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Émotions et enjeux argumentatifs)*( Mona Mostafa LABIB Maître de conférences Faculté de langues et de traduction Université de Misr pour les Sciences et la Technologie Abstract . L'étude des émotions occupe une large part dans la rhétorique classique. ARISTOTE a été le premier à les classer, à les définir, et à les évaluer. Cependant l'analyse des émotions a pris une toute autre dimension au XXIème siècle grâce notamment aux travaux de CHARAUDEAU et de PLANTIN. La présente recherche se donne pour objet de souligner le rôle primordial que jouent les émotions dans les stratégies persuasives et de montrer dans quelle mesure l’orateur exploite les émotions dans sa démarche pour parvenir à ses fins et obtenir ainsi l’adhésion de son auditoire. Pour ce faire, nous aurons recours à l’analyse des exemples d’interactions verbales tirés du discours politique et du discours médiatique. Nous commencerons par examiner les définitions données par ARISTOTE, le vocabulaire utilisé, ses connotations, ses effets sur l’enchaînement des instances discursives et l'impact exercé sur les interlocuteurs. Nous allons relever les émotions utilisées par les locuteurs dans les exemples choisis et démontrer leur impact sur l’auditoire. En effet, les différents extraits de débat électoral, d'allocution Key Words: Émotions- enjeux argumentatifs )*( Bulletin of the Faculty of Arts Volume 80 Issue 2 Junary 2020 ‫‪Bulletin of the Faculty of Arts Volume 80 Issue 2 January 2020‬‬ ‫‪78‬‬ ‫العواطف والقضايا الجدلية‬ ‫ملخص الدراسة‬ ‫يهدف البحث "العواطف والقضايا الجدلية" إلى إبارز الدور األساسي الذي تلعبه‬ ‫العواطف في االستارتيجيات اإلقناعية‪ .‬ونقصد بذلك مدى استغالل الخطيب للعواطف في‬ ‫اختيار الحجج المستخدمة أثناء حديثه لتحقيق غاياته‪ ،‬وبالتالي كسب دعم جمهوره‪.‬‬ ‫وقد سعينا في هذه الدارسة لتطبيق ذلك على أمثلة لتفاعالت لفظية متنوعة مأخوذة‬ ‫من خطابات سياسية واعالمية‪ .‬وكمنهج للدارسة شرعنا بفحص مدى تناسب التعريفات التي‬ ‫قدمها أرسطو مع مالحظة تغُير معانيها ودالالتها اللفظية عبر الزمن‪ ،‬ثم استنبطنا آثار‬ ‫ذلك على تسلسل الخطاب‬ ‫وتأثيرها على المتلقي‪ .‬و ارتكزنا خالل تحليل األمثلة المختارة بخالف تعريفات‬ ‫وتصنيفات البالغة الكالسيكية على أعمال بعض اللغويين المعاصرين الذين اهتموا بهذا‬ ‫المجال مثال بالنتان وشارودو ‪،‬‬ ‫واستطعنا أن نبين إلى حد كبير كيف تمكن الخطيب عبر تالعبه بالعواطف من‬ ‫التأثير على المتلقين وكسبهم إلى صفه عن طريق استحداث العواطف المالئمة للحدث بناء‬ ‫على المعرفة الجيدة لقيم المستمعين‪ :‬تغلب المرشح السياسي على خصمه باستحداثه‬ ‫لمشاعر مناسبة لدى الناخبين تتماشى مع أهدافه‪،‬‬ ‫وكسب الكاتب تعاطف مستمعيه‬ ‫وأشعرهم بالمسؤولية المجتمعية‪ ،‬أثناء مداخلته اإلذاعية‪،‬وأخي ار تمكن السياسي من تغيير‬ ‫الموقف لصالحه بعدما كان في موضع اتهام‪.‬‬ ‫‪Introduction‬‬ ‫‪L'étude des émotions(1) occupe une large part dans la‬‬ ‫‪rhétorique classique. ARISTOTE a été le premier à les classer, à les‬‬ ‫‪définir, et à les évaluer. Cependant l'analyse des émotions a pris une‬‬ ‫‪toute autre dimension au XXIème siècle grâce notamment aux travaux‬‬ ‫‪de CHARAUDEAU et de PLANTIN.‬‬ ‫‪La présente recherche se donne pour objet de souligner le rôle‬‬ ‫‪primordial que jouent les émotions dans les stratégies persuasives et‬‬ ‫‪de montrer dans quelle mesure l’orateur exploite les émotions dans sa‬‬ ‫‪démarche pour parvenir à ses fins et obtenir ainsi l’adhésion de son‬‬ ‫‪auditoire. Pour ce faire, nous aurons recours à l’analyse des exemples‬‬ Mona Mostafa LABIB: Émotions et enjeux argumentatifs ‫ــــــــــــ‬ 79 d’interactions verbales tirés du discours politique et du discours médiatique. Nous commencerons par examiner les définitions données par ARISTOTE, le vocabulaire utilisé, ses connotations, ses effets sur l’enchaînement des instances discursives et l'impact exercé sur les interlocuteurs. Nous allons relever les émotions utilisées par les locuteurs dans les exemples choisis et démontrer leur impact sur l’auditoire. En effet, les différents extraits de débat électoral, d'allocution radiophonique d'un écrivain ainsi que le plaidoyer d'un politicien ont littéralement changé la donne et ont inversé la situation en leur faveur par une argumentation basée essentiellement sur le recours aux émotions. KERBRAT- ORECCHIONI pose la question de la place que la linguistique du XXème siècle a accordé aux émotions : À cette question, je répondrai globalement : une place relativement minime. Minime, car il est certain que le problème de l’expression des émotions ne constitue pas la préoccupation majeure des linguistes de ce siècle ; mais relativement, car lorsqu’on y va regarder d’un peu près, on découvre que la masse de faits à cet égard pertinents que l’on peut glaner dans la littérature est en réalité considérable. (KERBRAT-ORECCHIONI, 2000, p.33) Nous exposerons certaines émotions selon leur classification dans la rhétorique classique tout en observant leurs utilisations dans nos sociétés modernes. Pour ce faire, nous testerons les définitions des Classiques en les appliquant sur les exemples choisis : le débat Le PEN/MACRON lors du second tour de la campagne électorale en 2017, une émission de France-Inter par l'écrivain LEMAITRE et le plaidoyer de CLINTON dans son affaire avec LEWINSKY. Nous commencerons par un aperçu des preuves aristotéliciennes dont le pathos. Notre problématique est de voir, d’une part, comment des passions comme la colère, la pitié ou la crainte peuvent changer l’orientation du discours et par conséquent les stratégies discursives. D’autre part, comment l’habilité de l’orateur et sa bonne connaissance de la doxa de son auditoire peuvent dévier la conclusion attendue. 