Le patriarcat
Henri Valot, 2021
Le patriarcat « désigne une formation sociale où les hommes détiennent le pouvoir, ou
encore plus simplement : le pouvoir des hommes.1 » Il peut être considéré comme un
ensemble de structures formelles ou informelles et des personnes ayant autorité dans ces
structures qui concourent à l'oppression spécifique des femmes. Le patriarcat opprime et
exploite les femmes en leur enlevant du pouvoir sur leurs conditions de vie ou de travail.
Si on regarde les rapports de pouvoir dans notre société,
on voit bien que ce type de domination et d’oppression
perdure encore aujourd’hui, malgré l'adoption de lois
condamnant certaines de ses manifestations les plus
flagrantes ou proclamant l’égalité des deux sexes. Tous les
jours, des femmes sont aux prises avec des situations où
elles sont marginalisées, discriminées, violentées et
parfois mêmes tuées par des hommes en tant que femmes
pour diverses raisons. L'oppression patriarcale se
manifeste aussi de façon moins « brutale » dans bien
d'autres situations de la vie courante. Dans l'imaginaire
populaire, le travail des femmes n'a toujours pas la même
valeur que celui des hommes : les tâches domestiques
continuent d'être l'apanage des femmes, les femmes
continuent d'occuper la majorité des emplois au salaire minimum et des emplois à temps
partiel. Et ce ne sont que quelques exemples…
L’utilisation du terme « patriarcat » par les féministes et les pro-féministes rappelle que la place
qu’occupent les hommes et les femmes dans la société n’est pas le fruit d’un quelconque
déterminisme biologique ou d'un ordre naturel. Au contraire, la hiérarchie entre les sexes est
une construction sociale et les théories naturalistes et biologisantes servent depuis déjà trop
longtemps de justification à l’infériorité des femmes. Et si, le patriarcat n’a jamais été un
grand objet de recherche, c’est que l’histoire a, jusqu’à une date récente, exclu le point
de vue de la moitié de l’humanité. Dans le discours historique, seuls les hommes parlent
et ils ne parlent que des hommes et de leurs affaires d’hommes. Les femmes n’y figurent
qu’à titre d’enjeux ou de victimes, au mieux de comparses, des alliances et
affrontements des pouvoirs masculins, qui constituent la trame principale des récits
d’historiens.
L’opinion publique continue à dire cependant : « C’est dans la nature ; cela a toujours été
comme cela », « Les différences biologiques, indéniables, mènent automatiquement à des
différences sociales, culturelles et même à une hiérarchie entre les sexes », ou encore, « La
force musculaire majeure de l’homme l’amène nécessairement à la domination »2.
1 Delphy, « Dictionnaire critique du féminisme », 2000, p. 141. Ou encore : « La manifestation et l’institution de la
domination masculine sur les femmes et les enfants dans la famille et l’extension de cette domination sur les
femmes dans la société en général » (Gerda Lerner)
2 « Le propre de toute dynamique idéologique est de partir de constats réels pour moraliser ceux-ci et se dissocier
peu à peu de la réalité jusqu’à constituer un univers parallèle, de plus en plus éloigné de cette réalité. Une idéologie
commence en croyance et voici ce qu’en dit le penseur Jean Grenier en 1938, dans son « Essai sur l’esprit
d’orthodoxie » : « une croyance en s’implantant dans une société s’organise et se défend comme une plante qui
1
Mais que nous apprend l’anthropologie ? La domination masculine a-t-elle toujours existé ?
Si en effet, il y a oppression des femmes dans quasi toutes les civilisations connues de
l’histoire, à partir de 1500 av J.C., cette domination s’est construite pendant le paléolithique
supérieur (entre 35 000 et 6 000 ans av J.C.)
Les premières sociétés humaines, composées de petits groupes, vivaient de cueillette, de
pêche et de chasse au petit gibier, à laquelle toutes les personnes participaient. La chasse au
grand gibier était rare, les clans survivaient d’abord de la cueillette et du petit gibier et les
femmes fournissaient 60% et plus de la nourriture : elles connaissaient le milieu, les vertus
nutritives et médicinales des plantes ; elles avaient la garde du feu, elles travaillaient l’argile,
inventaient les récipients et transformaient les produits de la chasse.
Deux choses étaient essentielles pour la survie de la tribu : la production de nourriture et la
reproduction où les femmes avaient un rôle de premier ordre : un lien mystérieux avec l’audelà, la vie et la mort. On idolâtrait alors des déesses-mères. Ces sociétés étaient souvent
matrilinéaires et matrilocales.
