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LA NATURE DU DROIT AU CORPS DANS LE MARIAGE SELON LA CASUISTIQUE DES XIIE ET XIIIE SIÈCLES Marta Madero Éditions de l'EHESS | « Annales. Histoire, Sciences Sociales » 2010/6 65e année | pages 1323 à 1348 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.inforevue-annales-2010-6-page-1323.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'EHESS. © Éditions de l'EHESS. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS ISSN 0395-2649 ISBN 9782200926267 La nature du droit au corps dans le mariage selon la casuistique des XII e et XIII e siècles* Marta Madero Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS « De même que ces représentations touchent aux choses mêmes, les pénètrent jusqu’au fond et en dévoilent la vraie nature, de même il faut, toute la vie durant, quand les choses qui se présentent à nous se font trop persuasives, les mettre à nu, voir le peu qu’elles sont et les dépouiller de la fiction par laquelle elles se rendent si vénérables. » Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, VI, 13 1. Dans l’historiographie récente et ancienne sur la question du devoir conjugal, les interrogations les plus nombreuses se sont attachées au problème du péché. Estce qu’un époux, qui demande l’accomplissement ou accepte de rendre le devoir conjugal, commet un péché ? Et si la réponse est positive, quel est le degré de gravité de cette exigence ou de cet acquiescement ? Théologiens et canonistes ont abondamment réfléchi sur ces questions et ont mis en place un système de règles aux mailles extrêmement fines afin de contrôler la menace du désir 2. Ces règles ont également mobilisé les historiens qui, dans la perspective des études d’histoire des mentalités et d’anthropologie historique, se sont intéressés aux systèmes de valeurs et à la morale sexuelle, au rapport entre les sexes, à l’histoire de la pénitence ou à celle de la constitution du sujet. La question du péché et de l’obligation de réaliser l’œuvre de chair a ainsi été amplement débattue. Les normes qui ordonnent les fiançailles, la formation du lien, les empêchements et nullités, « les mœurs et le droit », comme dira le sous-titre du livre de Jean Gaudemet 3, ont été * Cet article est le résultat d’une recherche conduite à la Robbins Collection de Berkeley. La dernière version a été entreprise grâce à une invitation de l’École normale supérieure de Lyon. Je suis redevable à Laurent Mayali, Emanuele Conte, Jacques Poloni-Simard et Roger Chartier d’avoir lu et commenté le texte. Yan Thomas est décédé alors que j’achevais une première version de ce travail. 1 - Cité par Carlo GINZBURG, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, [1998] 2001, p. 20. 2 - Voir, en particulier, Pierre LEGENDRE, L’amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique, Paris, Éd. du Seuil, 1974. 3 - Jean GAUDEMET, Le mariage en Occident. Les mœurs et le droit, Paris, Éd. du Cerf, 1987. Annales HSS, novembre-décembre 2010, n° 6, p. 1323-1348. 1323 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS À la mémoire de Yan Thomas Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS l’objet d’une grande quantité de travaux dus surtout à des canonistes mais également à des historiens de la canonistique – certains, fondamentaux, comme ceux d’Adhémar Esmein, Jean Gaudemet, Rudolph Weigand et James Brundage 4, pour ne citer que les plus connus. Le droit est, dans ces textes, inséparable de la logique des fins dernières, de la pastorale et la politique par laquelle l’Église obtient le contrôle de cette institution essentielle, ainsi que des réflexions éthiques qu’inéluctablement l’institution comporte. Cependant, les constructions casuistiques qui ont pour objet l’union sexuelle pensée en termes de droit ont, au contraire, été bien plus rarement l’objet d’analyses précises. Or, c’est bien dans ces constructions solidement argumentées que s’élabore une technique qui met en place, avec la « condescendance divine 5 », les règles des accouplements destinées à sauver l’humanité du péché. Mais, et cela tend à être systématiquement obscurci, pour ce faire il a fallu payer le prix de la transformation du corps et des rapports corporels en pur objet de droit. Car le mariage donne un droit aux époux sur le corps de l’autre et cela, au-delà des déclarations plus ou moins euphémistiques, pose pour la canonistique classique une série de questions très précises qui doivent passer par les fourches caudines de la casuistique – une casuistique qui peut également conduire à des exercices parodiques que nous devons prendre au sérieux, non pas pour effacer leur dérision mais bien pour voir comment celle-ci se construit sur des arguments au fond parfaitement logiques. Les interrogations que nous proposons ici sur la nature du droit au corps du conjoint ont un précédent. Un livre qui, mieux que tout autre, a posé des questions précises en montrant à quel point ces questions conduisaient à des formulations (pour lui) ridicules sinon scandaleuses, dans la mesure où elles étaient appliquées à une institution comme le mariage. Il s’agit de l’essai intitulé Del Ius in corpus del debitum coniugale e della servitù d’amore ovverosia la dogmatica ludrica que le célèbre juriste Filippo Vassalli écrivit pendant l’été 1943, alors que les troupes allemandes occupaient Rome, et publié l’année suivante 6. Le texte se présentait comme une réponse à « un certo prurito » face à un débat qui avait eu lieu cette même année entre un personnage haut en couleurs, Francesco Carnelutti 7, et le jeune canoniste 1324 4 - Adhémar ESMEIN, Le mariage en droit canonique, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1929 ; Rudolph WEIGAND, Die bedingte Eheschliessung im kanonisschen Recht, Munich, Hueber Verlag, 1963 et Id., Liebe und Ehe im Mittelalter, Goldbach, Keip, 1993 ; James A. BRUNDAGE, Law, sex, and christian society in medieval Europe, Chicago, The University of Chicago Press, 1987. Pour le ius in corpus dans la période de la codification, voir Edoardo DIENI, Tradizione juscorporalista e codificazione del matrimonio canonico, Milan, Giuffrè, 1999. Le thème du mariage a produit des bibliothèques entières, avec une intensité particulière pendant le processus de codification (1917) et de révision (1982) du Code canonique. 5 - L’expression est de JEAN CHRYSOSTOME, La virginité, chap. 17, citée par P. LEGENDRE, L’amour du censeur..., op. cit., p. 139. 6 - Filippo VASSALLI, Del Ius in corpus del debitum coniugale e della servitù d’amore ovverosia la dogmatica ludrica, Bologne, A. Forni, [1944] 2001, avec une préface de Severino Caprioli. 7 - Je remercie Italo Birocchi de ses indications sur Francesco Carnelutti, célèbre avocat, professeur, collaborateur du régime fasciste lors de la rédaction du Code de procédure civile. Pour F. Carnelutti, on peut se reporter à Giovanni TARELLO, « Profili di giuristi contemporanei: Francesco Carnelutti ed il progetto del 1926 », Materiali per una storia della cultura giuridica, IV, 1974, p. 497-524. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS MARTA MADERO Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS Pio Fedele sur la nature du ius in corpus. Carnelutti affirmait qu’il s’agissait d’un droit réel, c’est-à-dire d’un droit, d’un pouvoir, sur une chose ; Fedele répondait qu’il s’agissait en fait d’un droit de créance, celui d’exiger d’une personne, le débiteur, une obligation de faire ou ne pas faire. À juste titre, Vassalli signalait qu’il s’agissait d’un retour à de vieilles recettes présentées sous couvert de prometteuses nouveautés. Le texte, qui montrait la formidable culture de l’auteur, comportait une généalogie capable de soutenir chacune des deux positions (droit réel ou obligation) avec un Intermezzo su la servitù d’amore qui reprenait des textes qui, comme lui, ironisaient sur la judiciarisation des rapports amoureux. Le livre de Vassalli, dit Severino Caprioli, auteur d’une préface à la réédition, doit être vu comme un « pamphlet éclairé ». Pour des raisons qu’il n’y a pas lieu de développer ici, je ne crois pas que ce soit une définition correcte 8. Le plus intéressant est sans doute que Vassalli parle de ce que canonistes et historiens du droit tendent à rendre opaque 9 : les raisonnements auxquels conduit la judiciarisation des rapports charnels. Car le malaise ressenti par Vassalli face au traitement juridique du corps dans le mariage s’explique par la distance qui existe entre un magistère qui proclame l’amour et la dignité de la personne et un objet du consentement qui est toujours celui d’un droit au corps aux contours précis 10, dont le corollaire logique est l’empêchement absolu du mariage des impuissants. On aurait en effet tort de croire que le recours à la « dignité », comme cette part d’indisponible qui relève de notre appartenance à l’humanité, permettra d’effacer les spécifications infiniment réelles de ce ius in corpus, sans que l’on soit obligé « si l’on veut qu’une telle catégorie ait le moindre sens pratique – disait Yan Thomas – à définir précisément cette part 11 ». 8 - Sur ce point, je me permets de renvoyer à Marta MADERO, « Sobre el ius in corpus. En torno a una obra de Filippo Vassalli y al debate Francesco Carnelutti-Pio Fedele », in E. CONTE et M. MADERO (dir.), Entre hecho y derecho. Tener, poseer, usar, en perspectiva histórica, Buenos Aires, Manantial, 2010, p. 119-134. 9 - A. ESMEIN, Le mariage en droit canonique, op. cit., et Arturo Carlo JEMOLO, Il matrimonio nel diritto canonico. Dal Concilio de Trento al Codice del 1917, Bologne, Il Mulino, 1993, ont cependant signalé la structure réelle du ius in corpus, mais sans en faire une analyse approfondie. Sur ce sujet, et même si son objet déborde le nôtre, voir les importantes observations de Jean-Pierre BAUD, L’affaire de la main volée. Une histoire juridique du corps, Paris, Éd. du Seuil, 1993. 10 - Voir à titre d’exemple la définition d’acte sexuel suffisant proposée par le père Raymundo BIDAGOR, qui fut secrétaire de la Commission préparatoire du Code de 1983 : « Quelques remarques sur les causes matrimoniales », L’année canonique, 6, 1959, p. 82-98, ici p. 96 : « Le minimum requis et qui est suffisant pour que l’on considère qu’il y a eu vraie consommation, se situe entre deux extrêmes, c’est-à-dire, entre la simple pénétration de la vulve, d’un côté, et la complète pénétration du membre viril de l’autre. Il est nécessaire d’avoir une véritable pénétration par l’orifice de la membrane hyménéale, à l’intérieur du canal vaginal, de façon à ce que l’on puisse dire qu’une partie de l’organe viril fut enveloppée par les parois du vagin. La simple juxtaposition de l’organe sur l’orifice ne suffit pas, même si l’extrémité du gland dépasse la membrane, quand il n’y a pas de lacération de la membrane ou distension hyménéale. » Définition reprise par un autre canoniste célèbre, cardinal et ancien recteur de la Pontificia Università Gregoriana de Rome : Urbano NAVARRETE, « De notione et effectibus consummationis matrimonii », Periodica de re morali, canonica, liturgica, 59, 1970, p. 623-635, ici p. 626. 11 - Yan THOMAS, « Le sujet de droit, la personne et la nature. Sur la critique contemporaine du sujet de droit », Le Débat, 100, 1998, p. 85-107, ici p. 87. 