80 Bulletin of the Faculty of Arts Volume 80 Issue 2 January 2020 Nous nous allons proposer donc d’examiner, dans un premier temps, la validité des définitions données par ARISTOTE en ce qui concerne les passions, d’observer le changement de sens des qualitatifs et leurs connotations. Dans un second temps, nous verrons leurs effets sur l’enchaînement du discours et par suite l'impact exercé sur les interlocuteurs. Nous tâcherons de montrer également le rôle de la doxa afin d’obtenir l’adhésion de l’auditoire et le convaincre de la visée voulue. I. Les preuves oratoires : Les émotions dans l’argumentation aristotélicienne sont représentées par la deuxième preuve de la rhétorique “le pathos”. L’argumentation pour ARISTOTE est constituée de trois preuves : l’ethos qui concerne l’image que l’orateur trace de lui-même tout au long de son discours, le pathos qui repose sur les passions et le logos qui repose sur la logique des éléments rationnels construits par ce même discours. La deuxième preuve dont il est question dans le présent travail, concerne les émotions engendrées par le discours de l’orateur qui exercent une certaine influence sur l’auditoire, sa manière de penser et par conséquence sa manière d’agir et de prendre position. La preuve pathétique mobilise les passions de l’auditoire et le rend vulnérable, ce qui facilite son adhésion affective au discours de l’orateur. ARISTOTE fait ainsi le lien entre la dimension intersubjective de la persuasion et sa composante affective. J’entends par état affectif, l’appétit, la colère, la crainte, l’audace, l’envie, la joie, l’amitié, la haine, le regret de ce qui a plu, la jalousie, la pitié, bref toutes les inclinaisons accompagnées de plaisir ou de peine. (ARISTOTE, 1378a, p.20) I.1.1. Position du pathos dans la rhétorique classique La rhétorique classique n’a pas négligé les passions, mais elle a incité à une meilleure maîtrise de leur utilisation. Il faut noter qu’ARISTOTE a mis en garde contre la manipulation abusive des passions car cela pourrait aboutir à une conclusion inattendue. Les passions sont considérées comme des agents de variation du jugement, variations que manifestent les émotions de l’auditoire. Mona Mostafa LABIB: Émotions et enjeux argumentatifs ‫ــــــــــــ‬ 81 Les passions sont les causes qui font varier les hommes dans leurs jugements et ont pour consécutions la peine et le plaisir, comme la colère, la pitié, la crainte, et toutes les autres émotions de ce genre, ainsi que leurs contraires. (ARISTOTE, 1378a, p.19) Ce point a été développé de nos jours par DECLERCQ, il explique la position d’ARISTOTE envers l’utilisation abusive des passions dans le discours et les effets négatifs que cette utilisation pourrait engendrer si l’orateur venait à ignorer les procédés (DECLERCQ, 1992, p.54). La preuve pathétique se développe selon un axe double : une mobilisation des passions de l’auditoire et une représentation de certains comportements, actions ou situations susceptibles de déclencher les sentiments souhaités chez le public. I.1.2. Classification des passions ARISTOTE a classé les passions par couples de contraires afin de mieux tracer la stratégie persuasive (colère ∕calme, bon ∕ mauvais, haine ∕ amour, crainte ∕ assurance, vieillesse ∕ jeunesse, guerre ∕paix, pauvreté∕ richesse, mensonge ∕ vérité, etc……) et il insiste sur le fait que l’orateur doit avoir une connaissance exacte des causes qui vont engendrer les passions voulues chez son auditoire afin de choisir les arguments adéquats. En d’autres termes, il doit avoir une connaissance plus au moins précise de la doxa de son auditoire et de ses valeurs. Si l’orateur veut engendrer la colère, il doit savoir quelles prémisses ou quels arguments il doit utiliser pour susciter une telle émotion et engendrer la passion souhaitée. Cette preuve fonctionne en deux étapes : dans un premier temps, une bonne connaissance de la psychologie de l’auditoire afin de choisir le lexique approprié et susceptible d'engendrer certaines émotions et dans un deuxième temps l’utilisation d’une stratégie affective qui mène l’auditoire vers les passions souhaitées et l'adhésion affective voulue. Pour lui, la colère est : Un désir de vengeance accompagné d’une peine provoquée par ce qui semble un dédain injuste [...] en quel habitus y est-on porté ; contre quelles personnes se met-on habituellement en colère et à quels sujets. (ARISTOTE,1378a, p.25) 82 Bulletin of the Faculty of Arts Volume 80 Issue 2 January 2020 Normalement la colère est engendrée par une situation injustifiée et qui semble injuste. Notons que certaines émotions dépendent de la situation et du scénario qui ont suscité leur déclenchement. L’homme est un être qui vit en groupe ‘en société’. La façon dont il est vu par la société exerce une influence sur ses sentiments et par suite sur son comportement. Cela implique que certaines situations engendrent des sentiments bien déterminés. C’est le cas de la honte et de l’humiliation. Notons que ce dernier sentiment naît si la situation est rendue publique. Avec la honte, la situation est plus complexe. La personne honteuse n’a pas respecté les normes sociales. Elle a commis une transgression aux yeux de ceux dont elle veut être reconnue en brisant le pacte social. Nous allons reprendre ces deux émotions d’une manière plus détaillée en analysant des exemples précis afin de mieux illustrer notre point de vue. Passons maintenant à la définition de la crainte telle que rendue par ARISTOTE : Posons que la crainte est une peine ou un trouble consécutif à l’imagination d’un mal à venir pouvant causer destruction ou peine [...] ; et ces maux ne nous apparaissent pas trop éloignés, mais proches et imminents (ARISTOTE,1378a, p.21) Dans cette définition ARISTOTE parle d’une situation ou d’un scénario qui engendre une émotion déterminée : Scénario déclencheur S émotion E certaines pensées P Durée Sentiment négatif -SN Comportement réactif négatif - CN Maints orateurs ont recours à cette force manipulatoire (le pathos : précisément ce sentiment de la crainte) pour inciter leur auditoire à adopter un certain comportement et agir selon leur volonté. Prenons l’exemple d’un leader qui perd sa majorité ; que fait-il pour consolider sa position et garder son pouvoir ? Il brandit la menace d’un ennemi extérieur ou d’une situation future catastrophique. Il crée par son discours (‘‘Moi ou le chaos’’) une menace qui à son tour engendre une émotion telle que la crainte, crainte de l’inconnu souvent ancrée dans Mona Mostafa LABIB: Émotions et enjeux argumentatifs ‫ــــــــــــ‬ 83 l’inconscient humain. Ce fut le cas du président américain