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Peut-on étudier les Pensées de Pascal sans ses mathématiques ? Contribution aux journées sur l'histoire des sciences (18-19 mai 2000) organisées à l'E. N. S. de la rue d'Ulm. La Pensée 793B de B. Pascal nous présente une hiérarchie entre trois ordres : l’ordre des corps, l’ordre des esprits et l’ordre de la charité. Les corps désignent les objets sensibles comme le pouvoir, les richesses. Les esprits désignent l’intelligence et la science. La charité désigne l’amour de Dieu et du prochain. L’organisation des trois ordres est commandée par une série de principes qui établissent une discontinuité fondamentale entre eux. On pourrait se contenter d’une leçon générale disant, par exemple, que les ordres ne peuvent se mélanger entre eux, qu’ils n’ont pas de rapports entre eux. On ferait alors une lecture « plate » du texte consistant à y voir un avertissement banal : l’homme doit se détourner des corps et des jeux d’esprit pour se convertir à la charité. Mais si l’on examine le texte de plus près, on découvre que chaque paragraphe énonce une règle précise de discontinuité : 1 - une distance infinie sépare les ordres ; La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité. 2 - les ordres supérieurs sont invisibles aux ordres inférieurs ; La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces grands de chair. 3 - un ordre n’est vu que des ordres supérieurs et de lui-même, et ne se mesure qu’avec ses propres éléments ; Les saints ... sont vus de Dieu et des anges, et non des corps ni des esprits curieux : Dieu leur suffit. 4 - des éléments d’un ordre inférieur sont inutiles pour démontrer une vérité d’un ordre supérieur ; Archimède, sans éclat, serait en même vénération. Il n’a pas donné des batailles pour les yeux, mais il a fourni à tous les esprits ses inventions. 5 - la petitesse apparente des éléments d’un ordre est en réalité de grandeur infinie dans cet ordre ; Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse de Jésus-Christ, comme si cette bassesse était du même ordre, duquel est la grandeur qu’il venait faire paraître. 6 - les ordres sont incommensurables entre eux ; Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. 7 - les ordres sont irréductiblement hétérogènes ; De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité. On peut s’interroger sur cette accumulation de règles. Pourquoi Pascal ne s’est-il pas contenté de la première - une distance infinie sépare les ordres - ? Pourquoi répète-t-il qu’on ne peut additionner tous les éléments d’un ordre pour en faire un élément de l’ordre supérieur ? D’où vient cette organisation ? D’où Pascal sort-il tous ces principes ? Visiblement, l’inspiration est mathématique et une explication simplement littéraire ne suffit pas à en rendre compte. Derrière cette organisation, on trouve une proposition fondamentale du Traité de la sommation des puissances numériques de 1654, traité qui donne une méthode générale pour trouver la somme des puissances semblables des termes d’une progression quelconque (par exemple 53+83+113+143) : On n’augmente pas une grandeur continue lorsqu’on lui ajoute, en tel nombre que l’on voudra, des grandeurs d’un ordre d’infinitude inférieur. Ainsi les points n’ajoutent rien aux lignes, les lignes aux surfaces, les surfaces aux solides1 ; Ce principe pose 1 Pléiade, p.1432 1 l’impossibilité de passer d’un ordre à un autre par une simple continuité, par exemple, par une addition. On ne pourrait pas poser une proportion continue entre des termes appartenant à des ordres différents. On ne pourrait pas non plus multiplier un terme d’un ordre par un terme d’un autre ordre. Dans De l’esprit géométrique, Pascal écrit : Un indivisible, multiplié autant qu’on voudra, ne fera jamais une étendue. Donc il n’est pas du même genre que l’étendue par la définition des choses du même genre ... Et on en trouvera un pareil [rapport] entre le repos et le mouvement, et entre un instant et le temps ; car toutes ces choses sont hétérogènes à leurs grandeurs, parce qu’étant infiniment multipliées, elles ne peuvent jamais faire que des indivisibles d’étendue, et par la même raison2. Ces propos de Pascal sont inspirés du principe fondamental du livre V des Éléments d’Euclide qu’on appelle l’axiome d’Eudoxe. C’est cet axiome qui commande l’hétérogénéité entre les trois ordres. Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leur victoire, leur lustre, et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles, où elles n’ont pas de rapport ... Les saints ont leur empire, leur éclat, leur victoire, leur lustre, et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles ou spirituelles, où elles n’ont nul rapport, car elles n’y ajoutent ni ôtent3. Il y a une gradation entre les ordres, mais il n’y a pas de rapports entre eux. Et il faut bien entendre ici le mot « rapport » dans son sens véritablement mathématique, qu’Euclide donne ainsi : Un rapport (logos) est la relation, telle ou telle, selon la taille, qu’il y a entre deux grandeurs du même genre.4 Au Moyen Âge, cet axiome d’Eudoxe était mal compris. L’on comprenait mal, notamment, pourquoi Euclide avait distingué la théorie des grandeurs dans son livre V de la théorie des nombres dans son livre VII. Les médiévaux étaient tentés de chercher des proportions entre des objets de genres différents. Par exemple, Nicolas de Cues pensait obtenir une égalité entre un segment de droite et un arc de cercle. De même, on pensait chez les néoplatoniciens qu’il était possible de s’approcher de Dieu par l’exercice de la méditation, en montant d’un ordre à un ordre. Au XVIIème siècle, Pascal comprend beaucoup mieux ces problèmes et maîtrise davantage la question des ordres de grandeurs. Mais aussi, il accepte l’idée d’un univers infini et il décrit l’homme comme perdu entre un infiniment petit et un infiniment grand. Son texte des trois ordres est donc destiné à prévenir l’homme qu’il ne pourra pas s’élever tout seul jusqu’à Dieu, par une sorte d’ascension continue, grâce à des rapports qu’il établirait lui-même d’un ordre à un autre. Il n’y a ni dialectique ni analogie possibles entre les trois ordres. L’échelle des trois ordres ne saurait se parcourir qu’en sautant d’un degré à l’autre, et à condition que Dieu nous tende la main en nous envoyant sa grâce. Autrement dit, Pascal se sert de sa science mathématique pour décrire la réalité du monde, du cosmos éclaté, et, dans ce monde qui a perdu son unité, la misère de l’homme. Il ne se contente pas de reprendre le discours théologique officiel ou de reprendre la méditation de saint Augustin, mais il nourrit son apologie du christianisme de toute sa science mathématique. Sans une connaissance précise des avancées de cette science au XVIIème siècle, il est impossible de comprendre les Pensées de Pascal. J.M NICOLLE, mai 2000. 2 Pléiade, p.590 Pensée 793B 4 Euclide, Eléments, Livre V., définition 3. (traduction B. Vitrac) 3 2