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Noémie Dreux Séminaire de Philosophie politique Premier Semestre - 2018/2019 Master 2 de Philosophie politique et éthique Fait religieux et tolérance en Argentine: une laïcité de conciliation fondée sur l’appartenance de l’Etat et de l’Eglise catholique à une matrice commune L’année 2018 en Argentine aura été marquée par les débats houleux et les multiples mobilisations au regard du projet de légalisation de l’avortement. Contre l’avis du Pape François et malgré sa foi catholique, le Président de centre-droit Mauricio Macri avait, de façon indédite, accepté de soumettre à la discussion publique la possibilité de légaliser une pratique déjà présente dans le quotidien argentin mais qui, réalisée dans l’illégalité, mène chaque année à la mort de plusieurs centaines de femmes. Accepté par la représentation nationale au sein du Congrès puis finalement rejeté par le Sénat, ce projet de loi a mobilisé des pans entiers de la société argentine et suscité l’émoi au sein de la communauté catholique. L’Eglise catholique, acteur clé de la scène politique, sociale et culturelle argentine, a en effet mené une campagne nationale à l’encontre d’une pratique qu’elle juge contraire à ses principes. Accusée de s’ingérer de manière disproportionnée dans le débat démocratique au point de le mettre à mal, le rejet du projet de légalisation de l’avortement a été suivi d’un mouvement d’apostasie collective conduisant des milliers d’Argentins à revendiquer leur désaffiliation vis-à-vis d’une institution qu’ils jugent trop présente sur la scène politique. En effet, forte d’une communauté de fidèles représentant 76% de la population, l’Eglise catholique jouit de nombreux privilèges que sanctionne l’article 2 de la Constitution. Dans le même temps, le texte constitutionnel proclame la liberté de culte qui sous-tend une égalité de traitement de l’ensemble des organisations religieuses. Ces éléments sont révélateurs des multiples contradictions qui sous-tendent et habitent la relation de l’Etat au regard de la foi catholique apostolique romaine et de l’Eglise qui la représente. Comment des normes contradictoires peuvent-elles ainsi coexister, faisant de l’Argentine un Etat aux caractéristiques à la fois confessionnelles et laïques? L’absence de séparation de l’Etat et de l’Eglise suffit-elle à discréditer le modèle de laïcité proposé par l’Argentine ou peut on soutenir l’analyse proposée par Baubérot de « seuils de laïcité » expliquant la pluralité des formes que celle-ci prend et à travers lesquelles elle s’exprime en fonction des différents contextes socio-historiques? In fine, c’est la relation entre le pouvoir politique et l’Eglise qui semble devoir être interrogée. Ainsi, l’interrogation qui structurera ce travail est la suivante: dans quelle mesure la cohabitation de normes contradictoires à l’égard de la religion en Argentine et la relation ambivalente entre le pouvoir politique et celui de l’Eglise catholique est-elle le fait d’une « laïcité de conciliation » fruit de l’appartenance de ces deux acteurs à une matrice commune? Il s’agira tout d’abord de donner à la relation complexe entre le pouvoir politique et le catholicisme une profondeur historique s’ancrant dans le texte fondant l’ordre constitutionnel argentin ainsi que dans les politiques aux objectifs contradictoires menées à la fin du XIXe siècle. Puis, nous mettrons en lumière la façon dont, au début du XXe siècle, l’Eglise catholique et l’Etat argentin établissent des relations de dépendance et d’appui mutuels aboutissant sur une hybridation de leurs compétences et rôles. Enfin, nous verrons que le modèle de laïcité proposé par l’Argentine se fonde sur une convergence de l’Eglise catholique et de l’Etat au sein d’une matrice commune, accomodant le statut largement privilégié de celle-ci à l’existence d’autres acteurs dans le champs religieux. La relation ambivalente entre le pouvoir politique et le catholicisme trouve son origine dans la Constitution de 1853 et dans les politiques menées à la fin du XIXe siècle. Si la Constitution de 1853 fondant l’ordre constitutionnel actuel rompt avec la tradition coloniale qui faisait du catholicisme la religion officielle, elle demeure habitée par des contradictions normatives