TRUMP lors de son problème avec l’ancien chef des services secrets et lors de son conflit avec un avocat membre de l’équipe de sa campagne électorale. C’est également le cas d'autres hommes politiques quand la situation s’aggrave et que leur pouvoir est menacé. L’orateur parviendra à son objectif dans la mesure où il maîtrise le jeu et argumente en ayant recours à une stratégie discursive favorable à son orientation de discours. Autre point intéressant à analyser est le rapprochement fait par ARISTOTE dans son classement. Prenons le cas de bon/mauvais : selon le point de vue de la personne une chose peut être qualifiée de bonne ou de mauvaise. DESCARTES à son tour dit que le beau et le laid sont représentés par les sens tels que : la vue, l’ouïe et l’odorat. Tandis que le bien et le mal dépendent de notre jugement intérieur et plus précisément de notre raison. Dans Le Traité des Passions, il présente l'histoire de la pensée occidentale au sujet des passions en deux parties : l’une définit, décrit et classifie les passions, leur processus psychophysiologique et leur fonction, l’autre traite des moyens de la maîtrise des passions, ainsi que de leur usage et de leur rapport avec les vices et les vertus. (DESCARTES, 1990, pp.80-84). Ceci rejoint en quelque sorte la rhétorique d’ARISTOTE quand il associe les deux formes d’ethos avec sa description des passions. Il différencie, en effet, entre deux types d’ethos : un ethos objectif qui dépend des habitudes, des préférences et des formes d’expressions liées au genre, à la nationalité etc…. et un ethos subjectif que la personne développe tout au long de sa vie selon son expérience vécue: courageux, lâche, paresseux, ennuyeux, généreux….. Cela dépend cependant des règles et des topoï sociétaux. En plus des expériences vécues et de son évolution, chaque personne possède un passé et des convictions propres qui contrôlent sa pensée, et par suite ses émotions et ses réactions. L’homme se base normalement sur sa mémoire pour juger et arriver à une conclusion définitive. Le goût de la personne dépend de plusieurs facteurs et varie d’une personne à l’autre à travers le temps. Son expression et les connotations de son lexique changent également à leur tour, ce qui nous conduit à examiner la validité des définitions classiques de nos jours. 84 Bulletin of the Faculty of Arts Volume 80 Issue 2 January 2020 I.1.3. Validité des définitions telles que rendues par les Classiques DECLERCQ explique la méthode du travail d'ARISTOTE en notant que la définition de chaque passion s’effectue selon une procédure identique. Il faut répondre à trois interrogations : la disposition émotionnelle préalable (habitus) est-elle favorable à l’apparition de la passion ? Envers qui éprouve-t-on cette passion ? Et relativement à quel objet ? tout en prenant en considération la nature de l’auditoire concerné (DECLERCQ,1992, p.55). ARISTOTE a consacré à la colère une grande partie de son travail concernant les passions. L'étude de cette passion est considérée comme exemplaire. Il s'appuie sur elle pour préciser les questions : Pour la colère, par exemple, en quel habitus y est-on porté ; contre quelles personnes se met-on habituellement en colère, et à quels sujets. (ARISTOTE II. 1377a 20-25) Il distingue, dans la psychologie de l'homme : la passion, la faculté, la disposition et l'état habituel ou normal. La colère est une passion, au même titre que la crainte, l'envie, la joie, la haine ou le désir. Par « passion » il entend les affections où l'âme est toute passive et qui ont en général pour conséquence un sentiment de plaisir ou de douleur. Par « faculté » il perçoit ce qui fait dire que nous pouvons ressentir ces passions, par exemple ce qui nous rend capables d'éprouver la colère, la crainte ou la pitié. Ou encore ce qui permet de qualifier les individus selon la manière par laquelle ils agissent sous l'influence de telle ou telle passion, et dire qu'ils sont insensibles, amoureux ou en colère. Il distingue, parmi ces facultés ou fonctions de l'âme, outre les fonctions nutritive, sensitive, pensante, une fonction appétitive d'où relève la colère. La Rhétorique nous présente des étapes de développement émotif graduel afin de susciter la colère chez l'auditoire. L'orateur dispose de plusieurs moyens stratégiques qui peuvent faciliter sa mission (ARISTOTE. I, 2, 1356a 1 ; II, 1, 1377 b 20). Il doit non seulement compter sur l'argumentation et ce qu'elle comporte de Mona Mostafa LABIB: Émotions et enjeux argumentatifs ‫ــــــــــــ‬ 85 démonstratif mais également se montrer lui-même sous un certain état émotionnel. En d'autres termes, l'orateur doit savoir comment se servir du processus passionnel convenable pour déclencher les émotions qui peuvent mener au changement de position de l'auditoire et arriver à la persuasion. D'où la nécessité pour l'orateur de connaître à fond le processus des passions afin de mettre son public dans la disposition favorable à la colère. Nous pouvons en effet trouver dans les travaux des Classiques une explication détaillée de la nature de la colère, avec des tentatives successives de définition, de multiples études de cette passion et ses rapports avec d'autres notions comme la liberté, la raison, la peine et le plaisir, la justice, etc…. La colère est donc le modèle même de la passion. L’orateur utilise des stratégies discursives manipulatoires. Il s'agit de déterminer le mode d'action de l'orateur sur l'auditoire et, par conséquent, d'examiner chaque passion comme ce mouvement d'altération susceptible d'être provoqué par la parole, et de produire un jugement influencé par l'émotion : la persuasion est produite par la disposition de l’auditoire quand le discours l’amène à éprouver une passion. Par conséquent, les jugements du public dépendent de la passion ressentie : peine ou plaisir, amitié ou haine. (ARISTOTE, 1378a, pp.20-25) Le pathos, qui constitue la deuxième catégorie de « preuves » techniques, développe la stratégie argumentative et persuasive sur laquelle s’appuie l'orateur pour emporter l'adhésion de son auditoire, dans le délibératif comme dans le