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S. Cuacanas, R. Cazals et P. Payen (éds.), Les prisonniers de guerre dans l’histoire. Contacts entre peuples et cultures, Toulouse, Privat, 2003, p. 95-105. Le visage de l'infamie : mutilations et sévices infligés aux prisonniers au cours de la croisade contre les Albigeois (début du XIIIe siècle) L'expédition menée contre les hérétiques albigeois et leurs protecteurs est un conflit singulier qui, dans un pesant contexte de guerre sacralisée, ne dépasse pas les frontières d'un royaume. Opposant des hommes d'une même entité géographique dont la traditionnelle démarcation culturelle (nord/sud) ne s'avère pas toujours convaincante , cette campagne succède à une précédente croisade —celle qui s'acheva par la prise de Constantinople en 1204— où le sentiment de haine entre deux communautés chrétiennes fut particulièrement exacerbé. L'objectif religieux n'ayant pas été atteint, certains croisés avaient à cœur de poursuivre l'"affaire de la foi". Ce bref rappel est sans doute utile pour comprendre, partiellement, l'attitude des protagonistes qui vont s'affronter en terre méridionale. Deux récits historiques, deux sources narratives contemporaines des événements qu'elles relatent (1209-1219), constituent la base de cette étude. Elles ont été élaborées par trois hommes d'Église. L'Histoire albigeoise est rédigée par le français Pierre des Vaux-deCernay, moine cistercien et historiographe officiel des croisés qu'il accompagne dans leurs opérations militaires, de 1212 à 1218. Pour la même période, la Chanson de la croisade albigeoise est une œuvre composée en occitan, sur un ton épique, par Guillem de Tudèle et poursuivie par un continuateur anonyme. D'origine navarraise, vivant à Montauban, puis à Saint-Antonin, le premier est un clerc devenu chanoine qui souhaite voir le ralliement de l'aristocratie méridionale aux objectifs de la croisade ; le second serait un clerc ou un légiste toulousain qui appartiendrait à l'entourage des comtes de Toulouse ou de Foix et qui se fait le chantre de la résistance menée par ces princes. Trois [p. 96] optiques différentes donc pour traiter d'un long conflit qui déchire à nouveau l'apparente unité de la chrétienté. Ces trois auteurs sont particulièrement prolixes dans le domaine de la captivité malgré les silences volontaires et autres occultations inhérentes à leur projection idéologique. Le sort du prisonnier de guerre occupe une certaine place dans chacune de ces œuvres : l'attitude envers le vaincu y a souvent une valeur exemplaire. De fait, la dimension physique n'est pas à négliger car elle constitue l'un des enjeux finaux d'une capture qui risque de déposséder l'individu de son corps. Cela est d'autant plus remarquable lorsqu'il s'agit de traiter du problème de la mutilation, pratique que chacun de nos chroniqueurs aborde avec plus ou moins de réserve. Si Guillem de Tudèle demeure plutôt discret sur ce sujet, son continuateur anonyme n'hésite pas à mettre en scène les craintes formulées par les croisés dans la perspective de la capture ; il dévoile également le recours aux mutilations et au massacre de prisonniers. Des trois observateurs, Pierre des Vaux-de-Cernay est celui qui insiste le plus, avec force détails, sur les sévices, les traitements infamants et les mauvaises conditions de détention. Pour donner de la force à ses propos, il indique souvent qu'il a recueilli ses témoignages auprès des victimes même. Il se montre assez favorable aux mutilations infligées en réponse à celles subies et justifie également massacres et exactions commises par les croisés. Capture et honneur Le respect de l'intégrité physique est une des conditions essentielles exigées au moment de la reddition. Le croisé Lambert de Thury explique en détail sa propre expérience. Au cours d'un combat, les chevaux ayant été tués, il se trouve encerclé avec ses compagnons, réduits au nombre de six. Il ne peut guère résister plus longtemps. La reddition se négocie : "Un des ennemis, plus noble que les autres et parent du comte de Foix, ordonna à Lambert de se rendre car il le connaissait. A ces mots, le vaillant Lambert répondit […] : «Nous nous rendons à condition que tu nous promettes cinq choses : tu ne nous tueras ni mutileras (non menbra truncabis), tu nous mettras dans une prison décente, tu ne nous sépareras pas, tu nous échangeras contre une rançon convenable, tu ne nous livreras pas au pouvoir d'un autre. Si tu t'engages formellement à respecter ces conditions, nous nous rendrons : si tu