UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLES
Faculté de philosophie et lettres
Etre et subjectivité chez Emmanuel Lévinas
et Michel Henry
Mémoire réalisé par Jean-Laurent
Gillain, en vue de l’obtention du
grade de licencié en philosophie.
Année académique 2003-2004.
1
TABLE DES ABREVIATIONS DES PRINCIPAUX OUVRAGES UTILISÉS
OUVRAGES D’EMMANUEL LEVINAS :
EDE
En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, 2001, Paris.
E
De l’évasion, Le livre de poche.
TI
Totalité et infini, essai sur l’extériorité, Le livre de poche.
TA
Le Temps et l’Autre, PUF, 2001, Paris.
EE
De l’Existence à l’Existant, Vrin, 1998, Paris.
DQVI
De Dieu qui vient à l’idée, Vrin, 1998, Paris.
AE
Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Le livre de poche.
OUVRAGES DE MICHEL HENRY :
I
Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000.
PM
Phénoménologie matérielle, PUF, 1990.
GP
Généalogie de la psychanalyse, PUF, 1985.
EM
L’essence de la manifestation (tome 2), PUF,
2
Introduction.
Première partie : Emmanuel Lévinas et Michel Henry face à l’événement heideggerien..p. 6.
1. Réception et renversement de l’ontologie heideggerienne dans l’œuvre de Lévinas….p. 6.
§1 L’Etre et son Autre…………………………………………………………………….p. 7.
§2 Jouissance et être-au-monde…………………………………………………………p. 23.
§3 Etre-avec et face-à-face...............................................................................................p. 39.
2. Destruction de l’ontologie Heideggerienne chez Michel Henry……………………...p. 53.
§1 Affection et temps…………………………………………………………………….p. 57.
§2 Méthode et donation.....................................................................................................p. 59.
Deuxième partie : Répétition cartésienne et fondation………………………………….p. 61.
1. Le moment cartésien de la sortie de l’ontologie chez Lévinas : L’infini……………..p. 66.
§1 Relation sans rapport, l’infini et son idée……………………………………………p. 66.
§2 Le cogito et l’Autre, l’athéisme et la religion………………………………………..p. 73.
§3 L’infini et le Dasein…………………………………………………………………..p. 80.
2. Elucidation du cogito cartésien et auto-affection chez Michel Henry : La Vie………p. 84.
§1 Le cogito et l’oubli de son commencement…………………………………………..p. 85.
§2 Le Dasein à l’épreuve du « commencement »……………………………………….p. 95.
Troisième partie : L’Etre, Le Sujet, l’Autre et la Vie………………………………….p. 106.
§1 Sujet et existence……………………………………………………………………p. 106.
§2 Sujet, vie et affectivité……………………………………………………………....p. 112.
§3 Altérité et communauté……………………………………………………………..p. 118.
En guise de conclusion : penser la phénoménologie encore…………………………..p. 126.
3
Introduction.
La phénoménologie a été pour le siècle dernier, autant que pour les débats
actuels au centre des préoccupations liées aux questions de l’être et du sujet. Ce travail
cherchera à explorer cette relation intime entre phénoménologie, ontologie et anthropologie
à travers deux développements originaux, ceux d’Emmanuel Lévinas et de Michel Henry.
Ces deux philosophies fondent chacune leur rapport à l’être et au sujet sur une expérience
phénoménologique originaire, la vie comme expérience de l’auto-affection chez Henry et
autrui comme expérience de l’infini chez Lévinas. Ces développements de la
phénoménologie, jamais désengagées d’une radicalité de l’expérience humaine, tirent
évidemment leurs substrats philosophiques et historiques de l’acte fondateur husserlien,
mais aussi et surtout du moment heideggerien par « “ l’intention signifiante ” – possibilité
découverte par Husserl, mais rattachée par Heidegger à l’intellection de l’être en
général »1. Mais que ces deux pensées se soient développées dans le contexte heideggerien
et en même temps dans une tentative de s’en dégager, montre l’indéniable présence de
l’événement heideggerien. Dans ce contexte, la négation de l’ontologie heideggerienne n’a
souvent comme effet que d’en réaffirmer le fond.
Mais si en effet il y a une critique de l’ontologie contemporaine chez nos
deux auteurs, celle-ci tire sa légitimité et son fondement d’un événement plus marquant
encore et d’où Heidegger lui-même et l’ensemble de la phénoménologie tirent leur origine
celui de l’avènement de la modernité, le cartésianisme. C’est à travers la relecture des
méditations métaphysiques que Lévinas et Henry redéploient l’ensemble des rapports (si
1
L’ontologie est-elle fondamentale ?, in EN, p. 13.
4
l’on peut parler de rapports chez Henry) entre être et subjectivité en leur donnant un contenu
éthique pour le premier et un contenu pathétique pour le second.
Le choix de Heidegger comme entrée dans ces deux œuvres est motivé non
seulement par le fait qu’investiguer la question de l’être et du sujet c’est interroger ce geste
historique par lequel le sujet assume l’être, mais aussi et surtout parce que ce geste est
compris par Henry comme par Lévinas comme un désastre ontologique.
La revisitation des méditations métaphysiques par Henry et Lévinas quant à
elle, outre le retour à Descartes qui s’apparente à un pèlerinage obligé de toute
phénoménologie, prend l’allure d’une quête de la réparation de cette perte de la subjectivité
contrainte de n’être qu’au monde, exposée à la lumière sans retrait.
La première partie de ce travail traitera de la réception de la critique et de
l’acclimatation de l’ontologie et de l’anthropologie heideggerienne dans la pensée de nos
deux auteurs.
La seconde partie cherchera, à travers les lectures henriennes et
lévinasiennes des méditations métaphysiques, les voies cartésiennes du dépassement de
l’ontologie et du sujet heideggerien.
Enfin, la troisième partie se présentera sous la forme de discussion sur les
thèmes communs et spécifiques.
5
PREMIÈRE PARTIE :
HEIDEGGERIEN.
LÉVINAS
ET
HENRY
FACE
À
L’ÉVÉNEMENT
Si Henry et Lévinas développent chacun une critique virulente de l’œuvre
heideggerienne ceux-ci ne restent pas moins tributaires de cet héritage pour la formulation
de leur propre philosophie. Il ne s’agit pas ici d’une évaluation de la pertinence de la lecture
de l’un et l’autre auteur par rapport à une lecture qui se voudrait canonique. Il s’agit de
montrer la manière dont les deux auteurs ont réceptionné la pensée heideggerienne et
comment ils ont construit leur critique par rapport à leurs propres développements.
1. Réception et renversement de l’ontologie heideggerienne dans l’œuvre d’Emmanuel
Lévinas.
Le rapport qu’entretient Lévinas avec l’événement heideggerien est
fortement tourmenté, toute l’œuvre est hantée par cette ambiguïté entre d’une part, la
fascination face au génie et la pertinence de cette phénoménologie de l’existence effective
qu’est Sein und Zeit et d’autre part, le dégoût face à ce qui sera désigné comme
l’aboutissement de la violence ontologique de la pensée occidentale. Il nous est impossible
de traiter le problème de la relation de Lévinas à la pensée Heideggerienne sur un chapitre
d’une quinzaine de pages. La présentation de ce point suivra la triple structure qui se dessine
tout au long de l’œuvre levinasienne et que nous chercherons à élucider dans la deuxième
partie de ce mémoire.
Le
premier
moment
de
cette
structure
est
celui
marqué
par
l’indifférenciation et qui trouvera diverses formulations, l’être en général, l’ “ il y a ”, la
participation, …
6
Le second moment est celui de l’individuation du sujet comme être au
monde, comme intériorité, c’est l’hypostase, la figure de l’athée, l’être séparé, marqué par la
lumière et la jouissance du monde.
Enfin, le dernier moment est celui de la libération de soi, de l’intériorité par
l’expérience de l’extériorité, l’expérience d’autrui, par le visage.
§ 1 L’Etre et son Autre.
La question de l’être est évidemment au centre à la fois de la fascination et
du traumatisme qui se vivent dans le rapport de Lévinas à l’œuvre Heideggerienne.
Dès 1932, dans une étude intitulée Martin Heidegger et l’ontologie,2
Lévinas célèbre l’immersion ontologique du sujet opérée par Sein und Zeit et la critique du
rationalisme et de l’empirisme qui en découle : « La philosophie intellectualiste – empiriste
ou rationaliste – cherchait à connaître l’homme, mais elle s’approchait du concept de
l’homme, en laissant de côté l’effectivité de l’existence humaine et le sens de cette
effectivité »3.
C’est cette effectivité, cette facticité, qui incarne aux yeux du jeune Lévinas
l’aspect révolutionnaire et la nouveauté radicale de la pensée heideggerienne. Dans un texte
de 1940, thématisant la différence fondamentale entre la phénoménologie husserlienne et la
pensée de Heidegger, Lévinas affirme que pour Heidegger l’existence à un sens, mais qu’il
« n’a plus la structure d’un noème. Le sujet n’est ni libre ni absolu, il ne répond plus
entièrement à lui-même. Il est dominé et débordé par l’histoire, par son origine sur laquelle
2
3
EDE, pp. 77-109.
EDE, p. 108.
7
il ne peut rien, puisqu’il est jeté dans le monde et que cette déréliction marque tous ses
projets, tous ces pouvoirs. »4
C’est la primauté traditionnelle de la relation d’intellection et de la
conscience absolue et libre qui est ici renversée, « L’évidence n’est plus le mode
fondamental de l’intellection : le drame de l’existence, avant la lumière, fait l’essentiel de la
spiritualité ».5
L’originalité de cette interprétation est la compréhension de l’aspect
fondamental de la dimension ontologique sur les dimensions existentielles et
anthropologiques de l’œuvre de Heidegger. La vie originaire de l’esprit se fait dans
l’immanence d’une situation effective et tire son sens de cet enchâssement ontologique,
l’esprit ne peut plus se poser primitivement en dehors de l’être, être qu’une conscience pure
qui n’aurait plus qu’à contempler ou contenir.
Mais très vite, s’insinue un malaise dans la fascination que Lévinas éprouve
envers cette pensée de la facticité. En 1935, dans son petit livre intitulé, De L’évasion,
Lévinas thématise la question de l’être sous les formes existentielles de l’enfermement.
L’être s’expérimente sous les traits de l’horreur, du dégoût d’être et de l’impossibilité de se
dégager de celui-ci. Toute tentative de se libérer de l’être est marqué par l’échec. L’être luimême est vidé de toute possibilité de néant de telle manière que l’être ne recèle en lui-même
aucune échappatoire, même dans sa négation. Ce texte préfigure une notion fondamentale
de la pensée Lévinasienne, l’ « il y a ».
C’est dans De l’existence à l’existant, en 1947, qu’est abordé pour la
première fois la notion, d’ « il y a ». L’ « il y a », c’est la réalisation de l’immersion
ontologique absolue, l’existence absolue par laquelle l’objet et le sujet se trouvent
4
5
EDE, L’œuvre d’Edmond Husserl, p. 69.
EDE, idem, p. 74.
8
indifférenciés. « L’ “ il y a ” transcende en effet l’extériorité comme l’intériorité dont il ne
rend même pas possible la distinction. Le courant anonyme de l’être envahi submerge tout
sujet, personne ou chose. »6 C’est l’ « être en général » dans la pureté de son néant,
impersonnel et anonyme car ayant consumé en lui toutes subjectivités – « il est plein, mais
plein de néant du tout ».7
L’expérience de l’ “ il y a ” – bien que la notion d’expérience soit
inappropriée pour un état de l’existence ou le rapport entre expérimentateur et expérimenté
est impossible – tire son sens existentiel de l’insomnie. L’expérience de l’insomnie est celle
d’une conscience vigilante et anonyme, induisant la dissolution des objets, de leurs formes
et de leurs contenus dans l’indifférence de la nuit, mais cette absence de forme implique
d’emblée l’omniprésence de l’informe qu’accomplit l’obscurité, dans cette existence pure,
plus rien ne peut être nommé, plus aucun substantif ne peut plus être distribué aux choses –
c’est l’anonymat essentiel
8
de l’ “ il y a ”. Seulement l’ “ il y a ” ne se manifeste pas que
dans la nuit obsédante de l’insomnie, même si elle semble en être le prototype, elle se
manifeste aussi dans la brutale matérialité derrière les formes éclairées. Nous verrons plus
loin comment, sans l’expérience du visage, les phénomènes se donnent dans un néant
insignifiant. « Les objets éclairés peuvent nous apparaître comme à travers leurs
crépuscules. »
9
Le monde est donc entièrement anéanti dans l’ “ il y a ”, il ne reste plus
que l’existence. Le fait que l’ “ il y a ” soit essentiellement être n’y change rien, l’être ne
suffit pas à faire un monde car le monde est essentiellement rapport au monde, d’une
conscience mue par l’intention.
6
EE, p. 94.
EE, p. 95.
8
EE, p. 95.
9
EE, p. 97.
7
9
Si cette expérience porte en elle quelques rapports avec l’angoisse
heideggerienne, pour Lévinas en tous cas, l’ « il y a » n’a rien de commun avec cette
expérience. L’ “ il y a ” n’est pas le retrait du sens laissant à la fois le monde nu de toutes
significations et le Dasein pleinement ouvert à son authenticité, lui révélant par là même son
être-pour-la-mort et l’irrémédiabilité de la geworfenheit qui le voue du même coup au
projet. « Horreur de l’être opposée à l’angoisse du néant ; peur d’être et non peur pour
l’être »10. Il ne s’agit pas de la peur de la mort mais de la peur de la condamnation à
l’existence perpétuelle. Demain, hélas ! il faudra vivre encore ! « Demain, contenu dans
l’infini de l’aujourd’hui. Horreur de l’immortalité, perpétuité du drame de l’existence,
nécessité d’en assumer à jamais la charge »11. Dès lors, la peur engendrée par l’ « il y a »
n’est pas la méditation de l’angoisse puisqu’elle terrasse la conscience elle-même.
Toutefois, il est vrai que les deux cas sont marqués par la perte du sens et l’indétermination
du monde. Lévinas reconnaît lui-même la filiation entre l’ « il y a » et le néant vécu dans
l’angoisse. Dans les conférences de Le temps et l’autre, Lévinas fait le rapport de l’ « il y
a » avec le néant heideggerien : « Ce retournement du néant en exister, on peut encore le
trouver chez Heidegger. Le néant heideggerien a encore une espèce d’activité et d’être : le
néant néantit. Il ne reste pas tranquille. Dans cette production du néant il s’affirme »12.
Mais Lévinas précise immédiatement qu’il s’agit pour lui de « promouvoir une notion d’être
sans néant, qui ne laisse pas d’ouvertures, qui ne permet pas d’échapper » 13. L’absurdité
de l’existence atteint ici un caractère absolu, en effet l’impossibilité de la maîtrise s’étendant
10
EE, p. 102.
EE, p. 102-103.
12
TA, p. 28.
13
TA, p. 28.
11
10
à la négation de l’existence. Par-là est réaffirmé la thèse fondamentale de l’ontologie
Lévinasienne, « l’être est le mal, non pas parce que fini mais parce que sans limites »14.
Dans cette perspective Lévinas va renverser à son tour l’idée
heideggerienne de l’être-jeté vers sa fin, c’est-à-dire de l’extase constitutive du Dasein.
L’angoisse comme compréhension du néant, est aussi la compréhension par l’être, de sa
propre finitude. Dès lors, le mal est toujours le signe chez Heidegger d’un manque d’être,
d’une absence de plénitude de l’être. Or cette conception va à l’encontre de l’idée d’une
intolérable présence de l’être et de la nécessité de s’en libérer. Pour Lévinas, le mal n’est
pas tant la conséquence du défaut d’être et de son inéluctable néantisation que de sa
suffocante omniprésence. « L’angoisse devant l’être – l’horreur de l’être n’est-elle pas
aussi originelle que l’angoisse devant la mort ? »15 « La peur du néant ne mesure que notre
engagement dans l’être. »16 La question même de l’être comme question traditionnelle de
la philosophie n’a pas à trouver de réponse, car « si la philosophie est la question de l’être –
elle est déjà assomption de l’être. Et si elle est plus que cette question c’est qu’elle permet
de dépasser la question et non d’y répondre. Ce qu’il peut y avoir de plus que la question de
l’être, ce n’est pas une vérité mais le Bien »17. Nous voyons que dès De l’existence à
l’existant, à l’identification de l’être au mal répond la nécessité du Bien qui doit se révéler
dans un au-delà de l’ontologie.
Mais comment une subjectivité, et donc un monde, peuvent-ils émerger de
l’existence indifférenciée de l’ « il y a ». Lévinas répond clairement que la question du
comment n’est pas une question philosophique, la phénoménologie n’est pas une physique,
même si plus tard seront énoncés les modes phénoménologiques de la séparation par la
14
TA, p. 29.
EE, p. 20.
16
EE, p. 21.
17
EE, p. 28.
15
11
jouissance. La venue à soi d’une conscience est le résultat de la maîtrise de l’existant sur
l’existence. « être conscience, c’est être arraché à l’il y a, puisque l’existence d’une
conscience constitue une subjectivité, puisqu’elle est sujet d’existence c’est-à-dire, dans une
certaine mesure, maîtresse de l’être, déjà nom dans l’anonymat de la nuit. »18 Pour être au
monde la conscience doit déjà être au-delà de l’être pur – c’est-à-dire être un moi, un
existant.
La question de l’événement de l’existant dans l’existence, dans De
l’existence à l’existant, s’exprime explicitement dans un dialogue avec Heidegger, comme
la reconduction de la question de la différence ontologique. La différence s’établit entre
d’une part, l’étant ou l’existant c’est-à-dire le fait d’exister, l’activité même d’exister,
« l’événement pur ou l’œuvre d’être »19 et d’autre part, l’existence ou « l’être en général ».
Cet être c’est l’ « il y a », cet « être en général » est impersonnel mais en même temps l’être
et l’étant ne sont pas des réalités distinctes qui trouveraient leur correspondance dans une
mise en relation a posteriori, « l’étant a déjà fait contrat avec l’être ; on ne saurait
l’isoler »20. Comment dès lors penser le rapport entre l’impersonnalité, la transcendance de
l’être et le fait que cette « généralité de l’être » « fait l’existence de l’existant »21 ? C’est ce
que décrira l’étrange dialectique par laquelle l’existant se pose dans l’existence et inaugure
la différence qui – par un retournement de la domination de l’être sur l’étant – rend possible
l’étant, c’est-à-dire la subjectivité même.
Il y a donc bien un engagement dans l’être mais cet engagement ne
commence pas d’un lieu extra-ontologique, l’étant est toujours déjà engagé et le
commencement est toujours recommencement dans l’obligation de celui-ci d’assumer l’être
18
EE, p. 98.
EE, p. 15-16.
20
EE, p. 16.
21
EE, p. 17.
19
12
dans chaque nouveau moment du temps. La dualité de l’existant et de l’existence ne se
manifeste entièrement par la prise de possession de l’existence par l’existant mais
« l’accomplissement de cette conquête sont attestés par certains moments de l’existence
humaine où l’adhérence de l’existence à l’existant apparaît comme un clivage. »22
L’existant dans la prise de son existence ne la maîtrise pas entièrement, l’existence est
lourde de tout son être. Les premières formes existentielles de cette dualité adhérente
s’actualisent dans la lassitude, la paresse, la fatigue et l’effort. Nous voyons très bien ici la
parenté de structure entre le Dasein et son effort de reprise sur son existence. La différence
est dans le fait que l’existant se donne à lui dans une prise initiale et événementiel au sein de
l’être, le Dasein quant à lui à toujours déjà été pris dans l’être il n’a comme alternative que
se résoudre à reprendre son existence à partir de lui-même.
L’hypostase est donc l’événement par lequel apparaît un substantif au sein
de l’ « il y a » impersonnel. Ce que cherche Lévinas n’est pas tant, dans un premier temps,
comme nous venons de le voir, la réfutation de l’existentialisme heideggerien que la
possibilité d’une fondation existentialo-déductive de celui-ci. « Sur le fond de l’“ il y a ” a
surgi un étant. La signification ontologique de l’étant dans l’économie générale de l’être –
que Heidegger pose simplement à côté de l’être par une distinction – se trouve ainsi
déduite. »23
Mais si par la conscience un existant surgit, la subjectivité n’est pas encore
la liberté. En effet pour Lévinas, la lumière du monde et l’intention, son désir, ne sont pas la
manifestation de la liberté mais il est plutôt possible de voir dans ces postures de la
conscience le retour de l’ « il y a ». « Le “je ” recule par rapport à son objet et par rapport
22
23
EE, p. 27.
EE, p. 141.
13
à soi, mais cette libération à l’égard de soi apparaît comme une tâche infinie. »24 « La
liberté du savoir et de l’intention est négative. C’est le non-engagement. »25 Ce dégagement
évite le définitif et le monde, la lumière de l’intentionnalité m’offre le temps par lequel
aucun moment n’est définitif. « Mais cette liberté ne m’arrache pas au définitif de mon
existence même, au fait que je suis à jamais avec moi-même. Et ce définitif c’est la solitude.
Dans l’univers compris, je suis seul, c’est-à-dire enfermé dans une existence définitivement
une. »26 Par-là, Lévinas montre que la liberté du sujet dans les épochés husserliennes ou
heideggerienne n’ouvre pas à la liberté car la distance face à l’être n’est jamais possible que
par l’être lui-même, elles ne libèrent pas de l’enfermement ontologique. La résolution qui
m’arrache à l’impropreté m’oblige à assumer l’existence à partir de moi-même mais elle ne
me libère pas de celle-ci, elle m’assigne au contraire au devoir-être.
Avec la notion d’ “ il y a ” Lévinas identifie un état qui précède le cogito,
c’est-à-dire une situation qui est avant « la scission de l’être en “ dedans ” et en
“ dehors. »27 La transcendance n’est donc pas le mode originel de l’ontologie et se montre
dès De l’existence à l’existant d’un autre ordre que celui de l’être sans pour autant se poser
comme sa contradiction c’est-à-dire le néant. L’au-delà de l’être ne peut alors venir que
d’une intervention d’une altérité imprévisible qui ne tire pas de l’être le principe de son
surgissement, qui lui est externe, transcendant.
Dans cet ouvrage, la question d’autrui reste périphérique, elle apparaît
comme le moyen d’une émancipation de l’existant par rapport à l’existence et reste
24
EE, p. 143.
EE, p. 143.
26
EE, p. 144.
27
EE, p. 172.
25
14
fortement tributaire de la question du temps. L’autre apparaît déjà comme événement et
transcendance qui s’absout de la relation mais cet absolu non réductible au terme d’une
dialectique ne se présente que comme le moyen de l’ouverture de l’existant à la temporalité.
La conclusion ne réserve d’ailleurs pas plus d’une phrase à la question de cette
transcendance. L’ensemble de cet ouvrage cherche à mettre en scène l’intrigue de cette
“ ontologie malheureuse ” où tout espoir d’allègement de l’être dans une autre
détermination de celui-ci ne fait que confirmer sous un autre mode l’enfermement
ontologique de l’existant. La conscience permet – dans le jeu de la lumière et de
l’inconscient, de l’anonymat et des modes de l’effort et du repos – une mobilité au sein de
l’être, elle s’en dégage pour s’y abandonner de nouveau et c’est par cette gesticulation
qu’elle progresse au sein de l’être, sans pour autant y voir un accès à son un au-delà, c’est
donc à un absolu imprévisible et immaîtrisable que l’existant doit son salut qui est
l’ouverture au dé-ontologique du temps par le visage d’autrui. Par lui-même donc, l’existant
est impuissant à se libérer de cette adhérence ontologique, irrémédiablement soumis à cette
fausse dialectique de l’engagement et du dégagement qui entérine toujours l’échec du
dégagement et la victoire de l’être.
Dans Totalité et Infini, le domaine de l’être et de tous ses modes va être
abordé sous le concept de totalité. Le concept de totalité s’applique aussi bien à l’être en
général qu’à tout être particulier, il est la loi de l’être par laquelle cet être tend à assimiler,
intérioriser, consumer toute extériorité, toute transcendance, à neutraliser toute altérité dans
le Même, à sans cesse totaliser. L’infini quant à lui échappe à toute totalisation, il n’est pas
de l’ordre de l’être bien qu’il soit encore parfois décrit comme l’être au-delà de l’être,
pourtant il n’est pas une essence et ne peut donc être saisi, même par son idée. Idée d’infini
15
qui, par le fait même qu’elle est toujours débordée par son ideatum, dans le sens ou celui-ci
lui est toujours extérieur, reçoit l’infini sous le mode du sentiment et non sous celui de
l’assimilation, sentiment qui ne comble donc jamais mais qui se creuse toujours, sentiment
infini de l’infini, Désir, Désir de l’au-delà de l’être. Ainsi se brise le règne de l’être et de
l’ontologie ouvrant à la métaphysique, à l’Autre de l’être.
Mais Totalité et Infini va plus loin, il ne s’agit plus seulement pour Lévinas
de montrer que l’altérité et la transcendance sont les conditions de la sortie du sujet de
l’enfermement ontologique ou de son accès à la temporalité, l’infini devient la condition de
possibilité de l’être lui-même, de la totalité.
La totalité s’exemplifie aussi dans la relation théorique comme acte libre de
connaissance posé par un Moi – régie par le logos de l’être – elle prive l’être connu de son
altérité et ce mode de rapport à l’autre, où l’altérité même de l’autre est détruite, est rendue
possible par la médiation d’« un troisième terme – terme neutre – qui n’est pas lui-même un
être. »28 Lévinas désigne ce troisième terme chez Heidegger comme l’être lui-même. En
effet, ce troisième terme « peut se manifester comme l’être distingué de l’étant : être qui, à
la fois, n’est pas (c’est-à-dire ne se pose pas comme étant) et cependant correspond à
l’œuvre à laquelle s’exerce l’étant, et ce n’est pas un rien. Etre sans l’épaisseur de l’étant,
il est la lumière où les étant deviennent intelligibles. »29 L’ensemble des théories régies par
l’intelligence de l’être est désigné par le terme d’ontologie et son mouvement général est
celui qui ramène l’autre au même, promeut la liberté qui est l’identification.
28
29
TI, p. 32.
TI, p. 33.
16
Pour Lévinas l’être de Heidegger n’est autre que l’horizon sur lequel se
découpe les formes des étants. A partir de l’être, à partir de l’horizon lumineux où l’étant à
une silhouette, mais a perdu sa face, il est l’appel même adressé à l’intelligence. La vérité
concernant l’étant suppose l’ouverture préalable de l’être. C’est donc l’être de l’étant,
l’horizon qui est le médium de la vérité. Mais Lévinas formule directement le problème de
la relation éthique, que des objets soient ainsi compris dans un horizon impersonnel ne porte
que très peu à conséquence. Mais « affirmer la priorité de l’être par rapport à l’étant, c’est
déjà se prononcer sur l’essence de la philosophie, subordonner la relation avec quelqu’un
qui est un étant (à une relation éthique) à la relation de l’être de l’étant, qui impersonnel,
permet la saisie, la domination de l’étant (à une relation de savoir), subordonne la justice à
la liberté. »30 Pour Lévinas, Heidegger subordonne indifféremment les objets et autrui – les
étants – à la relation de connaissance, c’est-à-dire la relation avec l’être. Relation qui par
essence, nous l’avons vu, détruit l’altérité de l’autre. Autrui est neutralisé au sein de l’être, il
est compris, il est saisi dans l’horizon de la lumière. Par-là, l’autre est sous l’empire du
pouvoir du même, c’est la liberté, il est possédé. L’autre homme est plongé dans l’anonymat
de l’être universel. Mais autrui est un étant qui n’est pas un donné mais qui refuse de se
donner. C’est, d’après Lévinas, aux sources de la pensée occidentale qu’il faut trouver
l’origine de cette « pensée comme obéissance à la vérité de l’être. »31
Cette origine c’est la pensée présocratique, qui est perçue par Heidegger
comme ce printemps de la pensée où l’être ne s’est pas encore oublié dans le sujet. Mais
c’est pour Lévinas le moment où l’homme possède la terre et se sédentarise. « Heidegger
comme toute l’histoire occidentale, conçoit la relation avec autrui comme se jouant dans la
30
31
TI, p. 36.
TI, p. 37.
17
destinée des peuples sédentaires, possesseurs et bâtisseurs de la terre. »32 Or la possession
est la forme par excellence sous laquelle l’autre devient le même en devenant le mien.
« L’être avant l’étant, l’ontologie avant la métaphysique – c’est la liberté avant la
justice. »33 Cette priorité de l’être est marquée par la « domination impérialiste » et la
« tyrannie ». Pour sortir de cette oppression « il faut intervertir les termes. »34
Pour Lévinas, l’exigence qu’oppose la métaphysique à l’ontologie est celle
de ne pas prendre l’étant qu’est autrui comme toujours déjà compris mais comme un être
infiniment distant, dont « l’autorité d’étant est déjà invoquée dans toutes les questions que
nous puissions nous poser sur la signification de son être. On ne s’interroge pas sur lui on
l’interroge. Il fait toujours face. »35 Dans cette relation à l’autre Lévinas ne voit pas
seulement l’impossibilité de l’ontologie, et de l’ontologie Heideggerienne en particulier,
dans la mesure où l’ontologie ne peut dominer la relation à autrui, celle-ci précédant toute
ontologie. Elle est la relation ultime dans l’être bien que ne se laissant pas assumé par lui. Et
si l’ontologie est possible, elle suppose la métaphysique.
Mais Lévinas ne récuse pas seulement la transcendance de l’horizon
transcendantal, sur le terrain de l’éthique, c’est-à-dire sur le fait qu’il annulerait l’altérité
d’autrui, il réfute sa transcendance sur le terrain même de l’ontologie, subordonnant
l’horizon transcendantal à l’exercice de la jouissance. Lévinas commence par une critique
générale de la sensation dans l’ontologie occidentale. La sensation ne doit pas dans sa
nature propre, être comprise comme le pendant subjectif de l’objectivité c’est-à-dire comme
un contenu qui n’aurait d’autre destin que de confirmer les formes du concept, la sensation à
une dignité propre, la jouissance. La jouissance est antérieure à toute reprise en main de la
32
TI, p. 37.
TI, p. 38.
34
TI, p. 38.
35
TI, p. 39.
33
18
conscience, qui réifierait les distinctions traditionnelles entre objets et sujets. Le privilège
donné à la vision dans l’œuvre d’objectivation oublie que le sens de la sensation ne s’épuise
pas nécessairement dans la vision de l’objet même, mais que le contenu affectif de la
sensation s’épanouit dans la jouissance de celle-ci.