judiciaire. Nous nous mettons en colère contre quelqu'un, quand il agit d’une manière qui nous semble inappropriée c’est-àdire qu'il accomplit une action déterminée qui nous concerne et qui exerce sur nous un impact négatif. Ceci nous met dans un état physique où nous nous sentons en danger, ce qui mène au désir de vengeance. La colère, produit d'une émotion forte, provoque un mouvement violent. L'orateur cherchera dans certains cas à la susciter, sachant que lorsque l'auditoire est dans cet état, il devient facile à mouvoir/ émouvoir. Cela excitera en lui le désir de répondre, de rendre vexation pour vexation, peine pour peine. Il faut préciser que le discours argumentatif sur lequel nous nous penchons dans le présent travail relève d’une situation d’interaction verbale ; même dans le discours politique où le côté dialogique n’est pas présent, nous avons un orateur/locuteur et un ou plusieurs auditoire(s)/interlocuteur (s). Cet orateur/locuteur doit se faire une image préalable de cet auditoire qu’il veut convaincre et s’y adapter tout au long de son discours en utilisant les 86 Bulletin of the Faculty of Arts Volume 80 Issue 2 January 2020 arguments susceptibles de réaliser son but. Le discours se construit ainsi selon la doxa et les règles sociétales. Examinons à présent la définition du mot terrible et notons sa validité. Admettons que l'on ait recours à un énoncé contenant ce qualitatif : on se demanderait quel jugement esthétique pourrait-on attribué à la chose désignée, dans un premier temps. Et voyons sur quel énoncé pourrait-il s’enchaîner dans un second temps, tout en suivant la démarche de la théorie de l’argumentation dans la langue ‘l'ADL’ (ANSCOMBRE et DUCROT, 1988). Prenons l'exemple A1 de l'adjectif qualitatif terrible(2) : Mon chef est terrible : c’est une personne difficile à supporter. Jugement défavorable. - A1 : mon chef est terrible peut s’enchaîner sur un énoncé de type B1. - B1 : je démissionne et je chercherai un autre travail. Voyons maintenant l'exemple A2 : - Ce film est terrible (dans la langue parlée) cela ne veut pas dire que ce film est mauvais. Terrible rend plutôt le jugement favorable : c’est un excellent film, un film à ne pas rater. L’énoncé précédent A2 : - A2 : c’est un film terrible enchaînera sur un énoncé de type B2 où le jugement est positif. - B2 : ne ratons pas ce film. De ce qui précède, nous constatons que les définitions données et le classement fait par les Classiques ne sont pas toujours valables de nos jours notamment en ce qui concerne la langue parlée. I.2. Pathos et théorie de Topoï Notons que toute modification de croyance entraîne une modification d’émotion, en fonction du savoir polarisé, de la doxa partagée de la société ou du groupe de personnes en question. Cela nous fait penser à la pragmatique intégrée et à la théorie des Topoï avec les exemples des échelles argumentatives développés par ANSCOMBRE et par DUCROT. Mona Mostafa LABIB: Émotions et enjeux argumentatifs ‫ــــــــــــ‬ Visée argumentative Persuasion 87 Louange (+) Émotion de l'auditoire Savoir partagé Doxa du groupe social Émotion de l’orateur (-) sanction morale Blâme La psychologie moderne des émotions défend largement l’idée que les émotions sont des réactions déclenchées par des stimuli ou des événements externes ou internes à l’individu. Au départ, le lien entre les émotions et la cognition n’était pas de toute évidence. Il a fallu attendre le résultat des recherches portant sur la connaissance de l’évolution des différentes facultés mentales de l’homme. Ceci a permis de mieux comprendre la relation entre émotion et cognition grâce notamment aux techniques de l’imagerie cérébrale et à d’autres analyses. Il est important de souligner ici la différence entre l’émotion éprouvée (niveau psychologique), l’émotion représentée (niveau cognitif) et l’émotion exprimée (niveau linguistique). Si dans une situation S, une personne A (émetteur) éprouve une émotion. des signes ou des marqueurs Et B (récepteur) décode les signes ou les marqueurs. Alors B réagit et peut développer à son tour des émotions : 88 Bulletin of the Faculty of Arts Volume 80 Issue 2 January 2020 Situation 1 : les émotions de B sont représentées ……… B partage le même état passionnel de A. Situation 2 : les émotions de B ne sont pas représentées …… B réagit indifféremment de l’état émotionnel de A. Si cette personne A, à titre d’exemple, se met en colère et que cette émotion de colère est représentée par un changement de la couleur du visage, la tonalité de sa voix etc… B pourrait ne pas partager les mêmes traits représentatifs de l’état émotionnel de A, les deux personnes ne réagissant pas de la même façon. Dans la même perspective CHARAUDEAU développe ce point sur la question des émotions et leurs effets possibles en insistant sur le fait que les sentiments ne peuvent pas être considérés ni comme une sensation ni comme un éprouvé, ni même comme un exprimé (CHARAUDEAU, 2008, p. 50). Il justifie cela en disant que le discours peut être porteur ou déclencheur de sentiments ou d’émotions, mais la preuve de l’authenticité du ressenti n’est pas en lui. Ce qui rejoint à nouveau la rhétorique aristotélicienne : persuader un oratoire consiste à produire chez lui des sentiments qui le prédisposent à partager le point de vue de l’orateur. Le sentiment ne sera pas confondu avec son expression. De ce qui précède, nous aurons des émotions déclenchées et des effets possibles mais rien n’est garanti dans la totalité car plusieurs facteurs sont inclus dans le jeu persuasif. I.3. Pathos et analyses discursives modernes PLANTIN dès les années 90 conçoit les émotions comme des entités actives ou comme des représentations sociales. Car elles agissent sur et participent à la co-construction des actes de parole. C’est parce que les émotions se manifestent dans un sujet « à propos » de quelque chose, qu’il se figure, disionsnous, qu’elles peuvent être dites représentationnelles. La pitié ou la haine qui se manifeste chez un sujet n’est pas le simple résultat d’une pulsion, ne se mesure pas seulement à une sensation d’échauffement à une