1325 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS NORMES JURIDIQUES ET MARIAGE CHRÉTIEN MARTA MADERO Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS Les étapes de formation de la doctrine en matière matrimoniale sont bien connues et nous ne ferons ici que rappeler en quelques lignes le contexte dans lequel les questions se posent. À partir du XIe siècle, l’Église affirme son monopole juridictionnel sur les questions concernant le mariage et produit une vaste réflexion doctrinale qui mobilise théologiens et canonistes. Deux textes majeurs voient le jour vers le milieu du XIIe siècle, le Décret de Gratien (vers 1140) et les Sentences de Pierre Lombard (1158-1160). Ces textes seront identifiés à deux positions qui s’affrontent sur la question du mariage et en particulier sur la formation du lien matrimonial. Le Décret faisait de la consommation charnelle la clé de la formation du lien et un élément indispensable ; les Sentences, au contraire, proposaient que l’échange des consentements rendît le sacrement parfait. S’il est convenu d’accepter que les débats des décrétistes sur cette question ont pris fin avec les décrétales d’Alexandre III († 1181) qui signent le triomphe de la théorie consensuelle, le mariage ne donne pas moins un droit au corps du conjoint, dans la mesure où il constitue l’objet même du consentement. Le mariage de la Vierge constituait en effet le cas par excellence où il fallait justifier la perfection du lien en dehors de l’union corporelle, ce qui sera résolu par la distinction entre le droit librement consenti et l’absence d’exercice de ce droit. Il faut néanmoins rappeler que la possibilité toujours offerte aux conjoints de dénoncer une absence de rapports due à l’impuissance afin d’obtenir la nullité semble mettre en évidence le fait que ce triomphe du consentement est désactivé dans le for contentieux. L’argumentation de la perfection du consentement sera cependant sauvée par l’idée que c’est l’impuissance même qui est la cause de la nullité, et non l’absence de rapport charnel, dans la mesure où l’objet du consentement est la mise à disposition d’un corps doté d’une puissance en vue de l’accomplissement de l’acte. Or, si le mariage donne droit à chacun des époux au corps de l’autre – et cela est parfaitement clair même dans la perspective consensuelle –, une fois que l’on se situe dans le cadre des interrogations spécifiquement liées à ce droit, se pose une série de questions que les allégations de la casuistique permettent de voir. Ainsi, peut-on dire qu’il s’agit là d’un droit exercé sur une chose, et, dans ce cas, la « chose » est-elle le corps ou les parties du corps destinées à cette union qui impliquent la possession continue – ou la propriété – de cette chose corporelle ? Ou bien s’agit-il de la possession d’un incorporel, c’est-à-dire celle d’un droit et non de la chose elle-même, d’une servitude que ce corps porte, une servitude d’une chose sur une autre, comme l’on dit qu’un fonds détient sur un autre une servitude de passage, ou d’accès à l’eau, ou qu’une maison a le droit d’insérer des poutres dans celle du voisin ? Ou bien, s’agit-il de servitudes personnelles, c’està-dire celles qu’exerce une personne sur la chose d’autrui, dont les formes courantes sont l’usufruit 12 et l’usage, qui se distingue de l’usufruit précisément en ce 1326 12 - La terminologie de l’usufruit est rare dans ce contexte ; voir néanmoins Magister Honorius († 1213), canoniste de l’école anglo-normande qui, en s’interrogeant sur la Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS Le droit au corps NORMES JURIDIQUES ET MARIAGE CHRÉTIEN Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS possibilité d’exiger le coït une fois réalisé l’échange de consentements, cite, en faveur de ce droit, le C. 2, q. 6, c. 26 Quociens, où il est question de permettre au possesseur de saisir le fruit : « Le fruit en est le coït, dès lors même le coït doit faire l’objet d’une séquestration » : Benno GRIMM, Die Ehelehre des Magister Honorius. Ein Beitrag zur Ehelehre der anglo-normannischen Schule, Rome, Ateneo Salesiano, 1989, p. 285. La glose développe ses argumentations ou ses éclaircissements au moyen d’allégations des passages du droit canon et du droit romain. Dans ce contexte, il y a un certain nombre d’abréviations conventionnelles dont voici les plus importantes. Décret de Gratien : Causa 2, quaestio 6, canon 26 au mot Quociens, devient, comme ci-dessus C. 2, q. 6, c. 26 Quociens. Les Décrétales de Grégoire IX ou Liber Extra sont citées avec un X., la numérotation qui suit correspond au livre, titre, décrétale, par exemple : X, 2.13.8. Quand un titre apparaît, par exemple à la note 20, De restitutione spoliatorum, il correspondra au titre s’il précède le numéro de la décrétale, et à la décrétale s’il se trouve après ; le mot auquel se rapporte la glose est toujours donné en italique. On se réfère au Digeste du corpus de droit romain avec un D. et au Codex de Justinien avec un C., la numérotation comprend livre, titre, loi, et, parfois, paragraphe, comme à D.13.5.21.1 note 46 et à C.8.17(18).12, note 82 ; les gloses sont également introduites par des mots en italiques. Quand la note renvoie à une Compilatio précédée d’un numéro (par exemple I Compilatio, note 46), il s’agit de l’une des Quinque Compilationes Antiquae élaborées comme tentative de systématisation du droit canon postérieur au Décret, et avant la promulgation du Liber Extra de Grégoire IX en 1234. 13 - Les canonistes, comme l’a montré parmi d’autres Emanuele Conte, abandonnent bien avant les civilistes la réticence à croiser des catégories juridiques incompatibles pour le droit romain, en l’espèce la différence entre droits réels et obligations. Ainsi, si Huguccio (ca. 1188-1190) avait encore du mal à appliquer le terme « servitude » de façon large en dehors des servitudes typiques, et parlait avec prudence d’un aliquod ius in persona, « un certain droit sur la personne », Alanus Anglicus et Johannes Teutonicus utilisent sans difficulté les servitudes comme modèle pour la description technique des rapports de dépendance, et Innocent III (1198-1216) emploie le langage de la possession dans les matières les plus diverses. Le aliquod ius in persona dont parle Huguccio est déjà quelque chose de plus qu’un droit subjectif issu d’une obligation : Emanuele CONTE, Servi medievali. Dinamiche del diritto comune, Rome, Viella, 1996, p. 159. 1327 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS qu’il est le droit d’user d’une chose sans en retirer les fruits ? Ou bien encore, doiton concevoir que le debitum n’est pas défini comme un droit réel, mais comme une obligation qui permet d’exiger du débiteur une prestation de faire ou ne pas faire ? Cependant, il faut dire d’emblée que, si dans le droit romain, la séparation entre droit réel et droit des obligations imposait une distinction claire entre ces deux domaines, pendant la période canonique classique toute tentative de les séparer 13, en ce qui concerne la définition du droit du conjoint sur le corps de l’autre, est vouée à l’échec parce que c’est au contraire dans une configuration complexe qui croise droits réels et droit des obligations que se situe un des traits spécifiques du ius in corpus. Il n’est bien sûr pas de réponse univoque à ces questions, mais leur intérêt réside dans le fait même qu’elles se posent. Je propose ici l’analyse de deux situations en quelque sorte extrêmes dans lesquelles elles émergent : celle où l’on s’interroge sur la naissance et, indirectement, sur la nature du droit au corps du conjoint, et celle où l’on analyse la possibilité de la perte de ce même droit. Il s’agit de savoir, d’une part, si le premier coït est gratuit – c’est-à-dire non dû – et si de son accomplissement naît l’obligation future d’offrir son corps aux usages Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS maritaux, ou s’il est déjà dû, dès que le consentement en paroles au présent 14 est échangé 15. D’autre part, il s’agit de se demander si l’absence d’usage du corps du conjoint suffit à induire la prescription de ce droit. Le premier débat restera vivant pendant la seconde moitié du XIIe siècle et prendra fin au début du XIIIe siècle. Le second apparaît seulement chez quelques auteurs, mais il est extrêmement intéressant. Le premier à en faire état, et probablement à poser la question, est Laurentius Hispanus 16 ; viennent ensuite, nous le verrons, les parodies de Roffredus Beneventanus 17. La question sera reprise dans les termes même de Laurentius par Guido de Baysio (1300) 18 et par Gilles Bellemère (1402-1404) dans leur commentaire au Décret 19. Il s’agit d’une interrogation qui reste en marge de celles qui s’imposent à partir des années trente du XIIIe siècle avec la promulgation des Décrétales de Grégoire IX. Dès lors, on donnera à ces deux questions des réponses nettes : le premier coït est dû et non gratuit, le droit au corps du conjoint ne prescrit pas par manque d’usage. Récupérer ce qui fut sans avenir quand il s’agit d’analyser un corpus qui aura une existence ininterrompue et voulue comme naturelle par ceux qui le construisirent au long des siècles possède donc un intérêt particulier. La période la plus féconde est, dans ce sens, celle qui va du milieu du XIIe au milieu du XIIIe siècle, car c’est à ce moment-là, entre l’œuvre de Gratien et les Décrétales de Grégoire IX, que les débats autour des points essentiels de la matière matrimoniale seront plus 1328 14 - La distinction verba de presente/verba de futuro est celle employée par Pierre Lombard. Le consentement exprimé par des paroles au futur : « Je te prendrai comme épouse », était l’équivalent, chez Gratien, du matrimonium initiatum. Le consentement que l’on dit au présent : « Je te prends comme épouse », impliquait chez le Lombard un mariage parfait ; alors que chez Gratien, le matrimonium perfectum dépendait de la consummatio. 15 - Ce thème est brièvement traité par Charles J. REID Jr., Power over the body, equality in the family: Rights and domestic relations in medieval canon law, Grand Rapids, Eerdmans, 2004, p. 110-115, mais dans une optique entièrement différente car il considère que cela fait partie d’un ius mulierum – alors que la catégorie est totalement étrangère aux textes qu’il commente – qui regrouperait le droit égalitaire à demander le devoir conjugal, à choisir son lieu de sépulture, à choisir son époux librement. Cette lecture fausse la véritable nature du débat. 16 - Je fais référence ici à la Glossa Palatina (1210-1218). Selon Alfons M. STICKLER, Il decretista Laurentius Hispanus, Bologne, Institutum Gratianum, 1966, p. 461-549, l’auteur serait Laurentius Hispanus. Mais Stephan KUTTNER, « Johannes Teutonicus », Neue Deutsche Biographie, X, 1974, p. 571, considère que la Palatina transmet pour l’essentiel l’enseignement de Laurentius sans que l’on doive la lui attribuer entièrement. 17 - Les libelli de droit canonique de Roffredus Beneventanus sont de 1235-1236. 18 - Guido de Baysio reprend dans son Rosarium Decretorum (1300) des textes qui n’avaient pas été retenus par la glose ordinaire. 19 - Aegidius BELLEMERAE, Commentaria in Gratiani Decreta, Lyon, 1550, t. II, C. 27, q. 2, c. 1. Sur l’auteur, célèbre canoniste et évêque d’Avignon, voir Henri GILLES, « La vie et les œuvres de Gilles Bellemère », Bibliothèque de l’École des chartes, 124-1, 1966, p. 30-136 et 124-2, 1966, p. 382-431. Son œuvre majeure est néanmoins le commentaire aux Décrétales, les parties qui auraient pu éclairer éventuellement cette question, à supposer qu’il l’ait reprise en dehors du renvoi à Laurentius Hispanus et Guido de Baysio à propos de la C. 27, q. 2, c. 1, sont contenues dans une série de manuscrits du fonds Rossi de la Biblioteca Apostolica Vaticana, qu’il m’a été impossible de consulter. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS MARTA MADERO NORMES JURIDIQUES ET MARIAGE CHRÉTIEN intenses. Cela ne veut nullement dire que le traitement du corps et des rapports charnels comme pur objet de droit cesse avec les Décrétales ou, même avant, avec le « triomphe » de la théorie consensuelle. On posera tout simplement d’autres questions, telles que celle de l’action en possession ou en propriété pour récupérer un conjoint absent 20, ou celle de la pertinence de l’action pour montrer l’état d’un corps, que l’on sait être irrémédiablement impuissant 21. Le débat sur la gratuité du premier rapport charnel Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS Le point de départ est le c. 6 de la C. 27, q. 2 22 : « On parle à plus juste titre de ‘conjoint’ dès la première foi, celle des épousailles 23 » (Coniux verius appellantur a prima desponsationis fide). La glose pose le problème de la naissance de la servitude corporelle et énonce les termes du débat. Il y a, dit Johannes Teutonicus 24, deux formes de fides (foi) : par la première, on doit la chasteté, c’est-à-dire l’impossibilité de s’unir à quelqu’un d’autre ; par la seconde, on se doit « la servitude mutuelle » : C. 27, q. 2, c. 6. Prima « Par la première [foi], il lui doit la chasteté, un argument en faveur de cette solution se trouve dans C. 28, q. 1, c. 15. Par la seconde, il lui doit la servitude mutuelle. Mais cela seulement après deux mois. (X.3.32.7) [...] Cependant, selon un précédent développement, il lui doit l’une et l’autre dès la première foi, comme je l’ai dit précédemment. Dès lors, le premier coït n’est pas gracieux, car sitôt le consentement mutuel échangé par paroles au présent, le conjoint est tenu de s’acquitter de son devoir envers le demandeur. Voici toutefois une exception dont bénéficie l’autre : il a jusqu’à deux mois, en vertu de la décrétale précédemment citée [...] Voici toutefois une certitude : un premier coït fait aussitôt que ce soit en vertu d’un droit de servitude que le conjoint demande le coït chaque fois qu’il lui plaît. Johannes 25 ». Autour des c. 6 et 9 26 s’était développée, dans la seconde moitié du XIIe siècle, une discussion sur la nature du premier coït dans la formation de la servitude : est-il 20 - Voir X.2.13, De restitutione spoliatorum, c. 8, 10, 13 et 14. 