DOSSIER
Maître Jacques.
Lithographie
publiée
par Agricol
Perdiguier
en 1863.
DOSSIER
LA FRATERNITÉ, L’AUTRE NOM DE LA FRANC-MAÇONNERIE
LE COMPAGNONNAGE,
UNE FRATERNITÉ OPÉRATIVE
PAR JEAN-MICHEL
MATHONIÈRE
P
armi les organisations à caractère fraternel, les compagnons du Tour de
France occupent une place d’autant plus importante au regard des francsmaçons qu’il est tentant de voir en eux des cousins plus ou moins éloignés.
[ 55 ]
Sans entrer une nouvelle fois dans le débat, complexe, des
parentés plus fantasmées que réelles entre la franc-maçonnerie et les
compagnonnages1, il est intéressant d’examiner ici quelques aspects
méconnus de la fraternité compagnonnique. On aura de la sorte une
vision un peu plus juste des origines réelles des compagnonnages,
origines qui restent d’autant moins bien connues que non seulement les
ressources archivistiques font souvent défaut, mais aussi — et surtout —
parce que les idées reçues priment encore trop souvent sur l’étude
objective.
Corporation, confrérie et compagnonnage
Un premier constat est fondamental : en deçà de toutes les définitions que l’on peut envisager de donner des compagnonnages, ces organisations sont avant tout, et tout simplement, des confréries au sens
médiéval (et chrétien) du terme. Elles en sont des héritières directes, tant
sur le plan de la parenté organique que sur celui de l’idéal. Un examen
objectif des ressources documentaires met en effet en lumière le fait
Cf. Jean-Michel Mathonière, Les interférences entre spéculatifs et opératifs
français aux XVIIIe et XIXe siècles. 14e volume des publications de la Société
française d’études et de recherches sur l’Écossisme (SFERE), Paris, 2017, 76 p.,
ainsi que J.-M. Mathonière, « Franc-maçonnerie et compagnonnage: “tronc
commun” ou absence de parenté? », in collectif Trois cent ans de franc-maçonnerie,
publié par la Grande Loge Nationale Française et la Loge nationale de recherche
Villard de Honnecourt, Paris, 2017 (2e éd. Dervy, Paris, 2017), p. 103-129.
1
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que sous l’Ancien Régime la frontière entre société compagnonnique,
communauté et/ou confrérie d’arts et métiers n’est pas toujours aussi
tranchée ni surtout aussi conflictuelle que ce que laisserait facilement
accroire ce postulat formulé de manière lapidaire par le père fondateur
de l’historiographie compagnonnique moderne, Roger Lecotté :
« le compagnonnage, à l’origine, n’est rien d’autre qu’une réaction
ouvrière contre les toutes puissantes corporations de jadis qui ne
réservaient qu’aux seuls fils ou alliés de maîtres l’accession à la
maîtrise.2 »
[ 56 ]
En bref, les compagnonnages seraient tout simplement des
associations nées du rejet par les ouvriers (les compagnons) du cadre
patronal. Mais, d’une part, il manque au postulat de Roger Lecotté un
troisième terme, les confréries, et, d’autre part, les sources sont en
réalité plus nuancées : à côté de cas conflictuels dans certains métiers,
elles montrent aussi des cas de relations étroites et même harmonieuses
entre les compagnons et les maîtres. En réalité, communauté, confrérie
et compagnonnage sont, à des degrés ayant varié selon les professions,
les époques et les lieux, trois aspects indissociables, trois visages
d’une même entité : le métier. Dans tous les cas, même durant les
périodes ponctuelles de crise ouverte, maîtres bourgeois et compagnons
itinérants étaient d’autant plus indissociables qu’ils ne pouvaient
exister économiquement les uns sans les autres. Car les compagnons ne
disposaient d’aucun statut juridique qui leur aurait permis d’exercer leur
profession dans les grandes villes en dehors du cadre communautaire,
et, hier comme aujourd’hui, le patronat avait pour sa part besoin d’une
main-d’œuvre qualifiée « embauchable » et « débauchable » à discrétion.