Passons maintenant à la critique du privilège de la vision, telle qu’elle se
présente dans le mode de la manifestation des étants chez Heidegger. « Chez Heidegger, une
ouverture sur l’être qui n’est pas un être – qui n’est pas un « quelque chose » – est
nécessaire pour que, d’une façon générale un « quelque chose » se manifeste. »36 Le sujet
qui entretient l’œuvre de vision avec l’objet n’est plus l’articulation première de la vision,
ce qui origine la vision c’est le rapport de l’objet avec l’ouverture du vide à partir duquel il
est compris. Ce vide n’étant pas à son tour un objet mais tout objet ne pouvant être vu qu’à
partir de ce vide, ce vide qui n’est pas un néant est pourtant toujours susceptible de se muer
en néantisation des formes qu’il laisse se découper en lui, ouvrant à l’expérience horrible de
l’« il y a », où les notions même d’intériorité et d’extériorité n’ont plus de sens. La thèse de
Lévinas consiste à montrer que l’horizon transcendantal n’est pas le mode de la
phénoménalité par lequel l’extériorité et la transcendance se réalisent dans leur authenticité
dans la mesure où le mode réel de la vision est celui de la jouissance. « Le vide de l’espace
n’est pas l’intervalle absolu à partir duquel peut sortir l’être absolument extérieur. Il est
une modalité de la jouissance et de la séparation. »37
Car en fait, la vision n’accède pas à quelque chose qui viendrait la
rencontrer du dehors, de l’extérieur. Pour Lévinas, chez Heidegger l’idée de vision est tout
de suite pris en charge par l’idée de saisie et de sens, l’espace n’est pas l’intervalle absolu
qui rendrait possible la transcendance puisqu’il est par nature franchissable. L’objet est déjà
36
37
TI, p. 206.
TI, p. 208.
19
compris, pris en main, mis en rapport avec d’autres objets, rapports toujours déjà signifiant,
rapports et signification qui trouvent leur condition dans l’espace éclairé du vide. « La
lumière conditionne les rapports entre données – elle rend possible la signification des
objets qui se côtoient. Elle ne permet pas de les aborder de face. » Or nous avons vu plus
haut que les modalités de la compréhension telle qu’elle se décline chez Heidegger dans la
lecture de Lévinas, trouve leur condition fondamentale dans la jouissance, l’horizon
n’échappe pas à la sensation qui en reste in fine la condition. L’horizon transcendantal
n’ouvre donc pas à un au-delà, à une transcendance qui ne serait pas toujours déjà comprise,
toujours déjà mise en jeu dans les rapports qui relativisent, rien d’absolu. L’horizon
n’échappe pas aux rapports de totalité qui se jouent dans le procès d’identification de la
jouissance.
Or, et c’est là, la condition même de la transcendance, « Il faut un rapport
avec ce qui dans un autre sens, vient absolument de lui-même – pour rendre possible la
conscience de l’extériorité radicale. Il faut une lumière pour voir la lumière. »38 Ce qui
rencontre de telles exigences nous le savons c’est le visage d’autrui et sa révélation. Mais ce
qui fait justement la transcendance de la révélation du visage d’autrui – qui interrompt la
totalité sans renier cette rupture dans une continuité – c’est la parole. En effet, une relation
qui conserverait le caractère absolu des termes – c’est-à-dire qui ne réduirait pas un terme à
l’autre ou qui n’inclurait pas les termes dans une totalité neutre – ne peut se réaliser que
dans une relation qui maintient la différence absolue. En effet, nous le voyons la différence
ontologique n’est, pour Lévinas, précisément pas une différence. Les étants pouvant
toujours s’annuler dans l’être de l’ « il y a » et l’être lui-même n’opposant aucune résistance
à l’économie de la jouissance, la différence entre être et étant est caduque. Seule une
38
TI, p. 209.
20
différence qui ne s’exprime pas sous les modes de la totalité, c’est-à-dire de la réduction
d’un terme à l’autre ou de l’annulation des termes dans un tout peut prétendre à la dignité de
différence et cette Différence est celle qui s’instaure entre la totalité de l’être et l’infini.
L’expérience du visage d’autrui ne se manifeste sur aucun fond a priori
duquel il tirerait sa possibilité, il ne peut être saisi sous les modes d’aucunes facultés. La
parole est donc ce qui rend possible une relation sans que les termes ne trouvent leur
corrélation dans un milieu, elle est la transcendance elle-même. La désontologisation de la
signification est achevée dans Autrement qu’être dans la distinction fondamentale entre le
dit et le Dire. Lévinas cherche à montrer que l’ « autrement qu’être », dans son premier
mouvement, ne peut être réalisé par un arrachement à l’être, arrachement qui serait encore
jeu de l’être mais par la signification, infini, transcendance qui vient rompre l’économie de
l’essence. Langage mais non langage de la syntaxe, de la logique qui déjà thématise en
suivant les jeux de l’être. Non pas Dit mais Dire. Le Dire ne se dit dans le Dit que par une
trahison, une infidélité, certes, parce que le dit dans son économie suit les contours de l’être
et assume son œuvre apophantique, mais cette œuvre apophantique et toute formelle, ne
peut se réaliser sans le Dire qui prête sens, si bien que dans la trahison du dire par le dit, le
dire demeure puisqu’il rend possible sa propre trahison.
C’est là le retournement majeur de Lévinas par rapport à Heidegger, c’est
l’étant qui a priorité sur l’être et non l’inverse. Bien sûr pas n’importe quel étant, cet étant
c’est le visage dans lequel l’altérité d’Autrui se présente mais qui se présente en dehors de
tout être. Lévinas n’en reste pas là, car l’expérience de cette altérité qui entretient une
relation dans l’être, excluant pourtant toutes corrélations avec l’être, modifie du même coup
le rapport du sujet avec l’être. L’altérité d’autrui par son appel, accuse un sujet, il n’est plus
un sujet « dans » un Moi au milieu d’autres Moi, il est dénucléé, exposé hors de lui au
21
visage d’Autrui, unique parce qu’irremplaçable dans son obligation à répondre. Donc
l’altérité d’autrui en tant qu’elle ne s’abime pas dans l’être, dé-ontologise le sujet, c’est cela
même que Lévinas appelle éthique.
Dans Autrement qu’être cette question de la subordination de l’ontologie à
l’éthique prend des formes paroxystiques. Cette différence se transforme en nonindifférence par laquelle je dépose mon être, mon Moi j’en fais un Don. Le
désintéressement est don de mon essence pour-l’autre, dans ce don je me substitue à l’autre
dans sa souffrance malgré-moi, ce don ne peut souffrir d’aucune reprise par l’essence. Ici, le
Moi n’est pas seulement mis en question, il n’a pas seulement honte de sa liberté, la totalité
n’est pas seulement rompue, elle se détotalise pour libérer son essence dans le don de soi,
dans le « s’offrir », la venue en soi de la jouissance se déroule de son enroulement dans la
douleur pour-l’autre, sacrifice. C’est la substitution, le l’un-pour-l’autre. « C’est un s’offrir
qui n’est même pas assumé par sa propre générosité – un s’offrir qui est souffrance, une
bonté malgré elle-même. »39
Comme nous le verrons plus loin, la parole dans le visage rend possible
aussi le discours par lequel la totalité est réinstauré par l’infini après avoir été rompue par
lui. En effet, il nous faut comprendre comment l’être est à son tour conditionné de manière
originaire par cette révélation, comment l’infini devient la condition de l’être et l’a toujours
été.40
Il nous faut comprendre maintenant comment s’opère l’arrachement
primitif à la totalité anonyme de l’être pour qu’un sujet susceptible de responsabilité
apparaisse dans le monde.
39
AE, p. 92.
Ceci apparaîtra notamment dans le premier chapitre de la deuxième partie lorsque nous aborderons la lecture
lévinasienne de Descartes et la réinstauration du phénomène par l’expérience de l’infini.
40
22
§2 jouissance et être-au-monde.
Approchons d’un peu plus près maintenant la question de la subjectivité
chez Lévinas et plus particulièrement de son rapport avec le Dasein. La subjectivité ici
présentée est celle de la jouissance c’est-à-dire la subjectivité dans le monde qui trouve ses
racines en-deça du monde, cette subjectivité est donc celle qui est avant la subjectivité
authentique trouvant sa condition dans l’au-delà du monde du visage. L’attitude générale de
Lévinas pour ce qui est de la subjectivité heideggerienne ne sera pas de la réfuter pour
montrer son non-sens, l’être-au-monde et le moi a une signification pour Lévinas dans la
mesure où il est l’élément nécessaire de l’entrée dans la relation éthique, il n’y a pas de
rapport à l’altérité s’il n’y a pas de présentation de la transcendance du visage, mais il n’y en
a pas non plus sans l’existence d’un moi séparé susceptible d’être appelé à la responsabilité
et d’y répondre. Dès lors Lévinas cherchera à dégager dans sa conception du sujet les modes
fondamentaux à partir desquels seulement les structures du Dasein peuvent se donner. Il
s’agira de retourner à la fois, en-deça du Dasein, dans la donation de la subjectivité hors des
lumières du monde et au-delà dans sa condition ultime hors des rapports de totalité, c’est-àdire dans la distance éthique qu’instaure l’infini.
Pour Lévinas, le type même de la vie dans le monde41 est le rapport à la
nourriture qui se consomme dans « la correspondance complète entre le désir et la
satisfaction. »42 Cette formulation du rapport au monde présente dès De l’existence à
l’existant préfigure la thématisation du rapport fondamental entre le sujet et le monde tel
que le formule son œuvre ultérieure, le “ vivre de ... ”. Dans Le temps et l’autre, sont déjà
41
42
EE, p. 65
EE, p. 65.
23
présent la quasi-totalité des éléments de la jouissance tel qu’ils se développeront dans
Totalité et Infini. La jouissance accomplit la séparation, la fin de l’anonymat et l’apparition
d’une subjectivité, elle répond au « comment » phénoménologique de cette séparation,
« comment » qui était resté pour l’essentiel mystérieux, dans la venue à soi de l’hypostase
dans les œuvres antérieures.
Dans Le temps et l’autre, Lévinas cherche cette mondanéité du monde, pour
lui, elle ne se trouve pas primitivement dans le réseau des outils qui trouve son terme dans le
Dasein. Ce qui a échappé à Heidegger pour Lévinas « c’est qu’avant d’être un système
d’outils, le monde est un ensemble de nourritures. »43 Les nourritures au sens large sont ce
qui est à la fois absorbé pour le maintien de l’hypostase et dans lequel l’hypostase
s’absorbe, elles instaurent déjà une relation, une extase, un hors-de-soi seulement limité par
l’objet. Ce qui caractérise cette relation c’est la jouissance. L’hypostase ne retombe plus
complètement en elle-même, le monde instaure déjà une séparation. La jouissance par la
sensation est déjà connaissance c’est-à-dire lumière, il y a déjà une relation à une extériorité.
Il y a déjà un oubli de soi, la jouissance est la première abnégation. Mais si la jouissance
ouvre l’hypostase à la séparation par la lumière, celle-ci ne libère pas l’hypostase de la
solitude. Même dans la lumière de la raison, « englobant tout dans son universalité, la
raison se retrouve elle-même dans la solitude. »44 Il n’existe aucune possibilité pour un
autre, d’être extérieur à cette universalité, la transcendance se retourne immédiatement en
immanence dans la mesure où « la Lumière est ce par quoi quelque chose est autre que moi,
mais déjà comme s’il sortait de moi. »45 La lumière apparaît dans l’hypostase comme la
connaissance, faisant que toute étrangeté se trouve neutralisée de telle manière que
43
TA, p. 45.
TA, p. 49.
45
TA, p. 47.
44
24
l’hypostase ne rencontre de nouveau rien d’autre qu’elle-même. Dès lors le solipsisme n’est
pas un manquement de la raison mais sa structure. La jouissance et la connaissance
rationnelle ne libèrent pas de la solitude, toute altérité est assimilée au même et le moi, bien
que déjà séparé de sa matérialité, retombe toujours dans le soi.
Cette extériorité spatiale qui s’offre comme lumière et qui comme lumière
offre tout autre comme le même, cet espace dans le concret du besoin, doit être franchi et
conquis dans le travail. Cet espace, « il faut le franchir, il faut prendre l’objet, c’est-à-dire
il faut travailler de ses mains. »46 A propos de l’outillage et du machinisme, Lévinas fait
remarquer que leur fonction consiste bien plus dans l’espoir d’une suppression de cette
distance de la lumière, c’est-à-dire de la suppression du travail, qu’à leur simple fonction
d’instrument auquel selon lui Heidegger les réduit exclusivement.
Mais le travail dans l’effort de ce franchissement, par la peine et la douleur
que celui-ci exige, fait refluer l’existant dans le définitif de sa solitude, c’est là la
signification extrême de la relation du Moi à Soi. L’extase de la jouissance se retourne par
la nécessité du travail qui la rend possible, en souffrance. La jouissance ne surmonte pas le
définitif de l’hypostase. Ce n’est donc pas dans l’angoisse du néant que la solitude
s’accomplit mais dans la douleur, la douleur physique en l’occurrence, alors que dans la
douleur morale la simple attitude de dignité instaure déjà la distance, dans la douleur
physique toute distance avec l’existence à disparue. Dans la souffrance physique,
l’arraisonnement à soi est porté à son achèvement, la malignité de l’être est pleinement
expérimentée. « Le contenu de la souffrance se confond avec l’impossibilité de se détacher
de la souffrance. Et ce n’est pas définir la souffrance par la souffrance, mais insister sur
46
TA, p. 53.
25
l’implication sui generis qui en constitue l’essence. »47 Par la souffrance, l’existant n’a plus
aucune possibilité de fuite ou de recul par rapport à l’être. « Elle est le fait d’être acculé à la
vie et à l’être. »48
Déjà la vie est associée à l’être et dans Totalité et Infini elle prendra aussi la
figure de la totalisation et de sa formulation primitive seront exclus tout rapport à un
quelconque hors-de-soi la jouissance est l’intériorisation radicale. Si la jouissance est le
remous même du Même, elle n’est pas ignorance de l’autre, mais son exploitation. En ce
sens la jouissance n’est pas primitivement être-au-monde mais seulement en-deçà de lui
comme sa condition.
Dans Totalité et infini c’est en s’inspirant autant qu’en s’éloignant de la
structure du Dasein que Lévinas va décrire la subjectivité. Cette subjectivité est marquée par
l’égoïsme, toutefois Lévinas ne disqualifie pas cette subjectivité puisque celle-ci, dans sa
volonté d’indépendance par rapport à l’anonymat de la participation, rend possible un
psychisme, un être séparé, sans lequel toute subjectivité authentique – celle qui prend
comme condition l’altérité d’autrui – serait impossible. Dans les termes de Lévinas, nous
pouvons dire que l’athéisme est la condition de la religion, bien que celui-ci ne l’implique
pas nécessairement, celle-ci en est néanmoins et en retour la condition de possibilité, même
dans sa négation par lui.
C’est là encore un paradoxe de la subjectivité. D’une part, l’homogénéité et
l’identité du Moi est dénoncée comme étant de l’ordre de la totalité, donc de la violence
d’autre part, un tel Moi absolu est requis pour rendre possible une relation authentique à
l’altérité, altérité qui à son tour rend possible une subjectivité authentique. « Egoïsme,
jouissance et sensibilité et toute la dimension de l’intériorité – articulations de la
47
48
TA, p. 55.
TA, p. 56.
26
séparation – sont nécessaires à l’idée d’infini – ou la relation avec Autrui qui se fraie à
partir de l’être séparé et fini. »49
Mais Totalité et infini va plus loin car l’intériorité du Moi s’exprime dans la
Vie et son expression phénoménologique, c’est-à-dire la jouissance. La transitivité du verbe
« vivre » porte la signification de la vie comme jouissance. Contrairement à la systémique
des Zeug dont l’indépendance n’apparaît que dans le dégagement du Dasein et par laquelle
celui-ci comprend les ustensiles comme des moyens visant des fins utilitaires, la jouissance
manifeste d’emblée l’indépendance du sujet par rapport à l’objet de cette jouissance.
« [...]vivre de ... dessine l’indépendance même, l’indépendance de la jouissance et de son
bonheur qui est le dessin originel de toute indépendance. »50 De plus la jouissance ne
marque pas l’utilitarisme de la finalité des ustensiles mais plus originellement la jouissance
ne vise aucunes fins. « Jouir sans utilité, en pure perte, gratuitement, sans renvoyer à rien
d’autre, en pure dépense – voilà l’humain. »51 Donc la vie est jouissance et cette jouissance
n’a d’autres fins qu’elle-même. La vie est donc dans son indépendance un Moi, toute altérité
étant donc soumise au libre jeu de sa jouissance. Ce Moi est par son indépendance, il est
séparé, mais comme nous l’avons vu, séparation qui dans son égoïsme est la voie d’entrée
nécessaire d’une altérité.
Lévinas rejoint Heidegger en ce sens que l’existence est marqué par la
transitivité, “vivre de ... ” marque une intentionnalité. Là où la relation à l’altérité d’autrui
échappe par son essence même à toute transitivité, le “vivre de ... ” instaure par
l’intentionnalité un rapport entre un sujet et un objet. Mais l’intentionnalité qui se manifeste
dans la vie n’est pas l’intentionnalité constituante d’une représentation ou d’une extase, ce
49
TI, p. 158.
TI, p. 113.
51
TI, p. 141.
50
27
n’est pas tant à des objets ou à des outils que la vie a affaire mais à des contenus, contenus
qui ne supportent pas longtemps le statut de réalités transcendantes puisqu’ils sont d’emblée
jouis par le moi, ils sont nourriture. La jouissance est consommation. « Ces contenus sont
vécus : ils alimentent la vie »52 La vie telle que la pense Lévinas s’éloigne de la vie au sens
heideggerien de la disposition. La Vie « n’exprime pas comme le voudrait Heidegger, le
mode de mon implantation – ma disposition dans l’être, le tonus de mon maintien. »53 C’est
que la jouissance ne se limite pas au maintien de l’être puisque déjà au-delà, il ne s’agit pas
non plus seulement de viser la reconstitution des forces vitales par la sustentation, ni la
protection du corps par le vêtement mais plus fondamentalement du bonheur, la jouissance
porte déjà au-delà de l’être. « La vie n’est pas volonté nue d’être, Sorge ontologique de cette
vie. […] La réalité de la vie est déjà au niveau du bonheur et dans ce sens, au-delà de
l’ontologie. »54
La vie qui vit de quelque chose, c’est le besoin. Mais le besoin n’est pas
manque. En effet, nous pourrions croire que l’idée même d’une intentionnalité de la vie vers
quelques contenus extérieurs suspend l’indépendance dont nous l’avions caractérisé plus
haut. En fait, cette dépendance n’altère en rien l’égoïsme fondamental de la jouissance. « Ce
dont nous vivons ne nous asservit pas nous en jouissons. »55 C’est que nous ne sommes pas
ici dans l’ordre du désir qui met toujours en relation avec ce qui est essentiellement
irréductible au moi et qui se creuse toujours hors de toute satisfaction. Le besoin lui, peut
être comblé et assouvi, il est donc bonheur débordant ainsi le simple être. « Dépendance
heureuse, le besoin est susceptible de satisfaction comme un vide qui se comble. »56 Le
malheur et la désespérance de la vie n’a de sens que si la vie est essentiellement bonheur.
52
TI, p. 113.
TI, p. 116.
54
TI, p. 115.
55
TI, p. 118.
56
TI, p. 118.
53
28
Mais en tant que bonheur, la vie est personnelle, la jouissance accomplit la séparation. « La
jouissance accomplit la séparation athée : elle déformalise la notion de séparation qui n’est
pas une coupure dans l’abstrait, mais existence chez soi d’un moi autochtone. »57 Le
caractère autochtone du moi, dans l’économie du monde montre que ce moi est d’emblée
dans l’attitude territoriale, le moi habite, ne fusse qu’un corps et c’est de cette manière qu’il
acquiert son identité. Le sentiment donnant l’authenticité de la vie est le bonheur, l’angoisse
elle-même le suppose.
Mais la séparation opérée par la jouissance et son surplus le bonheur,
introduit en même temps une dépendance, dépendance qui constitue le besoin, qui à son tour
rendra possible l’indépendance de la jouissance. « C’est l’indépendance s’intercalant entre
l’homme et le monde qui constitue l’essence du besoin. »58 Le moi s’est libéré de
l’adhérence au monde mais il se trouve maintenant, par cette libération même, contraint au
travail. Le travail c’est bien sûr un corps besogneux. Mais c’est aussi par l’assouvissement
de ce qui manque, la possibilité de se tourner vers ce qui ne lui manque pas, c’est-à-dire le
Désir. Désir qui n’est pas pro-jet mais « avenir sans jalon devant moi »59. Ce n’est que
parce que le Désir pose une temporalité sans terme, que le besoin peut la ponctuer en
transformant la médiation du travail en immédiateté de la jouissance. Mais le travail en tant
qu’il requiert déjà le discours et donc la présence irréductible d’Autrui, brisant
l’instantanéité de la jouissance, la transforme en conscience.
Lévinas revient ensuite à une grande question posée par Heidegger, la
nature de l’affectivité. Pour Lévinas il ne s’agit pas d’une grundstimmug, l’affectivité fait
partie intégrante de l’ipséité du moi. Nous l’avons vu par l’intériorisation qu’opère la
57
TI, p. 119.
TI, p. 120.
59
TI, p. 121.
58
29
jouissance, le Moi est déjà au-delà de la totalisation, arraché à la participation et par là venu
à soi, il ne se réduit déjà plus à l’être, il est essentiellement bonheur. Le sentiment, l’état
affectif n’est alors rien d’autre que l’exaltation même de cette venue à soi égoïste du
bonheur. « L’étant ne serait donc pas justiciable de la « compréhension de l’être » ou de
l’ontologie. On devient sujet de l’être, non pas en assumant l’être, mais en jouissant du
bonheur, par l’intériorisation de la jouissance qui est aussi une exaltation, un « au-dessus
de l’être ». »60 En ceci nous pourrions croire que Lévinas retourne à la conception classique
de l’affectivité que dénonçait Heidegger, c’est-à-dire sentiment comme les états d’âme
d’une subjectivité qui projetterait sur le monde sa coloration subjective. Mais en fait,
Lévinas ne revient pas à une conception pré-heideggerienne de l’affectivité. Certes,
l’affectivité n’est plus chez Lévinas « une manière d’exister c’est-à-dire de se rapporter à
l’être. »61 L’affectivité n’implique pas la transitivité, elle est au contraire involution, le moi
n’est pas le support du sentiment mais bien plutôt « le moi est la contraction même du
sentiment. »62 Dans ce cas, l’âme n’est plus le support du sentiment, celui-ci n’est plus
passion de l’âme, c’est au contraire, l’affectivité qui dans son affection même, substantialise
le moi.
Lévinas opère donc par rapport à Heidegger, un retournement intentionnel
de l’affectivité. Là où Heidegger voit dans l’affectivité un mode privilégié du Dasein à
l’horizon de l’Etre, Lévinas la comprend comme un procès d’intériorisation, se manifestant
toujours sous le mode de la jouissance et du bonheur, donc déjà au-delà de l’Etre et de la
totalité. « C’est précisément en tant qu’« enroulement », en tant que mouvement vers soi –
60
TI, p. 124.
EDE, p. 120. L’ontologie dans le temporel.
62
TI, p. 123.
61
30
que se joue la jouissance. »63 Pourtant, pour Lévinas, l’intentionnalité de la jouissance et
celle de la représentation ne s’excluent pas, il s’agit plutôt d’un renversement de la relation.
Ses représentations, le moi ne les constitue plus, il en vit. Dès lors, le sens n’est plus la
prérogative d’une conscience qui le jette sur les choses, il devient, dans le revirement de la
constitution en condition, l’alimentation d’une conscience qui se trouve maintenant ellemême constituée, la vie vit de représentation comme de pain. « Ici la relation se renverse
comme si la pensée constituante se piquait à son jeu, dans son jeu libre, comme si la liberté
en tant que commencement présent absolu, se trouvait une condition dans son propre
produit, comme si ce produit ne recevait pas son sens d’une conscience qui ne prête pas son
sens à l’être. »64
Dans ce cadre les choses dont je jouis échappent au système de renvoi des
finalités techniques. Cette conception relativise la conception heideggerienne de la primauté
du rapport aux choses à travers leur usage quotidien comme ustensile. Les choses ne se
manifestent comme choses que par l’œuvre de la saisie ou de la représentation et par le biais
d’un arrière fond duquel elles émergent, c’est leur milieu. Elles peuvent être possédées a
posteriori, mais se montrent a priori impersonnelles dans leurs milieux. Toutes possessions
n’est possible qu’au sein du « non-possédable ». « Les choses se réfèrent à la possession,
peuvent s’emporter, sont meubles ; le milieu à partir duquel elles me viennent gît en
déshérence, fond ou terrain commun, non-possédable essentiellement, à « personne » : la
terre, la mer, la lumière, la ville. »65 Ce milieu est ce que Lévinas appelle l’élémental.
L’élémental c’est ce milieu qui enveloppe toutes choses et au sein duquel la possession
d’une chose est possible mais qui n’est, lui-même, jamais susceptible d’être possédé ou
63
TI, p. 123.
TI, p. 135-136.
65
TI, p. 138.
64
31
enveloppé. L’élémental est ce contenu sans forme. La chose est prise dans le milieu et dans
ce milieu je peux faire le tour de la chose, cela m’est impossible pour le milieu dans lequel à
la fois la chose et moi baignons. Nous ne pouvons faire qu’y baigner car à l’élément, je suis
toujours intérieur.66 Mais cette absence de face et de repère qui caractérise l’élémental est
tout de suite relativisée par la territorialisation qu’opère le domicile. Par le domicile,
l’élémental est apprivoisé, il a maintenant une face à partir de laquelle je peux l’aborder, le
posséder, de telle sorte que l’habitat s’identifie au moi, « le moi est de la sorte chez soi. Par
la maison notre relation avec l’espace comme distance et comme étendue se substitue au
simple « baigner dans l’élément ». »67 Toutefois, la relation adéquate avec l’élément reste le
« baigner dans ».
Par rapport à Heidegger, la Zeughaftigkeit subit une double critique. La
première nous l’avons déjà vu, est opérée par la jouissance du « vivre de », la Zuandenheit
n’est pas le rapport originaire aux choses, les choses ne se caractérisent pas primitivement
comme moyen et usage, mais comme objets de jouissance, comme fin qui n’a d’autre
finalité que la jouissance, sans utilité. La notion d’élémental opère une seconde critique, les
choses ne se présentent pas d’abord à partir d’un monde compris comme totalité de renvois
signifiants, mais dans un milieu, l’élémental, marqué par l’indétermination spatiale et
l’absence de référents, au sein duquel ils peuvent être saisis mais qui, hors de toute saisie,
lui reste confondu. Donc, ce fond sur lequel se découpent tous objets saisis ou représentés
ne peut, à son tour, faire l’objet d’une Zuandenheit, ni d’une Vorandenheit.
Mais les objets ne sont pas seulement comme tenus en tenaille entre la
jouissance et l’élémental, car « dans la jouissance les choses retournent à leurs qualités
66
67
TI, p. 138.
TI, p. 139.
32
élémentales. »68 Comment comprendre cela ? Comment ce qui se décrit comme
inassimilable peut-il faire l’objet d’une jouissance ? Par le fait que la jouissance est
sensibilité. La jouissance de l’élément nous fait revenir à la question de l’affectivité. Ici, la
sensibilité est celle du corps sensible, entendu non pas comme condition de la représentation
mais comme jouissance, indépendante de toute intellection. La jouissance ne se décline pas
uniquement dans l’idée d’assimilation, elle se comprend aussi dans le « baigner dans » de
l’élémental. Par cette notion, la critique de l’affectivité heideggerienne se poursuit. Dans le
cadre de la sensibilité, la jouissance reste libre à la fois de toute représentation mais aussi de
toute finalité, de toute extase. L’affectivité n’est pas le mode de l’être par lequel j’assume
mon être-au-monde mon « là », mais celui où je me laisse porter par la jouissance de
l’élément. La sensibilité est naïve. Le corps sensible de la jouissance, par la sensibilité me
situe dans l’horizon. Le monde est « pour moi », non pas dans la réflexivité d’une
conscience, ni dans l’immédiateté d’un instinct mais dans la position de l’Ici. Dans l’Ici je
me tiens dans le monde comme dans un absolu mais il n’y a pourtant rien de transcendant,
dans l’Ici, il est avant tout immanence comme mon lieu, où je suis immédiatement avec
moi. « Je suis moi-même, je suis ici, chez moi, habitation, immanence au monde. »69 C’est
en cela que l’Ici se distingue du Là heideggerien, par sa naïveté essentielle. « Pas souci
d’être, ni relation avec l’étant, pas même négation du monde, mais son accessibilité dans la
jouissance. Sensibilité, étroitesse même de la vie, naïveté du moi irréfléchi, au-delà de
l’instinct, en deçà de la raison. »70
Mais la jouissance de l’élément possède aussi un sens temporel. La
jouissance de l’élément, dans la sensibilité, par la caresse indéterminée de ce qui vient
68
TI, p. 141.
TI, p. 146.
70
TI, p. 146.
69
33
toujours de nulle part et qui n’est pas « quelque chose », ouvre à l’avenir. Cet avenir n’est
pas l’avenir pensé de la prospective et de l’extase du pro-jet qui se jette vers..., pour qui
l’anticipation des possibles sécurise déjà le monde à venir, mais bien l’insécurité essentielle
de ce qui toujours déborde cette sensation et qui ne pouvant pas être simplement annulé
dans l’intériorisation, réveille l’inquiétude face à la menace d’un avenir qui viendrait
rompre le bonheur de la jouissance. Pourtant, à l’instar de l’ « il y a » au sein duquel
s’extrait l’hypostase, cet avenir, menaçant toujours la jouissance de son néant, est une
condition de la séparation. En effet, c’est dans la différence entre l’égoïsme de la jouissance
de l’élément et ce qui s’annonce dans cette jouissance comme le néant impersonnel de
l’élément arrivant sur elle, que se manifeste aussi le moi comme moi. C’est ici que se
différencie sur un point essentiel la compréhension de la solitude chez Lévinas et
Heidegger. En fait, cet avenir ne se comprend pas dans le sens d’une geworfenheit « car
l’insécurité menace une jouissance déjà heureuse dans l’élément et à laquelle ce bonheur
seulement rend possible l’inquiétude. »71 L’inquiétude n’est pas ici le mode essentiel sous
lequel se vit l’existence, la simplicité de l’existence, sa propreté ne se donne pas dans un
sentiment d’angoisse qui appellerait à se jeter dans la possibilité d’être soi. L’inquiétude et
l’étrangeté de l’élémental sont seulement dérivés, la solitude de la jouissance se vit
primitivement dans le bonheur.
Ce Moi qui se montre de prime abord, dans sa suffisance égoïste, se révèle
essentiellement insuffisant, jouissant finalement toujours « d’autre chose » que de soi. Mais
cette insuffisance ne se dévoile pas sous l’œil extérieur, dénonçant l’illusion de la suffisance
de la jouissance, cette insuffisance s’atteste dans l’expérience même de la suffisance, celle
que nous avons montré plus haut c’est-à-dire l’angoisse de l’avenir. « Les incertitudes de
71
TI, p. 151.