21 - Glose à Deerat X.4.15.6. 22 - Extrait du De nuptiis et concupiscentia de saint Augustin : « Coniux vocatur ex prima fide desponsationis » (Patrologia Latina, 44, 421) ; repris par ISIDORE, Ethimologies, livre IX, c. 7, avec de légères modifications : « Coniuges autem verius appellantur a prima desponsationis fide. » 23 - Le terme desponsatio peut faire référence aux sponsalia, mais ceux-ci étaient depuis longtemps ignorés par les canonistes. Chez Augustin, comme chez Ambroise, il peut désigner une femme mariée mais qui n’a pas été connue charnellement. C’est le sens qu’il faut lui donner ici. Voir également note 12. 24 - La glose ordinaire est l’œuvre de Johannes Teutonicus, dans une première version (1216). Elle sera revue et élargie par Bartholomeus Brixiensis (ca. 1240-1245). 25 - Cette glose, sauf la dernière partie (à partir de « hoc tamen est certum »), est également dans la Palatina. 26 - La question se pose également à propos du canon 9. 1329 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS Premier coït, debitum et servitude Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS gratuit, ou bien n’est-on pas obligé de l’accomplir une fois le consentement donné ? Ce débat est tout autre que celui qui oppose théorie coïtale et théorie consensuelle, car il ne s’agit pas de savoir lequel des deux éléments – l’échange des consentements ou l’union des corps – rend le sacrement parfait, mais d’établir ce qui fait naître le droit au corps du conjoint. La question est liée à la possibilité offerte au conjoint qui refuse d’offrir son corps au rapport charnel de choisir le cloître après avoir donné son consentement, question qui, une fois affirmée au début du XIIIe siècle la nature obligatoire du premier coït et écarté le discours du rapport charnel comme celui qui donne naissance à la servitude corporelle, finit par dominer le débat qui se déplace dès lors vers le pouvoir de dispense du pape face à un mariage non consommé. Si, finalement, triomphe l’idée que le premier coït est dû dès l’échange des consentements, c’est sans doute précisément parce que, pour faire du seul consentement la perfection du sacrement, il était nécessaire que tout ce à quoi il donnait lieu fût présent dans le consentement lui-même. Mais parmi les décrétistes de la seconde moitié du XIIe siècle, comme nous le verrons, dominait l’opinion contraire : c’était le premier coït qui donnait naissance au droit au corps du conjoint. Voyons quelles étaient leurs argumentations. Dans la première somme écrite sur le Décret, Paucapalea (1145-1150) ne dit rien à propos du premier coït. Il affirme que « l’épouse peut en effet, comme le dit Eusèbe, choisir le monastère 27 », sans aucun autre commentaire. Dans la Somme (1148) de Rolandus – qui enseigna à Bologne entre 1150 et 1160 –, dont il fit plusieurs versions, la question est posée. Il y a, dit-il, deux fides : celle de la desponsatio et celle de la carnalis coiunctio (union charnelle). La seconde est celle par laquelle chaque époux est obligé à la servitude mutuelle, et aucun ne peut s’y refuser 28. Mais l’épouse peut choisir le cloître si elle refuse le premier rapport charnel 29. La Somme de Rufinus, rédigée vers 1164, prend position en faveur d’un premier coït comme origine de la servitude. Expliquant l’expression « maintenant des liens d’existence indissolubles » (individuam vitae consuetudinem retinens) de la définition du mariage, il affirme que l’on y est tenu qu’une fois que l’on est devenu une seule chair : « ‘maintenant des liens d’existence indissolubles’, c’est-à-dire exigeant leur maintien – ou perpétuel, ou tant que le divorce légitime ne les a pas rompus –, certes pas aussitôt qu’une union spirituelle réciproque a été conclue entre eux, mais après qu’ils sont une fois devenus une seule chair 30 ». La gratuité du premier coït est clairement exprimée par Simon de Bisignano (1177-1179) : « Le premier coït est une faveur et non un devoir (Primus coitus gratiae est non debiti) : la 1330 27 - Johann F. VON SCHULTE (éd.), Summa des Paucapalea über das Decretum Gratiani, Aalen, Scientia Verlag, [1890] 1965, p. 114, renvoie à C. 27, q. 2, c. 27. 28 - Friedrich THANER (éd.), Summa Magistri Rolandi. Mit Anhang Incerti auctoris quaestiones, Innsbruck, Wagner, 1874, p. 128. 29 - Ibid., p. 130. 30 - Rufinus VON BOLOGNA, Summa decretorum, éd. par H. Singer, Aalen, Scientia Verlag, [1902] 1963, p. 430-431. Sur l’expression biblique « duo erunt in carne una », voir Laurent MAYALI, « ‘Duo erunt in carne una’ and the medieval canonists », in V. COLLI et E. CONTE (dir.), Iuris Historia: Liber Amicorum Gero Dolezalek, Berkeley, Robbins Collection, 2008, p. 161-175. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS MARTA MADERO NORMES JURIDIQUES ET MARIAGE CHRÉTIEN Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS 31 - Pier V. AIMONE-BRAIDA (éd.), Summa Simonis Bisinianensis, p. 395, http://www.unifr. ch/cdc/summa_simonis_de.php : « De même on se demande si la sponsa est obligée de s’acquitter de son devoir envers son sponso. Nous déclarons qu’elle n’est pas contrainte à remplir son devoir avant d’avoir fait une seule chair avec lui. Le premier coït est donc une faveur et non un devoir. De fait, lorsque l’époux exige le coït la première fois, la sponsa pourrait librement entrer en religion. » 32 - R. VON BOLOGNA, Summa decretorum, op. cit., p. 441-442, parle, en utilisant une symbolique classique, aussi bien de double fides que de double sacramentum, l’un, spirituel, qui représente l’union de l’âme à Dieu, l’autre, charnel, qui évoque l’union du Christ et de son Église : « En effet, comme il y a deux temps dans le mariage, à savoir la desponsatio et l’alliance charnelle, de même deux mystères (sacramenta) en surgissent : l’un lors de la desponsatio, le second lors de l’alliance charnelle. La desponsatio représente le mystère qui conduit l’âme à Dieu, comme lorsque la sponsa est unie au sponso par le consentement [...] Tandis que dans l’alliance charnelle, c’est le mystère du Christ et de son Église qui est sous-jacent. » 33 - Bernardi PAPIENSIS, Summa Decretalium, éd. par T. Laspeyres, Graz, Akademische Druck-u. Verlagsanstalt, [1860] 1956, p. 299 : « Supposons que tu veuilles savoir quand s’applique le droit d’exiger le devoir et d’où il découle : je me rappelle avoir entendu Maître Johannes dire que ledit droit découle du premier coït conjugal et qu’il s’applique à partir de là : mais selon cela, il semble que si une femme interdit toujours le premier coït à son mari, ou l’inverse, elle n’est jamais tenue de s’acquitter du devoir qu’elle a envers lui. Mais d’autres affirment que ce droit découle aussitôt de la desponsatio, mais qu’il ne s’applique pas aussitôt, mais à partir du moment de la traductio, comme si tu m’as emprunté 10 [sous] pour un mois. La condictio (action pour revendiquer la somme) naît tout de suite, mais reste sans effet (pendant le mois). Toutefois, on pourrait raisonnablement dire que ce droit découle de la desponsatio, mais pas aussitôt, mais au moment de la bénédiction sacerdotale pour les jeunes filles, de la traductio pour les veuves, et lorsque ces solennités n’ont pas lieu, après le premier coït conjugal. Suivant cela, il faudra donc dire que, après la bénédiction sacerdotale, la jeune fille sponsa ne peut se tourner vers Dieu sans la permission de son sponsus, mais elle le peut avant ; si elle est entrée en religion, le sponsus pourra en accueillir une autre. Toutefois, j’avoue que c’est l’avis de Maître Johannes qui m’agrée le plus. » 1331 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS mutuelle servitude ne naît que d’un acte, celui qui fait que les époux deviennent une seule chair 31. » Dans ces textes, le vocabulaire est celui d’une double fides (foi) ou d’un double sacramentum (mystère) 32. Le vocabulaire du contrat n’apparaît pas encore ; son apparition est liée à l’usage du droit romain dans les allégations et à l’obligation de s’unir charnellement. Dans sa Summa de matrimonio (ca. 1173-1179), Bernardus Papiensis, successeur du célèbre décrétiste Johannes Faventinus au siège épiscopal de Faenza, rappelle l’enseignement de ce dernier : le « droit d’exiger le debitum » surgit du premier coït. Mais alors, se demande-t-il, si l’un des deux refuse, ils ne seront jamais tenus de respecter le devoir conjugal. D’autres, en effet, affirment que le droit naît de l’échange des consentements mais ne peut être demandé qu’au moment de la remise de l’épouse au mari. On pourrait dire raisonnablement, ajoutet-il, que le ius naît plutôt de la bénédiction sacerdotale pour les vierges et de la remise de l’épouse pour les veuves, pour lesquelles on peut se passer de solennités. Mais, confesse-t-il in fine, c’est la décision du Maître qui m’agrée le plus, c’est-àdire celle qui considère que seule la réalisation de la première union charnelle donne naissance au droit sur le corps du conjoint 33. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS Huguccio (ca. 1188) donne à ce thème une solution particulière. Il rappelle que, pour certains, qui s’appuient sur la C. 30, q. 5, c. Femine 34, on est obligé de « s’acquitter aussitôt de son devoir » (statim reddere debitum), et les époux rétifs doivent y être forcés, alors que d’autres disent que l’on n’est pas tenu à la servitude mutuelle avant la première copula qui les rend un seul corps, et donc l’épouse ne peut être obligée d’accomplir le devoir conjugal si elle n’a pas été connue charnellement une fois auparavant. « Le premier coït ne relève pas d’un devoir » (Primus coitus genere est non debiti 35), dit le grand canoniste. Cependant, si le « droit d’exiger » surgit ipso coniugio, c’est le droit de demander son exécution qui n’est pas immédiat : « Je considère que le droit d’exiger est constitutif du mariage luimême ou qu’il en découle, mais ce qui ne s’applique pas aussitôt, c’est l’exécution de ce droit, c’est-à-dire l’acte par lequel on le met en exécution 36. » C’est, dit-il, la même chose lorsque quelqu’un stipule de prêter pour un an une certaine somme d’argent ; avant l’échéance, il ne peut exiger le remboursement car « l’exécution du droit ne s’applique pas » (non competit illud iuris executio). Une semblable argumentation avait été également proposée par Bernardus Papiensis, et c’est précisément l’analogie avec la stipulation et l’exécution que l’on voit aussi bien chez Bernardus Papiensis que chez Huguccio qui fait glisser vers un vocabulaire contractuel. Mais alors, n’y a-t-il pas une détermination qui permet de fixer le terme ou le critère d’exécution dans les canons ? En effet, il y a deux possibilités : l’une fixe l’exécution « à partir du moment de la traductio ou traditio (cela désigne le moment où l’épouse est donnée à son époux, quand elle le rejoint au domicile conjugal), ou de la bénédiction sacerdotale », comme en C. 30, q. 5, c. 3 Nostrates ; l’autre, proposée dans une décrétale fréquemment citée d’Alexandre III, impose un délai de deux mois 37. Alexandre parle dans ce cas d’une épouse traducta, c’està-dire ayant été donnée à son mari, et Huguccio est en accord avec cette décision 1332 34 - C. 30, q. 5, c. 7 est un passage d’ISIDORE, liv. II De offitiis, c. 16, qui avait été cité par Yves de Chartres dans le Décret 8.7.8 et la Panormie 6.8 : « Pourquoi une femme est voilée tant qu’elle est mariée. Les femmes, tant qu’elles sont mariées, sont voilées pour qu’elles se sachent toujours soumises à leur mari et humbles. De même, le fait que les mariés sont, après la bénédiction, unis l’un à l’autre par un lien unique, c’est bien entendu pour qu’ils ne rompent pas l’édifice formé par l’unité conjugale. Quant au fait qu’ils sont joints par la même bandelette de couleur blanche et pourpre, c’est bien sûr parce que la blancheur représente la pureté de la vie, tandis que la pourpre est employée pour la postérité du sang, de la sorte par ce signe, la continence comme la loi qui veut qu’ils s’unissent l’un à l’autre leur sont rappelées en temps opportun, et par la suite, l’acquittement du devoir n’est pas refusé. » Ce texte, qui s’inscrit dans la problématique de la desponsatio clandestine et des signes qui prouvent qu’elle fut en fait réalisée (voile et anneau), implique déjà ce que d’autres textes appelleront la double foi, celle de la continence face à d’autres que le conjoint, celle de l’impossibilité de refuser le debitum. 