Il faut rappeler que sous l’Ancien Régime, les seules organisations
professionnelles disposant d’un statut juridique étaient les confréries et
les communautés3 d’arts et de métiers, les deux pouvant quelquefois se
confondre en une seule, notamment dans le Midi. Les compagnonnages
n’avaient donc pas de place dans cette organisation héritée du Moyen
Âge et du droit romain, et c’est donc le plus souvent au titre du délit
de coalition, qui interdisait aux ouvriers de s’organiser pour exiger de
leurs patrons des augmentations de salaire, que l’on a trace dans les
archives de poursuites contre des compagnons plutôt que contre ces
« associations de fait » qui, d’un certain point de vue, « n’existaient
pas ». Ainsi, sous la Révolution, le décret d’Allarde (2 et 17 mars
1791) concerne-t-il l’abolition des corporations, mais n’évoque pas
explicitement celle des sociétés compagnonniques. Il faut attendre la
loi Le Chapelier, promulguée quelques mois plus tard, le 14 juin 1791,
pour voir interdites toutes les formes d’organisations ouvrières dont les
compagnonnages, cette fois explicitement désignés.
Cette affirmation figurait autrefois dans le Guide du visiteur du Musée du
Compagnonnage de Tours dont Roger Lecotté était le fondateur(1968).
3
Le terme de corporation, d’origine anglaise, n’est devenu d’usage courant que
durant le dernier quart du XVIIIe siècle, suite à la tentative de Turgot en 1776
d’abroger les communautés de métiers.
2
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Pour la suite, on sait que la liberté d’association en général et des
associations ouvrières en particulier résultera de patientes élaborations
tout au long du XIXe siècle. Durant toute cette période, hormis durant la
brève parenthèse républicaine de 1848-1849, c’est sous le couvert de
sociétés de secours mutuels que les compagnonnages purent avoir une
façade légale leur permettant certaines activités.
La vocation fraternelle des compagnonnages
On pourrait penser que cette existence sous forme de société de
secours mutuels n’est qu’une façade de circonstance, facilitée par le fait
que les compagnonnages possédaient une dimension solidaritaire que l’on
incline à situer aux sources de l’économie sociale contemporaine4. Mais
c’est commettre là une subtile erreur d’appréciation : pour paraphraser
Roger Lecotté, les compagnonnages ne sont déjà « rien d’autre » que des
sociétés fraternelles dont la vocation est, précisément, l’assistance mutuelle
entre leurs membres. Le fait qu’ils soient devenus au fil des siècles des
vecteurs importants de la transmission des savoirs professionnels a brouillé
la vision claire que l’on devrait avoir de ce fondement. La formation et le
perfectionnement professionnels ne sont en aucun cas la vocation première
des compagnonnages, ce ne sont en réalité que d’heureuses conséquences
de leur fonctionnement fraternel. De même, l’obsession moderne pour leur
dimension initiatique (au demeurant trop souvent réduite à une vision
maçonnico-maçonnique de l’initiation) a-t-elle fait perdre de vue le fait
que ce fraternalisme, pour reprendre le terme qu’emploient les chercheurs
anglo-saxons quant à l’histoire de toutes ces sociétés à caractère fraternel
(dont la franc-maçonnerie), ce fraternalisme donc possède des racines
religieuses et ne résulte donc pas d’une vision « humaniste » qui serait, en
l’occurrence, totalement anachronique.
[ 57 ]
La vocation résolument fraternelle des compagnonnages ressort
très clairement de leurs statuts. La notion même de « Devoir », qui sert à
désigner la société compagnonnique au travers un aspect déterminant de
sa règle, dit bien l’essentiel : appartenir à un Devoir (à une « confrérie du
Devoir » selon certains textes), c’est non seulement être tenu à respecter
cette règle, c’est aussi et avant tout respecter l’usage fondamental du
« dû » auquel tour à tour chaque membre de la société a droit et doit
rendre. Si cela a quelquefois pu générer des abus de la part de rouleurs
peu scrupuleux qui, se substituant de gré ou de force aux embaucheurs
tant décriés des communautés de métier, plaçaient les ouvriers itinérants
chez les maîtres, réclamant un dédommagement plus ou moins important
pour ce service, un autre aspect absolument essentiel était celui du
« roule » auquel pouvait prétendre tout compagnon en règle arrivant dans
une ville de Devoir, qu’il s’agisse de la journée où il était totalement pris
en charge par ses frères lors de son arrivée, ou bien du secours financier
lui permettant de passer son chemin s’il n’y avait pas d’embauche, ou
bien encore de l’assistance en cas de maladie, ou bien enfin de ses
obsèques. On remarquera que « se faire rouler » était alors un privilège…
Cf. Jean-Pierre Duroy, Le compagnonnage. Aux sources de l’économie sociale,
éd. Mutualité française, Paris, 1991.