qui nourrissent l’attitude ambivalente historique de l’Etat au regard de l’Eglise catholique et des autres organisations religieuses. Ainsi, son préambule invoque « la protection de Dieu, source de toute raison et justice »1. L’ordre constitutionnel argentin est ainsi fondamentalement théiste. L’article 2 proclame quant à lui que « le gouvernement fédéral soutient le culte catholique apostolique romain »2 . Celui-ci donne lieu à des interprétations diverses. Des auteurs défendent ainsi l’idée d’un soutien exclusivement économique du culte catholique à travers l’inclusion d’une partie des dépenses du clergé dans le budget national3 alors que d’autres affirment que ce support s’étend également à des sujets dépassant la sphère économique et fondant dès lors une union morale entre l’Eglise catholique et l’Etat4 . Ces éléments, qui semblent faire de l’Argentine un Etat confessionnel, entrent en contradiction avec l’article 16 qui établit l’égalité de tous les citoyens devant la loi, et semble difficilement compatible avec l’article 14 qui institue la liberté de culte. A cet égard, le philosophe politique Carlos Santiago Nino affirme que « le soutien 1 Constitution de la nation argentine. Consultable en ligne: https://www.acnur.org/fileadmin/Documentos/ BDL/2001/0039.pdf. 2 ibid., article 2. 3 María Angélica Gelli, Constitución de la Nación Argentina comentada y concordada, (Buenos Aires: La Ley, 2005). 4 Germán Bidart Campos, Tratado elemental de derecho constitucional argentino tomo I, (Buenos Aires: EDIAR, 1998). d’un culte en particulier implique la violation du principe égalitaire implicite dans l’idée de liberté de culte: ceux qui professent le culte privilégié disposent de plus de facilités pour le faire que ceux qui pratiquent d’autres religions ou désirent substituer ces pratiques religieuses par d’autres activités donnant sens à leur vie (…). De plus, au-delà de la dimension économique, ce soutien, s’il ne se limite pas au simple financement d’un culte, a une valeur symbolique importante: il implique de considérer comme privilégiés les citoyens qui professent ce culte par rapport aux autres qui sont ainsi implicitement classés dans une catégorie inférieure »5. L’interprétation catholique de ces ambiguités du texte constitutionnel met en avant la nécessité de distinguer l’esprit de la Constitution de son articulation6. Le premier serait d’ordre doctrinaire là où le second ne serait qu’instrumental et dépendant de circonstances particulières. Ainsi, la proclamation de la liberté de culte n’aurait pour vocation que d’établir les conditions de possibilité de l’immigration européenne promue par le gouvernement argentin tout en ne niant pas le statut privilégié de la religion catholique. Cette position prééminente du culte catholique romain apostolique est renforcé par le Code civil Vélez, entré en vigueur en 1871 et remplacé en 2015 par le Code civil et commercial. Celui-ci définit l’Eglise catholique en tant que « personne juridique d’existence nécessaire », au même titre que l’Etat fédéral, les provinces ou encore les nations étrangères7. Ainsi, sa personnalité est considérée comme antérieure à celle du régime qui l’institue, se soustrayant à ses règles. Au contraire, les autres organisations religieuses, qualifiées par ailleurs « d’églises dissidentes »8, disposent du statut de « personne juridique d’existence possible », soumises à l’ordre juridique de l’Etat. Vélez Sarsfield, son auteur, estime que « l’Etat doit à l’Eglise catholique (…) une protection afin qu’elle assure la propagation de ses doctrines, la conservation de ses institutions, le maintien de ses autorités et la réalisation de ses mandats » et « qu’il n’y a pas d’intérêt qui soit plus grand que l’intérêt religieux »9. S’il est clair que l’Eglise catholique est un acteur majeur sur la scène publique argentine, il serait trompeur de croire que celle-ci s’émancipe de la tutelle de l’Etat. En effet, les élites dirigeantes sont partagées entre une tendance favorable à la primauté du pouvoir spirituel sur 5 Carlos Santiago Nino cité par Mariana Guadalupe Catanzaro Román dans « Estado argentino: ¿un Estado confesional o laico? », Revista Anales de la Facultad de Ciencias Jurídicas y Sociales (46) 2016. 