. L’être reçoit sa mesure des choses. Tout le cartésianisme du commencement tient dans la différence essentielle qu’introduit Descartes entre l’âme et le corps. L’âme en tant que pensée est l’apparaître originel et le corps quant à lui, étant étranger à l’âme par nature est à jamais exclu de toute forme de phénoménalité, induisant une différence ontico-ontologique irréductible. « La réduction phénoménologique produite par le cogito est la mise en œuvre de cette différenciation, la séparation de l’apparaître de l’apparaître d’avec ce qui paraît en lui en 206 GP, p. 20. 86 tant que ceci ou cela et qui n’est plus le paraître de l’apparaître lui-même. »207 L’âme étant l’apparaître et le corps seulement ce qui apparaît. Revenons à la formulation radicale de ce Commencement. D’après Henry l’énonciation la plus ultime de celui-ci est le « videre videor » : il me semble que je vois. Au terme de l’époché générale et radicale, non seulement le monde mais Descartes lui-même en tant qu’homme avec un corps, sont renvoyés dans le domaine de l’illusion. Quand même, dirons-nous, ce que je vois, indépendamment de la réalité extérieure du monde et de ses objets, est ce qui existe puisque je vois des formes. En effet, mais « ces formes ne sont pas telles que je crois les voir car je crois voir des formes réelles alors qu’elles appartiennent peut-être à l’univers du songe où il n’y a rien de réel. »208 Or si tout ce qui se présente sous le regard, même indubitablement, est susceptible de fausseté, c’est que la vision elle-même est fallacieuse. Ce qui s’accomplit par cette réduction, avons-nous dit, c’est la différence claire entre ce qui apparaît et l’apparaître lui-même. De telle manière que, dans un premier temps en tout cas, ne subsistant plus rien de ce qui apparaît, celui-ci laisse l’apparaître à luimême, se révélant comme le fondement. Mais cet apparaître est lui-même récusé, si celui-ci est défini comme voir pur, est le milieu de la lumière naturelle, c’est-à-dire un horizon transcendantal, bien que n’ayant plus rien à voir avec la vision du monde, celle-ci ayant déjà été biffée. Cet horizon est celui notamment où sont saisies les essences mathématiques, comme des « posé-devant dans la lumière » mais ce « posé-devant » présuppose une position plus fondamentale, justement celle de la lumière elle-même, c’est-à-dire l’êtreposé-devant comme tel, l’horizon pur, l’ek-stasis. « L’ek-stasis est la condition de possibilité du videre et de tout voir en général. »209 Or un tel ek-stasis et ses contenus sont 207 GP, p. 23. GP, p. 25. 209 GP, p. 26. 208 87 l’objet du doute métaphysique et hyperbolique. Que peut-il encore rester après l’œuvre d’une réduction aussi radicale ? Toutefois aussi mensonger que puisse être ce voir, Descartes nous dit qu’il existe. Quelle existence peut dès lors, soutenir ce « voir » ? Si le videre est récusé, c’est le videor qui seul peut prétendre au fondement, c’est-à-dire la semblance du « à tout le moins il me semble que je vois ». « Videor désigne la semblance primitive, la capacité originelle d’apparaître et de se donner en vertu de laquelle la vision se manifeste et se donne originellement à nous, quoi qu’il en soit de la crédibilité et de la véracité qu’il convient de lui accorder en tant que vision. »210 En aucun cas pourtant, le videre ne peut en suite réclamer une quelconque identité avec l’essence du videor. Bien au contraire, l’invalidité du videre comme fondement ne peut plus être récupéré de quelque manière que ce soit. Le videor ne peut être réduit au videre, sans quoi le videor serait à son tour jeté dans la réduction, aboutissant à une aberration. La vision, la réflexion, et telle est la critique générale de Descartes, ne peuvent fonder la pensée mais la présuppose plutôt. Pensée comprise comme âme ou plus exactement comme sentir. Cette identification de la pensée au sentir, Henry la trouve dans la seconde méditation.211 C’est là toute la portée de l’interprétation henrienne du cogito. Je sens ma pensée, je sens que je vois, je sens que j’entends, je sens que je m’échauffe. « Videor dans videre videor, désigne ce sentir immanent au voir et qui fait de lui un voir effectif, un voir qui se sent voir. »212 Le sentir comme apparaître à soi primitif, est l’essence originelle de la manifestation, essence de l’apparaître. Mais ce « sentir » n’est pas encore le fondement radical du cogito. Le sentir par lequel se sent le voir, l’entendre, le penser, ne 210 GP, p. 27. GP, p. 28. Henry citant Descartes, « il me semble que je vois, que j’entends, que je m’échauffe, et c’est proprement ce qui en moi s’appelle sentir, et cela, pris ainsi précisément, n’est rien autre chose que penser. », FA, II, p. 422 ; AT, XI, p. 23. 212 GP, p. 29. 211 88 peut sentir l’ « âme » elle-même, en effet je ne vois pas l’âme, je ne l’entends pas, je ne la pense pas, ce sentir-là reste encore tributaire de l’ek-stase. Or c’est essentiellement en tant que sentir, comme son paraître primitif, qu’existe l’âme. Il y a donc un sentir plus originel, celui par lequel l’âme se connaît elle-même, c’est-à-dire son « se sentir soi-même », rien d’autre qu’elle n’étant susceptible de la connaître. « La « connaissance de l’âme », à savoir le paraître originel où la pensée se sent immédiatement elle-même et s’éprouve dans le videor qui lui est consubstantiel. Le concept cartésien de pensée postule cette immédiation essentielle. »213 C’est ainsi qu’est dégagé dans la lecture henrienne de Descartes, l’immédiateté et l’intériorité qui définit l’essence du cogito par l’exclusion de toute transcendance et de toute extériorité.214 Ainsi est la révélation sous sa forme originelle. L’idée que l’apparaître en lui-même se donne hors de toute ek-stase, de toute transcendance, Henry la trouve encore chez Descartes dans sa réponse à Gassendi. Celui-ci affirmant que la seule manière de s’apparaître à soi-même s’accomplit par l’extériorité, l’œil ne pouvant se voir lui-même par soi, c’est par la médiation d’un miroir, d’une réflexion, que l’œil peut se voir lui-même. Ce à quoi Descartes répond que ce n’est pas l’œil qui se voit lui-même, ni le miroir mais l’esprit, lequel connaît à la fois l’œil, le miroir et lui-même. Toute connaissance d’une extériorité suppose comme condition la connaissance immédiate de l’esprit par luimême. « L’Un de la Différence, l’intériorité radicale de l’extériorité radicale, la connaissance intérieure qui précède l’acquise, le videor du videre, ce qui connaît et l’œil et le miroir et soi-même, et que Descartes appelle l’esprit. »215 213 GP, p. 30-31. GP, p. 31-32. Henry relève plusieurs passages qui selon lui font signe à cette interprétation. « Par le nom de pensée je comprends tout ce qui est tellement en nous que nous en sommes immédiatement conscients » Raisons qui prouvent l’existence de Dieu…, FA, II, p. 586 ; AT, IX, p. 124., « Par le nom de pensée j’entends tout se qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-même », Principes, I, 9 ; FA, III, p. 95 ; AT, IX, II, p. 28. Et aussi, « cette sorte de connaissance intérieure (cognitione illa interna) qui précède toujours acquise », Réponses aux sixièmes objections, FA, II, p. 861 ; p. 861 ; AT, VII, p. 422. 215 GP, p. 33. 214 89 C’est ici que commence à s’éclaircir la question du Commencement et de la distinction inaugurale entre l’âme et le corps. Mais la question ici n’est pas le statut des corps au sens ontique mais la « connaissance du corps » comme mode de connaissance. Pour Henry, la « connaissance du corps » dans sa signification ontologique excluant tout caractère ontique, est un mode de l’apparaître, au même titre que la « connaissance de l’âme ». « Avec la « connaissance du corps » au contraire, nous sommes reconduits dans la dimension ontologique de l’apparaître, lequel n’est autre que cette connaissance. […] De même en est-il pour la « connaissance de l’âme » »216 Mais pourquoi dans ce cas Descartes et à sa suite Henry insistent-ils de manière aussi affirmée sur l’hétérogénéité de la connaissance du corps et de l’âme et sur la primauté de la connaissance de l’âme sur celle du corps ? C’est que « la « connaissance du corps » est le voir lui-même comme tel »217, c’est-à-dire de l’ek-stase, du videre. C’est en ce sens que Descartes affirme que la connaissance « de notre pensée précède celle que nous avons du corps »218 celant la primauté ontologique du videor sur le videre. Donner à la connaissance de l’âme et du corps une dignité ontologique permet de fonder de manière radicale la différence entre l’intériorité et l’extériorité, différence qui n’est autre que celle qui oppose le réel à l’irréel. L’essence de l’apparaître originaire comme immanence à soi, c’est-à-dire la phénoménalité pure de la phénoménologie matérielle est celle du videor, celle de l’âme. Voilà le Commencement ontologique absolu qu’il prétend dégager du cartésianisme. Mais jusqu’où cette essence a-t-elle été pensée par Descartes, jusqu’où a-t-il poussé sa radicalité ? C’est dans les Passions de l’âme qu’Henry trouve les réponses à cette question. En effet, Descartes après avoir, de nouveau, déclaré comme non recevable tout 216 GP, p. 34. GP, p. 34. 218 GP, p. 35, Henry citant Descartes, Principes, I, II ; FA, III, p. 97 ; AT, IX, II, p. 29. 217 90 fondement venant de la perception des objets du monde ou de « quelques parties de notre corps »219 et cela parce que l’on peut être trompé par elle, affirme au contraire qu’« on ne peut pas l’être de la même façon touchant les passions ». Si bien que l’opposition radicale entre le videor et le videre se répète-t-elle, par celle qui oppose les passions aux perceptions, les passions étant essentiellement a-perceptions. Ces passions entretiennent un rapport particulier avec l’âme, marqué par une immanence radicale manifestée par le sentir, « d’autant qu’elles sont si proches et si intérieures à notre âme qu’il est impossible qu’elle les sente sans qu’elles soient véritablement telles qu’elle les sent ». Le mode de donation primitif de l’apparaître est l’affectivité de la pensée comme se sentant elle-même, comme auto-affection. Mais il convient encore pour Henry, de préciser ce qu’il faut entendre par pensée dans le cartésianisme. Il y a la pensée des Regulae et de la fin de la deuxième méditation, celle-ci est définie comme la ratio, l’intellectus, c’est-à-dire l’espace transcendantal de représentation des idées pures, lieu de l’évidence et de la certitude. De cette pensée sont exclus les sens et l’imagination, c’est la pensée comme ek-stasis.220 Une telle conception de la pensée est l’antithèse de la pensée comprise comme âme, c’est-à-dire comme ce « se sentir soi-même » qui est condition de tout sentir, de tout apparaître, soutenant tous les modes de la pensée221, celle-ci n’apparaissant que dans la première et le début de la seconde méditation. Mais dans les mêmes méditations, la question du cogito définit comme ek-stasis reste tributaire d’un autre problème, c’est le statut de la mens, c’estGP, p. 38. La citation complète : « On peut… être trompé, touchant les perceptions qui se rapportent aux objets et qui sont hors de nous, ou bien celles qui se rapportent à quelques parties de notre corps, mais … on ne peut pas l’être en même façons touchant les passions, d’autant qu’elles sont si proches et si intérieures à notre âme qu’il est impossible qu’elle les sente sans qu’elles soient véritablement telles qu’elle les sent. », FA, III, p. 973 ; AT, XI, p. 349. 