L’évolution vers la patrilinéarité et la patrilocalité
L’évolution vers la patrilinéarité et la patrilocalité s’expliquerait par le besoin de plus de
femmes3 pour assurer la survie du clan, par le fait que les femmes s’adaptaient mieux à la
nouvelle tribu et ne pouvaient s’échapper à cause des enfants et enfin parce que les hommes
– grands chasseurs -, devaient rester dans leur univers d’origine, parce qu’ils en connaissaient
le terrain.
D’après des études de squelettes de l’ère paléolithique et néolithique4, la durée de vie
moyenne pour les femmes était alors de 29,8 ans. Il était donc essentiel pour la survie du
groupe que les femmes aient des enfants très tôt, se consacrent à les nourrir et à les protéger
et laissent la chasse au gros gibier aux hommes, impraticable avec des bébés encombrants
et bruyants qui ne pouvaient que faire fuir les animaux : pas question de risquer la vie
précieuse de ces reproductrices dans la
guerre ou la chasse. Ces différences de rôles
dérivent moins de la différence de force
physique que de la capacité reproductrice
des femmes, capital qui ne devait pas être
exposé. De là le fait que les femmes se
limitèrent
aux
activités qui
étaient
compatibles avec le soin des enfants. Des
historiens font observer également que si
l’échange intertribal porte sur les femmes et
étend ses racines jusqu’à ce qu’elle trouve de l’eau, recouvre sa tige d’écorce, tourne ses feuilles vers le soleil,
enfin use de tous les moyens pour se développer et repousse avec intransigeance tout ce qui ne peut pas l’y aider.
L’orthodoxie est donc une suite fatale de toute croyance qui réussit ; ou, en tout cas, elle est une tentation à laquelle
peu de croyances résistent ». Le soutien de l’État n’est d’ailleurs pas étranger à la croissance de cette plante, celui
de nombreux intellectuels non plus. » (« Anatomie d’une illusion : le féminisme est l’ultime avatar d’un patriarcat en
crise », Jean-Philippe Trottier, 2008).
3 Selon C. Levi-Strauss, « l’échange des femmes entre tribus était la première forme de commerce », ce qui implique
déjà une réduction des femmes en objet. Dans « Les structures élémentaires de la parenté », C. Levi-Strauss fait
du tabou de l’inceste un mécanisme universel qui est à l’origine de toutes les organisations sociales : cette règle
qui interdit que les hommes épousent des femmes de leur famille a pour conséquence de les obliger à « donner »
les femmes de leur famille à d’autres hommes. C’est ce qu’il nomme « l’échange des femmes », la première forme
d’échange, par laquelle les femmes sont transformées en objets, en biens que les hommes font circuler entre eux.
4 Cette partie est très largement inspirée du brillant article de Francine Sporenda : « Qu’est-ce que le patriarcat ?
», 11 juin 2017 - https://revolutionfeministe.wordpress.com/2017/06/11/quest-ce-que-le-patriarcat-par-francinesporenda/
2
non les hommes, c’est pour plusieurs raisons évidentes : en outre que les travaux assumés
par les femmes étaient plus nombreux et plus utiles logistiquement que ceux effectués par les
hommes, la population d’un groupe comprenant davantage de filles que de garçons croissait
plus rapidement. D’où une pratique fréquente dans les sociétés archaïques et anciennes : le
rapt (et le viol) des femmes d’autres tribus, source d’affrontements intertribaux fréquents5.
Par ailleurs, les tribus matrilinéaires relativement pacifiques et égalitaires chez qui les hommes
ne développèrent pas un entraînement à la guerre ont été vaincues—détruites ou absorbées—
par les tribus dans lesquelles les hommes avaient développé ces capacités guerrières ; et de
fait, les rares sociétés matrilinéaires encore existantes semblent avoir persisté essentiellement
dans des régions naturellement protégées des intrusions car difficilement accessibles. Ces
sociétés guerrières valorisant les mâles auraient progressivement remplacé les sociétés
matrilinéaires plus pacifiques.
Par ailleurs, la chasse au gros gibier a contraint les hommes à créer des armes adaptées et à
en avoir le monopole : les hommes ainsi possèdent le contrôle ultime de la force6, qui leur
permet d’acquérir des droits sur les femmes et devient un enjeu majeur des rapports entre les
hommes au sein du groupe et vis-à-vis des groupes extérieurs.
Par ailleurs, si hommes et femmes labourent la terre, l’invention de la charrue exige d’abord
la force masculine et produit un surplus de récolte que les femmes doivent transformer,
conserver. Les femmes alors n’avaient pas de loisir et les hommes pouvaient se dédier à autre
chose (rituels, etc.). Les hommes commencent alors à prendre conscience, avec l’élevage, de
leur rôle dans la procréation, veulent s’approprier cette fonction reproductive des femmes et
doivent les asservir pour la contrôler. C’est selon Engels la « défaite historique des femmes »
et l’instauration de la propriété privée7. Le droit politique originel est le droit d’un homme à
avoir accès sexuel au corps d’une femme, pour qu’il puisse être père ; ce droit est politique et
sexuel : politique parce qu’il établit la domination des hommes sur les femmes et sexuel, parce
qu’il régule l’accès sexuel aux corps des femmes.