6 Lilia Ana Bertoni, « ¿Estado confesional o estado laico? La disputa entre librepensadores y católicos en el cambio del siglo XIX al XX » », dans Lilia Ana Bertoni et Luciano de Privitellio (comp.), Conflictos en Democracia. La vida política argentina entre dos siglos, (Buenos Aires: Signo XXI, 2009). 7 Code civil de la Nation, version originale de Vélez Sarsfield, approuvé en 1869 et entré en vigueur en 1871, consultable en ligne: http://www.consejosdederecho.com.ar/codigocivilanotado.htm. 8 9 Ibid., article 2346. Salmacio Vélez Sarsfield, Relaciones del estado con la iglesia en la antigua América española, (Imprenta de Juan A. Alsia: Buenos Aires, 1889): 127. le pouvoir temporel, militant dès lors pour une autonomisation de l’Eglise catholique, là où d’autres mettent en avant la nécessité de la contrôler afin qu’elle n’entre pas en concurrence avec le pouvoir d’un Etat encore naissant. Ces dirigeants, menés par Samiento et Roque Saenz Peña, parviennent ainsi à établir un régime de Patronato Nacional par lequel l’Etat dispose d’un pouvoir d’ingérence dans les affaires de l’Eglise. Il contrôle la nomination des évêques et doit accepter les documents pontificaux, conciliaux et les concordats. S’initie alors un « dialogue de sourds »10 entre l’Etat et l’Eglise catholique, refusant cette mise en tutelle. Le différend entre ces deux institutions s’exacerbe au cours de la décennie 1880 qui, pour le sociologue Fortunato Mallimaci initie une période s’étalant jusqu’en 1930 d’émergence et d’affirmation d’une « laïcité libérale » devant conduire à la séparation effective de l’Eglise et de l’Etat11 . La laïcité, entendue comme un fait institutionnel et politique, se produit à travers l’initiative de secteurs de la société qui estiment nécessaire de rendre l’Etat indépendant de la normativité religieuse. Elle implique que des fonctions incombant auparavant à l’Eglise soient désormais assumées par l’Etat afin de garantir la primauté de celui-ci dans la régulation du processus social. La laïcisation est un aspect du processus multifacette de sécularisation que Di Stefano définit comme un ensemble de phénomènes convergents de bouleversements politiques (l’apparition de la forme de l’Etat-nation), économiques (l’hégémonie des logiques capitalistes) et sociaux (les migrations de masse) aboutissant à une différenciation de diverses sphères ainsi qu’à une relocalisation du pouvoir religieux (et non pas nécessairement à sa disparition ou à l’affaiblissement de sa présence dans la sphère politique)12 . A cet égard, il convient de souligner le caractère irrémédiablement analytique du concept de laïcité qui ne saurait correspondre à un modèle unique mais recouvre des réalités éclectiques. Entre les deux idéaux-types que sont le confessionalisme et la laïcité s’esquisse une pluralité d’articulations entre religion et Etat correspondant à différentes configurations historico-culturelles et relations de pouvoir. Des auteurs, tels que Baubérot, ont ainsi souligné l’existence de multiples laïcités13 . Ce processus culmine lorsqu’en 1884, la loi désormais historique 1.420 établit l’éducation commune, obligatoire et laïque, ne tolérant l’enseignement religieux qu’en dehors des heures de cours. Celle-ci engendre la rupture des relations avec le 10 Roberto Di Stefano, Loris Zanatta, Historia de la Iglesia argentina. Desde la Conquista hasta fines del siglo XX, (Editorial Sudamericana: Buenos Aires: 2000). 11 Fortunato Mallimaci, « Nacionalismo católico y cultura laica en Argentina » dans Roberto Blancarte (coord.), Los retos de la laicidad y la secularización en el mundo contemporáneo, (México: El Colegio de México, 2008). 12 Roberto Di Stefano, « El pacto laico argentino (1880-1920) », PolHist (8) 2011. 