refuses, nous sommes prêts à mourir […]» ". Assurances et garanties sont échangées afin de lever les derniers doutes : «Viens donc, dit Lambert, et donne-moi la main en signe de promesse.» . Derrière la recherche de conditions honorables de détention, la première crainte énoncée est relative à la mort et à la mutilation. Le système de valeurs adopté par l'aristocratie occidentale entretient une sévère "culture de la honte" (shame culture) . La perspective même de la captivité [p. 97] est vécue comme un déshonneur qui rend la mort préférable à une humiliation qui entacherait l'individu, sa postérité et tout son lignage. «Mieux vaut mourir honorablement qu'être pris honteusement» déclare le chevalier Huc de la Mothe . Souvent synonyme de couardise et de lâcheté, la capture se trouve à l'opposé de l'exaltation des héroïques valeurs viriles savamment entretenue par les hommes de lettres et leurs nobles mécènes. L'impuissance à résister est dévalorisante alors que le courage est une valeur magnifiée, érigée en concept allégorique par les troubadours et les auteurs de textes épiques. A cette crainte de l'opprobre, il faut adjoindre également la peur répulsive des sévices physiques. On la retrouve à travers des propos qui reviennent de façon récurrente dans les deux œuvres. La garnison de Beaucaire, assiégée par les hommes du comte de Toulouse, est particulièrement inquiète : «Mieux vaut la mort que tomber entre les mains de l'ennemi ; si le jeune prince peut nous faire prisonniers, notre compte est bon et le plus heureux sera celui qui sera mort auparavant». L'ambiguïté est levée quelques vers plus loin : «Mieux vaut mourir ensemble sous le fer et l'acier que mener une vie déshonorée et demeurer prisonniers ! […] car une mort glorieuse est préférable à une captivité. […] il nous vaut mieux mourir que d'être crucifiés tout vifs (vius nos cruzifig).» . Ce n'est pas seulement ici un appel à l'héroïsme ou à la fierté mais avant tout le souhait de ne pas subir l'affront du supplice. Au-delà du simple motif, topique et secondaire, sur l'honneur qui réapparaît de façon obsédante dans les vers de l'Anonyme, il y a la terreur véritable de l'humiliation. Effrayés, ces croisés, que l'auteur toulousain fait ainsi parler, veulent garder leur dignité. Code de l'honneur et violation de la parole donnée «Se rendre à merci plutôt que de se laisser mettre à mal» , cela implique de la part des belligérants le respect de conventions reposant sur une loyauté et une droiture réciproques, et dont l'objectif serait de limiter la violence des guerriers. En l'absence de toute "loi des armes", chacun peut se référer à une coutume tacite, à usage interne, plus ou moins acceptée par tous. La part de risque est donc relative, rien ne garantit absolument l'intégrité physique du vaincu. L'exemple de Lambert de Thury tend à le démontrer. Pierre des Vaux-deCernay rappelle que [p. 98] la parole jurée n'a pas été respectée : certes, il n'y eut pas de mutilation mais la détention des chevaliers ne fut pas celle qui avait été promise initialement . Ce dernier cas illustre l'existence d'un code particulier fait d'honneurs et de devoirs fondés sur un respect partagé par les adversaires. Cette éthique chevaleresque, couramment admise par les médiévistes au nom d'une certaine confraternité d'armes, comprend toutefois un certain nombre de limites . De fait, ce comportement codifié n'existe pas pour les piétons qui, pour cette raison, se battent avant tout pour leur survie : entre valets d'armes et cavaliers, entre sergents et chevaliers, tout affrontement se solde fréquemment par un carnage . Idem pour les mercenaires, les fameux routiers, qui depuis les décisions conciliaires de 1179 (Latran III) sont considérés comme des fauteurs de troubles assimilés aux hérétiques ; des indulgences sont accordées à ceux qui luttent contre eux : ils sont donc susceptibles d'être exécutés sans vergogne aucune . Idem pour les chevaliers félons qui, selon le droit féodal, sont aussitôt pendus pour motif de trahison . Par ailleurs, lors des prises de châteaux, le sort de la garnison dépend seulement de la clémence du vainqueur : elle est souvent passée au fil de l'épée ou pendue, et les [p. 99] prisonniers sont rares . Suite à l'assaut d'une petite forteresse proche de Pamiers, ses défenseurs et trois chevaliers (milites) sont tués ; trois autres sont épargnés, après intervention de l'entourage de Simon de Montfort. Ils ont juste eu le temps de promettre de se rendre, ce qui leur permet d'être échangés par la suite. Les