220 « Je ne suis précisément parlant qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement, ou une raison qui sont des termes dont la signification m’était auparavant inconnue », FA, II, p. 419 ; AT, XI, p. 21. 221 « Mais qu’est-ce que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent. » FA, II, p. 420-421 ; AT, IX, p. 22. 219 91 à-dire de l’esprit. Celui-ci est encore compris sous le mode de l’ek-stasis, dans le sens d’entendement c’est-à-dire d’une faculté dont la fonction principale est l’analyse des corps étendus, c’est encore la « connaissance du corps ». Mais de nouveau cette interprétation est infléchie par Michel Henry faisant référence au propos de Descartes considérant que l’esprit de l’homme commence à penser dès son infusion dans le corps de l’enfant et de douter de la nature primitivement analytique de celle-ci. « A moins de supposer […] que, dès le ventre de sa mère, il soit occupé à préparer Polytechnique, il faut bien reconnaître que la pensée ici en question n’est pas l’entendement stricto sensu mais la révélation sous sa forme plus originelle, l’immanence muette de son premier être à soi dans l’affectivité du pur se sentir soi-même. »222 De plus, la première méditation et la première partie de la seconde ignore la définition de la mens comme intellectus et la rejette plutôt. Henry va plus loin, l’opposition apparente entre la première et la deuxième définition de la pensée se résorbe dans la réduction primitive et essentielle du cogito, dans son se sentir soi-même, celle-ci étant nécessaire et ne pouvant être biffée, contrairement à son occultation par l’ek-stasis qui elle est contingente et l’exige comme condition. C’est pour cette raison aussi que le fait que Descartes comprend la sensation et l’imagination comme contingent à la pensée ne signifie pas que celles-ci n’ont pas une nature essentielle et encore moins que cette nature relève de l’entendement. La sensation et l’imagination se présentent comme des modes de la pensée, la réduction n’annule que ce qui relève en eux de la « connaissance du corps ». « La réduction ne barre le sentir psycho-empirique que pour libérer le champ pur de l’apparaître et, à l’intérieur de ce champ, le sentir et l’imagination GP, p. 44. Henry citant Descartes, « je ne doute pas que l’esprit [mens] aussitôt qu’il est infus dans le corps de l’enfant, ne commence à penser et que dès lors, il ne sache qu’il pense », Réponse aux quatrième objections, FA, II, p. 691 ; AT, VII, p. 246. 222 92 identifiés cette fois à leur pur apparaître mais aussi bien promus par lui à la condition de phénomènes absolus échappant à la réduction, et c’est à ce titre qu’ils font leur entrée dans la deuxième définition, égaux en dignité à l’apparaître lui-même... »223 Ce passage montre non seulement comment le sentir et l’imagination sont libérés de leur compréhension ontique mais aussi comment le sentir s’identifie à la donation ontologique originelle de la pensée. Pour continuer et clarifier définitivement le statut de l’entendement, Henry souligne un autre mode de la pensée énoncé par Descartes dans la deuxième définition, la volonté. La volonté s’oppose essentiellement à l’entendement dans la mesure où c’est la volonté, dont le doute n’est qu’une modalité, qui accomplit l’œuvre de réduction. L’entendement ne réalise que le doute naturel avant d’être à son tour réduit par le doute hyperbolique, si bien que c’est la volonté qui subsiste à la réduction puisqu’elle en est le moteur. Et cela, nous dit Henry, parce que l’entendement est un mode de la volonté infinie, identique en moi à celle qui est en Dieu, volonté qui pourrait faire que tout ce qui se présente avec certitude dans la lumière de l’entendement, ne soit pas certain. Mais la volonté ne doit-elle pas elle-même trouver son mode révélation ? C’est de manière radicale que doit être posée cette question sans quoi nous en viendrions à une solution pour le moins paradoxale c’est-à-dire que la volonté infinie n’est qu’un mode d’un entendement fini, contredisant ce qui vient d’être dit. Que l’entendement soit une essence finie, Descartes ne l’affirme pas seulement il le montre phénoménologiquement dans le sens où c’est l’horizon transcendantal lui-même où se meut et se révèle l’entendement qui est fini. « C’est la finitude de cet horizon qui contraint l’intuition – le voir, l’intueri – à ne percevoir en elle qu’une chose à la fois , de telle manière que la concentration sur cette chose de la lumière 223 GP, p. 46-47. 93 en laquelle elle se donne alors dans l’évidence et la clarté d’une connaissance véritable, implique le retrait dans l’ombre de tout ce qui n’est pas l’être. »224 Pour exorciser cette finitude, l’entendement n’a de choix que de passer d’une intuition à une autre dans une quête indéfinie, mais ce jeu de renvoi est vain et ne supplée pas à la finitude essentielle de l’horizon ekstatique duquel l’entendement tire son pouvoir de représentation. En aucun cas donc, la volonté ne peut trouver son lieu originel dans l’entendement. Comment, en effet, un mode dont l’apparaître lui-même exige un pouvoir de donation infini pourrait-il se révéler dans l’essence finie de l’entendement et de son horizon transcendantal ? La volonté ne se donne comme infinie que comme puissance, mais cette puissance ne se saisit pas dans une actualisation conceptuelle comme une déduction, elle ne peut faire l’objet d’aucune reconstruction, d’aucune chaîne de raison, ni d’une quelconque sorte d’imago dans un voir extérieur, mais « s’éprouve seulement soi-même intérieurement et ne parvient en soi et dans sa propre puissance pour s’en emparer et la déployer que par cette épreuve muette de soi et dans sa passion »225. La volonté révèle d’autant plus l’intériorité radicale de la pensée, selon Henry, que contrairement aux modes des sens et de l’imagination, elle ignore la « connaissance des corps » et ne se donne comme « voulant » que dans l’aperception primordiale de l’auto-affection. Donc ce qui fonde l’inhérence de tous les modes de la pensée en une seule essence, en un seul apparaître c’est cette aperceptio originelle. L’entendement ne lui est pourtant pas inconnu, dans la mesure où celui-ci s’alimente secrètement à sa source « pour autant que le videre n’est lui-même possible que comme un videre videor »226. 224 GP, p. 49. GP, p. 51. 226 GP, p. 52. 225 94 C’est donc cette essence originelle du commencement qui à été révélée par Descartes, restant pour l’essentiel ininterrogé par lui et qui subira un long déclin pour être totalement occulté par la pensée contemporaine. Les moments de cet oubli sont déjà présents chez Descartes et aboutissent finalement à l’extériorisation de la subjectivité hors de son lieu originel, allant jusqu'à l’oubli même du geste qui a mené à cette trahison. Le sujet se donne désormais dans le jeu des représentations, des évidences claires et distinctes. Le sentir quant à lui est abandonné dans l’ordre de l’obscurité, c’est-à-dire comme ce à partir de quoi aucune connaissance n’est possible. § 2 Le Dasein à l’épreuve du « Commencement » Dans la suite de Généalogie de la psychanalyse, Henry montre comment chez Heidegger le cogito est immédiatement saisi sous le mode de la représentation. Pour Heidegger le « je pense veut dire, je me représente »227. Ce qui est ici reproché, c’est la lecture partielle du cogito et la modification de son essence même, découlant de la nécessité de son insertion dans l’histoire de la métaphysique. Selon Henry, pour Heidegger ce qui se posait toujours devant soi à partir de soi, le subjectum, se trouve comme internalisé, il est interprété comme l’homme. Pour Heidegger, si à chaque époque de l’histoire de l’être celui-ci se donne dans le retrait de son être propre, c’est avec le moment cartésien que s’opère l’oubli le plus radical. L’homme se prend pour le subjectum et donc comme le fondement de toutes vérités possibles. « L’autofondation de l’homme comme auto-assurance (certitude de soi) du 227 GP, p. 87. 95 fondement de toutes vérités possibles, c’est à quoi prétend le cogito. »228 Or pour Henry le cogito cartésien n’est pas l’homme. La réduction cartésienne exclut l’homme de façon radicale, ce qui subsiste « c’est seulement le premier apparaître selon l’effectivité phénoménologique pure et irréductible de son apparaître à soi »229 et cet apparaître n’est pas l’homme. Le sujet humain n’apparaît seulement que dans le déplacement du cogito au cogitatum. Cette confusion du cogito et de l’homme entraîne une occultation de l’essence phénoménalité par sa réduction à celle de la représentation. Cette réduction est pour Heidegger ce qui caractérise le cartésianisme la subjectivité moderne en général. Pour Heidegger, le cogito veut dire percipere : prendre possession de …, poser devant soi…, ce qui est rendu visible. Le visible étant ce sur quoi l’homme peut régner en maître. Mais cogito veut aussi dire dubitare ce qui veut dire indubitable. Donc ce qui est posé devant dans la lumière l’est avec sûreté. Mais qu’est-ce qui rend ce “ posé-sûr ” possible ? Qu’est-ce qui doit être posé en tant que sûr ? L’ego apporte la réponse. « Tout représenté humain est, selon une manière de parler qui prête aisément au malentendu, un “ se ” représenté, un “ se ” poser devant soi. »230 Mais le “ se ” qui se pose ne se pose évidemment pas comme un objet à côté de la représentation, il se pose de manière plus essentielle non pas a posteriori mais a priori, le “ je ” est partie intégrante de la représentation et lui est pour ainsi dire identique. Parce que celui qui objecte l’objet s’est déjà dis-posé lui-même pour que cela soit possible. « Pour l’acte de représenter, écrit Heidegger, le soi de l’homme est essentiellement ce qui en constitue le fondement. Le Soi est un subjectum. »231 Le cogito et le sum ont une même 228 GP, p. 88. GP, p. 88. 230 GP, p. 91. 231 GP, p. 92. Michel Henry citant Heidegger, Nietzche II, p. 125-126. 