13 Jean Baubérot, Les laïcités dans le monde, (Paris: Presses Universitaires de France, 2010). Vatican, déjà hostile au régime du Patronato Nacional. En 1886, une loi institue le registre civil des naissances, mariages et décès. Deux ans plus tard, le mariage civil est autorisé, affaiblissant l’emprise de l’Eglise catholique sur la vie des citoyens. Mallimaci affirme ainsi que les conflits opposant libéraux et catholiques durant cette période contribuent à définir la modernié religieuse et à organiser la régulation des relations entre les pouvoirs politique et temporel14. Cette thèse peut cependant être contestée à plusieurs égards. En effet, elle repose sur le postulat de l’existence de deux pôles antagonistes « libéral » et « catholique », simplifiant une réalité plus complexe et nuancée. Di Stefano souligne ainsi le fait que les libéraux se définissent souvent en tant que catholiques15 . Il n’est pas rare que les parlementaires libéraux soient favorables à la subvention du culte catholique. Ces derniers ne s’opposent au camp « conservateur » que dans la mesure où ils refusent le fanatisme religieux et l’ultramontanisme d’une frange du clergé. Par ailleurs, la domination d’une tendance libérale au cours de cette période est loin d’être évidente. Les vents laïcs s’essouflent rapidement en Argentine. Si bien la loi de 1884 sanctionne l’éducation laïque, les présidences de Luis Sanez Peña et le second mandat de Julio Argentino Roca la remettent en question. Arguant de l’échec du projet éducatif, de la dégénerescence morale du peuple et de la nécessité de fonder l’Etat-nation argentin sur une homogénéité culturelle dont la religion serait le pilier, ils réintroduisent graduellement des éléments religieux dans le cursus scolaire16 . La fin du XIXe siècle établit ainsi l’ambivalence originaire des relations entre le pouvoir politique et religieux. Si le caractère catholique -bien que tolérant- de la nation est affirmé dans le texte constitutionnel, les années 1880 sont marquées par une tentative de laïcisation. Cependant, la problématique croissante de l’identité nationale et l’émergence de la question sociale établissent une convergence des intérêts ecclésiastiques et étatiques, menant à une hybridation de leurs compétences et rôles. A l’aube du XXe siècle, le catholicisme apparaît comme un vecteur privilégié de construction et de renforcement du projet national, aboutissant dès lors à l’établissement d’une relation de dépendance mutuelle entre élites gouvernantes et Eglise catholique argentine. 14 Fortunato Mallimaci, “Catolicismo y liberalismo: las etapas del enfrentamiento por la definición de la modernidad religiosa en América Latina”, dans Jean.-Pierre Bastian (coord.), La modernidad religiosa. Europa latina y América Latina en perspectiva comparada, (México: Fondo de Cultura Económica: 2004). 15 Roberto Di Stefano, « El pacto laico argentino (1880-1920) », PolHist (8) 2011. 16 Alors que le corps professoral était auparavant dominé par des tenants du positivisme, les congrégations sont désormais autorisées à former des professeurs selon les principes propres au catholicisme. Face à un appareil étatique encore fragile et en voie de construction, l’Eglise catholique représente un instrument efficace de contrôle et d’homogénéisation du territoire. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, le catholicisme regroupe ses fidèle à travers des organisations de taille réduite et éclatées sur le territoire. L’Eglise catholique argentine, en tant qu’institution à la tête de ce culte, n’apparaît que comme effet et agent du processus récent de sécularisation et est également fruit de la politique de subvention de l’Etat émergeant. En effet, comme mentionné précédemment, la sécularisation se traduit par la relocalisation du religieux menant à la constitution d’une sphère lui étant propre, et dont l’administration est confiée à l’Eglise catholique. Par ailleurs, le soutien qu’apporte l’Etat au culte catholique romain apostolique en vertu de l’article 2 de la Constitution se traduit par d’importantes subventions, le financement d’églises sur l’ensemble du territoire, de leur restauration ou de leur développement, le financement des séminaires, des congrégations ou encore des évêques. Dès le début du XXe siècle et notamment au cours des périodes autoritaires17 , les subventions à l’éducation privée -très majoritairement catholique- se multiplient. L’ensemble de ces actions permettent à l’Eglise de se structurer, de se constituer en tant qu’organisation hiérarchique et puissante. Au lendemain d’une décennie pourtant marquée par des mesures laïques fortes, l’Eglise montre un profil organisé et une présence notable18. Dans le même temps, l’arrivée croissante d’immigrés européens venus d’Allemagne, d’Italie, de France ou de Pologne diversifient le paysage religieux et modifie l’imaginaire