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La critique de l’angoisse chez Sartre par Lacan Je voudrais d’abord préciser, voire corriger mon titre qui laisse entendre que Lacan a mené une critique systématique de la théorie sartrienne de l’angoisse. En réalité, sa critique est diffuse, et même assez discrète. On peut en repérer des traces, et non un exposé méthodique. Mon propos sera donc une tentative de reconstitution de cette critique, avec tous les risques d’erreur que je vous demande de bien vouloir me pardonner. L’angoisse est analysée par Sartre selon deux modalités : 1 – l’angoisse fondamentale de l’être humain dans son existence ; 2 – l’angoisse ressentie dans la responsabilité des actes. Voyons d’abord ce qu’il est convenu d’appeler l’angoisse existentielle. Si l’on refuse de croire en l’existence de Dieu, les données de l’existence sont complètement différentes de celles d’un croyant : l’homme arrive au monde sans être prédéfini. Son existence est contingente ; j’aurais pu naître à une autre époque, dans une autre culture, dans une autre famille. Que suis-je ? Un être qui n’est pas son propre fondement, qui, en tant qu’être, pourrait être autre qu’il est dans la mesure où il n’explique pas son être1. L’existence est fondamentalement contingente ; Tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre2. L’existence n’est absolument pas nécessaire ; il n’y a aucune raison d’exister plutôt que de ne pas exister ; l’existence est absurde, c’est-à-dire sans cause ; cette révélation devrait nous pousser au suicide si nous n’étions trop faibles pour en avoir le courage. Reprenant les analyses de Heidegger, Sartre définit l’angoisse comme la découverte du néant. L’homme se vit comme de trop dans le monde ; il est un être dans le non-être. Il se sent cerné par le non-être3. Par exemple, ayant accès au passé et au futur grâce à sa conscience, il se trouve en face de ce qui n’est pas, alors que l’animal, lui, est pris tout entier dans son existence immédiate et pleine. La conscience est ce qui place l’homme face à sa propre liberté. Reprenant une distinction de Kierkegaard, Sartre montre bien que l’angoisse est angoisse devant moi : l’angoisse se distingue de la peur par ceci que la peur est peur des êtres du monde et que l’angoisse est angoisse devant moi. Le vertige est angoisse dans la mesure où je redoute non de tomber dans le précipice mais de m’y jeter4. Je n’ai pas peur de glisser sur le bord du précipice, mais je crains de céder à ma propre fascination pour le vide. Dans l’angoisse, je ne suis pas menacé par les dangers de la chose, mais je suis menacé par moimême. Il n’y a donc pas de remède à l’angoisse existentielle. Si je cherche à fuir mon angoisse, je ne fais qu’en prendre davantage conscience ; elle va m’habiter encore plus intensément. Elle est inévitable5. L’homme est chargé d’une tâche difficile, celle de se définir. L’existence précède l’essence. L’homme existe d’abord et se définit ensuite ; L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait6. Evidemment, cette condition fondamentale est beaucoup plus lourde à porter que la prédestination. Quand on se pense comme prédéfini en essence avant même d’exister, on peut faire appel à l’idée de nature humaine, à sa constitution profonde, pour excuser ses faiblesses, ses lâchetés, ses fautes. Mais pour J.-P. Sartre, la nature humaine n’existe pas, ou du moins, la seule caractéristique commune à tous les hommes, c’est qu’ils ont à être libres. L’Être et le néant, Paris, nrf Gallimard, 1943, p. 122. La Nausée, Paris, Gallimard Le livre de poche, 1938, pp. 188-189. 3 L’Être et le néant, p. 53. 4 id., p. 66. 5 id., p. 82. 6 L’existentialisme est un humanisme, Paris, éd. Nagel, 1968, p. 22. 