croisés Amaury et Guillaume de Poissy ne bénéficient pas de cette mansuétude : ces milites sont tués après la prise du donjon qu'ils défendaient . Appartenir au groupe chevaleresque ne permet pas de toujours se prémunir d'un quelconque excès de violence. La capture au cours d'un engagement en rase campagne peut se solder ensuite par l'exécution du chevalier : devant Lavaur, un croisé est pris au cours d'une sortie de ses adversaire qui «l'emmenèrent et le mirent à mort aussitôt» . A Beaucaire, au cours d'un combat singulier, Gui de Cavaillon, fidèle des comtes de Toulouse, désarçonne le cavaler Guillaume de Berlit, croisé «qu'on pendit ensuite à un olivier en fleurs» déclare l'Anonyme et dont le cadavre fut odieusement mutilé précise de son côté Pierre des Vaux-deCernay . Le supplice est associé à la perfidie chez cet auteur. Les manquements à la parole et à la notion d'honneur sont mentionnés avec force détails lorsqu'il s'agit d'évoquer, non sans complaisance, les exactions des routiers, hommes fourbes par définition selon le cistercien. L'embuscade de Lolmie est un condensé du mépris de toutes les lois : "Quelques-uns des nôtres qui se trouvaient dans le château furent tués, d'autres faits prisonniers […] ; l'un des nôtres, ayant été pris vivant, les ennemis lui jurèrent d'épargner sa vie et ses membres, puis ils le mirent à mort alors qu'il s'était réfugié dans l'église." Après ce double sacrilège (non respect du droit d'asile et de la parole jurée), leurs méfaits se prolongent à Montcuq : "les défenseurs du donjon, craignant la mort, le livraient aux routiers, après avoir reçu d'eux le serment qu'on les laisserait sortir sains et saufs. Mais ces méchants traîtres, au mépris de leur serment, les envoyèrent aussitôt à la mort déshonorante du gibet." . Ce comportement est loin de constituer l'apanage des seuls mercenaires. La forteresse du Pujol est prise par les chevaliers toulousains et les hommes de la milice urbaine. Les croisés "capitulèrent après de dures angoisses, à la condition toutefois que les ennemis épargneraient leur vie et leurs membres" mais "nos adversaires emmenèrent à Toulouse les chevaliers prisonniers et se montrèrent pires que les infidèles. En violation des promesses et des serments, nos chevaliers (milites nostros) qui avaient la garantie de leur vie et de leurs membres, furent traînés par des chevaux à travers les places de la ville et pendus ensuite à un gibet. Ô procédé horrible de cruauté et de trahison !" . De [p. 100] son côté, l'Anonyme peut difficilement passer sous silence le massacre des croisés lorsque la place fut investie : "il n'y resta pas un Français, ni pauvre ni riche, qui ne fût pris, sans distinction ; tous furent tués, passés au fil de l'épée et il y en eut quelques-uns pendus : parmi eux soixante chevaliers (cavaers), des plus importants, des plus preux et des plus courtois et en plus les écuyers et les sergents d'armes." Rien n'est dit sur les captifs maltraités à Toulouse. Mais quelques vers plus loin, l'aveu tombe : les Français "sont fortement irrités par la douleur ressentie à cause de ceux qu'au Pujol nous avons tués et mutilés (malmes)" . Une troisième source indique bien qu'il y eut en effet des promesses de sauvegarde de la part du comte de Toulouse mais la vindicte populaire échappa au contrôle de l'autorité princière … Le dernier exemple choisi associe doublement la parole détournée et la pratique de sévices physiques. En s'emparant du château de Puisserguier, Giraud de Pépieux capture également deux chevaliers croisés et de nombreux sergents : il leur promet, sous la foi du serment, de ne pas les tuer mais de les conduire sains et saufs avec leurs bagages à Narbonne. Des renforts français arrivant, Giraud préfère s'enfuir. Du donjon, il fait descendre dans le fossé de la tour 50 sergents qu'il avait capturés et jette sur eux de la paille, du feu et des pierres pour les tuer. Miracle : après un jeûne de trois jours, ils sont retrouvés sans blessure ni brûlure ! Mais dans sa fuite, le scélérat conduit les deux chevaliers à Minerve et là, "il trahit sa promesse et viola son serment : sans doute il ne les tua pas, mais, ce qui est pire que la mort, il leur creva les yeux, puis il leur fit couper les oreilles, le nez et la lèvre supérieure et les renvoya tout nus au comte. Quand il les eût chassés nus en pleine nuit par la bise et le gel, car l'hiver était extrêmement froid, l'un d'eux (ce qui ne peut s'écouter sans pleurer) expira sur un fumier, l'autre, comme je l'ai entendu de sa bouche, fut