229 96 signification, « je dis-pose par-devers moi, je me re-présente. »232 Donc chez Heidegger, l’ipséité trouve sa possibilité dans la structure même de la représentation et n’est accessible qu’à partir de celle-ci. Or pour Henry cette projection du cogito dans le dehors de la représentation comme condition de la représentation elle-même, n’a jamais eu lieu chez Descartes. Au contraire, l’irruption du cogito dans la deuxième méditation se produit au moment précis où il ne reste plus que le doute au monde et donc où la vérité de tous mondes et donc de toutes représentations sont suspendues par la réduction. Or « c’est un élément purement immanent réduit à lui-même, à lui seul, à cette réalité matérielle abstraction faite de toutes réalités objectives que tient alors en main Descartes et c’est en lui justement qu’il lit l’ipséité de l’ego. »233 Dès lors, se font jour deux évidences, non seulement l’essence originelle de la phénoménalité exclut de soi la “ représentéité ” mais en plus, ce n’est que par cette exclusion que cette essence « s’essencifie soi-même comme un soi »234. Le premier argument est tiré d’un passage des Passions de l’âme235, il affirme que toutes représentations ne sont pas elles-mêmes assurées par cet acte de représentation mais sont au contraire incertaines et peut être de la même nature que le rêve. C’est cette passion que « l’âme a en soi » qui est au sens de Descartes la réalité matérielle de l’idée, qui est le seul site de la vérité absolue et vérité renvoyant sur soi « ce premier apparaître à soi en soi de l’apparaître »236. C’est donc pour Michel Henry dans la sensation hors de tout êtrereprésenté, dans l’auto-affection de son affectivité que l’être advient. 232 GP, p. 93. GP, p. 94. 234 GP, p. 94. 235 GP, p. 94. Michel Henry citant Descartes « qu’on soit endormi et qu’on rêve, on ne saurait se sentir triste ou ému de quelque autre passion, qu’il ne soit très vrai que l’âme a en soi cette passion. », Les passions de l’âme, (I, 26). 236 GP, p. 94. 233 97 Dans l’extériorité de la représentation, il n’y a au contraire que du non-être. Dès lors, la critique cartésienne des qualités secondes accomplit le partage entre ce qui est mort et ce qui est vivant, c’est-à-dire entre intériorité et extériorité. « La qualité qui s’étend dans la chose – la couleur sur la surface colorée, la douleur dans le pied – n’est que la représentation irréelle, l’ob-jection d’une impression réelle vivante, laquelle s’auto-affecte et s’auto-impressionne dans son affectivité et seulement en elle. »237 C’est la notion même d’espace comme horizon des choses ou dimension d’un corps qui est dénoncé comme l’irréalité où les impressions sont jetées et trahies dans leur essence. La réalité objective n’a pas d’existence, il n’y a que la réalité matérielle de l’âme en son intériorité qui peut s’en prévaloir. Michel Henry renverse l’idée heideggerienne que tout comportement humain même non-cognitif relève de la représentation. Or, non seulement nous venons de voir que les comportements non-cognitifs sont étrangers à toutes représentations mais de plus, les comportements cognitifs ignorent de la même façon la représentation. C’est que Heidegger confond sous les modes de la représentation, la perceptio, la cogitatio, et le repraesentare in uno238, or comme Michel Henry l’a montré, les deux premiers n’ont aucun rapport avec le troisième. Le paralogisme identifié, ce dernier se formule comme suit : tout acte de représenter est un se représenter, c’est-à-dire un se poser soi-même devant soi dans la représentation et ce n’est qu’à cette condition que toute représentation d’un objet et d’un monde est possible. Or le se représenter, le se projeter à l’horizon de la représentation comme condition de possibilité de toutes représentations n’est possible que parce que le Soi est présupposé comme ce qui ne peut être fondé par la représentation, comme son autre, 237 GP, p. 95. GP, p. 96. « Le représenter (percipere, co-agitare, cogitare, representare in uno) est un trait fondamental de tout comportement humain, même non cognitif. » Nietzsche, II, op. cit., p. 346. 238 98 comme ce qui ne peut être posé par la représentation mais qui est la condition de toutes positions d’un se poser dans la représentation et donc de toutes représentations, c’est-à-dire un Soi originel. Il s’agit donc pour Henry de renverser l’idée heideggerienne selon laquelle ego et représentation sont irrémédiablement liés et que le premier est tiré du second. La représentation présuppose le soi et est donc dans l’incapacité de le produire. « L’intériorité est la condition de toutes extériorités, le Soi est la condition de la représentation. »239 Ce paralogisme se montre de manière plus claire dès que l’on se réfère au contexte cartésien. Comme nous l’avons vu, la compréhension de l’ego cogito par Heidegger peut se résumer en deux thèses : la première affirme que le cogito est un représenter, la seconde affirme que c’est par ce représenter que l’ego est certain de lui-même, par le fait qu’il se pose devant soi dans la représentation. Sur la certitude de Soi posée devant Soi se pose alors toute autre certitude d’un autre posé devant Soi. Or le cogito cartésien fait tomber sous l’anathème du doute l’ensemble des représentations. Donc l’ego comme représentation se perd avec la réduction. Mais il y a plus, « aucun ego n’est possible dans la représentation et par elle, pour autant que la structure de l’opposition est celle de l’altérité, de manière que tout ce qui se montre au Soi et l’affecte dans une telle structure est par principe autre que lui. Affecté par cet autre le Soi ne peut l’être par lui-même et par sa propre réalité, il ne peut justement être un Soi : Ce qui s’affecte soi-même et dont tout l’être est constitué par soi. »240 Sans oublier que pour Descartes, selon Henry, la représentation ne propose jamais la réalité mais seulement la réalité objective de l’idée, « à savoir une image de la réalité, un 239 240 GP, p. 99. GP, pp.100-101. 99 double, une copie, un équivalent irréel, qui figure la réalité, y renvoie mais n’est pas elle »241. Donc la représentation, chez Michel Henry est à la fois l’autre et l’irréel. Nous parlerons plus loin des contraintes que la combinaison de ces trois concepts impose à la pensée henrienne. Dans l’immédiat cette structure issue de la destruction du Dasein heideggerien permettent la formulation des thèses liées au cogito tel qu’il est élucidé par Henry : le cogito en tant qu’intériorité est la seule essence réelle cela implique qu’aucune altérité, extériorité n’est à même d’affecter cette essence, l’altérité est irréelle, le cogito ne peut donc que s’affecter lui-même. Cette confusion entre Soi projeté et Soi projetant et la réduction du second au premier est le paralogisme heideggerien. Heidegger pourtant identifie le réel dans la représentation, ce réel réside dans la stabilité et la consistance de la représentation et c’est cette stabilité qui constitue le posé dans la certitude. Inversement, c’est l’instabilité et « l’inconsistance du posé ici et là, allant et venant dans tout représenter, tant qu’il doute. Le représenter, libre de doute, en est un clair et distinct »242. Or Descartes, dans sa réduction, n’exclut pas seulement le représenté inconsistant de l’ « ici et là » mais tout représenter comme tel, même celui tenu dans la clarté de la certitude. Mais selon Michel Henry les graves manquements qui émaillent l’interprétation heideggerienne du cogito dissimule un but inavoué, l’insertion de l’ego dans la métaphysique occidentale. C’est dans l’histoire de l’être, le retournement de l’ιδεα en perceptio qui s’avère décisif. Bien que l’idée de renversement se trouvera relativisée par l’idée de la perception comme étant déjà contenue et voilée dans l’ιδεα. L’histoire de la métaphysique occidentale est celle de l’interprétation de l’être et de sa vérité à partir de 241 GP, p. 101. GP, p. 102. Heidegger cité par Henry, Nietzsche II, p. 342. « Dans ce passage, par souci d’intelligibilité de la problématique Michel Henry remplace le terme homme par le représenter. » 242 100 l’étant, et cela précisément comme ce qui le conditionne, comme la condition de possibilité de l’étant. Dès lors, l’ιδεα est la condition apriorique de l’étant dans la mesure où elle est cette ouverture à l’étant, elle est donc la manière d’être de cette étant, son étance. L’ιδεα est transcendante à l’homme, posée d’avance devant l’homme et précédant son regard, elle est fondement et se fonde à partir d’elle-même, « l’ouvrant à sa lumière et, à travers elle, à l’étant »243. Le renversement de l’ιδεα en perceptio s’opère lorsque l’être, le “ je pense ”, le “ je me représente ” selon Heidegger, est posé par Descartes comme condition a priori de possibilité de l’étant. Donc l’étant ne peut être posé dans l’être que sous le mode de la représentation, l’étant tire son étance du fait de pouvoir être représenté. Dès lors, la visibilité ne surgit plus d’elle-même comme elle le fait dans l’ιδεα mais c’est l’homme, en tant qu’il se jette devant soi qui confère la visibilité à l’étant et cela dans la mesure où c’est lui qui produit cette représentéité, par laquelle il se pose luimême devant lui comme fondement absolu de toute chose. Or, fait remarquer Henry, le cogito par la réduction a mis hors-jeu l’homme et sa représentation. Mais l’homme n’est alors qu’un prête-nom pour un problème qui n’a rien d’anthropologique mais qui est essentiellement ontologique. Le sujet-homme comme sujet de la représentation n’est rien d’autre que la structure de la représentation, il ne s’agit donc pas d’un étant mais plutôt d’une structure ontologique. L’homme est donc inexistant. La φυσις l’« éclore à partir de soi-même » est le mode même de l’étant qui se donne à la vue. L’ιδεα est alors d’une part la conséquence de la φυσις et ce qui permet à l’homme d’accéder à l’étant qui pourtant la rend possible. Flottant par elle-même devant le regard de l’homme, l’ιδεα peut alors trouver son principe dans ce regard même c’est-à-dire en l’homme. 243 GP, p. 104. 101 Mais si l’homme trouve son essence dans le « je me représente », il n’a jamais à faire à l’étant, ni en tant qu’étant, ni dans sa relation à l’étant. Il n’est pas en relation avec l’étant dans la mesure où la relation originaire de l’homme est celle de l’ouverture à l’être, c’est-à-dire cette lumière fondamentale via laquelle apparaît tous étants. De surcroît l’homme n’est pas un étant, car c’est par la pensée que l’homme se rapporte à l’être et non en tant qu’étant, « la pensée accomplit la relation de l’être à l’essence de l’homme »244. Or si l’homme n’est rien d’étant, ni n’entretient plus de rapport originaire avec celui-ci, s’il se fonde par la pensée dans cette apparaître pur de l’être, l’homme n’a plus rien à voir avec la métaphysique mais n’est qu’un corrélat de l’ontologie. Selon Henry, c’est à un humanisme où l’être a déjà imposé sa maîtrise sur toute humanité, à un humanisme sans homme que nous convie Heidegger et cela par le fait même que cet être qui fonde à la fois l’homme et l’étant ne leur doit rien. Henry pose alors la question de la différence entre la pensée cartésienne et heideggerienne, dès lors que toutes deux mettent hors-jeu l’homme en même temps que l’étant. L’homme qui n’est rien d’étant, n’est rien d’autre qu’ek-sistence. L’homme de Heidegger est pensée et c’est comme pensée qu’il s’ouvre à l’être, c’est-à-dire dans le « se jeter dans l’extériorité et se tenir en elle » de l’extase. Inversement, l’être s’ouvre à la pensée pour que celle-ci s’ouvre à lui. Mais étrangement entre l’être et la pensée, il n’y a pas réciprocité. Car la possibilité ultime de la vérité ne réside pas en l’homme, mais hors de lui dans l’horizon a priori de la vérité propre à l’être. « L’être est le Transcendant pur et simple. »245 Mais plus encore, dans l’ek-stase, ce qui se jette dans le projet n’est pas l’homme lui-même mais l’être qui jette l’homme hors de lui, GP, p. 109, Henry citant Heidegger, Lettre sur l’humanisme, trad. R. Munier, in Question III, Paris, Gallimard, 1966, p. 73-74. 