35 - HUGUCCIO, Summa, ad C. 27, q. 2, c. 6, ms. B, 7, conservé au monastère d’Admont (Autriche). 36 - Ibid. 37 - Ex publico I Comp. 3.28.7=X.3.32.7 : « Une femme actuellement sponsa, n’ayant pas été connue, qui dit qu’elle veut entrer en religion, est obligée de le faire savoir avant un certain temps ou de rester aux côtés de son mari [...] elle doit ou bien entrer en religion ou bien revenir auprès de son mari dans un délai de deux mois. » Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS MARTA MADERO Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS qui fait que le laps de temps est donné à l’épouse à partir du moment où elle est entrée dans la maison du mari. Cette division entre obligation de donner et devoir de rendre est présente aussi dans la Summa Questionum (ca. 1190) de Magister Honorius, de l’école anglonormande, rédigée à Paris. L’auteur prend position pour une servitude qui naît seulement après l’union charnelle, acceptant néanmoins qu’il y ait une obligation qui naît du vinculum mais qui ne lie pas les contractants avant deux mois. Mais, dit le texte, c’est précisément dans cet intervalle et avant son échéance qu’existe la possibilité de ne pas accomplir ce qui établit le mariage de manière définitive, ce qui donne au temps même la qualité d’élément substantiel de l’indissolubilité (tempus est de substantia indissolubilitatis 38). En effet, le mariage par paroles au présent crée un double lien : celui de la chasteté qui advient de façon immédiate et celui de la servitude, qui possède lui-même un double effet. Le premier, immédiat aussi, est le droit d’exiger, mais le second, qui n’est pas qualifié d’immédiat, est la nécessité de rendre, et celle-ci peut avoir deux causes : soit l’union charnelle même, soit le passage d’un temps fixé à deux mois. Cette séparation, cette opposition entre pouvoir d’exiger et devoir de rendre sera plus amplement développée. Honorius se demande quel pouvoir sur le corps de son épouse a l’époux avant les deux mois. Aucun, selon lui. Est-ce à dire que le coït n’est pas dû avant les deux mois ? « Il semble qu’il n’est pas dû parce qu’elle peut entrer dans un cloître malgré lui et refuser assez énergiquement de s’unir à lui 39. » Mais, en un sens contraire, on pourrait argumenter selon le c. 7 Femine de la C. 30, q. 5, souvent cité. La solution est que pendant ces deux mois l’époux a droit à la chasteté et au « pouvoir d’exiger » (potestas exigendi), mais, de son côté, l’épouse n’a pas l’« obligation de s’acquitter » (necessitas reddendi). Il faut alors s’interroger si l’on peut avec justice refuser ce qui est exigé avec justice et Honorius répond positivement avec un exemple : tu disposes d’une aumône qui ne suffit pas pour deux hommes qui meurent de faim, l’un qui est ton consanguin, l’autre un étranger. Ce dernier exige justement, mais il est également juste que tu lui refuses car tu dois aider plutôt celui qui t’est proche par le sang. Mais alors, peut-on dire que, dans la mesure où il n’est pas dû avant les deux mois, le coït est, pendant ce laps de temps, illicite ? La réponse est négative : il est licite, même s’il n’est pas dû 40. La Summa ‘Elegantius in iure diuino’ seu Coloniensis (1169), d’école francorhénane, prend au contraire parti pour l’obligation qui naît du pacte conjugal, mais elle offre en même temps une conception de l’unitas carnis peu habituelle, dans la mesure où elle n’exige pas le rapport charnel, mais semble être le résultat, tant du consentement par paroles au présent que de la traditio (le geste par lequel la femme est donnée au mari, quand elle rentre dans le domicile conjugal) : En vertu du même pacte [le pacte conjugal] ils sont contraints de consommer le mariage, donc contraints au commerce charnel. De même : comment se fait-il qu’ils ne consentent 38 - B. GRIMM (éd.), Die Ehelehre des Magister Honorius..., op. cit., p. 259. 39 - Ibid. 40 - Ibid., p. 269-270. 1333 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS NORMES JURIDIQUES ET MARIAGE CHRÉTIEN MARTA MADERO Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS Ce texte, produit d’une école qui se distingue de la tradition de Bologne, est influencé par la Summa de matrimonio de Magister Vacarius 42 qui, selon Jason Taliadoros 43, construit une conception de traditio particulière qui ne coïncide pas totalement avec la traditio romaine qui désigne l’acquisition de la propriété (dominium) de laquelle il part, mais qui n’est pas non plus réduite à l’entrée dans la maison du mari (deductio in domum mariti) du droit romain 44. Elle désigne au contraire l’union légale des deux époux qui transfèrent à l’autre le droit à l’accomplissement du debitum. Dès lors, l’union des corps est réalisée, même sans aucun contact corporel réel, sans qu’aucun autre acte vienne compléter ou faire naître un droit manquant, puisque le pacte exprime la traditio des corps et que de là surgissent, à la fois, l’obligation de consommer et la possibilité de ne pas le faire. Peu importe, car l’union était déjà parfaite. Mais ce type de traitement n’est pas courant. L’apparatus Ecce vicit leo, texte d’école française de la première décennie du XIIIe siècle, est probablement représentatif d’une position plus classique parmi ceux qui considéraient le premier coït comme dû : C.27, q. 2, c.6 Coniux verius. « [...] quant à la seconde foi, elle suit l’union charnelle et concerne le devoir de se donner l’un à l’autre qui est un devoir absolu après l’union charnelle, mais pas absolu avant l’union, au contraire, l’un comme l’autre peuvent entrer en religion [...] il y a sacramentum dès la première foi, celle qui consiste dans la desponsatio, c’est-à-dire uniquement celle qui vise à l’obligation mutuelle de chasteté, après le consentement. Après l’union, le don mutuel relève dès lors du devoir. Toutefois, certains ont affirmé qu’avant l’union charnelle, le mari est dans l’impossibilité de le réclamer comme un devoir avant deux mois, comme il est dit dans la décrétale Ex publico, mais après deux mois, il peut le réclamer et la femme est tenue de s’en acquitter ou d’entrer en religion, mais pas avant : dès lors s’il l’a connue avant deux mois, ce ne fut pas le fait 1334 41 - Gérard FRANSEN et Stephan KUTTNER (dir.), Summa ‘Elegantius in iure diuino’ seu Coloniensis, Città del Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, 1990, t. IV, Pars tertia decima, p. 21, n. 36. 42 - Le texte fut édité par Frederic W. MAITLAND, « Magistri Vacarii Summa De Matrimonio », Law Quarterly Review, 13, 1897, p. 133-143 et 270-287. Sur le rapport avec la Summa Elegantius, voir J. BRUNDAGE, Law, sex and Christian society..., op. cit., p. 267. 43 - Jason TALIADOROS, Law and theology in twelfth-century England: The works of Master Vacarius (c. 1115-1120-c. 1200), Turnhout, Brepols, 2006, p. 55-130. 44 - C’était l’interprétation donnée par Charles DONAHUE, « The case of the man who fell into the Tiber: The Roman law of marriage at the time of the glossators », The American Journal of Legal History, 22-1, 1978, p. 1-53, ici p. 11. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS pas à l’union charnelle s’ils consentent à se lier indissolublement pour la vie ? Et encore : comme, dans ce pacte, chacun dit à l’autre « je me donne à toi », si les mots sont entendus dans leur sens fort, alors chacun fait une seule chair avec l’autre. Il est même général dans les contrats de ce type que la traditio entraîne le transfert de la propriété du bien. Par conséquent, l’épouse est tradita à son mari et avec lui voilée et traducta ; dès lors elle est la même chair que son mari, même si le mystère nuptial n’a pas encore été accompli en elle 41. NORMES JURIDIQUES ET MARIAGE CHRÉTIEN d’un devoir mais d’une faveur. Nous croyons, nous, que le mari peut le réclamer comme un devoir aussitôt après le mariage par consentement mutuel, et la sponsa pourra toujours, avant l’union charnelle, entrer dans un couvent contre le gré de son mari et il ne pourra rien contre, comme il est dit à la décrétale Ex publico 45. » Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS 45 - L’apparatus Ecce vicit Leo a été conservé en deux recensions et date des années 1202-1210. Je cite d’après le ms. BNF, Nouv.acqu.lat. 1576, f. 265r. 46 - Une série de gloses éditées par Rudolph WEIGAND, Die Glossen zum Dekret Gratians. Studien zu den frühen Glossen und Glossenkompositionen, Rome, Libreria Ateneo Salesiano, 1991, reprennent ce débat, certaines considèrent le premier coït dû et acceptent que les époux disposent de deux mois avant d’être contraints à l’accomplir. Le langage des obligations domine clairement dans certaines d’entre elles. Voir par exemple une glose signée Guido Magister : « Le lien conjugal est l’alliance légale (legitima societas) d’un homme et d’une femme : par cette union, en vertu d’un consentement de même valeur, chacun se doit à l’autre de manière qu’il se réserve pour lui et ne se refuse pas à lui. Et encore : c’est le consentement volontaire échangé entre un homme et une femme conformément à la loi, par lequel chacun se constitue débiteur de l’autre, qui fait le lien conjugal. Et le lien conjugal est précisément l’alliance conclue par un tel consentement. Il y a aussi un autre consentement : compagnon et non facteur du lien conjugal, service et non chaîne, celui du commerce charnel » (glose 767, p. 154). Également : « Le premier coït est un devoir ; de fait, par le fait même qu’ils contractent mariage, en vertu d’un tel contrat, ils s’obligent à cela puisque c’est la raison principale du contrat : l’acquittement n’est pas aussitôt exigé comme il arrive dans le cas d’une somme d’argent déterminée qu’il réclame sans en avoir la possibilité avant dix jours, comme il est dit au D.13.5.21.1 et dans la décrétale Ex publico un délai de deux mois est donné aux conjoints » (glose 1135, p. 226). 47 - Voir le passage de la somme d’Honorius en note 12. 48 - On pourrait formuler l’hypothèse que ces textes devraient être lus suivant le droit des contrats ayant pour objet la constitution des droits réels, car si le contrat crée l’obligation d’accomplir la tradition de la chose, seule la tradition transfère le droit, mais ce vocabulaire n’est pas celui de décrétistes. 