conduit par un pauvre à Carcassonne." . La banalisation des sévices Cet épisode longuement rapporté par le moine français, même s'il a une valeur démonstrative sur la perfidie viscérale de l'aristocratie méridionale, n'est pas une mention unique. De fait, le brutal recours à la mutilation est d'un usage fréquent dans chaque camp. La plupart des affrontements possèdent leur lot de cruautés [p. 101] infligées à ceux qui tombent aux mains de l'ennemi . Pendant le siège de Termes, les hommes du château de Cabaret font diverses incursions dans les parages afin de harceler les troupes croisées. Leurs actions s'avèrent redoutables : "chaque fois qu'ils faisaient prisonniers quelques-uns des nôtres, ou bien ils les condamnaient à la mort la plus honteuse, ou bien ils les renvoyaient au camp après leur avoir cruellement crevé les yeux, coupé le nez ou infligé d'autres mutilations (menbris crudelissime detruncatis)". L'homme de Dieu peut, en effet, s'en offusquer. Lors de la prise de Bram, il écrit, avec une joie à peine dissimulée : "Quant aux défenseurs de cette place, plus d'une centaine eurent les yeux crevés, le nez coupé (nasos amputaverunt) : un seul fut éborgné afin de mener à Cabaret le cortège ridicule de nos ennemis. Le comte donna cet ordre, non qu'il prit plaisir à de telles mutilations (detruncatio menbrorum), mais parce que ses adversaires en avaient eu l'initiative et que ces féroces bourreaux mutilaient tous ceux des nôtres qu'ils pouvaient faire prisonniers. C'était justice de les voir tomber dans la fosse qu'ils avaient creusée et goûter de temps en temps au calice qu'ils avaient si souvent fait boire aux autres." Pour précipiter l'issue d'un siège, il faut effrayer l'ennemi et le frapper psychologiquement. D'où une surenchère de violence. Un jeune chevalier, neveu de l'archevêque de Reims, est capturé par quatre valets d'armes (garson) qui le tuent aussitôt sous les murs de Moissac. Son cadavre est traîné dans la ville et mutilé avant d'être lancé en morceaux dans les rangs croisés. Le chevalier français pendu à l'olivier connaît un sort presque similaire : ses pieds sont coupés pour être placés dans un mangonneau qui les projette dans le donjon défendu par la garnison croisée de Beaucaire, déjà fortement éprouvée par le manque d'eau et de vivres . Ces deux exemples illustrent l'intensité de certains combats qui se déroulent parfois autour des cadavres. L'enjeu est relativement simple : il s'agit d'éviter au corps du défunt un outrage particulièrement infamant . Dans la partie composée par l'Anonyme, l'auteur s'ingénie souvent à laisser les différents protagonistes prendre la parole. Ainsi, les ecclésiastiques réunis dans le cadre du IVe concile du Latran lancent la pierre aux Méridionaux. L'évêque de Toulouse, Foulque, accuse notamment le comte de Foix d'avoir mutilé de nombreux croisés lors des combats qui se sont produits à Montgey : [p. 102] «Tels sont les cris de douleur de ces aveugles, de ces estropiés et de ces mutilés, dont aucun ne peut plus marcher sans être soutenu par un guide, qui résonnent là dehors à la porte, que celui qui a massacré, estropié, amputé ces hommes ne doit plus jamais posséder de terre ; voilà ce qu'il mérite ! ». La réponse, pleine d'ironie et de provocation, provient d'Arnaud de Villemur, fidèle de l'entourage des comtes de Toulouse : «Seigneurs, si j'avais su que ce grief serait mis en avant et qu'on en ferait tant de bruit dans la cour de Rome, il y en aurait plus, en vérité, sans yeux et sans nez ! » . Pure forfanterie ici, ressort psychologique de l'intimidation ailleurs, chez les deux chroniqueurs, reprocher le mauvais traitement infligé aux prisonniers vise avant tout à diaboliser l'adversaire. Pour autant, on ne peut se contenter de ce premier degré d'interprétation. Analyses et hypothèses A travers leurs propos, nos deux auteurs donnent quelques éléments d'explication. De l'aveu même des Toulousains et de l'Anonyme, les atrocités perpétrées au Pujol appartiennent au domaine de la vendetta primaire («nous sommes bien vengés de nos ennemis» ). Réaction identique chez Pierre des Vaux-de-Cernay qui, à coups de références scripturaires, tient un raisonnement qui appartient manifestement à la loi du talion. Il justifie logiquement la répression cruelle, avec de surcroît un sentiment lui permettant de se dégager de toute responsabilité : il s'agit de répondre, par nécessité, aux exactions d'un ennemi qui ne respecte décidément rien . Le principal objectif est de terroriser l'adversaire, d'éprouver ses