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Sur l’impensé d’une page blanche Bernardo Schiavetta Ou peut-être est-ce un texte qui rêve ? JEAN RICARDOU, Page blanche1 1. Introduction J’aurais eu besoin (excusez l’hyperbole) de l’intégralité du colloque pour exposer correctement la nature complexe et contradictoire de ma dette envers les œuvres et la personne même de Jean Ricardou, dette seulement comparable à celle que j’ai envers Góngora ou Borges. Pendant environ une année avant la date de notre hommage, j’ai compulsé mes archives. Ces fouilles ont contribué à approfondir un travail d’introspection sur ma relation avec Jean Ricardou, relation qui a connu trois temps : premièrement dans ses livres (à partir de 1973), ensuite dans le réel (à partir de 1997), et maintenant dans le posthume. Les résultats, encore provisoires, de cette quête et de ce deuil sont vraiment trop étendus pour que je puisse les faire entrer, sans les mutiler, dans le temps et l’espace accordés à nos interventions orales comme écrites. Je ne montrerai ici qu’un exemple parmi les divers poèmes et essais-fictions composés en français avec des « générateurs » similaires à ceux de mes textes en espagnol. En les composant, je m’adressais surtout à Jean, mais aussi aux texticiens et au cercle plus large des collaborateurs et lecteurs de la revue Formules2. Mes textes de création en langue française ont été écrits à l’intention de ces lecteurs choisis, et non pas pour ma gloire d’auteur. En effet, vingt ans après, alors que j’aurais pu les éditer à ma guise dans les collections que je dirige, ils n’ont toujours pas été réunis en livre. 2. Drôle de vénération C’est l’office de la mort que de clore l’œuvre d’un homme ; Marc Avelot, responsable de l’édition des œuvres complètes de Jean, l’a très justement rappelé3, en y ajoutant que tout un chacun peut désormais, à ses risques et périls, se fabriquer son Ricardou. Telle n’est pas ma prétention. Je veux seulement témoigner de son influence sur mes écrits de création, sans oublier ce que j’appelais ma « vénération » à son égard. J’admirais, j’admire toujours son mépris de la gloire littéraire, si rare parmi les écrivains, ces créatures vaniteuses. Drôle de vénération, disait-il, car mon pyrrhonisme me faisait douter de la base même de son matérialisme textuel. J’ai appris par ailleurs (grâce à l’aimable témoignage de Daniel Bilous4) que Jean appelait « paradoxe schiavettien » le contraste entre certaines qualités orthotexturales5 de mes poèmes français et mes réticences à propos de sa discipline. Par « Page blanche », in Révolutions minuscules, Paris : Les Impressions nouvelles, 1988, p. 190. Pendant tout le temps où Jan Baetens et moi l’avons codirigée (1997-2010), c’est-à-dire avant qu’elle ne soit reprise par la chaire Melodia E. Jones de la SUNY at Buffalo, Jean Ricardou et les texticiens ont contribué régulièrement à Formules, revue des littératures à contraintes et des créations formelles (cofondée par Jan et par moi en 1997). 3 Avelot, M. : « Il faut rendre justice à Jean Ricardou d’avoir été un ‘esprit libre’ » in Diacritik, 14/12/2019, p. 3. 4 Daniel a confirmé publiquement cette anecdote pendant mon intervention à notre colloque (le vendredi 2 août 2019). 5 Selon Gilles Tronchet certains de mes textes, présentés aux séminaires de textique, comporteraient des « orthotextures » (mail du 24 mars 2009). 