1 2 1 Sartre n’est pas d’accord avec l’idée heideggerienne d’après laquelle l’homme est un être marqué par l’attente de la mort. Pour lui, la mort ne peut être attendue. Pour parler d’attente de la mort, il faudrait pouvoir se la représenter ; il faudrait pouvoir la prévoir. On peut attendre un ami à la gare parce qu’on le connaît, on sait à quelle heure il doit arriver, et, sauf accident, l’image que l’on se fait de son arrivée correspondra à l’événement réel de son arrivée. Mais la mort nous vient du dehors, elle nous surprend toujours. Reprenant, pour la renverser, une image de Blaise Pascal, Sartre écrit : On a souvent dit que nous étions dans la situation d’un condamné, parmi les condamnés, qui ignore le jour de son exécution, mais qui voit exécuter chaque jour ses compagnons de geôle. Ce n’est pas tout à fait exact : il faudrait plutôt nous comparer à un condamné à mort qui se prépare bravement au dernier supplice, qui met tous ses soins à faire belle figure sur l’échafaud et qui, entre temps, est enlevé par une épidémie de grippe espagnole7. Faute de connaissance précise sur les circonstances exactes de notre propre mort, nous ne pouvons pas nous y préparer. Elle est radicalement l’inconnu. On peut s’attendre à la mort, parce qu’on sait bien qu’elle arrivera un jour, mais on ne peut pas attendre la mort. Ce serait une attente paradoxale, une attente de quelque chose dont on ne peut avoir aucune idée. Aussi ne faut-il rien attendre de la mort, ni révélation d’un sens de l’existence, ni espoir d’une survie. Selon Sartre, il faut vivre littéralement dans le « dés-espoir », c’est-à-dire sans illusions, sans espoirs vains. Il faut être réaliste et ne compter que sur ce que l’on peut connaître. Voyons maintenant l’angoisse dans l’action. La morale existentialiste est extrêmement rigoureuse. Elle n’épargne à l’individu aucune responsabilité, elle ne lui accorde aucune excuse. C’est pourquoi on lui a reproché sa vision sombre de la condition humaine. Tout homme est responsable de son existence, non seulement pour lui-même, mais aussi pour les autres. A chaque fois que je pose un acte, je crée sous le regard des autres un modèle de l’homme tel que j’estime qu’il doit être. Chacun de mes choix a une valeur universelle. L’ouvrier qui se résigne choisit la résignation non pas seulement pour lui-même, mais aussi pour les autres. Celui qui se marie choisit la monogamie non seulement pour lui, mais aussi pour l’humanité entière. Notre responsabilité est donc universelle. En conséquence, la conscience de notre responsabilité s’accompagne de plusieurs sentiments pénibles dont l’angoisse. L’angoisse se vit dans l’attente d’un danger inconnu, elle nous envahit au moment de prendre une décision car nous ne pouvons pas estimer à l’avance toutes les conséquences de nos actes ; nous doutons de la valeur de notre décision ; nous craignons de nous être trompés. Ce doute va entraîner la pensée dans un tourbillon infernal, jusqu’à la nausée : … ne pas penser … Je ne veux pas penser … Je pense que je ne veux pas penser. Il ne faut pas que je pense que je ne veux pas penser. Parce que c’est encore une pensée8. Le sujet se sent sous l’emprise d’une tâche impossible. L’angoisse de la prise de décision plonge la pensée dans l’incapacité à accomplir sa tâche. L’angoisse engendre un sentiment de radicale impuissance. Par exemple9, Abraham reçoit d’un ange l’ordre de sacrifier son fils Isaac. Mais Abraham n’obéit pas mécaniquement. Il n’est pas une machine ; il est un être humain ; il doute ; il s’interroge : est-ce bien un ange envoyé par Dieu qui m’a donné cet ordre ? Ai-je bien compris cet ordre ? Mais aussi, suis-je bien Abraham, c’est-à-dire ai-je le droit d’imposer à l’humanité une telle image, celle d’homme prêt à sacrifier son fils pour obéir à Dieu ? Abraham est libre d’obéir ou désobéir. L’enjeu n’est pas simplement la peur de la punition divine. Cela va beaucoup plus loin. L’angoisse d’Abraham provient de l’absence complète de preuve garantissant son choix. Il est entièrement libre. Son angoisse est une angoisse due à L’Être et le Néant, p. 617. La Nausée, p. 143. 9 L’existentialisme est un humanisme, p. 29 à 32. 