nerfs et de saper le moral des troupes. Les membres inférieurs du chevalier pendu à l'olivier sont projetés dans le donjon de Beaucaire «pour terrifier nos assiégés et les presser à bout», ce qui a aussi pour effet de semer le trouble dans le camp des Français qui, désemparés, se divisent sur la tactique à suivre . Les suppliciés de Bram sont conduits à Cabaret pour impressionner la garnison. Le cadavre outragé du neveu de l'archevêque de Reims est une image saisissante du sort que l'on entend réserver aux prochains captifs. Dans cet acte, humiliation et profanation sont délibérément recherchées. Le moine cistercien l'a bien compris. Quand il évoque les mutilations infligées par les hommes de Cabaret, —ce qui devait fortement ébranler les assiégeants de Termes qui ne pouvaient intervenir sur deux fronts—, il précise qu'elles sont commises «pour afficher le mépris qu'ils avaient pour Dieu [p. 103] et pour nous» . Attitude sacrilège qui consiste à humilier Dieu et ses serviteurs, à profaner l'homme, créé à l'image de la divinité. Ce dernier argument permet à Pierre des Vaux-de-Cernay de développer l'idée toute manichéenne que les Méridionaux, «les plus cruels ennemis de la religion chrétienne», qualifiés de «pires que les Infidèles», sont des sacrilèges irrévérencieux. La croisade est donc justifiée et permet tout, y compris de commettre les mêmes forfaits. On touche ici la portée idéologique des deux œuvres. N'oublions pas que la supposée déclaration d'Arnaud de Villemur devant l'assemblée du Latran est destinée à un public aristocratique, celui qui compose les cours du Midi. Ces vers de propagande, chantés en occitan, doivent conforter la résistance aux croisés, tout en éprouvant aussi, par intimidation psychologique, le camp d'une noblesse méridionale qui est bien loin de constituer un front unanime. L'attitude de Giraud de Pépieux le démontre manifestement. Si ce seigneur décide de mutiler ostensiblement deux chevaliers croisés qu'il renvoie de façon tout aussi spectaculaire dans leur camp, c'est surtout pour signifier qu'il a abandonné le parti de Simon de Montfort. Celui qui fut auparavant son ami, au point qu'il l'«avait pris en affection et reçu dans son intimité, à qui il avait même donné en garde les châteaux qu'il possédait près de Minerve », se doit de montrer d'indubitables gages de loyauté. Pour effacer le souvenir de sa défection et apporter les preuves de son nouvel engagement auprès des siens, son ralliement passe par la rupture brutale du lien initial. Il faut aller encore plus loin et analyser ces pratiques en fonction du mode de pensée de l'homme médiéval. Certes, les atrocités commises nous renvoient à des questions complexes sur "les rapports entre propagande, mentalités collectives et faits réels à une époque donnée" , mais est-il nécessaire de rappeler que l'ablation punitive s'inscrit dans la réalité historique de la période ? Pendant tout le Moyen Age, les mutilations, notamment faciales, constituent un mode fréquent de répression de l'insubordination paysanne, après avoir été celui que l'on réservait communément à l'esclave depuis l'Antiquité. Elles appartiennent également au domaine de la répression judiciaire, qu'il s'agisse de sanctionner le simple voleur récidiviste ou le criminel avéré . Appliquées au contexte de la guerre, et qui plus est, lorsqu'il s'agit d'un conflit se déroulant dans un contexte sacralisé, elles prennent d'autres significations. La première qui s'impose à l'esprit comme une évidence est de mettre l'adversaire hors d'état de nuire à travers une amputation invalidante. Dans les chansons de geste, les mutilations des membres inférieurs infligées aux piétons ont un rapport direct avec leur activité militaire ; de même que, pendant la guerre de Cent Ans, [p. 104] les Français tranchaient le pouce et l'index des archers anglais. Dans les exemples donnés par nos auteurs, rien ne vise à produire systématiquement une incapacité physique qui diminuerait ou annihilerait l'exercice du métier des armes, à l'exception de l'aveuglement toutefois. La mutilation faciale (nez, lèvres et oreilles) est le supplice que l'on administre aussi bien aux chevaliers nobles qu'aux sergents ou aux roturiers car elle touche le visage, partie visible de l'affront. La violence et son corrélatif psychologique sont très liés à l'honneur, à la renommée. A la souillure physique et morale du supplice s'ajoutent la conscience de l'humiliation et aussi le sentiment d'horreur que cela peut susciter auprès des autres combattants, obligés, lorsqu'ils