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"Le compagnonnage, une fraternité opérative"

2018, La Chaîne d'Union n° 84

Parmi les organisations à caractère fraternel, les compagnons du Tour de France occupent une place d’autant plus importante au regard des francs-maçons qu’il est tentant de voir en eux des cousins plus ou moins éloignés. Sans entrer une nouvelle fois dans le débat, complexe, des parentés plus fantasmées que réelles entre la franc-maçonnerie et les compagnonnages, il est intéressant d’examiner ici quelques aspects méconnus de la fraternité compagnonnique. On aura de la sorte une vision un peu plus juste des origines réelles des compagnonnages, origines qui restent d’autant moins bien connues que non seulement les ressources archivistiques font souvent défaut, mais aussi — et surtout — parce que les idées reçues priment encore trop souvent sur l’étude objective.

DOSSIER Maître Jacques. Lithographie publiée par Agricol Perdiguier en 1863. DOSSIER LA FRATERNITÉ, L’AUTRE NOM DE LA FRANC-MAÇONNERIE LE COMPAGNONNAGE, UNE FRATERNITÉ OPÉRATIVE PAR JEAN-MICHEL MATHONIÈRE P armi les organisations à caractère fraternel, les compagnons du Tour de France occupent une place d’autant plus importante au regard des francsmaçons qu’il est tentant de voir en eux des cousins plus ou moins éloignés. [ 55 ] Sans entrer une nouvelle fois dans le débat, complexe, des parentés plus fantasmées que réelles entre la franc-maçonnerie et les compagnonnages1, il est intéressant d’examiner ici quelques aspects méconnus de la fraternité compagnonnique. On aura de la sorte une vision un peu plus juste des origines réelles des compagnonnages, origines qui restent d’autant moins bien connues que non seulement les ressources archivistiques font souvent défaut, mais aussi — et surtout — parce que les idées reçues priment encore trop souvent sur l’étude objective. Corporation, confrérie et compagnonnage Un premier constat est fondamental : en deçà de toutes les définitions que l’on peut envisager de donner des compagnonnages, ces organisations sont avant tout, et tout simplement, des confréries au sens médiéval (et chrétien) du terme. Elles en sont des héritières directes, tant sur le plan de la parenté organique que sur celui de l’idéal. Un examen objectif des ressources documentaires met en effet en lumière le fait Cf. Jean-Michel Mathonière, Les interférences entre spéculatifs et opératifs français aux XVIIIe et XIXe siècles. 14e volume des publications de la Société française d’études et de recherches sur l’Écossisme (SFERE), Paris, 2017, 76 p., ainsi que J.-M. Mathonière, « Franc-maçonnerie et compagnonnage: “tronc commun” ou absence de parenté? », in collectif Trois cent ans de franc-maçonnerie, publié par la Grande Loge Nationale Française et la Loge nationale de recherche Villard de Honnecourt, Paris, 2017 (2e éd. Dervy, Paris, 2017), p. 103-129. 1 LA CHAÎNE D’UNION n°84 [ Avril 2018 ] DOSSIER LE COMPAGNONNAGE, UNE FRATERNITÉ OPÉRATIVE que sous l’Ancien Régime la frontière entre société compagnonnique, communauté et/ou confrérie d’arts et métiers n’est pas toujours aussi tranchée ni surtout aussi conflictuelle que ce que laisserait facilement accroire ce postulat formulé de manière lapidaire par le père fondateur de l’historiographie compagnonnique moderne, Roger Lecotté : « le compagnonnage, à l’origine, n’est rien d’autre qu’une réaction ouvrière contre les toutes puissantes corporations de jadis qui ne réservaient qu’aux seuls fils ou alliés de maîtres l’accession à la maîtrise.2 » [ 56 ] En bref, les compagnonnages seraient tout simplement des associations nées du rejet par les ouvriers (les compagnons) du cadre patronal. Mais, d’une part, il manque au postulat de Roger Lecotté un