On affirme aujourd’hui que la soumission des femmes aux hommes est fondatrice et antérieure
à toutes les autres structures politiques, ce qu’indiquent en effet les tous premiers codes de
lois régissant les premières formes d’Etat : la subordination des femmes est mise en œuvre et
garantie de façon très organisée, comme en Mésopotamie8. La prostitution, corollaire de la
5 Comme le dit Gerda Lerner : « la capacité reproductive des femmes était considérée comme une ressource tribale
» devant être contrôlée par les élites masculines du groupe. D’où une réification des femmes, devenues un butin
de guerre qu’on se dispute, le renforcement du caractère guerrier des groupes suite à ces affrontements et la
valorisation accrue des mâles qui procurent ce butin à la tribu (The Creation of Patriarchy, Oxford University Press,
1986)
6 Ce « monopole de la force » des hommes n’est pas sans rappeler le « monopole de la violence » qui caractérise
l’Etat, selon Max Weber.
7 Engels : « De l’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat ». Engels affirme que l’appropriation des
terres précède et entraîne celle des femmes. On inverse aujourd’hui cette thèse : selon Aaby, la première forme de
« propriété privée » a été celle du ventre des femmes (au sens de leur capacité reproductive).
8 Dès les civilisations mésopotamiennes, la domination patriarcale s’est manifestée par l’autorité paternelle sur la
femme et sur les enfants –sur qui le père avait le droit de vie et de mort (droit que les pères meurtriers de leurs
enfants en cas de séparation continuent d’exercer de facto). Un homme pouvait aussi vendre ses enfants, les
donner ainsi que sa femme, ses concubines et ses esclaves comme garantie de ses dettes (c’est spécifié dans le
code d’Hamourabi, 1 752 av. J.C.). Donc, de très bonne heure, « si la position de classe d’un homme a été définie
et consolidée par sa relation aux moyens de production et à la propriété, la position de classe d’une femme a été
définie par ses relations sexuelles avec les hommes… Pour les femmes, leur place dans la hiérarchie a été
médiatisée par le statut des hommes dont elles dépendaient ». Dans les trois collections préservées de lois
mésopotamiennes (code d’Hamourabi (1752 av. J.C.), lois assyriennes (1500 AV. J.C.), lois hittites (1 100 av. J.C.)
et dans la loi biblique, on observe qu’une proportion importante de ces lois est consacrée à une stricte régulation
du comportement sexuel des femmes, celui-ci étant beaucoup plus sévèrement restreint que celui des hommes.
Par exemple, dans les lois assyriennes, pas moins de 59 articles sur 112 couvrent la régulation du mariage et des
3
famille patriarcale, devient aussi codifiée et régulée, les femmes sont confinées à la maison et
exclues de la plupart des travaux, ainsi que d’un accès à l’écriture et à l’éducation, et les dieux
masculins prennent progressivement autorité sur les déesses. On voit dans l’évolution de ces
codes que la simple domination individuelle du mari sur l’épouse et les enfants dans la famille
est ensuite légitimée et codifiée par la loi. Le patriarcat cesse d’être purement une affaire
familiale pour devenir une affaire d’Etat.
On note enfin le développement de bureaucraties (liées à des grands projets de mise en valeur
des terres grâce à de vastes systèmes d’irrigation), ces bureaucraties se développant à partir
des temples, autour desquels se développent des villes. On constate également la
multiplication des conflits armés entre peuples, la militarisation de ces sociétés et finalement,
l’apparition de villes-états-et de l’Etat.
L’esclavage comme institution
Dans cette série de changements, le passage de l’organisation sociale basée sur la structure
tribale à celle de la famille patriarcale est sans doute celle qui aura le plus d’impact sur la
situation des femmes. On note aussi, à la suite de ces grands travaux d’aménagement et
d’irrigation, et à la multiplication des conflits armés, l’apparition de l’esclavage comme
institution (les premiers esclaves sont les captifs faits prisonniers lors des guerres).