poussée d’adrénaline ; elle s’éprouve à la représentation d’un objet vers lequel tend le sujet ou qu’il cherche à combattre. Et comme ces connaissances sont relatives au sujet, aux informations qu’il a reçues, aux expériences qu’il a faites Mona Mostafa LABIB: Émotions et enjeux argumentatifs ‫ــــــــــــ‬ 89 et aux valeurs qu’il leur attribue, on peut dire que les émotions ou les sentiments sont liés à des croyances. (PLANTIN, 2000, p.125) Quelques années plus tard, dans le cadre d’une approche argumentative et discursive des émotions, Il propose un système (ou modèle) topique des émotions, conçu comme la « contrepartie linguistique » à la composante cognitive. Ce système topique collecte des informations sur les : types d’événement, qualité des personnes impliquées, mode d’occurrence temporelle et spatiale, distance au locuteur, type de contrôle exercé sur l’événement dont il s’agit d’évaluer l’impact émotionnel, classe d’événements comparables, façon dont les normes sont affectées par l’événement. (PLANTIN, 2003, p.128) Il montre ainsi que « l’émotion structure le matériel verbal selon des lignes précises qui font l’objet de consensus parallèles à la fois chez les psychologues et les linguistes » (Ibid. p.129). Bally était le premier à poser ainsi la question fondamentale de savoir si l’émotion verbale est un fait de langue (facteurs internes) ou un fait de langage (facteurs externes) : Pour que des millions d’individus se comprennent, il faut que les mots expriment des idées simples, générales, abstraites, et que les rapports établis entre les idées portent le même caractère : tout cela se fait aux dépens de l’expressivité car le sentiment est synthétique et singulier donc incommunicable. (Bally, 1913, 79) Mais plus loin, il ajoute : La langue demeure-t-elle impuissante à exprimer par elle-même le sentiment, le désir, la volonté ? Nous savons bien qu’elle en est capable. [...] on voit bien que les signes-étiquettes de la langue ont à côté d’eux et associés à eux, des synonymes expressifs. (Ibid., p. 82) Sur ce point, nous terminons la présentation faite par les rhétoriciens et les linguistes concernant le rôle des émotions dans les interactions avant de commencer l’analyse des exemples. 90 Bulletin of the Faculty of Arts Volume 80 Issue 2 January 2020 II. Analyse des interactions verbales II. 1. Émotions et débat politique Passons à présent à l’application de ce qui a été explicité auparavant. Pour mieux cerner la question des passions nous nous proposons de suivre de près la stratégie discursive adoptée par MACRON et celle adoptée par LE PEN en 2017 lors de leur débat télévisé de l'entre-deux-tours, cette dernière incrimine son interlocuteur de « complaisance » sur le fondamentalisme islamique au cours d'un vif échange sur la sécurité et le terrorisme. Elle s’appuie sur la peur engendrée chez l’auditoire pour arriver à sa visée. « Vous avez une complaisance pour le fondamentalisme islamiste !». Elle développe ses arguments en s’appuyant sur des faits : le soutien supposé de l’Union des Organisations Islamiques de France à MACRON. LE PEN : A1 : « Ils vous tiennent » MACRON a préparé sa réponse, reprenant les arguments de l’actuel gouvernement face aux attaques récurrentes de l’extrême droite après chaque attentat. Il répond par d’autres arguments B (c’est aussi la peur mais une autre peur) B : « Le piège qu’ils nous tendent c’est celui que vous portez : c’est la guerre civile !». « Madame LE PEN a utilisé toute sa conclusion pour attaquer son adversaire ». Avec un ton de regret MACRON ajoute : « le pays mérite mieux que ça ». Celui qui accuse son adversaire « d’user des peurs » assure au contraire « y répondre par le courage de la vérité sans promettre des choses invraisemblables, de tenir le travail par lequel je veux une émancipation, notre pays qui a toujours été fort dans une Europe forte. » Et il poursuit en s’appuyant sur un second argument : B2 « le pays qui a été la lumière du monde, ne sera pas celui de l’obscurantisme. » Par cet argument MACRON s’appuie sur une image de la France communément admise, celle des valeurs de la République. LE PEN : A2 : « Vous êtes François HOLLANDE » Elle l’attaque en le comparant avec le président sortant et avec sa politique qui a été jugée de ''faible'', Pour arriver à la conclusion C1 : HOLLANDE a échoué et vous poursuivez dans la même voie. Elle exploite les Mona Mostafa LABIB: Émotions et enjeux argumentatifs ‫ــــــــــــ‬ 91 évènements terroristes récents qui se sont passés pendant les années de pouvoir du Président HOLLANDE afin d’engendrer un sentiment de crainte et de peur chez l’auditoire. Dans la formulation des arguments auxquels ont recours les candidats nous remarquons l’utilisation constante des axiologiques et des antonymes. LE PEN : A3 : « Vous, la France que vous voulez, c’est une France ouverte à tous les vents ! » MACRON : B3 : « Vous dites "Je suis le candidat de l’ouverture" LE PEN : A4 : non, vous êtes le candidat de la fermeture, de la fermeture des maternités, des postes de police… La seule chose que vous ne voulez pas fermer, ce sont les frontières ! » Lumière du monde / obscurantisme, ouverture/ fermeture, frontières ouvertes/frontières fermées. Deux systèmes d’idéologie et de doxa sur lesquels se basent nos deux candidats. LE PEN détruit les arguments de MACRON par son argument A3 : une France qui projette la lumière au monde à une France ouverte à tous les vents. Le fait d’être soumis aux vents (bons ou mauvais) donne l’image d’un avenir incertain et engendre la peur de l’inconnu la crainte. Ceci explique le rôle important que jouent les émotions dans la construction de la stratégie argumentative que chaque candidat essaye de détruire par les biais de ses propres arguments. La connotation positive du mot ‘ouverture’ devient une menace de soumission aux idées extrémistes venant de l’extérieur. Le discours change ainsi d’orientation. Y : une France ouverte sur autrui Y (+) : orientation positive. Ce qui n’est pas le cas si nous nous trouvons dans une situation qui tend vers une conclusion de sens inverse Y (-) orientation