troisième terme, les confréries, et, d’autre part, les sources sont en réalité plus nuancées : à côté de cas conflictuels dans certains métiers, elles montrent aussi des cas de relations étroites et même harmonieuses entre les compagnons et les maîtres. En réalité, communauté, confrérie et compagnonnage sont, à des degrés ayant varié selon les professions, les époques et les lieux, trois aspects indissociables, trois visages d’une même entité : le métier. Dans tous les cas, même durant les périodes ponctuelles de crise ouverte, maîtres bourgeois et compagnons itinérants étaient d’autant plus indissociables qu’ils ne pouvaient exister économiquement les uns sans les autres. Car les compagnons ne disposaient d’aucun statut juridique qui leur aurait permis d’exercer leur profession dans les grandes villes en dehors du cadre communautaire, et, hier comme aujourd’hui, le patronat avait pour sa part besoin d’une main-d’œuvre qualifiée « embauchable » et « débauchable » à discrétion. Il faut rappeler que sous l’Ancien Régime, les seules organisations professionnelles disposant d’un statut juridique étaient les confréries et les communautés3 d’arts et de métiers, les deux pouvant quelquefois se confondre en une seule, notamment dans le Midi. Les compagnonnages n’avaient donc pas de place dans cette organisation héritée du Moyen Âge et du droit romain, et c’est donc le plus souvent au titre du délit de coalition, qui interdisait aux ouvriers de s’organiser pour exiger de leurs patrons des augmentations de salaire, que l’on a trace dans les archives de poursuites contre des compagnons plutôt que contre ces « associations de fait » qui, d’un certain point de vue, « n’existaient pas ». Ainsi, sous la Révolution, le décret d’Allarde (2 et 17 mars 1791) concerne-t-il l’abolition des corporations, mais n’évoque pas explicitement celle des sociétés compagnonniques. Il faut attendre la loi Le Chapelier, promulguée quelques mois plus tard, le 14 juin 1791, pour voir interdites toutes les formes d’organisations ouvrières dont les compagnonnages, cette fois explicitement désignés. Cette affirmation figurait autrefois dans le Guide du visiteur du Musée du Compagnonnage de Tours dont Roger Lecotté était le fondateur(1968). 3 Le terme de corporation, d’origine anglaise, n’est devenu d’usage courant que durant le dernier quart du XVIIIe siècle, suite à la tentative de Turgot en 1776 d’abroger les communautés de métiers. 2 LA CHAÎNE D’UNION n°84 [ Avril 2018 ] LE COMPAGNONNAGE, UNE FRATERNITÉ OPÉRATIVE DOSSIER Pour la suite, on sait que la liberté d’association en général et des associations ouvrières en particulier résultera de patientes élaborations tout au long du XIXe siècle. Durant toute cette période, hormis durant la brève parenthèse républicaine de 1848-1849, c’est sous le couvert de sociétés de secours mutuels que les compagnonnages purent avoir une façade légale leur permettant certaines activités. La vocation fraternelle des compagnonnages On pourrait penser que cette existence sous forme de société de secours mutuels n’est qu’une façade de circonstance, facilitée par le fait que les compagnonnages possédaient une dimension solidaritaire que l’on incline à situer aux sources de l’économie sociale contemporaine4. Mais c’est commettre là une subtile erreur d’appréciation : pour paraphraser Roger Lecotté, les compagnonnages ne sont déjà « rien d’autre » que des sociétés fraternelles dont la vocation est, précisément, l’assistance mutuelle entre leurs membres. Le fait qu’ils soient devenus au fil des siècles des vecteurs importants de la transmission des savoirs professionnels a brouillé la vision claire que l’on devrait avoir de ce fondement. La formation et le perfectionnement professionnels ne sont en