1 2 ailleurs, je n’ai jamais partagé son choix radical, plus ancien que la textique, de la contestation du récit, chère aussi à Robbe-Grillet. Bien sûr, j’ai toujours été contre l’illusion réaliste, mais c’est parce que, n’étant pas un contemporain, mais plutôt un vieux moderne (du siècle passé, le vingtième), je suis pour l’illusion mythologique, celle de la Fable, tradition millénaire honnie par certaines antipoésies d’aujourd’hui. De surcroît, je dois souligner modestement que j’appartiens à l’école argentine du « fantastique métaphysique6 » dont Jorge Luis Borges est la figure tutélaire, en prose et en vers. Sans aucun doute, l’extraordinaire finesse des analyses textiques a été pour moi d’une valeur inestimable pour les aspects artisanaux de mon métier. Toutefois, différence fondamentale, Ricardou, dans le but de mieux analyser la matérialité textuelle, se devait de repousser les illusions de l’imagination7. Sa démarche était essentiellement cognitive, la mienne surtout poïétique8. Comment aurais-je pu être contre l’Imagination ? Ainsi, déjà du vivant de Ricardou, je trahissais sa pensée à chaque pas. Je crois que nos éthiques face à l’écriture étaient trop différentes. Mais il a été pour moi le maillon vivant qui m’a relié à une autre généalogie9, celle de Poe, Mallarmé, Valéry, Roussel, lignée qui est très profondément la mienne, et que j’ai reconnue comme telle grâce à lui. 3. À partir de 1973, générateurs et autoreprésentation Ma première lecture d’un livre de Jean, Le Nouveau Roman, au moment de sa sortie en librairie, en 1973, a été une révélation. J’ai trouvé dans ces pages des termes clairs et précis qui m’ont permis d’expliquer (de m’expliquer à moi-même) ce que j’essayais de faire à cette époque, sans savoir le formuler encore. Il ne s’agissait certes pas d’expliciter ce que je voulais dire, mais de comprendre ce que j’essayais de faire parce que j’avais renoncé à Me dire, à me dire égotiquement. Depuis quelque temps déjà, convaincu de la nullité de mes anciens poèmes et plongé en conséquence dans une forte crise existentielle, j’avais pris en horreur ce que Ricardou appelait l’idéologie de l’expression. Son livre me confirma dans ma détermination d’abandonner cette voie (ou plutôt celle de l’expression narcissique directe). Un passage (un écho de Valéry) m’a particulièrement frappé : l’écrivain est peut-être celui qui, par l’écriture, se lie si étrangement au langage qu’il se trouve aussitôt immensément démuni et de soi et du sens (…) Il peut se lire et se relire : tel texte, irrécusablement de lui, c’est comme s’il avait été écrit par quelque autre10. Ce sentiment (il ne s’agit pas d’un concept) d’étrangeté, d’unheimlich, ne m’était pas inconnu. Parfois, parmi beaucoup de brouillons, réglés quant à leur forme, mais non prémédités quant à leur sens final, certains se révélaient être des poèmes. Des véritables poèmes, car ils portaient en eux quelque chose de fascinant, un « impensé », différent de ma pensée logique, univoque. L’impensé de l’imagination créatrice, énigmatique, plurivoque. Je pouvais, je devais lire et relire mes poèmes comme des textes d’autrui. Presque toujours, leurs contenus et même certains détails de leurs formes restaient ouverts à des approfondissements, lentement creusés par des relectures et des réécritures. Ce long dialogue de plus de dix ans avec l’impensé fascinant de l’imagination (dont je parlerai plus en détail) fut à l’origine de mon premier recueil, publié en Espagne. Son titre était justement Diálogo (Valencia : Prometeo, 1983). Il contenait déjà, entre autres, le germe des strophesdiagrammes « en miroir » de mon livre le plus connu, Fórmulas para Cratilo (Madrid : Visor Cf « Bernardo Schiavetta » in Manguel, Alberto, Antología de la literatura fantástica argentina, narradores del siglo XX (Buenos Aires : Kapelusz, 1973, p. 175-201). 7 Cf « En un sens, textuel et imagination sont des grandeurs contradictoires », in Pour une théorie du nouveau roman (Paris : Seuil, 1971, p. 25). 8 Poïétique : l’art d’engrosser la page vierge par l’opération de l’Esprit. 9 Pas trop éloignée de celle de l’Oulipo. 