245 GP, p. 111. Henry citant Heidegger, Sein und Zeit, p. 111. 244 102 c’est par ce déjeté premier de l’homme hors de lui par l’être, que l’homme peut s’y projeter.246 C’est alors sur ce point que peut se construire la critique de l’ego cartésien dans la mesure où celui-ci interprété comme un « je me représente », ce n’est pas seulement l’homme qui jette devant lui l’horizon mais plus profondément l’horizon qui le déjette en lui. « C’est l’être qui jette l’homme dans l’ek-sistence, qui le destine à lui, qui le jette dans l’ek-sistence dans sa vérité par conséquent, mais cela afin qu’il veille sur cette vérité, comme si celle-ci, comme si l’éclaircie de l’être ne s’éclairait que pour autant que l’homme ek-siste en elle. »247 Donc l’homme, ou plutôt son essence comme ek-sister est essentielle pour la vérité de l’être. Dès lors, pourquoi l’éclaircie de l’être ne s’éclaire-t-elle que pour autant que l’homme ek-siste en elle ? Cela revient à se demander en quoi consiste la phénoménalité spécifique de cette éclaircie et de l’ek-sister en elle ? Or nous savons déjà que la phénoménalité de l’ek-sister est identique à celle de l’éclaircie, c’est par elle que la phénoménalité est possible comme extériorité et n’est possible que par elle. Extériorité qui à son tour n’est possible que dans son extériorisation par le procès transcendantal qui jette hors de soi devant soi. L’extériorité comme l’Ouverture conduit l’homme à l’Ouvert à travers lequel il peut ek-sister. Donc l’homme n’accomplit pas la garde de la vérité parce qu’il est homme, en tant qu’étant, mais seulement par son essence d’ek-sister, non pas l’eksister de l’homme mais l’ek-sister comme tel, l’homme comme nous l’avons vu à travers le procès de l’extériorisation ne possède pas sa propre essence. Et comme la possibilité de l’ek-sister lui-même vient de l’être lui-même, c’est avant tout l’être lui-même qui se garde à travers l’alibi de l’homme. « Il n’y a qu’un seul ek-sister, l’ek-sister de l’ek-statis en GP, p. 111. Henry « Du reste que ce projet est essentiellement un projet jeté. Ce qui jette dans le projeter n’est pas l’homme, mais l’être lui-même qui destine l’homme à l’ek-sistence de l’être-le-là comme à dans son essence », Lettre sur l’humanisme, trad. R. Munier, in question III, Paris, Gallimard, 1966, p. 112. 247 GP, p. 112-113. 246 103 laquelle s’accomplit l’œuvre de l’être. L’homme lui-même n’ek-siste pas. L’homme n’eksiste que sur le fond en lui du procès de l’être. »248 A ce modèle Henry prétend opposer le modèle de l’auto-affection comme identité de l’affecté et de l’affectant. Pourtant de prime abord, nous ne pouvons pas dire que cette alternative répond à l’ensemble des critiques adressées à Heidegger. En effet, dans ce cadre l’essence de l’homme ne lui appartient pas en propre, l’homme n’advient qu’à travers cette vie transcendantale qui est l’être et la critique selon laquelle l’homme n’est qu’un alibi pour l’être peut lui être retournée, cet Etre comme Vie peut aussi être comprise comme un être transcendantal qui utilise l’homme pour se perpétuer et se révéler à elle-même. Mais nous devons atténuer ce jugement car la vie transcendantale est déjà ipséité. « Dans l’initiale venue à l’être se produit l’homme comme un vivant, comme celui qui, sur le fond en lui de l’ipséité primitive, portée et constituée par elle, peut dire “ Je ” : L’homo humanus dont l’humanitas transcendantale puise aux sources de l’être. »249 Henry déplore l’anonymat de ce phénomène unique, c’est-à-dire « un seul espace de lumière que l’on traverse successivement dans les deux sens, le rapportant tour à tour à l’être et à l’homme »250. Dès lors le paradoxe de l’anonymat du sujet heideggerien se traduit par le fait que ce qui lui est le plus intérieur, c’est l’extériorité la plus radicale, « la subjectivité de ce sujet, c’est celle du monde, c’est ce qui est plus objectif que tout objet possible »251. Pour Michel Henry, la réduction de toutes choses au représenter comme rendu possible par le « je me représente » est une nécessité de l’insertion de l’ego cogito dans l’histoire de la métaphysique occidentale pour autant que celle-ci soit comprise par Heidegger comme 248 GP, p. 117. GP, p. 118. 250 GP, p. 119. 251 GP, p. 119. 249 104 l’histoire de l’être au sens de Gegen, c’est-à-dire de le “ devant ”, l’ “ ob- ”. Mais que cet être comme Gegen, se pose comme objet-devant à partir de lui-même comme le Gegen-über ou bien qu’il se pose comme Gegenstand du posé-devant par le sujet, d’un objet objectivé, l’être en lui-même ne change pas, ce sont les jeux du voilement et du dévoilement qui le différencient dans ses modes de monstration, mais l’essence même de cette monstration est le Gegen. « C’est le même être, c’est la même vérité qui se destine à nous ici comme φυσις, là comme ιδεα, et là encore comme cogito. »252 C’est donc à la contrainte du mode de monstration de l’être – qui n’est que l’être lui-même comme Gegen – que l’ensemble de la métaphysique occidentale doit se plier, y compris le cogito cartésien. Là encore, la critique adressée à Heidegger pourrait être retournée contre Michel Henry. S’il semble vrai que Heidegger réduit l’ensemble de la métaphysique à une dimension de l’être, Henry ne la réduit pas moins à une dimension toute aussi univoque de l’être, l’Etre comme Vie. Mais de cette réduction Henry ne s’en cache pas, il la revendique même comme d’une œuvre de propédeutique philosophique par laquelle la Vie retrouve enfin sa place centrale dans l’être. 252 GP, p. 122. 105 TROISIÈME PARTIE : L’ETRE, LE SUJET, L’AUTRE ET LA VIE §1 Sujet et existence La subjectivité se révèle primitivement chez Henry comme chez Lévinas en dehors de l’être-au-monde. Pourtant la filiation de ces deux pensées reste celle de la phénoménologie. L’idée reste donc, que la subjectivité se donne dans ses conditions transcendantales de possibilité dans un procès de réduction, la subjectivité se donne par l’exclusion, en son expérience propre, de ce qui n’est pas elle. Bien sûr une telle conception de la phénoménologie n’est pas suffisante parce que chez nos auteurs cette méthode a subi des déplacements parfois majeurs. Nous chercherons à montrer en quoi ils développent une subjectivité essentiellement hors du monde (sans pour autant être expulsée dans un arrièremonde quelconque) et quelle est la signification de la réduction dans leur pensée respective. En effet, chez Lévinas, la réduction a deux moments. Le premier est celui de la séparation c’est-à-dire la rupture d’avec l’anonymat, anonymat de l’ « il y a » ou de la totalité c’est-à-dire d’un état d’existence où le moi et l’autre sont soit en corrélation l’un avec l’autre de telle manière qu’il n’y ait réellement ni moi ni altérité, soit par réduction des deux termes à un troisième ou par simple indifférenciation entre les deux. Par cette première réduction apparaît un moi. La séparation s’accomplit par l’apparition d’un psychisme, d’une pensée au sein de l’anonyme, d’une jouissance pour ce qui est des éléments, des objets, des représentations et d’une habitation pour le travail et l’économie. Ce moi, cet ego est dans un égoïsme radical toute altérité lui est étrangère, il en jouit, contrairement au Dasein heideggerien qui est originairement avec autrui, sa solitude ontologique chez Lévinas est 106 totale et sans appel. Y a-t-il une corrélation entre cette première réduction chez Lévinas et celle qui se produit chez Heidegger du Zuandenheit au Vorhandenheit ou l’être séparé ? S’il y a bien un premier recul par rapport à la facticité nous ne sommes pas dans le premier cas de figure parce que le Dasein est toujours déjà là, il n’a pas à se séparer pour se donner comme tel. Quant au second, Lévinas à largement insisté pour s’en démarquer. La jouissance a un rapport intentionnel inverse à celui du Dasein, l’être de la jouissance est dans un rapport d’assimilation, d’internalisation de toutes les réalités extérieures en soi, même le rapport théorique, il ne représente pas il jouit de représentations, nous ne sommes pas dans le rapport spontané d’externalisation, de la sortie de soi en avant de soi du Dasein. Quant à la signification celle-ci ne se donne pas primitivement dans la totalité des renvois des étants intramondains, elle ne se donne que dans l’expérience du visage c’est-à-dire dans la survenue d’un interlocuteur. La deuxième réduction celle qui donne la subjectivité dans son authenticité, nous l’avons déjà discutée plus haut.253 La subjectivité se donne authentiquement dans l’appel de la conscience du Dasein à assumer son être-soi-même dans sa reprise, c’est-à-dire dans la résolution devançante et la lucidité d’être-pour-la-mort. Alors que pour Lévinas c’est l’infini inassumable, échappant à toute prise de la part du moi, qui appelle à la responsabilité du pour-autrui et non pas pour-soi. Cette authenticité du sujet vient par la mise entre parenthèses de tout fond transcendantal d’un moi, de toutes contextualisations du sujet, le sujet se donne dans sa pureté comme appelé, personne ne peut se substituer à moi pour répondre. La deuxième réduction ne se réalise pas par le sentiment d’angoisse où le Dasein s’ouvre à sa véritable condition car il s’agit toujours des conditions d’un sujet qui 253 A la fin du deuxième paragraphe du premier chapitre de la première partie. 