34
l’avenir qui gâtent la jouissance, rappellent à la jouissance que son indépendance
enveloppe une dépendance. »72 Dès lors, la jouissance échoue à instaurer une subjectivité
absolue. Malgré la proximité de son analyse avec la structure de la disposition, Lévinas
insiste pour s’en démarquer. La limitation de la liberté de la jouissance s’éprouve dans sa
dépendance au non-moi, la limite ne se donne donc pas primitivement dans l’être-jeté telle
qu’elle se lit dans le Dasein. « La limitation ne tient pas au fait que le moi n’a pas choisi sa
naissance et, ainsi, est en situation d’ores et déjà ; mais au fait que la plénitude de son
instant de jouissance, ne s’assure pas contre l’inconnu de l’élément même dont il jouit, la
joie demeure une chance et une heureuse rencontre. »73 Mais la plénitude de la vie
n’empêche, la possibilité du décalage d’un Moi envers elle, mais en aucun cas ce décalage,
quand bien même il s’exprimerait sous le mode de l’opposition, ne peut nier la vie. « Toute
opposition à la vie se réfugie dans la vie et se réfère à ses valeurs. »74 C’est en ce sens que
la vie est aussi amour de la vie, amour inaliénable dans la mesure où la haine de la vie ne
pourrait s’exprimer que dans sa jouissance. « Car la souffrance, désespère d’être rivée à
l’être, et aime l’être auquel elle est rivée. Impossible de sortir de la vie. »75
De nouveau
Lévinas s’éloigne du Dasein, l’amour de la vie n’est pas le souci de l’être car il ne s’exerce
pas dans une projection et une préoccupation extérieure qui trouverait en retour sa fin dans
le maintient de l’être. « L’amour de la vie n’aime pas l’être mais le bonheur d’être. »76
Ici
encore
l’ontologie
décrite
par
Lévinas
rencontre
l’ontologie
Heideggerienne de manière frappante. « La possession, de par cette suspension (suspension
de l’être de la chose par la possession), com-prend l’être de l’étant et par là seulement fait
72
TI, p. 153.
TI, p. 153.
74
TI, p. 154.
75
TI, p. 155.
76
TI, p. 154.
73
35
surgir la chose. »77 Ou encore : « L’ontologie qui saisit l’être de l’étant – l’ontologie,
relation avec les choses qui manifeste les choses – est une œuvre spontanée et préthéorique
de tout habitant sur terre. »78 Mais nous l’avons vu, Lévinas récuse que le système des Zeug
ne se pose comme mode ontologique premier et que la main ne participe au monde que sous
le mode du sous-la-main et du devant-la-main. « Toute manipulation d’un système d’outils
et d’ustensiles, tout travail suppose une prise originelle sur les choses, la possession, dont
la maison au bord de l’intériorité marque la latente naissance. »79 La main quant à elle,
accomplit la manipulation et saisit l’être de l’élément indéfini pour le convertir en avoir, en
objet de travail mais la main n’accomplit pas de suite la jouissance, elle suspend la
jouissance du fruit de ce travail en vue de la jouissance future, la main accomplit donc
primitivement la possession de l’habitant. En effet, quand bien même la possession
s’accomplit par la main aucune possession n’a de sens hors d’une maison. Il y a donc une
prise de possession du monde avant sa transformation par les outils et sa contemplation.
C’est en ce sens que la maison prend tout le sens ontologique, que d’après Lévinas,
Heidegger n’avait pas su percevoir comme la condition même du souci. « Les analyses
heideggeriennes du monde nous ont habitués à penser que l’ « en vue de soi » caractérisant
le Dasein, que le souci en situation conditionne, en fin de compte tout produit humain. Dans
Sein und Zeit, la maison n’apparaît pas à part des ustensiles. Mais l’ « en vue de soi » du
souci peut-il s’accomplir sans un dégagement à l’égard de la situation, sans un dégagement
et sans extra-territorialité – sans chez soi ? »80 Le « chez-soi » pour Lévinas n’a donc rien
avoir primitivement avec l’habitude et la familiarité rassurante des choses ou du On que
l’angoisse devrait briser. La demeure est la matérialisation de ce premier « chez-soi » qu’est
77
TI, p. 170.
TI, p. 170.
79
TI, p. 175.
80
TI, p. 184.
78
36
la jouissance. Bien sûr dans la demeure se présente les êtres familiers mais ceux-ci portent
déjà la marque de l’altérité, ils ne se donnent pas primitivement dans l’anonymat d’un On.
Le travail ne suppose pas qu’une main mais un corps, corps qui d’ailleurs
ne trouve pas sa fonction première dans le travail lui-même mais dans le procès même de la
séparation, son « comment ? ». En effet, le corps est d’abord celui de la jouissance de
l’élément, jouissance souveraine qui ne peut nier sa soumission et ne le veut pas. Nous ne
sommes pas avec la jouissance du corps, dans l’effort de l’industrie pour la domination des
éléments, ce n’est pas le mouvement premier, ni dans la liberté contrariée du Dasein. « La
Geworfenheit heideggerienne, laquelle prise dans l’autre qui la limite et la nie, souffre de
cette altérité autant qu’en souffrirait un être idéaliste. L’être séparé est séparé ou content
dans sa joie de respirer, de voir et de sentir. »81 D’ailleurs dans son anonymat et sa
neutralité, l’élément n’est ni contre ni pour l’être séparé, l’être séparé n’a pas à lutter contre
l’être ou le reprendre pour conquérir sa liberté ou son devoir-être mais il a à en jouir pour
accomplir sa séparation.
Il y a donc une équivoque fondamentale dans l’être séparé, dans la
simultanéité de sa soumission et de sa souveraineté, et cette équivoque s’actualise dans le
corps. Bien que la jouissance court toujours le risque d’une trahison de son indépendance
par ce dont elle dépend, « la demeure suspend et ajourne cette trahison en rendant
l ‘acquisition et le travail possible. […].La jouissance comme corps qui travaille , se tient
dans cet ajournement premier, celui qui ouvre la dimension même du temps. » Par notion
d’habitat et de travail, Lévinas accomplit une critique de la temporalité heideggerienne en
retournant en deçà, dans l’insinuation du temps dans les interstices de la jouissance, menant
seulement ensuite à la conscience et au projet.
81
TI, p. 176.
37
Dans ce cadre donc, l’habitant, de part une confiance ainsi instaurée,
laquelle rendant possible un temps à vivre, s’élève à la conscience. « Avoir conscience c’est
précisément avoir du temps. »82 Mais d’emblée, Lévinas cherche à ne pas confondre l’entrée
de l’accès à la conscience par la temporalité avec l’être-en-avant-de-soi du projet. « Non pas
déborder le temps présent dans le projet qui anticipe l’avenir, mais avoir à l’égard du
présent lui-même une distance, se rapporter à l’élément où l’on est installé, comme à ce qui
n’est pas encore là. »83 Donc l’ouverture au temps ne projette pas directement dans l’avenir
mais initie d’abord un retour sur l’état présent révélant une menace, une conscience du
danger, mais le danger éventuel ne se dessine que dans l’avenir, ce qui laisse le temps. Le
délai qui laisse le temps permet la liberté mais pas la liberté d’un moi absolu, quand bien
même limité a posteriori, ni la liberté de l’arrachement à la damnation de la terre, mais bien
au contraire une liberté adhérente au monde, liberté quasi inexistante car besogneuse,
« comme un sous-produit de la vie. »84 « Le travail ne caractérise pas une liberté qui a
décollé de l’être, mais une volonté : un être menacé mais disposant de temps pour répondre
à la menace. »85
Ainsi se trouve visité et revisité, avec la notion de vie, un bon nombre des
modalités du Dasein qui subissent à la fois une refondation et un déplacement original,
refondation et déplacement qui trouvent leur source dans l’inversion de l’intentionnalité
traditionnelle qu’introduit la jouissance dans l’économie de l’être, intentionnalité qui n’est
donc pas visée d’un substrat quelconque mais assimilation, venue en soi, recul en soi de la
jouissance, intégration. C’est cette économie de la totalité comme intériorisation,
82
TI, p. 179.
TI, p. 179.
84
TI, p. 178.
85
TI, p. 179.
83
38
identification, qui va être mise en question par l’infini. C’est cette remise en question que
nous allons maintenant interroger.
§3 Etre-avec et face-à-face.
La question de l’altérité d’autrui est posée véritablement la première fois,
dans De l’existence à l’existant si nous sentons la même inquiétude quant à l’enfermement
ontologique de l’étant, que celle formulée dans De l’évasion, cette inquiétude voire même
cette révolte ne concerne plus seulement l’enfermement du Moi dans l’existence, mais c’est
déjà autrui qui préoccupe Lévinas, dans la question de l’anonymat. Ce n’est pas tant
l’impropreté d’un Moi qui se perd dans l’anonymat que la disparition de l’Autre dans la
mêmeté du monde qui importe. Autrui est rendu familier au monde par les formes car tout
comme pour les objets, c’est la forme qui fait monde. Si autrui fait contraste sur le monde, il
peut toutefois y être confondu. Dans le monde, autrui n’est certes pas traité comme une
chose, mais il n’est jamais séparé des choses86. Non seulement autrui est situé, socialement,
juridiquement, historiquement, institutionnellement, mais l’ensemble de ces conditions
circonstancielles, l’habille de toute la formalité et la décence sociale – « autrui dans le
monde est l’objet de par son vêtement même. »87 La socialité neutralise autant l’existant
qu’autrui dans l’anonymat du monde. C’est là une première réplique à Heidegger,
l’expérience d’Autrui bien que constitutive du Dasein n’échappe pas à la possibilité de
chute dans l’ontique. Et le fait que l’être-avec ne se donne pas à partir du Dasein mais du
monde ne change rien au fait de la perte irrémédiable de son altérité.
86
87
EE, p. 60.
EE, p. 60.
39
Dans le monde, l’homme s’est adonné aux rituels de l’hygiène, s’est
regardé dans la glace, vêtu et paré de tous les signes de la distinction pour s’offrir au regard
des convenances mondaines. Les mondanités sont régies par les formes, habillées par elles,
elles supportent les apparences. Ce qui n’est pas habillé des formes se fait dans l’intimité du
privé. L’Etre déshabillé se retire du monde. « La forme est ce par quoi un être est tourné
vers le soleil – ce par quoi il a une face, par laquelle il se donne, par laquelle il
s’apporte. »88 La forme neutralise l’altérité d’autrui par la référence au troisième terme, la
tierce personne, l’objet de la discussion, le langage lui-même. « Les personnes ne sont pas
l’une devant l’autre, simplement, elles sont les unes avec les autres autour de quelque
chose. »89 Par cette sécurisation de la relation, l’altération est évitée : « L’individu reste
pleinement moi. »90
Cette solitude ontologique, à nouveau marqué par le définitif de l’être,
trouve sa rupture radicale et définitive dans la relation avec autrui. A l’aide d’aucune des
relations qui caractérisent la lumière, il n’est possible de saisir l’altérité d’autrui, altérité qui
doit briser le définitif du moi. Il faut remarquer que tout comme l’existence hors du monde
et de la lumière de l’existence de l’hypostase, l’autre se trouve lui-même dans un autre
champ existentiel que celui de la lumière. « […] L’autre par excellence, c’est le féminin par
lequel un arrière monde prolonge le monde. »91 Mais d’emblée le problème se pose de
savoir comment une phénoménologie peut rendre compte de l’altérité d’autrui, elle qui ne
connaît que la lumière, et pour qui autrui est seulement un autre moi, un alter ego ?
88
EE, p. 61.
EE, p. 62.
90
EE, p. 62.
91
EE, p. 145.
89
40
Dans le même ordre d’idée, Lévinas s’interroge dans la rencontre d’autrui à partir de ses
œuvres, telle qu’elle est décrite par Heidegger. Autrui se donne à partir de la préoccupation
à partir de « ce qu’il fait ». La question du « quoi », du contenu de l’œuvre désigne un
« qui ». Mais Lévinas ne suspend pas la question du « Qui ? » à la question des contenus,
même s’il est évident que « l’auteur de l’œuvre, abordé à partir de l’œuvre, ne se
présentera que comme contenu. »92 Pour Lévinas, contrairement à Heidegger, le « Qui ? »
ne s’origine pas dans le contenu d’un « ce que », mais bien dans le visage d’Autrui. Un
contenu ne répond pas, il ne parle pas. « Viser un visage, c’est poser la question au visage
même qui est la réponse à cette question. »93 Les activités, les œuvres, masquent plus
l’homme qu’elles ne le révèlent. Par les œuvres, l’existence du moi ne se manifeste pas, on
n’a jamais affaire qu’à des phénomènes en l’absence d’être. « Le Même n’est pas l’Absolu,
sa réalité qui s’exprime dans son œuvre est absente de son œuvre ; sa réalité n’est pas
totale dans son existence économique. »94 Le Qui ne se manifeste donc pas par le Quid, il
peut s’exprimer par le Quid mais celui-ci ne dit rien sur le Qui. C’est par un autre ordre
d’expression que peut s’exposer l’existence du Moi. C’est par le visage d’Autrui qui
m’interroge, dans l’« Etre attentif » à son commandement que je passe du phénomène à
l’altérité. L’insuffisance de l’économie se révèle dans sa suffisance, par l’irruption de
l’Autre qui par sa manifestation même interroge le contentement de l’intériorité. C’est par
là, la découverte du Désir qui ne peut être comblé, car il est désir du désir, accomplissement
de l’idée d’infini, par et dans le visage d’Autrui. « Le Désir ne coïncide pas avec un besoin
insatisfait, il se déplace au-delà de la satisfaction et de l’insatisfaction. »95
92
TI, p. 192.
TI, p. 193.
94
TI, p. 194.
95
TI, p. 196.
93
41
Si la question d’autrui se pose par rapport à Heidegger dans la contestation
d’une expérience quelconque d’autrui via les choses et plus largement comme nous l’avons
vu ailleurs96, par l’être lui-même, il s’agit de comprendre néanmoins comment autrui se
donne dans l’être malgré le fait qu’il lui est totalement étranger. Dans De l’existence à
l’existant la question de l’autre est encore fortement subordonnée à la question du temps,
l’ontologique prend encore le pas sur la préoccupation éthique. En effet, la question se pose
de savoir comment s’opère, pour l’hypostase, la sortie de ce présent par lequel elle s’est
donnée l’existence. L’autre vient donc rompre l’adhérence excessive à l’être pour m’élever
au-delà. Donc le temps, « ne traduit pas l’insuffisance de la relation avec l’être qui
s’accomplit dans le présent, mais qu’il est appelé à remédier à l’excès du contact définitif
qu’accomplit l’instant »97.
Mais l’existant ne peut se donner lui-même le temps, comme s’il pouvait à
l’instar du Dasein, s’arracher de son présent pour pouvoir se jeter dans l’instant suivant, par
lui-même le “ je ” ne peut sortir du “ définitif ” du présent auquel il est abandonné, le sujet
étant « définitivement lui-même ».98 La question de l’autre déplace la source de la
temporalité par rapport à Heidegger qui la conçoit dans le Dasein lui-même. La libération
de l’étant par le temps ne peut venir que d’une altérité et « cette altérité ne me vient que
d’autrui ».99 Le temps n’est ni objet extérieur ni comme nous venons de le voir entièrement
subjectif. Pour Lévinas, « dans la philosophie traditionnelle – Bergson et Heidegger
compris – le Moi tout seul – le monade – avait déjà un temps. »100 Le renouvellement du
temps dans ces systèmes peut être compris comme négation de l’instant aboutissant à
96
Fin du premier paragraphe de ce point.
EE, p. 147.
98
EE, p. 160.
99
EE, p. 160.
100
EE, p. 160.
97
42
l’instant nouveau. La philosophie classique passait à côté de la liberté qui ne consiste pas à
se nier, mais à se faire par-donner son être, par l’altérité même d’autrui.
La relation sociale n’est pas la relation avec un ordre social supraindividuel, ni la relation à l’autre par laquelle je « m’identifie à lui en m’abîmant dans la
représentation collective, dans un idéal commun, un geste commun. »101 Dans ces deux cas,
selon Lévinas, la socialité est cherchée comme un idéal de fusion. C’est aussi la socialité qui
s’élabore autour du troisième terme. « C’est la collectivité qui dit “ nous ”, qui sent l’autre
à côté de soi et non pas en face de soi. »102 Heidegger reste dans la socialité de l’“ avec ”,
celle-ci s’établit autour du terme commun qui fournit le médiateur de la communion. « Le
Miteinandersein heideggerien demeure aussi la collectivité de l’ “ avec ”, et c’est autour de
la vérité qu’il se révèle dans sa forme authentique. »103 La socialité chez Heidegger se
trouve toute entière dans le Dasein et fait même aboutir l’authenticité de celui-ci dans la
solitude la plus absolue. A cette socialité de “ camarade ” autour d’un terme socialisant,
Lévinas oppose une relation sociale plus originaire, celle du “ moi-toi ”. « Elle est le face à
face redoutable d’une relation sans intermédiaire, sans médiation. »104 Dès lors, autrui n’est
pas le même, celui qui a les mêmes droits, la même essence, qui communie avec moi autour
du même terme, il n’est pas l’alter ego mais l’altérité ou essentiellement ce que je ne suis
pas. Par-là, « l’espace intersubjectif est initialement asymétrique ».105 L’extériorité d’autrui
n’est pas l’extériorité des objets ou des sujets habillés d’un monde, elle ne peut être réduite
aux catégories qui ont cours pour ceux-ci. Les modes de réciprocité et de symétrie dans la
relation sociale ne sont que des modes secondaires, résultat de l’oubli du mode originaire de
101
EE, p. 161.
EE, p. 161-162.
103
EE, p. 162.
104
EE, p. 162.
105
EE, p. 163.
102
43
la relation à autrui – ils sont ceux de la civilisation. Cette proximité se différencie encore de
celle décrite pas Heidegger. Si l’espace heideggerien n’est pas la res extensa, il se donne à
partir de l’être-spatial du Dasein, le déloignement qui me donne l’ami plus proche de moi
que le métro que je prends pour le voir ne différencie pas autrui des choses. De plus, cette
proximité dont parle Lévinas, ne trouve pas son contraire dans l’éloignement, elle n’a pas de
contraire. Lorsque le visage m’appelle à la responsabilité la proximité est celle d’une
distance immédiatement parcourue cette proximité est au-delà de l’éloignement et du
déloignement. Dans l’expérience de l’Autre, la proximité comme la distance n’ont rien
d’ontologique mais sont éthiques.
Cette relation originale est celle marquée par l’hétérogénéité de moi et
d’autrui.106 L’autre dans son altérité sa transcendance est celui qui permet au « moi pris
dans l’être, retournant fatalement à soi, autre chose que ce retour, le débarrasser de son
ombre. L’intersubjectivité asymétrique est le lieu d’une transcendance où le sujet, tout en
conservant sa structure de sujet, a la possibilité de ne pas retourner fatalement à luimême. »107 Cette asymétrie garantit – et cela ne fera que se confirmer tout au long de la
maturité de l’œuvre de Lévinas – cet hétérogénéité même ou l’Autre dans son altérité ne
peut être sous le même régime ontologique que moi dans la mesure où il doit être hors de
toute ontologie.
La transcendance chez Lévinas ne rencontre pas celle qui se décrit dans le
Dasein. La transcendance est l’autre, l’extériorité comme telle sur laquelle nous n’avons
aucune prise. La transcendance pour Heidegger est celle du Dasein lui-même en temps qu’il
se porte au-delà des étants. La transcendance du monde s’anoblit dans la transcendance du
106
107
EE, p. 164.
EE, p. 164.
44
Dasein en tant qu’il soutient l’ouverture au monde. Or cette sortie de soi au-delà de l’étant
par laquelle le Dasein se saisit n’a pour Lévinas rien d’une transcendance parce qu’avant
qu’un tel geste de l’être ne soit possible, les étants, les éléments et comme nous l’avons vu
plus haut l’horizon de l’être lui-même s’abîment dans la jouissance. La transcendance n’est
pas l’au-delà des étants mais l’au-delà de l’être lui-même, au-delà qui ne peut jamais faire
l’objet d’une saisie à partir de l’être lui-même.
Dans ces célèbres conférences de 1946 intitulées Le temps et l’autre,
Levinas reprend la dialectique de l’existence et de l’existant mais en explorant plus avant la
thématisation de ce qui s’était seulement esquissé dans De l’existence à l’existant, c’est-àdire l’événement d’Autrui à travers diverses figures de la socialité : le visage, le pouvoir, la
responsabilité, l’Eros, la fécondité. Dans ce recueil, l’opposition entre Lévinas et Heidegger
se précise et se cristallise autour des notions de temps et d’altérité désormais corollaires
l’une de l’autre, question qui entraîne comme nous l’avons déjà vu, une modification du
statut d’Autrui. « Le temps et l’autre pressent le temps non pas comme horizon
transcendantal de l’être de l’étant mais comme mode de l’au-delà de l’être comme la
relation de la pensée à l’Autre […]. »108 La thèse de Le temps et l’autre est donc de
« montrer que le temps n’est pas fait d’un sujet isolé et seul, mais qu’il est la relation même
du sujet avec autrui. »109 Cette fois le questionnement sur le temps va nous permettre de
clarifier le rapport de Lévinas avec la mort, qui comme événement pur porte toutes les
marques de l’altérité.
Le premier grief est celui énoncé à l’encontre du caractère premier de la
relation à autrui à partir de laquelle apparaîtrait la solitude. Pour Lévinas, cette conception
108
109
TA, p. 8. Préface de Lévinas à l’édition de 1997.
TA, p. 17.
45
n’a aucune signification ontologique dans la mesure où selon lui, la question de la relation à
l’autre n’a chez Heidegger aucune consistance ontologique, bien qu’elle soit posée comme
une structure du Dasein, « […], pratiquement, elle ne joue aucun rôle ni dans le drame de
l’être, ni dans l’analytique existentiale. »110 L’essentiel de l’analyse de Sein und Zeit étant
orientée par la thématique de l’anonymat de la quotidienneté et l’Entschlossenheit. D’autre
part, la critique se poursuit par la dénonciation déjà abordée dans De l’existence à l’existant
du Miteinandersein. Derechef, c’est la relation à autrui sous le mode de l’ “ avec ” qui est ici
dénoncée. Relation d’un côte à côte autour d’un terme qui neutralise l’altérité. « Chacun y
apporte tout, sauf le fait privé de son existence ».111 A cela Lévinas oppose la relation du
face-à-face et refuse à la préposition mit le pouvoir de caractériser la relation à autrui.
Le dialogue se poursuit autour du problème du néant, néant qui chez
Lévinas n’existe pas celui-ci n’étant qu’une modalité de l’être. Cette impossibilité du néant
modifie radicalement le rapport à la mort pour en faire le lieu primitif de l’expérience de
l’altérité. Cette expérience se donne dans la souffrance physique, l’arraisonnement à soi est
porté à son paroxysme. Mais la souffrance annonce aussi la possibilité de la proximité de la
mort. La mort est pensée par Lévinas non pas comme le devancement par lequel le Dasein
se donne à lui-même dans sa totalité singulière mais comme l’introduction même à la
possibilité d’une altérité, la mort étant l’événement par excellence car imprévisible. La mort
se distingue ici comme ce qui ne peut être qualifiée par le néant. En effet, comment qualifier
une chose qui ne se montre pas dans la lumière ? Et si Lévinas se permet à son tour de la
qualifier par l’impossibilité du néant ce n’est pas pour préjuger du contenu de l’expérience
de la mort, auquel on n’a de toute façon pas accès, mais pour spécifier que la mort amorce
son inéluctabilité dans la facticité inaltérable de la souffrance et que loin de voir dans
110
111
TA, p. 18.
TA, p. 19.
46
l’événement de la mort, une libération par rapport à cette souffrance, la possibilité de cet
événement se vit comme si l’existence n’avait pas encore entièrement refermée sa mâchoire
sur l’existant. La mort est pure passivité pour un sujet qui comme sujet ne se définissait
jusqu'à ce moment du développement que par l’activité et la maîtrise. « L’objet que je
rencontre est compris et, somme toute, construit par moi, alors que la mort annonce un
événement dont le sujet n’est pas le maître, un événement par rapport auquel le sujet n’est
plus sujet. »112 C’est dans le sens de cette passivité où le sujet est mis pour la première fois
avec ce qui ne vient pas de lui, que la mort, selon Lévinas, se distingue de l’analyse
heideggerienne de l’être-pour-la-mort. « L’être-pour-la-mort, dans l’existence authentique
de Heidegger, est une lucidité suprême et, par là une virilité suprême. »113 Virilité suprême
par le fait qu’il s’agit de « l’assomption de la dernière possibilité de l’existence du Dasein,
qui rend précisément possible toutes les autres possibilités »114, la possibilité de la mort
permet non seulement les autres possibilités, mais rend possible aussi et surtout le fait de
pouvoir saisir une possibilité, elle rend donc possible l’activité, la liberté, soit un sujet.
C’est là que se situe le contraste pour Lévinas, « La mort est, chez
Heidegger, événement de liberté, alors que, dans la souffrance, le sujet nous semble arrivé
à la limite du possible. »115 Le voisinage de la mort qui se vit dans la souffrance, loin de
réinstaurer la liberté du sujet, entérine sa passivité et donne à la mort sa structure même
d’événement. Evénement donc, qui rend possible un avenir authentique. Avenir qui ne se
reçoit pas dans la structure d’un pro-jet, dans lequel l’anticipation de l’avenir dans une
représentation annule déjà la transcendance de l’événement. Cette approche de la mort
indique que nous sommes en relation avec quelque chose d’absolument autre, quelque chose
112
TA, p. 57.
TA, p. 57.
114
TA, p. 57.
115
TA, p. 57.
113
47
portant l’altérité, non pas comme détermination provisoire, que nous pouvons assimiler par
la jouissance, mais quelque chose dont l’existence même est faite d’altérité. Face à la mort,
nous dit Lévinas, s’annonce la pluralité, par cet événement qui ne peut être assumé, pour
lequel je n’ai pas de prise mais par lequel je suis pris. Mais cette prise de la mort sur moi n’a
rien avoir avec le type de maîtrise que ma liberté exerce sur ses possibilités. « Certes,
l’Autre qui s’annonce ne possède pas cet exister, comme le possède le sujet ; son emprise
sur mon exister est mystérieuse ; non pas inconnue mais inconnaissable, réfractaire à toute
lumière. »116 La mort n’est donc pas la possibilité de mes pouvoirs mais la possibilité de ne
plus pouvoir pouvoir, la mort est la possibilité d’un prochain, la mort dans laquelle
s’annonce toutes les caractéristiques de l’altérité d’autrui, a commencé par son mystère.
« Seul un être arrivé à la crispation de sa solitude par la souffrance et la relation avec la
mort, se place sur un terrain où la relation avec l’autre devient possible. »117
Dans Totalité et Infini l’altérité d’autrui va définitivement prendre sens dans
le visage et déplacer la quasi-totalité des concepts heideggeriens, à commencer évidemment
par la question du langage. L’être ne met pas en relation, puisque pose entre les étants,
l’écran de sa neutralité. Seule la parole qui sied dans l’épiphanie du visage met en relation
parce qu’elle oblige à répondre, l’obligation à la responsabilité est tout sauf la neutralité.
Mais regardons de plus près une autre notion propre aux deux auteurs, la notion d’appel.
Mais le visage m’appelle, il m’appelle à la responsabilité, il rompt
l’économie de la conscience l’empêchant de constituer en la mettant face à autrui dans le
pour-autrui, il l’ouvre à l’éthique. Les choses se posent différemment pour Heidegger,
l’appel est primitivement l’appel de la conscience qui en appelle à l’authenticité du Dasein.
« Mais être là est une façon qui revient à avoir-à-être, essance qui, avant toute formulation
116
117
TA, p. 63.
TA, p. 64.
48
théorétique de la question, est déjà questionnement sur l’essance de l’être. »118 Là où
l’angoisse me révèle l’impropreté de ma déchéance dans le On, me dévoilant l’insignifiance
du monde comme non relevant et mon être-pour-la-mort, le Dasein donné à lui-même
comme tel, peut se resaisir et assumer sa finitisation dans le devancement.
La reprise hors de la sphère du On accomplit par l’appel de la conscience
dans la résolution qui donne au Dasein sa lucidité, sa vérité en propre. Ainsi, la résolution
redonne le monde à l’être-au-monde sur son mode propre et cela veut dire qu’il est derechef
« auprès de... », des choses, des autres etc, mais plus de la même manière. En effet, le
Dasein est comme résolu, reprenant son existence à partir de lui-même, « auprès-de » à
partir de lui-même et plus dans l’identification aux formes de la préoccupation déchue. Le
Dasein dans sa vérité choisit de choisir, il choisit son pouvoir-être. « Les dispositions
affectives (stimmungen) qui, pour Heidegger, signifient autant de façons d’être-là, pour
l’humanité, de s’accorder à l’essence qui est à être – c’est-à-dire à saisir le pouvoir être –,
se réfèrent toutes, pour lui, à l’angoisse où l’être à la mort affronte courageusement et
désespérément – librement ! – le néant où l’humanité est ainsi fidèlement son destin
ontologique, entre être et ne pas être. »119 C’est précisément cela qui distingue l’appel de
l’infini de l’appel de la conscience. L’appel de l’infini survient comme ce que je ne choisis
pas, je ne choisis pas d’être appelé à la responsabilité ni d’y répondre et cette responsabilité
n’a rien à voir avec une quelconque responsabilité envers moi, responsabilité d’être
authentique, elle est responsabilité envers l’Autre qui me donne comme purement subjectif
dans l’accusation de son visage.
L’appel à la responsabilité dans le visage d’autrui brise bien la totalité,
comme l’appel de la conscience brise l’impropreté de l’anonymat. Mais de l’appel du visage
118
119
DQVI, De la déficience sans souci au sens nouveau, p. 80.
DQVI, idem, p. 83.
49
d’autrui, je ne peux fuir l’assignation à la responsabilité, même dans le refus de répondre,
l’infini a déjà brisé la naïveté de la suffisance du Moi. Dans la Gewissen le Dasein peut
toujours fuir l’appel dans son oubli et la déchéance. De plus, l’appel de la conscience est un
« ça appel à la conscience » de telle manière que Lévinas se demande si l’homme n’est pas
seulement que le porte-voix de l’Etre qui s’appelle à être. « C’est en tant qu’aventure de
l’esse pris absolument (en tant que sein überhaupt) que l’être en question se joue dans
l’être-là de l’homme ayant-à-être et, en tant que tel, questionnant. »120 Justement, l’infini
dans le visage d’autrui n’a pas l’impersonnalité d’un ça, c’est un « tu », une relation
personnelle et éthique entre Autrui et un sujet. Même lorsque l’illéité de la transcendance
luit dans le visage, il ne s’agit jamais d’un ça sans visage mais du « Il » qui n’entretient plus
rien avec l’être et pourtant reste éminemment personnel.
