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Revue européenne des sciences sociales 49-2 (2011) Varia ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Nicolas Adell Le Genre en faces Variations autour de deux paradigmes ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. 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Référence électronique Nicolas Adell, « Le Genre en faces », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], 49-2 | 2011, mis en ligne le 01 janvier 2015, consulté le 01 janvier 2015. URL : http://ress.revues.org/1055 ; DOI : 10.4000/ress.1055 Éditeur : Librairie Droz http://ress.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://ress.revues.org/1055 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. © Librairie Droz LE GENRE EN FACES variations autour de deux paradigmes nicolas adell Université de Toulouse-II – LISST nicolas.adell@univ-tlse2.fr Résumé. À partir d’une enquête ethnographique et historique menée auprès de communautés initiatiques d’artisans, les compagnons du Tour de France, l’auteur avance l’hypothèse que l’attention que ces communautés ont porté au genre est le relet d’un rapport au genre particulièrement développé dans les sociétés occidentales entre la in du xviiie siècle et le milieu du xxe siècle. Ce paradigme est qualiié de masque en raison de l’importance qu’il accorde à la question des rôles de genre, à l’idée de sexe social, postures qui dessinent, en creux, une naturalisation inédite du genre et cristallise la bicatégorisation des sexes. À l’opposé de cette attitude, l’auteur décrit une autre modalité d’appréhension du genre, le paradigme visage. Celui-ci, que l’on retrouve à l’œuvre dans certaines sociétés extra-occidentales ainsi que dans une certaine avant-garde des sociétés européennes actuelles, fournit les ressources pour penser un genre en mouvement, non fondé sur la nature (du corps ou de l’esprit), mais établi sur des critères fondamentalement relationnels. Mots-clés : théorie du genre, anthropologie des sexes, rôles sexués, compagnonnage Abstract. From a historical and ethnographic study conducted among initiation groups of craftsmen, compagnons du Tour de France, the author speculates that the attention that these communities have focused on gender is a relection of a speciic relation to gender developed in Western societies from the late eighteenth to the mid-twentieth century. This paradigm is called mask because of the importance it attaches to the issue of gender roles, to the idea of social sex. That attitudes draw, by contrast, an unprecedented naturalization of gender and crystallizes sex-duality. In contrast to this posture, the author describes another kind of gender conception, the paradigm face. This one, which is at work in some non-Western societies as well as in the avant-garde of contemporary European societies, provides the resources to think about gender in motion, not based on the nature (of the body or mind), but on fundamentally relational criteria. Keywords : gender theory, gender studies, anthropology of the sex roles, compagnonnage revue européenne des sciences sociales n o 49-2 – p. 231-257 232 Nicolas Adell : Le Genre en faces INTRODUCTION Deux paradigmes L’objectif de ce texte est de montrer, d’une façon parfaitement exploratoire, que l’un des efets ignorés de cette période de profondes transformations qui s’étend entre le XVIIIe et le début du XXe siècle en Europe consiste en un changement de paradigme concernant l’appréhension du genre des personnes qui intègre et dépasse largement l’invention de l’idée du « sexe social ». Cette exploration sera volontiers diachronique et comparative afin de restituer le mouvement général de cette conversion du rapport au genre, mais elle s’appuiera également sur les données précises empruntées à un dossier que j’ai ouvert depuis quelques années, celui des compagnons du Tour de France. Il s’agit d’artisans de haut niveau regroupés en communautés initiatiques et dont la formation consiste notamment en une période d’itinérance (de 3 à 10 ans) dite « Tour de France »1. Le compagnonnage présente en efet un certain nombre de caractéristiques qui le rendent particulièrement intéressant pour qui cherche à observer les enjeux, modalités et formes de la production du genre dans ces sociétés de la modernité européenne. Institution largement issue de cette période de grandes transformations, en dépit du caractère apparemment suranné de certaines pratiques (initiations, rites de reconnaissances, etc.), le compagnonnage est un groupe qui pense particulièrement sa reproduction sociale, sa continuité, et explore cette pensée dans toutes les voies qu’elle lui propose : initiatique, pédagogique, coutumière, réglementaire. Cette reproduction sociale comprend également une reproduction de genre : il s’agit d’une institution qui s’est nettement airmée comme responsable de la production d’un idéal masculin dans le monde artisanal. Et cet accès à la virilité a longtemps formé le cœur du dispositif compagnonnique2. 1 Un ouvrage synthétisant les principaux résultats de mes enquêtes sur ces communautés compagnonniques a paru récemment : N. Adell (2008). 2 Pour plus détails, voir N. Adell (ibid, p. 110-125). Revue européenne des sciences sociales 233 D’où la seconde raison qui fait du compagnonnage une entrée eicace pour questionner le genre. En efet, depuis peu (2004) mais après plus de trente ans de débats, certains groupes de compagnons ont fini par admettre d’initier des femmes. Il se joue ainsi sous nos yeux un moment critique propice à l’examen des rapports entre les sexes, à l’observation de la saisie par les compagnons du genre qui, brusquement, devient une catégorie qu’il s’agit de repenser entièrement et qui acquiert de ce fait une nouvelle pertinence. Comment une institution qui produit du masculin et qui, de surcroît, pense cette production, peut-elle composer avec l’entrée en mixité, avec cette mise en mouvement du genre qui était jusqu’à présent un donné évident et univoque que des régularités et des coutumes de métier et d’initiation avaient progressivement associé et enraciné dans des pratiques, des lexiques, des habitudes, en faisant ainsi une sorte d’actif invisible ? Les enquêtes que j’ai conduites entre 2000 et 2006 parmi plusieurs groupes de compagnons en France3, et plus spécifiquement auprès d’une centaine de charpentiers à Paris, Marseille et Toulouse, ont permis de dégager les ressources de l’identité de genre qui y est façonnée. Ce travail est actuellement poursuivi avec l’aide d’une collaboratrice, Liliane Hilbrandt, dans une volonté de saisir, depuis l’irruption des initiations de femmes, ce que le féminin fait au compagnonnage. L’exposé des résultats de cette enquête ethno-historique servira d’amorce, la complexité du dossier compagnonnique nécessitant une présentation spécifique, pour proposer, dans un second temps, un tableau des formes et des ressorts du changement de paradigme observé. Celui-ci consiste en une opération qui, progressivement, rend le genre « visible », qui en fait un objet de réflexion en soi et non plus seulement une catégorie sous-jacente aux représentations et aux pratiques. Non que le genre et ses expressions fussent auparavant cachés et ce dans toutes les sociétés où se distinguent, au moins, le féminin et le masculin dans l’exercice de certaines tâches, l’accès à certains savoirs, ou l’économie des 3 Les quelques 20 000 compagnons que l’on trouve aujourd’hui en France sont répartis en différentes communautés. Les plus importantes sont l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir du Tour de France, la Fédération compagnonnique des Métiers du Bâtiment et autres activités, et l’Union compagnonnique des Devoirs Unis.