Il apparaît que la prostitution commerciale s’est développée de pair avec l’esclavage : la
majorité des prostituées étaient des esclaves (ou des étrangères). Le fait que le maître avait
automatiquement accès sexuel à ses esclaves femmes les différenciait radicalement des
autres femmes. En conséquence de ce droit sexuel sur ses esclaves, un maître avait le droit
de les prostituer et cette pratique est restée courante tant dans l’Athènes du Vème siècle qu’à
Rome. Il pouvait même ouvrir un bordel pour cela : à Athènes, la profession de propriétaire de
bordel était respectable. Les esclaves femelles étaient donc à la fois servantes et concubines
: double oppression. De même, les filles des familles pauvres étaient louées comme
prostituées par le chef de famille.
Historiquement, l’esclavage est très peu fréquent dans les sociétés de chasseurs/cueilleurs et
apparaît en même temps que le développement de l’agriculture productiviste et de certains
grands travaux qui conditionnent ce développement, de l’urbanisation, des conflits armés et
de l’Etat. La principale source d’esclaves était la guerre et dans une bien moindre mesure,
l’esclavage pour dettes. Cette « invention de l’esclavage » a été un tournant capital qui a
permis une croissance économique rapide vers une économie de marché des cultures
concernées. Réduire un être humain en esclavage implique que le groupe auquel il appartient
puisse être considéré comme différent du groupe dominant, inférieur sous certains aspects,
fait pour être dominé ; et que ce système d’infériorisation puisse fonctionner et être profitable.
Nous pouvons remarquer que le schéma de l’esclavage existait déjà et était celui qui était
appliqué aux femmes bien avant l’invention de l’esclavage : l’homme s’approprie le travail reproductif, sexuel et domestique -, de sa/ses femmes en échange de son entretien matériel.
Et c’est l’oppression des femmes, parce qu’elle est antérieure à l’esclavage, qui l’a rendu
possible.
Et non seulement le schéma de l’esclavage copie celui de l’oppression des femmes mais des
historiens notent que les premières esclaves ont été des femmes : les captives de guerre, à
qui on laissait la vie sauve en échange de leur soumission, alors que les captifs mâles étaient
souvent tués, car considérés comme plus dangereux et moins utiles que les captives femelles.
La réduction des femmes d’un groupe vaincu en esclavage entraînait d’une part le déshonneur
questions sexuelles. On observe également que les lois hittites, les plus récentes, sont également celles où le
comportement des femmes est le plus régulé.
4
pour les femmes et d’autre part constituait une castration symbolique pour les hommes - maris,
pères et frères - de leur groupe. Dans les sociétés patriarcales primitives, les hommes
incapables de protéger la pureté sexuelle de leurs femmes sont considérés comme dévirilisés
et déshonorés9.
« De même que la subordination des femmes par les hommes a fourni le modèle conceptuel
pour la création de l’esclavage comme institution, la famille patriarcale en a fourni le modèle
structurel »10.
L’apparition du voile
Ce développement de la prostitution et du nombre de femmes prostituées a exigé de pouvoir
distinguer entre femmes « privées », respectables car propriété d’un homme libre, et femmes
« publiques » non protégées par un propriétaire masculin. Le code assyrien spécifie que « ni
les épouses des seigneurs ni les veuves ni les femmes assyriennes ne peuvent sortir sans
voile… Les filles d’un seigneur, qu’il s’agisse d’un châle ou d’un capuchon, doivent se voiler
quand elles sortent seules dans la rue. Une concubine qui sort dans la rue avec sa maîtresse
doit être voilée… Mais une prostituée ne doit pas se voiler, sa tête doit être découverte… ».
La loi précise également qu’il est interdit aux esclaves de se voiler ; le port du voile est un
privilège réservé aux femmes des classes supérieures, et les esclaves qui violent cet interdit
sont condamnées à avoir les oreilles coupées.
Originellement, le voile a donc eu pour fonction de signaler que celle qui le porte était la
propriété d’un homme, père ou mari, qu’elle était de ce fait intouchable et inviolable – car
placée sous sa protection – et qu’attenter à sa virginité ou à sa chasteté était un crime contre
son propriétaire puni par la loi.
On note que déjà, les lois patriarcales prescrivaient aux femmes la façon dont elles devaient
se vêtir. Et que la non-observation de ces lois par les femmes est considérée si grave que les
pénalités pour celles qui osent sortir sans voile sont extrêmement sévères et qu’elles sont
punies par l’Etat : même si le « propriétaire » de la femme contrevenante ne veut pas la punir,
elle sera exposée nue dans les rues et fouettée publiquement. Classer les femmes en «
respectables et non respectables est devenu une affaire d’Etat » –et la distinction
prostituée/épouse est devenue la division de classe fondamentale entre les femmes.