L’appel d’Autrui ne m’appelle pas à la conscience de la faute et celle-ci
n’est pas n’est pas non plus faute envers moi, il m’appelle à la responsabilité pour autrui
jusqu'à la substitution, responsable pour sa responsabilité, voir responsable de tout devant
tous. Bien sûr, l’interpellation du visage d’Autrui comme celle de la Gewissen sont des
articulations (bien que cette image ne soit pas la plus adéquate pour Levinas) autour
desquelles se joue la subjectivité et le monde.
L’être-au-monde comme tel est donné dans l’angoisse à son être-pour-lamort comme déchéant, la Gewissen l’appelle à la résolution par laquelle il se redonne le
monde, monde qui se donne maintenant à partir du Dasein et plus à partir de lui-même. Du
côté de Lévinas, l’infini rompt l’économie de la totalité, l’infini le révèle comme être fini
c’est-à-dire comme être qui ne choisit pas son être mais qui en plus est choisi par l’Autre,
l’infini ensuite réinstaure la totalité, l’être, mais l’être maintenant connaît sa condition, le
120
DQVI, idem, p. 81.
50
monde ne se donne maintenant plus uniquement à partir du Moi jouissant et totalisant mais
comme étant donné par l’infini c’est-à-dire par ce qui n’est pas du monde, dans un discours.
La différence est donc non seulement dans le mode de rupture d’avec
l’inauthenticité, l’angoisse monte du Dasein lui-même, l’infini, s’impose de manière
imprévisible à un moi qui ne l’attendait pas bien que susceptible de l’accueillir. Mais aussi
sur le mode de l’authenticité, la différence est criante dès lors que le retour au monde
s’opère par une reprise, une redonation du monde par le Dasein qui choisit l’être qu’il a à
être. Pour Lévinas, le moi ne se choisit pas, il ne choisit pas le monde, il est instauré par
l’infini, sa liberté même, sa possibilité de choisir trouvent leur condition dans l’infini.
Il faut toutefois encore préciser le rapport de Lévinas avec Heidegger.
L’appel du visage se fait dans une parole. « Le visage est parole »121 Cette parole primitive
comme appel est l’appel au meurtre qui s’invertit dans l’appel à la responsabilité infinie du
pour-autrui. Mais cette parole n’agit pas comme la parole de la Gewissen qui appelle le
Dasein à faire silence, à se retirer de l’être-explicité-public pour choisir ce qu’il a à être. La
parole qui vient ouvre d’emblée à la dimension authentique du langage comme discours.
« La manifestation du visage est déjà discours »122 C’est donc cette parole qui soutient la
totalité après l’avoir brisée, le discours est la condition même d’un monde. Mais le visage
parle par son expression, expression qui déjoue les formes du monde et ouvre à l’au-delà de
l’être, où l’exprimé et l’exprimant coïncident essentiellement. Cet expression ne se fait donc
pas primitivement dans la structure d’une langue, elle échappe à tout être-au-monde, elle est
Dire. Le visage donne aussi le sens premier. La signification à ici un sens éminemment
éthique qui ne peut se réduire à la signification ontologique d’un faire-voir. « La
signification ou l’expression tranche ainsi sur toute donnée intuitive, précisément parce que
121
122
TI, p. 61.
TI, p. 61.
51
signifier n’est pas donner » 123 La vérité que révèle le visage d’autrui n’est pas dévoilement
mais révélation. « L’expérience absolue n’est pas le dévoilement. Dévoiler, à partir d’un
horizon subjectif c’est déjà rater un noumène. »124 La vérité ne vient pas d’un geste du
Dasein, la vérité dans le visage d’autrui est révélation, elle vient comme assignation, comme
obligation à répondre d’autrui. La vérité ne dévoile d’abord rien sur l’être elle révèle la
dimension primitivement éthique de la subjectivité.
« Le fait que le visage entretient par le discours une relation avec un moi,
ne le range pas dans le Même. Il reste absolu dans la relation »125 Le visage comme
expérience de l’infini ne relève pas de la lumière de la vision, de l’être du monde, d’un
étant, mais « la parole tranche sur la vision »126. La relation qu’instaure la parole n’est pas
la relation ontologique de l’horizon transcendantal dans lequel l’altérité d’autrui serait
d’emblée neutralisée dans les formes de la lumière, d’une communauté, d’un genre ou d’un
être-avec, où la relation ne tiendrait sa possibilité que d’un tiers.
La communauté tel qu’elle est pensée chez Heidegger n’est pas pour autant
complètement abandonnée mais elle n’est pas le mode primitif du rapport à autrui, le mode
primitif c’est le face-à-face du rapport éthique par lequel la communauté est rendue
possible. « Le tu se pose devant un nous. »127 Il y a donc un passage d’Autrui aux autres.
L’infini dans le visage d’autrui est condition du tiers. « Le tiers me regarde dans les yeux
d’autrui – le langage est justice. »128 Le tiers n’est pas seulement le « il » de la troisième
personne du singulier mais l’humanité elle-même. « L’épiphanie du visage comme visage
123
TI, p. 61.
TI, p. 63.
125
TI, p. 212.
126
TI, p. 212.
127
TI, p. 234.
128
TI, p. 234.
124
52
ouvre l’humanité. »129 Bref toute relation sociale procède de l’expérience première du
visage et du discours qu’il suscite. « Toute relation sociale, comme une dérivée, remonte à
la présentation de l’Autre au Même, sans aucun intermédiaire d’image ou de signe, par la
seule expression du visage. »130 Voici un des exemples où l’infini après avoir brisé
l’économie de la totalité se révèle comme ce qui la rend possible. La totalité se comprenant
comme conditionnée par l’infini perd son caractère violant pour s’ouvrir à l’universel de la
communauté humaine et à la fraternité. Contrairement à Heidegger le passage à la
communauté s’inscrit directement dans l’universel humain, non pas abstraction de
l’universel mais dans la pluralité. La communauté ne se donne pas primitivement, dans la
communauté singulière, celle-ci risquant toujours l’enfermement dans le Même, la violence
et la guerre. L’infini rendant donc possible une rationalité, qui se distingue foncièrement de
l’irrationalité de l’être fini, par le fait que par elle un discours est possible. Celui-ci rendant
possible à son tour, toujours conditionné par l’infini, une société juste dans des institutions
justes, une histoire, qui ne se réduit plus à une totalité.
2. Destruction de l’ontologie Heideggerienne chez Michel Henry.
La phénoménologie de M. Henry dénonce la sous-évaluation, voire la
négation de la Vie dans la philosophie occidentale. La phénoménologie elle-même, alors
qu’elle s’était attelée, depuis Heidegger, à se tenir au plus près de l’existence, se présente
comme impuissante à exprimer l’essence de la Vie. Henry va plus loin puisqu’il croit voir
dans la phénoménologie heideggerienne, l’accomplissement de cet oubli de la vie.
129
130
TI, p. 234.
TI, p. 235.
53
Introduisons brièvement les arguments généraux de sa critique afin de
comprendre ce qu’il faut entendre chez lui par destruction. C’est d’abord, la tradition
husserlienne qui est visée par cette critique. Pour M. Henry l’intentionnalité n’atteint jamais
l’Etre. En effet, il dénonce l’incapacité de celle-ci à accueillir l’impression comme
impression. Toujours selon M. Henry, par l’intentionnalité l’impression se trouve
définitivement détruite dans sa particularité, elle scinde l’impression. D’une part, celle-ci est
projetée au dehors, sur l’extériorité des choses, comme « une qualité sensible de l’objet ».131
D’autre part, l’impression tombant dans la conscience du sujet, se retrouve éclatée et ses
débris s’évanouissent dans le non-être temporel de l’Ek-stase. Dans ces conditions,
l’impression ne peut jamais être comprise comme propriété constitutive d’une intériorité.
Contre cette tradition, M. Henry tentera d’énoncer une authentique phénoménologie de la
vie, qui passe par une philosophie radicale de l’intériorité.
Par cette position phénoménologique originale, l’impression n’apparaît plus
dans un voir, un représenter, un objet de pensée ou dans l’irréalité de l’Ek-stase. Mais
l’impression est une auto-impression, l’impression qui vient en soi, porte l’autorévélation de
la vie à elle-même. La vie est alors un s’éprouver soi-même. La Vie devient l’affectivité
transcendantale comme condition de toutes impressionnalités, de tout pathos. La vie c’est
l’Archi-intelligibilité de la vie, la coïncidence, la cohérence, l’identité de l’affection avec
elle-même, dans le présent vivant du continuum impressionnel d’une chair. Ainsi, M. Henry
pense la Vie comme un absolu ontologique, un apparaître qui « […]‚ ne soit plus
l’apparaître du monde et ne lui doive rien »132, une pure intériorité.
131
132
I, p. 73.
I, p. 97.
54
La destruction qu’opère Michel Henry est celle de la pensée occidentale.
Cette destruction est réalisée par la simple soumission l’ensemble de tradition philosophique
à son impensé, la vie. Cette vie ne pouvait être aperçue tant que la pensée n’était que celle
de la lumière et de l’extériorité où même l’investigation la plus intérieure prend les
vêtements des formes du monde. C’est donc au nom de cette vérité et par cette vérité qui
s’éprouve elle-même hors de tout contexte que doit être menée la destruction. C’est cette
expérience anhistorique dans le retrait nocturne de l’intériorité qui doit s’imposer dans son
auto-évidence comme ce à quoi toutes extériorités, toutes lumières et toutes histoires
doivent être réduites comme à leur possibilité. Et il en va toujours de même, le discours
philosophique se trouve toujours scindé en lui-même, cet ego de cette ipséité
transcendantale à été d’emblée trahie par la pensée occidentale et cela parce que la pensée
est inapte à connaître la vie. Le fondement est, la plupart du temps, brièvement entr’aperçu
par la tradition, mais se trouve dans le même mouvement où il est découvert, occulté et
expulsé de lui-même dans l’extériorité du monde et de la représentation.
Comme nous venons de le voir avec l’impression husserlienne, il s’agit
d’identifier où s’est faite la trahison, quel est le discours qui ne correspond pas aux
impératifs de la vie transcendantale, de montrer comment s’est opéré la dualisation du
fondement qui de son intériorité originelle s’est trouvé ex-porté de lui-même dans
l’extériorité du monde, de divulguer l’irréalité foncière de cette extériorité d’un point de vue
phénoménal et finalement, de réaffirmé l’auto-révélation du fondement dans son unité
comme étant cette vie originaire. C’est en ce sens qu’il faut parler de destruction chez
Michel Henry. C’est évidemment de Heidegger que vient l’idée de destruction et à l’instar
de celui-ci, il s’agit bien au terme de ce travail de révéler l’être en tant qu’être. Mais il y a
une différence fondamentale entre ces deux destructions, c’est que l’être révélé par Henry
55
ne trouve pas sa donation primitive dans le premier geste d’une histoire, histoire qui l’aurait
ensuite occulté. Parce que précisément c’est le geste grec lui-même en tant que premier
geste d’occultation, d’extériorisation, qui est ici dénoncé. En effet, pour Heidegger l’oubli
de l’être est encore l’oubli des concepts fondamentaux de l’être, à savoir la vorhandenheit,
c’est-à-dire le regard théorique qui se détermine à partir de l’horizon temporel de la
présence constante, c’est-à-dire le sens du monde. L’Etre de Michel Henry est précisément,
en dehors toute histoire parce que de toute lumière, de tout monde, la destruction de
l’histoire de la métaphysique ne vient pas révéler le véritable sens de cette histoire, mais
l’impossibilité même d’une histoire à pouvoir révéler quoi que ce soit ou plutôt que toute
histoire ne trouve sens, que sur le Fond anhistorique de la Vie.
Donc bien plus encore qu’Husserl, c’est Heidegger qui est visé par cette
critique. Pour Henry, Heidegger amène l’oubli de la vie à son achèvement. Là où Lévinas
voit chez Heidegger l’accomplissement de la pensée de l’Etre, Henry voit l’aboutissement
de l’occultation de la vie en temps que commencement et condition de la subjectivité.
« Avec Heidegger la dénaturation du cogito s’opère d’entrée de jeu et elle est complète,
... »133
Pour ce qui est de la critique de la subjectivité heideggerienne nous nous y
attarderons plus en détail dans le deuxième chapitre de la deuxième partie de ce travail.
Nous nous contenterons ici, d’examiner la critique adressée par Henry, au concept
heideggerien d’affectivité. Ensuite nous aborderons brièvement sa critique de la
phénoménalité telle qu’elle se formule dans Sein und Zeit.
133
GP, p. 87.
56
§1. Affection et temps.
Le reproche formulé à l’encontre de l’affectivité heideggerienne, est
évidemment le fait que celle-ci se comprend dans l’ordre de la transcendance. « Pour autant
que l’affectivité nous ouvre le monde et nous place face au néant, son pouvoir de révélation
réside dans la transcendance elle-même et se trouve construit par elle. »134 Selon Henry,
l’affectivité est pensée par Heidegger sous les mêmes catégories que la compréhension
ontologique de l’être. En effet, l’affectivité est un acte d’ouverture dans le milieu ouvert par
la transcendance et donc œuvre conformément à celle-ci. L’affectivité répondant à la loi de
la compréhension, révèle donc toujours autre chose qu’elle, c’est-à-dire le monde en tant
qu’horizon, les autres et les objets.
Le pouvoir de révélation de l’affectivité n’est, nous le savons, pas
seulement la révélation par le sentiment à l’égard des objets du monde et du monde luimême mais nécessairement de l’existence elle-même dans l’affectivité, comme être-dans-lemonde, révélation de l’existence à soi du Dasein, se donnant authentiquement dans
l’angoisse, bien que le plus souvent esquivée. Mais si l’affectivité donne l’existence sous les
modes du comprendre c’est-à-dire de la transcendance et que en même temps, elle est, dans
son caractère ontologique fondamental, révélation de l’existence à elle-même comme
sentiment de soi, alors « l’essence de l’existence en tant qu’elle se révèle à elle-même est la
transcendance ».135 Que la révélation à soi du Dasein trouve son essence dans la
transcendance et conformément à son mode de présentation, c’est-à-dire au posé-devant,
voilà qui d’emblée contredit l’intuition henrienne de l’existence comme immanence.
« Parce que dans l’angoisse l’existence se trouve apportée devant elle-même, le devant quoi
134
135
EM, p. 737.
EM, p. 741.
57
(Wovor) de l’angoisse se trouve être identiquement ce pour quoi (Worum) elle s’angoisse, à
savoir sa propre existence. »136 Mais pour montrer l’impuissance phénoménologique d’une
telle conception il faut reprendre tout le déploiement du Dasein.
L’affectivité est donc en tant que mode de la transcendance une structure
extatique. Pourquoi la révélation de l’existence du Dasein à lui-même se fait telle dans la
structure extatique ? C’est que l’affectivité, dans la révélation de l’existence à elle-même et
la révélation du monde, tire dans les deux cas son pouvoir de révélation du temps. Le temps
c’est le temps de l’ekstase, où l’existence se projette en avant dans l’horizon qu’elle ouvre
devant soi et rejetée en arrière sur soi, éclairant le passé. C’est l’unité de cette double
ekstase du temps dans la contemporanéité du Dasein dont parle ici Henry, la temporalité
étant la manière même dont se réalise la transcendance. « Que le pouvoir de révélation de
l’affectivité soit celui du temps veut donc dire, le pouvoir de révélation de l’affectivité est
celui de la transcendance. »137 La nature ekstatique de l’affectivité nous fait perdre
l’affectivité dans son pouvoir essentiel de révélation, tel est la thèse d’Henry. Or, et il en est
conscient, le fait que Heidegger fait relever le sentiment de la transcendance vient de sa
critique radicale du psychologisme. Psychologisme traitant la question du sentiment sur le
seul mode ontique, c’est-à-dire le traitant comme un objet de la conscience, objet donné
passivement à elle, sur lequel il est ensuite possible de penser ou d’agir, manquant donc
toujours sa signification ontologique. Mais Henry, bien qu’adhérant à cette critique du
psychologisme, – y voyant avec Heidegger une critique de la métaphysique de la volonté –
n’accepte pas cependant l’interprétation ontologique de l’être du sentiment par les
catégories de la transcendance.
136
137
EM, p. 742.
EM, p. 744-745.
58
Cette dénaturation de l’être du sentiment dans la compréhension vient dès
lors, du fait de sa confusion avec sa constitution « existentiale temporelle » et premièrement
du fait que le mode fondamental de la stimmung est un rapporter, « en arrière sur ... »,
c’est-à-dire le passé. C’est donc par l’unité ekstatique de la temporalité qu’est fondé le lien
existential entre la compréhension et l’affectivité. Mais pourquoi selon Heidegger le
contenu affectif réel de l’affectivité se révèle-t-il dans le passé ? C’est que la peur qui est
d’abord « peur de ... », peur de l’existence qui s’attend au menaçant, se retourne en arrière
sur l’existence en « peur pour ... », peur pour l’existence, c’est-à-dire l’ek-stase du passé.
Mais nous dit Henry, en quoi ce « retour sur », en tant qu’il ne possède rien de plus que le
contenu du menaçant dans l’avenir impliquerait-il un contenu affectif ?
Une telle révélation, dans la mesure où elle se fait dans l’aperception des
structures extatiques, pourrait tout aussi bien se faire dans une conscience purement
théorique, voire indifférente à sa propre existence. « Une telle aperception, en effet, n’est
encore par elle-même que la présentation indifférente d’un objet indifférent, et la
compréhension de l’existence comme être-pour-la-mort ne détermine nullement ce
“comprendre” comme angoisse. »138 La transcendance donc ne peut fonder l’affectivité et
ne peut non plus fonder le lien essentiel de celle-ci avec l’ipséité. L’affectivité révélant
l’existence à elle-même comme « être-soi », se donne une détermination consubstantielle à
celle-ci, la peur est « peur pour soi », l’angoisse est « angoisse pour soi ». Heidegger
détermine ce mouvement comme un « s’être-obtenu ». L’existence se révélant à soi par
l’angoisse n’est jamais que l’angoisse du Dasein devant sa propre existence et pour elle.
L’existence dans sa révélation à elle-même, ne s’obtient jamais d’elle-même mais de
l’altérité de l’ekstase du passé, le fondement de l’existence lui est toujours extérieur.
138
EM, p. 750.
59
L’existence se rapporte à l’extase du passé comme à soi-même, il s’agit donc pour Henry
d’une objectivation et donc d’une représentation du Soi originel et jamais son fondement
qu’il ne peut trouver qu’en lui. « L’ekstase du passé ne peut constituer l’ipséité de
l’existence consubstantielle à son affectivité ni la fonder, elle la présuppose bien plutôt
comme sa propre condition. »139
Cette saisie de l’essence de l’ipséité à travers la transcendance se poursuit
dans la structure du soi éthique. Le soi éthique se donne son être par le sentiment de respect,
sentiment dont le statut n’est pas différent de ce que nous avons vu plus haut c’est-à-dire
comme appartenant à la structure de la transcendance. C’est donc toujours par la médiation
du processus de la transcendance que le Soi reçoit son existence. Ce processus, Henry le
déploie comme suit : le respect dévoile la loi comprise comme loi de l’agir et comme c’est
le sentiment lui-même qui dévoile cette loi, celui-ci relevant de la transcendance, ce n’est
autre que cette même transcendance qui dévoile la loi. Cette loi implique un moi, qui doit se
soumettre à son commandement et donc agisse. Mais la loi suppose un moi qui la pose afin
de révélé l’existence à elle-même. Si bien que, « de la représentation de la loi, c’est-à-dire
finalement du simple concept de celle-ci, est déduite l’existence réelle d’un moi qui
constitue pourtant la condition ontologique de possibilité de fondement de cette
représentation, de ce concept, de toute opposition en général. »140 Qu’une existence soit
déduite d’un concept, que le réel soit déduit de l’irréel, sans que soit pensé l’existence en soi
de ce qui, primitivement, pose cette représentation, c’est rater la donation primitive de la
condition ontologique de possibilité de la loi, c’est-à-dire le moi lui-même dans son
immanence et son intériorité.
139
140
EM, p. 754.
EM, p. 755.
60
La raison se donne la loi à elle-même, mais l’être de cette raison et plus
fondamentalement l’être-soi qui la soutient est présupposé et non interrogé sur son fond. Le
moi qui pose la loi, au lieu de se donner par et dans son affectivité identique à lui-même, est
compris comme une condition non élucidée, une condition = x comme dit Henry, une
simple réalité métaphysique. Au moi de la raison qui pose la loi dans la représentation, qui
est exclu de la sphère d’expérience réelle, se substitue au contraire, la réalité empirique du
moi qui se soumet et accomplit la loi dans le respect. Une différence s’instaure donc entre
ces deux Moi, différence qui ne tient pas tant au fait qu’ils participeraient ou non à la sphère
d’expérience, qu’a la différence qu’induit la représentation elle-même en tant que médiateur
de la transcendance définissant leur essence. Dès lors, toute tentative de récupérer l’unité du
moi est vaine.
Mais Henry va plus loin, l’interprétation de l’ipséité du moi à partir de la
transcendance de la loi morale ne scinde pas simplement celle-ci en deux, « elle fait encore
éclater celui-ci en une pluralité impensable de moi différents et irréductibles. »141 Car le
moi qui pose la loi, doit ensuite, une fois le moi empirique posé par la loi qu’il a posé, se
soumettre à ce dernier, ainsi existe un troisième moi qui réalise cette soumission et se moi
est l’être-soi véritable. Au lieu de penser l’ipséité dans son fondement, c’est-à-dire dans son
« premier lieu », dans son commencement, Heidegger saisi l’être-soi véritable sur le mode
du devenir, comme le procès allant du premier au second moi, tous deux institués par la
médiation de la loi transcendante. Heidegger est donc contraint, pour maintenir l’unité de
l’ipséité, de multiplier les Moi et leurs médiations, mouvement au terme duquel aucun
fondement ontologique n’est finalement révélé et cela parce que l’analyse ignore le mode de
révélation premier de la subjectivité c’est-à-dire l’immanence dans son auto-affection.
141
EM, p. 756.
61
« L’essence de l’ipséité, et, identiquement, celle de l’affectivité qui la fonde et lui est
consubstantielle, ne peut précisément se fonder sur la transcendance ni se comprendre à
partir d’elle mais seulement à partir de ce qu’elle est réellement, ne peut se comprendre que
comme immanence. »142
§ 2. Méthode et donation.
Mais au-delà des contenus de la pensée heideggerienne, plus profondément
encore, c’est dans les principes fondateurs de la phénoménologie heideggerienne que se
trouve ruinée la possibilité même d’apercevoir la vie, dans Phénoménologie matérielle,
Michel Henry dénonce la connexion existant entre la méthode et la phénoménalité grecque,
qui selon lui, aurait atteint son plus haut degré chez Heidegger. En effet, dans le § 7 de Sein
und Zeit, le fondement de la méthode heideggerienne tire sa légitimité de simples
considérations sur la définition du phénomène et du logos dans le contexte grec.
« L’apparaître est l’apparaître grec dont le sens de l’apparaître de l’ontologie et de la
phénoménologie tire son origine de la philologie d’un langage situé historiquement et pas
de l’expérience de la phénoménalité elle-même : […]. »143
Premièrement, le phénomène se scinde d’emblée dans la différence
ontologique. L’étant est ce qui apparaît, mais ce qui donne à ce qui apparaît le pouvoir
d’apparaître, c’est l’être. L’Etre c’est l’horizon de la lumière, c’est l’extériorité pure, le
dehors. « Ce devenir visible dans le dehors, est dans le « là », le dehors donc dans le
monde. »144 Deuxièmement, le logos est à son tour dénoncé comme un mode de la lumière,
142
EM, p. 757.
PM, p. 114.
144
PM, p. 115.
143
62
un « faire-voir » par la parole. C’est « ce qu’on dit doit être tiré de ce dont on le dit, le fait
“de rendre manifeste au sens d’un faire-voir en montrant ”. »145 Le faire voir du logos est
son être-vrai, c’est-à-dire sa capacité de dévoilement qui fait advenir à la lumière de l’être.
C’est « sa capacité d’extraire de sa retraite et de faire voir comme sans retrait l’étant dont
on parle, à le dévoilé ».146 La troisième partie du chapitre de Sein und Zeit met les deux
concepts en rapport, afin de définir l’essence de toutes phénoménalités. Pourtant, les deux
concepts sont différents, le logos est porteur d’une méthode, un mode de connaissance,
tandis que le phénomène est l’objet de celle-ci. Mais le logos comme « faire voir » montre
que l’essence de la phénoménalité en général est celle de la parole et ainsi de la pensée. Le
mot n’enseigne pas sur l’objet mais sur le comment de sa monstration et la façon de traiter
ce qu’il y a à traiter.
Pour Henry, cette conception tient du refus husserlien de toute construction
transcendante qui est le propre de toute phénoménologie descriptive. La phénoménologie se
réfère aussi au phénomène pas seulement au logos mais le logos n’est lui-même possible
que sur le fond de l’apparaître. « La phénoménologie descriptive est tautologique parce que
phénomène et logos sont identiques. »147 C’est de cette manière que Michel Henry identifie
le présupposé fondamental de la phénoménologie de Heidegger, dans le fait « qu’il
considère qu’il n’y a qu’une seule sorte d’apparaître qui se confond avec la phénoménalité
de la parole et de la pensée »148. Il y a donc une identité d’essence entre le phénomène –
l’étant comme il se montre – et sa description c’est-à-dire la monstration de l’étant comme il
se montre. Dans ce cas, ce que la phénoménologie a à faire-voir c’est le « faire-voir » luimême, c’est-à-dire la méthode. « Ce qui fonde l’accès à un objet quelconque c’est
145
PM, p. 117. Heidegger cité par Michel Henry.
PM, p. 117.
147
PM, p. 119.
148
PM, p. 119.
146
63
l’apparaître par lequel cet objet se montre à nous, l’accès, le moyen d’accès à, la méthode
elle-même, c’est la phénoménalité du phénomène auquel il s’agit d’avoir accès mais si
l’objet de la phénoménologie n’est pas un phénomène déterminé, mais cette phénoménalité
même alors la voie d’accès à celle-ci n’est pas différente d’elle. »149 La méthode se prend
elle-même pour son objet. Pourtant hors de ce formalisme, la phénoménologie se fait
matérielle. Mais pour celle-ci encore le phénomène n’est que ce qui se montre dans la
lumière et la matérialité même du phénomène est manquée.
A cette conception de la phénoménologie comme mise en lumière de la
lumière par elle-même, Henry oppose l’auto-apparaître de la vie qui fonde tout apparaître et
tout phénomène et qui échappe à tout domaine du visible, à tout faire-voir. A toute lumière
d’un logos ou d’une méthode. « La vie qui n’est pas du visible ne peut être accédée par le
faire voir du logos. »150
149
150
PM, p. 121.
PM, p. 123.
64
DEUXIÈME PARTIE : REPRISE CARTÉSIENNE ET FONDATION
1. Le moment cartésien de la sortie de l’ontologie chez Lévinas : L’infini
Si les exigences d’une relation à l’altérité d’autrui sont déjà formulées, dès
De l’existence à l’existant, c’est dans les Méditations métaphysiques que Lévinas découvre
les moyens conceptuels qui lui permettront de décrire cette relation éthique. L’idée d’infini
décrit la relation étonnante du moi à l’infini qui deviendra le modèle même de la relation
éthique. Mais c’est dans Totalité et Infini que l’idée d’infini atteint sa dignité d’idée éthique
par excellence.
§1. Relation sans rapport, l’infini et son idée.
Cette relation, il en élucide le prototype dans les Méditations
métaphysiques. « Chez Descartes, le Moi qui pense entretient avec l’infini une relation.
Cette relation n’est ni celle qui rattache le contenant au contenu – puisque le moi ne peut
contenir l’infini ; ni celle qui rattache le contenu au contenant puisque le moi est séparé de
l’infini. Cette relation décrite aussi négativement – est l’idée de l’infini en nous. »151 Deux
caractéristiques de cette relation sont déjà décrites, la séparation et l’irréductibilité. La
propriété de l’idée d’infini, ce qui fait son originalité et sa différence essentielle par rapport
à toutes autres idées, c’est que contrairement à toutes les autres idées, elle ne peut contenir
son idéatum. De plus, cette idée d’infini n’est pas une réminiscence d’un Moi, mais elle a
151
EDE, p. 238.
65
été mise en nous. L’infini est donc un surplus en nous mais un surplus qui ne vient pas de
nous.
Mais l’idéatum qu’est l’infini n’est en aucun cas une hypostase métaphysique, elle se vit
dans le phénomène du visage d’autrui comme la manifestation nocturne de l’infini comme
luisant dans le retrait de toutes lumières. Le visage est pris au sens de cette épiphanie qui
paralyse tous pouvoirs. Ce qui brise l’impérialisme du Moi c’est ce regard qui vient d’en
haut, dans la mesure où Autrui est plus près de Dieu que ce Moi. C’est ici une autre
caractéristique fondamentale du rapport à l’infini, c’est-à-dire sa dissymétrie.
Pourtant, Lévinas prend distance avec la structure cartésienne lorsqu’en
celle-ci, « le cogito reposant sur Dieu, fonde par ailleurs l’existence de Dieu : la priorité de
l’infini se subordonne à l’adhésion libre de la volonté, initialement maîtresse d’elle-même.
»152 L’infini ne peut faire l’objet d’une contemplation car la séparation qu’il implique n’est
pas la distance entre un sujet et un objet, distance qui pourrait être parcourue au sein d’une
temporalité, par la volonté d’engager une contemplation ou pas, mais séparation absolue,
radicale et pourtant paradoxale par cette distance absolue, irréductible et pourtant
immédiatement parcourue dans la proximité qui met hors-jeu tous pouvoirs, toutes volontés.
Il faut noter à ce sujet que ce grief à l’égard de Descartes sera atténué dans Totalité et infini,
dans la mesure où dans la première formulation du rapport éthique153, la sortie de l’être
s’opère en même temps que par la relation sociale, par l’entrée de l’existant dans la
temporalité, mais cette sortie empêche tout retour à l’être, même si Lévinas en sent toute la
nécessité toute réintroduction de l’existant dans une subjectivité authentique reste
problématique, l’existant reste polarisé à Autrui sans reprendre son « quant à soi ». Lévinas
insistera au contraire, dans Totalité et infini, sur la figure de l’athée par laquelle un rapport
152
153
EDE, p. 242.
A la fin de De l’existence à l’existant.
66
réel à l’infini s’établit, rapport dans lequel la distance est réalisée par la non-confusion entre
l’étant et l’être infini, confusion qui risquait toujours d’annihiler l’étant dans l’apostasie. « Il
faut pour accueillir la révélation, un être apte à ce rôle d’interlocuteur, un être séparé. »154
Le cogito en tant qu’autofondation d’un Moi est la condition d’une relation où les termes
s’absolvent, même si cette autofondation ne vaut que pour un Moi ignorant dans son
intériorité, l’extériorité absolue qui le rend possible comme être créé.
Le rapport à l’infini est aussi tout autre que théorétique, il est
essentiellement éthique. Cette exclusion de l’éthique et du théorétique montre que la
première dans son essence n’est pas le résultat du travail rationnel d’un Moi qui trouverait
en lui-même ou à l’extérieur une quelconque raison de prendre une attitude éthique ou pas.