7 8 2 l’ignorance : il ne sait pas où est le bien et, malgré tout, son acte sera exemplaire, connu de tous. Par son choix, il engagera l’humanité entière. Cette théorie de l’angoisse dans l’action l’explique principalement par une ignorance, l’ignorance des conséquences du choix ; elle suppose donc que l’on pourrait guérir de l’angoisse par le savoir. Imaginons que nous puissions analyser chacun de nos choix possibles grâce à la connaissance complète du futur, alors nous pourrions choisir en pleine connaissance de cause, sans risque de nous tromper, et donc sans remords. Il n’y aurait plus d’angoisse. Sartre s’inscrit résolument dans une philosophie du savoir et de la conscience ; il reprend tel quel le Cogito de Descartes, c’est-à-dire cette expérience unique d’un savoir immédiat de soi sur soi. La conscience est un être pour lequel il est dans son être question de son être en tant que cet être implique un être autre que lui10. C’est parce que l’homme est capable de s’interroger sur lui-même, de se poser des questions sur son existence, et, ce, sous le regard d’autrui, qu’il est essentiellement une conscience. Il est dès lors impossible à Sartre d’accepter la thèse freudienne d’un inconscient psychique. On connaît ses nombreuses confusions à propos de la psychanalyse11 : réduisant le Moi à l’ensemble psychique des faits de conscience, il soutient que c’est la censure qui refoule et croit déceler une contradiction parce que la censure doit savoir ce qu’elle refoule ; elle se donne des représentations de ce qu’elle doit refouler et des représentations de sa propre activité de refoulement. Autrement dit, il faut que la censure soit consciente. Et Sartre reprend une définition éculée du savoir : savoir, c’est savoir qu’on sait ; tout savoir est conscience de savoir. Cependant, dans ses analyses des conduites de mauvaise foi, Sartre montre bien que la mauvaise foi n’est pas un mensonge. D’ailleurs, au fond, comment pourrait-on se mentir à soi-même ? La mauvaise foi est un clivage entre, d’une part, la partie corporelle et affective de l’individu et, d’autre part, sa partie intellectuelle. On connaît l’exemple de la femme séduite12 qui abandonne sa main entre les mains chaudes de son partenaire, et qui, justement à ce moment-là, se fait tout esprit et parle de sa vie, de la vie en général. Il ne s’agit pas d’une tactique cynique. C’est une conduite pré-réflexive, inanalysée. La femme séduite a foi en sa mauvaise foi. Sa conscience est translucide, mais non transparente ; elle est consciente de soi, mais elle ne se connaît pas elle-même. Cela ne veut pas dire qu’elle soit inconsciente, mais sa conduite lui est opaque. Si tout savoir est conscience de savoir, la réciproque n’est pas vraie : toute conscience n’est pas nécessairement savoir sur soi. Autrement dit, quand je sais, je sais que je sais, mais quand je suis dans un état conscient, je ne saurais pas tout de ce qui se passe dans ma conscience. C’est dans ses descriptions de la mauvaise foi que Sartre s’approche au plus près de l’inconscient, mais il ne va jamais jusqu’à l’admettre comme une autre instance du psychisme. Or, en 1923, Freud avait déjà déclaré : une conscience dont on ne sait rien me paraît, en effet, une hypothèse beaucoup plus absurde que celle d’une vie psychique inconsciente13. L’Être et le néant, p. 29. Lire notamment les pages 90 à 92 de l’Être et le néant. Il est vrai que les formules de Freud sur les trois opérations du refoulement, de la censure et de la résistance sont évolutives. Par exemple, dans l’Introduction à la psychanalyse (Paris, Payot, 1965, p. 276), il compare l’inconscient à une antichambre séparée de la conscience, à l’entrée de laquelle veille un gardien qui, à la fois, censure et refoule. Ce même gardien résiste lorsqu’on essaie de lever le refoulement dans la cure. Dans les Cinq leçons sur la psychanalyse (Paris, Payot, 1968, p. 26), il compare le refoulement à l’expulsion d’un individu venu troubler une conférence et la résistance à des sentinelles empêchant le perturbateur d’entrer à nouveau dans la salle. Freud ne désigne pas explicitement la porte comme étant la censure, mais c’est bien elle qui empêche le retour du refoulé. Les trois opérations sont alors assumées par trois instances différentes. 12 L’Être et le néant, p. 94-95. 13 Freud, Le Moi et le Ça, Paris, Payot, 1970, note, p. 183. 