Effacement du culte des déesses
Comme en témoignent les très nombreuses figures de déesses-mères découvertes par les
archéologues, un culte de ces déesses, lié au culte de la fécondité était répandu au
néolithique. On observe aussi que le remplacement de ces déesses-mères par des dieux
mâles n’a pas correspondu chronologiquement avec l’étatisation du système patriarcal : leur
culte a subsisté longtemps après l’institutionnalisation du pouvoir masculin. En fait, même
dans des sociétés où la subordination des femmes—économique, légale—était totale, « le
pouvoir spirituel et métaphysique des déesses est resté actif et fort » – le culte de ces déesses
étant servi par des prêtresses. Et contrairement à la Vierge Marie qui, dans la religion
catholique, n’a pas de pouvoir propre, n’est pas divine et a pour seul rôle d’intercéder pour les
fidèles auprès d’un Dieu masculin, les déesses de ces sociétés patriarcales archaïques étaient
9
La pratique de violer les femmes du groupe vaincu est une coutume guerrière restée courante du deuxième
millénaire av. J.C. à nos jours. La terreur physique et la coercition, qui étaient des moyens essentiels pour changer
des individus libres en esclaves, ont pris pour les femmes la forme du viol. Les femmes étaient soumises
physiquement par le viol et une fois mères d’enfants engendrés par leurs maîtres, elles leur devenaient soumises
socialement. De là dérive l’institution du concubinage, qui est devenu l’instrument social pour intégrer des captives
dans la maison de leur maître, lui garantissant ainsi leurs loyaux services et ceux de leurs enfants.
10 Francine Sporenda : « Qu’est-ce que le patriarcat », 11 juin 2017 https://revolutionfeministe.wordpress.com/2017/06/11/quest-ce-que-le-patriarcat-par-francine-sporenda/
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détentrices de pouvoirs qui leur étaient propres : celui de donner la vie, de guérir, de venger,
de donner la mort, etc.
Mais peu à peu, les divinités mâles prennent le dessus - mutation reflétant avec retard la
subordination croissante des femmes. Ce « détrônement » progressif des déesses par des
déités masculines semble avoir eu lieu lors de l’établissement dans les Etats moyen-orientaux
de monarchies durables et puissantes. Peu à peu, les fonctions de créatrices de vie et de
fertilité détenues par des déesses ont été appropriées par des dieux, qui plus tard, sont même
représentés comme capables de donner naissance à des enfants sans intervention féminine.
Et l’apparition du premier monothéisme, le monothéisme juif, correspondrait à une
intensification brutale de la lutte contre ces religions antérieures de la « Grande Mère ».
Cette évolution se fait de la façon suivante : aux côtés de la déesse-mère apparaît d’abord la
figure d’un partenaire masculin, parfois son fils, né parthénogénétiquement, cette paire de
divinités mâle et femelle faisant l’objet d’une vénération commune. Puis la figure du fils ou du
dieu mâle prend de plus en plus d’importance, il devient co-créateur et ses noces sacrées
avec la déesse sont célébrées annuellement puisque son intervention sexuelle est identifiée
comme nécessaire pour que celle-ci puisse donner la vie. Cette figure masculine qui est
caractérisée initialement comme un dieu du tonnerre/du ciel, évolue vers celle d’un dieu
créateur dominant le panthéon des dieux et des déesses. Ce dieu s’approprie ensuite les
pouvoirs de la déesse, en particulier celui de donner la vie (de donner naissance à des enfants)
: « le pouvoir de création et de fertilité est transféré de la déesse au dieu ». Et la déesse-mère
toute puissante s’efface derrière le dieu mâle, elle est « domestiquée » et sa fonction se réduit
à être son épouse dévouée. Ou même certaines déesses changent de sexe et deviennent des
dieux mâles (comme la déesse hittite Estan, qui devient le dieu mâle Istanu). Et ces dieux
mâles sont vénérés comme « seigneurs » et « pères » — ce qui est la transposition religieuse
des deux figures fondamentales du pouvoir patriarcal dans ces sociétés.
Le patriarcat dans la Bible
La période de la formation de l’Etat date d’environ 1 050 av. J.C. La Bible mentionne une forme
de mariage archaïque matrilocal nommé « beena » dans laquelle la femme restait avec sa
famille et le mari « résidait avec elle comme visiteur temporaire ou permanent ». Dans cette
forme de mariage, la femme conservait son autonomie et pouvait facilement divorcer. Cette
forme de mariage fut remplacée par le mariage patrilocal/patrilinéaire, nommé « baa’l » (ainsi
nommé parce que l’épouse appelait son mari « baa’l » (maître).