collectif. En particulier, l’arrivée des congrégations religieuses marquent la fin des controverses théologiques qui avaient fortement préoccupé les générations passées, et contribuent à faire de l’Eglise catholique un acteur social majeur éduquant et soignant les secteurs marginaux de la société. Si le Pape Pie IX avait fondé une doctrine d’opposition ferme au libéralisme, son successeur, Léon XIII, sans transiger avec les erreurs de l’époque, adopte une attitude de plus grande ouverture face à la modernité, permettant à l’Eglise d’adresser les questions du monde et de s’y engager davantage. Elle devient ainsi un agent social de premier ordre, remplissant une mission que l’Etat trop faible est alors incapable d’assumer sur l’ensemble de son territoire. Bien que soumise au régime de Patronato Nacional par lequel les élites dirigeantes 17 Au cours du XXe siècle, l’Argentine connaît de nombreux coups d’état militaires comme en 1930, en 1955 ou encore en 1976, périodes au cours desquelles l’Eglise catholique s’allie souvent aux nouveaux dirigeants afin de renforcer son pouvoir et d’éliminer les voix dissidentes au son sein même. 18 Daniel Santamaría, “Estado, Iglesia e inmigración en la Argentina moderna”, Estudios Migratorios Latinoamericanos (14) 1990. assurent un certain contrôle de l’institution religieuse et tentent de la discipliner, elle s’émancipe progressivement de cette tutelle et se constitue en acteur ayant sa volonté propre19. Face à une instabilité et une fragmentation politique et économique croissantes, les élites mettent alors en avant la nécessité de faire front commun avec l’Eglise catholique et d’asseoir le projet de construction étatique sur une conception culturelle de la nation. La population, constituée par les vagues d’immigration successives, est jugée trop hétérogène. La religion catholique apparaît alors comme un instrument d’élaboration d’une identité commune. Elle agit comme un « nationalisme de substitution dans un pays d’immigrés »20 . Le double phénomène de catholicisation du politique et de politisation du religieux est accentué, menant à l’accroissement des dotations en faveur de l’éducation privée, à la création de nouveaux évêchés, à l’abandon du projet de légalisation du divorce débattu en 1902 et au rapprochement avec le Saint-Siège. Les organisations religieuses noncatholiques, « dissidentes » d’après le Code Vélez toujours en vigueur, font l’objet d’un contrôle croissant à travers la création en 1943 d’un Registre des cultes. Elles doivent s’y inscrire afin d’exercer collectivement leurs pratiques religieuses. Le refus de l’Etat de reconnaître un culte engendre l’interdiction pour l’organisation religieuse concernée d’exercer une quelconque activité sur l’ensemble du territoire. Par ailleurs, suite à une réforme du Code Vélez en 1968, l’Eglise catholique acquiert le statut de personne publique là où les autres organisations religieuses sont considérées comme des personnes privées, marquant encore une fois la prééminence du catholicisme et le statut d’exception dont elle jouit. L’Eglise catholique en vient à être considérée par l’Etat comme le « Grand Interlocuteur » jouissant d’une hégémonie de fait et de droit. Permettant de forger des citoyens probes, elle bénéficie également d’un accès et d’une présence privilégiés dans les territoires du nord de l’Argentine, du sud de la Patagonie ainsi qu’au milieu de la vaste pampa. Elle y dispose de nombreuses missions et exerce une forte influence sur les populations originaires, s’assignant le rôle de leur fournir une éducation catholique et contribuant ainsi au projet de construction nationale selon une conception culturelle excluante. A travers un processus d’imprégnation culturelle, l’Eglise contribue à fonder le mythe d’une nationalité argentine catholique. Sa pénétration de l’espace public, des institutions étatiques, des syndicats et 19 Diego Mauro, « Los « liberales » argentinos y la cuestión religiosa. Conflictos jurisdiccionales en la década de 1880 », Ariadna histórica. Lenguajes, conceptos, metáforas (5) 2016. 