aucun cas la vocation première des compagnonnages, ce ne sont en réalité que d’heureuses conséquences de leur fonctionnement fraternel. De même, l’obsession moderne pour leur dimension initiatique (au demeurant trop souvent réduite à une vision maçonnico-maçonnique de l’initiation) a-t-elle fait perdre de vue le fait que ce fraternalisme, pour reprendre le terme qu’emploient les chercheurs anglo-saxons quant à l’histoire de toutes ces sociétés à caractère fraternel (dont la franc-maçonnerie), ce fraternalisme donc possède des racines religieuses et ne résulte donc pas d’une vision « humaniste » qui serait, en l’occurrence, totalement anachronique. [ 57 ] La vocation résolument fraternelle des compagnonnages ressort très clairement de leurs statuts. La notion même de « Devoir », qui sert à désigner la société compagnonnique au travers un aspect déterminant de sa règle, dit bien l’essentiel : appartenir à un Devoir (à une « confrérie du Devoir » selon certains textes), c’est non seulement être tenu à respecter cette règle, c’est aussi et avant tout respecter l’usage fondamental du « dû » auquel tour à tour chaque membre de la société a droit et doit rendre. Si cela a quelquefois pu générer des abus de la part de rouleurs peu scrupuleux qui, se substituant de gré ou de force aux embaucheurs tant décriés des communautés de métier, plaçaient les ouvriers itinérants chez les maîtres, réclamant un dédommagement plus ou moins important pour ce service, un autre aspect absolument essentiel était celui du « roule » auquel pouvait prétendre tout compagnon en règle arrivant dans une ville de Devoir, qu’il s’agisse de la journée où il était totalement pris en charge par ses frères lors de son arrivée, ou bien du secours financier lui permettant de passer son chemin s’il n’y avait pas d’embauche, ou bien encore de l’assistance en cas de maladie, ou bien enfin de ses obsèques. On remarquera que « se faire rouler » était alors un privilège… Cf. Jean-Pierre Duroy, Le compagnonnage. Aux sources de l’économie sociale, éd. Mutualité française, Paris, 1991. 4 LA CHAÎNE D’UNION n°84 [ Avril 2018 ] DOSSIER LE COMPAGNONNAGE, UNE FRATERNITÉ OPÉRATIVE Appartenir à une société de compagnonnage, c’était tout simplement s’assurer d’un minimum de sécurité à une époque où n’existait aucun système étatique de protection sociale : « Nous prions les compagnons qui viendront après nous et qui verront le rôle de vouloir bien donner vingt sol que nous jugeons à propos d’imposer à ceux qui les verront dans la suite et ledit argent sera employé pour soulager les compagnons passants qui se trouvent en grande nécessité et aussi pour faire prier Dieu pour le repos des âmes de ceux qui sont morts. […] à l’égard de l’argent des amendes, il sera mis en mains tierces ou dans le rôle pour soulager les compagnons passants dans leurs nécessités et s’il ne se trouve pas [d’argent] dans le rôle, les compagnons passants qui seront dans la ville seront obligés de le soulager sous peine d’une amende de rôle. »5 On retrouve là ce qui constitue le socle même des confréries médiévales et de leurs héritières jusqu’aujourd’hui : appartenir à une confrérie, c’est s’assurer que cette famille de substitution accompagnera le frère défunt jusqu’à sa dernière demeure et que sa dépouille ne sera pas abandonnée aux bêtes sauvages, faute, dans le doute quant à sa religion, de pouvoir l’enterrer dignement en terre chrétienne. [ 58 ] Le lavement des pieds auquel l’arrivant avait droit dans plusieurs sociétés montre bien lui aussi la dimension résolument chrétienne des compagnonnages primitifs. D’autres usages mériteraient d’être examinés et leur origine serait probablement retrouvée parmi ceux des confréries. Chaperon et chapeau de fleurs dans les