La loi juive est plus défavorable aux femmes que le code d’Hamourabi : contrairement aux
femmes babyloniennes qui pouvaient être propriétaires, signer des contrats, ester en justice,
et avaient droit à une part d’héritage, dans le Décalogue, l’épouse est listée parmi les
possessions de l’homme, de pair avec ses domestiques, ses bœufs et son âne. Lorsque cette
partie de la Bible a été écrite, le père pouvait vendre ses filles comme esclaves ou les louer
comme prostituées (c’est à peu près ce que fait Loth dans l’épisode de Sodome).
Le stade ultime de cette évolution, c’est l’avènement du Dieu masculin unique, Yaweh
(Jehovah) qui, dans la Genèse, est désormais représenté seul, non apparié avec une déesse
féminine. Il n’y a plus de source féminine mentionnée dans la création de l’univers : c’est le
souffle de Dieu qui est créateur. Et dans l’histoire d’Adam et Eve, le schéma biologique de
création de la vie est complètement inversé : ce n’est plus la femme qui donne naissance à
6
l’homme, mais Adam qui donne naissance à la femme, à partir d’une de ses côtes : « l’homme
est la Mère de la femme » et il partage avec Dieu le pouvoir de donner la vie11.
Selon l’historien David Bakan, le thème central du livre de la Genèse est l’assomption de la
paternité masculine : « quand les hommes font la découverte « scientifique » que la procréation
résulte des rapports sexuels entre hommes et femmes, ils comprennent qu’ils ont le pouvoir
de procréer », qu’ils pensaient auparavant uniquement détenu par les déesses. Qui plus est,
(schéma sans doute transposé de la pratique de l’agriculture), le sperme est alors assimilé à
une « semence », c’est-à-dire qu’il est présenté comme le principe actif dans la reproduction,
la femme étant réduite au rôle de simple réceptacle. La matrilinéarité est alors remplacée par
la patrilinéarité ; Carole Pateman parle à ce sujet d’« invention de la paternité : la paternité
n’étant ni certaine ni évidente, alors que la maternité l’est, elle a dû être « découverte » et
artificiellement construite par une « élaboration institutionnelle complexe » : adoption du
mariage monogame et pour garantir que les enfants à qui le patrimoine sera transmis soient
bien ceux du père, virginité des filles avant le mariage et chasteté absolue des épouses. Les
femmes n’existent plus que pour servir leur époux et lui donner des enfants.
Et les déesses de la fertilité insoumises au pouvoir masculin sont, de pair avec toute forme de
sexualité féminine exercée de façon autonome, désormais considérées comme maléfiques,
ainsi que celles qui persistent à les vénérer12. La sexualité féminine devient l’incarnation même
du péché : à travers le mythe d’Eve, les femmes sont vues comme ayant amené le mal dans
le monde. L’exclusion des femmes du système de création symbolique est devenue
pleinement institutionnalisée avec le développement du monothéisme ; désormais, Dieu ne
parle plus qu’aux hommes, seuls les hommes peuvent médiatiser sa parole, d’où une prêtrise
entièrement masculine13.
De là s’ensuit que les hommes sont nés pour commander et les femmes pour obéir, idem pour
les esclaves. La différence entre ces deux catégories, qui ont toutes deux pour vocation de
satisfaire aux besoins matériels des hommes, est ténue : la domination de sexe a précédé la
domination de classe qui est construite sur ce schéma sexuel transposé : « la domination
sexuelle sous-tend et informe la domination de race et de classe »14.
11
Dans la mythologie grecque, les dieux mâles peuvent accoucher : après avoir avalé la déesse Thétis, Zeus donne
naissance à Athéna, qui sort de sa tête, et à Dionysos—qui naît de sa cuisse. Et Eva Keuls note le lien entre ce
fantasme d’auto-engendrement masculin et le contrôle patriarcal du corps des femmes : puisque –à part dans la
mythologie–les hommes ne peuvent pas donner naissance à des enfants, pour pouvoir contrôler leur reproduction,
ils doivent contrôler le corps des personnes qui le peuvent : les femmes. La destitution des mères est complète :
dans l’Orestie, Eschyle fait dire à Apollon : « la mère n’est pas le parent de l’enfant/qui est dit le sien. Elle est la
nourricière qui cultive la croissance/de la jeune semence plantée par son vrai parent, le mâle ». C’est la thèse
d’Aristote qui développe cette pseudo-science en posant la femelle comme dotée d’un sang plus froid que l’homme,
donc passive ; et de cette « infériorité biologique » des femmes, il déduit leur infériorité intellectuelle et leur
incapacité à raisonner—donc à exercer toute forme de pouvoir : l’exclusion des femmes est au fondement de la «
démocratie » athénienne. Dans sa vision, les femmes ne sont que des mâles mutilés (schéma que reprendra Freud
et qui occupe une place centrale dans la psychanalyse).