49 - On peut en donner deux exemples. Le premier se trouve dans Gérard FRANSEN, « Quaestiones decretales dans un manuscrit espagnol », in P. L. NÈVE et E. C. C. COPPENS (dir.), Opstellen angeboden aan Prof. A.J. de Groot, Nimègue, Katholieke Universiteit, 1985, p. 83-103, repris dans Id., Canones et quaestiones. Évolution des doctrines et système du droit canonique, Goldbach, Keip Verlag, 2002. Les quaestiones decretales ne sont pas un exercice de plaidoirie (comme le sont les disputatae) mais un examen par le maître, parfois avec discussion orale en classe, de notions à préciser, de différences à justifier, de cas abstraits 1335 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS De l’analyse de ce corpus découlent donc deux affirmations. Premièrement, même si certains textes semblent emprunter plutôt le langage du contrat et des obligations 46 ou celui de l’usufruit 47, le vocabulaire des décrétistes s’oriente en général vers la constitution d’une servitude, c’est-à-dire d’une chose en elle-même juridiquement incorporelle, même si cela est contradictoire avec le fait que l’on ne peut normalement pas constituer une servitude avec un acte unique. Deuxièmement, pendant la seconde moitié du XIIe siècle, domine l’opinion en faveur de la gratuité du premier coït et de son statut particulier d’acte constituant de la servitude 48. En tout cas, la présence de ce thème dans des collections de quaestiones de la seconde moitié du XIIe siècle montre que l’interrogation était alors un lieu commun des débats scolastiques 49. Mais, au début du XIIIe siècle, semble s’imposer l’opinion MARTA MADERO Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS 1336 à résoudre. L’œuvre date des années 1180, avant la vogue des collections systématiques. Une des questions pose le problème de l’entrée en religion après mariage « par paroles au présent », « contre la volonté de l’autre ». Il est dit d’abord qu’elle n’est pas possible : « Il existe en effet entre eux un mariage parfait » ; mais dira ensuite : « Mais il semble au contraire que cela soit possible, en effet, par la première foi, celle de la desponsatio, ils ne sont tenus l’un vis-à-vis de l’autre qu’à l’observance d’une chasteté mutuelle, comme il est dit aux (C. 27, q. 2, c. 6) et (C. 27, q. 1, c. 15) [...] Mais ce qu’on dit, à savoir que le mari n’est pas possesseur de son propre corps et les propos de cette sorte, s’entend sur le plan charnel au sujet des conjoints, comme dans la décrétale Ex publico » (p. 98-99). Le second exemple de quaestio contenant cette interrogation est dans Gérard FRANSEN, « Quaestiones barcinonenses breves », Bulletin of Medieval Canon Law, 15, 1985, p. 31-49, également repris dans Canones et quaestiones..., op. cit. Le texte date de la décennie 1160. Le numéro 13 pose le cas suivant : une fille épouse un homme et elle est traducta à la maison par l’époux, mais avant de le connaître charnellement, elle découvre qu’il est lépreux. La fille rentre chez ses parents et le mari exige que sa femme lui rende le debitum. Elle refuse et demande à épouser un autre homme. De là se forment deux questions : s’il y a matrimonium entre eux, et si elle peut épouser quelqu’un d’autre sans péché mortel. « Solution. Ici les avis divergent. En effet, certains affirment qu’elle doit aussitôt s’acquitter [de son devoir], qu’il y a mariage et qu’elle ne peut épouser un autre homme du vivant du premier ; d’autres que, suivant la coutume de l’Église, elle peut tout à fait en épouser un autre, mais qu’elle commet le péché de violer sa foi » (p. 41). 50 - Agathon WUNDERLICH (éd.), Tancredi Summa de matrimonio, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1841, tit. 13 « Quid sit effectus matrimonii », p. 16. 51 - S. RAIMUNDUS DE PENNAFORTE, Summa de matrimonio, éd. par X. Ochoa et A. Diez, Rome, Commentarium pro Religiosis, 1978, t. C, p. 918, De illo qui consentit in aliquem absentem. 52 - 3 Compilatio. 4.9.1 = X.4.13.6 Discretionem tuam, cité par Tancredus et Raymond de Peñafort, ainsi que X.4.13.10 Tuae fraternitatis devotio, de 1206, cité par Raymond. 53 - L’affinitas superveniens se produit par un rapport sexuel avec un consanguin du conjoint, que le mariage soit consommé ou non. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS contraire. En effet, dans sa Summa de matrimonio (ca. 1210-1214) 50, Tancredus, dans un passage sur les effets du mariage, donne la question comme résolue, tout comme Raymond de Peñafort dans la sienne (ca. 1235), dans un fragment sur le mariage par procuration : si quelqu’un a consenti par des paroles au présent, « le mari met sa femme dans l’obligation de s’acquitter de son devoir, bien qu’il ne l’ait jamais connue, et réciproquement 51 ». Il faut cependant signaler que le contexte des décrétales d’Innocent III 52, données comme décisives par Tancredus et Raymond, concerne une question particulière, l’affinitas superveniens 53, qui ne sera pas retenue comme argument de la non-consommation du mariage par paroles au présent. Détachées de la question à laquelle elles répondent, érigées en norme générale, elles semblent mettre un terme à la gratuité du premier rapport charnel. Désormais, c’est l’échange des consentements qui donne lieu au droit au corps et seul le cloître peut éviter de se plier au devoir conjugal. Même les auteurs qui affirmaient la gratuité de la première union charnelle tenaient le cloître comme seule option possible pour celle qui s’y refusait – les textes expriment le cas au féminin, bien que la possibilité fût offerte aux deux conjoints –, mais, désormais, c’est en faisant obstacle au droit de l’époux de saisir son dû que la femme devait prendre le voile. NORMES JURIDIQUES ET MARIAGE CHRÉTIEN Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS Un ajout de Bartholomeus Brixiensis à une glose de Johannes Teutonicus offre une clef de lecture possible sur la façon de concevoir l’échange de consentements comme créateur de l’obligation du premier coït : on peut en effet le concevoir selon la logique de la constitution d’une servitude sur ce qui n’est pas. Le canon 8 de la C. 32, q. 2 affirme que n’est pas homicide celui qui induit un avortement avant l’infusion de l’âme dans le corps, c’est-à-dire avant que le corps ne soit formé – énoncé ratifié par la glose ordinaire qui affirme qu’« avant qu’il n’y ait des contours au corps, l’âme ne pénètre pas » (antequam lineamenta corporis habeat : non infunditur anima 54). La glose de Johannes Teutonicus à Si animam propose une réflexion sur certains rapports aux choses qui ne sont pas. Il s’agit de savoir si une chose qui n’est pas peut cesser d’être 55. Si dans l’adversité la vertu de caritas est absente, c’est qu’elle n’a jamais existé vraiment (De poenitentia, distinctio 2 in fine). Ainsi ne peut-on ni concéder un privilège à un collège de chanoines encore non constitué (X.3.48.5), ni agir en accusation pour empêchement de consanguinité quand un mariage n’existe pas encore (X.4.2.13) 56, de même que l’enfant posthume ne peut rompre, dans un testament qui l’a passé sous silence, que ce qui concerne le degré effectivement existant de la succession qui est affectée par sa naissance (D.28.3.5). Mais il est vrai également que ce qui n’est pas peut bien cesser d’être, c’est le cas d’un usufruit constitué par legs qui peut cesser d’appartenir à celui à qui il n’appartenait pas encore (D.7.9.3.1), ou du privilège constitué pour le maître d’un cœur non encore nommé (X.1.4.6), de la même façon que l’on envoie en possession celui qui n’est pas, le venter, l’enfant à naître (D.5.2.6pr) 57, et que l’on impose une servitude sur un édifice qui n’existe pas encore (D.8.2.23). 54 - C. 32, q. 2, c. 8 Nec animatum. 55 - C. 32, q. 2, c. 8 Si animam : « De même, on ne dit pas qu’on renonce à la caritas, parce qu’elle n’a jamais existé, comme il est dit ci-dessous à De poenitentia, distinctio 2 ; et on ne peut pas donner un privilège non encore constitué, comme à X.3.48.5 ; et un mariage qui n’existe pas ne peut faire l’objet d’une dénonciation, comme à X.4.2.13 ; et ce qui n’est pas ne peut être brisé, D.28.3.5. Mais au rebours, ce qui n’est pas peut cesser d’être, comme au D.7.9.3.1 ; et un bien qui n’existe pas peut avoir un privilège, X.1.4.6 ; et on envoie en possession celui qui n’est pas né, comme au D.5.2.6pr ; et on peut grever d’une servitude un édifice qui n’existe pas encore, comme au D.8.2.23. Johannes. Tu diras qu’une chose qui n’est pas, peut être grevée d’une servitude, non parce qu’il y a aussitôt une servitude, mais parce qu’elle existera quand le bien se manifestera dans la nature, C. 27, q. 2, c. 45. De même, on peut dire d’un privilège qu’il se rencontre vraiment lorsque le bien existe. Bartholomeus. » 56 - Il sera au contraire possible de dénoncer l’empêchement afin qu’ils ne puissent se marier dans l’avenir. 57 - Sur ce sujet, voir Yan THOMAS, « Le ventre. Corps maternel, droit paternel », Le Genre humain, 14, 1986, p. 211-236. Mais ceci n’est pas le cas pour l’enfant de l’esclave, qui, n’ayant pas de vocation successorale, n’a pas d’existence avant la naissance. Voir aussi Id., « L’enfant à naître et l’‘héritier sien’. Sujet de pouvoir et sujet de vie en droit romain », Annales HSS, 62-1, 2007, p. 29-68, ici p. 31-37. 1337 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS La constitution d’une servitude sur ce qui n’est pas MARTA MADERO Mais Bartholomeus Brixiensis ajoute une allégation au dictum post c. 45 de la C. 32, q. 2 du Décret et donne ainsi comme l’exemple même de ce qui existe parce qu’il existera « in rerum natura » la qualité de coniux et le mariage. Il ne nous semble pas forcer le texte en disant que cette existence virtuelle utilisée pour désigner la possibilité de l’existence d’une servitude n’est pas étrangère au débat sur ce qui donne naissance à l’obligation de rendre le debitum, car il s’agit de savoir si la servitude existe avant que la chose ne soit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS Dans son commentaire au Liber Extra, le cardinal Hostiensis 58 explique que de la décrétale Ex publico précédemment citée, certains avaient déduit que « la première union charnelle entre le mari et la femme est gratuite » dans la mesure où, avant elle, l’un des deux époux pouvait entrer en religion même contre la volonté de l’autre et qu’ils n’étaient pas contraints à consommer le mariage. Mais, dit-il, c’est le contraire qui est vrai 59. Le fait que l’épouse puisse prendre le voile ne rendait donc pas le premier coït gratuit, même quand il pouvait être refusé, car le mari était bien obligé de consommer le mariage comme elle était forcée de s’unir à lui. Il y avait donc refus d’une chose due et seule l’entrée en religion pouvait éviter que ce dû fût pris par la force. Pas de gratuité donc. L’obligation surgit du consentement, sans que le temps ou un premier acte en soient à l’origine. Le contexte de la discussion s’était en réalité déplacé pour se centrer sur la question des pouvoirs de dispense du pape face à un mariage non consommé. En tout cas, il n’était plus question du statut particulier du premier coït. L’affirmation d’Hostiensis sera reprise par les plus grands décrétalistes, tels Johannes Andreae († 1348) et Antonio de Butrio († 1408) dans leurs commentaires à Ex publico comme une chose établie, et ils donneront peu de place à cette interrogation qui a cessé d’être, substituée par celle de l’étendue du pouvoir pontifical. L’interrogation sur la prescription du droit au corps Volonté, animus et possession Si notre première question était celle de savoir ce qui donnait naissance à la servitude corporelle entre époux, notre seconde question concerne la prescription. Le seul acte qui pouvait en effet faire cesser le devoir d’offrir son corps aux usages conjugaux était l’adultère, division d’une chair que le premier rapport charnel entre époux avait rendue une. Ceci renvoie à la célèbre exception de l’Évangile de 1338 58 - Cette Lectura paraîtra dans sa version définitive à sa mort en 1271. 