assistent au retour des captifs, d'être des voyeurs, passifs et impuissants. La vexation est crûment recherchée. Dans une société masculine où le courage et l'honneur sont érigés en valeurs fondamentales, la mutilation rappelle aux yeux de tous l'incapacité et la faiblesse à résister à l'ennemi ou que sa propre confiance a été abusée au moment de la reddition. C'est un aveu d'échec manifeste, une meurtrissure dégradante jamais effacée. La vision de chairs ravagées sur un visage commémore le souvenir d'un combat qui, symboliquement, s'est achevé par une défaite. Une pratique si spectaculaire tend également à discréditer l'adversaire auprès des populations autochtones qui le soutiennent, notamment toutes ces troupes variables et inconstantes dont les défections ou les ralliements parsèment le déroulement de cette croisade. Si bien que les mutilations peuvent être analysées comme la volonté manifeste de souligner l'impuissance du seigneur à défendre les siens et à les préserver des ennemis, honte qui touche le chef et s'étend à tout son camp. Il n'est pas anodin que Pierre des Vaux-deCernay présente toujours Simon de Montfort comme un homme soucieux du sort de ses chevaliers. Le devoir de protection et d'entraide est l'expression des obligations vassaliques réciproques. La base du serment de fidélité prêté entre le seigneur et son vassal repose sur un engagement synallagmatique qui consiste à se préserver de toute atteinte : "je promets de ne pas attenter à ta vie, à ne pas aller contre ton corps ou contre les membres qui dépendent de ton corps". Et à se préserver des agressions de l'adversaire. La violence infamante entame un idéal qui constitue le fondement de la relation unissant la plupart des guerriers entre eux. Dans le substrat mental de l'homme médiéval, la mutilation désigne à tous. Ce dernier aspect est essentiel et suscite plusieurs questions. Dans une société où l'apparence extérieure et la fierté aristocratique sont primordiales pour la manifestation d'un rang, le caractère ignominieux du supplice enduré a une forte portée. Le chevalier amputé ne risquait-il pas de se trouver exposé au mépris et à la répulsion ? Confondu avec l'auteur de petits larcins que l'on a essorillé ou avec le criminel que l'on a banni, ses mutilations de combattant, marque visible de l'infamie, peuvent remettre en cause sa crédibilité . Quelle est, auprès des siens, [p. 105] la position du noble au nez excisé ou marqué de l'ablation des lèvres, profondément touché dans sa chair et dans son psychisme ? De même, que devenaient ces cohortes d'aveugles, d'estropiés, de mutilés qui, au sein d'un camp, devaient rappeler de bien mauvais souvenirs ? Réaction d'entraide, de solidarité ou mise à l'écart et marginalisation ? Dans un premier temps, le guerrier est sans doute à la charge économique de son seigneur. A un chevalier du Bordelais que le comte de Toulouse Raimond V avait mutilé, le roi Richard Cœur-de-Lion octroya une belle récompense en lui faisant don du château de Bègles . Mais en était-il de même pour tous ? L'issue irrémédiable semble demeurer le recours à la générosité populaire. Dans l'exhortation préliminaire à la bataille de Muret, un croisé stimule ses compagnons en lançant : "songeons à bien combattre, car mieux vaut mourir avec honneur que mendier en vie" . Macule d'une opprobre éternelle, le stigmate de la mutilation n'est pas la valeureuse cicatrice d'un Guillaume au Court Nez dont la blessure est une marque de vaillance et de renommée lui conférant un avantageux certificat d'héroïsme . La relation des événements de la croisade contre les Albigeois, mission de défense de la foi, est rapportée à travers le prisme des sensibilités et des passions de chaque auteur. Mais malgré leur forme littéraire, ces récits historiques invitent à modifier le regard porté par le médiéviste sur la mutilation . Le mauvais traitement infligé aux prisonniers des deux parties exacerbe les antagonismes, entretient l'exaspération, perpétue la haine et incite à la vengeance. A cette escalade de violence se mêlent des considérations d'intolérance religieuse et de légitimité politique qui opposent brutalement croisés et Méridionaux. Dans le contexte si sensible de la guerre sacralisée, l'autre, l'ennemi, se trouve toujours dans le camp du diable. Cette rude réalité vient contrarier la normalisation intériorisée du comportement guerrier au sein de l'aristocratie occidentale. Les limites d'une application toute théorique, la variante des comportements, la contradiction et l'équivoque ont aussi toute leur place au sein de la "légende dorée" d'un monde chevaleresque trop souvent idéalisé . J.