107 sont finalement les mêmes pour un autre sujet mais par l’infini qui donne un sujet sans condition, non pas au sens de liberté absolue mais de responsabilité absolue ce n’est que hors contexte qu’un sujet s’expose comme sujet. A la réduction egologique Lévinas oppose la réduction intersubjective par laquelle le Moi transcendantal est dénoyauté exposant le sujet dans sa pureté. « Il est le persécuté dont je suis responsable jusqu'à en être son otage et où ma responsabilité – au lieu de me découvrir dans mon essence de Moi transcendantal – me dépouille et ne cesse de me dépouiller – de tout ce qui peut m’être commun avec un autre homme, capable ainsi de me remplacer, pour m’interpeller dans mon unicité comme celui à qui personne ne peut se substituer. »254 C’est cette sortie de l’être par une nouvelle voie que cherchait Lévinas dès ses premières recherches. Mais cette sortie, cette libération, n’est justement pas une sortie extatique et joyeuse, elle est un traumatisme dans laquelle le fait que personne ne peut se substituer à moi dans la réponse est susceptible de se retourner en substitution à l’autre, en mourir pour autrui. Or, et c’est là toute la radicalité de la subjectivité lévinasienne, c’est parce que je réponds d’autrui que je suis libre – non pas la liberté de la jouissance où justement je m’aliène à des conditions pour vivre de ... – je réponds de l’inconditionné, du Saint, c’est-à-dire de ce qui toujours s’ab-soud à la fois de moi et du monde, de telle manière que je me vide de ma substantialité dans le don de soi à l’autre, je réponds de l’autre, mais lui donnant son soi en me donnant à lui, je deviens le soi de l’autre, je me substitue à lui. Chez Michel Henry, la réduction cherche à la mise entre parenthèse de tout ce qui pourrait être marqué de près ou de loin par l’extériorité pour révéler l’essence absolument immanente de la subjectivité. La réduction n’a donc pas en soi une signification 254 AE, p. 98. 108 existentielle. D’une certaine façon, cela peut faire penser que Henry reste dans une perspective qui est à la fois heideggerienne et husserlienne. Dans la mesure où il porte à son comble la facticité du sujet, il accomplit jusqu’au bout le geste heideggerien. Le sujet ou plutôt son essence n’ont plus rien d’idéaliste l’immersion ontologique est accomplie et sans retour, le sujet à des sentiments mais qui n’ont plus de signification au sens d’un quelconque événement existentiel. La signification elle-même, le langage, n’est pas le lieu d’une donation privilégiée de la phénoménalité, il trouve sa condition dans la vie ellemême, il est même le lieu de possible perdition de l’essence fondamentale de la vie. La vie est immédiateté et plus rien ni en elle ni à l’extérieur d’elle ne peut l’ouvrir à autre chose qu’elle. La réduction chez Henry, nous l’avons vu est une destruction. Il s’agit d’identifier les gestes d’extériorisation de l’intériorité absolue de la vie et de les dénoncer comme incapables de donner à voir la subjectivité, qui justement ne se donne jamais à voir. Ce geste ayant été réitéré, chez Husserl, dès l’inauguration de la phénoménologie, celle-ci reste la digne continuatrice de la tradition occidentale. Le geste primitif étant le poserdevant d’un horizon de visibilité sur le fond duquel sont posés les objets sur lesquels sont projetées les qualités sensibles extériorisées de leur lieu de donation originaire et à partir desquels sont constitués le flux temporel et la représentation de ces objets, la subjectivité elle-même étant représentée dans cet horizon comme lui étant co-essentiel et comme condition de possibilité de la représentation. Cette extériorisation de la subjectivité a comme conséquence une déréalisation du contenu effectif de la subjectivité c’est-à-dire l’impression. L’impression loin d’être la source de la phénoménalité est subordonnée aux formalismes de la représentation, aux formes du flux temporel, elle se trouve éclatée et désintégrée, si bien que son statut de donation première lui est refusée au profit des formes 109 constituées. Que ce soit dans la constitution Husserlienne ou dans l’ek-stase du Dasein, la phénoménologie manque toujours l’ipséité. C’est donc dans une déconstruction systématique de tous ces mouvements d’occultation de l’essence de la subjectivité et cela à l’aune du seul fait phénoménologique à portée ontologique c’est-à-dire l’auto-attestation de la vie par elle-même, que s’accomplit la tache de réduction. Mais cette réduction aboutit, non pas à la négation de la transcendance mais à un dualisme ontologique induisant une différence tout aussi radicale que celle qu’a cherché à définir Lévinas. En effet, la transcendance et l’immanence ne sont pas une différence dans l’être mais deux êtres totalement différents. Pourtant cette radicalité de la réduction ne fait pas du sujet immanent un sujet qui aurait à tout jamais perdu le monde, car cette sphère d’immanence est, en même temps, celle qui est seule capable de me redonner l’effectivité du monde. Cette affirmation, à première vue paradoxale, se comprend si l’on considère que ce n’est pas la transcendance comme telle qui est exclue mais sa prétention à se donner comme le lieu originaire de la phénoménalité. La transcendance par elle-même, en fait, ne me donne pas le monde, elle projette plutôt celui-ci dans l’irréalité des représentations et des ek-stases. La transcendance appartient, en réalité, à l’immanence en tant que contenu immanent et c’est seulement au terme de cette réduction que prend sens une intentionnalité, un monde et un sujet.255 La question de la subjectivité pose aussi la question de l’individuation. Nous l’avons largement vu, chez Lévinas l’existant s’arrache à l’existence indifférenciée en s’appropriant son existence, il vient à soi dans l’instant, c’est un Moi doublé d’un Soi qui s’atteste comme tel. Cette venue à soi n’a rien d’idéaliste elle se donne dans la saisie de l’existence par l’existant, même si le procès de sortie de l’ « il y a » n’est pas réellement maîtrisé par l’existant. En effet, il y a une passivité par laquelle l’existant reçoit son J-M. Longneaux, D’une philosophie de la transcendance à une philosophie de l’immanence, in Revue philosophique, PUF, n°3/2001. 255 110 existence mais il s’en saisit se donnant ainsi son ipséité. L’individuation chez Michel Henry est inverse, c’est la vie elle-même qui est l’ipséité et donne celle-ci aux vivants, ceux-ci n’ayant pas l’initiative de leur individuation, le Moi est pleinement identique à la vie. Clarifions ce mode de donation de la naissance du Soi. Naissance n’est pas ici venue au monde car la sortie de l’intériorité vers l’extériorité dans une séparation est justement ce qu’il s’agit d’éviter. Elle est plutôt le double mouvement par lequel, d’une part, la Vie absolue s’auto-affecte comme identité entre « l’affectant », « l’affecté » et l’affection et d’autre part, la venue en soi d’un Soi comme auto-affecté dans et par cette Vie. Le Soi vient à lui-même à partir de l’auto-affection de la Vie comme auto-affecté et pas comme un « je m’auto-affecte » voilà qui conserve la passivité absolue du sujet, sa naissance 256. Mais il faut préciser aussi que l’ipséité de la Vie absolue ne se donne pas en dehors de son ipséitéisation dans un Soi, même si elle lui reste ontologiquement antérieure, cela est important pour ne pas s’en tenir à l’image naïve d’une vie absolue comme un « bain » dans lequel baigneraient des vivants. La vie absolue n’a rien de l’élémental de la jouissance chez Lévinas, l’ « il y a » de l’élément ignore l’ipséité. Cette différence de la priorité entre le sujet et l’être dans l’individuation n’est pas innocente mais a des répercussions sur la compréhension du rapport à l’autre257. Le Moi henrien tire son ipséité d’une essence commune orientant le rapport à l’autre sur la piste de la communauté, alors que l’existence de l’existant n’est pas commune mais se donne chaque fois à travers un existant, l’existence de chaque existant lui étant privée, une véritable relation d’altérité est possible. Nous pourrions dire que seul Lévinas accomplit réellement une « solitude ontologique », à laquelle Henry prétend pourtant. F-D Sebbah, L’épreuve de la limite, Derrida, Henry, Lévinas et la phénoménologie, (collège international de philosophie) PUF, 2001, p. 200. 257 R. Calin., Passivité et profondeur. L’affectivité chez Lévinas et M. Henry, in Les études philosophiques, PUF, n°3/2000, p. 362-364. 256 111 Mais cette conception a une autre conséquence pour Lévinas, alors que M. Henry conçoit le sujet dans une pure simplicité, dans le cas de l’hypostase, le Moi a un Soi, cette dualité permettra progressivement de penser un sujet hors de l’être, dans la dénucléation du sujet hors de son Moi transcendantal, de son substrat ontologique. Ces deux notions de la subjectivité trouvent leur fondement dans une donation primitive hors de toute volonté. L’altérité lévinasienne par sa nécessité échappant à tous « geste de l’être » est la transcendance même, elle assigne à l’existence un sens primitivement éthique, ne donnant à l’ontologie qu’un sens second. Le sujet de M. Henry quant à lui, est irrémédiablement identique à son essence et ne se donne comme sujet que dans cette essence s’individuant en elle et ne choisissant pas d’être, il naît en elle et par elle mais ce non-choix ne fait pas de la vie une transcendance, elle est immanence radicale dans la mesure où le donné-à-la-vie que la vie donne au sujet et le donné à soi-même que la vie se donne à elle-même est un seul et même mouvement. C’est pour cette raison que ces subjectivités sont toutes deux pensées comme inséparables d’une violence 258, le fondement me donne à moi-même alors que je ne le désirais pas. §2 Sujet, Vie et affectivité Les questions de la vie et de l’affectivité sont, chez nos deux auteurs, des modes ontologiques fondamentaux. Plus précisément chez Henry l’affectivité n’est pas un mode mais l’essence ontologique elle-même. Si Lévinas et Henry s’entendent pour récuser l’affectivité heideggerienne de la disposition comme exposition au monde en totalité, comme monde à soutenir. Au 258 R. Kühn, réception et réceptivité. La phénoménologie de la vie et sa critique, in Revue philosophique, PUF, n°3/2001, p. 295-304. 112 contraire l’affectivité chez nos deux auteurs se donne hors de tout monde possible, sans pour autant revenir aux conceptions pré-heideggeriennes de simples états subjectifs passagers. Chez Lévinas le sentiment n’est pas un contenu, ni une quelconque forme d’intentionnalité, il s’agit plutôt, comme toujours pour ce qui est de la jouissance, d’une forme d’involution de venue en soi. Le sentiment se donne dans la jouissance, dans une forme de contraction, le sentiment est cette contraction même du moi qui substantialise le moi lui-même. C’est moins le moi qui possède un sentiment, que le sentiment qui est le substrat du moi. Ce sentiment est celui du bonheur qui se donne dans la jouissance de l’être, le sentiment, l’affection est la marque que de Moi est déjà au-delà de l’être car il jouit de l’être, bien sûr il n’est pas au-delà de l’être au sens de l’expérience du visage parce qu’il est encore pleinement tourné vers l’être dans son intériorité. Voilà la première différence de M.Henry avec Lévinas, l’affectivité ne se donne pas dans un rapport avec l’être, elle est l’être lui-même, la donation elle-même sans rapport avec rien du tout. Bien sûr la jouissance de Lévinas comme « vivre de ... » semble ignorer tout autant l’extériorité que la vie de Michel Henry dans la mesure où elle est par définition suspension de toute altérité dans l’assimilation. De plus, le sentiment primitif de la vie dans la jouissance d’elle-même est lui aussi, pour Henry, le bonheur. « Le fait même de s’éprouver soi-même, le bonheur de cette épreuve qui est sa jouissance de soi, qui lui dit qu’elle est bonne. »259 Mais il y a une différence majeure, la vie chez Michel Henry est intériorité alors que chez Lévinas elle est intériorisation c’est-à-dire un procès par lequel la vie se donne son indépendance dans la dépendance de ce dont elle jouit. 