confréries médiévales Ces quelques points de repère sur les compagnonnages étant posés, examinons tout aussi rapidement une des caractéristiques fondamentales des confréries. Dans la société médiévale, l’appartenance à tel ou tel corps est marquée par l’apparence. Lors du temps fort qu’est la fête annuelle du saint patron de la confrérie, les confrères arborent des pièces de costume qui indiquent clairement à quel groupe ils appartiennent et quel est leur rang à l’intérieur de celui-ci. Si les nombreuses confréries de pèlerins de Saint-Jacques arborent les éléments emblématiques que sont la cape, le chapeau garni de coquilles et le bourdon, d’autres confréries ont des livrées moins caractéristiques et les simples membres n’arborent souvent qu’un modeste chaperon, morceau de tissu de couleur qui se fixe sur l’épaule et qui était à l’origine une pièce de vêtement destinée à couvrir la tête. Le rapport du chaperon avec les couleurs des compagnons, que plusieurs corps appellent encore des « livrées » au début du XIXe siècle et Rôle des compagnons passants tailleurs de pierre d’Avignon, 1773. Sur les compagnons tailleurs de pierre et les indications du paragraphe suivant, cf. Laurent Bastard et Jean-Michel Mathonière, Travail et Honneur, éd. La Nef de Salomon, Dieulefit (26), 1996. 5 LA CHAÎNE D’UNION n°84 [ Avril 2018 ] LE COMPAGNONNAGE, UNE FRATERNITÉ OPÉRATIVE DOSSIER qui, selon les rites et métiers, se portent tantôt au chapeau, tantôt plus ou moins haut sur le côté cœur du vêtement, est absolument évident. Dans tous les cas, comme le suggère l’origine du chaperon, l’ornement le plus important reste la coiffure : le « chapel », qui est porté « en signe de cognoissance et de fraternité » ainsi que le précisent les statuts de la charité de Louviers6. Comme le souligne Catherine Vincent, « sa composition obéit à une savante symbolique propre à rappeler à chacun le sens de son engagement ». Elle cite comme exemple les statuts de la confrérie de Saint-Jean de Saint-Lô qui commentent longuement le fait que le chapeau se porte sur la tête, car il est « le plus noble membre que l’homme ait » et signifie « noblesse, dignité, joye, honneur, beauté, liesse, vertus, prouesse, sens et entendement, charité, amour, force et vigueur » ; la quantité des fleurs qu’il comporte commémore les vertus et miracles de saint Jean ; ces fleurs doivent être de trois couleurs en l’honneur de la Trinité, des trois dignités de saint Jean qui fut patriarche, prophète et « fleur du baptême », ainsi que les trois vêtements que revêtit le Christ lors de sa Passion7. Les couleurs fleuries des compagnons Cette symbolique fraternelle et vertueuse du chapel de fleurs est incontestablement à l’origine des couleurs fleuries que portaient autour du chapeau jusqu’au début du XXe siècle les compagnons passants tailleurs de pierre. Ce couronnement constituait la marque même de la réception au rang de compagnon, le nouveau reçu devant porter ses rubans fleuris tous les jours durant trois mois et encore tous les jours de fête durant les trois mois suivants, témoignant ainsi aux yeux de tous qu’il était compagnon du Saint-Devoir. Si leur usage n’est attesté par des textes internes qu’à partir du début du XVIIIe siècle (nous ne possédons d’ailleurs aucun document antérieur des compagnons tailleurs de pierre français), il appartient clairement à leurs racines les plus primitives : on voit ainsi des tailleurs de pierre et des sculpteurs portant semblable ornement autour de la tête sur des vitraux de Bourges et de Chartres datant des années 1225-12308. [ 59 ] Un tailleur de pierre portant un bandeau fleuri autour de la tête. © Cathédrale de Bourges, verrière de Saint Thomas, vers 1230. Cité par Catherine Vincent, Les confréries médiévales dans le royaume de France, XIIIe-XVe siècle, Albin Michel, Paris, 1994. 