10 Cf. Le Nouveau Roman, (Paris : Seuil, 1973, p. 15) 6 1990), et aussi, last but not least, la toute première ébauche de l’Almiraphèl, un centon multilingue qui parle babéliquement de Babel. Diálogo, tissé, détissé et retissé, a été pour moi un authentique texte de Pénélope ; tel est justement le titre de Texto de Penélope (Córdoba, Arg. : Alción, 1999)11, une première anthologie personnelle précédée d’une série d’entretiens sur l’histoire de mes travaux, ouvrage que je dois à l’intelligence érudite et à la générosité de Didier Coste. À partir donc de 1973, je me suis plongé dans les publications de Ricardou où j’ai puisé les concepts d’autoreprésentation et de générateur. Depuis, Jean a changé ces dénominations pour d’autres, mieux articulées dans la terminologie textique, système dont je maîtrise mal les détails. Je préfère donc conserver les anciens termes qui sont assez parlants. Ils m’ont permis de comprendre par quelle fatalité formelle j’avais utilisé instinctivement certains anciens procédés autoreprésentatifs, dont je parlerai après, et encore plus certains anciens procédés génératifs, comme celui de la glosa espagnole. Une glosa est forcément un poème dérivé d’un autre. Autrement dit, son principe même est d’être l’amplification d’un poème-souche. Plusieurs variantes ont été utilisées dans l’histoire de cette forme fixe : gloser un poème entier, ou bien une strophe ou, plus souvent, un vers isolé : c’est ce que l’on nomme « le vers d’autrui » (el verso ajeno). En Espagne, au Siècle d’Or, il était courant d´écrire des sonnets dont la citation, le verso ajeno, servait comme conclusion ou « pointe » finale. Parmi d’autres procédés autoreprésentatifs avant la lettre, j’ai beaucoup utilisé, principalement dans les « Miroirs » de Fórmulas para Cratilo (1990), les antiques technopaegnia, diverses strophes géométriques d’époque hellénistique12, que je n’ai pas la place d’expliquer ici. Je parlerai seulement (car cela est indispensable pour comprendre les développements postérieurs de mes propos) de l’autoreprésentation du centon ou collage de citations. Mon livre Con mudo acento (Albacete : Barcarola, 1995) contient plusieurs glosescentons, plutôt variées dans leurs thématiques. L’une d’elles, tirée des poèmes du Comte de Villamediana, ferme le volume. Elle est intitulée « Avec la voix d’un autre » (Con voz ajena). Le moi lyrique de ce sonnet dit triomphalement que, sans rien pouvoir dire qui lui soit propre, il a su se faire entendre grâce à des mots empruntés. Son dernier vers est très explicite « Et un autre vous a dit ce que j’ai tu » (Y otro os ha dicho lo que yo he callado). Cette ligne réalise une véritable autodescription littérale de la contrainte constitutive du poème. Tel n’est pas toujours le sujet des autres centons du livre. 4. À partir de 1997, les « Propositions centonaires » À partir de 1997, ma relation personnelle avec Ricardou fut ponctuée par ses nombreuses contributions à Formules, par ses communications à trois colloques que j’ai codirigés, l’un à Paris, pour la BPI du Centre Pompidou et les autres à Cerisy. Mes interventions annuelles à son séminaire de textique au Château peuvent être retracées dans les programmes de la période 1997 à 2007. J’avais alors consacré trois communications à des « Objections à la Textique », mais cela importe peu à mon propos actuel. Mes contributions les plus fouillées ont été, comme dit plus haut, les textes de création. Le poème que je vais reproduire ici (dans une version révisée) faisait partie de ce que Ricardou avait baptisé mes « Propositions centonaires », présentées le 6 août 2005, pendant le séminaire consacré à L’Interscrit. Il s’agit du sonnet sur la page blanche, intitulé « Sur le vide papier ». Texto de Pénélope, diálogos con Didier Coste (Córdoba Arg. : Alción, 1999). Schiavetta, B., « Motivation de la métrique et diagrammatismes », in Cahiers de poétique comparée de l'INALCO, n° 20, p. 95-117; idem, « Los diagramatismos de Georges Perec », in Anthropos, n° 134-135, Julio-Agosto 1993, p. 85-86. 