négative. LE PEN accuse MACRON d’accepter que La France soit soumise à des idéologies extrémistes venant d’ailleurs. MACRON à son tour essaye de se défendre : 92 Bulletin of the Faculty of Arts Volume 80 Issue 2 January 2020 « On vous demande une carte blanche et vous salissez l’adversaire. Votre projet, c’est de dire aux Français : cette personne est atroce (...) La France, elle vaut mieux que ça ! Il faut sortir d’un système qui vous a produit ! Vous êtes son parasite » Par les arguments précédents, il met en cause l’honnêteté et l’objectivité de sa rivale. On vous donne une carte blanche = on vous donne le pouvoir. En se basant sur un topos négatif qu’utilisent les malhonnêtes pour légitimiser leur comportement : ‘la fin justifie les moyens’ Vous allez avoir recours à des ruses machiavéliques : vous salissez l’adversaire. Votre projet de dire …= vous allez mentir pour disqualifier votre rival en dessinant une image trompeuse de lui en le représentant par des qualitatifs négatifs : cette personne est atroce Les Français ne méritent pas une personne comme vous, en se basant sur les principes et les valeurs de la France : trois grandes valeurs sont mises en avant : la liberté, l’égalité et la fraternité. MACRON propose implicitement des topoï positifs qui viennent s’opposer au topos précédent auquel a eu recours son adversaire. La conclusion à laquelle il veut arriver est de sortir LE PEN du jeu argumentatif, en montrant que sa politique ne respecte pas les valeurs de la société française ni les principes et les valeurs sur lesquels se base la République. C : il faut sortir d’un système qui vous a produit ! Vous êtes son parasite ! » Par cette conclusion, il condamne son adversaire, son parti et sa politique et l’accuse d’appartenir à un autre système de valeurs, différent de celui des Français. Il poursuit sa stratégie discursive dans la même direction. « Votre parti qui pousse à la haine, qui moleste des journalistes, comme vos militants qui sont venus devant mes meetings menacer et frapper : c’est le Front national, votre parti, qui ne ressemble pas à notre France. Mais vos électeurs, eux, je les respecte. Parce qu’ils sont Mona Mostafa LABIB: Émotions et enjeux argumentatifs ‫ــــــــــــ‬ 93 en colère. Et je comprends cette colère. Je viens d’une ville qui, elle aussi, a voté pour vous ». Une série d’arguments : votre parti qui pousse à la haine, qui moleste des journalistes. Vos militants qui sont venus devant mes meetings menacer et frapper. MACRON a eu recours à des axiologiques (haine, moleste, menacer et frapper) qui représentent la colère projetée par la politique adoptée par LE PEN, afin de montrer l’étrangeté de son système de valeurs au peuple français, même s’il y a des électeurs qui la soutienne, faute de compréhension, car ils sont endoctrinés par sa politique et par l’idéologie de son parti. Lui s’appuie sur des arguments relevant du logos. Elle, en revanche, joue sur le côté affectif et émotionnel de ses partisans et du public auquel elle s’adresse. C : c’est le Front National, votre parti, qui ne ressemble pas à notre France. Le Front National : votre parti est en opposition avec notre France. La conclusion finale est : vous n’appartenez pas à notre France, vous êtes exclue. Le débat devient de plus en plus agressif, LE PEN attaque MACRON avec ses invectives, son sarcasme et son agressivité. Elle a adopté comme stratégie d’engendrer la crainte chez les auditeurs et de montrer la faiblesse de son adversaire en l’attaquant avec violence, sa colère va en crescendo. Quant à MACRON, il a gardé son calme face à cette escalade verbale. Et au lieu d’adopter une stratégie de défense contre ses invectives, il a essayé de montrer les désavantages de cet état de colère dans lequel elle se trouve, et qu'elle tente de communiquer aux Français. II.2. Émotions et Médias Autre exemple qui nous a paru intéressant à analyser est l’extrait de l’intervention de l’écrivain LEMAITRE daté du 2 janvier 2018 dans son émission à France Inter où il oppose, de façon pertinente, pauvreté∕ richesse et calme∕ inquiétude 94 Bulletin of the Faculty of Arts Volume 80 Issue 2 January 2020 ……Je voudrais souhaiter une bonne année aux riches. En 2018, comme par les années passées, vous pourrez exiler votre fortune et vous faire soigner en France aux frais du contribuable. Mais il n’y a pas que la richesse qui progresse, il y a aussi la pauvreté. Ce qui est excellent car, pour qu’il y ait des riches, il faut qu’il y ait des pauvres. Et, là encore, la situation se présente très bien…….. LEMAITRE lors de son intervention ne s’est pas contenté de rapprocher les deux antonymes pauvreté∕ richesse avec des arguments falsifiés, mais il a également eu recours à l’antiphrase (figure rhétorique qui consiste à dire le contraire de ce que l’on pense). Commençons par nous interroger sur la nature de son auditoire. Qui l’écoute à la radio ? Les riches auxquels il adresse ses vœux ? Les autres ? Quelles passions désire-t-il engendrer par cette intervention chez ses auditeurs ? Les réponses à ces questions sont les clés de son argumentation. Il est évident que l’auditoire de cette émission n’est pas la classe des riches qu’il critique, mais plutôt la majorité des Français et également le public international. Lors de son intervention, il essaye d’émouvoir l’auditoire de la radio et d'emporter son adhésion en soulignant la responsabilité sociale des riches envers les classes malchanceuses, conclusion finale visée. Il serait intéressant de souligner ici le rôle tout particulier joué par les lieux communs ancrés dans une société donnée. Ils sont, en effet, des signes indicatifs du comportement des citoyens, de leur façon de penser, d’agir et de réagir. L’analyse de cette intervention nous mène à déduire que les passions dont l’écrivain a voulu engendrées sont la colère et l’inquiétude. Les riches sont calmes et célèbrent la nouvelle année mais les pauvres que font-ils ? Ils vivent dans l’inquiétude d’un avenir incertain. Nous avons d’un côté les conditions sociales de la classe des riches qui vivent en France et de l’autre côté les conditions