-L. Biget, "Croisade contre les Albigeois. Le Nord a-t-il colonisé le Sud ?", L'Histoire, n° 255, juin 2001, p. 44-49. Petri Vallium Sarnaii monachi. Hystoria albigensis, éd. P. Guébin et E. Lyon, Paris, 1926 ; Pierre des Vaux-de-Cernay, Histoire Albigeoise, éd. P. Guébin et H. Maisonneuve, Paris, 1951, § 248. Référence abrégée sous la forme PVC par la suite. J. Flori, Richard Cœur-de-Lion. Le roi-chevalier, Paris, 1999, p. 334. Nous suivons ici l'édition de E. Martin-Chabot, La Chanson de la croisade albigeoise, Paris, 1931-1961, 3 vol. ; t. III, laisse 195, v. 63-64. Les références à cet ouvrage seront désormais abrégées sous la forme Canso. Ce genre de formule est déjà présente dans Be'm platz lo gais temps de Pascor, poème du troubadour Bertran de Born (v. 1140-v. 1215) : «un mort vaut mieux qu'un vivant soumis (Que mais val mortz que vius sobratz)». Pierre des Vaux-de-Cernay donne également plusieurs exemples de chevaliers (milites) croisés sommés de se rendre et qui préfèrent mourir en martyrs : Gaubert d'Essigny (§ 123), Geoffroy de Neauphle (§ 284) et Guillaume de l'Écureuil, lequel échappe à trois reprises à la mort (§ 179). Cette éventualité est également avancée par Lambert de Thury (§ 248). Canso, t. II, laisse 159, v. 53-54 ; laisse 166, v. 66-67 et 69, laisse 167, v. 6. Canso, t. II, laisse 157, v. 17. La promesse n'ayant pas été tenue, Lambert et les siens sont livrés au comte de Foix : "Celui-ci les fit charger de grosses chaînes et les jeta dans un cachot si affreux et si étroit qu'on ne pouvait s'y tenir debout ni s'y étendre de tout son long ; comme éclairage, ils n'avaient qu'une chandelle et seulement pendant leur repas : leur cachot avait un tout petit guichet par lequel on leur passait la nourriture. Ils y restèrent longtemps prisonniers du comte de Foix, jusqu'au paiement d'une forte rançon" (PVC, § 248). Comportement similaire du croisé Foucaud de Berzy qui maltraite ses captifs avec cruauté (Guillaume de Puylaurens, Chronique, éd. J. Duvernoy, Paris, 1976, ch. XXXI, p. 109-111). Tortures et mauvais traitements servent parfois à hâter le paiement de la rançon libératoire (J. Flori, "Guerre et chevalerie au moyen âge (à propos d'un ouvrage récent), Cahiers de Civilisation Médiévale, 41, 1998, p. 358-359). Flori, art. cit., p. 354-355, 357 ; Richard Cœur-de-Lion…, p. 212, 220 et 422-423. Flori, art. cit., p. 358 et 361. Le neveu de l'archevêque de Reims est pris par des valets d'armes qui l'exécutent aussitôt sous les murs de Moissac (Canso, t. I, laisse 121, v. 27-28) ; pas de quartiers non plus entre les sergents (sirvens) et les archers qui s'affrontent sur le terrain de Montoulieu : "personne n'y est pris à vie sauve ni fait prisonnier" (Canso, t. III, laisse 192, v. 15) ; les chevaliers français désarçonnés à la bataille de Baziège sont massacrés et mutilés par les sergents à pied (Canso, t. III, laisse 211, v. 160-170) ; les piétons sont décimés par la cavalerie croisée à Saint-Martin-la-Lande, alors que la milice urbaine de Toulouse connaît des pertes considérables à Muret (PVC, § 273-274 ; 464). Guillem de Tudèle évoque la situation de Raimond du Périgord, "très angoissé parce qu'il est du nombre des routiers et s'attend à être mis à mort sans délai" (Canso, t. I, laisse 73, v. 67). Ce fut effectivement le cas lors de la reddition de Moissac : les croisés massacrèrent les routiers «avec empressement» écrit Pierre des Vaux-de-Cernay, laissant la vie sauve aux seuls chevaliers toulousains (§ 353). Exemple de l'ancien vassal du comte de Toulouse, Peire-Guillem de Séguret, capturé à Baziège et pendu après la bataille (Canso, t. III, laisse 211, v. 180) et de Baudoin, propre frère de Raimond VI (L. Macé, Les comtes de Toulouse et leur entourage(XIIe-XIIIe siècles). Rivalités, alliances et jeux de pouvoir, Toulouse, 2000, p. 74-86). Les habitants révoltés contre les châtelains français sont assimilés aux traîtres et donc châtiés sans pitié. Les défenseurs d'Alaric qui n'ont pu s'enfuir sont tués (PVC, § 145) ; idem à Termes, aux Touelles, à Hautpoul, à Lavelanet, à Bernis, avec quelques prisonniers cependant dont les seigneur de Termes et des Touelles, ce dernier étant échangé contre un croisé (PVC, § 189, 291, 304, 326, 594). PVC, § 250 et 122. PVC, § 216. Canso, t. II, laisse 161, v. 87 ; laisse 162, v. 32 ; PVC, § 582. PVC, § 497 et 499. PVC, § 434-435 ; trois chevaliers sont cités : Pierre de