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Philosophical Enquiries : revue des philosophies anglophones – déc. 2020, n° 10 – « Politiques du bonheur » Bart Schultz, The Happiness Philosophers, The Lives and Works of the Great Utilitarians, Princeton & Oxford, Princeton University Press, 2017, 456 p. (B. Bourcier, Université Catholique de Lille) Par l’importance de ses travaux passés1, Bart Schultz est aujourd’hui reconnu comme l’un des grands spécialistes d’Henry Sidgwick (1838-1900). Avec ce nouveau livre, celui-ci nous offre un passionnant examen de l’utilitarisme classique qui renouvèle la compréhension de cette tradition philosophique en éclairant les œuvres avec la vie de ses auteurs. Le livre de Bart Schultz vise fondamentalement à présenter et défendre le sens philosophique de l’utilitarisme. Son intention repose sur le constat que les philosophes utilitaristes de la modernité (de W. Godwin à H. Sidgwick) ont très largement vu leur message terni et obscurci par les préjugés et caricatures qui, de Charles Dickens2 à aujourd’hui, ont fait des philosophies utilitaristes des idéologues servant les gestionnaires capitalistes. À partir d’une approche de l’histoire de la philosophie3 refusant sa réduction aux seules doctrines, Bart Schultz propose de relire et de comprendre à nouveau frais l’utilitarisme classique en renouant avec l’idée que la philosophie et ses enseignements sont à la fois dans les œuvres et dans la vie des philosophes. Comme il le présente lui-même : Ce livre reflète la croyance que chacun a besoin des œuvres et des vies, des mots et des actions, pour récolter complètement les contributions des grands philosophes qui ne peuvent être seulement réduits à leurs œuvres. »4 La méthode de Schultz repose sur une conception ouverte de la philosophie. Comprendre une philosophie, c’est, dans un même geste, saisir l’œuvre philosophique et la vie de l’homme qui l’a créée. Suivant, cette idée, le parcours proposé par Bart Schultz construit un pont entre la biographie intellectuelle, le portrait des philosophes utilitaristes et leurs parcours intellectuels et avancements dans leur œuvre philosophique. Dans l’interstice de ce dialogue se joue des 1 Henry Sidgwick, The Eye of the Universe: An Intellectual Biography, Bart Schultz, Cambridge, Cambridge University Press, 2004. Utilitarianism and Empire, éd. Bart Schultz & Georgios Varouxakis, Lexington Books, 2005. 2 Temps Difficiles, Charles Dickens, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1985. 3 Bart Schultz cite ici en exemple le livre de James Miller : Examined Lives : from Socrates to Nietzsche, Picador, Toronto, 2012. 4 The Happiness Philosophers, The Lives and Works of the Great Utilitarians, Bart Schultz, p.5, Princeton & Oxford, Princeton University Press, 2017. 63 Philosophical Enquiries : revue des philosophies anglophones – déc. 2020, n° 10 – « Politiques du bonheur » effets de miroirs entre la vie et l’œuvre, mais aussi des tensions et contradictions entre le philosophe et sa pensée qui, pour Schultz, ne limite en rien le sens philosophique de l’utilitarisme. Ce faisant, il nous semble que l’intérêt véritable du livre tient à ce qu’il réussit à donner un nouvel éclairage au mot « utilitariste » qui, s’il n’épouse pas parfaitement le sens plus ou moins figé par la théorie, éprouve, à la manière des approximations et erreurs de Diogène Laërce1 dans ses portraits des philosophes anciens, un sens donnant chair et vie à l’œuvre et, plus largement, au travail philosophique de longue haleine qui l’a porté. En effet, l’examen des vies des philosophes de l’utilitarisme classique surprend le lecteur par bon nombre de choses. Comme le souligne l’auteur, qu’ils réalisent ou échouent à mettre en œuvre dans leurs vies leur philosophie, il y a là un héritage qui ne saurait être totalement arraché de