sociales difficiles des pauvres (problème de logement, bas salaires, chômage etc…). LEMAITRE a présenté certaines données et chiffres réels affichés dans les rapports socio-économiques. Ce n'est donc pas à cause de ces données que la vidéo de son allocution a été partagée 100000 fois en trois heures après sa diffusion. C’est bien plutôt à cause des émotions qu’il a pu déclencher chez ses auditeurs obtenant ainsi leur adhésion affective. Il a voulu aussi éveiller chez eux le sentiment de la honte et de l’indignation, pour favoriser l’étape suivante qui est le jugement de cette situation honteuse tout en suivant la stratégie persuasive des Classiques. Mona Mostafa LABIB: Émotions et enjeux argumentatifs ‫ــــــــــــ‬ 95 Il est évident que l’orateur doit, par le moyen du discours, mettre ses auditeurs dans la disposition favorable à la colère, représenter ses adversaires comme coupables de paroles ou d’actes propres à l’exciter, et comme ayant l’un des caractères qui peuvent l’émouvoir. (ARISTOTE,1380 a,1-5.) CHARAUDEAU traite le cadre socio-économique de la production du discours médiatique et analyse le rôle des producteurs de l’information médiatique et les conditions d’interprétation envisageant la cible. L’instance d’énonciation du discours (l’émetteur) ne peut qu’imaginer le récepteur de façon idéale, c’est-à-dire le construire par hypothèse en destinataire supposé adéquat à ses intentions, et donc ne peut préjuger de l’activité interprétante réelle du récepteur ; comme d’autre part cette instance d’énonciation ne peut prétendre maîtriser la totalité de sa propre intentionnalité du fait qu’en tant qu’être collectif elle draine avec elle plusieurs champs de signification dont elle n’a pas nécessairement conscience, force est de conclure que le texte produit est porteur de la co-intentionnalité qui s’établit entre énonciateur et destinataire. (CHARAUDEAU,1997, p.18) LEMAITRE, est-il arrivé à ses fins et à sa visée persuasive ? Vu les échos de cette émission et le nombre de fois dont elle a été partagée cela nous donne une idée sur l’effet de sa réception, sur la validité des étapes de la démarche persuasive utilisée, sur les effets de sentiments engendrés par la situation et sur la réalisation de l'objectif visé. Passons à présent à l’exemple suivant, tiré d’un autre contexte et notons la stratégie argumentative et persuasive que l’orateur va adopter afin de changer la situation à son profit. II. 3. Émotions et Changement de position Observons le plaidoyer de CLINTON et notons comment le président américain a-t-il réussi à se tirer d’affaires de cette situation délicate lors du procès LEWINSKY et son mensonge présumé. Le président américain a menti sous serment, ce qui est considéré comme une trahison et l'a mis dans une situation critique, qui aurait pu conduire le Congrès à demander sa démission. La définition de la honte, dans la plupart des sociétés, est une représentation qui touche à la perte de la réputation. Sur quels lieux communs donc CLINTON s’est-il basé dans son argumentation ? 96 Bulletin of the Faculty of Arts Volume 80 Issue 2 January 2020 Commençons par l’organisation de ce discours, en retraçant son plan. Nous pouvons le diviser en trois parties : La première A : la relation malséante, les regrets envers son auditoire et la destruction de l’accusation. (le mensonge). La deuxième B : les arguments de CLINTON et sa défense contre les attaques du procureur. La troisième C : la conclusion et l’action souhaitée de l’auditoire. Dès les premiers mots de son discours CLINTON reconnaît cette affaire comme étant plus qu'une "relation malséante", "une faute" : il commence par un argument A1où il admet qu’il a commis une faute. (ce qu’il a nié au début de son accusation) A1: "I did have a relation with Miss LEWINSKY that was not appropriate. In fact, it was wrong" "J'ai bien eu une relation avec Mademoiselle LEWINSKY, qui était incongrue (malséante). En fait, ce n’était pas correct. " Deuxième étape, il exprime ses regrets envers le public, et envers sa femme également donnant l’argument A2. Cependant le président fait référence non à sa relation avec Mademoiselle LEWINSKY, mais au fait d'avoir menti devant un grand jury. Il a aussi exprimé son regret d’avoir entraîné ses proches dans cette affaire. A2: "I misled people, including even my wife. I deeply regret that." "J'ai trompé le public, y compris ma femme. Je le regrette profondément." La confession, suivie du regret donne au discours une dimension affective confirmée par l’utilisation de l’adverbe ‘profondément’ qui exprime bien le degré de ce regret. Plus loin, il donne la raison et explique pourquoi il avait menti en C qui est la conclusion de la première partie. Il évoque la "honte" et essaye d’atténuer la situation en disant qu’il a menti pour des raisons valables : C (A1+A2): Mona Mostafa LABIB: Émotions et enjeux argumentatifs ‫ــــــــــــ‬ 97 "to protect myself from the embarrassment of my own conduct) "pour me protéger de l’embarras de ma propre conduite" Il a menti, dit-il, pour ne pas décevoir le peuple et sa famille. Ce n’est plus uniquement en tant que président de la plus grande puissance mondiale qui parle mais plutôt en tant que père et mari, c’est un mari et un père qui protège sa fille, sa femme et sa grande famille (le peuple américain) de la honte. Ce qui est remarquable dans la deuxième partie de ce discours, c'est que CLINTON s'en prend à l'enquête menée par le procureur STARR. Il adopte un ton solennel. "The independent counsel investigation moved on to my staff and friends, then into my private life. And now the investigation itself is under investigation. This has gone on too long, cost too much and hurt too many innocent people." "L'enquête indépendante s'est ensuite étendue à mes collaborateurs et amis, puis à ma vie privée. Et désormais l'enquête elle-même fait l'objet d'une enquête. Ceci a duré trop longtemps, coûté trop cher et blessé trop de personnes innocentes." Le Président CLINTON cherche à partager les conséquences de son acte avec son auditoire, et comme il sait que c’est un auditoire composé de