7 Catherine Vincent, op. cit., p. 15. 8 Cf. J.-M. Mathonière, Le serpent compatissant ; iconographie et symbolique du blason des compagnons tailleurs de pierre, éd. La Nef de Salomon, Dieulefit (26), 2001. 6 LA CHAÎNE D’UNION n°84 [ Avril 2018 ] DOSSIER LE COMPAGNONNAGE, UNE FRATERNITÉ OPÉRATIVE Il semble que d’autres compagnonnages anciens (les charpentiers et les couvreurs) portaient eux aussi des couleurs fleuries autour du chapeau avant que la mode des rubans dits « de Sainte Baume », à partir des années 1830, ne vienne balayer cet usage. Au demeurant, ainsi qu’en témoignent des dessins des années 1820-1830, la couronne végétale et fleurie est omniprésente dans la symbolique des compagnons passants charpentiers, car c’est à son aplomb que s’effectue leur réception « pour la vie ». [ 60 ] Souvenir du Tour de France de Dauphiné la Fidélité, compagnon passant charpentier, Tours, © Musée du Compagnonnage. On y remarquera aussi que le père Soubise, le fondateur légendaire dont ils se réclament — depuis une date qui n’est probablement pas antérieure au maréchal prince de Soubise, Charles de Rohan (17151787) — n’avait pas encore remplacé saint Joseph, leur saint patron traditionnel. Au demeurant, le portrait imaginaire de Soubise édité par Perdiguier en 1865 fait immanquablement songer à la figuration traditionnelle de saint Joseph… mais sans auréole ni fleur de lys ! Jésus Marie Joseph L’iconographie est une piste de recherche intéressante quant à l’existence quelquefois discrète des compagnonnages. LA CHAÎNE D’UNION n°84 [ Avril 2018 ] LE COMPAGNONNAGE, UNE FRATERNITÉ OPÉRATIVE Le Père Soubise. Lithographie publiée par Agricol Perdiguier en 1865. DOSSIER [ 61 ] Une gravure assez répandue de Gérard Edelinck, datée de 1704, reproduit un tableau de Charles Lebrun intitulé Le Bénédicité qui se trouvait alors dans une chapelle de l’église Saint-Paul à Paris (il est aujourd’hui conservé au Louvre). La scène figure Marie et Joseph entourant Jésus qui, les mains et les doigts figurant un triangle en référence à la Trinité, récite le bénédicité. La gravure précise, par un texte intégré à la composition, que « le tableau original de cette estampe, peint par Monsieur Lebrun, peintre du roi, et gravé par le chevalier Edelinck appartient à Messieurs les compagnons charpentiers de la confrérie de Saint-Joseph, érigée à l’église de Saint-Paul à Paris. » Outre le fait qu’elle est inversée par rapport au tableau original, cette gravure possède toutefois avec lui une différence notable : l’absence du maillet, du ciseau et de la besaiguë qui s’entrecroisent au pied de la table. Il est possible que le graveur ait pris pour modèle la toile directement dans l’atelier du peintre, avant son achèvement ou bien avant que les commanditaires ne réclament de figurer les outils afin de « blasonner » leur propriété. En tous les cas, la précision qu’il s’agit de la confrérie des compagnons charpentiers a son importance : tout laisse en effet à penser qu’il s’agit là non d’une confrérie des maîtres charpentiers, mais de celle des compagnons du Devoir. On remarquera à cet égard que l’expression « Jésus-Marie-Joseph », désignant la Sainte Famille, était justement autrefois le principal mot de reconnaissance des compagnons passants charpentiers. LA CHAÎNE D’UNION n°84 [ Avril 2018 ] DOSSIER LE COMPAGNONNAGE, UNE FRATERNITÉ OPÉRATIVE Charles Lebrun, Le Bénédicité. Gravure de Gérard Edelinck, 1704. Maître Jacques et « super saint Jacques » [ 62 ] Concernant cet enracinement des compagnonnages dans le riche substrat des anciennes confréries, on soulignera aussi le fait que la majorité des sociétés compagnonniques se réclament de Maître Jacques comme