l’enseignement philosophique de l’utilitarisme. Il y a, tout d’abord, cette commune opposition contre la souffrance inutile, arbitraire, produit de la violence de l’inégale considération morale des individus. Mais, pour Bart Schultz l’enseignement des utilitaristes se trouve essentiellement dans plusieurs lignes fortes qui ne peuvent être réduites au mot « réformisme » et deviennent au fil de l’ouvrage des axes guidant la compréhension de l’utilitarisme classique et de ses péripéties philosophiques, historiques et biographiques. Suivant Schultz, nous pouvons ici dresser la liste (non-exhaustive) des axes qui nous sont apparus les plus éloquents : l’engagement conduit parfois jusqu’au militantisme en faveur de l’éducation2 pour l’ouverture et la refondation des institutions éducatives, le souci et l’intérêt pour la condition des femmes et pour la liberté sexuelle, l’attention sérieuse portée aux expériences religieuses et spirituels jusqu’à la critique de ses maximes, enfin, l’intérêt nourri pour les questions relevant de la politique internationale. Grâce à la grande érudition, à la grande maîtrise du corpus utilitariste et des détails de la vie des philosophes, cette histoire de l’utilitarisme classique est conduite avec brio par Bart Schultz. Cependant, on peut regretter que cette lecture philosophique de l’utilitarisme classique ait pu impliquer certains choix. Elle passe, tout d’abord, par l’éviction d’autres utilitaristes (peut-être moins grands que ceux retenus) comme William Paley, William Thompson et James Mill qui n’ont, au mieux, droit qu’à de très brèves explorations. Si ceux-ci ont certainement 1 Vies et doctrines des philosophes illustres, Diogène Laërce, coll. « La Pochothèque », Paris, Le Livre de Poche, 1999. 2 Bart Schultz présente ce combat perpétué par chacun des utilitaristes comme l’un des acquis central du livre : « Thus, it should by this point be tolerably evident that Godwin, Bentham and Mill were all concerned to educate people by cultivating character growth in ways conducing to happiness, entwining one’s own and that of others, and that they interpreted « happy lives » in hedonistic terms, which were often melded with perfectionistic terms, particularly in Godwin and Mill. » The Happiness Philosophers, The Lives and Works of the Great Utilitarians, Bart Schultz, p.263, Princeton & Oxford, Princeton University Press, 2017. 64 Philosophical Enquiries : revue des philosophies anglophones – déc. 2020, n° 10 – « Politiques du bonheur » moins marqués la philosophie utilitariste que William Godwin, Jeremy Bentham, John Stuart Mill et Henry Sidgwick, ils ont néanmoins largement participé à son histoire. L’approche retenue a aussi, par principe, écarté l’examen d’autres fils d’Ariane par lesquels se sont développés la pensée utilitariste tel que la Westminster Review et l’entrée de l’utilitarisme dans la vie politique anglaise face aux oppositions multiples avec les libéraux, les socialistes, les whigs et les torys dans l’Angleterre du début du XIXè siècle. Enfin, l’auteur réserve un traitement particulier à Henry Sidgwick qui occupe presqu’un tiers du livre et déséquilibre peutêtre un peu l’ouvrage. Bart Schultz révèle les « cuisines » des Méthodes de l’Ethique et notamment le rôle qu’a pu jouer chez Sidgwick l’étude des expériences spirituelles et religieuses comme la parapsychologie. Expliquant Sidgwick, il n’hésite pas à confronter les vues des philosophes utilitaristes contemporains (P. Singer, R. Crisp à D. Parfit) au sujet de la philosophie morale de Sidgwick pour entrer plus en profondeur dans l’originalité et la spécificité de sa pensée. Gageons néanmoins qu’à travers ce voyage dans les œuvres et en compagnie des auteurs de l’utilitarisme classique, le lecteur trouvera sûrement de nouvelles raisons de lire et d’interroger ce corpus philosophique. 65