Il s’agit d’un choc, d’une honte de la liberté qui se retrouve jugée en même temps
qu’investie, liberté investie d’elle-même parce que jugée, c’est la responsabilité. Ce visage
comme manifestation de l’infini est une expérience, elle ne naît pas d’une réflexion.
Toutefois, cette intervention de l’infini via le visage d’autrui n’a rien de brutal, « mais est
Désir par l’attraction et l’infini hauteur de l’être même, au bénéfice de ce qui s’exerce la
bonté. »155 C’est donc le visage à la fois comme assignation et attraction qui est la condition
de possibilité d’une conscience morale, d’un appel à la responsabilité qui juge la liberté en
l’obligeant à répondre de... .
Mais l’infini nous l’avons dit s’affecte par son idée, idée qui laisse toujours
extérieur à elle son contenu comme le non-contenable. L’idée d’infini impose une critique
de la représentation. Ce qui distingue l’idée d’infini des autres idées c’est que l’idée de
154
155
TI, p. 75.
EDE, p. 246.
67
connaissance comme l’adéquation entre une représentation et un objet représenté est mise
en échec, l’infini est irreprésentable, son ideatum dépasse de loin son idée156. Il n’en va pas
de même pour les choses pour lesquelles l’adéquation n’est pas exclue. Cette relation est le
modèle même du rapport à autrui dans la mesure où, pour Lévinas, l’infini contient en luimême le principe de la distance. « La distance qui sépare l’ideatum et l’idée, constitue le
contenu de l’ideatum même. »157 L’infini est transcendant au sens où « il est infiniment
éloigné de son idée – c’est-à-dire extérieur »158. De cette manière l’être de l’infini n’est pas
suspendu, possédé par son idée comme peut l’être n’importe quel objet, toute tentative de
saisie de l’infini ne serait qu’un effort pathétique dont l’échec ne ferait que rendre plus
évidente encore la transcendance de celui-ci. « Nous sommes hors de l’ordre où l’on passe
de l’idée à l’être. »159 Séparation, transcendance, extériorité, irréductibilité, asymétrie et
distance sont donc les marques d’un mode de relation originale qu’exigeait un rapport à
l’altérité et se sont révélées à travers les Méditations métaphysiques. Mais loin de réduire
l’infini à un être formel, il s’agit pour Lévinas en priorité de montrer – dans l’expérience –
la concrétude de l’infini.
Cette expérience concrète c’est le désir mais désir dans un sens éminent,
désir de l’infini qui ne peut être comblé mais au contraire qui est suscité par l’infini. Mais
l’infini par sa transcendance agit non pas par une action mais par la seule absoluité de
l’extériorité de son être. C’est le contact de l’intangible, contact qui ne compromet que
l’intégrité de ce qui est touché. Par cette relation, l’infini suspend la « la négativité du moi
s’exerçant dans le même, le pouvoir, l’emprise. »160 L’expérience de cet infini qui est
présence, c’est la présence en face d’un visage. Cette relation qui préserve la distance avec
156
TI, p. 40.
TI, p. 41.
158
TI, p. 41.
159
DQVI, p. 105.
160
TI, p. 42.
157
68
l’infini du visage, c’est le discours. Le discours n’est pas le mode par lequel l’autre est
compris mais par lequel il s’exprime. C’est là, une notion de vérité qui n’est ni adéquation
ni la vérité heideggerienne du dévoilement mais expression. Accueillir l’expression d’autrui
« c’est recevoir d’Autrui au-delà de la capacité du Moi »161. Le discours est aussi
enseignement, non pas enseignement où l’autre viendrait seulement comme moyen d’une
révélation de vérités en moi de toute éternité, mais « il vient de l’extérieur et m’apporter
plus que je ne contiens ».162
L’Autre met plus en moi que je ne contiens, il y a ici, dans cette fondation
hors sujet du sujet, les traits cartésiens de la preuve de l’existence de Dieu. « De sorte qu’ici
se produit une articulation analogue à l’argument ontologique : en l’espèce, l’extériorité
d’un être s’inscrit dans son essence. »163 Mais comment est mise en nous cette idée, si l’on
peut parler d’un « comment » ? Et bien, c’est précisément par cette relation de
l’enseignement, du discours. L’ordre cartésien est antérieur à l’ordre socratique, nous dit
Lévinas. Le discours n’est pas celui auquel j’aurais décidé de participer et accepté les règles,
c’est l’enseignement du Maître qui enseigne, même l’enseignement que je n’ai pas décidé
de recevoir, c’est ainsi qu’est mise en moi l’idée d’infini. « L’enseignement est un discours
où le maître peut apporter à l’élève ce que l’élève ne sait pas encore. Il n’opère pas comme
la maïeutique, mais continue la mise en moi de l’idée d’infini. »164
Dans une telle conception du sujet, l’idée d’infini révèle la passivité absolue
de celui-ci. En effet, l’idée de la transcendance mise dans l’immanence par la transcendance
sans jamais être réduite à l’immanence, l’idée d’infini est « une passivité plus passive que
161
TI, p. 43.
TI, p. 43.
163
TI, p. 213.
164
TI, p. 196.
162
69
toute passivité »165. Cette passivité est avant tout affection par l’infini par le fait même
celui-ci reste extérieur à son idée. « L’infini n’a rien à s’adjoindre de nouveau pour affecter
la subjectivité : c’est son in-fini même, sa différence à l’égard du fini qui est déjà sa nonindifférence à l’égard du fini. »166 Mais l’affection n’est pas pour autant réception dans
laquelle ce qui est donné serait déjà surmonté par le travail d’un entendement. Mais cette
affection est au contraire un traumatisme qui éveille à la transcendance et par elle, le sujet à
sa simple condition d’immanence. L’affection est Désir de l’infini, Désir « qui se nourrit de
son accroissement et qui s’exalte comme Désir »167 par le fait même qu’il ne peut être
comblé, qu’il ne peut pas comprendre son ideatum et qui donc Désir qui est au-delà de
l’ordre de l’être. « Désir d’au-delà de la satisfaction et qui n’identifie pas, comme le besoin,
un terme ou une fin. Désir sans fin, d’au-delà de l’Etre : dés-intéressement, transcendance
– Désir du Bien. »168
Mais la question est de savoir comment un dés-intéressement peut-il
exister ? Il faudrait pour cela que l’infini et son Désir ne soit pas en « rapport » l’un avec
l’autre dans une temporalité ou par une intentionnalité. La question se pose aussi de savoir
comment d’une part, ce qui est infiniment distant peut entretenir une relation et d’autre part,
pourquoi ce qui est le Bien doit-il faire l’objet d’un dés-intéressement ?
A ces questions, Lévinas répond que le Désir de l’infini est l’Amour,
Amour irréductible à tout érotisme et à toute fusion dans lesquels le « je pense » aurait déjà
ancré sa griffe. Amour où l’approche n’est pas immédiatement convertie en jouissance mais
qui creuse toujours le Désir, par le fait que le Désir est affecté par l’infini sans qu’une
préalable intention, réception ou condition a priori, viennent déjà le cerner avant qu’il
165
DQVI, p. 106.
DQVI, p. 109.
167
DQVI, p. 111.
168
DQVI, p. 111.
166
70
l’affecte. La relation à autrui dans la proximité qui pourtant le laisse absolument distant, est
Désirable ou Dieu – Saint. C’est en ce sens qu’il est le Bien. Et pour qu’une telle chose soit
possible il faut que le Désirable soit le non-désirable par excellence, Autrui. Désirable que
je n’ai pas choisi mais par qui je suis choisi, Elu. C’est cette élection qui me fonde comme
ipséité et m’arrache à ma subjectivité transcendantale, comme celui à qui personne ne peut
se substituer mais qui dans l’appel à la responsabilité dans le visage d’autrui est le seul à
pouvoir répondre d’Autrui, jusqu'à se substituer à lui. « La substitution à autrui au sein de
cette responsabilité et, ainsi une dénucléation du sujet transcendantale, la transcendance de
la Bonté, noblesse du supporter pur, ipséité de pure élection. »169 Je suis otage d’autrui, « je
suis sous l’accusation d’autrui, bien que sans faute. »170
La question du Désir de l’infini semble largement déborder le cadre
cartésien, et sans doute est-ce le cas pour l’élection et la substitution qui semblent plutôt être
héritées du contexte hébraïque, pourtant, c’est dans les dernières lignes de la troisième
méditation que Lévinas, trouve cette pensée entièrement débordée par ce qu’elle pense au
point d’en être entièrement affectée171. Cette contemplation de la Majesté divine, dont nous
parle Descartes, qui se maintient pourtant dans la distance l’ « autre vie » me donne la
félicité et le contentement non au sens de la jouissance d’une intériorité mais au contraire
comme adoration et admiration, en ce sens elle devient relation personnelle. Admiration et
adoration qui débordent de loin l’imperfection de la méditation. Le dernier alinéa de la
troisième méditation nous ramène à une relation avec l’infini, qui à travers la pensée,
169
DQVI, p. 113.
DQVI, p. 113.
171
TI, p. 233. En latin dans le texte « …, il me semble très à propos de m’arrêter quelques temps à la contemplation de
ce Dieu tout parfait, de peser tout à loisir ses merveilleux attributs, de considérer, d’admirer et d’adorer l’incomparable
beauté de cette immense lumière, au moins autant que la force de mon esprit, qui en demeure en quelque sorte ébloui,
me le pourra transmettre.
Car, comme la foi nous apprend que la souveraine félicité de l’autre vie ne consiste que dans la contemplation de la
Majesté divine, ainsi expérimentons-nous dès maintenant qu’une semblable méditation, quoique incomparablement
moins parfaite, nous fait jouir du plus grand contentement que nous soyons capables de ressentir en cette vie. »
170
71
déborde la pensée et devient relation personnelle. La contemplation se mue en admiration,
adoration et joie. Il ne s’agit plus d’un objet infini
Mais la passivité absolue qui marque l’idée de l’infini, révèle la subjectivité
en tant que subjectivité, dans un autre sens encore. Passivité qui nous révèle dès lors comme
être créé, l’idée d’infini : « […] surprise ou susception, plus ouverte que toute ouverture –
éveil – mais suggérant la passivité du créé. »172 Idée de création qui trouve sa source
cartésienne dans la troisième méditation où l’idée de Dieu est née et produite avec moi dès
ma création. L’idée de l’infini me révélant comme créature, me révèle en même temps tout
le mensonge de ma liberté, comme la honte de son exercice face au visage qui m’appelle à
la responsabilité pour autrui. Mais la création me révèle aussi l’absolue antériorité de la
signifiance de l’idée d’infini. Idée irreprésentable dans l’exhibition d’une conscience,
réfractaire à toute réminiscence. L’idée de l’infini dans son antiquité immémoriale, ne peut
faire l’objet d’une représentation dans la conscience, car la synchronie de la conscience
annule tout passé en le faisant coexister avec le présent et le futur. Elle est diachronie et
anarchie, l’ordre de sa signification ne reposant pas sur la loi de l’être, elle échappe à toutes
intentionnalités. En ce sens l’idée d’infini qui ne vient pas de moi, me révèle un ordre qui
est bien avant moi. Si l’idée d’infini est dans la subjectivité plus qu’elle ne peut contenir et
que l’intentionnalité est la marque du sujet fini, l’idée d’infini est la subjectivité dans toute
son authenticité. « Le in de l’infini n’est pas un non quelconque : sa négation, c’est la
subjectivité du sujet de derrière l’intentionnalité. La différence de l’infini et du fini, est une
non-indifférence de l’infini à l’endroit du fini et le secret de la subjectivité. »173 C’est que
l’infini, par le fait même que je ne peux le comprendre, par le fait même qu’il échappe à la
172
173
DQVI, p. 107.
DQVI, p. 108.
72
pensée, révèle au sujet la nature de sa pensée comme n’étant qu’une simple pensée,
incapable de comprendre, subjectivité finie, subjectivité pensante, mais qui ne se comprend
authentiquement comme telle qu’en relation avec l’infini, relation que le sujet ne choisit pas
et lui donne son ipséité.
§ 2 Le cogito et l’Autre, l’athéisme et la religion.
La relation fondamentale à l’infini qui brise la spontanéité du moi ne doit
pas le neutraliser à son tour, au contraire comme nous l’avons déjà vu plus haut, l’infini en
est la condition, c’est en ce sens que l’infini qui brise la totalité rend primitivement possible
cette même totalité et donc l’économie de l’être.
C’est encore dans le schéma cartésien que Lévinas trouvera les réponses à
une telle exigence. C’est en effet par l’ensemble du parcours des trois premières méditations
que Lévinas voit les relations entre la position d’un moi séparé et l’absolue transcendance
comme nécessité de l’existence de celui-ci et d’un monde vers lequel il peut désormais se
tourner hors la naïveté de la confusion.
En effet, chez Descartes, en plus de cette relation à l’autre il y trouve
l’originalité du rôle du psychisme, qui n’est pas selon lui à la réflexion de l’être. Par le
psychisme, la pensée est déjà révolution dans l’être, résistance à la totalité. « La dimension
du psychisme s’ouvre sous la poussée de la résistance qu’oppose un être à sa totalisation, il
est le fait de la séparation radicale. »174 Séparation qui se trouve attestée par le cogito
174
TI, p. 46.
73
même, car « l’être dépassant infiniment son idée en nous – Dieu dans la terminologie
cartésienne – soustend d’après la troisième méditation, l’évidence du cogito »175.
L’idée de moi et l’idée d’infini se révèlent comme les deux moments
distincts d’une même évidence. Cette double évidence tire sa source cartésienne du fait que
« l’idée de moi » et « l’idée de Dieu » sont cocréées avec moi. Cette idée d’infini dans le
moi, comme le plus dans le moins, n’empêche aucunement la séparation d’un Moi
authentiquement séparé, séparation sans laquelle d’ailleurs aucune altérité ne serait possible.
« Cette relation du même avec l’autre, sans que la transcendance de la relation coupe les
liens qu’implique une relation, mais sans que ces liens unissent en un Tout le même et
l’autre, est fixée en effet dans la situation décrite par Descartes où le “ je pense ” entretient
avec l’infini qu’il ne peut aucunement contenir et dont il est séparé, une relation appelée
“ idée de l’infini ”. »176
Le fait que la vérité de Dieu dans cette méditation se révèle après
l’évidence du cogito, ne fait que rendre compte de la réalité même de la séparation qui
s’accomplit et non de la secondarité de l’infini. « La postériorité de l’antérieur – inversion
logiquement absurde – ne se produit dirait-on que par la mémoire ou la pensée. »177 Le fait
qu’un cogito puisse se soutenir seul au point d’affirmer a posteriori ce qui le fonde
ultimement et a priori, est la marque même « de la séparation ontologique du métaphysicien
est du métaphysique »178. Le cogito peut être l’illusion d’un être qui, s’affirmant auto-fondé
comme un je pense, n’est en fait que la victime d’un déterminisme inconscient ou culturel,
cette ignorance n’en permet pas moins un détachement, c’est-à-dire une intériorité qui en soi
175
TI, p. 46.
TI, p. 40.
177
TI, p. 47.
178
TI, p. 47.
176
74
est déjà résistance à l’assimilation, à la totalité. « L’être emprisonné, ignorant sa prison est
chez lui. Son pouvoir d’illusion – si illusion il y avait – constitue sa séparation. »179
Mais comment se révèle à un être séparé et enfermé dans l’illusion de sa
liberté, l’antériorité de ce qui le fonde, lui qui se prend pour origine. C’est évidemment
l’appel à la responsabilité dans le visage d’autrui qui fait honte à la liberté et par là l’investit
du répondre de ... . « L’existence en réalité n’est pas condamnée à la liberté, mais investie
comme liberté »180. La liberté n’est donc pas par elle-même mais dépend d’une origine à
partir de laquelle s’est opérée l’investiture de la liberté. Or ce qui révélerait cette origine ne
peut appartenir qu’a « un être qui a une origine en deçà de son origine – qui est créé »181. Il
ne s’agit donc pas en premier lieu d’affirmer que la condition d’une telle investigation soit
un être libre qui se tournerait vers l’origine de sa liberté, comme dans la spontanéité de la
connaissance des objets du monde. S’il y a connaissance de la connaissance ce n’est pas
sous la forme d’une théorie de la connaissance où la liberté déciderait des critères de
validité de la connaissance, cela reviendrait à fonder la liberté sur elle-même.
Ce prototype de la connaissance, Lévinas le découvre de nouveau chez
Descartes. « L’évidence du cogito – où connaissance et connu coïncident sans que la
connaissance ait eu à jouer, […].182 » Il s’agit en effet de cette auto-évidence de soi, dans
laquelle il n’y a pas de procession de la liberté vers un objet de la connaissance, c’est en ce
sens que cette connaissance de la connaissance se fait sans la connaissance. Mais cette
connaissance qu’est l’expérience du cogito par sa nature d’évidence a suspendu toutes
déterminations extérieures, elle est hors conditionnements et hors situations, elle est donc
179
TI, p. 47.
TI, p. 83.
181
TI, p. 83.
182
TI, p. 84.
180
75
libre de tout engagement antérieur. Dès lors, elle ne peut remplir l’exigence critique puisque
sa source lui reste hors de portée. « Ce cogito marque certes, le commencement, parce qu’il
est le réveil d’une existence qui se saisit de sa propre condition. Mais ce réveil vient
d’Autrui. »183 Avant l’expérience du cogito, l’existence se rêve dans la naïveté et la
confusion de l’expérience immédiate et c’est parce qu’elle soupçonne cette naïveté qu’elle
doute de l’évidence de cette existence. Mais ce soupçon pour Lévinas suppose l’idée
d’infini, l’idée du parfait. Le savoir du cogito s’appuie sur le Maître, l’idée d’infini, idée
introduite en nous par l’Autre, Dieu qui est le fondement du cogito. C’est donc par l’action
d’une altérité, l’idée d’infini, mise en nous que se réalise le cogito, par lequel se réalise à
son tour le savoir du fondement, c’est-à-dire l’existence de Dieu comme Celui qui à inséré
cette idée en nous. Donc la certitude du cogito ne permet pas la connaissance par le sujet de
sa condition de créature, une telle connaissance qui ne relève pas de la liberté ne peut être
révélée que par Autrui. Celui-ci ne pouvant faire l’objet d’une thématisation, il ne peut donc
pas être constitué par une liberté, l’expérience d’Autrui échappe à la neutralisation de
l’altérité par le Même. « L’accueil d’Autrui est ipso facto la conscience de mon injustice –
la honte que la liberté éprouve pour elle-même. »184 Ce n’est pas dans les pouvoirs de la
raison que le Moi trouvera son fondement mais par la fin de tous les pouvoirs, par la
domination de ma liberté par la transcendance d’Autrui. Dès lors, Autrui me révèle comme
créature, l’investiture de ma liberté ne relève pas de ma liberté. La question du fondement
ne peut être posée dans la lumière, à la manière des objets du monde, sans quoi nous nous
exposons à une embarrassante régression à l’infini. La connaissance de l’origine implique
plutôt pour la liberté, de se laisser surprendre par l’Autre. « Le savoir dont l’essence est
183
184
TI, p. 85.
TI, p. 85.
76
critique, ne peut se réduire à la connaissance objective. Il conduit vers Autrui. Accueillir
Autrui, c’est mettre ma liberté en question. »185
La relation du face à face qui en même temps qu’elle révèle l’altérité audelà de l’être rend possible celui-ci, procède donc de la structure même des trois premières
méditations métaphysiques de Descartes. La première est celle de l’expérience naïve, de la
participation dirait Lévinas, et de sa mise en doute systématique. La possibilité du doute
étant d’emblée liée à l’idée de perfection. En effet pour qu’un arrachement à la participation
et à la confusion de l’ « il y a » soit possible, il faut que dans a naïveté se dise déjà l’idée
d’infini. « C’est parce qu’elle soupçonne qu’elle se rêve, qu’elle se réveille. Le doute lui fait
chercher la certitude. Mais ce soupçon, cette conscience du doute, suppose l’idée du
Parfait. »186
La deuxième méditation celle de l’évidence du cogito, pour Lévinas, c’est
l’être séparé, l’athée, au sens de la sortie de la neutralité du Tout, de la participation et de la
confusion. « Le miracle de la création consiste à créer un être moral. Et cela suppose
précisément l’athéisme, mais à la fois par-delà l’athéisme, la honte pour l’arbitraire de la
liberté qui le constitue. »187 C’est dans la troisième méditation, où le cogito sortant du
fantasme de « pouvoir tenir en l’air », trouvant en lui l’idée de perfection qui fait appel au
Tout Autre que lui, il rougit devant la prétention honteuse de sa liberté et de son arbitraire.
Le cogito par lui-même est injustifié, c’est à l’extérieur de lui dans l’Autre, qu’il trouve sa
185
TI, p. 84.
TI, p. 85.
187
TI, p. 88.
186
77
justification, il se surprend dépendant et pourtant toujours séparé. « Dépendance, par
conséquent, qui, à la fois, maintient l’indépendance. »188
Néanmoins il est évident que l’athéisme de l’être séparé porte en son
essence l’éventualité d’un moi livré à la spontanéité de sa liberté et exempt de toutes
justifications, étant pleinement intériorisé, il exerce la liberté du savoir qui se manifeste
dans la certitude sans être mise en question. Ce rapport au moi s’exemplifie pour Lévinas
dans le destin de Gygès, « Gygès qui voit ceux qui le regardent sans le voir, et qui sait qu’il
n’est pas vu. »189 C’est-à-dire un être pour qui le monde est un spectacle. En effet, par sa
solitude et donc par son mutisme, le moi fait l’expérience d’un monde qui se tient en dehors
du discours donc hors de tous principes, c’est l’anarchie du spectacle. Hors de tous principes
le structurant par la parole le phénomène se tourne en apparence. Dans le phénomène se
tient donc la possibilité de sa fausseté, dès lors dans cette ambivalence du phénomène se
tient le soupçon d’un malin génie, simple possibilité qui entraîne la nécessité du doute
universel. Ce doute concerne la sincérité de ce qui apparaît, mais par la possibilité de la
supercherie, résonne une parole, celle d’autrui, fut-il malin génie. « Comme si dans cette
apparition silencieuse et indécise se mentait un mensonge, comme si le danger de l’erreur
provenait d’une tromperie, comme si le silence n’était que la modalité d’une parole. »190
C’est l’expression qui viendra rompre le jeu du mensonge et du véridique, la présentation
d’autrui est le fait originel de la signification.
C’est en ce sens que, à l’instar de l’intrigue cartésienne, par l’action de
l’altérité d’autrui, par sa parole ou par Dieu, un monde signifiant devient possible après le
doute hyperbolique qui a ruiné l’anonymat de la participation. L’Autre est la condition
188
TI, p. 88.
TI, p. 90.
190
TI, p. 91.
189
78
même du phénomène qui se donne dans la lumière. « Recevoir le donné – c’est déjà le
recevoir comme enseigné – comme expression d’Autrui. […] Autrui est principe du
phénomène. »191 Il n’en est pas le principe au sens du produit d’une déduction qui
l’identifierait comme causa sui, en effet, « l’interlocuteur ne saurait être déduit, car la
relation entre lui et moi, est présupposée par toute preuve. »192 La parole d’Autrui est
principe dans la mesure même où toute déduction le présuppose. Autrui est l’événement
même de la vérité du phénomène, pas seulement parce qu’il est nécessaire à l’établissement
des conventions symboliques ou parce qu’il viendrait donner confirmation à l’objectivité de
mon expérience subjective mais plus fondamentalement parce qu’il permet que le donné se
donne comme signe et non plus dans l’anonymat du spectacle, car c’est comme signe que le
donné peut se donner comme tel, le « signe signalant un parleur […] »193. La donnée
renvoie donc au donneur mais pas sous le mode de la causalité. Le cogito est rendu possible
par le doute qui l’arrache à la participation, mais cet ego séparé qui s’est installé et qui a
permis l’athéisme n’a plus d’autre possibilité que le doute, s’embourbant dans son œuvre de
négation jusqu'à la négation de cette œuvre, il reste – dans l’évidence même de son être –
incapable d’affirmation. « Ce n’est pas moi – c’est l’autre qui peut dire oui. De lui vient
l’affirmation. »194 Dès lors, si Descartes s’arrête sur la certitude du cogito, c’est qu’il
possède l’idée d’infini en lui et qu’il entrevoit « à l’avance le retour de l’affirmation
derrière la négation. »195
191
TI, p. 92.
TI, p. 93.
193
TI, p. 93.
194
TI, p. 94.
195
TI, p. 94.
192
79
§ 3 L’infini et le Dasein
Si la lecture lévinasienne du cartésianisme des Méditations donne au
rapport éthique son archétype, il nous faut montrer maintenant en quoi cette lecture permet à
Lévinas de dépasser le schéma heideggerien de la subjectivité. En quoi l’idée d’infini
contredit-elle la structure du Dasein ? Le premier chapitre nous a déjà montré en quoi la
notion même d’infini enraye l’économie de l’être et de l’étant. Nous n’en donnerons ici que
deux qui nous semblent pertinentes. Premièrement, la question de la liberté et de la
connaissance, deuxièmement la question de la finitude du Dasein.
Précisons d’abord ce qui oppose, il me semble l’idée d’infini que nous
avons largement développée plus haut la notion de pro-jet chez Heidegger. L’argument qui
voudrait que l’idée de Lévinas selon laquelle la compréhension immédiate chez Heidegger
est une attitude totalisante car ontologique serait une incompréhension du second par le
premier, le pro-jet permettant au contraire une compréhension infinie et donc toujours
ouverte sur l’infini. Mais le projet est un élan du même vers l’autre qui n’implique pas
nécessairement une altération du même, elle peut être tout au plus une sollicitude, alors que
l’idée d’infini vient directement de son idéatum qui est absolue extériorité. L’appel vient
d’un Autre vers lequel l’intention ne s’est pas primitivement portée. Mise en relation par la
séparation absolue qui exclut toute intégration, voilà ce qui différencie clairement l’idée
d’infini et le pro-jet.
Selon Lévinas si la liberté ne vient pas du Moi lui-même, dans le Dasein et
que celui-ci la tire d’un autre, l’Etre, mais cet autre ne peut être réellement une altérité dans
la mesure où il est avant tout marqué par la neutralité de la lumière. La neutralité
ontologique de l’horizon transcendantal ne remet pas en question la liberté puisqu’elle est la
80
condition de la compréhension et donc de la maîtrise. C’est comme si la neutralité de l’Etre
amortissait toutes possibilités d’assignation d’une altérité vis-à-vis du Dasein, par l’Etre,
autrui est déjà neutralisé. « C’est un Neutre qui ordonne pensées et êtres, mais qui durcit la
volonté au lieu de lui faire honte. »196 En ce sens le Dasein est préservé de toutes
obligations envers autrui, il n’a à se préoccuper que des obligations qu’il a envers lui-même.
En effet, un moi dont la condition de la vie morale réside dans l’appel de sa conscience à
être soi, n’a d’ordre à recevoir de personne, le seul ordre étant de persister en lui-même et
de répondre à son devoir-être. Heidegger reste donc dans cette tradition dénoncée par
Lévinas où le même domine l’autre. L’idée d’infini au contraire est seule à pouvoir ébranler
cette légitimité.
Cette liberté et cette domination est donc celle qui se vit sur le mode de la
connaissance et de la compréhension et c’est là que la lecture que Lévinas fait de Descartes,
exemplifie une relation de connaissance qui ne soit plus rapport ni de compréhension, ni de
jouissance, ni de représentation, mais la présentation de l’infini dans le visage d’autrui, qui
ne se manifeste pas mais se révèle. « Le primat cartésien de l’idée du parfait par rapport à
l’idée de l’imparfait, conserve ainsi toute sa valeur. L’idée du parfait et de l’infini ne se
réduit pas à la négation de l’imparfait. La négativité est incapable de transcendance. »197
De nouveau, c’est la particularité métaphysique de l’idée d’infini qui est
réaffirmée, en répondant à une réfutation que l’on opposait à Descartes en son temps. Il ne
s’agit pas d’opposer la représentation de l’imperfection par une représentation de la
perfection qui en serait la négation, comme la perfection d’un cercle opposé à l’imperfection
d’une forme quelconque. Cela permettant non seulement de montrer que l’infini comme
autre de l’Etre n’est pas seulement sa négation comme le néant heideggerien, mais de
196
197
EDE, p. 236.
TI, p. 31.
81
montrer que l’infini révèle une connaissance qui ne peut être vécue sur le mode de
l’adéquation, de la corrélation et du tiers exclu. Il s’agit au contraire d’affirmer que l’idée
d’infini est hors de tous rapport d’opposition, de comparaison et si comparaison il y a, ce
n’est jamais sur un mode intellectuel mais par l’expérience même du choc non-violent de
l’infini qui met la liberté en question. La théorie de la métaphysique se distingue de la
théorie de l’ontologie par le fait qu’elle reste connaissance c’est-à-dire relation dans la
distance, contrairement à la seconde qui se caractérise par « l’implantation de l’être
connaissant dans l’être connu, l’entrée dans l’au-delà, par l’extase »198, elle n’empreinte
pas ses pouvoirs à un être neutre dans laquelle elle baigne et dont elle jouit toujours déjà. De
l’infini on ne peut jouir, on ne peut que le Désirer. C’est ici au mode de connaissance
propre au Dasein que Lévinas fait référence. A cette économie de la connaissance par l’être,
Lévinas oppose celle « par laquelle l’être connaissant demeure séparé de l’être connu »199.
La forme de connaissance que rend possible l’idée d’infini excède tout rapport de
compréhension et donc toute primauté de ma liberté. « Dès lors l’adhésion libre à la vérité,
activité de connaissance, la volonté libre qui d’après Descartes, au sein de la certitude,
adhère à une idée claire, se cherche une raison qui ne coïncide pas avec le rayonnement de
cette idée claire et distincte elle-même. »200 Cette raison c’est l’infini ou son idée en moi.
C’est par la survenue de la transcendance en tant que révélation, en tant que
vérité que je n’ai pas choisi, s’instituant comme libre que je peux alors seulement librement
choisir une vérité. La morale est la condition de la vérité. Nous sommes donc loin d’un
Dasein qui serait toujours déjà dans la vérité.
198
TI, p. 37.
TI, p. 40.
200
TI, p. 339.
199
82
Il y a donc, chez Lévinas une rupture dans la position métaphysique de
l’infini depuis Kant. Lévinas refusant le retournement kantien de cette notion, qui la
relativise en la faisant tomber dans la conscience subjective comme simple idéal formel de
l’activité rationnelle, refus qui cherche pas à faire retomber dans l’illusion d’une substance
infinie en soi qui célébrerait l’identité du réel et du rationnel mais justement pour éviter
toute réduction de l’expérience effective de l’altérité d’autrui à l’un des nombreux jeux de
cette subjectivité. Cela nous permet de mieux comprendre en quoi la réappropriation de
l’infini cartésien par Lévinas lui permet la destitution de la finitude originaire du Dasein.