Cissey, Simon le Saxon et Roger des Essarts. Canso, t. II, laisse 134, v. 24-29 ; laisse 136, v. 13-14. Guillaume de Puylaurens donne une autre version des faits et rappelle que le comte de Toulouse avait, sous promesse, garanti la vie sauve aux défenseurs retranchés dans la tour. Malgré cela, lorsque le donjon est pris, «le vaillant chevalier Simon le Saxon fut tué par la populace tout de suite». Quant à ceux qui furent amenés à Toulouse, ils ont été massacrés dans leur prison par une émeute populaire et «traînés comme de la charogne hors de la ville» (Chronique, ch. XIX, p. 79). J. Flori rappelle que ce manquement à la parole donnée intervient fréquemment dans le cadre des croisades contre les Infidèles : l'ennemi de la foi ne mérite pas le respect du chevalier (Chevaliers et chevalerie au Moyen Age, Paris, 1998, p. 173). PVC, § 125-127. Mutilations (menbris detruncaverunt) des gardiens de châteaux croisés (PVC, § 136) ; mutilations et tortures exercées par le fils du comte de Foix ou par la population toulousaine (PVC, § 361 et 606 C). L'Anonyme en parle également lorsqu'il évoque les combats autour de Meilhan (Canso, t. III, laisse 209, v. 137-140 ; laisse 210, v. 6-7) et à Baziège (laisse 211, v. 160-174 ; laisse 212, v. 4). PVC, § 173 et 142. Canso, t. I, laisse 121, v. 27-28 ; PVC, § 343 et 582. Pendant l'un des sièges de Toulouse, les habitants maltraitent sans pitié les croisés : «ils les conduisaient aux carrefours de la ville, les mains liées, une bourse pendue au cou pour que chaque passant mit dans la bourse un ou plusieurs deniers au profit de ceux qui les avaient pris, ensuite des bourreaux aveuglaient les uns, coupaient la langue aux autres, traînaient les uns à la queue d'un cheval et les exposaient aux corbeaux et aux chiens, dépeçaient les autres et nous envoyaient les morceaux au moyen d'un trébuchet, brûlaient les uns et pendaient les autres.» (§ 606 C). PVC, § 344 ; Canso, t. III, laisse 200, v. 51-56. Canso, t. II, laisse 145, v. 21-25 et v. 29-31. Canso, t. II, laisse 134, v. 36. L'auteur s'inspire du Psaume VI, 16, du Proverbe XXVI, 27 et de Jérémie, XLIX, 12 (PVC, § 142). PVC, § 582. Ce chevalier est présenté comme un martyr par l'évêque de Nîmes afin de rassurer les croisés, en proie au doute, devant l'âpre résistance menée par les Méridionaux à Beaucaire (Canso, t. II, laisse 162, v. 32-35). De telles opérations de terreur se retrouvent également dans les épisodes relatifs aux croisades contre les Infidèles (M. Balard, "Le musulman d'après les illustrations de Guillaume de Tyr", dans De Toulouse à Tripoli. Itinéraires de cultures croisées, Toulouse, 1997, p. 149). PVC, § 173. PVC, § 125. P. Payen, "Conclusion : le voyage en Antiquité. Approches et problèmes", dans Retrouver, imaginer, utiliser l'Antiquité, Toulouse, 2001, p. 255, n. 11. N. Gonthier, Le châtiment du crime au Moyen Age (XIIe-XVIe siècles), Rennes, 1998. Cf. les peines de mutilations, dans le ch. III, p. 140-145. L. Paterson, Le monde des troubadours, Montpellier, 1999, p. 50. En cas de fuite, les fantassins s'exposent à l'amputation d'un pied (Flori, Richard Cœur-de-Lion …, p. 336). "La fama, renommée publique, est une composante essentielle de la vie en société. Au Moyen Age, elle présente une importance vitale. Elle ancre un individu dans son voisinage, dans la seigneurie, le quartier, la paroisse, la famille dont il dépend. Elle conditionne toute sa crédibilité […]. Une personne qui a perdu sa réputation a perdu en même temps son crédit en société […]. Qui a subi une peine infamante devient pour toujours un citoyen de catégorie inférieure, un paria. […] La peine d'infamie vise donc à ruiner désormais la renommée de quelqu'un" (Gonthier, op. cit., p. 121-122). F. Boutoulle, Société laïque en Bordelais et Bazadais des années 1070 à 1225 (pouvoirs et groupes sociaux), thèse de doctorat, Université Michel de Montaigne-Bordeaux III, 2001, p. 513. Canso, t. II, laisse 139, v. 53-54. J. H. Grisward, Archéologie de l'épopée médiévale. Structures trifonctionnelles et mythes indo-européens dans le cycle des Narbonnais, Paris, 1981, p. 216-218. L'éthique chevaleresque désapprouve la mutilation. J. Flori évoque toutefois sa pratique sur la personne du chevalier, tout en la limitant à des cas bien précis tels que la trahison et la rébellion, le comportement haineux et le non-respect des coutumes partagées par les combattants nobles (Chevaliers et chevalerie…, p. 160-166). D. Barthélemy, "La légende dorée des chevaliers du Moyen Age", L'Histoire, n° 244, juin 2000, p. 58-63.