toutes les classes sociales, avec des croyances et des convictions variées, il évoque les différentes émotions sur plusieurs types de personnes de son entourage en se référant à la longue durée de l’enquête et aux dommages sur différents plans : Sur l’équipe du travail Sur ses amis Sur sa femme et sa fille Dommage professionnel. ‘‘ses collaborateurs’’ Dommage social. Dommage familial. Son auditoire, qui valorise la vie professionnelle, sociale et familiale sera ému par les arguments du Président qui a retourné la situation à 98 Bulletin of the Faculty of Arts Volume 80 Issue 2 January 2020 son profit : au lieu d’être l’accusé (même s’il n’a pas nié l’affaire), il en est devenu la victime. "Now, this matter is between me, the two people I love most – my wife and our daughter – and our God. I must put it right, and I am prepared to do whatever it takes to do so." "Maintenant, cette affaire est entre moi, les deux personnes que j'aime le plus – ma femme et notre fille – et Dieu. Je dois réparer cela et je suis prêt à faire tout ce qui sera nécessaire pour y parvenir." Dans son plaidoyer argumentatif, CLINTON tout en reconnaissant sa faute, s’appuie sur les conséquences néfastes subies par les membres de sa famille. Il apitoie son auditoire et renverse la situation en sa faveur. Selon ARISTOTE, l’indignation et la pitié sont deux sentiments inversement complémentaires. Normalement, la compassion de l’auditoire est engendrée quand il est témoin d’une situation d’injustice ou d’infortune que des personnes innocentes subissent sans la mériter, il se projette dans le futur et pense que cette même situation peut lui arriver. C’est un sentiment d’injustice qui s’est créé ici. Par la phrase précédente, CLINTON admet une fois de plus l’affaire et estime que le temps est venu pour la régler entre sa famille et lui d’une part et entre lui et Dieu d'autre part. A la fin de son discours, il demande d'oublier l’affaire et de penser d’une façon pragmatique aux intérêts du pays : "Now it is time – in fact, it is past time to move on. We have important work to do – real opportunities to seize, real problems to solve, real security matters to face" "Maintenant, il est plus que temps de tourner la page. Nous avons d'importantes questions à résoudre, de réelles opportunités à saisir, de réels problèmes de sécurité à affronter." Pour nous résumer nous pouvons dire que CLINTON, tout le long du discours, a joué sur les émotions qu’il souhaite engendrer chez son auditoire. Il souhaite que ceux à qu'il s'adresse aient pitié de sa situation personnelle et de la situation de sa famille. Il aborde en dernier lieu la question du profit Mona Mostafa LABIB: Émotions et enjeux argumentatifs ‫ــــــــــــ‬ 99 commun. Il regrette que cette affaire ait si longtemps durée au détriment des intérêts de la nation, en conséquence il est temps d'y mettre fin. Conclusion Nous avons démontré l’importance des émotions dans les stratégies discursives et le rôle primordial qu’occupe la dimension émotionnelle, à savoir le pathos dans tout texte argumentatif. Le parcours vers la persuasion ne saurait être tracé par le logos seul ou par l’ethos seul, bien que ce dernier ait été la dimension la plus étudiée dans les analyses de discours jusqu’à une période récente. L'orateur ne peut arriver à ses fins en s’appuyant seulement sur son ethos. Il se doit de se servir des trois dimensions, d’avoir surtout recours à la dimension affective et de susciter les sentiments susceptibles d'émouvoir son auditoire et gagner son adhésion. L’analyse des exemples choisis dans notre travail a révélé l’importance pour l’orateur d’avoir recours au pathos et de déclencher certaines émotions afin de changer la visée de la conclusion première et de parvenir au résultat escompté. Certes la bonne connaissance de la doxa de l’auditoire et de ses valeurs sont des éléments essentiels pour tout orateur afin d’accomplir sa mission et d'arriver à persuader son auditoire. L’étude des expressions émotives et leurs connotations a également souligné l’importance de l’analyse du pathos dans les stratégies argumentatives et son effet sur l'orientation de discours. Nous avons vu comment un politicien a pu exploiter les émotions pour conduire son adversaire à baisser les bras dans un débat politique télévisé, comment un écrivain, dans un discours médiatique, a gagné l’adhésion de ses auditeurs par le déclenchement de certaines émotions afin d'atteindre la visée voulue, et enfin comment un autre politicien s’est servi des passions dans une situation critique pour la tourner en sa faveur. 100 Bulletin of the Faculty of Arts Volume 80 Issue 2 January 2020 Notas: (1)émotion, ou pathê, comme « tous ces sentiments qui changent l’homme en l’entraînant à modifier son jugement et qui sont accompagnés par la souffrance ou le plaisir » (Rhétorique, livre II, chap. 1, 1378a), Aristote formule ce que l’on considère comme l’une des premières définitions des émotions. Depuis, un grand nombre de définitions ont été proposées et ont été classées en dix catégories. L’émotion est une réaction se manifestant par un changement notamment au niveau du visage, tandis que le sentiment est la capacité et la conscience d'appréciation d'éléments intuitifs de l'ordre de la sensation, de l’impression. (2) Terrible : signifie effrayant, épouvantable, qui cause de la terreur, qui est propre à donner de la terreur. Mona Mostafa LABIB: Émotions et enjeux argumentatifs ‫ــــــــــــ‬ 101 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES I- Ouvrages Théoriques ANSCOMBRE J.- C. (1995) : Théorie des Topoï, Paris, Kimé. ANSCOMBRE J.- C., DUCROT O. (1988) : L’argumentation dans la Langue, Liège, Mardaga. ARISTOTE (1973) : Rhétorique (Livres I et II), éd. Médéric Dufour (1932) Paris, Les Belles Lettres. - (1967) : Topiques (Livres I-IV), éd. J. Brunschwig, Paris, Les Belles Lettres. - (1975) : Poétique (Livres I-IV), éd. J. Hardy, Paris, Lettres. Les Belles - (1989) : Rhétorique des passions, Postface de Meyer, Paris, Rivages, Poches (Petite bibliothèque). AMOSSY R., ROSEN. 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