12 Dans les tragédies grecques, les déesses antérieures au triomphe des dieux mâles sont représentées comme
les forces du chaos qui ont été domptées par l’ordre masculin, mais cette victoire « civilisatrice » est menacée à
tout instant par le retour de ces forces féminines archaïques furieuses d’avoir été vaincues ; ménades, stryges,
érynnies etc. Des cultes phalliques se développent, comme tentatives de libérer symboliquement les hommes de
leur dépendance envers les femmes pour assurer leur reproduction « et canoniser le pénis comme générateur
fondamental de la vie » (Pateman).
13 Il faut, plus récemment, souligner le rôle extrêmement contraignant et négatif joué par les religions monothéistes
souvent véhiculées par les puissances coloniales, qui ont supprimé/réprimé les croyances ancestrales. L’Eglise
catholique notamment a introduit l’idée du pêché et de la perversion, de la déviance et de la maladie. Mais aussi
les sectes protestantes, l’islam traditionnel…
14 Gerda Lerner, The Creation of Patriarchy, Oxford University Press, 1986.
7
Synthèse : caractéristiques des systèmes patriarcaux archaïques15 :
Le patriarcat s’est développé au cours d’un processus d’environ 2 500 ans à partir de
son unité de base, qui est la cellule familiale
Dans ces premières sociétés patriarcales, la sexualité des femmes, leurs capacités
sexuelles et reproductrices, sont contrôlées et appropriées par les hommes.
Les femmes sont des propriétés et des ressources pour les hommes : lors du
développement de l’agriculture, au néolithique, les femmes sont devenues un bien
précieux dont l’acquisition est recherchée au même titre que l’acquisition de terres: non
seulement parce que, comme monnaie d’échange, elles permettent de sceller des
unions intertribales et inter-familiales mais surtout parce que plus une tribu a de
femmes, plus il y a d’enfants, et plus la tribu s’accroit et devient puissante : le travail
des femmes et des enfants est producteur de plus-value, en particulier dans les travaux
agricoles. L’acquisition de femmes en tant que ressources est effectuée par la
conquête militaire, le rapt, l’achat ou l’échange.
Dans toutes les sociétés connues, ce sont les femmes des peuples vaincus qui ont été
les premières esclaves, tandis que leurs hommes étaient massacrés. L’esclavage des
hommes s’inspire de ce premier modèle et n’est venu que plus tard. Donc l’esclavage
des femmes, combinant le sexisme et le racisme, a précédé la formation des classes
et l’oppression de classe et il est possible que l’acquisition de femmes esclaves ait été
la première forme d’accumulation de propriété privée. L’esclavage des femmes des
tribus vaincues devint non seulement un symbole de statut élevé pour les nobles et les
guerriers mais leur a aussi permis d’acquérir des richesses tangibles en vendant ou en
échangeant le produit du travail des esclaves ou les enfants à qui elles donnaient
naissance.
L’institution de l’esclavage, centrale dans les premières sociétés patriarcales du
Moyen-Orient, a pris dès l’origine une forme différente pour les hommes et pour les
femmes : les hommes esclaves étaient exploités en tant que travailleurs, les femmes
en tant que travailleuses et fournisseuses de services reproductifs et sexuels.
L’exploitation des femmes de classes populaires par les hommes des élites existe dans
l’Antiquité, sous le féodalisme et dans les familles bourgeoises du XIXème et XXème
siècle en Europe. « Pour les femmes, l’exploitation sexuelle est la marque même de
l’exploitation de classe. Mais qu’elles soient femmes libres mariées à des hommes de
l’élite, esclaves, serves ou servantes, toutes les femmes avaient en commun le fait
d’être sexuellement et reproductivement contrôlées par les hommes » : de la
reconnaissance de ce socle d’oppressions communes découle l’universalisme du
féminisme.
Alors que pour les hommes, l’appartenance de classe est basée sur leur relation aux
moyens de production, le fait d’en être propriétaire leur conférant la domination,
l’appartenance de classe des femmes est basée sur leur relation sexuelle avec un
homme, c’est par un homme que les femmes acquièrent ou perdent, leur accès aux
ressources et au statut social de la classe dominante : « en échange de votre
subordination sexuelle, politique, économique et intellectuelle aux hommes de votre
classe, vous pouvez partager le pouvoir de ces hommes d’exploiter les hommes et les
femmes des classes inférieures ». Le contrôle du chef de famille sur ses femmes et
ses enfants est le modèle du contrôle de ses sujets par le monarque.