59 - HOSTIENSIS, Super Tertio Decretalium (1581), Turin, Bottega d’Erasmo, 1965, fol. 118 : « C’est le contraire qui est vrai, comme il appert dans ce que l’on lit à X.4.1.10 et à X.4.1.9 et à X.4.1.22. De fait, le mari aussi est contraint, comme il est dit ici, de consommer le mariage malgré sa femme [avant deux mois]. » Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS Clôture de la controverse Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS Matthieu qui acceptait, pour l’homme, le divorce pour cause de fornicatio de son épouse (Matthieu, 19, 9). Philip Reynolds a montré que la patristique a lu cet énoncé dans une direction qui trahit doublement son sens initial : elle a rendu ce principe également valable pour l’homme et la femme, et elle n’a pas accepté le remariage 60, ce qui n’était pas dit dans le passage biblique. Mais dans la question qui nous intéresse, si l’adultère apparaît comme le fait entraînant la prescription du droit au corps, il est surtout question du rôle de la volonté dans la possession, quand elle a pour objet le corps du conjoint, et de la nature de ce droit qui peut ou non prescrire. Est-ce que cela peut advenir par simple manque d’usage, par pure absence physique ? Nous verrons ainsi que, partant d’une réflexion sur la nature juridique de la possession, on arrivera à la question de la possession d’une servitude – le droit au corps du conjoint – et aux principes qui régissent la prescription de celle-ci. La glose ordinaire à Voluntate, dans le cadre du c. 1 de la C. 27, q. 2 – extrait de Jean Chrysosthome, « Homélie 32 à Matthieu », citée déjà par Yves de Chartres dans son Decretum 61 et reprise dans les Sentences de Pierre Lombard 62 –, inscrit la volonté de s’unir en mariage dans la logique de la possession. Voici le texte du canon : Ce n’est pas le coït qui fait le mariage mais la volonté. Pour cette raison, ce qui le dissout ce n’est pas la séparation de corps mais la séparation des volontés. En effet, un homme qui répudie son épouse sans en prendre une autre est encore marié. De fait, même s’il en est déjà séparé par le corps, il lui est encore uni par la volonté. Ce n’est donc pas celui qui répudie qui commet un adultère mais celui qui prend une autre femme. La glose ordinaire à ce passage donne quatre allégations dont deux appartiennent au livre 41, titre 2 du Digeste, De acquirenda vel omittenda possessione. Voici la glose : C. 27, q. 2, c. 1. Voluntate « Cela signifie qu’une séparation physique est insuffisante s’il n’y a pas eu séparation spirituelle, comme au D.41.2.3.6 et D.49.15.26 et au D.21.1.17.12. Et sache ceci : même si un propriétaire refuse d’être propriétaire de son bien, il n’en perd pas la propriété, mais ce n’est pas le cas dans la possession, comme au D.41.2.17.1. » La trame serait donc la suivante : même s’il y a séparation des corps – séparation qui, comme le montrent les gloses éditées par R. Weigand, concerne essentiellement la possibilité de ne plus être obligé de rendre le devoir conjugal, de ne pas faire usage de la condition d’époux 63 –, on considère qu’ils sont unis par la volonté. Ils ne le 60 - Philip L. REYNOLDS, Marriage in the Western Church: The Christianization of marriage during the patristic and early medieval periods, Leyde, E. J. Brill, 1994, p. 173-226. 61 - Yves DE CHARTRES, Decretum, PL CLXII, VIII, 233. 62 - Lib. IV, dist. 27. 63 - R. WEIGAND, Die Glossen..., op. cit., p. 176-179, ici glose 858a, p. 178 : « Le lien conjugal est dissous par la séparation de la volonté, non pas de manière qu’il n’existe plus, mais de manière qu’il n’y ait plus la volonté de faire usage de sa condition plus avant. » 1339 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS NORMES JURIDIQUES ET MARIAGE CHRÉTIEN MARTA MADERO sont plus que dans le cas où l’un des conjoints commet l’adultère. La volonté doit donc être comprise comme le fait que si les corps se séparent, la mens, au contraire, ne se retire pas, car pour établir que l’on a perdu la possession, il faut observer « l’état d’esprit du possesseur » (affectio eius qui possidet). Si l’on est corporellement sur une terre que l’on n’a pas la volonté de posséder, aussitôt on en perd la possession (D.41.2.3.6). De même, c’est la mens du captif qui doit en quelque sorte s’évader ; il ne suffit pas que le corps revienne à la maison si la mens n’y est pas (D.49.15.26), comme il ne suffit pas pour décider qu’un homme est un fugitif de le voir se rendre dans un lieu d’asile ou auprès de la statue de César, s’il ne le fait pas avec la volonté de fuir (D.21.1.17.12). Finalement, on doit savoir que si la propriété n’est pas affectée par la volonté d’être propriétaire, il n’en va pas de même avec la possession, qui exige la volonté de posséder pour exister (D.41.2.17.1) 64. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS L’argument de possession, et la distinction qu’il offrait entre posséder par le corps ou par l’esprit, est présent dans les gloses éditées par R. Weigand, deux en particulier, qui insistent sur le fait que, même dans la séparation des corps, on retenait la possession par l’animus : « Sur le modèle de la possession, dont on se sépare par le corps, mais que l’on conserve par la volonté ; et on perd la possession pleine et entière lorsqu’on la perd par le corps et par la volonté, comme au D.41.2.8 65. » Mais c’est dans une glose de Laurentius Hispanus 66 au c. 1 de la C. 27, q. 2 Voluntas, reprise par Guido de Baysio (1300) 67 et Gilles Bellemère (1402-1404), que l’on trouve une argumentation qui pousse la casuistique de la possession encore plus 1340 64 - Cette dernière allégation pourrait être aussi bien destinée à ajouter un commentaire sur la nature de la possession qu’à indiquer un parcours qui lie mariage et possession en excluant le rapport mariage-propriété qui était analogiquement indiqué dans une glose à ce même canon, reprise dans un grand nombre de manuscrits, qui disait, en rapport avec la première mention de voluntas, celle qui était dans l’opposition coït et volonté, que la volonté était la pactio coniugalis par laquelle la volonté était présumée existante de la même façon que la cause d’un transfert de propriété était présumée existante à partir du moment où il y avait eu stipulatio et traditio. R. WEIGAND, Die Glossen..., op. cit., p. 174, glose 837 : « v. voluntas : c’est-à-dire le pacte conjugal par lequel la volonté est présumée, qu’elle existe ou non, du moment qu’elle a une raison pour devoir exister, de la même façon que dans le cas d’une stipulation et de la traditio d’un bien on parle d’un transfert de nue-propriété. » Cette glose est également dans la Palatina, ms. Biblioteca Apostolica Vaticana, Bav. Reg. Lat. 977, f. 222. L’analogie entre mariage et propriété perd toute ambiguïté dans la Summa Elegantius in iure divino seu Coloniensis : « Les Transalpins établissent une distinction entre mariage initiatum et mariage consummatum : ils enseignent que le pacte conjugal engage le lien conjugal et que l’union charnelle le consomme, de la même façon qu’un contrat de vente ou de troc est amorcé par le pacte et parachevé par la traditio, car c’est seulement ainsi qu’il y a transfert de propriété » : G. FRANSEN et S. KUTTNER (éd.), Summa ‘Elegantius..., op. cit., Pars tertia decima, n. 30, p. 17. 65 - R. WEIGAND, Die Glossen..., op. cit., glose 905, p. 186 sq. 66 - Il s’agit de la Glosa Palatina. 67 - Guido DE BAYSIO (Archidiaconus), Rosarium, Venise, 1601, fol. 337r. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS La poutre incorporée comme servitude NORMES JURIDIQUES ET MARIAGE CHRÉTIEN loin. Le mari n’est pas toujours considéré comme adultère, dit Laurentius, et reprenant cet argument, il affirme 68 : Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS Pour Laurentius, donc, la possession dont il s’agit entre mari et femme est la possession civile, donc animo et non corpore (c’est-à-dire non pas la possession naturelle qui implique forcément le corps). Cependant, si l’on peut retenir la possession des choses corporelles animo, il n’en va pas de même pour les choses incorporelles, donc pour les servitudes, qui ne sont retenues que par l’usage. Or, il est impossible que l’exercice d’une servitude ne soit pas interrompu, et de ce fait, on ne peut pas non plus appliquer l’argument de la prescription. Le D.8.1.14 auquel fait référence la glose de Laurentius est un passage essentiel en ce qui concerne l’usucapio des servitudes (normalement impossible), qui disait que les servitudes rustiques et urbaines, même si elles accroissent à des choses corporelles, étaient néanmoins incorporelles et donc ne pouvaient être objet d’usucapion. De telles servitudes ne peuvent donner lieu à une possession certaine continue, sans aucune interruption, car elles n’ont pas une causa perpetua – la causa perpetua étant entendue comme celle dont l’usage est continu, sans aucune interruption 72. 68 - Ms. Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. Lat., 977, f. 222. Je remercie Antonia Fiori pour avoir rectifié une allégation de ce passage. 69 - L’esclave fugitif qui demande à voir sa liberté établie en jugement « est néanmoins en ma possession, et je le possède par la volonté, jusqu’à ce qu’il soit déclaré libre ». 70 - Il s’agit en vérité de D.8.1.14 Servitutes praediorum : « Les servitudes sur les propriétés rurales, même si elles accroissent à des corps, sont toutefois incorporelles, et pour cette raison elles ne peuvent être objet d’usucapion : c’est notamment parce que ces servitudes sont telles qu’elles ne donnent pas lieu à une possession certaine continue : en effet, personne ne peut y aller de manière assez continue, assez constante, pour qu’à aucun moment la possession ne semble suspendue. On observe la même règle concernant les servitudes sur des propriétés urbaines. » 71 - D.8.2.6 in fine : « De même, si ta maison doit la servitude de la poutre incorporée et que moi j’ôte la poutre, je ne perds mon droit que si toi tu obstrues le trou d’où la poutre a été ôtée et que tu maintiens les choses ainsi pendant un temps donné. Autrement, si tu ne prends pas d’initiative, son droit demeure entier. » 72 - La perpetua causa ne correspond pas au D.8.1.14pr mais au D.8.2.28 ; mais les juristes médiévaux établissaient un rapport entre certa continuaque possessio et perpetua causa qui permettait de faire dépendre l’usucapio de la servitude de la continuité de la causa 1341 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS Comprends ceci concernant la possession civile selon laquelle on possède une femme : de fait, c’est par l’esprit, non par le corps qu’on perd la possession (D.41.2.3.10) 69 ; et note que bien que la possession des biens corporels soit conservée par l’esprit, il n’en va pas de même des incorporels à moins que je n’en fasse usage, dès lors il est impossible de ne pas interrompre la possession d’une servitude, ou mieux il est impossible d’y appliquer une prescription (D.8.1.14) 70. Et n’est pas un obstacle ce qu’il est dit de la poutre insérée (D.8.2.6 in fine) 71, <c’est-à-dire> que si le trou n’est pas fermé je ne perds pas le droit de servitude. Plutôt, en effet il dit cela : que mon adversaire ne gagne pas la liberté <de sa maison sur laquelle pèse une servitude réelle> pendant que le trou n’a pas été fermé. Donc il est son mari tant qu’il soit vulgairement considéré comme tel parce qu’il a été séparé et qu’il revient chez elle. MARTA MADERO Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS 1342 servitutis. Il faut tenir compte en particulier de la glose v. certam au D.8.1.14pr : « Toutefois, afin de savoir pleinement quelles servitudes sont ou non objet d’usucapion, dis qu’une servitude, ou bien, a une cause continue, ou bien, a une cause presque continue, ou bien, une cause qui n’est continue ni presque continue. » Voir Luigi CAPOGROSSI COLOGNESI, « Appunti sulla ‘quasi possessio iuris’ nell’opera dei giuristi medievali », Bulletino dell’istituto di diritto romano, 19, 1977, p. 69-127, ici p. 82-83. Sur la question de la causa perpetua, voir Giuliana D’AMELIO, Indagini sulla transazione nella dottrina intermedia , Milan, Giuffrè, 1972, p. 5 sq., et en particulier note 30, p. 15, où elle montre la distinction, dans le cadre des servitudes, entre causa perpetua (dont l’usage est continu sans aucune interruption, comme dans les servitudes de altius non tollendi), quasi perpetua (celle qui est destinée à un usage continu mais avec des interruptions, comme celle de l’écoulement des eaux de pluie) et nec perpetua nec quasi perpetua (qui exige une action humaine). La terminologie est employée par Dinus de Mugello († 1303), mais le critère du factum hominis remonte, dit l’auteur, à Rogerius, comme le montre une glose interlinéaire dans le ms. Biblioteca Apostolica Vaticana, Borgh. 225, f. 81ra au D.8.2.28 Naturali, et de là se retrouve dans l’école au temps d’Azon qui distingue les servitudes « qui ont une cause continue et naturelle, comme celles dont on use sans agir personnellement », et celles « qui ont une cause continue mais pas aussi naturelle que celles dont on use sans agir » (Biblioteca Apostolica Vaticana, Pal. lat. 1408, f. 97vb, au D.8.2.28 Perpetuas). 