20 Fortunato Mallimaci, « Nacionalismo católico y cultura laica en Argentina » dans Roberto Blancarte (coordinateur), 2008, Los retos de la laicidad y la secularización en el mundo contemporáneo, (México: El Colegio de México). des mouvements sociaux révèle l’émergence d’un « catholicisme intégral »21. Au cours du XXe siècle, un double mouvement de catholicisation de la société et de nationalisation du catholicisme se développe en Argentine fondant le ciment d’une nationalité catholique. Ainsi, le XXe siècle est caractérisé par une hybridation des rôles de l’Eglise catholique et du pouvoir politique ainsi que par une superposition de leurs compétences. La syntonie de leurs intérêts les mène à collaborer, l’Eglise nécessitant l’aide économique de l’Etat et ce dernier s’appuyant sur le pouvoir de l’institution organisatrice du culte catholique argentin afin d’asseoir sa présence sur l’ensemble du territoire, d’homogénéiser sa population et de répondre à ses besoins en lui déléguant certaines de ses fonctions. Si en France la laïcisation est menée par une partie des élites dirigeantes marquée par un anticléricalisme fort, en Argentine, l’Etat lui même n’a pas intérêt et ne désire pas approndir ce processus, menant au contraire à un approfondissement de l’hégémonie religieuse -et en particulier catholique- sur la sphère publique. L’implication croissante de l’Eglise catholique dans la scène publique argentine, faisant l’objet de contestations de la part d’acteurs divers, révèle l’appartenance du pouvoir catholique et politique à une matrice commune22. L’Eglise catholique est un acteur majeur au sein de la société argentine, s’émancipant du pouvoir politique, s’autonomisant et intervenant largement dans la définition des orientations sociales de la communauté. Son importance et sa puissance sont consacrées en 1966 à travers la signature d’un Concordat entre l’Argentine et le Saint-Siège. Celui-ci abolit le régime de Patronato Nacional, rétablit les relations avec le Vatican et garantit à l’Eglise le libre et plein exercice de sa juridiction. A travers la suppression du Patronato Nacional, source historique de conflit entre les autorités ecclésiastiques et étatiques, elle parvient à se libérer de l’ingérence de l’Etat tout en conservant son financement public. L’Eglise dispose d’une assise sociale large puisque 76% de la population se déclare catholique23 . L’épiscopat se considère comme l’instance sociale, culturelle et politique ultime de la nation. Acteur clé de ces différents champs, elle exerce une hégémonie reconnue sur la 21 Emile Poulat, Eglise contre bourgeoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel, (Paris: Casterman, 1977). 22 C’est l’hypothèse formulée par Humberto Cuccheti, Luis Donatello et Fortunato Mallimaci dans leur article « Catholicisme et nationalisme: le politico-religieux et la « matrice commune » en Argentine », Problèmes d’Amérique latine, 80 (2011). 23 « Première enquête sur les croyances et les attitudes religieuses en Argentine », FONCYT et CONICET, réalisée le 26 août 2008, disponible en ligne: http://www.ceil-conicet.gov.ar/wp-content/uploads/2013/02/ encuesta1.pdf. société argentine. L’époque contemporaine se caractérise ainsi par une large acceptation de la matrice catholique de la nationalité argentine. Il n’est ainsi guère surprenant que lors de graves crises politiques -qui surgissent régulièrement sur la scène argentine et rythment la vie des citoyens-, les acteurs de la vie publique tentent de gagner son appui. Les partis politiques et les hauts fonctionnaires de l’Etat nourrissent cette hégémonie culturelle, faisant du catholicisme un élément clé et fondamental de leur identité. La distinction entre acteur clérical, partis politique et Etat semble ainsi confuse. Plutôt que d’analyser le pouvoir politique et le catholicisme sous l’angle de sphères différenciées, il conviendrait davantage de les considérer intégrés à une même matrice. Ainsi, si en 1987 la loi sur le divorce est de nouveau débattue, puis cette fois-ci votée, l’Etat restreint sa politique de santé reproductive et de campagne contre le SIDA devant l’opposition de la hiérarchie catholique. En 2004, un conflit entre l’Eglise catholique et le gouvernement au regard du financement des écoles privées résulte sur la victoire de la première. Sous la pression de Juan Pablo II, vice-président du Vatican, l’Etat cède aux revendications des milieux catholiques, réclamant un salaire pour les professeurs de l’éducation