10 11 3 Cette dénégation constante de l’inconscient ne pouvait que susciter les désaccords dans le milieu psychanalytique. Dans son séminaire sur l’angoisse, Lacan fait explicitement référence à Sartre à cinq reprises. La première référence parle de « Monsieur Sartre »14, expression dont on sent bien toute l’équivoque : Sartre, avec son esprit de sérieux, est passé à côté de l’angoisse, la confondant avec l’attente, la déréliction et le doute. Certes, il a un sens aigu de l’observation et sait trouver les images qui parlent de l’angoisse. Lacan parle de son merveilleux talent de fourvoyeur15, en rappelant l’image sartrienne du geste de l’enfant qui enfonce son doigt dans le sable de la plage, geste qui évoque le coït. Il rappelle aussi les langues qui sortent d’un mur dans La Nausée16. Mais ce ne sont là que des évocations, des métaphores, en aucun cas des analyses de l’inconscient. Son ignorance de l’inconscient fait croire à Sartre que le rapport à l’autre est toujours un rapport à l’autre comme conscience. A la suite de Hegel, il considère que le désir de l’autre s’adresse à moi et que, par là, autrui me reconnaît. Sartre ne voit pas que, dans le désir que j’éprouve pour un autre, ce qui m’intéresse, c’est son manque et non sa conscience. Réciproquement, le désir de l’autre pour moi ne s’adresse pas à ma conscience, mais à mon être, me met en question, m’interroge comme cause de son désir. Que suis-je pour susciter son désir ? Je ne sais pas quel objet je suis pour son désir. Dans ses formules sur la confrontation des consciences, Sartre est victime des illusions de l’imaginaire. Il voit dans l’autre un semblable, une autre conscience qui fonctionne exactement comme la sienne. Il ne voit pas dans l’autre la présence fondamentale d’un désir inconscient. Pour Lacan, l’Autre est là comme inconscience constituée comme telle17. L’Autre – qu’il écrit avec un A majuscule - est en moi ; c’est une figure refoulée, et non le rival réel et conscient. Ce n’est pas l’autre auquel je pourrais m’identifier, l’autre semblable que Lacan écrit « petit autre », mais un autre essentiellement autre dont l’altérité est irréductible. Par exemple, lorsque Sartre décrit l’évanouissement comme conduite de mauvaise foi18, il y voit une façon de se soustraire au monde ; je m’évanouis pour me soustraire au regard d’autrui. Je perçois autrui comme une autre conscience identique à la mienne, et je perds conscience pour échapper à la conscience d’autrui. Pour Lacan, l’évanouissement est un passage à l’acte, compréhensible uniquement à l’intérieur du sujet. Celui qui s’évanouit ne se soustrait pas au regard de l’autre : il se soustrait à sa propre subjectivité. Autre exemple : Sartre rapporte dans La Nausée des scènes dans lesquelles un personnage est confronté au désir d’un autre, comme la fillette séduite par un exhibitionniste dans un jardin public19, comme le jeune garçon séduit par l’Autodidacte dans une bibliothèque20 ; il décrit fort bien le regard horrifié des victimes lorsqu’elles sont en proie au désir d’un autre, mais il décrit ce regard sans y reconnaître le propre de l’angoisse. Sartre a finalement réduit l’énigme de l’angoisse à un problème de connaissance ; il l’a réduite au doute. Dans Les mains sales21, Hugo hésite sans cesse à exécuter son chef Hoederer dont on lui a dit qu’il était un traître ; Hugo s’enferre dans la procrastination : il Séminaire « L’angoisse », pp. 13-14. id., p. 239. 16 La Nausée, p. 238. 17 Séminaire « L’angoisse », p. 31. 18 L’esquisse d’une théorie des émotions, Paris, Hermann, 1995, p. 83. 19 La Nausée, p. 115. 20 id., p. 231. 21 Les mains sales, V, 2, p. 177. 