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Appartenir à une société de compagnonnage, c’était tout
simplement s’assurer d’un minimum de sécurité à une époque où
n’existait aucun système étatique de protection sociale :
« Nous prions les compagnons qui viendront après nous et qui
verront le rôle de vouloir bien donner vingt sol que nous jugeons
à propos d’imposer à ceux qui les verront dans la suite et ledit
argent sera employé pour soulager les compagnons passants qui
se trouvent en grande nécessité et aussi pour faire prier Dieu
pour le repos des âmes de ceux qui sont morts. […] à l’égard
de l’argent des amendes, il sera mis en mains tierces ou dans le
rôle pour soulager les compagnons passants dans leurs nécessités
et s’il ne se trouve pas [d’argent] dans le rôle, les compagnons
passants qui seront dans la ville seront obligés de le soulager sous
peine d’une amende de rôle. »5
On retrouve là ce qui constitue le socle même des confréries
médiévales et de leurs héritières jusqu’aujourd’hui : appartenir à une
confrérie, c’est s’assurer que cette famille de substitution accompagnera
le frère défunt jusqu’à sa dernière demeure et que sa dépouille ne sera
pas abandonnée aux bêtes sauvages, faute, dans le doute quant à sa
religion, de pouvoir l’enterrer dignement en terre chrétienne.
[ 58 ]
Le lavement des pieds auquel l’arrivant avait droit dans plusieurs
sociétés montre bien lui aussi la dimension résolument chrétienne des
compagnonnages primitifs. D’autres usages mériteraient d’être examinés
et leur origine serait probablement retrouvée parmi ceux des confréries.
Chaperon et chapeau de fleurs dans les confréries médiévales
Ces quelques points de repère sur les compagnonnages étant
posés, examinons tout aussi rapidement une des caractéristiques
fondamentales des confréries.
Dans la société médiévale, l’appartenance à tel ou tel corps est
marquée par l’apparence. Lors du temps fort qu’est la fête annuelle du
saint patron de la confrérie, les confrères arborent des pièces de costume
qui indiquent clairement à quel groupe ils appartiennent et quel est leur
rang à l’intérieur de celui-ci. Si les nombreuses confréries de pèlerins de
Saint-Jacques arborent les éléments emblématiques que sont la cape,
le chapeau garni de coquilles et le bourdon, d’autres confréries ont des
livrées moins caractéristiques et les simples membres n’arborent souvent
qu’un modeste chaperon, morceau de tissu de couleur qui se fixe sur
l’épaule et qui était à l’origine une pièce de vêtement destinée à couvrir
la tête. Le rapport du chaperon avec les couleurs des compagnons, que
plusieurs corps appellent encore des « livrées » au début du XIXe siècle et
Rôle des compagnons passants tailleurs de pierre d’Avignon, 1773. Sur les
compagnons tailleurs de pierre et les indications du paragraphe suivant, cf.
Laurent Bastard et Jean-Michel Mathonière, Travail et Honneur, éd. La Nef de
Salomon, Dieulefit (26), 1996.
5
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qui, selon les rites et métiers, se portent tantôt au chapeau, tantôt plus
ou moins haut sur le côté cœur du vêtement, est absolument évident.
Dans tous les cas, comme le suggère l’origine du chaperon,
l’ornement le plus important reste la coiffure : le « chapel », qui est porté
« en signe de cognoissance et de fraternité » ainsi que le précisent les
statuts de la charité de Louviers6. Comme le souligne Catherine Vincent,
« sa composition obéit à une savante symbolique propre à rappeler à
chacun le sens de son engagement ». Elle cite comme exemple les statuts
de la confrérie de Saint-Jean de Saint-Lô qui commentent longuement le
fait que le chapeau se porte sur la tête, car il est « le plus noble membre
que l’homme ait » et signifie « noblesse, dignité, joye, honneur, beauté,
liesse, vertus, prouesse, sens et entendement, charité, amour, force et
vigueur » ; la quantité des fleurs qu’il comporte commémore les vertus
et miracles de saint Jean ; ces fleurs doivent être de trois couleurs en
l’honneur de la Trinité, des trois dignités de saint Jean qui fut patriarche,
prophète et « fleur du baptême », ainsi que les trois vêtements que revêtit
le Christ lors de sa Passion7.