11 12 Sur le vide papier Sur le vide papier… élu pour notre fête… Aide-moi ! Puisqu'ainsi chargé de souvenir Le silence déjà, votif, pourra bénir D'un lucide contour l'absence du poète. Cet unanime blanc monotone, lassé, Va-t-il nous déchirer je ne sais quel espace Quand, sourd même à mon vers que la lumière enlace, De mes lèvres j'attends une voix du passé ? Oui ! Je sais qu'au lointain une force défunte Retourne vers les feux qu'à tes lèvres j'emprunte Pour bannir un regret de ce blanc flamboiement. Et ta voix, rappelant une sonore ligne, À ce nouveau devoir son pur éclat assigne Sur le vide papier que la blancheur défend Ce texte est à la fois une glose et un centon. Son verso ajeno est le célèbre alexandrin de « Brise marine » : Sur le vide papier que la blancheur défend. Comme il est d’usage dans les glosas espagnoles, le verso ajeno occupe la dernière ligne du poème. Tous les autres vers de la glose sont également des versos ajenos, des alexandrins formés par des fragments hexasyllabes tirés de poèmes de Mallarmé. Pour un compositeur de centons, obtenir une grande simplicité dans l’expression des idées est la difficulté la plus ardue. L’expérience acquise avec Con mudo acento m’a été fort utile pendant la réalisation de « Sur le vide papier ». Ce poème a la rare particularité de pouvoir être lu facilement comme une autodescription littérale des étapes de sa composition. Heureusement, le sonnet sur la page blanche n’est pas aussi purement univoque que l’exemple canonique d’autoreprésentation textuelle : « Cette phrase comporte cinq mots » (correspondant au niveau zéro de l’intérêt poétique). Il possède assez d’éléments figurés, métaphoriques et autres, pour permettre une exégèse à plusieurs niveaux. Je vous propose une expérience de pensée sous forme de saynète. Deux personnages tragi-comiques, BRUNO et CARMEN sont des lecteurs professionnels de poésie. L’un et l’autre connaissent par cœur tout le corpus poétique mallarméen. 5. Saynète Je donne à ma chère CARMEN et à mon cher BRUNO (nous sommes très amis tous les trois) assez de temps pour lire chez eux « Sur le vide papier ». Je leur demande ensuite de répondre à cette question : À qui s’adresse cet « Aide-moi » que l’on trouve au deuxième vers ? S’agit-il d’une invocation à l’inspiration de la Muse, selon l’ancien usage (plus que millénaire) de la poésie occidentale ? BRUNO [communiquant par gestes, il a demandé et obtenu de CARMEN la permission de prendre la parole (elle griffonne quelque chose entre les lignes de sa copie du Sonnet)] : Laissons tomber ces vieilleries ridicules, la réponse est non, évidemment. L’auteur de « Sur le vide papier » ne parle pas à la Muse… Je m’explique : « Aide-moi » s’adresse tout bêtement à Mallarmé, de manière figurée, bien sûr, car Mallarmé lui-même ne croyait pas à la vie d’outre-tombe. La preuve irrécusable se trouve au quatrième vers : « l’absence du poète » est une citation explicite du Toast funèbre, poème qui affirme le néant de la mort. « Aide-moi » fait donc partie d’une stratégie rhétorique, comme la question et la réponse qui structurent le sonnet. Voyons cela. Tout se passe dans la tête de l’auteur du centon. Il tient une page blanche, immaculée, devant ses yeux. Le questionnement d’abord : il cherche un incipit pour le sonnet qu’il va écrire : Sur le vide papier… Ces trois points de suspension, sont l’aveu de sa perplexité (feinte). Dommage, il lui manque le reste. Cette hésitation va ensuite s’étaler sur la totalité des huit vers suivants. Saurait-il trouver dans « le silence » (c’est-à-dire, dans l’écoute de ses souvenirs), assez de fragments mallarméens pour remplir le vide ? Dans ce but, il ne fait pas appel à la Muse, il appelle sa propre mémoire à la rescousse. C’est très clairement dit : « chargé de souvenir, / le silence, déjà, votif, pourra bénir… » Il s’étend sans doute un peu