« La finitude kantienne se décrit positivement par la sensibilité comme la finitude
heideggerienne par l’être-pour-la-mort. Cet infini se référant au fini marque le point le plus
anti-cartésien de la philosophie kantienne comme plus tard, de la philosophie
heideggerienne. »201
En effet, pour Lévinas, la finitude qui pense le temps à partir de la mort, la
mort comme néant et le néant comme simple jeu possible de l’être ignore que la mortalité et
le temps ne se révèlent que dans l’infini du visage d’autrui. Seul l’expérience de l’infini
ouvre à une diachronie authentique et seule l’expérience d’autrui, de la mortalité dans le
visage de l’autre homme où se signifie le commandement du « tu ne tueras point », révèle
ma mortalité comme ce qui rend « possible la gratuité de ma responsabilité pour autrui. La
relation avec l’infini est la responsabilité d’un mortel pour un mortel. »202
Bref, et c’est en cela que l’on peut penser la positivité de l’infini comme
plus positif que toute finitude et résumer la réappropriation lévinasienne du cartésianisme.
« En revenant à la notion cartésienne de l’infini – à l’« idée de l’infini » mise dans l’être
201
202
TI, p. 217.
MT, p. 135.
83
séparé par l’infini, on retient la positivité, son antériorité à toute pensée finie et à toute
pensée du fini, son extériorité à l’égard du fini. »203
2. Elucidation du cogito cartésien et auto-affection chez Michel Henry : La Vie.
Nous avons vu dans la destruction de l’ontologie heideggerienne comment
la transcendance en tant que fondement du Dasein était réduite à l’immanence. Cette
immanence absolue dans laquelle toute subjectivité trouve son fondement, bien
qu’anhistorique, trouve chez Henry une première révélation historique dans le
« cartésianisme du commencement » comme du moment de la révélation de l’essence de la
phénoménalité.
Mais cette révélation s’est trouvée immédiatement bafouée par le règne de
la représentation et cette trahison de l’Etre originaire se fait par Descartes lui-même, dans le
travail même de sa découverte, dans les Méditations métaphysique. Dès lors, par l’entremise
du cartésianisme en tant qu’acte fondateur de la modernité, c’est toute la pensée moderne et
contemporaine qui se trouvera contaminée par cette déviance historiale.
Le travail de Michel Henry, dans sa lecture de Descartes, consistera à
dégager les constructions qui sont venues, après coup, dissimuler ce commencement.
Nous présenterons ensuite comment, en se référant à la lecture des
Méditations métaphysiques par Heidegger, Henry identifie, sous le regard de son « cogito
du commencement », les défaillances de cette lecture.
203
TI, p. 215.
84
§1 Le cogito et l’oubli de son commencement.
Pour Michel Henry, avant de le perdre, Descartes a clairement élucidé ce
Commencement de l’auto-affection, le cogito, condition de toute phénoménalité,
aperception originaire, c’est-à-dire l’âme ou la vie. « Un tel être Descartes l’appelle l’âme
nous l’appelons la vie. »204
Mais en quoi précisément consiste ce commencement radical ? C’est
l’apparaître. Cet apparaître, ce n’est justement pas l’apparaître des choses dans leurs venue à
l’être, qui n’est seulement que le commencement de l’étant, mais le commencement de
l’être lui-même. « Initial, au sens le plus originel, l’apparaître l’est en tant qu’il apparaît
d’abord lui-même en lui-même. »205 C’est en ce sens qu’il y a commencement, lorsque
l’apparaître est identique à l’être et est à son fondement. Cet apparaître c’est l’effectivité
phénoménologique même.
Cet apparaître, Descartes l’appelle la pensée, mais c’est la pensée en ellemême, celle-ci se donnant précisément lorsque Descartes rejette comme ontologiquement
pertinentes les apparences des objets du monde pour ne plus laisser apparaître que cet
apparaître lui-même. C’est donc dans l’apparence pure, abstraction faite de ce qui apparaît
que se donne ce commencement radical. Le fait que l’être résulte du « je pense », vient donc
de l’ouverture par la pensée de sa révélation à soi. L’être étant l’auto-attestation de
l’apparaître à lui-même, c’est-à-dire l’effectivité de cette révélation. Dès lors la « chose
pensante » ne peut être une chose du monde, ni étants, ni être de l’étant, tout cela ayant été
livré au doute. L’être, la substance, la chose dans le langage de Descartes étant l’apparaître
204
205
GP, p. 97.
GP, p. 18.
85
lui-même dans sa révélation. Le « donc » de « je pense donc je suis » n’a, par conséquent,
rien de déductif ou d’implicatif. « Le quelque chose de la substance, la « chose », n’est que
l’apparition de l’apparaître et sa luisance. »206 C’est en ce sens que Henry parle de
phénoménologie matérielle, c’est-à-dire de la substantialité, de l’effectivité donc de la
matérialité de la phénoménalité pure comme telle.
Après cette reconnaissance du commencement par Descartes, dans la
seconde méditation, son caractère initial subit une chute fatale lors de la troisième
méditation. La pensée n’est plus que l’attribut d’une substance et cette substance n’est plus
qu’une réalité secondaire comme substance créée, la substantialité absolue quant à elle, est
transférée sur la transcendance de Dieu, voilà l’éclatement morbide que subit la révélation
fondamentale du cogito. La source de cet égarement importe peu dans l’analyse d’Henry, ce
sont plutôt ses implications dans la suite de l’histoire de la philosophie qui sera décisive,
histoire irrémédiablement ruinée par cette méprise présente au cœur même de l’acte
initiateur de la modernité. Et cette conséquence qui agit toujours aujourd’hui, c’est
l’hétérogénéité de l’être et de l’apparaître, hétérogénéité qui fait choir tout effort
ontologique dans l’ontique. L’être reçoit sa mesure des choses.
Tout le cartésianisme du commencement tient dans la différence essentielle
qu’introduit Descartes entre l’âme et le corps. L’âme en tant que pensée est l’apparaître
originel et le corps quant à lui, étant étranger à l’âme par nature est à jamais exclu de toute
forme de phénoménalité, induisant une différence ontico-ontologique irréductible. « La
réduction phénoménologique produite par le cogito est la mise en œuvre de cette
différenciation, la séparation de l’apparaître de l’apparaître d’avec ce qui paraît en lui en
206
GP, p. 20.
86
tant que ceci ou cela et qui n’est plus le paraître de l’apparaître lui-même. »207 L’âme étant
l’apparaître et le corps seulement ce qui apparaît.
Revenons à la formulation radicale de ce Commencement. D’après Henry
l’énonciation la plus ultime de celui-ci est le « videre videor » : il me semble que je vois. Au
terme de l’époché générale et radicale, non seulement le monde mais Descartes lui-même en
tant qu’homme avec un corps, sont renvoyés dans le domaine de l’illusion. Quand même,
dirons-nous, ce que je vois, indépendamment de la réalité extérieure du monde et de ses
objets, est ce qui existe puisque je vois des formes. En effet, mais « ces formes ne sont pas
telles que je crois les voir car je crois voir des formes réelles alors qu’elles appartiennent
peut-être à l’univers du songe où il n’y a rien de réel. »208 Or si tout ce qui se présente sous
le regard, même indubitablement, est susceptible de fausseté, c’est que la vision elle-même
est fallacieuse. Ce qui s’accomplit par cette réduction, avons-nous dit, c’est la différence
claire entre ce qui apparaît et l’apparaître lui-même. De telle manière que, dans un premier
temps en tout cas, ne subsistant plus rien de ce qui apparaît, celui-ci laisse l’apparaître à luimême, se révélant comme le fondement. Mais cet apparaître est lui-même récusé, si celui-ci
est défini comme voir pur, est le milieu de la lumière naturelle, c’est-à-dire un horizon
transcendantal, bien que n’ayant plus rien à voir avec la vision du monde, celle-ci ayant déjà
été biffée. Cet horizon est celui notamment où sont saisies les essences mathématiques,
comme des « posé-devant dans la lumière » mais ce « posé-devant » présuppose une
position plus fondamentale, justement celle de la lumière elle-même, c’est-à-dire l’êtreposé-devant comme tel, l’horizon pur, l’ek-stasis. « L’ek-stasis est la condition de
possibilité du videre et de tout voir en général. »209 Or un tel ek-stasis et ses contenus sont
207
GP, p. 23.
GP, p. 25.
209
GP, p. 26.
208
87
l’objet du doute métaphysique et hyperbolique. Que peut-il encore rester après l’œuvre
d’une réduction aussi radicale ?
Toutefois aussi mensonger que puisse être ce voir, Descartes nous dit qu’il
existe. Quelle existence peut dès lors, soutenir ce « voir » ? Si le videre est récusé, c’est le
videor qui seul peut prétendre au fondement, c’est-à-dire la semblance du « à tout le moins
il me semble que je vois ». « Videor désigne la semblance primitive, la capacité originelle
d’apparaître et de se donner en vertu de laquelle la vision se manifeste et se donne
originellement à nous, quoi qu’il en soit de la crédibilité et de la véracité qu’il convient de
lui accorder en tant que vision. »210
En aucun cas pourtant, le videre ne peut en suite réclamer une quelconque
identité avec l’essence du videor. Bien au contraire, l’invalidité du videre comme fondement
ne peut plus être récupéré de quelque manière que ce soit. Le videor ne peut être réduit au
videre, sans quoi le videor serait à son tour jeté dans la réduction, aboutissant à une
aberration. La vision, la réflexion, et telle est la critique générale de Descartes, ne peuvent
fonder la pensée mais la présuppose plutôt. Pensée comprise comme âme ou plus
exactement comme sentir. Cette identification de la pensée au sentir, Henry la trouve dans la
seconde méditation.211 C’est là toute la portée de l’interprétation henrienne du cogito. Je
sens ma pensée, je sens que je vois, je sens que j’entends, je sens que je m’échauffe.
« Videor dans videre videor, désigne ce sentir immanent au voir et qui fait de lui un voir
effectif, un voir qui se sent voir. »212 Le sentir comme apparaître à soi primitif, est l’essence
originelle de la manifestation, essence de l’apparaître. Mais ce « sentir » n’est pas encore le
fondement radical du cogito. Le sentir par lequel se sent le voir, l’entendre, le penser, ne
210
GP, p. 27.
GP, p. 28. Henry citant Descartes, « il me semble que je vois, que j’entends, que je m’échauffe, et c’est proprement
ce qui en moi s’appelle sentir, et cela, pris ainsi précisément, n’est rien autre chose que penser. », FA, II, p. 422 ; AT,
XI, p. 23.
212
GP, p. 29.
211
88
peut sentir l’ « âme » elle-même, en effet je ne vois pas l’âme, je ne l’entends pas, je ne la
pense pas, ce sentir-là reste encore tributaire de l’ek-stase. Or c’est essentiellement en tant
que sentir, comme son paraître primitif, qu’existe l’âme. Il y a donc un sentir plus originel,
celui par lequel l’âme se connaît elle-même, c’est-à-dire son « se sentir soi-même », rien
d’autre qu’elle n’étant susceptible de la connaître. « La « connaissance de l’âme », à savoir
le paraître originel où la pensée se sent immédiatement elle-même et s’éprouve dans le
videor qui lui est consubstantiel. Le concept cartésien de pensée postule cette immédiation
essentielle. »213 C’est ainsi qu’est dégagé dans la lecture henrienne de Descartes,
l’immédiateté et l’intériorité qui définit l’essence du cogito par l’exclusion de toute
transcendance et de toute extériorité.214 Ainsi est la révélation sous sa forme originelle.
L’idée que l’apparaître en lui-même se donne hors de toute ek-stase, de toute transcendance,
Henry la trouve encore chez Descartes dans sa réponse à Gassendi. Celui-ci affirmant que la
seule manière de s’apparaître à soi-même s’accomplit par l’extériorité, l’œil ne pouvant se
voir lui-même par soi, c’est par la médiation d’un miroir, d’une réflexion, que l’œil peut se
voir lui-même. Ce à quoi Descartes répond que ce n’est pas l’œil qui se voit lui-même, ni le
miroir mais l’esprit, lequel connaît à la fois l’œil, le miroir et lui-même. Toute connaissance
d’une extériorité suppose comme condition la connaissance immédiate de l’esprit par luimême. « L’Un de la Différence, l’intériorité radicale de l’extériorité radicale, la
connaissance intérieure qui précède l’acquise, le videor du videre, ce qui connaît et l’œil et
le miroir et soi-même, et que Descartes appelle l’esprit. »215
213
GP, p. 30-31.
GP, p. 31-32. Henry relève plusieurs passages qui selon lui font signe à cette interprétation. « Par le nom de pensée
je comprends tout ce qui est tellement en nous que nous en sommes immédiatement conscients » Raisons qui prouvent
l’existence de Dieu…, FA, II, p. 586 ; AT, IX, p. 124., « Par le nom de pensée j’entends tout se qui se fait en nous de
telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-même », Principes, I, 9 ; FA, III, p. 95 ; AT, IX, II, p. 28. Et
aussi, « cette sorte de connaissance intérieure (cognitione illa interna) qui précède toujours acquise », Réponses aux
sixièmes objections, FA, II, p. 861 ; p. 861 ; AT, VII, p. 422.
215
GP, p. 33.
214
89
C’est ici que commence à s’éclaircir la question du Commencement et de la
distinction inaugurale entre l’âme et le corps. Mais la question ici n’est pas le statut des
corps au sens ontique mais la « connaissance du corps » comme mode de connaissance.
Pour Henry, la « connaissance du corps » dans sa signification ontologique excluant tout
caractère ontique, est un mode de l’apparaître, au même titre que la « connaissance de
l’âme ». « Avec la « connaissance du corps » au contraire, nous sommes reconduits dans la
dimension ontologique de l’apparaître, lequel n’est autre que cette connaissance. […] De
même en est-il pour la « connaissance de l’âme » »216 Mais pourquoi dans ce cas Descartes
et à sa suite Henry insistent-ils de manière aussi affirmée sur l’hétérogénéité de la
connaissance du corps et de l’âme et sur la primauté de la connaissance de l’âme sur celle
du corps ? C’est que « la « connaissance du corps » est le voir lui-même comme tel »217,
c’est-à-dire de l’ek-stase, du videre. C’est en ce sens que Descartes affirme que la
connaissance « de notre pensée précède celle que nous avons du corps »218 celant la
primauté ontologique du videor sur le videre. Donner à la connaissance de l’âme et du corps
une dignité ontologique permet de fonder de manière radicale la différence entre l’intériorité
et l’extériorité, différence qui n’est autre que celle qui oppose le réel à l’irréel.
L’essence de l’apparaître originaire comme immanence à soi, c’est-à-dire la
phénoménalité pure de la phénoménologie matérielle est celle du videor, celle de l’âme.
Voilà le Commencement ontologique absolu qu’il prétend dégager du cartésianisme. Mais
jusqu’où cette essence a-t-elle été pensée par Descartes, jusqu’où a-t-il poussé sa radicalité ?
C’est dans les Passions de l’âme qu’Henry trouve les réponses à cette
question. En effet, Descartes après avoir, de nouveau, déclaré comme non recevable tout
216
GP, p. 34.
GP, p. 34.
218
GP, p. 35, Henry citant Descartes, Principes, I, II ; FA, III, p. 97 ; AT, IX, II, p. 29.
217
90
fondement venant de la perception des objets du monde ou de « quelques parties de notre
corps »219 et cela parce que l’on peut être trompé par elle, affirme au contraire qu’« on ne
peut pas l’être de la même façon touchant les passions ». Si bien que l’opposition radicale
entre le videor et le videre se répète-t-elle, par celle qui oppose les passions aux perceptions,
les passions étant essentiellement a-perceptions. Ces passions entretiennent un rapport
particulier avec l’âme, marqué par une immanence radicale manifestée par le sentir,
« d’autant qu’elles sont si proches et si intérieures à notre âme qu’il est impossible qu’elle
les sente sans qu’elles soient véritablement telles qu’elle les sent ». Le mode de donation
primitif de l’apparaître est l’affectivité de la pensée comme se sentant elle-même, comme
auto-affection.
Mais il convient encore pour Henry, de préciser ce qu’il faut entendre par
pensée dans le cartésianisme. Il y a la pensée des Regulae et de la fin de la deuxième
méditation, celle-ci est définie comme la ratio, l’intellectus, c’est-à-dire l’espace
transcendantal de représentation des idées pures, lieu de l’évidence et de la certitude. De
cette pensée sont exclus les sens et l’imagination, c’est la pensée comme ek-stasis.220 Une
telle conception de la pensée est l’antithèse de la pensée comprise comme âme, c’est-à-dire
comme ce « se sentir soi-même » qui est condition de tout sentir, de tout apparaître,
soutenant tous les modes de la pensée221, celle-ci n’apparaissant que dans la première et le
début de la seconde méditation. Mais dans les mêmes méditations, la question du cogito
définit comme ek-stasis reste tributaire d’un autre problème, c’est le statut de la mens, c’estGP, p. 38. La citation complète : « On peut… être trompé, touchant les perceptions qui se rapportent aux objets et
qui sont hors de nous, ou bien celles qui se rapportent à quelques parties de notre corps, mais … on ne peut pas l’être
en même façons touchant les passions, d’autant qu’elles sont si proches et si intérieures à notre âme qu’il est
impossible qu’elle les sente sans qu’elles soient véritablement telles qu’elle les sent. », FA, III, p. 973 ; AT, XI, p. 349.
220
« Je ne suis précisément parlant qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement, ou une raison qui
sont des termes dont la signification m’était auparavant inconnue », FA, II, p. 419 ; AT, XI, p. 21.
221
« Mais qu’est-ce que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui
doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent. » FA, II, p. 420-421 ;
AT, IX, p. 22.
219
91
à-dire de l’esprit. Celui-ci est encore compris sous le mode de l’ek-stasis, dans le sens
d’entendement c’est-à-dire d’une faculté dont la fonction principale est l’analyse des corps
étendus, c’est encore la « connaissance du corps ».
Mais de nouveau cette interprétation est infléchie par Michel Henry faisant
référence au propos de Descartes considérant que l’esprit de l’homme commence à penser
dès son infusion dans le corps de l’enfant et de douter de la nature primitivement analytique
de celle-ci. « A moins de supposer […] que, dès le ventre de sa mère, il soit occupé à
préparer Polytechnique, il faut bien reconnaître que la pensée ici en question n’est pas
l’entendement stricto sensu mais la révélation sous sa forme plus originelle, l’immanence
muette de son premier être à soi dans l’affectivité du pur se sentir soi-même. »222 De plus, la
première méditation et la première partie de la seconde ignore la définition de la mens
comme intellectus et la rejette plutôt.
Henry va plus loin, l’opposition apparente entre la première et la deuxième
définition de la pensée se résorbe dans la réduction primitive et essentielle du cogito, dans
son se sentir soi-même, celle-ci étant nécessaire et ne pouvant être biffée, contrairement à
son occultation par l’ek-stasis qui elle est contingente et l’exige comme condition. C’est
pour cette raison aussi que le fait que Descartes comprend la sensation et l’imagination
comme contingent à la pensée ne signifie pas que celles-ci n’ont pas une nature essentielle
et encore moins que cette nature relève de l’entendement. La sensation et l’imagination se
présentent comme des modes de la pensée, la réduction n’annule que ce qui relève en eux de
la « connaissance du corps ». « La réduction ne barre le sentir psycho-empirique que pour
libérer le champ pur de l’apparaître et, à l’intérieur de ce champ, le sentir et l’imagination
GP, p. 44. Henry citant Descartes, « je ne doute pas que l’esprit [mens] aussitôt qu’il est infus dans le corps de
l’enfant, ne commence à penser et que dès lors, il ne sache qu’il pense », Réponse aux quatrième objections, FA, II, p.
691 ; AT, VII, p. 246.
222
92
identifiés cette fois à leur pur apparaître mais aussi bien promus par lui à la condition de
phénomènes absolus échappant à la réduction, et c’est à ce titre qu’ils font leur entrée dans
la deuxième définition, égaux en dignité à l’apparaître lui-même... »223 Ce passage montre
non seulement comment le sentir et l’imagination sont libérés de leur compréhension
ontique mais aussi comment le sentir s’identifie à la donation ontologique originelle de la
pensée.
Pour continuer et clarifier définitivement le statut de l’entendement, Henry
souligne un autre mode de la pensée énoncé par Descartes dans la deuxième définition, la
volonté. La volonté s’oppose essentiellement à l’entendement dans la mesure où c’est la
volonté, dont le doute n’est qu’une modalité, qui accomplit l’œuvre de réduction.
L’entendement ne réalise que le doute naturel avant d’être à son tour réduit par le doute
hyperbolique, si bien que c’est la volonté qui subsiste à la réduction puisqu’elle en est le
moteur. Et cela, nous dit Henry, parce que l’entendement est un mode de la volonté infinie,
identique en moi à celle qui est en Dieu, volonté qui pourrait faire que tout ce qui se
présente avec certitude dans la lumière de l’entendement, ne soit pas certain. Mais la
volonté ne doit-elle pas elle-même trouver son mode révélation ? C’est de manière radicale
que doit être posée cette question sans quoi nous en viendrions à une solution pour le moins
paradoxale c’est-à-dire que la volonté infinie n’est qu’un mode d’un entendement fini,
contredisant ce qui vient d’être dit. Que l’entendement soit une essence finie, Descartes ne
l’affirme pas seulement il le montre phénoménologiquement dans le sens où c’est l’horizon
transcendantal lui-même où se meut et se révèle l’entendement qui est fini. « C’est la
finitude de cet horizon qui contraint l’intuition – le voir, l’intueri – à ne percevoir en elle
qu’une chose à la fois , de telle manière que la concentration sur cette chose de la lumière
223
GP, p. 46-47.
93
en laquelle elle se donne alors dans l’évidence et la clarté d’une connaissance véritable,
implique le retrait dans l’ombre de tout ce qui n’est pas l’être. »224 Pour exorciser cette
finitude, l’entendement n’a de choix que de passer d’une intuition à une autre dans une
quête indéfinie, mais ce jeu de renvoi est vain et ne supplée pas à la finitude essentielle de
l’horizon ekstatique duquel l’entendement tire son pouvoir de représentation. En aucun cas
donc, la volonté ne peut trouver son lieu originel dans l’entendement. Comment, en effet, un
mode dont l’apparaître lui-même exige un pouvoir de donation infini pourrait-il se révéler
dans l’essence finie de l’entendement et de son horizon transcendantal ? La volonté ne se
donne comme infinie que comme puissance, mais cette puissance ne se saisit pas dans une
actualisation conceptuelle comme une déduction, elle ne peut faire l’objet d’aucune
reconstruction, d’aucune chaîne de raison, ni d’une quelconque sorte d’imago dans un voir
extérieur, mais « s’éprouve seulement soi-même intérieurement et ne parvient en soi et dans
sa propre puissance pour s’en emparer et la déployer que par cette épreuve muette de soi et
dans sa passion »225. La volonté révèle d’autant plus l’intériorité radicale de la pensée, selon
Henry, que contrairement aux modes des sens et de l’imagination, elle ignore la
« connaissance des corps » et ne se donne comme « voulant » que dans l’aperception
primordiale de l’auto-affection. Donc ce qui fonde l’inhérence de tous les modes de la
pensée en une seule essence, en un seul apparaître c’est cette aperceptio originelle.
L’entendement ne lui est pourtant pas inconnu, dans la mesure où celui-ci s’alimente
secrètement à sa source « pour autant que le videre n’est lui-même possible que comme un
videre videor »226.
224
GP, p. 49.
GP, p. 51.
226
GP, p. 52.
225
94
C’est donc cette essence originelle du commencement qui à été révélée par
Descartes, restant pour l’essentiel ininterrogé par lui et qui subira un long déclin pour être
totalement occulté par la pensée contemporaine. Les moments de cet oubli sont déjà
présents chez Descartes et aboutissent finalement à l’extériorisation de la subjectivité hors
de son lieu originel, allant jusqu'à l’oubli même du geste qui a mené à cette trahison. Le
sujet se donne désormais dans le jeu des représentations, des évidences claires et distinctes.
Le sentir quant à lui est abandonné dans l’ordre de l’obscurité, c’est-à-dire comme ce à
partir de quoi aucune connaissance n’est possible.
§ 2 Le Dasein à l’épreuve du « Commencement »
Dans la suite de Généalogie de la psychanalyse, Henry montre comment
chez Heidegger le cogito est immédiatement saisi sous le mode de la représentation. Pour
Heidegger le « je pense veut dire, je me représente »227. Ce qui est ici reproché, c’est la
lecture partielle du cogito et la modification de son essence même, découlant de la nécessité
de son insertion dans l’histoire de la métaphysique. Selon Henry, pour Heidegger ce qui se
posait toujours devant soi à partir de soi, le subjectum, se trouve comme internalisé, il est
interprété comme l’homme.
Pour Heidegger, si à chaque époque de l’histoire de l’être celui-ci se donne
dans le retrait de son être propre, c’est avec le moment cartésien que s’opère l’oubli le plus
radical. L’homme se prend pour le subjectum et donc comme le fondement de toutes vérités
possibles. « L’autofondation de l’homme comme auto-assurance (certitude de soi) du
227
GP, p. 87.
95
fondement de toutes vérités possibles, c’est à quoi prétend le cogito. »228 Or pour Henry le
cogito cartésien n’est pas l’homme. La réduction cartésienne exclut l’homme de façon
radicale, ce qui subsiste « c’est seulement le premier apparaître selon l’effectivité
phénoménologique pure et irréductible de son apparaître à soi »229 et cet apparaître n’est
pas l’homme. Le sujet humain n’apparaît seulement que dans le déplacement du cogito au
cogitatum. Cette confusion du cogito et de l’homme entraîne une occultation de l’essence
phénoménalité par sa réduction à celle de la représentation. Cette réduction est pour
Heidegger ce qui caractérise le cartésianisme la subjectivité moderne en général.
Pour Heidegger, le cogito veut dire percipere : prendre possession de …,
poser devant soi…, ce qui est rendu visible. Le visible étant ce sur quoi l’homme peut
régner en maître. Mais cogito veut aussi dire dubitare ce qui veut dire indubitable. Donc ce
qui est posé devant dans la lumière l’est avec sûreté. Mais qu’est-ce qui rend ce “ posé-sûr ”
possible ? Qu’est-ce qui doit être posé en tant que sûr ? L’ego apporte la réponse. « Tout
représenté humain est, selon une manière de parler qui prête aisément au malentendu, un
“ se ” représenté, un “ se ” poser devant soi. »230
Mais le “ se ” qui se pose ne se pose évidemment pas comme un objet à
côté de la représentation, il se pose de manière plus essentielle non pas a posteriori mais a
priori, le “ je ” est partie intégrante de la représentation et lui est pour ainsi dire identique.
Parce que celui qui objecte l’objet s’est déjà dis-posé lui-même pour que cela soit possible.
« Pour l’acte de représenter, écrit Heidegger, le soi de l’homme est essentiellement ce qui
en constitue le fondement. Le Soi est un subjectum. »231 Le cogito et le sum ont une même
228
GP, p. 88.
GP, p. 88.
230
GP, p. 91.
231
GP, p. 92. Michel Henry citant Heidegger, Nietzche II, p. 125-126.
229
96
signification, « je dis-pose par-devers moi, je me re-présente. »232 Donc chez Heidegger,
l’ipséité trouve sa possibilité dans la structure même de la représentation et n’est accessible
qu’à partir de celle-ci. Or pour Henry cette projection du cogito dans le dehors de la
représentation comme condition de la représentation elle-même, n’a jamais eu lieu chez
Descartes. Au contraire, l’irruption du cogito dans la deuxième méditation se produit au
moment précis où il ne reste plus que le doute au monde et donc où la vérité de tous mondes
et donc de toutes représentations sont suspendues par la réduction. Or « c’est un élément
purement immanent réduit à lui-même, à lui seul, à cette réalité matérielle abstraction faite
de toutes réalités objectives que tient alors en main Descartes et c’est en lui justement qu’il
lit l’ipséité de l’ego. »233
Dès lors, se font jour deux évidences, non seulement l’essence originelle de
la phénoménalité exclut de soi la “ représentéité ” mais en plus, ce n’est que par cette
exclusion que cette essence « s’essencifie soi-même comme un soi »234. Le premier
argument est tiré d’un passage des Passions de l’âme235, il affirme que toutes
représentations ne sont pas elles-mêmes assurées par cet acte de représentation mais sont au
contraire incertaines et peut être de la même nature que le rêve. C’est cette passion que
« l’âme a en soi » qui est au sens de Descartes la réalité matérielle de l’idée, qui est le seul
site de la vérité absolue et vérité renvoyant sur soi « ce premier apparaître à soi en soi de
l’apparaître »236. C’est donc pour Michel Henry dans la sensation hors de tout êtrereprésenté, dans l’auto-affection de son affectivité que l’être advient.
232
GP, p. 93.
GP, p. 94.
234
GP, p. 94.
235
GP, p. 94. Michel Henry citant Descartes « qu’on soit endormi et qu’on rêve, on ne saurait se sentir triste ou ému de
quelque autre passion, qu’il ne soit très vrai que l’âme a en soi cette passion. », Les passions de l’âme, (I, 26).
236
GP, p. 94.
233
97
Dans l’extériorité de la représentation, il n’y a au contraire que du non-être.
Dès lors, la critique cartésienne des qualités secondes accomplit le partage entre ce qui est
mort et ce qui est vivant, c’est-à-dire entre intériorité et extériorité. « La qualité qui s’étend
dans la chose – la couleur sur la surface colorée, la douleur dans le pied – n’est que la
représentation irréelle, l’ob-jection d’une impression réelle vivante, laquelle s’auto-affecte
et s’auto-impressionne dans son affectivité et seulement en elle. »237 C’est la notion même
d’espace comme horizon des choses ou dimension d’un corps qui est dénoncé comme
l’irréalité où les impressions sont jetées et trahies dans leur essence. La réalité objective n’a
pas d’existence, il n’y a que la réalité matérielle de l’âme en son intériorité qui peut s’en
prévaloir.
Michel Henry renverse l’idée heideggerienne que tout comportement
humain même non-cognitif relève de la représentation. Or, non seulement nous venons de
voir que les comportements non-cognitifs sont étrangers à toutes représentations mais de
plus, les comportements cognitifs ignorent de la même façon la représentation. C’est que
Heidegger confond sous les modes de la représentation, la perceptio, la cogitatio, et le
repraesentare in uno238, or comme Michel Henry l’a montré, les deux premiers n’ont aucun
rapport avec le troisième. Le paralogisme identifié, ce dernier se formule comme suit : tout
acte de représenter est un se représenter, c’est-à-dire un se poser soi-même devant soi dans
la représentation et ce n’est qu’à cette condition que toute représentation d’un objet et d’un
monde est possible. Or le se représenter, le se projeter à l’horizon de la représentation
comme condition de possibilité de toutes représentations n’est possible que parce que le Soi
est présupposé comme ce qui ne peut être fondé par la représentation, comme son autre,
237
GP, p. 95.