Les couleurs fleuries des compagnons
Cette symbolique fraternelle et vertueuse du chapel de fleurs est
incontestablement à l’origine des couleurs fleuries que portaient autour
du chapeau jusqu’au début du XXe siècle les compagnons passants
tailleurs de pierre. Ce couronnement constituait la marque même de
la réception au rang de compagnon, le nouveau reçu devant porter ses
rubans fleuris tous les jours durant trois mois et encore tous les jours de
fête durant les trois mois suivants, témoignant ainsi aux yeux de tous
qu’il était compagnon du Saint-Devoir. Si leur usage n’est attesté par des
textes internes qu’à partir du début du XVIIIe siècle (nous ne possédons
d’ailleurs aucun document antérieur des compagnons tailleurs de pierre
français), il appartient clairement à leurs racines les plus primitives :
on voit ainsi des tailleurs de pierre et des sculpteurs portant semblable
ornement autour de la tête sur des vitraux de Bourges et de Chartres
datant des années 1225-12308.
[ 59 ]
Un tailleur de
pierre portant un
bandeau fleuri
autour de la tête.
© Cathédrale de
Bourges, verrière
de Saint Thomas,
vers 1230.
Cité par Catherine Vincent, Les confréries médiévales dans le royaume de France,
XIIIe-XVe siècle, Albin Michel, Paris, 1994.
7
Catherine Vincent, op. cit., p. 15.
8
Cf. J.-M. Mathonière, Le serpent compatissant ; iconographie et symbolique du blason
des compagnons tailleurs de pierre, éd. La Nef de Salomon, Dieulefit (26), 2001.
6
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Il semble que d’autres compagnonnages anciens (les charpentiers
et les couvreurs) portaient eux aussi des couleurs fleuries autour du
chapeau avant que la mode des rubans dits « de Sainte Baume », à partir
des années 1830, ne vienne balayer cet usage.
Au demeurant, ainsi qu’en témoignent des dessins des
années 1820-1830, la couronne végétale et fleurie est omniprésente
dans la symbolique des compagnons passants charpentiers, car c’est à
son aplomb que s’effectue leur réception « pour la vie ».
[ 60 ]
Souvenir du Tour de France de Dauphiné la Fidélité, compagnon
passant charpentier, Tours, © Musée du Compagnonnage.
On y remarquera aussi que le père Soubise, le fondateur légendaire
dont ils se réclament — depuis une date qui n’est probablement pas
antérieure au maréchal prince de Soubise, Charles de Rohan (17151787) — n’avait pas encore remplacé saint Joseph, leur saint patron
traditionnel. Au demeurant, le portrait imaginaire de Soubise édité
par Perdiguier en 1865 fait immanquablement songer à la figuration
traditionnelle de saint Joseph… mais sans auréole ni fleur de lys !
Jésus Marie Joseph
L’iconographie est une piste de recherche intéressante quant à
l’existence quelquefois discrète des compagnonnages.
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Le Père Soubise. Lithographie publiée par Agricol Perdiguier en 1865.
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[ 61 ]
Une gravure assez répandue de Gérard Edelinck, datée de
1704, reproduit un tableau de Charles Lebrun intitulé Le Bénédicité
qui se trouvait alors dans une chapelle de l’église Saint-Paul à Paris (il
est aujourd’hui conservé au Louvre). La scène figure Marie et Joseph
entourant Jésus qui, les mains et les doigts figurant un triangle en
référence à la Trinité, récite le bénédicité. La gravure précise, par un texte
intégré à la composition, que « le tableau original de cette estampe, peint
par Monsieur Lebrun, peintre du roi, et gravé par le chevalier Edelinck
appartient à Messieurs les compagnons charpentiers de la confrérie
de Saint-Joseph, érigée à l’église de Saint-Paul à Paris. » Outre le fait
qu’elle est inversée par rapport au tableau original, cette gravure possède
toutefois avec lui une différence notable : l’absence du maillet, du ciseau
et de la besaiguë qui s’entrecroisent au pied de la table. Il est possible
que le graveur ait pris pour modèle la toile directement dans l’atelier du
peintre, avant son achèvement ou bien avant que les commanditaires ne
réclament de figurer les outils afin de « blasonner » leur propriété.
En tous les cas, la précision qu’il s’agit de la confrérie des
compagnons charpentiers a son importance : tout laisse en effet à penser
qu’il s’agit là non d’une confrérie des maîtres charpentiers, mais de celle
des compagnons du Devoir. On remarquera à cet égard que l’expression
« Jésus-Marie-Joseph », désignant la Sainte Famille, était justement
autrefois le principal mot de reconnaissance des compagnons passants
charpentiers.