privée égal à celui du personnel de l’enseignement public. La présence religieuse augmente dans la mise en place de politiques sociales, notamment en direction des secteurs vulnérables, que l’Etat délaisse progressivement. L’Eglise catholique se présente ainsi en tant que référent moral de la nation, acteur majeur de la scène politique mais également et surtout pilier de l’imaginaire symbolique argentin. A cet égard, la définition que donne Hervieu-Léger de la sécularisation paraît particulièrement pertinente. Elle affirme « qu’elle n’est pas la disparition de la religion face à la modernité mais le processus de réorganisation permanent de son travail face à une société structurellement incapable de répondre aux attentes nécessaires afin qu’elle continue à exister »24 . Le processus de sécularisation est donc continu et caractérise toujours la société argentine. L’analyse de la sociologue trouve une illustration particulière dans la crise sans précédent de 2001, menant des milliers d’Argentins à sortir dans la rue afin de protester contre l’intervention du Fonds monétaire international entraînant une restriction sans précédent des dépenses publiques, des privatisations de secteurs clés de l’économie ainsi que la disparition de l’épargne de nombre d’entre eux. Accompagné de la mort de dizaines de personnes, de violents sacages et d’une instabilité politique marquée par la succession de quatre présidents en un mois, elle s’ensuit d’une Table de discussion rassemblant des représentant de l’ONU, du gouvernement national ainsi que de l’Eglise catholique afin de résoudre la crise. De nouveau, cette dernière se présente comme et affirme son rôle de pilier moral de la nation, seule suceptible de réparer les 24 Danièle Hervieu-Léger, « Sécularisation et modernité religieuse », Esprit (106), 1985. brisures de la société. Son importance est telle que les partis politiques semblent désormais plus soucieux de s’assurer son soutien que de défendre un véritable programme. Par conviction ou pragmatisme, nombreux sont les représentants prêts à accepter un droit de veto de l’Eglise sur les décisions publiques, comme l’illustre les nombreuses rétrocessions du pouvoir politique au regard des droits de reproduction, de l’éducation sexuelle ou des privilèges de l’Eglise. Si celle-ci est reconnue en tant qu’acteur légitime de l’espace public, il n’en demeure pas moins qu’une modification du paysage religieux a lieu. La fin de la dictature et la crise d’ordre moral et politique qui s’ensuit, nourrie une pluralisation du paysage religieux25 . L’implication de l’Eglise catholique dans la dictature instaurée par le général Vidal26, responsable de la mort de 15 000 personnes ainsi que de la disparition de plus de 30 000 autres (étudiants, membres du corps professoral, opposants politiques, dirigeants de minorités religieuses et même voix dissonnantes du catholicisisme), entraîne une perte d’autorité de ses représentants ainsi qu’un processus de construction d’une histoire alternative à celle de « l’Argentine catholique ». Un processus de distanciation des croyants par rapport à la doctrine de l’Eglise catholique nourrie l’idée d’un « catholicisme sans Eglise »27 . Les coûts d’une dissidence religieuse sont en effets moins lourds depuis la transition démocratique et une valorisation croissante de l’autonomie individuelle mène tout en chacun à construire son propre parcours religieux. La religiosité populaire ne diminue pas mais se transforme, traduisant un glissement des croyances. Les mouvements évangéliques, et notamment pentecôtistes, déjà présents au XXe siècle sous la forme de groupes de taille réduite, voient leur base de fidèles s’élargir. De même, la communauté judaïque s’accroît bien qu’elle ne représente que 2% de la population. Cette multiplication des acteurs religieux s’inscrit dans une logique de marché des biens de salvation28. Il est intéressant de noter que le pentecôtisme, s’il remet en question le monopole religieux du catholicisme, ne plaide pas en faveur d’une laïcité résultant sur une séparation entre l’Eglise et l’Etat. Au contraire, guidé par l’ambition d’être un acteur dépassant la simple sphère religieuse, il milite afin d’obtenir les mêmes privilèges que le catholicisme. C’est ainsi à travers une nouvelle modalité, celle de la négociation, que les divers composants du religieux en Argentine interragissent 25 Jean-Pierre Bastian, « Du national-catholicisme à la pluralité religieuse », Problèmes d’Amérique latine (80) 2011. 