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Francine Sporenda : Qu’est-ce que le patriarcat ?, 11 juin 2017 https://revolutionfeministe.wordpress.com/2017/06/11/quest-ce-que-le-patriarcat-par-francine-sporenda/
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On relève que mariage16 et esclavage sont basés sur le même schéma : « les
dominés/es échangent la soumission contre la protection, l’entretien matériel contre du
travail non rémunéré, y compris, dans les deux cas, le travail reproductif et sexuel pour
l’épouse comme pour l’esclave. Les épouses prennent le nom du mari, et dans
certaines cultures, les esclaves prenaient aussi le nom de leur maître.
Les théologies des religions patriarcales constituent un verrouillage au niveau
symbolique de la domination masculine sur les femmes : la volonté des hommes y est
présentée comme volonté de Dieu et le premier devoir des femmes envers Dieu est de
se soumettre à leur mari. Ces théologies sont basées sur « la métaphore
contrefactuelle de la procréativité masculine » (la représentation inversée de la réalité
qui attribue au principe masculin la capacité à donner la vie) et représentent les
femmes comme nées de l’homme (et non l’inverse). Ces religions sont intrinsèquement
misogynes et caractérisent les femmes comme des êtres inférieurs, faibles, infantiles
et dépourvus d’autonomie. On note la circularité de ce raisonnement puisque ceux qui
leur reprochent d’être inférieures, soumises et ignorantes les infériorisent, les
asservissent et les maintiennent dans l’ignorance. Les hommes patriarcaux se
réservent le domaine de la pensée abstraite et de la création de symboles et assignent
les femmes à la satisfaction de leurs besoins matériels et émotionnels.
Ce schéma d’inversion patriarcale, les hommes attribuant aux femmes leurs propres
caractéristiques négatives et s’appropriant les caractéristiques féminines positives,
créatrices de vie, sagesse, contrôle des émotions et des pulsions sexuelles, structure
la plupart des stéréotypes sexistes.
Le système patriarcal ne pourrait cependant perdurer sans la coopération des femmes.
Cette coopération est obtenue par la socialisation genrée, le manque d’éducation, le
fait de diviser les femmes et de les mettre en compétition entre elles, la nonconnaissance par les femmes de leur propre histoire, leur division en femmes
privées/respectables et femmes non respectables, et finalement la coercition et la
violence. Le manque de solidarité des femmes entre elles découle du fait que la loyauté
prioritaire de chaque femme est envers le mâle dont elle dépend parce qu’il lui assure
subsistance et protection. Des privilèges sont accordés aux femmes qui respectent
les normes patriarcales, et les femmes ont participé pendant des siècles à leur
subordination parce qu’elles ont intériorisé l’idée patriarcale de leur infériorité.
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« Regardons de plus près la famille occidentale actuelle, mononucléaire et hétérosexuelle, qui est proposée comme modèle dans le
monde entier et adoptée par les classes dominantes et les classes moyennes en général. Outre qu’elle constitue le lieu de la soustraction
du travail reproductif des femmes, elle est également le lieu de la procréation et du contrôle de la sexualité des femmes, pour assurer la
paternité et l’héritage (un facteur plus important dans les familles bourgeoises, mais pas seulement). La monogamie des femmes doit être
garantie. On voit clairement la double morale : fidélité conjugale proclamée pour tous – exigée particulièrement de la part des femmes. Pour
obtenir cela, il faut conditionner les femmes (et les hommes) pour qu’elles (ils) remplissent leur rôle. Genrer les personnes : leur apprendre
à assumer une identité de genre – masculine ou féminine – sans confusion, fonctionnelle pour leur rôle respectif et spécifique dans la société
et dans l’économie. Ce dressage commence très tôt par l’éducation différenciée entre filles et garçons à partir des jouets et des attentes des
parents, les activités sportives, culturelles, les libertés concédées… Le garçon est éduqué pour l’autonomie, pour se suffire, pour dominer
ou au moins ne pas se laisser faire. La fille doit être au service des autres, complaisante, elle doit plaire à l’autre sexe. Il s’agit de tout un
appareil psychologique et idéologique mis en œuvre pour obtenir ces résultats. Intimidation, répression, chantage émotif, menace, isolement,
amour possessif, à travers lequel les hommes sont poussés à conquérir le monde, en bousculant les autres, (en concurrence) et les femmes
sont poussées à conquérir un homme, fonder une famille, devenir mère. Dans tout cela il n’y a pas de place pour une orientation sexuelle
différente, homosexuelle. Cette division du monde en deux genres exclusifs, opposés et complémentaires imprègne toute notre manière de
penser. Elle fait partie de l’idéologie dominante qui est l’idéologie de la classe et du sexe dominant : la culture, l’art, la science (voir
l’historiographie), les religions, le langage, notre imaginaire, notre inconscient… » (IIRE Working Paper nº 34, Origine et nature du patriarcat
– Une vision féministe, Nadia De Mond).
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