LA CHAÎNE D’UNION n°84 [ Avril 2018 ]
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LE
COMPAGNONNAGE, UNE FRATERNITÉ OPÉRATIVE
Charles Lebrun,
Le Bénédicité.
Gravure de
Gérard Edelinck,
1704.
Maître Jacques et « super saint Jacques »
[ 62 ]
Concernant cet enracinement des compagnonnages dans le riche
substrat des anciennes confréries, on soulignera aussi le fait que la
majorité des sociétés compagnonniques se réclament de Maître Jacques
comme fondateur, personnage aux multiples légendes dont il apparaît que
l’un des « avatars » n’est autre que saint Jacques. Mais la question reste de
savoir lequel parmi les nombreux saints Jacques honorés au Moyen Âge ?
Les saints prénommés Jacques sont nombreux et il est difficile de démêler
de manière précise l’écheveau des confusions aboutissant à une sorte de
« super saint Jacques » auquel la tradition a longtemps attribué un texte
majeur de la spiritualité catholique médiévale, l’Épître de Jacques, dont
le rapport avec les préceptes spirituels attribués au maître Jacques des
compagnons, dans la version de sa légende où il est assassiné à la SainteBaume, est assez évident9. Si la mode actuelle du chemin de Compostelle
incite surtout à songer à Jacques le Majeur, il convient de ne pas oublier
Jacques le Mineur et Jacques le Juste, frère ou cousin de Jésus, qui, selon
certaines légendes, aurait été achevé d’un coup de marteau de foulon
sur la tête après avoir été précipité du haut de la terrasse du temple de
Jérusalem (c’est d’ailleurs à ce dernier Jacques que la tradition médiévale
attribue le plus souvent, par erreur, la fameuse Épître).
Au demeurant, le portrait de Maître Jacques que Perdiguier
publie en 1863 évoque très directement l’iconographie traditionnelle de
saint Jacques le Majeur (voir par exemple la miniature figurant sur un
manuscrit d’Albi datant de vers 1550). Il ne lui manque finalement que
la fameuse coquille !
Cf. J.-M. Mathonière, « Les avatars de Maître Jacques », Fragments d’histoire du
Compagnonnage, volume 11, conférences 2008, Musée du Compagnonnage de
Tours, 2009, p. 113-153.
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LE
St Jacques le Majeur. Détail d’un manuscrit datant de vers 1550, AD du Tarn.
COMPAGNONNAGE, UNE FRATERNITÉ OPÉRATIVE
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Maître Jacques. Lithographie publiée
par Agricol Perdiguier en 1863.
L’importance numérique des confréries se plaçant sous l’invocation
de l’un ou l’autre de ces saints Jacques à l’époque médiévale et sous l’Ancien
Régime permet aussi de comprendre pourquoi les compagnonnages se
réclamant d’une fondation par un maître Jacques sont, de très loin, les
plus nombreux, seuls quelques rares groupes parvenant à se placer sous
l’autorité d’autres fondateurs (Soubise ou Salomon) tout aussi légendaires.
[ 63 ]
Conclusion
Dès lors que l’on recentre la vision non pas sur ce que l’on aimerait
que les compagnonnages aient toujours été (par exemple des syndicats avant
l’heure ou des cénacles d’initiés opératifs), mais sur la réalité historique10,
il devient évident qu’une grande partie de leurs usages et symboles plonge
directement ses racines dans ceux des confréries médiévales d’arts et
métiers. On peut même formuler l’hypothèse que, quelle que soit pour tel
ou tel cas particulier l’importance qu’il convient de donner à leur dimension
contestataire à l’encontre des maîtres, leur origine est avant tout à rechercher
dans la volonté de conserver les traditions et les bienfaits de la confrérie. De
fait, aux côtés des charités et des confréries de Pénitents11 qui subsistent
encore dans quelques régions de France, les compagnonnages sont eux
aussi les ultimes témoins de ces confréries médiévales dont l’idéal fraternel
était exprimé par le premier verset du psaume 133 :
« Voyez ! Qu’il est bon, qu’il est doux d’habiter en frères tous ensemble ! »
Jean-Michel Mathonière
Cf. J.-M. Mathonière, « La transmission dans les compagnonnages : entre réalité
et fantasmes », in Critica masonica, n° spécial « La transmission », à paraître 2018.
11
Cf. l’ouvrage de Maurice Agulhon, Pénitents et Francs-Maçons de l’ancienne
Provence, Fayard, Paris, 1968, qui pose les bases de la sociabilité maçonnique
sous l’Ancien Régime.
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