73 - Pour Laurentius, comme on le voit dans son apparatus à la Compilatio III, 2.5.1 (X.2.12.3) Cum ecclesia Sutrina, l’usage tient lieu de possession : « en effet, dans les incorporels, l’usage tient lieu de possession, comme au D.8.1.20 », et plus loin, « ce droit semble être une quasi-servitude ; on ne peut appliquer l’argument de prescription à une quasi-servitude, qui n’est ni au nombre des biens de quelqu’un ni en dehors de ses biens, D.33.2.1 » : Brendan J. MCMANUS, « The ecclesiology of Laurentius Hispanus (c.1180-1248) and his contribution to the romanization of canon law with an edition of the apparatus glossarum Laurentii Hispanii in Compilationem tertiam », Ph. D., Syracuse University, 1991, p. 361-363. Il s’agit d’un cas de quasi-possession, d’une demande de restitution du ius eligendi. 74 - D.8.2.6 : « Et ces droits, comme c’est le cas aussi des droits sur les propriétés rurales, se perdent par le non-usage dans le temps prescrit, à ceci près qu’il y a cette différence que le seul non-usage ne suffit pas pour faire perdre les servitudes dues aux maisons, mais qu’il faut qu’un voisin en acquière le libre usage par usucapion. Par exemple, si ta maison avait sur ma maison une servitude, consistant à ne pas bâtir au-delà d’une certaine hauteur, à ne pas masquer la vue de ma maison, et que moi, pendant un temps déterminé, je garde mes fenêtres obturées, ou que je les obstrue, je perds mon droit seulement si toi, pendant ce temps, tu fais surélever ta maison ; autrement, si tu ne prends pas d’initiative, je conserve ma servitude. De même, si ta maison doit la servitude de la poutre incorporée et que moi j’ôte la poutre, je perds mon droit seulement si tu obstrues le trou d’où la poutre a été extraite et que tu maintiens les choses ainsi pendant un temps déterminé. Autrement, si tu ne prends pas d’initiative, son droit demeure entier. » Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS Dans le texte de Laurentius, il est tout à fait possible de retenir la possession d’un incorporel, mais non solo animo ; il faut précisément que l’on marque la possession par l’usage 73 que l’on en fait. Néanmoins, l’interruption dans la possession d’une servitude est inévitable, dit Laurentius, et donc, on ne peut tirer de cela argument pour affirmer qu’elle prescrit. Et ce que dit le D.8.2.6 n’est pas un obstacle à cette affirmation parce que le passage déclare que l’on ne perd pas la servitude de la poutre incorporée si le trou laissé béant par son retrait n’est pas bouché 74. Il s’agissait en effet d’une règle qui disait que, pour perdre une servitude urbaine, le manque d’usage ne suffisait pas, mais un fait entraînant la prescription Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS était requis : en l’espèce, si les poutres d’une maison doivent une servitude à celle du voisin et que l’on retire ces poutres, celui qui détient la servitude perd son droit si l’autre propriétaire bouche le trou dont le premier avait extrait la poutre et que cela demeure ainsi pour un temps suffisant. Si, au contraire, on ne bouche pas ce trou, le droit à la servitude est préservé. La question de la prescription ou non des matériaux incorporés en rapport avec la causa perpetua avait été l’objet d’une controverse entre les disciples d’Irnerius rapportée par la Vetus collectio anonyme : « Si l’introduction d’une poutre s’acquiert avec le temps » (Utrum tigni immissio tempore aquiratur). Martinus soutenait que seules les servitudes de gouttières et conduites d’eau « s’acquièrent avec le temps », les autres non car elles n’avaient pas une « cause naturelle » selon D.8.2.28 Foramen. Mais Bulgarus et d’autres affirmaient que la servitude de la poutre incorporée était acquise avec le temps, selon ce qui est dit dans D.8.2.27 Sed si inter, qui affirme que « si tu possèdes un objet incorporé dans un bien qui m’appartient, je dois ou intenter une action ou perdre mon bien » (si in meo immissum habeas, aut tecum debeo agere, aut rem perdere 75). Martinus en décide de la façon suivante : la chose se perd non pas en une décennie ou deux mais par une coutume (consuetudo) qui excède la mémoire d’un homme et par laquelle on n’acquiert pas une servitude mais une quasi-servitude, et avec raison, car « ce qui est fait à la main, n’a pas une cause continue, quelque continu que soit l’effet » (quod manu fit, non habet perpetuam caussam, quamvis effectus perpetuus sit 76). Azon, de son côté, considère la servitude de tigni mittendi, avec celle de gouttières et conduites d’eau comme ayant perpetua causa et pouvant donc être acquise par le temps 77. La poutre incorporée était donc un cas limite de la perpetua causa pour les servitudes qui permettait de penser leur prescription et c’est cela qui explique la référence de Laurentius. De cette référence, disait Laurentius, on ne pouvait tirer la conclusion de la simple prescription des servitudes, car il fallait un fait concret (boucher le trou laissé par la poutre manquante) et non pas une discontinuité dans l’usage pour l’interrompre. La conclusion de Laurentius était donc que, tant que quelqu’un était tenu pour mari par l’opinion commune, il l’était. Du fait que mari et femme « se dégagent de l’exigence de s’acquitter de leur devoir sous prétexte de continence 78 », il ne s’ensuivait pas une interruption de la possessio, c’est-à-dire qu’ils ne perdaient pas la possession de la servitude qu’ils avaient sur le corps de l’autre par simple manque d’usage. Il fallait un fait qui produise la prescription : le rapport sexuel avec un tiers, en l’occurrence, pour perdre le droit à la servitude. Et, s’il faut prendre au sens strict les allégations, la servitude dont il était question était celle d’une chose sur une autre. 75 - Gustav F. HÄENEL (éd.), Dissensiones dominorum, Aalen, Scientia Verlag, [1834] 1964, p. 66-67. 76 - Ibid. 77 - AZON, Summa in ius civile, Lyon, 1564 : Rubricas Digesti Veteris, « De servitutibus urbanorum praediorum » (D.8.2), p. 309. Sur ce texte, voir Peter WEIMAR, « Zur Entstehung des azoschen Digestensumme », in J. A. ANKUM, J. E. SPRUIT et F. B. J. WUBBE (dir.), Satura Roberto Feenstra, Fribourg, Éditions universitaires, 1985, p. 371-392. 78 - Glosa Palatina, c 1. Voluntas. 1343 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS NORMES JURIDIQUES ET MARIAGE CHRÉTIEN MARTA MADERO La poutre incorporée comme accession ou instrument Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS De quelle manière un mari demande sa femme qui s’est éloignée de lui sans raison. Une jeune fille mineure promise contre son gré et en dépit de son opposition fut donnée en mariage à l’âge de neuf ans : par la suite, pendant deux ans et demi, elle cohabita en paix avec ledit mari ; au terme de cette période, elle se mit à lire l’inscription concernant la poutre encastrée (D.47.3) et les extorsions (D.47.13), et elle trouva ce mari dont le fort visage lui avait peut être déplu, puissant en œuvre et en parole (Luc, 24.19 « potens in opere et sermone »), et connaissant bien le titre de fundo instructo (D.33.7), par la suite, la femme, car les volontés des femmes sont éphémères, comme il est dit en C.3.28.20.1 – sans que l’on sache pourquoi – ne veut plus cohabiter avec le mari ; le mari reçoit alors le conseil de rédiger un acte sous la forme que voici. Acte. En votre présence et face à vous, Ticius fait valoir que lorsque lui-même a contracté mariage avec Berta, âgée de neuf ans, ladite Berta a par la suite cohabité avec lui pendant deux ans et demi : mais que maintenant, sans raison et sur un caprice de sa volonté, elle ne veut plus cohabiter avec lui et le traiter avec l’affection d’une épouse, et elle se refuse à donner les preuves de déférence ou de dévouement que les épouses sont tenues de donner à leur mari : aussi demande-t-il que ladite Berta soit contrainte par votre entremise à revenir auprès de dudit Ticius et à donner les preuves de dévouement accoutumé que les épouses sont tenues de montrer à leur mari. L’acte qui doit être ainsi rédigé cite la décrétale X.4.1.21 et avance l’argument de C.8.17(18).12. Tel qu’il est, le texte pose des problèmes grammaticaux et il est sans doute parodique, car on imagine mal une jeune épouse entreprenant de lire le Digeste afin de se défaire de son mari. L’interpolation d’un passage biblique, « potentem in opere et 1344 79 - Sur les Libelli, on peut voir Ingrid BAUMGARTNER, « Wass muss ein Legist vom Kirchenrecht wissen? Roffredus Beneventanus und seine Libelli de iure canonico », in P. LINEHAN (dir.), Proceedings of the seventh international conference of medieval canon law, Vatican, Biblioteca Apostoliqua Vaticana, 1988, p. 223-245. Elle ne fait cependant pas de commentaire spécifique sur les libelles qui nous intéressent ici. 80 - Roffredus BENEVENTANUS, Libelli iuris civilis/Libelli iuris canonici ; Quaestiones sabbatinae, Turin, Ex officina Erasmiana, [1500] 1968, f. 7v-8r. Je remercie Vincenzo Colli d’avoir vérifié le ms. Biblioteca Apostolica Vaticana, Ross. 578, qui ne présente pas de variations significatives en termes de contenu. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS La glose de Laurentius n’était pas destinée à rentrer dans le canon, mais elle est reprise dans le texte célèbre de Guido de Baysio au tout début du XIVe siècle, et au début du XVe siècle par Gilles Bellemère. Mais elle aura aussi une fortune parodique dans deux libelles de Roffredus Beneventanus 79, qui la relient à d’autres questions par le biais desquelles on installe pleinement la possession maritale dans le domaine des choses inséparables 80. La question est alors tout autre, car l’union des corps n’est plus pensée comme donnant naissance à une servitude, mais plutôt à une accession qui rend les corps inescindibles, qui réalise juridiquement le principe vétéro-testamentaire : « et ils seront deux en une seule chair » (Genèse, 2.24). Comment un mari doit demander la femme qui s’est éloignée de lui sans raison ? Voici le cas : Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS sermone » (Luc, 24,19), par lequel les disciples d’Emmaüs font allusion à Jésus, renforce cet effet d’absurde donné à l’argumentation 81. Roffredus ne mentionne pas le texte de Laurentius, mais il y renvoie sans doute. Cependant, il ne s’agit plus de la prescription d’une servitude. Voyons les allégations. Il cite d’abord D.47.3 de la poutre incorporée (de tigno iniuncto) : tout matériau (poutre d’une maison et, pour certains, les pierres et le ciment, plus le bois utilisé pour la vigne) incorporé ne peut être arraché. Si le problème est fonction du type d’action que l’on peut intenter, alors on donne au propriétaire du tignum une action ad exhibendum 82, car celui qui a inclus le matériau d’un autre n’est pas considéré comme « quasi-possesseur », dans la mesure où il a agi frauduleusement. Mais ce renvoi change la signification que la poutre incorporée avait dans l’argumentation de Laurentius Hispanus car, si chez lui elle servait à défendre la non-prescription par simple passage du temps ou manque d’usage d’une servitude, chez Roffredus c’est plutôt la question de l’accession de la poutre à l’immeuble dont il s’agit, dans la mesure où elle fait corps avec lui et où il est impossible de l’arracher. Cette idée qu’il transmet, si la référence est correcte, semble confirmée par le renvoi au D.33.7 qui porte sur la nature des instrumenta (instruments), après l’allégation au titre de l’extorsion avec menaces qui pourrait faire allusion au refus initial de l’épousée. La question est de savoir ce qui constitue les instrumenta et devient donc en quelque sorte inséparable des fins mêmes auxquelles est destinée une chose car, dit Ulpien, les instrumenta comprennent les choses qui durent et sans lesquelles la possession ne peut être exercée (D.33.7.12). Les esclaves, dit également le paragraphe 12, font partie des instrumenta à condition d’avoir été destinés au travail de la terre sur le domaine (D.33.7.12.2). Quant à ce que sont les instrumenta d’une maison, Pegasus dit qu’ils comprennent les choses destinées à la protéger des tempêtes et du feu, non pas ce qui est là pour le plaisir, car il faut distinguer entre instrumenta et ornements (D.33.7.12.16) ; mais on doit y inclure ce qui permet de nettoyer la maison, comme les brosses et les éponges. D’autres choses comme les égouts, les conduites d’eau, les clefs, font partie de la maison et ne sont pas des intrumenta (D.33.7.12.24). La même réflexion sera faite pour les instrumenta d’un peintre, d’un pêcheur, d’un boucher. La référence à l’instabilité de la volonté des femmes renvoie probablement à un passage du Codex où l’on dit que si une femme a épousé un homme avec l’accord de sa mère (le père étant décédé) et que cette dernière change par la suite d’avis, cela n’affecte pas le mariage, d’où l’idée fort courante de la nature changeante des femmes. Vient ensuite la seule mention d’une décrétale, la X.4.1.21 de Clément III, d’abord reprise dans la III Compilatio 4.1.7, qui reflète exactement ce cas : « Le mariage, s’il est contracté par la force, tire sa validité d’une cohabitation volontaire » (Matrimonium, per vim contractum, cohabitatione spontanea convalescit), et en faveur de laquelle on peut alléguer C.7.17(18).12. Le fragment qui, à l’intérieur de ce dernier texte, semble correspondre au renvoi de Roffredus au Codex est « le mari s’occupe de son corps, de ses biens et de toute sa vie » (et corpore et substantia 81 - Je remercie Nicole Bériou pour cette référence qui renforce la lecture parodique. 