259 I, p. 320. 113 Cette différence est due à deux conceptions du sujet. Pour Henry le sujet se donne dans l’exclusion de toute extériorité dans laquelle il serait toujours susceptible d’être dénaturé, l’intériorité doit donc être une intériorité close de telle manière que celle-ci n’entretienne jamais de relation avec l’extériorité même si elle en est la condition elle ignore tout du monde et de ses lois. Pour Lévinas, le Moi doit toujours être ouvert, bien que devant rester entièrement séparé de l’autre pour qu’une altérité soit possible. La jouissance dans son procès d’assimilation cherche la refermeture sur soi, refermeture illusoire qui n’arrive pas à clore l’ouverture, non seulement parce le Moi est insuffisant par lui-même mais parce qu’il doit en même temps être susceptible d’accueillir l’altérité du visage d’autrui dans son interpellation. Donc, le rapport d’intériorisation en soi, doit toujours être susceptible d’un retournement dans un hors de soi qu’accomplit l’appel du visage, quel que soit son mode, le Moi n’est jamais fermé bien que toujours séparé. La vie jouit d’elle-même, elle est égoïsme et bonheur chez Henry comme chez Lévinas mais cette jouissance de soi ne se modalise pas de la même manière, elle est chez le premier essentiellement simplicité et induit déjà un écart chez le second. En effet, l’auto-affection henrienne ne souffre d’aucun écart, elle se définit même par cette absence, la jouissance coïncide avec elle-même. La vie lévinasienne, elle, jouit d’elle-même ou plus précisément de l’être qu’elle assimile en elle. La jouissance jouit comme étant déjà audessus de l’être dans le bonheur, un dédoublement apparaît donc dans la jouissance. Ce dédoublement qui est présent dès De l’existence à l’existant dans le fait que l’existant a une existence. Ce dédoublement a deux conséquences, la première est la possibilité de la sortie du sujet de l’existence, dans la présentation du visage d’autrui, la seconde relève de l’économie de la jouissance elle-même, c’est que contrairement à la jouissance de la vie absolue qui est pure passivité, la jouissance lévinasienne est un mouvement (la vie 114 henrienne n’exclut pas le mouvement, mais celui-ci n’implique pas nécessairement le retournement de la passivité en activité), un retrait du moi en soi et c’est cette involution qui fait l’affectivité nous pourrions même dire l’auto-affection de la jouissance. C’est le retrait du sujet dans son existence. « La jouissance est un retrait en soi, une involution. »260 Mais contrairement à Henry, l’affection lévinasienne, dans son mode le plus authentique ne se donne pas dans l’intériorité ni même dans l’intériorisation mais par l’extériorité, extériorité qui n’est donc pas celle d’un monde mais de l’altérité d’autrui. C’est justement dans ce retournement de l’intériorisation par l’infini et donc la rupture du sentiment de la jouissance, que se révèle cette affectivité. Affectivité qui est tout autre que le sentiment de jouissance lié au besoin, c’est-à-dire comme ce qui peut toujours être comblé, elle se révèle plutôt dans, l’infini qui toujours dépasse son idée et ne peut être assimilé, c’est dans le Désir qui creuse le manque et qui jamais ne se clôt dans la satisfaction. C’est seulement à ce moment-là que le moi est véritablement au-dessus de l’être, non plus comme jouissant de lui dans le bonheur mais comme désirant quelque chose d’autre que lui-même, c’est-à-dire le Désir de l’altérité métaphysique. Le Désir est désir de ce qui ne peut être comblé, il est désir de justice, de bonté et de vérité, comme ce à quoi le bonheur même de la jouissance peut être sacrifié. « Le moi existe comme séparé par sa jouissance, c’est-à-dire comme heureux et il peut au bonheur sacrifier son être pur et simple. Il existe dans un sens éminent, il existe au-dessus de l’être. Mais dans le Désir, l’être du Moi apparaît encore plus haut, puisqu’il peut sacrifier à son Désir, son bonheur même. Il se trouve ainsi au-dessus, ou à la pointe, à l’apogée de l’être par le jouir (bonheur), et par le désiré ( vérité et justice). »261 260 261 TI, p. 123. TI, p. 57. 115 Autrement qu’être radicalise encore cette idée. L’exposition à autrui dans le désintér-essement vient rompre la jouissance dans un sentiment de douleur assumé par le moi mais elle n’est pas assumée au sens d’un ressaisissement mais d’un s’offrir à l’autre jusqu'à la substitution. « L’exposition à autrui est désintér-essement – proximité, obsession par le prochain ; obsession malgré soi, c’est-à-dire douleur. »262 La douleur ne vient pas par une brutalité simplement subie par le moi, elle vient parce que l’exposition à l’autre s’impose comme une assignation au pour-l’autre, comme ce que je n’ai pas choisi et qui me contraint de m’opposer à ma propre jouissance. « Si le pour-l’autre est un malgré-soi, si ce malgré-soi n’est pas un pur subir, une pur et simple passivité de l’effet, si en un certain sens il est plus humble que le subir et ainsi concerne le sujet qui subit dans son unicité – c’est en tant que pointant dans la jouissance autour de laquelle le moi s’affirme et où il se complaît et se pose. »263 La jouissance est contrainte de se désubstantialiser, d’inverser le mouvement d’intériorisation, d’assimilation, pour donner en se donnant. « Donner, être-pour-l’autre, malgré-soi, mais en interrompant le pour-soi, c’est arracher le pain de sa bouche, nourrir la faim de l’autre de mon propre jeûne. »264 S’offrir à l’autre, pour-l’autre c’est aussi souffrir pour-l’autre. « La subjectivité de sujétion du Soi est la souffrance de la souffrance – l’ultime s’offrir ou la souffrance dans le s’offrir. »265 Mais de nouveau, cette affection éthique comme affection première et nécessaire parce qu’éthique et donc antérieure à tout commencement d’un moi ne supprime pas l’auto-affection du moi dans la jouissance mais la suppose plutôt. Tout comme Henry, Lévinas conçoit l’affection sous le mode de la passivité, passivité radicale. Evidemment ces passivités ne se donnent pas de la même 262 AE, p. 92. AE, p. 93. 264 AE, p. 94. 265 AE, p. 92. 263 116 manière mais elles marquent pourtant toutes deux, que le fait propre de la subjectivité, n’est pas une reprise de soi dans un choix, elle est primitivement donné-à-soi, donné-à-soi qui se convertit chez Lévinas en un donne-à-l’autre. Henry pense le sujet dans une auto-affection transcendantale une passivité absolue, passivité qui est la marque même de l’intériorité qui ne peut être convertie. Le « se sentir soi-même » n’est pas un retournement de la passivité en activité, dire cela serait faire une analogie trop rapide entre la formulation de l’affectivité chez Henry et la formulation idéaliste de la conscience de soi comme action de la conscience sur elle-même, l’image d’une essence magmatique est sans doute plus proche de son intuition mais n’induit pas forcément une activité parce que Henry insiste lourdement sur la simplicité de cette essence qui se sent elle-même par sa coïncidence avec elle-même en chaque point de son être. Mais cette coïncidence ne doit pas non plus faire penser à une immobilité, la vie est un mouvement, le mouvement en Soi de la Vie et celui de venue à soi d’un Soi, mais cela n’implique pas une différence au sens ek-statique et encore moins une quelconque forme d’« écart »266. S’il y a une différence elle doit être pensée comme une viscosité, d’un glissement adhérent, dans lequel réside intrinsèquement la différence, le Soi et la Vie étant identique. De la même manière, chez Lévinas la passivité ne peut se retourner en reprise. En effet, l’exposition à l’autre n’est pas le choc qui réveillerait le moi en révélant l’existence de l’autre, après quoi il pourrait tel un bon samaritain se tourner vers les souffrances de l’autre avec bonté, le pour-l’autre ne souffre d’aucun pouvoir, ni vouloir. La conversion du pour-soi au pour-autrui ne relève pas d’un choix, la bonté est bonté malgrésoi. « Par-là, la lutte reste humaine et la passivité ne contrefait pas l’essence dans le Comme le propose F-D Sebbah dans son L’épreuve de la limite, Derrida, Henry, Lévinas et la phénoménologie, (collège international de philosophie) PUF, 2001. 266 117 ressaisissement de soi par le moi, fût-il vouloir du sacrifice ou générosité. »267 Cette formulation extrême de l’affectivité ouvre à la question d’Autrui proprement dite. §3 Altérité et communauté. Chez Lévinas comme chez Henry, Autrui se donne originairement en dehors de la constitution intentionnelle. Il se donne en dehors de tout concept de toute représentations et hors de l’horizon transcendantal, hors du monde. Mais le rapprochement s’arrête sans doute ici, Henry cherche à penser l’expérience de l’Autre sur le fond de la vie transcendantale comme étant la réalité même de la communauté. C’est donc sur le mode de la communauté que se pense l’autre. C’est dans un commentaire sur la cinquième méditation cartésienne de Husserl268 que Henry élabore sa réponse à l’encontre de l’argument le plus souvent opposé à sa phénoménologie, c’est-à-dire l’absence de l’expérience d’autrui. Il nous a paru intéressant d’exposer plus largement son raisonnement, celui-ci n’ayant pas été exposé antérieurement, et cala pour pouvoir avoir matière à comparaison avec Lévinas. Pour dégager l’idée de communauté qui éclairera cette expérience de l’autre comme expérience d’ « être en commun », il faut savoir quelle est cette réalité qui est en commun, mais aussi qui sont ceux qui ont en commun cette réalité, les membres de la communauté. Enfin, il faut savoir comment cette réalité leur est donnée, c’est-à-dire la question phénoménologique proprement dite. Henry répond tout de suite à ces questions en affirmant que la réalité en commun, la réalité des membres de la communauté et le mode de donation de cette réalité sont une seule et même chose, c’est-à-dire la réalité unique et essentielle de 267 EA, p. 92. Ce commentaire se trouve dans la troisième partie de Phénoménologie matérielle, intitulé Pathos-avec, 1. Réflexions sur la cinquième méditation cartésienne de Husserl. 