GP, p. 96. « Le représenter (percipere, co-agitare, cogitare, representare in uno) est un trait fondamental de tout
comportement humain, même non cognitif. » Nietzsche, II, op. cit., p. 346.
238
98
comme ce qui ne peut être posé par la représentation mais qui est la condition de toutes
positions d’un se poser dans la représentation et donc de toutes représentations, c’est-à-dire
un Soi originel.
Il s’agit donc pour Henry de renverser l’idée heideggerienne selon laquelle
ego et représentation sont irrémédiablement liés et que le premier est tiré du second. La
représentation présuppose le soi et est donc dans l’incapacité de le produire. « L’intériorité
est la condition de toutes extériorités, le Soi est la condition de la représentation. »239 Ce
paralogisme se montre de manière plus claire dès que l’on se réfère au contexte cartésien.
Comme nous l’avons vu, la compréhension de l’ego cogito par Heidegger peut se résumer
en deux thèses : la première affirme que le cogito est un représenter, la seconde affirme que
c’est par ce représenter que l’ego est certain de lui-même, par le fait qu’il se pose devant soi
dans la représentation. Sur la certitude de Soi posée devant Soi se pose alors toute autre
certitude d’un autre posé devant Soi. Or le cogito cartésien fait tomber sous l’anathème du
doute l’ensemble des représentations. Donc l’ego comme représentation se perd avec la
réduction. Mais il y a plus, « aucun ego n’est possible dans la représentation et par elle,
pour autant que la structure de l’opposition est celle de l’altérité, de manière que tout ce
qui se montre au Soi et l’affecte dans une telle structure est par principe autre que lui.
Affecté par cet autre le Soi ne peut l’être par lui-même et par sa propre réalité, il ne peut
justement être un Soi : Ce qui s’affecte soi-même et dont tout l’être est constitué par
soi. »240 Sans oublier que pour Descartes, selon Henry, la représentation ne propose jamais
la réalité mais seulement la réalité objective de l’idée, « à savoir une image de la réalité, un
239
240
GP, p. 99.
GP, pp.100-101.
99
double, une copie, un équivalent irréel, qui figure la réalité, y renvoie mais n’est pas
elle »241. Donc la représentation, chez Michel Henry est à la fois l’autre et l’irréel.
Nous parlerons plus loin des contraintes que la combinaison de ces trois
concepts impose à la pensée henrienne. Dans l’immédiat cette structure issue de la
destruction du Dasein heideggerien permettent la formulation des thèses liées au cogito tel
qu’il est élucidé par Henry : le cogito en tant qu’intériorité est la seule essence réelle cela
implique qu’aucune altérité, extériorité n’est à même d’affecter cette essence, l’altérité est
irréelle, le cogito ne peut donc que s’affecter lui-même. Cette confusion entre Soi projeté et
Soi projetant et la réduction du second au premier est le paralogisme heideggerien.
Heidegger pourtant identifie le réel dans la représentation, ce réel réside dans la stabilité et
la consistance de la représentation et c’est cette stabilité qui constitue le posé dans la
certitude. Inversement, c’est l’instabilité et « l’inconsistance du posé ici et là, allant et
venant dans tout représenter, tant qu’il doute. Le représenter, libre de doute, en est un clair
et distinct »242. Or Descartes, dans sa réduction, n’exclut pas seulement le représenté
inconsistant de l’ « ici et là » mais tout représenter comme tel, même celui tenu dans la
clarté de la certitude.
Mais selon Michel Henry les graves manquements qui émaillent
l’interprétation heideggerienne du cogito dissimule un but inavoué, l’insertion de l’ego dans
la métaphysique occidentale. C’est dans l’histoire de l’être, le retournement de l’ιδεα en
perceptio qui s’avère décisif. Bien que l’idée de renversement se trouvera relativisée par
l’idée de la perception comme étant déjà contenue et voilée dans l’ιδεα. L’histoire de la
métaphysique occidentale est celle de l’interprétation de l’être et de sa vérité à partir de
241
GP, p. 101.
GP, p. 102. Heidegger cité par Henry, Nietzsche II, p. 342. « Dans ce passage, par souci d’intelligibilité de la
problématique Michel Henry remplace le terme homme par le représenter. »
242
100
l’étant, et cela précisément comme ce qui le conditionne, comme la condition de possibilité
de l’étant. Dès lors, l’ιδεα est la condition apriorique de l’étant dans la mesure où elle est
cette ouverture à l’étant, elle est donc la manière d’être de cette étant, son étance. L’ιδεα est
transcendante à l’homme, posée d’avance devant l’homme et précédant son regard, elle est
fondement et se fonde à partir d’elle-même, « l’ouvrant à sa lumière et, à travers elle, à
l’étant »243. Le renversement de l’ιδεα en perceptio s’opère lorsque l’être, le “ je pense ”, le
“ je me représente ” selon Heidegger, est posé par Descartes comme condition a priori de
possibilité de l’étant. Donc l’étant ne peut être posé dans l’être que sous le mode de la
représentation, l’étant tire son étance du fait de pouvoir être représenté.
Dès lors, la visibilité ne surgit plus d’elle-même comme elle le fait dans
l’ιδεα mais c’est l’homme, en tant qu’il se jette devant soi qui confère la visibilité à l’étant
et cela dans la mesure où c’est lui qui produit cette représentéité, par laquelle il se pose luimême devant lui comme fondement absolu de toute chose. Or, fait remarquer Henry, le
cogito par la réduction a mis hors-jeu l’homme et sa représentation. Mais l’homme n’est
alors qu’un prête-nom pour un problème qui n’a rien d’anthropologique mais qui est
essentiellement ontologique. Le sujet-homme comme sujet de la représentation n’est rien
d’autre que la structure de la représentation, il ne s’agit donc pas d’un étant mais plutôt
d’une structure ontologique. L’homme est donc inexistant. La φυσις l’« éclore à partir de
soi-même » est le mode même de l’étant qui se donne à la vue. L’ιδεα est alors d’une part la
conséquence de la φυσις et ce qui permet à l’homme d’accéder à l’étant qui pourtant la rend
possible. Flottant par elle-même devant le regard de l’homme, l’ιδεα peut alors trouver son
principe dans ce regard même c’est-à-dire en l’homme.
243
GP, p. 104.
101
Mais si l’homme trouve son essence dans le « je me représente », il n’a
jamais à faire à l’étant, ni en tant qu’étant, ni dans sa relation à l’étant. Il n’est pas en
relation avec l’étant dans la mesure où la relation originaire de l’homme est celle de
l’ouverture à l’être, c’est-à-dire cette lumière fondamentale via laquelle apparaît tous étants.
De surcroît l’homme n’est pas un étant, car c’est par la pensée que l’homme se rapporte à
l’être et non en tant qu’étant, « la pensée accomplit la relation de l’être à l’essence de
l’homme »244. Or si l’homme n’est rien d’étant, ni n’entretient plus de rapport originaire
avec celui-ci, s’il se fonde par la pensée dans cette apparaître pur de l’être, l’homme n’a
plus rien à voir avec la métaphysique mais n’est qu’un corrélat de l’ontologie. Selon Henry,
c’est à un humanisme où l’être a déjà imposé sa maîtrise sur toute humanité, à un
humanisme sans homme que nous convie Heidegger et cela par le fait même que cet être qui
fonde à la fois l’homme et l’étant ne leur doit rien. Henry pose alors la question de la
différence entre la pensée cartésienne et heideggerienne, dès lors que toutes deux mettent
hors-jeu l’homme en même temps que l’étant. L’homme qui n’est rien d’étant, n’est rien
d’autre qu’ek-sistence.
L’homme de Heidegger est pensée et c’est comme pensée qu’il s’ouvre à
l’être, c’est-à-dire dans le « se jeter dans l’extériorité et se tenir en elle » de l’extase.
Inversement, l’être s’ouvre à la pensée pour que celle-ci s’ouvre à lui. Mais étrangement
entre l’être et la pensée, il n’y a pas réciprocité. Car la possibilité ultime de la vérité ne
réside pas en l’homme, mais hors de lui dans l’horizon a priori de la vérité propre à l’être.
« L’être est le Transcendant pur et simple. »245 Mais plus encore, dans l’ek-stase, ce qui se
jette dans le projet n’est pas l’homme lui-même mais l’être qui jette l’homme hors de lui,
GP, p. 109, Henry citant Heidegger, Lettre sur l’humanisme, trad. R. Munier, in Question III, Paris, Gallimard, 1966,
p. 73-74.
245
GP, p. 111. Henry citant Heidegger, Sein und Zeit, p. 111.
244
102
c’est par ce déjeté premier de l’homme hors de lui par l’être, que l’homme peut s’y
projeter.246
C’est alors sur ce point que peut se construire la critique de l’ego cartésien
dans la mesure où celui-ci interprété comme un « je me représente », ce n’est pas seulement
l’homme qui jette devant lui l’horizon mais plus profondément l’horizon qui le déjette en
lui. « C’est l’être qui jette l’homme dans l’ek-sistence, qui le destine à lui, qui le jette dans
l’ek-sistence dans sa vérité par conséquent, mais cela afin qu’il veille sur cette vérité,
comme si celle-ci, comme si l’éclaircie de l’être ne s’éclairait que pour autant que l’homme
ek-siste en elle. »247 Donc l’homme, ou plutôt son essence comme ek-sister est essentielle
pour la vérité de l’être. Dès lors, pourquoi l’éclaircie de l’être ne s’éclaire-t-elle que pour
autant que l’homme ek-siste en elle ? Cela revient à se demander en quoi consiste la
phénoménalité spécifique de cette éclaircie et de l’ek-sister en elle ? Or nous savons déjà
que la phénoménalité de l’ek-sister est identique à celle de l’éclaircie, c’est par elle que la
phénoménalité est possible comme extériorité et n’est possible que par elle. Extériorité qui à
son tour n’est possible que dans son extériorisation par le procès transcendantal qui jette
hors de soi devant soi. L’extériorité comme l’Ouverture conduit l’homme à l’Ouvert à
travers lequel il peut ek-sister. Donc l’homme n’accomplit pas la garde de la vérité parce
qu’il est homme, en tant qu’étant, mais seulement par son essence d’ek-sister, non pas l’eksister de l’homme mais l’ek-sister comme tel, l’homme comme nous l’avons vu à travers le
procès de l’extériorisation ne possède pas sa propre essence. Et comme la possibilité de
l’ek-sister lui-même vient de l’être lui-même, c’est avant tout l’être lui-même qui se garde à
travers l’alibi de l’homme. « Il n’y a qu’un seul ek-sister, l’ek-sister de l’ek-statis en
GP, p. 111. Henry « Du reste que ce projet est essentiellement un projet jeté. Ce qui jette dans le projeter n’est pas
l’homme, mais l’être lui-même qui destine l’homme à l’ek-sistence de l’être-le-là comme à dans son essence », Lettre
sur l’humanisme, trad. R. Munier, in question III, Paris, Gallimard, 1966, p. 112.
247
GP, p. 112-113.
246
103
laquelle s’accomplit l’œuvre de l’être. L’homme lui-même n’ek-siste pas. L’homme n’eksiste que sur le fond en lui du procès de l’être. »248
A ce modèle Henry prétend opposer le modèle de l’auto-affection comme
identité de l’affecté et de l’affectant. Pourtant de prime abord, nous ne pouvons pas dire que
cette alternative répond à l’ensemble des critiques adressées à Heidegger. En effet, dans ce
cadre l’essence de l’homme ne lui appartient pas en propre, l’homme n’advient qu’à travers
cette vie transcendantale qui est l’être et la critique selon laquelle l’homme n’est qu’un alibi
pour l’être peut lui être retournée, cet Etre comme Vie peut aussi être comprise comme un
être transcendantal qui utilise l’homme pour se perpétuer et se révéler à elle-même. Mais
nous devons atténuer ce jugement car la vie transcendantale est déjà ipséité. « Dans
l’initiale venue à l’être se produit l’homme comme un vivant, comme celui qui, sur le fond
en lui de l’ipséité primitive, portée et constituée par elle, peut dire “ Je ” : L’homo
humanus dont l’humanitas transcendantale puise aux sources de l’être. »249 Henry déplore
l’anonymat de ce phénomène unique, c’est-à-dire « un seul espace de lumière que l’on
traverse successivement dans les deux sens, le rapportant tour à tour à l’être et à
l’homme »250.
Dès lors le paradoxe de l’anonymat du sujet heideggerien se traduit par le
fait que ce qui lui est le plus intérieur, c’est l’extériorité la plus radicale, « la subjectivité de
ce sujet, c’est celle du monde, c’est ce qui est plus objectif que tout objet possible »251. Pour
Michel Henry, la réduction de toutes choses au représenter comme rendu possible par le « je
me représente » est une nécessité de l’insertion de l’ego cogito dans l’histoire de la
métaphysique occidentale pour autant que celle-ci soit comprise par Heidegger comme
248
GP, p. 117.
GP, p. 118.
250
GP, p. 119.
251
GP, p. 119.
249
104
l’histoire de l’être au sens de Gegen, c’est-à-dire de le “ devant ”, l’ “ ob- ”. Mais que cet
être comme Gegen, se pose comme objet-devant à partir de lui-même comme le Gegen-über
ou bien qu’il se pose comme Gegenstand du posé-devant par le sujet, d’un objet objectivé,
l’être en lui-même ne change pas, ce sont les jeux du voilement et du dévoilement qui le
différencient dans ses modes de monstration, mais l’essence même de cette monstration est
le Gegen. « C’est le même être, c’est la même vérité qui se destine à nous ici comme φυσις,
là comme ιδεα, et là encore comme cogito. »252 C’est donc à la contrainte du mode de
monstration de l’être – qui n’est que l’être lui-même comme Gegen – que l’ensemble de la
métaphysique occidentale doit se plier, y compris le cogito cartésien. Là encore, la critique
adressée à Heidegger pourrait être retournée contre Michel Henry.
S’il semble vrai que Heidegger réduit l’ensemble de la métaphysique à une
dimension de l’être, Henry ne la réduit pas moins à une dimension toute aussi univoque de
l’être, l’Etre comme Vie. Mais de cette réduction Henry ne s’en cache pas, il la revendique
même comme d’une œuvre de propédeutique philosophique par laquelle la Vie retrouve
enfin sa place centrale dans l’être.
252
GP, p. 122.
105
TROISIÈME PARTIE : L’ETRE, LE SUJET, L’AUTRE ET LA VIE
§1 Sujet et existence
La subjectivité se révèle primitivement chez Henry comme chez Lévinas en
dehors de l’être-au-monde. Pourtant la filiation de ces deux pensées reste celle de la
phénoménologie. L’idée reste donc, que la subjectivité se donne dans ses conditions
transcendantales de possibilité dans un procès de réduction, la subjectivité se donne par
l’exclusion, en son expérience propre, de ce qui n’est pas elle. Bien sûr une telle conception
de la phénoménologie n’est pas suffisante parce que chez nos auteurs cette méthode a subi
des déplacements parfois majeurs. Nous chercherons à montrer en quoi ils développent une
subjectivité essentiellement hors du monde (sans pour autant être expulsée dans un arrièremonde quelconque) et quelle est la signification de la réduction dans leur pensée respective.
En effet, chez Lévinas, la réduction a deux moments. Le premier est celui
de la séparation c’est-à-dire la rupture d’avec l’anonymat, anonymat de l’ « il y a » ou de la
totalité c’est-à-dire d’un état d’existence où le moi et l’autre sont soit en corrélation l’un
avec l’autre de telle manière qu’il n’y ait réellement ni moi ni altérité, soit par réduction des
deux termes à un troisième ou par simple indifférenciation entre les deux. Par cette première
réduction apparaît un moi. La séparation s’accomplit par l’apparition d’un psychisme, d’une
pensée au sein de l’anonyme, d’une jouissance pour ce qui est des éléments, des objets, des
représentations et d’une habitation pour le travail et l’économie. Ce moi, cet ego est dans un
égoïsme radical toute altérité lui est étrangère, il en jouit, contrairement au Dasein
heideggerien qui est originairement avec autrui, sa solitude ontologique chez Lévinas est
106
totale et sans appel. Y a-t-il une corrélation entre cette première réduction chez Lévinas et
celle qui se produit chez Heidegger du Zuandenheit au Vorhandenheit ou l’être séparé ? S’il
y a bien un premier recul par rapport à la facticité nous ne sommes pas dans le premier cas
de figure parce que le Dasein est toujours déjà là, il n’a pas à se séparer pour se donner
comme tel.
Quant au second, Lévinas à largement insisté pour s’en démarquer. La
jouissance a un rapport intentionnel inverse à celui du Dasein, l’être de la jouissance est
dans un rapport d’assimilation, d’internalisation de toutes les réalités extérieures en soi,
même le rapport théorique, il ne représente pas il jouit de représentations, nous ne sommes
pas dans le rapport spontané d’externalisation, de la sortie de soi en avant de soi du Dasein.
Quant à la signification celle-ci ne se donne pas primitivement dans la totalité des renvois
des étants intramondains, elle ne se donne que dans l’expérience du visage c’est-à-dire dans
la survenue d’un interlocuteur.
La deuxième réduction celle qui donne la subjectivité dans son authenticité,
nous l’avons déjà discutée plus haut.253 La subjectivité se donne authentiquement dans
l’appel de la conscience du Dasein à assumer son être-soi-même dans sa reprise, c’est-à-dire
dans la résolution devançante et la lucidité d’être-pour-la-mort. Alors que pour Lévinas
c’est l’infini inassumable, échappant à toute prise de la part du moi, qui appelle à la
responsabilité du pour-autrui et non pas pour-soi. Cette authenticité du sujet vient par la
mise entre parenthèses de tout fond transcendantal d’un moi, de toutes contextualisations du
sujet, le sujet se donne dans sa pureté comme appelé, personne ne peut se substituer à moi
pour répondre. La deuxième réduction ne se réalise pas par le sentiment d’angoisse où le
Dasein s’ouvre à sa véritable condition car il s’agit toujours des conditions d’un sujet qui
253
A la fin du deuxième paragraphe du premier chapitre de la première partie.
107
sont finalement les mêmes pour un autre sujet mais par l’infini qui donne un sujet sans
condition, non pas au sens de liberté absolue mais de responsabilité absolue ce n’est que
hors contexte qu’un sujet s’expose comme sujet. A la réduction egologique Lévinas oppose
la réduction intersubjective par laquelle le Moi transcendantal est dénoyauté exposant le
sujet dans sa pureté. « Il est le persécuté dont je suis responsable jusqu'à en être son otage
et où ma responsabilité – au lieu de me découvrir dans mon essence de Moi transcendantal
– me dépouille et ne cesse de me dépouiller – de tout ce qui peut m’être commun avec un
autre homme, capable ainsi de me remplacer, pour m’interpeller dans mon unicité comme
celui à qui personne ne peut se substituer. »254
C’est cette sortie de l’être par une nouvelle voie que cherchait Lévinas dès
ses premières recherches. Mais cette sortie, cette libération, n’est justement pas une sortie
extatique et joyeuse, elle est un traumatisme dans laquelle le fait que personne ne peut se
substituer à moi dans la réponse est susceptible de se retourner en substitution à l’autre, en
mourir pour autrui. Or, et c’est là toute la radicalité de la subjectivité lévinasienne, c’est
parce que je réponds d’autrui que je suis libre – non pas la liberté de la jouissance où
justement je m’aliène à des conditions pour vivre de ... – je réponds de l’inconditionné, du
Saint, c’est-à-dire de ce qui toujours s’ab-soud à la fois de moi et du monde, de telle
manière que je me vide de ma substantialité dans le don de soi à l’autre, je réponds de
l’autre, mais lui donnant son soi en me donnant à lui, je deviens le soi de l’autre, je me
substitue à lui.
Chez Michel Henry, la réduction cherche à la mise entre parenthèse de tout
ce qui pourrait être marqué de près ou de loin par l’extériorité pour révéler l’essence
absolument immanente de la subjectivité. La réduction n’a donc pas en soi une signification
254
AE, p. 98.
108
existentielle. D’une certaine façon, cela peut faire penser que Henry reste dans une
perspective qui est à la fois heideggerienne et husserlienne. Dans la mesure où il porte à son
comble la facticité du sujet, il accomplit jusqu’au bout le geste heideggerien. Le sujet ou
plutôt son essence n’ont plus rien d’idéaliste l’immersion ontologique est accomplie et sans
retour, le sujet à des sentiments mais qui n’ont plus de signification au sens d’un
quelconque événement existentiel. La signification elle-même, le langage, n’est pas le lieu
d’une donation privilégiée de la phénoménalité, il trouve sa condition dans la vie ellemême, il est même le lieu de possible perdition de l’essence fondamentale de la vie. La vie
est immédiateté et plus rien ni en elle ni à l’extérieur d’elle ne peut l’ouvrir à autre chose
qu’elle.
La réduction chez Henry, nous l’avons vu est une destruction. Il s’agit
d’identifier les gestes d’extériorisation de l’intériorité absolue de la vie et de les dénoncer
comme incapables de donner à voir la subjectivité, qui justement ne se donne jamais à voir.
Ce geste ayant été réitéré, chez Husserl, dès l’inauguration de la phénoménologie, celle-ci
reste la digne continuatrice de la tradition occidentale. Le geste primitif étant le poserdevant d’un horizon de visibilité sur le fond duquel sont posés les objets sur lesquels sont
projetées les qualités sensibles extériorisées de leur lieu de donation originaire et à partir
desquels sont constitués le flux temporel et la représentation de ces objets, la subjectivité
elle-même étant représentée dans cet horizon comme lui étant co-essentiel et comme
condition de possibilité de la représentation. Cette extériorisation de la subjectivité a comme
conséquence une déréalisation du contenu effectif de la subjectivité c’est-à-dire
l’impression. L’impression loin d’être la source de la phénoménalité est subordonnée aux
formalismes de la représentation, aux formes du flux temporel, elle se trouve éclatée et
désintégrée, si bien que son statut de donation première lui est refusée au profit des formes
109
constituées. Que ce soit dans la constitution Husserlienne ou dans l’ek-stase du Dasein, la
phénoménologie manque toujours l’ipséité. C’est donc dans une déconstruction
systématique de tous ces mouvements d’occultation de l’essence de la subjectivité et cela à
l’aune du seul fait phénoménologique à portée ontologique c’est-à-dire l’auto-attestation de
la vie par elle-même, que s’accomplit la tache de réduction. Mais cette réduction aboutit,
non pas à la négation de la transcendance mais à un dualisme ontologique induisant une
différence tout aussi radicale que celle qu’a cherché à définir Lévinas. En effet, la
transcendance et l’immanence ne sont pas une différence dans l’être mais deux êtres
totalement différents. Pourtant cette radicalité de la réduction ne fait pas du sujet immanent
un sujet qui aurait à tout jamais perdu le monde, car cette sphère d’immanence est, en même
temps, celle qui est seule capable de me redonner l’effectivité du monde. Cette affirmation,
à première vue paradoxale, se comprend si l’on considère que ce n’est pas la transcendance
comme telle qui est exclue mais sa prétention à se donner comme le lieu originaire de la
phénoménalité. La transcendance par elle-même, en fait, ne me donne pas le monde, elle
projette plutôt celui-ci dans l’irréalité des représentations et des ek-stases. La transcendance
appartient, en réalité, à l’immanence en tant que contenu immanent et c’est seulement au
terme de cette réduction que prend sens une intentionnalité, un monde et un sujet.255
La question de la subjectivité pose aussi la question de l’individuation.
Nous l’avons largement vu, chez Lévinas l’existant s’arrache à l’existence indifférenciée en
s’appropriant son existence, il vient à soi dans l’instant, c’est un Moi doublé d’un Soi qui
s’atteste comme tel. Cette venue à soi n’a rien d’idéaliste elle se donne dans la saisie de
l’existence par l’existant, même si le procès de sortie de l’ « il y a » n’est pas réellement
maîtrisé par l’existant. En effet, il y a une passivité par laquelle l’existant reçoit son
J-M. Longneaux, D’une philosophie de la transcendance à une philosophie de l’immanence, in Revue philosophique,
PUF, n°3/2001.
255
110
existence mais il s’en saisit se donnant ainsi son ipséité. L’individuation chez Michel Henry
est inverse, c’est la vie elle-même qui est l’ipséité et donne celle-ci aux vivants, ceux-ci
n’ayant pas l’initiative de leur individuation, le Moi est pleinement identique à la vie.
Clarifions ce mode de donation de la naissance du Soi. Naissance n’est pas ici venue au
monde car la sortie de l’intériorité vers l’extériorité dans une séparation est justement ce
qu’il s’agit d’éviter. Elle est plutôt le double mouvement par lequel, d’une part, la Vie
absolue s’auto-affecte comme identité entre « l’affectant », « l’affecté » et l’affection et
d’autre part, la venue en soi d’un Soi comme auto-affecté dans et par cette Vie. Le Soi vient
à lui-même à partir de l’auto-affection de la Vie comme auto-affecté et pas comme un « je
m’auto-affecte » voilà qui conserve la passivité absolue du sujet, sa naissance 256. Mais il
faut préciser aussi que l’ipséité de la Vie absolue ne se donne pas en dehors de son
ipséitéisation dans un Soi, même si elle lui reste ontologiquement antérieure, cela est
important pour ne pas s’en tenir à l’image naïve d’une vie absolue comme un « bain » dans
lequel baigneraient des vivants. La vie absolue n’a rien de l’élémental de la jouissance chez
Lévinas, l’ « il y a » de l’élément ignore l’ipséité.
Cette différence de la priorité entre le sujet et l’être dans l’individuation
n’est pas innocente mais a des répercussions sur la compréhension du rapport à l’autre257.
Le Moi henrien tire son ipséité d’une essence commune orientant le rapport à l’autre sur la
piste de la communauté, alors que l’existence de l’existant n’est pas commune mais se
donne chaque fois à travers un existant, l’existence de chaque existant lui étant privée, une
véritable relation d’altérité est possible. Nous pourrions dire que seul Lévinas accomplit
réellement une « solitude ontologique », à laquelle Henry prétend pourtant.
F-D Sebbah, L’épreuve de la limite, Derrida, Henry, Lévinas et la phénoménologie, (collège international de
philosophie) PUF, 2001, p. 200.
257
R. Calin., Passivité et profondeur. L’affectivité chez Lévinas et M. Henry, in Les études philosophiques, PUF,
n°3/2000, p. 362-364.
256
111
Mais cette conception a une autre conséquence pour Lévinas, alors que M.
Henry conçoit le sujet dans une pure simplicité, dans le cas de l’hypostase, le Moi a un Soi,
cette dualité permettra progressivement de penser un sujet hors de l’être, dans la
dénucléation du sujet hors de son Moi transcendantal, de son substrat ontologique.
Ces deux notions de la subjectivité trouvent leur fondement dans une
donation primitive hors de toute volonté. L’altérité lévinasienne par sa nécessité échappant à
tous « geste de l’être » est la transcendance même, elle assigne à l’existence un sens
primitivement éthique, ne donnant à l’ontologie qu’un sens second. Le sujet de M. Henry
quant à lui, est irrémédiablement identique à son essence et ne se donne comme sujet que
dans cette essence s’individuant en elle et ne choisissant pas d’être, il naît en elle et par elle
mais ce non-choix ne fait pas de la vie une transcendance, elle est immanence radicale dans
la mesure où le donné-à-la-vie que la vie donne au sujet et le donné à soi-même que la vie
se donne à elle-même est un seul et même mouvement. C’est pour cette raison que ces
subjectivités sont toutes deux pensées comme inséparables d’une violence 258, le fondement
me donne à moi-même alors que je ne le désirais pas.
§2 Sujet, Vie et affectivité
Les questions de la vie et de l’affectivité sont, chez nos deux auteurs, des
modes ontologiques fondamentaux. Plus précisément chez Henry l’affectivité n’est pas un
mode mais l’essence ontologique elle-même.
Si Lévinas et Henry s’entendent pour récuser l’affectivité heideggerienne
de la disposition comme exposition au monde en totalité, comme monde à soutenir. Au
258
R. Kühn, réception et réceptivité. La phénoménologie de la vie et sa critique, in Revue philosophique, PUF,
n°3/2001, p. 295-304.
112
contraire l’affectivité chez nos deux auteurs se donne hors de tout monde possible, sans
pour autant revenir aux conceptions pré-heideggeriennes de simples états subjectifs
passagers.
Chez Lévinas le sentiment n’est pas un contenu, ni une quelconque forme
d’intentionnalité, il s’agit plutôt, comme toujours pour ce qui est de la jouissance, d’une
forme d’involution de venue en soi. Le sentiment se donne dans la jouissance, dans une
forme de contraction, le sentiment est cette contraction même du moi qui substantialise le
moi lui-même. C’est moins le moi qui possède un sentiment, que le sentiment qui est le
substrat du moi. Ce sentiment est celui du bonheur qui se donne dans la jouissance de l’être,
le sentiment, l’affection est la marque que de Moi est déjà au-delà de l’être car il jouit de
l’être, bien sûr il n’est pas au-delà de l’être au sens de l’expérience du visage parce qu’il est
encore pleinement tourné vers l’être dans son intériorité.
Voilà la première différence de M.Henry avec Lévinas, l’affectivité ne se
donne pas dans un rapport avec l’être, elle est l’être lui-même, la donation elle-même sans
rapport avec rien du tout. Bien sûr la jouissance de Lévinas comme « vivre de ... » semble
ignorer tout autant l’extériorité que la vie de Michel Henry dans la mesure où elle est par
définition suspension de toute altérité dans l’assimilation. De plus, le sentiment primitif de
la vie dans la jouissance d’elle-même est lui aussi, pour Henry, le bonheur. « Le fait même
de s’éprouver soi-même, le bonheur de cette épreuve qui est sa jouissance de soi, qui lui dit
qu’elle est bonne. »259 Mais il y a une différence majeure, la vie chez Michel Henry est
intériorité alors que chez Lévinas elle est intériorisation c’est-à-dire un procès par lequel la
vie se donne son indépendance dans la dépendance de ce dont elle jouit.
259
I, p. 320.
113
Cette différence est due à deux conceptions du sujet. Pour Henry le sujet se
donne dans l’exclusion de toute extériorité dans laquelle il serait toujours susceptible d’être
dénaturé, l’intériorité doit donc être une intériorité close de telle manière que celle-ci
n’entretienne jamais de relation avec l’extériorité même si elle en est la condition elle ignore
tout du monde et de ses lois. Pour Lévinas, le Moi doit toujours être ouvert, bien que devant
rester entièrement séparé de l’autre pour qu’une altérité soit possible. La jouissance dans
son procès d’assimilation cherche la refermeture sur soi, refermeture illusoire qui n’arrive
pas à clore l’ouverture, non seulement parce le Moi est insuffisant par lui-même mais parce
qu’il doit en même temps être susceptible d’accueillir l’altérité du visage d’autrui dans son
interpellation. Donc, le rapport d’intériorisation en soi, doit toujours être susceptible d’un
retournement dans un hors de soi qu’accomplit l’appel du visage, quel que soit son mode, le
Moi n’est jamais fermé bien que toujours séparé.