82 - Cette action impose à celui qui a une chose de la présenter, de l’exhiber à la demande de quiconque veut intenter une action relative à cette chose. 1345 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS NORMES JURIDIQUES ET MARIAGE CHRÉTIEN Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS et omni vita sua maritus fungitur), c’est-à-dire la femme ne garde comme bien (substantia) que sa dot. La glose ordinaire à Corpore 83 renvoie, d’une part, à la nécessité de rendre le debitum et, d’autre part, par le biais d’une allégation au D.38.1.48 à l’idée – exprimée par ce passage d’Hermogenien à propos de la femme affranchie qui n’est plus soumise aux prestations dues au maître quand celui-ci accepte qu’elle se marie – que la femme « doit être au service du mari » (in officio mariti esse debet). Le second libelle, où cette argumentation est reprise, concerne l’impuissance. Cet empêchement, dit Roffredus, est mirabile (surprenant) ; en effet, certains hommes sont à tel point froids ou victimes d’un maléfice qu’ils ne peuvent s’unir à leur femme. De ce fait, ils ne peuvent, comme pouvait au contraire le faire le mari puissant du premier libelle, lire à leur épouse les titres sur la poutre incorporée, l’instrument légué, ou l’extorsion avec menaces, qu’il ne pouvait visiblement employer comme argument que parce qu’il était corporellement uni à elle 84. Les allégations établissent ainsi des analogies qui impliquent que les corps des époux soient unis par accession, comme le bois de construction accroît l’édifice, les plantes et les blés accroissent la terre dont ils se nourrissent ou une anse accroît le vase auquel elle est soudée. Ou bien encore, que les corps seront, comme les instrumenta, inséparables de la chose dont ils servent les fins. Le fait que cette discussion sur l’incorporation ou la nature instrumentale d’une chose puisse constituer la parodie d’un civiliste excédé par les analogies entre le corps des époux et les opérations juridiques sur les choses, ne diminue pas son intérêt ; il met au contraire en évidence la logique de chosification du corps des conjoints. L’ironie de Roffredus se retrouve d’ailleurs des siècles plus tard chez Vassalli, qui ne cite pas ce passage, mais plus que tout autre met en évidence les formes concrètes de la judiciarisation des rapports corporels. Roffredus offre par ailleurs le seul exemple à ma connaissance d’une lecture médiévale de l’unitas carnis en termes de stricte accession, mais dans ce raisonnement qui pousse à l’extrême les possibilités réellement offertes par la construction d’un droit au corps fondé sur les droits sur les choses, il rejoint Vassalli qui cite Varron : « J’ai beaucoup ri, j’ai plaisanté avec modération 85. » Dans les années trente du XIIIe siècle, au moment où l’essentiel de la matière matrimoniale était fixé, Roffredus marque également son étonnement face à la restitutio spoliatorum que pouvait intenter un époux ou une épouse délaissée en faisant recours à un interdit possessoire 86. Il était étrange, pour le civiliste qu’il 1346 83 - « De sorte qu’elle s’acquitte de son devoir, et même travaille, comme il est dit au D.38.1.48. » 84 - Roffredus BENEVENTANUS, Libelli iuris canonici..., op. cit., f. 10r. : « À propos du neuvième empêchement, à savoir à propos des hommes froids ou victimes d’un maléfice. Le neuvième empêchement est surprenant, car il touche des individus, parmi un grand nombre, qui sont à ce point entravés, froids ou victimes de maléfices qu’ils ne peuvent avoir affaire à leur femme, ni leur lire ou évoquer les titres de la poutre encastrée ou l’instrument légué, ni ceux sur les extorsions, et pour cette raison il empêche le mariage d’être contracté et il dissout le contrat. » 85 - VARRON, Menippeae, 548, cité par F. VASSALLI, Del ius in corpus..., op. cit., en page de garde. 86 - Voir X.2.13 De restitutione spoliatorum, c. 8, 13 et 14. F. VASSALLI, Del ius in corpus..., op. cit., p. 23-25, dit à propos de la tutelle possessoire : « Les canonistes, en appliquant Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS MARTA MADERO NORMES JURIDIQUES ET MARIAGE CHRÉTIEN Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS Ces exemples d’analyse casuistique de la matière matrimoniale appartenant à la période classique sont loin d’être les seuls qu’une lecture moralisante et pastorale voile, et c’est précisément ces constructions extrêmes que nous devons restituer dans la mesure où « c’est au moment même de l’exception, lorsqu’une solution se saisit en sa circonstance la plus extrême, que son degré de généralité est au plus haut. Ce n’est dès lors plus à une généralisation que nous avons affaire, mais plutôt à une stabilisation de l’exceptionnel 88 ». La première interrogation, celle qui porte sur la naissance du droit au corps, montre que pendant un demi-siècle, les canonistes tendaient vers l’idée que ce qu’ils qualifiaient de servitude – renvoyant par là, inévitablement, au domaine des servitudes romaines – avait comme origine un acte unique : le premier rapport charnel entre époux. Le fait que l’on ne pouvait normalement pas constituer une servitude avec un acte unique ne semblait point être un obstacle. Le triomphe du consentement comme origine de la servitude ne constitue nullement un abandon de la transformation du corps en objet de droit. Cette position, qui finira par dominer le débat, liée sans doute à l’accentuation de la théorie consensuelle dans la formation du lien, ne donne pas moins au conjoint un droit sur le corps de l’autre tout en produisant une dépossession du sien. Notre seconde question sur le droit au corps nous conduit, partant d’une réflexion sur la possession d’une servitude, à une interrogation qui se sert de la casuistique de la poutre incorporée ; servitude d’une chose sur une autre, cas limite de la réflexion sur la cause des servitudes et leur durée. L’adultère n’est alors pas pensé dans le langage de la division de la chair, mais plutôt comme fait induisant la prescription, équivalent du geste par lequel on fait cesser ce droit, que dans la casuistique était celui de boucher le trou laissé vacant par le retrait de la poutre. Mais cette analogie, au fond juridiquement logique, inspire l’ironie de Roffredus Beneventanus, qui fera de la surenchère en postulant l’union des corps comme accession, comme adhésion inséparable d’une chose qui enrichit, complète une autre par sa propre extinction. la tutelle possessoire aux raisons d’un conjoint envers l’autre, trouvèrent à leur disposition – pour ces rapports – une dogmatique (si on veut l’appeler ainsi), qui n’a, en général, pas de comparaison avec les autres rapports juridiques auxquels ils eurent à étendre la notion de possession et sa relative tutelle. » 87 - R. BENEVENTANUS, Libelli iuris canonici..., op. cit., f. 8v. 88 - Yan THOMAS, « L’extrême et l’ordinaire. Remarques sur le cas médiéval de la communauté disparue », in J.-C. PASSERON et J. REVEL (dir.), Penser par cas, Paris, Éd. de l’EHESS, 2005, p. 45-73, ici p. 46. 1347 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS était, que l’on puisse agir en possession car cela ne concernait que les immeubles, comme on le lisait au D.43.16(15).1.7. Or, la femme et le mari ne sont pas un « bien immeuble, mais plutôt mobile et qui se meut » (res immobilis sed potius mobilis et se movens). En effet, « aucun interdit ne convient à la nature de son être » (nullum interdictum de sui natura competit), mais « je crois qu’on peut subvenir en agissant en possession » (credo quod ei subveniatur possessorio 87). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS Ces exemples extrêmes permettent de mettre en évidence certains traits de la judiciarisation des rapports charnels, de la constitution d’un droit au corps qui est, encore de nos jours, le seul objet juridique du consentement. En effet, en dehors de toutes les considérations « personnalistes » – terme qui implique que l’on tient de plus en plus compte des aspects affectifs et de communion de vie des époux –, qui se seraient imposées, en particulier depuis la révision du Code canonique en 1983, il reste néanmoins que les impuissants ne peuvent, pour des raisons de droit naturel, se marier, car chez eux manque un corps « puissant », incontournable objet du consentement. « Ce n’est pas l’amour mais le consentement qui constitue le mariage », dira le canoniste P. Fedele dans un texte publié en 1982 89, en s’insurgeant face aux catégories métajuridiques appliquées à l’institution matrimoniale. L’amour comme sens du mariage est pour lui « une nouvelle catégorie [...], riche d’obscures significations mystico-sentimentales », une nouveauté condamnée non seulement par la jurisprudence de la Rote, mais également par Pie XII en 1941 et en 1944. L’amour ne convoque que des jeux futiles de paroles qui ne doivent pas faire oublier que la cause juridique du mariage, telle qu’elle est définie par le Code de 1917, c. 1081, est celle de donner et accepter « le droit perpétuel et exclusif sur le corps, pour l’accomplissement des actes appropriés par eux-mêmes à la génération des enfants ». L’actualité ne lui donne pas tort, car tout récemment, le 7 juin 2008, le journal Il Messaggero publiait un article sur le refus de l’évêque de Viterbe de permettre le mariage d’un jeune couple dont l’homme était resté paraplégique suite à un accident automobile. Face aux réactions indignées que l’affaire avait suscitées, la Curie s’était prononcée en exprimant son appui à l’évêque mis en cause : l’impuissance est un empêchement de droit naturel, et l’acceptation du conjoint ne lève pas l’interdit qui pèse sur ce corps inapte aux gestes que l’Église considère comme valables pour la perfection du sacrement. Les discours, si fréquents aujourd’hui, sur la dignité du corps humain, de la part d’une papauté de plus en plus fermée aux questions posées par la société, ne devraient pas faire oublier son entreprise minutieuse de judiciarisation des rapports corporels. Le droit canonique construit une normativité obsessionnellement détaillée sur l’acte de chair : « Le légiste est un magicien selon le style de l’obsédé », disait Pierre Legendre 90. Le droit au corps du conjoint, indissolublement lié à l’aliénation du propre corps, est pensé dans ses moindres détails : naissance du droit, modes licites de réalisation, règles de prescription, tutelles aux fins de préservation, sélection de corps idoines – exclusion des impuissants – selon les stricts critères de la définition juridique des rapports sexuels suffisants. Marta Madero Universidad Nacional de General Sarmiento, Buenos Aires 1348 89 - Pio FEDELE, « La essenza del matrimonio e la sua esclusione », Studi sul matrimonio canonico, Rome, Officium Libri Catholici, 1982, p. 9. La version de 1983 modifie la terminologie et divise la formulation, mais maintient la règle dont le contenu demeure intact. 90 - P. LEGENDRE, L’amour du censeur..., op. cit., p. 142. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.167.252.105 - 16/10/2019 16:11 - © Éditions de l'EHESS MARTA MADERO