trop sur son incapacité (feinte) à se souvenir exactement du reste du vers… quelque chose sur la blancheur défendue… Tant pis, cela lui permettra de garnir les deux quatrains, en respectant la formule des rimes. Voyons en deuxième lieu, la future réponse à la question rhétorique. Elle est rhétorique aussi et, très classiquement, le poète la placera à l’articulation de la volta du sonnet. Elle remplira sans failles les deux tercets restants. Oui ! Se dit-il. Car je me souviendrai enfin du deuxième hémistiche de la « sonore ligne » de Mallarmé ! Oui ! La « voix du passé », muette entre les lèvres momifiées du Maître, retrouvera une nouvelle force entre « mes lèvres ». Grâce à mon amour pour la « force défunte » de sa poésie, embaumée dans les livres (c’est une métaphore, bien sûr), je pourrai enfin murmurer : Sur le vide papier que la blancheur défend (sans point final). Voilà. Le poète peut enfin noircir la page blanche. Il faut l’avouer, le sonnet est très bien fait. Clair et concis, pas du tout dans le style énigmatique de Mallarmé. Obtenir cela avec des morceaux mallarméens est une véritable réussite. L’écriture centonaire est une écriture non subjective, chaque phrase ayant une source objectivement vérifiable. Bravo ! CARMEN [elle applaudit poliment] : Je crois que la réponse est absolument OUI. [Elle arbore un sourire de Joconde.] J’ai encouragé Bruno à parler le premier parce que je devais finir de transcrire ce Palimpseste qui gisait occulte entre les lignes de « Sur le vide papier ». [Elle récite à haute voix, avec des soupirs de Sainte et des cris de Fée, une strophe diagrammatique en forme de Miroir (magique, bien sûr). C’est un centon mallarméen de treize vers]. Sur le vide papier que la blancheur défend j'offre ma coupe vide où souffre un monstre d’or. Debout à l’horizon des étangs léthéens je m’apparus en toi comme une ombre lointaine absente avec frissons au voile qui la ceint. Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne je me mire et me vois puiser des pleurs au Styx avec ce seul objet dont le Néant s’honore. Ombre magicienne autant qu’une immortelle je m’apparus en toi costumée et fantôme debout à l’horizon du Ciel évanoui : J'offre ma coupe vide aux bouches taciturnes sur le vide papier que la blancheur défend CARMEN reprend ensuite son explication de texte sans faire attention aux applaudissements ironiques de BRUNO]… Je crains que ce que vient nous dire la Bouche d’ombre puisse ne pas être accessible pour le vulgaire... [CARMEN soupire, en regardant BRUNO d’un air compatissant] Je vais répondre donc d’une autre manière à votre question… Et je suivrai une logique aussi implacable que celle de Bruno. Je m’appuierai moi aussi, sur le témoignage irrécusable de mon centon… « Une écriture non subjective », n’est-ce pas, Bruno ? De ton propre aveu, tu affirmes que dans « Sur le vide papier » d’obscurs morceaux mallarméens parlent avec clarté et concision. Cette clarté serait un véritable miracle. Je le crois. Et tu ajoutes, Bruno, que le poète demande secours à sa mémoire. Tu dis la vérité mais tu ne la comprends pas. Il demande secours à la Mémoire, à Mnémosyne, la mère des Muses. Les significations de « Sur le vide papier » ne sont pas métaphoriques. Ce sonnet dit ce qu’il dit littéralement et dans tous les sens… Lisons-le donc au pied de la lettre. Aide-moi !