268 118 la vie. « ... : l’essence de la communauté est la vie, toute communauté est une communauté de vivants. »269 Cette vie est évidemment la vie transcendantale de l’auto-affection, dont le mode de donation est auto-donation, la vie donne mais ce qu’elle donne, elle le donne à ellemême sans jamais être séparée d’elle, ni ouvrir de chemin qui pourrait à une autre réalité qu’elle. « La vie est donc entendue comme subjectivité absolue en tant qu’elle s’éprouve elle-même et n’est rien d’autre que cela, le pur fait de s’éprouver soi-même et sans distance. » Cette vie qui est la réalité de la communauté est donc pure intériorité mais elle est aussi essentiellement, subjectivité et c’est en ce sens que les membres de la communauté sont des vivants. Du point de vue de Lévinas, une telle conception selon laquelle le rapport à l’autre se fait sur le mode de la communauté est irrecevable. Henry retombe dans la critique que Lévinas adressait à Heidegger, c’est-à-dire, penser l’individu et sa relation avec autrui à partir de la communauté à partir de laquelle l’un et l’autre sont pensés. De plus se poser la question de savoir quelle réalité est commune aux membres de la communauté serait faire appel, à l’instar de l’Etre heideggerien, à un « milieu » pour fonder la relation à autrui. « Milieu » qui d’un point de vue lévinasien annulerait toute possibilité d’une altérité authentique et, autant le dire toute suite, d’une véritable relation. Les sujets possèdent la vie en commun, non pas comme on possède une chose contingente mais comme le mode réel et absolu de leur être, leur subjectivité même. La vie elle-même est subjectivité comme identité de l’affectant et de l’affecté, pure épreuve de Soi, l’essence de l’ipséité. Dès lors, les membres entrent dans la communauté, non pas comme entités entrant dans la vie à partir d’une extériorité sinon ils ne seraient pas de la même essence et donc ne seraient pas des sujets, ni comme un ensemble de membres 269 PM, p. 161. 119 soumis au concept commun de communauté. « Seulement ils y entrent [les membres] à partir de la vie en eux »270 Les membres entrent dans la vie à partir de la vie elle-même, vie qui est toujours déjà « en eux » pour autant qu’ils soient des vivants. Dans la mesure où, « cette vie est chaque fois un vivant »271. Voilà une conception qui selon Henry rend compte de la communauté et de l’individu sans jamais subordonner l’un à l’autre. Cette non hiérarchisation est rendue possible par le fait même de la radicalité de l’intériorité de l’individu qui s’individualise dans cette vie s’individuant en lui. Et cela parce que l’essence de cette vie, réalité commune à tous les membres de la communauté, est la subjectivité même. « La tentative d’opposer l’une à l’autre la communauté et l’Individu, d’établir entre eux un rapport hiérarchique est un simple non-sens, elle revient à opposer à l’essence de la vie ce qui est impliqué nécessairement par elle. »272 La définition de cet ego va donc prendre à rebours l’ego husserlien. Ce que je suis c’est ce Hic absolu, ipséité de la subjectivité. Ce Hic exclu tout illic, il se donne donc en dehors de toute intentionnalité, de toute représentation, bref de toute visibilité du monde et de son horizon. Il n’y donc aucune convertibilité que se soit, entre ce Hic et le illic. Sur cette inconvertibilité du Hic et du illic, Lévinas serait sans doute d’accord mais que l’ego participe d’un ego absolu voilà qui pose problème. Toute l’idée lévinasienne de la subjectivité se base sur la nécessité préalable de la séparation. Le sujet s’extrait de la participation qui totalise et rend anonyme ; sortir de l’existence indifférenciée c’est créer une distance par laquelle à la fois se donne un sujet et est rendu possible une relation d’altérité avec autrui. Chez Henry la subjectivité se donne dans la même vie pour tous les vivants. Il n’y a pas de séparation, bien au contraire la vie est définie par une 270 PM, p. 162. PM, p. 170. 272 PM, p. 163. 271 120 immédiateté qui ignore tout écarts. Et le fait que cette vie soit essentiellement ipséité n’y change rien car pour Lévinas c’est l’indifférenciation qui définit l’anonymat. Revenons un instant à cette vie transcendantale qui est auto-affection et la subjectivité même. Si pour qu’il y ait communauté il faut des individus, il faut aussi des relations entre eux, mais quel type de relations ? Car penser la relation sur le mode du sens et de la constitution, c’est déjà induire des représentations du type mon ego et le sien, le moi et l’autre, de telle manière que l’élucidation de l’expérience de l’autre, tombe déjà dans l’irréalité et manque par-là, sa donation originaire et effective. Pour élucider ce mystère, Henry cherche à penser la relation en son lieu primitif c’est-à-dire là où elle n’est pas encore pensée comme relation parce qu’elle n’implique encore aucun moi qui se pense comme tel et donc aucun autre en tant qu’autre, c’est la relation l’enfant à sa mère sous sa première forme. « L’enfant ne se perçoit pas plus comme enfant qu’il ne perçoit sa mère comme sa mère. Et cela parce que l’horizon où il pourrait s’apercevoir comme l’enfant de sa mère ne s’est pas encore levé. »273 Dans une telle expérience, la subjectivité est entièrement abîmée en elle-même, elle est pure épreuve d’elle-même, impossibilité de se jeter hors d’elle et cela parce que le monde et la notion même de relation lui sont étrangers. Les objections à cette idée de la communauté, qui viennent de suite à l’esprit sont d’abord, que ce type relation est une expérience limite, qui ne peut en aucun cas exemplifier toute communauté possible et ensuite, que penser la communauté en dehors des communautés mondaines avec leurs sympathies et leurs haines et leurs histoires ne peut mener qu’a une vision abstraite et dangereusement naïve. A cela il répond que cette vie absolue n’est pas les communautés mais l’Arché de toutes communautés quel que soit l’âge de ses membres, sa genèse historique, son développement culturel. « Pas plus que l’animal 273 PM, p. 171. 121 de Nietzsche, l’enfant de Freud ne désigne une étape dans un processus, c’est le titre caché d’une essence, de l’essence de la vie. 274» Henry prend un autre exemple, la communauté de psychanalyse formée par l’analyste et l’analysé, bien que l’analyste cherche à faire comme si il n’était pas en relation. La psychanalyse traitant principalement les névroses de transfert, sa thérapie consiste précisément à un transfert, à la répétition du transfert mais cette fois à but thérapeutique. En fait, souligne-t-il, il n’y a pas un transfert de début et un transfert de fin qui se voudrait être sa résolution, entre les deux le transfert se répète constamment. Mais comment la psychanalyse clôt-elle cette répétition ? Le problème n’étant pas tant le transfert lui-même que la répétition. La répétition étant la conséquence de la nature même de cette vie transcendantale. La vie est répétition mais pas au sens de la répétition d’un même événement car cela ferait encore dépendre cette répétition essentielle aux lois du monde. « La vie est répétition pour autant qu’elle n’advient pas dans un monde et que, en l’absence de toute mise à distance et dans l’impossibilité d’en instituer une entre elle et elle, elle est ce qu’elle est à jamais. C’est pourquoi aussi elle fait ce qu’elle fait et ne cesse de le faire. »275 C’est en ce sens que le transfert se répète, comme une force inconsciente obstinée et aveugle s’actualisant dans l’immanence originaire d’un Soi, comme condition de possibilité de toute action. Mais qu’est-ce donc qui se répète dans le transfert ? C’est l’affect, l’affect est donc, comme nous l’avons vu, une force. Tout l’enjeu de la psychanalyse est donc – par le biais du drame de la verbalisation qui n’est jamais qu’un prétexte – d’aller chercher cet inconscient comme il se donne comme affect et force pure. Cette force n’est, dès lors, pas si inconsciente dans la mesure où contrairement à la représentation elle est toujours présente. Toute force est un affect et tout affect est une 274 275 PM, p. 171-172. PM, p. 173. 122 force en ce sens que cet affect qui se charge de lui-même dans cette vie, se souffre et se supporte lui-même. Mais lorsque la souffrance et la charge de cet affect deviennent insupportable, la vie tente de se fuir, mais cette fuite étant impossible, de par l’intériorité absolue de celle-ci, elle se met en mouvement à l’intérieur d’elle-même. Ce mouvement, ce changement dans la vie c’est la pulsion, la force de la vie contre laquelle, par définition, on ne peut rien. C’est là que se trouve la réponse au type de relations qu’entretiennent les membres de la communauté, « la nature de leurs relations est identique à leur propre nature »276, c’est-à-dire celle de la vie. « toute communauté est par essence affective et, du même coup, pulsionnelle »277 et cela compris pour toute communauté en général. A vrai dire cela ne semble pas résoudre notre problème en profondeur. Lorsque, dans la caresse érotique, je caresse l’autre, le caressé en fait l’expérience, mais cette expérience me reste à tout jamais étrangère, c’est toujours moi qui fait l’épreuve de moi-même comme caressant. Mais ce qui est en commun au caressé comme au caressant c’est cette vie, non pas la vie avec ses contenus affectifs particuliers, de la joie, de l’agitation, de la paix, de la colère, mais le Fond même de cette vie en laquelle se donne toute subjectivité et donc tout affects particuliers. « Voilà donc ce que les membres de la communauté ont en commun : la venue en Soi de la vie en laquelle chacun d’entre eux vient en soi comme ce Soi qu’il est. »278 C’est cette expérience primitive, subjectivité absolue sans sujet, ni autre, dans laquelle pourtant et identique à elle, tout sujet et tout autre s’expérimentent, mais ils ne le savent pas. « Cette épreuve est l’autre qui a le Fond en lui comme le moi a le Fond en lui. 276 PM, p. 175. PM, p. 175. 278 PM, p. 177. 