14 15 4 remet sans cesse au lendemain l’exécution de l’acte, prétextant les circonstances qui ne s’y prêtent pas ou la présence gênante des autres. Pourquoi cette inhibition ? Sartre rappelle l’obstacle de la pensée. Si Hugo est angoissé, c’est parce qu’il est un intellectuel et qu’il pense trop : (…) un intellectuel, il faut que ça pense22. Il pèse et sous pèse les données de la situation, il voit partout des contradictions, il doute. Mais à aucun moment, Sartre ne soupçonne le rapport entre l’angoisse et la libido. Sartre ne reconnaît pas dans l’angoisse la fermentation de la libido. Pour reprendre la métaphore de Freud23, il ne reconnaît pas dans l’acidité amère du vinaigre le souvenir du bon vin, car pour Sartre, la libido n’est pas le terme ultime auquel doit aboutir une interprétation : au-delà de la libido, il y a le choix originel de l’individu. Dans Les Mouches, Oreste hésite à tuer son beau-père et sa propre mère pour venger son père et sa sœur Electre ; il ne distingue plus le Bien du Mal24, il est rongé d’angoisse25, dit-il. Il se plaint de ne plus y voir clair. Il invoque un signe des dieux parce qu’il n’y voit plus clair du tout. A aucun moment, Sartre ne fait le lien avec l’angoisse infantile de perdre ses yeux qui est un substitut fréquent de l’angoisse de castration. Il décrit l’angoisse d’Oreste comme l’horreur devant un matricide, mais il laisse dans l’ombre son désir incestueux26 pour sa sœur Electre. Les héros de Sartre sont angoissés parce qu’ils ont à vivre des tragédies, parce qu’ils ne savent pas ce qui les attend, et non parce qu’ils sont animés de désirs inconscients. Ils doutent et recherchent désespérément une certitude à laquelle se raccrocher, mais leur libido est soigneusement masquée. Or, pour Lacan, l’angoisse n’est pas le doute. L’angoisse est une sorte de révélation évidente. L’angoisse est une affreuse certitude. Elle ne suscite pas l’interrogation ; elle suscite l’horreur. Le doute, qui réclame tant d’efforts de la pensée, finit par nous paralyser, par nous empêcher d’agir. L’angoisse, au contraire, d’une certaine manière, stimule l’action. Agir, c’est arracher à l’angoisse sa certitude, c’est transférer la certitude de l’angoisse à l’action. L’action va soudain métamorphoser l’affect en acte ; elle offre donc une soupape à l’angoisse. Si bien que le doute, selon Lacan, viendrait plutôt après l’angoisse : je ne suis pas angoissé parce que je doute des conséquences de mon acte, mais je doute pour me soustraire à la certitude de mon angoisse. L’angoisse ne trompe pas. Elle est d’une terrifiante vérité. Le doute consiste donc à recouvrir l’angoisse par des leurres, des suppositions de tromperies. On peut évoquer à ce propos les hypothèses cartésiennes du dieu trompeur et du Malin Génie ; ce sont des moyens, pour la pensée, de poser le doute sur l’existence afin de mieux retenir le moi dans les limites de sa pensée. Pour oser une interprétation psychanalytique, on pourrait voir dans le doute cartésien un mécanisme de défense du Moi contre l’angoisse. D’ailleurs Pascal opposera brutalement à ces constructions métaphysiques, la certitude évidente de notre misère dans ce monde. Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie, écrit-il27. Aucune philosophie ne pourra soigner l’angoisse, si ce n’est, peut-être, le scepticisme d’un Sextus Empiricus28, qui prône le contrôle des affects par la suspension du jugement. Si Sartre est un fin observateur de ses semblables, un remarquable lecteur des philosophes, un penseur engagé d’une rigueur irréprochable, ce n’est pas un psychanalyste. Son entreprise Les mains sales, VI, 2, p. 218. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, II, note 1. 24 Les Mouches, II, 4, p. 176. 25 id., III, 2, p. 234. 26 Et pourtant, dans Les Mots (Paris, Gallimard, 1964, p. 48), il avoue en note sa fascination pour les relations incestueuses entre frère et sœur. 27 B. Pascal, Pensée 206 (éd . Brunschvicg). 28 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 25. 22 23 5 d’une « psychanalyse existentielle », c’est-à-dire d’une psychanalyse sans inconscient, peut aujourd’hui nous faire sourire. Il la définit comme une enquête historique sur la vie d’un sujet (par exemple, Gustave Flaubert), afin de repérer sa singularité à travers un choix originel, le choix par lequel il a orienté son existence. Sartre n’a jamais renoncé à donner le primat à la conscience. En conséquence, il ne pouvait pas, par ce refus de l’inconscient, affronter la véritable énigme de l’angoisse. J-M Nicolle, Rouen, le 19 novembre 2003 6