fondateur, personnage aux multiples légendes dont il apparaît que l’un des « avatars » n’est autre que saint Jacques. Mais la question reste de savoir lequel parmi les nombreux saints Jacques honorés au Moyen Âge ? Les saints prénommés Jacques sont nombreux et il est difficile de démêler de manière précise l’écheveau des confusions aboutissant à une sorte de « super saint Jacques » auquel la tradition a longtemps attribué un texte majeur de la spiritualité catholique médiévale, l’Épître de Jacques, dont le rapport avec les préceptes spirituels attribués au maître Jacques des compagnons, dans la version de sa légende où il est assassiné à la SainteBaume, est assez évident9. Si la mode actuelle du chemin de Compostelle incite surtout à songer à Jacques le Majeur, il convient de ne pas oublier Jacques le Mineur et Jacques le Juste, frère ou cousin de Jésus, qui, selon certaines légendes, aurait été achevé d’un coup de marteau de foulon sur la tête après avoir été précipité du haut de la terrasse du temple de Jérusalem (c’est d’ailleurs à ce dernier Jacques que la tradition médiévale attribue le plus souvent, par erreur, la fameuse Épître). Au demeurant, le portrait de Maître Jacques que Perdiguier publie en 1863 évoque très directement l’iconographie traditionnelle de saint Jacques le Majeur (voir par exemple la miniature figurant sur un manuscrit d’Albi datant de vers 1550). Il ne lui manque finalement que la fameuse coquille ! Cf. J.-M. Mathonière, « Les avatars de Maître Jacques », Fragments d’histoire du Compagnonnage, volume 11, conférences 2008, Musée du Compagnonnage de Tours, 2009, p. 113-153. 9 LA CHAÎNE D’UNION n°84 [ Avril 2018 ] LE St Jacques le Majeur. Détail d’un manuscrit datant de vers 1550, AD du Tarn. COMPAGNONNAGE, UNE FRATERNITÉ OPÉRATIVE DOSSIER Maître Jacques. Lithographie publiée par Agricol Perdiguier en 1863. L’importance numérique des confréries se plaçant sous l’invocation de l’un ou l’autre de ces saints Jacques à l’époque médiévale et sous l’Ancien Régime permet aussi de comprendre pourquoi les compagnonnages se réclamant d’une fondation par un maître Jacques sont, de très loin, les plus nombreux, seuls quelques rares groupes parvenant à se placer sous l’autorité d’autres fondateurs (Soubise ou Salomon) tout aussi légendaires. [ 63 ] Conclusion Dès lors que l’on recentre la vision non pas sur ce que l’on aimerait que les compagnonnages aient toujours été (par exemple des syndicats avant l’heure ou des cénacles d’initiés opératifs), mais sur la réalité historique10, il devient évident qu’une grande partie de leurs usages et symboles plonge directement ses racines dans ceux des confréries médiévales d’arts et métiers. On peut même formuler l’hypothèse que, quelle que soit pour tel ou tel cas particulier l’importance qu’il convient de donner à leur dimension contestataire à l’encontre des maîtres, leur origine est avant tout à rechercher dans la volonté de conserver les traditions et les bienfaits de la confrérie. De fait, aux côtés des charités et des confréries de Pénitents11 qui subsistent encore dans quelques régions de France, les compagnonnages sont eux aussi les ultimes témoins de ces confréries médiévales dont l’idéal fraternel était exprimé par le premier verset du psaume 133 : « Voyez ! Qu’il est bon, qu’il est doux d’habiter en frères tous ensemble ! »  Jean-Michel Mathonière Cf. J.-M. Mathonière, « La transmission dans les compagnonnages : entre réalité et fantasmes », in Critica masonica, n° spécial « La transmission », à paraître 2018. 11 Cf. l’ouvrage de Maurice Agulhon, Pénitents et Francs-Maçons de l’ancienne Provence, Fayard, Paris, 1968, qui pose les bases de la sociabilité maçonnique sous l’Ancien Régime. 10 LA CHAÎNE D’UNION n°84 [ Avril 2018 ]