26 La dernière dictature en Argentine s’étend sur la période allant de 1976 à 1983. 27 Fortunato Mallimaci, El mito de la Argentina laica: Catolicismo, política y Estado, (Capital Intelectual: Buenos Aires, 2015). 28 Jean-Pierre Bastian, « Logique de marché et pluralité religieuse en Amérique latine », Problèmes d’Amérique latine 80 (2011). avec le pouvoir politique. Le modèle de laïcité proposée par l’Argentine se fonde ainsi sur une porosité intrinsèque des frontières entre le pouvoir politique et les acteurs du champs religieux. Si certains, qui dénoncent le monopole de l’Eglise catholique, revendiquent sa séparation vis-à-vis de l’Eglise, d’autres ne le contestent qu’afin de jouir également de privilèges dépassant la sphère du religieux. Cette attitude, est révélatrice d’une conception de la laïcité qui, jusqu’alors, ne semblait pas avoir pour finalité la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Qualifiée de « conciliation », elle accomode aujourd’hui le statut privilégié de l’Eglise catholique et son imprégnation des sphères culturelles, sociales et politiques avec l’existence d’une pluralité d’autres acteurs dans le champ religieux. L’Eglise catholique dispose en Argentine de relations privilégiées avec le pouvoir politique du fait d’une histoire marquée par leurs intérêts parfois opposés, souvent convergents, les amenant à occuper des rôles et fonctions hybrides. Cette proximité nous invite à interroger la pertinence d’une distinction entre sphère politique et acteur catholique afin d’analyser la réalité argentine. La colonisation du politique par le catholique et l’instrumentalisation du catholique par le politique nourrit l’idée d’une appartenance de ces acteurs à une matrice commune. L’omniprésence de l’Eglise catholique sur la scène publique argentine est cependant rendue compatible avec une reconnaissance et une tolérance à l’égard des autres cultes, dont on observe le développement à l’aube du nouveau millénaire. Jean-Pierre Bastian afirme ainsi que « cette pluralisation se déploie cependant sans que (…), les relations entre l’Église catholique et l’État se soient modifiées vers une laïcité radicale. Le traitement préférentiel dont bénéficie l’Église catholique perdure et une laïcité restreinte prend parfois la forme d’une laïcité de conciliation qui continue de marquer la région »29 . Cependant, les évolutions récentes de la société argentine semblent questionner cette hégémonie de l’acteur catholique. En effet, la responsabilité de l’Eglise dans le rejet du projet de loi de légalisation de l’avortement et le mouvement sans précédant d’apostasie collective qui s’en est suivi a mené la conférence épiscopale du 9 novembre 2018 a déclaré que l’institution se détacherait progressivement des financements publics de l’Etat30. Alors que les critiques de la confusion entre acteur religieux et étatique mettaient en avant l’impossibilité d’une modification de cette relation 29 Jean-Pierre Bastian, « La recomposition des protestantismes en Europe latine. Entre émotion et tradition », Archives de sciences sociales des religions 4 (2004). 30 « En una decisión histórica, la Iglesia aceptó resignar gradualmente los aportes del Estado », Télam, 9 novembre 2018, consultable en ligne: https://www.telam.com.ar/notas/201811/304287-iglesia-reemplazogradual-fondos-estado.html. sur l’initiative de l’Eglise, cette déclaration paraît ouvrir la possibilité d’une redéfinition des relations entre pouvoir catholique et politique. Bibliographie: Bastian, Jean-Pierre. « La recomposition des protestantismes en Europe latine. Entre émotion et tradition », Archives de sciences sociales des religions 4 (2004): 159-310. Bastian, Jean-Pierre. « Du national-catholicisme à la pluralité religieuse ». Problèmes d’Amérique latine (80) 2011. Baubérot, Jean. Les laïcités dans le monde. Paris: Presses Universitaires de France, 2010. Bastian, Jean-Pierre.« Logique de marché et pluralité religieuse en Amérique latine », Problèmes d’Amérique latine 80 (2011): 49-66. 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