… Est-ce une invocation ? Sans doute, car le texte est tissé de vocables dévots : « le silence déjà, votif, pourra bénir »… L’appel du poète s’adresse donc à une Force sacrée, qui n’a pas de nom. Quelle est donc cette « force défunte » ? La solution était cachée dans les vers de Mallarmé. Je viens de vous la lire à haute voix. Cette Force surgit sans aucun doute des Enfers où se trouvent les sources du Léthé, le fleuve de l’Oubli, et celles du lac de Mnémosyne, la Mémoire. La voilà, la Déesse sans nom qui a tous les noms. L’invocation a su l’évoquer, mais nullement par le bruit de quelques mots empruntés. C’est le « silence votif des bouches taciturnes » qui peut vraiment faire émerger la Déesse des tréfonds du cœur… il suffit que l’ego se soit écarté de là, laissant vacant le centre même de l’être. C’est ça qui l’a rendue présente : « l’absence du poète », sa « disparition élocutoire », son « silence votif ». Elle est apparue en lui comme une Ombre lointaine… immortelle, magicienne, voilée. Elle lui offre ainsi le Ptyx, la coupe qui permet de puiser sans crainte aux fontaines des jardins de Perséphone. ----------------------------------------------RIDEAU---------------------------------------------6. À suivre… Je viens de vous montrer, pas à pas, le début d’un processus de fictionnalisation à plusieurs degrés, lequel peut et doit continuer à proliférer, générant des histoires de plus en plus complexes. Premièrement, trois procédés de génération textuelle (glose, centon, autoreprésentation) ont produit le Sonnet sur la page blanche, un poème de haute cohérence sémantique. Le Sonnet, à son tour, a servi de générateur au second degré. Il a produit une strophe « en miroir », le Palimpseste, dont le nombre de vers a été déterminé par le nombre d’interlignes de son poème souche. Le sujet lyrique du Sonnet, son « moi » s’adressait à une deuxième personne grammaticale, à un « toi » qui est devenu la figure voilée qui parle dans Palimpseste : une présence qui se désigne elle-même comme « fantôme » ou « ombre ». Dans un troisième degré de génération textuelle, dans la Saynète en prose, deux personnages de roman, Carmen et Bruno, mes hétéronymes, engagent un dialogue où ils défendent deux théories littéraires rivales à propos du Sonnet, l’une naturelle, l’autre surnaturelle. Ces théories sont des fictions, comme le sont tous les éléments de mes écrits de création, maintenant attribués à ses véritables auteurs, fictifs, certes, mais bien plus réels que moi. Vous avez assisté d’abord à la mise au silence de l’autoreprésentation narcissique du moi (de l’auteur subjectif). Elle a été remplacée par l’autoreprésentation de formes abstraites, et notamment du centon, qui opère le remplacement de la parole propre par celle des autres. L’ascèse de l’expression personnelle a permis à l’impensé d’éclore sous des figures de plus en plus distinctes : simple sujet grammatical, être mythologique voilé, personnages dramaturgiques et enfin personnages-auteurs, Carmen et Bruno, les hétéronymes. Un résumé de ce travail en cours se trouve dans un article que j’ai publié récemment : « Comment j’ai trouvé les auteurs de mes textes13 ». Les « Propositions centonaires » et d’autres poèmes en espagnol, français et italien, sont ainsi en train de devenir une série de livres, certains étant des narrations en prose, certains des recueils de poèmes, tous attribués à mes Carmen et Bruno (les « apocryphes »). Le premier volume, Antes de los apócrifos (Buenos Aires : Audisea, 2018), est déjà paru. 13 Disponible sur academia.edu ; in Formules, nº 20, p. 253-279 ; on peut y lire, dans le Résumé : les développements thématiques et stylistiques fournissent les éléments d’un portrait robot de l’auteur implicite du corpus textuel, l’hétéronyme. L’auteur n’apparaît donc pas au début, mais à la fin du processus d’écriture, et l’on peut dire que la forme est le personnage même. Ce sont des fictions. Il faudra donc les lire comme telles, avec l’œil de votre imagination. Pour ce faire, vous devrez vous placer volontairement dans un certain état altéré de conscience. L’état de suspension de l’incrédulité, propre aux enfants les plus Sages, qui jouent sérieusement. État indispensable, selon Coleridge, pour ceux qui souhaitent connaître la poésie. ________ Annexe : sources des centons Toutes les références bibliographiques sont tirées