277 123 Mais cela ni le moi ni l’autre ne se le représentent. »279 Dire que le moi et l’autre ignorent qu’ils partagent ce Fond commun auquel ils alimentent leur subjectivité n’est vrai que si on réduit tout savoir au savoir du monde et de la lumière. Mais en vérité, ils le savent parce que ce Fond en tant qu’ipséité absolue et donc expérience primitive, est aussi l’intelligibilité première. « En fin de compte, il n’y a qu’une seule communauté, située en ce lieu que nous avons essayé de cerner, une seule sphère d’intelligibilité où tout ce qui est intelligible aux autres et à soi-même sur le fond de cette intelligibilité primordiale qui est celle du pathos.» Toute intelligibilité de l’autre, toute communauté constituée, tout sens commun, est second et trouve sa condition dans cette intelligibilité première de cette communauté unique, la Vie. Voilà donc ce Fond transcendantal de la vie à laquelle tous les vivants participent et par lequel ils se savent, par la révélation originaire de l’auto-affection de la vie comme membre de la communauté. Pour Lévinas, cela est une conception erronée de la relation à autrui, une relation dans laquelle il n’y a ni Moi ni Autre n’est précisément pas une relation une telle expérience relève de l’ « il y a », c’est-à-dire d’une expérience de l’existence comme submersion du sujet dans une existence indifférenciée. En outre, croire que l’autre dans l’extériorité et la transcendance ne peut être compris que sous le mode de la représentation, par opposition à un Moi lui-même représenté, c’est ignorer que l’autre n’est pas un simple formalisme mais une expérience effective, c’est ignorer que l’autre se révèle dans le visage. L’extériorité pour Lévinas loin d’être le lieu privilégié de la visibilité et de la représentation, qui ne sont d’ailleurs dans la jouissance, que des modes de l’intériorité c’est ignorer l’expérience authentique de l’extériorité et de la transcendance c’est-à-dire l’éthique. La communauté des vivants chez Michel Henry est un ensemble d’êtres sans visage. 279 PM, p. 178. 124 Encore une fois les différences sont criantes. Les vivants participants à un être unique celui de la vie ne se rencontre jamais, ils sont toujours déjà ensemble. Alors que pour Lévinas une altérité ne peut se donner que pour autant qu’elle ne participe pas du même être que moi, qu’elle soit l’être au-delà de l’être ou l’autrement qu’être, c’est là le sens de la transcendance d’autrui. Ici la question de la liberté et de la responsabilité ne se pose même pas la subjectivité henrienne est essentiellement un « je peux », une pulsion et celle-ci se meut au sein de la vie absolue, ignorant tout de la lumière dans laquelle se donne les individus qui vivent en elle. Pourtant la vie est féconde, elle s’engendre en elle-même engendrant des vivants qui s’engendrent en elle. La Vie est pur Don de vie. La fécondité aussi est un thème cher à Lévinas mais celle-ci se donne dans le Désir de l’infini. Désir de l’infini qui n’est pas seulement peur de tuer mais don de l’être, désir de donner naissance.280 Du point de vue lévinasien, la pensée henrienne continue à poser la question de l’expérience d’autrui dans l’ordre de l’ontologie, ce dont il s’agit c’est de trouver l’être de cette relation mais si la communauté et le sujet sont de la même essence, il n’y a ni sujet, ni communauté. La conception qui voudrait que j’accède au hic de l’autre via un Hic absolu méconnaît cette transcendance et ne conçoit l’autre que sous le mode de l’immanence. Alors que pour Lévinas l’expérience de l’autre ne se donne pas par la donation de son intériorité sous quelque mode que ce soit, c’est l’extériorité qui révèle l’autre comme autre, ce n’est pas ce que je suis qui fait l’autre mais précisément ce que je ne suis pas qui fait l’altérité d’autrui. L’extériorité n’étant pas celle du monde, celui-ci relevant finalement toujours de l’intériorité pour Lévinas. Henry resterait encore, de ce point de vue prisonnier d’une vision de l’autre comme alter ego. L’expérience de l’autre ne se donne pas 280 J-L Thayse, Fécondité et évasion chez Lévinas, in Revue philosophique de Louvain, 1998. 125 primitivement dans une éthique, chez Henry, il s’agit toujours d’une préoccupation ontologique. Alors qu’Autrui, chez Lévinas, est un « thème réparateur »281 qui vient palier aux insuffisances de l’être et libérer le sujet de sa pesanteur, l’être est, chez Henry, toujours suffisant par lui-même pour qu’existe un sujet et un autre et le sujet n’a pas besoin de liberté pour fonder sa relation à l’autre. Il faut toutefois nuancer cette lecture, comme il a été dit, l’autre se donne chez Henry comme chez Lévinas dans un bouleversement, bouleversement qui chez Henry ne se donne pas dans une transcendance bien sûr, mais dans l’immanence même, c’est un dérangement de la vie du Soi immédiatement par l’autre vivant, l’autre induit un mouvement immédiat en moi hors de toute vision, de toute présence dans l’ekstase. En se sens, l’altérité ne se donne qu’entre Ego pas dans la Vie commune, elle qui ne connaît pas d’altérité. De cette façon, l’altérité de l’autre Soi est plus grande pour moi que l’altérité même de Dieu.282 En guise de conclusion : penser la phénoménologie, encore. Ce travail cherchait seulement à montrer comment nos deux penseurs, alors que mus par des préoccupations différentes, se rapportent à deux pensées fondamentales de l’histoire de la philosophie. Le moment cartésien se pose dès Husserl comme l’événement inaugural rendant possible une pensée du sujet comme sujet, c’est-à-dire une phénoménologie. Les conclusions tirées par l’un et par l’autre, de ce texte fondamental en montre l’extraordinaire fécondité qui d’ailleurs est encore loin d’être épuisée et qui, dans les deux cas, a permis de penser un sujet dégrisé de tout idéalisme. L’œuvre heideggerienne J-F Bernier., Négation et révélation. L’ontologie et la question de l’au-delà dans la pensée d’Emmanuel Lévinas, in Les études philosophiques, PUF, n°3/2000, p. 345. 282 B. Forthomme, L’épreuve affective de l’autre selon Emmanuel Lévinas et Michel Henry, in Revue de métaphysique et de morale, 91 (1986), p 91-93. 281 126 étant l’achèvement de celui-ci, achèvement d’autant plus fameux qu’il se construit dans une lutte consciente contre l’idéalisme, réalisant pleinement son refoulement. En effet, tous deux dénoncent chez Heidegger, l’idée d’un sujet primitivement au monde, auprès des choses et des autres, qui se projette dans un horizon, horizon et ses lois auxquels se subordonnent, pour l’un la subjectivité et pour l’autre l’altérité d’autrui et qui trouve en lui la source de son devenir. Cette sortie de l’être-aumonde par Henry et Lévinas montre une expérience qui défie les lois du monde, à la fois les ignore et les rend possible. Hors du monde et pourtant expérimenté par un sujet dans la mesure où cette expérience loin d’être une curiosité existentielle exotique est la condition de toute subjectivité. Nous pouvons nous demander si ces deux formulations radicales de la subjectivité ne dégagent pas finalement deux polarités fondamentales de l’existence entre lesquelles se déploierait un être au monde désormais réintégré dans ses conditions primitives comme ce sur quoi aucune conscience, aucun être-là, ne pourrait porter de décrets mais qui serait la condition de possibilité de toute conscience et de toute liberté. Si cette référence à une expérience se donnant en dehors de la lumière du monde et de la représentation explique en partie l’inspiration exégétique de nos auteurs cette référence doit être moins vue comme un engagement envers une confession particulière que comme l’inspiration liée au dialogue avec ce fond d’expérience humaine que constitue les grandes traditions spirituelles de l’humanité. Comme le dit Lévinas « il n’y a pas une seule chose dans une grande spiritualité qui soit absente d’une autre grande spiritualité. »283 Cette voie du dialogue reste l’une des perspectives les plus intéressante parce qu’elle puise sa force existentielle du fond spirituel commun de l’humanité. La spiritualité n’est pas ici, comme nous le montre ces deux œuvres, à prendre sous le mode restrictif de religiosité mais 283 DQVI, p. 148. 127 peut-être comme le montre Michel Henry au sens de culture c’est-à-dire d’une extériorité qui s’alimente de la vie tout en l’alimentant en retour, permettant l’accroissement infini de celle-ci.284 En ce sens la phénoménologie est susceptible d’une inspiration infinie, inspiration qui est, comme nous l’apprend Lévinas, une obligation, le don même de l’altérité dont je dois porter le témoignage. Contrairement à la science qui selon lui s’alimente à la vie sans l’alimenter en retour accomplissant sa dénaturation et sa destruction. 284 128 Bibliographie : 1. Ouvrages d’Emmanuel Lévinas : LEVINAS, E., En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Librairie Philosophique J. Vrin, 2001, Paris. LÉVINAS, E., Totalité et infini, essai sur l’extériorité, Martinus Nijhoff, 1971, (Le livre de poche.) LEVINAS, E., Le Temps et l’Autre, Fata Morgana, 1979, (Quadrige PUF 8eédition, 2001.), Paris. LEVINAS, E., De l’Existence à l’Existant, Librairie Philosophique J. Vrin, 1998, Paris. LEVINAS, E., De Dieu qui vient à l’idée, Librairie Philosophique J. Vrin, 1998, Paris. LEVINAS, E., Entre nous, essai sur le penser à l’autre, Grasset 1991 (Le livre de poche). LEVINAS, E., Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972 (Le livre de poche). 2. Ouvrages de Michel Henry : HENRY, M., Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000. HENRY, M., Phénoménologie matérielle, PUF (Epiméthée), 1990. HENRY, M., Généalogie de la psychanalyse, PUF (Epiméthée), 1985. HENRY, M., L’essence de la manifestation, tome 2, PUF (Epiméthée), HENRY, M., C’est moi la vérité, pour une philosophie du christianisme, Seuil, 1996. 3. Articles et contributions sur Emmanuel Lévinas : J-F Bernier., Négation et révélation. L’ontologie et la question de l’au-delà dans la pensée d’Emmanuel Lévinas, in Les études philosophiques, PUF, n°3/2000. J. Greisch., Descartes selon l’ordre de la raison herméneutique, le “ moment cartésien chez Michel Henry, Martin Heidegger et Paul Ricœur, in Revue de science philosophique et théologique, n°73, 1989. 129 J. Greisch, Heidegger et Levinas interprètes de la facticité, in E. Levinas, Positivité et Transcendance, suivi de Levinas et la phénoménologie, dir. J.-L. Marion, PUF (Epiméthée), Paris, 2000. J-L Thayse, Fécondité et évasion chez Lévinas, in revue philosophique de Louvain, 1998. 4. Articles et contributions sur Michel Henry : R. Kühn, réception et réceptivité. La phénoménologie de la vie et sa critique, in Revue philosophique, PUF, n°3/2001. J-M. Longneaux, D’une philosophie de la transcendance à une philosophie de l’immanence, in Revue philosophique, PUF, n°3/2001. 5. Articles et contributions sur Emmanuel Lévinas et Michel Henry : R. Calin., Passivité et profondeur. L’affectivité chez Lévinas et M. Henry, in Les études philosophiques, PUF, n°3/2000. B. Forthomme, L’épreuve affective de l’autre selon Emmanuel Lévinas et Michel Henry, in Revue de métaphysique et de morale, 91 (1986), p 90-114. F-D Sebbah, L’épreuve de la limite, Derrida, Henry, Lévinas et la phénoménologie, (collège international de philosophie) PUF, 2001. 6. Autres ouvrages : Dubois, C., Heidegger. Introduction à une lecture, Editions du Seuil (Point essais), 2000. Heidegger, M., Etre et Temps, NRF Editions Gallimard (Bibliothèque de philosophie), 1986. Descartes, R., Méditations métaphysiques, Granier-Flammarion, 1979. Calin, R., Sebbah F-D., Le vocabulaire de Lévinas, Ellipse (coll. Vocabulaire de ...), 2002. 130