La vie jouit d’elle-même, elle est égoïsme et bonheur chez Henry comme
chez Lévinas mais cette jouissance de soi ne se modalise pas de la même manière, elle est
chez le premier essentiellement simplicité et induit déjà un écart chez le second. En effet,
l’auto-affection henrienne ne souffre d’aucun écart, elle se définit même par cette absence,
la jouissance coïncide avec elle-même. La vie lévinasienne, elle, jouit d’elle-même ou plus
précisément de l’être qu’elle assimile en elle. La jouissance jouit comme étant déjà audessus de l’être dans le bonheur, un dédoublement apparaît donc dans la jouissance. Ce
dédoublement qui est présent dès De l’existence à l’existant dans le fait que l’existant a une
existence. Ce dédoublement a deux conséquences, la première est la possibilité de la sortie
du sujet de l’existence, dans la présentation du visage d’autrui, la seconde relève de
l’économie de la jouissance elle-même, c’est que contrairement à la jouissance de la vie
absolue qui est pure passivité, la jouissance lévinasienne est un mouvement (la vie
114
henrienne n’exclut pas le mouvement, mais celui-ci n’implique pas nécessairement le
retournement de la passivité en activité), un retrait du moi en soi et c’est cette involution qui
fait l’affectivité nous pourrions même dire l’auto-affection de la jouissance. C’est le retrait
du sujet dans son existence. « La jouissance est un retrait en soi, une involution. »260
Mais contrairement à Henry, l’affection lévinasienne, dans son mode le plus
authentique ne se donne pas dans l’intériorité ni même dans l’intériorisation mais par
l’extériorité, extériorité qui n’est donc pas celle d’un monde mais de l’altérité d’autrui. C’est
justement dans ce retournement de l’intériorisation par l’infini et donc la rupture du
sentiment de la jouissance, que se révèle cette affectivité. Affectivité qui est tout autre que
le sentiment de jouissance lié au besoin, c’est-à-dire comme ce qui peut toujours être
comblé, elle se révèle plutôt dans, l’infini qui toujours dépasse son idée et ne peut être
assimilé, c’est dans le Désir qui creuse le manque et qui jamais ne se clôt dans la
satisfaction. C’est seulement à ce moment-là que le moi est véritablement au-dessus de
l’être, non plus comme jouissant de lui dans le bonheur mais comme désirant quelque chose
d’autre que lui-même, c’est-à-dire le Désir de l’altérité métaphysique. Le Désir est désir de
ce qui ne peut être comblé, il est désir de justice, de bonté et de vérité, comme ce à quoi le
bonheur même de la jouissance peut être sacrifié. « Le moi existe comme séparé par sa
jouissance, c’est-à-dire comme heureux et il peut au bonheur sacrifier son être pur et
simple. Il existe dans un sens éminent, il existe au-dessus de l’être. Mais dans le Désir,
l’être du Moi apparaît encore plus haut, puisqu’il peut sacrifier à son Désir, son bonheur
même. Il se trouve ainsi au-dessus, ou à la pointe, à l’apogée de l’être par le jouir
(bonheur), et par le désiré ( vérité et justice). »261
260
261
TI, p. 123.
TI, p. 57.
115
Autrement qu’être radicalise encore cette idée. L’exposition à autrui dans le
désintér-essement vient rompre la jouissance dans un sentiment de douleur assumé par le
moi mais elle n’est pas assumée au sens d’un ressaisissement mais d’un s’offrir à l’autre
jusqu'à la substitution. « L’exposition à autrui est désintér-essement – proximité, obsession
par le prochain ; obsession malgré soi, c’est-à-dire douleur. »262 La douleur ne vient pas
par une brutalité simplement subie par le moi, elle vient parce que l’exposition à l’autre
s’impose comme une assignation au pour-l’autre, comme ce que je n’ai pas choisi et qui me
contraint de m’opposer à ma propre jouissance. « Si le pour-l’autre est un malgré-soi, si ce
malgré-soi n’est pas un pur subir, une pur et simple passivité de l’effet, si en un certain sens
il est plus humble que le subir et ainsi concerne le sujet qui subit dans son unicité – c’est en
tant que pointant dans la jouissance autour de laquelle le moi s’affirme et où il se complaît
et se pose. »263 La jouissance est contrainte de se désubstantialiser, d’inverser le mouvement
d’intériorisation, d’assimilation, pour donner en se donnant. « Donner, être-pour-l’autre,
malgré-soi, mais en interrompant le pour-soi, c’est arracher le pain de sa bouche, nourrir
la faim de l’autre de mon propre jeûne. »264 S’offrir à l’autre, pour-l’autre c’est aussi
souffrir pour-l’autre. « La subjectivité de sujétion du Soi est la souffrance de la souffrance –
l’ultime s’offrir ou la souffrance dans le s’offrir. »265 Mais de nouveau, cette affection
éthique comme affection première et nécessaire parce qu’éthique et donc antérieure à tout
commencement d’un moi ne supprime pas l’auto-affection du moi dans la jouissance mais
la suppose plutôt.
Tout comme Henry, Lévinas conçoit l’affection sous le mode de la
passivité, passivité radicale. Evidemment ces passivités ne se donnent pas de la même
262
AE, p. 92.
AE, p. 93.
264
AE, p. 94.
265
AE, p. 92.
263
116
manière mais elles marquent pourtant toutes deux, que le fait propre de la subjectivité, n’est
pas une reprise de soi dans un choix, elle est primitivement donné-à-soi, donné-à-soi qui se
convertit chez Lévinas en un donne-à-l’autre. Henry pense le sujet dans une auto-affection
transcendantale une passivité absolue, passivité qui est la marque même de l’intériorité qui
ne peut être convertie. Le « se sentir soi-même » n’est pas un retournement de la passivité
en activité, dire cela serait faire une analogie trop rapide entre la formulation de l’affectivité
chez Henry et la formulation idéaliste de la conscience de soi comme action de la
conscience sur elle-même, l’image d’une essence magmatique est sans doute plus proche de
son intuition mais n’induit pas forcément une activité parce que Henry insiste lourdement
sur la simplicité de cette essence qui se sent elle-même par sa coïncidence avec elle-même
en chaque point de son être. Mais cette coïncidence ne doit pas non plus faire penser à une
immobilité, la vie est un mouvement, le mouvement en Soi de la Vie et celui de venue à soi
d’un Soi, mais cela n’implique pas une différence au sens ek-statique et encore moins une
quelconque forme d’« écart »266. S’il y a une différence elle doit être pensée comme une
viscosité, d’un glissement adhérent, dans lequel réside intrinsèquement la différence, le Soi
et la Vie étant identique.
De la même manière, chez Lévinas la passivité ne peut se retourner en
reprise. En effet, l’exposition à l’autre n’est pas le choc qui réveillerait le moi en révélant
l’existence de l’autre, après quoi il pourrait tel un bon samaritain se tourner vers les
souffrances de l’autre avec bonté, le pour-l’autre ne souffre d’aucun pouvoir, ni vouloir. La
conversion du pour-soi au pour-autrui ne relève pas d’un choix, la bonté est bonté malgrésoi. « Par-là, la lutte reste humaine et la passivité ne contrefait pas l’essence dans le
Comme le propose F-D Sebbah dans son L’épreuve de la limite, Derrida, Henry, Lévinas et la phénoménologie,
(collège international de philosophie) PUF, 2001.
266
117
ressaisissement de soi par le moi, fût-il vouloir du sacrifice ou générosité. »267 Cette
formulation extrême de l’affectivité ouvre à la question d’Autrui proprement dite.
§3 Altérité et communauté.
Chez Lévinas comme chez Henry, Autrui se donne originairement en
dehors de la constitution intentionnelle. Il se donne en dehors de tout concept de toute
représentations et hors de l’horizon transcendantal, hors du monde. Mais le rapprochement
s’arrête sans doute ici, Henry cherche à penser l’expérience de l’Autre sur le fond de la vie
transcendantale comme étant la réalité même de la communauté. C’est donc sur le mode de
la communauté que se pense l’autre. C’est dans un commentaire sur la cinquième méditation
cartésienne de Husserl268 que Henry élabore sa réponse à l’encontre de l’argument le plus
souvent opposé à sa phénoménologie, c’est-à-dire l’absence de l’expérience d’autrui. Il nous
a paru intéressant d’exposer plus largement son raisonnement, celui-ci n’ayant pas été
exposé antérieurement, et cala pour pouvoir avoir matière à comparaison avec Lévinas.
Pour dégager l’idée de communauté qui éclairera cette expérience de l’autre comme
expérience d’ « être en commun », il faut savoir quelle est cette réalité qui est en commun,
mais aussi qui sont ceux qui ont en commun cette réalité, les membres de la communauté.
Enfin, il faut savoir comment cette réalité leur est donnée, c’est-à-dire la question
phénoménologique proprement dite. Henry répond tout de suite à ces questions en affirmant
que la réalité en commun, la réalité des membres de la communauté et le mode de donation
de cette réalité sont une seule et même chose, c’est-à-dire la réalité unique et essentielle de
267
EA, p. 92.
Ce commentaire se trouve dans la troisième partie de Phénoménologie matérielle, intitulé Pathos-avec, 1. Réflexions
sur la cinquième méditation cartésienne de Husserl.
268
118
la vie. « ... : l’essence de la communauté est la vie, toute communauté est une communauté
de vivants. »269 Cette vie est évidemment la vie transcendantale de l’auto-affection, dont le
mode de donation est auto-donation, la vie donne mais ce qu’elle donne, elle le donne à ellemême sans jamais être séparée d’elle, ni ouvrir de chemin qui pourrait à une autre réalité
qu’elle. « La vie est donc entendue comme subjectivité absolue en tant qu’elle s’éprouve
elle-même et n’est rien d’autre que cela, le pur fait de s’éprouver soi-même et sans
distance. » Cette vie qui est la réalité de la communauté est donc pure intériorité mais elle
est aussi essentiellement, subjectivité et c’est en ce sens que les membres de la communauté
sont des vivants.
Du point de vue de Lévinas, une telle conception selon laquelle le rapport à
l’autre se fait sur le mode de la communauté est irrecevable. Henry retombe dans la critique
que Lévinas adressait à Heidegger, c’est-à-dire, penser l’individu et sa relation avec autrui à
partir de la communauté à partir de laquelle l’un et l’autre sont pensés. De plus se poser la
question de savoir quelle réalité est commune aux membres de la communauté serait faire
appel, à l’instar de l’Etre heideggerien, à un « milieu » pour fonder la relation à autrui.
« Milieu » qui d’un point de vue lévinasien annulerait toute possibilité d’une altérité
authentique et, autant le dire toute suite, d’une véritable relation.
Les sujets possèdent la vie en commun, non pas comme on possède une
chose contingente mais comme le mode réel et absolu de leur être, leur subjectivité même.
La vie elle-même est subjectivité comme identité de l’affectant et de l’affecté, pure épreuve
de Soi, l’essence de l’ipséité. Dès lors, les membres entrent dans la communauté, non pas
comme entités entrant dans la vie à partir d’une extériorité sinon ils ne seraient pas de la
même essence et donc ne seraient pas des sujets, ni comme un ensemble de membres
269
PM, p. 161.
119
soumis au concept commun de communauté. « Seulement ils y entrent [les membres] à
partir de la vie en eux »270 Les membres entrent dans la vie à partir de la vie elle-même, vie
qui est toujours déjà « en eux » pour autant qu’ils soient des vivants. Dans la mesure où,
« cette vie est chaque fois un vivant »271. Voilà une conception qui selon Henry rend compte
de la communauté et de l’individu sans jamais subordonner l’un à l’autre. Cette non
hiérarchisation est rendue possible par le fait même de la radicalité de l’intériorité de
l’individu qui s’individualise dans cette vie s’individuant en lui. Et cela parce que l’essence
de cette vie, réalité commune à tous les membres de la communauté, est la subjectivité
même. « La tentative d’opposer l’une à l’autre la communauté et l’Individu, d’établir entre
eux un rapport hiérarchique est un simple non-sens, elle revient à opposer à l’essence de la
vie ce qui est impliqué nécessairement par elle. »272 La définition de cet ego va donc
prendre à rebours l’ego husserlien. Ce que je suis c’est ce Hic absolu, ipséité de la
subjectivité. Ce Hic exclu tout illic, il se donne donc en dehors de toute intentionnalité, de
toute représentation, bref de toute visibilité du monde et de son horizon. Il n’y donc aucune
convertibilité que se soit, entre ce Hic et le illic.
Sur cette inconvertibilité du Hic et du illic, Lévinas serait sans doute
d’accord mais que l’ego participe d’un ego absolu voilà qui pose problème. Toute l’idée
lévinasienne de la subjectivité se base sur la nécessité préalable de la séparation. Le sujet
s’extrait de la participation qui totalise et rend anonyme ; sortir de l’existence indifférenciée
c’est créer une distance par laquelle à la fois se donne un sujet et est rendu possible une
relation d’altérité avec autrui. Chez Henry la subjectivité se donne dans la même vie pour
tous les vivants. Il n’y a pas de séparation, bien au contraire la vie est définie par une
270
PM, p. 162.
PM, p. 170.
272
PM, p. 163.
271
120
immédiateté qui ignore tout écarts. Et le fait que cette vie soit essentiellement ipséité n’y
change rien car pour Lévinas c’est l’indifférenciation qui définit l’anonymat.
Revenons un instant à cette vie transcendantale qui est auto-affection et la
subjectivité même. Si pour qu’il y ait communauté il faut des individus, il faut aussi des
relations entre eux, mais quel type de relations ? Car penser la relation sur le mode du sens
et de la constitution, c’est déjà induire des représentations du type mon ego et le sien, le moi
et l’autre, de telle manière que l’élucidation de l’expérience de l’autre, tombe déjà dans
l’irréalité et manque par-là, sa donation originaire et effective. Pour élucider ce mystère,
Henry cherche à penser la relation en son lieu primitif c’est-à-dire là où elle n’est pas encore
pensée comme relation parce qu’elle n’implique encore aucun moi qui se pense comme tel
et donc aucun autre en tant qu’autre, c’est la relation l’enfant à sa mère sous sa première
forme. « L’enfant ne se perçoit pas plus comme enfant qu’il ne perçoit sa mère comme sa
mère. Et cela parce que l’horizon où il pourrait s’apercevoir comme l’enfant de sa mère ne
s’est pas encore levé. »273 Dans une telle expérience, la subjectivité est entièrement abîmée
en elle-même, elle est pure épreuve d’elle-même, impossibilité de se jeter hors d’elle et cela
parce que le monde et la notion même de relation lui sont étrangers.
Les objections à cette idée de la communauté, qui viennent de suite à
l’esprit sont d’abord, que ce type relation est une expérience limite, qui ne peut en aucun cas
exemplifier toute communauté possible et ensuite, que penser la communauté en dehors des
communautés mondaines avec leurs sympathies et leurs haines et leurs histoires ne peut
mener qu’a une vision abstraite et dangereusement naïve. A cela il répond que cette vie
absolue n’est pas les communautés mais l’Arché de toutes communautés quel que soit l’âge
de ses membres, sa genèse historique, son développement culturel. « Pas plus que l’animal
273
PM, p. 171.
121
de Nietzsche, l’enfant de Freud ne désigne une étape dans un processus, c’est le titre caché
d’une essence, de l’essence de la vie. 274»
Henry prend un autre exemple, la communauté de psychanalyse formée par
l’analyste et l’analysé, bien que l’analyste cherche à faire comme si il n’était pas en relation.
La psychanalyse traitant principalement les névroses de transfert, sa thérapie consiste
précisément à un transfert, à la répétition du transfert mais cette fois à but thérapeutique. En
fait, souligne-t-il, il n’y a pas un transfert de début et un transfert de fin qui se voudrait être
sa résolution, entre les deux le transfert se répète constamment. Mais comment la
psychanalyse clôt-elle cette répétition ? Le problème n’étant pas tant le transfert lui-même
que la répétition. La répétition étant la conséquence de la nature même de cette vie
transcendantale. La vie est répétition mais pas au sens de la répétition d’un même
événement car cela ferait encore dépendre cette répétition essentielle aux lois du monde.
« La vie est répétition pour autant qu’elle n’advient pas dans un monde et que, en l’absence
de toute mise à distance et dans l’impossibilité d’en instituer une entre elle et elle, elle est
ce qu’elle est à jamais. C’est pourquoi aussi elle fait ce qu’elle fait et ne cesse de le
faire. »275 C’est en ce sens que le transfert se répète, comme une force inconsciente obstinée
et aveugle s’actualisant dans l’immanence originaire d’un Soi, comme condition de
possibilité de toute action. Mais qu’est-ce donc qui se répète dans le transfert ?
C’est l’affect, l’affect est donc, comme nous l’avons vu, une force. Tout
l’enjeu de la psychanalyse est donc – par le biais du drame de la verbalisation qui n’est
jamais qu’un prétexte – d’aller chercher cet inconscient comme il se donne comme affect et
force pure. Cette force n’est, dès lors, pas si inconsciente dans la mesure où contrairement à
la représentation elle est toujours présente. Toute force est un affect et tout affect est une
274
275
PM, p. 171-172.
PM, p. 173.
122
force en ce sens que cet affect qui se charge de lui-même dans cette vie, se souffre et se
supporte lui-même. Mais lorsque la souffrance et la charge de cet affect deviennent
insupportable, la vie tente de se fuir, mais cette fuite étant impossible, de par l’intériorité
absolue de celle-ci, elle se met en mouvement à l’intérieur d’elle-même. Ce mouvement, ce
changement dans la vie c’est la pulsion, la force de la vie contre laquelle, par définition, on
ne peut rien.
C’est là que se trouve la réponse au type de relations qu’entretiennent les
membres de la communauté, « la nature de leurs relations est identique à leur propre
nature »276, c’est-à-dire celle de la vie. « toute communauté est par essence affective et, du
même coup, pulsionnelle »277 et cela compris pour toute communauté en général.
A vrai dire cela ne semble pas résoudre notre problème en profondeur. Lorsque, dans la
caresse érotique, je caresse l’autre, le caressé en fait l’expérience, mais cette expérience me
reste à tout jamais étrangère, c’est toujours moi qui fait l’épreuve de moi-même comme
caressant. Mais ce qui est en commun au caressé comme au caressant c’est cette vie, non
pas la vie avec ses contenus affectifs particuliers, de la joie, de l’agitation, de la paix, de la
colère, mais le Fond même de cette vie en laquelle se donne toute subjectivité et donc tout
affects particuliers. « Voilà donc ce que les membres de la communauté ont en commun : la
venue en Soi de la vie en laquelle chacun d’entre eux vient en soi comme ce Soi qu’il
est. »278
C’est cette expérience primitive, subjectivité absolue sans sujet, ni autre,
dans laquelle pourtant et identique à elle, tout sujet et tout autre s’expérimentent, mais ils ne
le savent pas. « Cette épreuve est l’autre qui a le Fond en lui comme le moi a le Fond en lui.
276
PM, p. 175.
PM, p. 175.
278
PM, p. 177.
277
123
Mais cela ni le moi ni l’autre ne se le représentent. »279 Dire que le moi et l’autre ignorent
qu’ils partagent ce Fond commun auquel ils alimentent leur subjectivité n’est vrai que si on
réduit tout savoir au savoir du monde et de la lumière. Mais en vérité, ils le savent parce que
ce Fond en tant qu’ipséité absolue et donc expérience primitive, est aussi l’intelligibilité
première. « En fin de compte, il n’y a qu’une seule communauté, située en ce lieu que nous
avons essayé de cerner, une seule sphère d’intelligibilité où tout ce qui est intelligible aux
autres et à soi-même sur le fond de cette intelligibilité primordiale qui est celle du pathos.»
Toute intelligibilité de l’autre, toute communauté constituée, tout sens commun, est second
et trouve sa condition dans cette intelligibilité première de cette communauté unique, la Vie.
Voilà donc ce Fond transcendantal de la vie à laquelle tous les vivants
participent et par lequel ils se savent, par la révélation originaire de l’auto-affection de la vie
comme membre de la communauté. Pour Lévinas, cela est une conception erronée de la
relation à autrui, une relation dans laquelle il n’y a ni Moi ni Autre n’est précisément pas
une relation une telle expérience relève de l’ « il y a », c’est-à-dire d’une expérience de
l’existence comme submersion du sujet dans une existence indifférenciée. En outre, croire
que l’autre dans l’extériorité et la transcendance ne peut être compris que sous le mode de la
représentation, par opposition à un Moi lui-même représenté, c’est ignorer que l’autre n’est
pas un simple formalisme mais une expérience effective, c’est ignorer que l’autre se révèle
dans le visage. L’extériorité pour Lévinas loin d’être le lieu privilégié de la visibilité et de la
représentation, qui ne sont d’ailleurs dans la jouissance, que des modes de l’intériorité c’est
ignorer l’expérience authentique de l’extériorité et de la transcendance c’est-à-dire
l’éthique. La communauté des vivants chez Michel Henry est un ensemble d’êtres sans
visage.
279
PM, p. 178.
124
Encore une fois les différences sont criantes. Les vivants participants à un
être unique celui de la vie ne se rencontre jamais, ils sont toujours déjà ensemble. Alors que
pour Lévinas une altérité ne peut se donner que pour autant qu’elle ne participe pas du
même être que moi, qu’elle soit l’être au-delà de l’être ou l’autrement qu’être, c’est là le
sens de la transcendance d’autrui. Ici la question de la liberté et de la responsabilité ne se
pose même pas la subjectivité henrienne est essentiellement un « je peux », une pulsion et
celle-ci se meut au sein de la vie absolue, ignorant tout de la lumière dans laquelle se donne
les individus qui vivent en elle. Pourtant la vie est féconde, elle s’engendre en elle-même
engendrant des vivants qui s’engendrent en elle. La Vie est pur Don de vie. La fécondité
aussi est un thème cher à Lévinas mais celle-ci se donne dans le Désir de l’infini. Désir de
l’infini qui n’est pas seulement peur de tuer mais don de l’être, désir de donner naissance.280
Du point de vue lévinasien, la pensée henrienne continue à poser la
question de l’expérience d’autrui dans l’ordre de l’ontologie, ce dont il s’agit c’est de
trouver l’être de cette relation mais si la communauté et le sujet sont de la même essence, il
n’y a ni sujet, ni communauté. La conception qui voudrait que j’accède au hic de l’autre via
un Hic absolu méconnaît cette transcendance et ne conçoit l’autre que sous le mode de
l’immanence. Alors que pour Lévinas l’expérience de l’autre ne se donne pas par la
donation de son intériorité sous quelque mode que ce soit, c’est l’extériorité qui révèle
l’autre comme autre, ce n’est pas ce que je suis qui fait l’autre mais précisément ce que je ne
suis pas qui fait l’altérité d’autrui. L’extériorité n’étant pas celle du monde, celui-ci relevant
finalement toujours de l’intériorité pour Lévinas. Henry resterait encore, de ce point de vue
prisonnier d’une vision de l’autre comme alter ego. L’expérience de l’autre ne se donne pas
280
J-L Thayse, Fécondité et évasion chez Lévinas, in Revue philosophique de Louvain, 1998.
125
primitivement dans une éthique, chez Henry, il s’agit toujours d’une préoccupation
ontologique. Alors qu’Autrui, chez Lévinas, est un « thème réparateur »281 qui vient palier
aux insuffisances de l’être et libérer le sujet de sa pesanteur, l’être est, chez Henry, toujours
suffisant par lui-même pour qu’existe un sujet et un autre et le sujet n’a pas besoin de liberté
pour fonder sa relation à l’autre. Il faut toutefois nuancer cette lecture, comme il a été dit,
l’autre se donne chez Henry comme chez Lévinas dans un bouleversement, bouleversement
qui chez Henry ne se donne pas dans une transcendance bien sûr, mais dans l’immanence
même, c’est un dérangement de la vie du Soi immédiatement par l’autre vivant, l’autre
induit un mouvement immédiat en moi hors de toute vision, de toute présence dans l’ekstase. En se sens, l’altérité ne se donne qu’entre Ego pas dans la Vie commune, elle qui ne
connaît pas d’altérité. De cette façon, l’altérité de l’autre Soi est plus grande pour moi que
l’altérité même de Dieu.282
En guise de conclusion : penser la phénoménologie, encore.
Ce travail cherchait seulement à montrer comment nos deux penseurs, alors
que mus par des préoccupations différentes, se rapportent à deux pensées fondamentales de
l’histoire de la philosophie. Le moment cartésien se pose dès Husserl comme l’événement
inaugural rendant possible une pensée du sujet comme sujet, c’est-à-dire une
phénoménologie. Les conclusions tirées par l’un et par l’autre, de ce texte fondamental en
montre l’extraordinaire fécondité qui d’ailleurs est encore loin d’être épuisée et qui, dans les
deux cas, a permis de penser un sujet dégrisé de tout idéalisme. L’œuvre heideggerienne
J-F Bernier., Négation et révélation. L’ontologie et la question de l’au-delà dans la pensée d’Emmanuel Lévinas, in
Les études philosophiques, PUF, n°3/2000, p. 345.
282
B. Forthomme, L’épreuve affective de l’autre selon Emmanuel Lévinas et Michel Henry, in Revue de métaphysique
et de morale, 91 (1986), p 91-93.
281
126
étant l’achèvement de celui-ci, achèvement d’autant plus fameux qu’il se construit dans une
lutte consciente contre l’idéalisme, réalisant pleinement son refoulement.
En effet, tous deux dénoncent chez Heidegger, l’idée d’un sujet
primitivement au monde, auprès des choses et des autres, qui se projette dans un horizon,
horizon et ses lois auxquels se subordonnent, pour l’un la subjectivité et pour l’autre
l’altérité d’autrui et qui trouve en lui la source de son devenir. Cette sortie de l’être-aumonde par Henry et Lévinas montre une expérience qui défie les lois du monde, à la fois les
ignore et les rend possible. Hors du monde et pourtant expérimenté par un sujet dans la
mesure où cette expérience loin d’être une curiosité existentielle exotique est la condition de
toute subjectivité. Nous pouvons nous demander si ces deux formulations radicales de la
subjectivité ne dégagent pas finalement deux polarités fondamentales de l’existence entre
lesquelles se déploierait un être au monde désormais réintégré dans ses conditions
primitives comme ce sur quoi aucune conscience, aucun être-là, ne pourrait porter de
décrets mais qui serait la condition de possibilité de toute conscience et de toute liberté.
Si cette référence à une expérience se donnant en dehors de la lumière du
monde et de la représentation explique en partie l’inspiration exégétique de nos auteurs cette
référence doit être moins vue comme un engagement envers une confession particulière que
comme l’inspiration liée au dialogue avec ce fond d’expérience humaine que constitue les
grandes traditions spirituelles de l’humanité. Comme le dit Lévinas « il n’y a pas une seule
chose dans une grande spiritualité qui soit absente d’une autre grande spiritualité. »283
Cette voie du dialogue reste l’une des perspectives les plus intéressante parce qu’elle puise
sa force existentielle du fond spirituel commun de l’humanité. La spiritualité n’est pas ici,
comme nous le montre ces deux œuvres, à prendre sous le mode restrictif de religiosité mais
283
DQVI, p. 148.
127
peut-être comme le montre Michel Henry au sens de culture c’est-à-dire d’une extériorité
qui s’alimente de la vie tout en l’alimentant en retour, permettant l’accroissement infini de
celle-ci.284 En ce sens la phénoménologie est susceptible d’une inspiration infinie,
inspiration qui est, comme nous l’apprend Lévinas, une obligation, le don même de l’altérité
dont je dois porter le témoignage.
Contrairement à la science qui selon lui s’alimente à la vie sans l’alimenter en retour accomplissant sa dénaturation
et sa destruction.
284
128
Bibliographie :
1. Ouvrages d’Emmanuel Lévinas :
LEVINAS, E., En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Librairie
Philosophique J. Vrin, 2001, Paris.
LÉVINAS, E., Totalité et infini, essai sur l’extériorité, Martinus Nijhoff, 1971, (Le livre de
poche.)
LEVINAS, E., Le Temps et l’Autre, Fata Morgana, 1979, (Quadrige PUF 8eédition, 2001.),
Paris.
LEVINAS, E., De l’Existence à l’Existant, Librairie Philosophique J. Vrin, 1998, Paris.
LEVINAS, E., De Dieu qui vient à l’idée, Librairie Philosophique J. Vrin, 1998, Paris.
LEVINAS, E., Entre nous, essai sur le penser à l’autre, Grasset 1991 (Le livre de poche).
LEVINAS, E., Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972 (Le livre de poche).
2. Ouvrages de Michel Henry :
HENRY, M., Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000.
HENRY, M., Phénoménologie matérielle, PUF (Epiméthée), 1990.
HENRY, M., Généalogie de la psychanalyse, PUF (Epiméthée), 1985.
HENRY, M., L’essence de la manifestation, tome 2, PUF (Epiméthée),
HENRY, M., C’est moi la vérité, pour une philosophie du christianisme, Seuil, 1996.
3. Articles et contributions sur Emmanuel Lévinas :
J-F Bernier., Négation et révélation. L’ontologie et la question de l’au-delà dans la pensée
d’Emmanuel Lévinas, in Les études philosophiques, PUF, n°3/2000.
J. Greisch., Descartes selon l’ordre de la raison herméneutique, le “ moment cartésien chez
Michel Henry, Martin Heidegger et Paul Ricœur, in Revue de science philosophique et
théologique, n°73, 1989.
129
J. Greisch, Heidegger et Levinas interprètes de la facticité, in E. Levinas, Positivité et
Transcendance, suivi de Levinas et la phénoménologie, dir. J.-L. Marion, PUF
(Epiméthée), Paris, 2000.
J-L Thayse, Fécondité et évasion chez Lévinas, in revue philosophique de Louvain, 1998.
4. Articles et contributions sur Michel Henry :
R. Kühn, réception et réceptivité. La phénoménologie de la vie et sa critique, in Revue
philosophique, PUF, n°3/2001.
J-M. Longneaux, D’une philosophie de la transcendance à une philosophie de l’immanence,
in Revue philosophique, PUF, n°3/2001.
5. Articles et contributions sur Emmanuel Lévinas et Michel Henry :
R. Calin., Passivité et profondeur. L’affectivité chez Lévinas et M. Henry, in Les études
philosophiques, PUF, n°3/2000.
B. Forthomme, L’épreuve affective de l’autre selon Emmanuel Lévinas et Michel Henry, in
Revue de métaphysique et de morale, 91 (1986), p 90-114.
F-D Sebbah, L’épreuve de la limite, Derrida, Henry, Lévinas et la phénoménologie, (collège
international de philosophie) PUF, 2001.
6. Autres ouvrages :
Dubois, C., Heidegger. Introduction à une lecture, Editions du Seuil (Point essais), 2000.
Heidegger, M., Etre et Temps, NRF Editions Gallimard (Bibliothèque de philosophie),
1986.
Descartes, R., Méditations métaphysiques, Granier-Flammarion, 1979.
Calin, R., Sebbah F-D., Le vocabulaire de Lévinas, Ellipse (coll. Vocabulaire de ...), 2002.
130