de : Stéphane Mallarmé, Œuvres Complètes, tome I, édition de Bertrand Marchal, Gallimard, Pléiade, 1998. Les hémistiches des alexandrins sont notés « a » et « b » ; certains fragments hexasyllabes ne sont pas des hémistiches proprement dits, mais des découpes de vers plus longs ; dans ce cas les parties non citées sont incluses entre parenthèses carrées. Sur le vide papier Premier quatrain Vers 1a : « Sur le vide papier », Brise Marine, 7a, p. 15. Vers 1b : « élu pour notre fête », Toast funèbre, 9b, p. 27. Vers 2a : « Aide-moi, puisqu'ainsi », Hérodiade, Scène, 27a, p. 18. Vers 2b : « chargé de souvenir », Les Fenêtres, 20b, p. 9. Vers 3a : « Le silence déjà », Hommage à Wagner, 1a, p. 39. Vers 3b : « Votif pourra bénir », Le Tombeau de Baudelaire, 10a, p. 39. Vers 4a : « D'un long baiser amer », Les Fenêtres, 12a, p. 9. Vers 4b : « l'absence du poète », Toast funèbre, 10b, p. 27. Deuxième quatrain Vers 5a : « Cet unanime blanc [conflit] », « Une dentelle s'abolit », 5, p. 42. Vers 5b : « monotone, lassé », Ouverture d'Hérodiade, 56b, p. 138. Vers 6a : « Va-t-il nous déchirer », « Le vierge, le vivace », 2a, p. 36. Vers 6b : « je ne sais quel espace », « Dame /sans trop d'ardeur », 7b, p. 56. Vers 7a : « Quand, sourd même à mon vers », Toast funèbre, 22a, p. 27. Vers 7b : « que la lumière enlace », Hérodiade, Scène, 6b, p. 17. Vers 8a : « De mes lèvres ! J'attends », Hérodiade, Scène, 130a, p. 22. Vers 8b : « Une voix du passé », Ouverture d'Hérodiade, 39a, p. 138. Premier tercet Vers 9a : « Oui, je sais qu'au lointain », « Quand l'ombre menaça », 9a, p. 36. Vers 9b : « [d']une force défunte », Sonnet « Sur les bois oubliés », 11b, p. 67. Vers 10a : « Retourne vers les feux », Toast funèbre, 15a, p. 27. Vers 10b : « qu’à tes lèvres j'emprunte », Sonnet « Sur les bois oubliés », 13b, p. 67. Vers 11a : « Pour bannir un regret », L'Après-midi d'un Faune, 58a, p. 24. Vers 11b : « De ce blanc flamboiement », Tristesse d'été, 5a, p. 13. Deuxième tercet Vers 12a : « Et ta voix rappelant », Don du poème, 11a, p. 17. Vers 12b : « Une sonore [vaine et monotone] ligne », L'Après-midi d'un Faune, 51, p. 24. Vers 13a : « [Surgir] à ce nouveau devoir », Prose pour des Esseintes, 32, p. 28. Vers 13b : « son pur éclat assigne », « Le vierge, le vivace », 12b, p. 37. Vers 14 : « Sur le vide papier que la blancheur défend », Brise Marine, 7, p. 15. *** Palimpseste Vers 1 : « Sur le vide papier que la blancheur défend », Brise Marine, 7, p. 15. Vers 2 : « J'offre ma coupe vide où souffre un monstre d'or », Toast funèbre, 4, p. 27. Vers 3a : « Debout à l’horizon », Le Guignon, 14, p. 5. Vers 3b : « [et toi sors] des étangs léthéens », L’Azur, 13, p. 14. Vers 4 : « Je m’apparus en toi comme une ombre lointaine », Hérodiade, 49, p. 19. Vers 5a : « absente avec frissons », Le Tombeau de Baudelaire, 12b, p. 39. Vers 5b : « au voile qui la ceint », Le Tombeau de Baudelaire, 12a, p. 39. Vers 6 : « Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne », « Le vierge, le vivace », 12, p. 37. Vers 7a : « Je me mire et me vois », Les Fenêtres, 29a, p. 10. Vers 7b : « puiser des pleurs au Styx », « Ses purs ongles », 7b, p. 37. Vers 8 : « Avec ce seul objet dont le Néant s’honore », « Ses purs ongles », 8, p. 37. Vers 9a : « Ombre magicienne », Hérodiade, Ouverture, 38a, p. 136. Vers 9b : « autant qu’une immortelle », Hérodiade, 65b, p. 19. Vers 10a : « Je m’apparus en toi », Hérodiade, 49a, p. 19. Vers 10b : « costumée et fantôme », Hérodiade, Ouverture, 29b, p. 136. Vers 11a : « Debout à l’horizon », Le Guignon, 14a, p. 5. Vers 11b : « [Oui seule qui] du ciel évanoui », « Victorieusement fui », 10, p. 37. Vers 12a : « J'offre ma coupe vide », Toast funèbre, 9b, p. 27. Vers 12b : « aux bouches taciturnes », Le Guignon, 12, p. 5. Vers 13 : « Sur le vide papier que la blancheur défend », Brise Marine, 7, p. 15.