De la nouveauté à l’âge classique
Sophie ROUX
maître de conférences à l’université Grenoble II,
Institut universitaire de France
De nos jours, la nouveauté est l’objet d’une valorisation spontanée : elle est tenue pour un
bien désirable en soi et, conséquemment, on voit en celui qui s’y oppose un conservateur,
pire encore, un esprit rétrograde. Cette valorisation apparaît dans bien des interventions
de notre congrès : on y évoque la tradition, mais c’est toujours pour en venir finalement à
montrer que, malgré les apparences et contre toute attente, la tradition a contribué à
l’innovation – le moindre mal, engendré un plus grand bien. Une analyse même
sommaire de la notion de nouveauté conduirait vraisemblablement aux conclusions que
celle-ci ne peut pas être tenue pour une valeur et que la quête de nouveauté ne saurait
constituer la norme de nos comportements pratiques ou de nos engagements théoriques.
C’est toutefois par une autre voie que je me propose dans ce qui suit de prendre quelque
distance par rapport à la valorisation contemporaine de la nouveauté ; voie moins directe
et moins radicale, mais plus appropriée à un congrès d’historiens. Il s’agira de donner
quelques indications sur la nouveauté à l’époque où, dit-on communément, elle a pour la
première fois été appréhendée comme une valeur positive.
Une idée commune est en effet que l’appréhension positive de la nouveauté aussi bien
dans les techniques que dans les sciences, voire dans les idées en général, remonte à l’âge
classique. D’après cette idée commune, l’âge classique, en gros le XVIIe siècle, serait le
moment décisif où l’on aurait, non seulement fait certaines découvertes effectives dans
les techniques et dans les sciences, mais également mis en place des schèmes conduisant à
appréhender leur développement comme un progrès, autrement dit des schèmes
valorisant une nouveauté à la fois indéfiniment renouvelée et pourtant cumulative. C’est
cette idée commune que j’entends examiner et nuancer.
Je procèderai à cet effet en trois temps. Je commencerai par repérer les faits montrant que
l’âge classique appréhende de manière positive la nouveauté dans les domaines
scientifiques et techniques. Dans un deuxième temps, je ferai état de textes révélant
l’ambivalence de l’âge classique face aux nouveautés. J’examinerai enfin les deux
schèmes alors mis en place pour conjurer le spectre de la nouveauté et m’interrogerai sur
leur pérennité1.
Une appréhension positive de la nouveauté
L’appréhension positive de la nouveauté suppose l’existence d’innovations d’ordre
technique ou scientifique, mais ne s’y réduit pas. Il semble par exemple que les
nombreuses innovations que nous devons aux savants de langue arabe qui travaillèrent
entre le VIIIe et le XVIe siècles n’aient pas été revendiquées comme telles. Ces savants
étaient des innovateurs, ils étaient conscients qu’ils apportaient quelque chose par
rapport aux anciens. Ils ne présentaient cependant pas explicitement leurs résultats
comme nouveaux : lorsqu’ils voulaient marquer leur originalité, indiquer la valeur
positive de leur œuvre, ils ne parlaient pas de sa nouveauté, mais évoquaient son
1. Certains matériaux de cet article ont été utilisés dans S. Carvallo et S. Roux, Introduction.
Raison, pensée scientifique et progrès en question
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caractère merveilleux, extraordinaire ou raffiné2. Si l’on considère en revanche les
ouvrages publiés dans l’Europe entre le XVIe et le XVIIIe siècles, trois faits notables
montrent que l’innovation devient une valeur positive.
On remarquera tout d’abord l’existence de catalogues de nouveautés. Le plus fameux est
sans doute l’ouvrage en deux volumes du juriste et antiquisant Guido Panciroli ; son
premier volume est consacré aux découvertes d’autrefois que nous avons oubliées (Rerum
memorabilium sive deperditarum), le second, aux découvertes d’aujourd’hui (Nova Reperta
sive rerum memorabilium recens inventarum et veteribus incognitarum). Celles-ci sont, dans
l’ordre des chapitres qui leur sont consacrés : le Nouveau Monde, les porcelaines, la
pierre Bezoar (une pierre de Mauritanie aux propriétés merveilleuses), la rhubarbe, le
sucre, la manne, l’alchimie, les distillations, les cloches, les horloges, la boîte marine
(c’est-à-dire la boussole), la typographie, la chartre (le papier), les chiffres (les codes
secrets), les conspiciles (les lunettes), les selles, étriers et fers des chevaux, la quadrature
du cercle, l’artillerie, le feu grégeois, les tournois, la quintaine, les moulins, la
fauconnerie, la soie, les délices de bouche que sont le botarge (œufs de mulet) et le caviar.
Écrit en italien, l’ouvrage de Panciroli circula d’abord sous forme manuscrite, avant
d’être traduit en latin par Henrich Walmuth, pour être publié à Anvers en 1599-1602. Il
connut d’innombrables éditions tout au long du XVIIe siècle ; une traduction française par
Pierre de la Nouë est publiée à Lyon en 1617 et une traduction anglaise par Henrich
Salmuth à Londres en 1717.
Également mémorable, le recueil de planches que conçut Jan van der Straet vers 1580
pour représenter les inventions nouvelles les plus remarquables : la découverte de
l’Amérique, la boussole, la poudre à canon, l’imprimerie, la distillation, l’élevage des vers
à soie, le harnachement des chevaux, les moulins à eau et à vent, le sucre de canne, les
lunettes, le calcul des longitudes, le polissage des armures, l’astrolabe, la gravure sur
cuivre. Ces planches furent gravées par Jean et Philippe Galle et publiées à Anvers dans
les années 1620-1630, là encore sous le titre de Nova Reperta, sans toutefois connaître un
succès éditorial aussi constant que celui de l’ouvrage de Panciroli.
L’ouvrage de Panciroli et les planches de van der Straet diffèrent par leur nature, dans
leur fortune éditoriale. Ils présentent cependant des caractéristiques communes
remarquables. En premier lieu, ils ne distinguent pas ce que nous appellerions
« découvrir » et « inventer » : la poudre à canon est découverte comme l’Amérique, ou, si
l’on préfère, le sucre de canne, inventé comme la boussole – ce n’est pas faute de
vocabulaire, les langues européennes distinguant bien, à la suite du latin, ce qui est de
l’ordre de l’« invenire (concevoir, façonner, bref, inventer quelque chose qui n’existait pas
encore) » et ce qui est de l’ordre du « reperire (trouver à la suite d’une enquête, voire après
un examen empirique, bref, découvrir)3 ». En second lieu, l’ancienneté par rapport à
laquelle il y a nouveauté est l’Antiquité des Grecs et des Latins. Cela est explicite dans le
texte de Panciroli, les planches de van der Straet montrent des inventions et des
découvertes de son siècle, mais, tout aussi bien des nouveautés qui remontent au Moyen
Âge, voire à l’Antiquité dans le cas du moulin à eau4.
Très vite cependant, les choses se simplifient. Trois innovations sont toujours privilégiées
lorsqu’il s’agit d’illustrer les bénéfices de la nouveauté et de marquer la différence entre
le passé et le présent : la poudre à canon, la boussole, l’imprimerie5. Deux découvertes
2. Voir S. Brentjes, La nouveauté comme valeur culturelle.
3. Pour une remise en cause historique et conceptuelle de la distinction entre « inventer » et « découvrir », voir
plus généralement J.-C. Margolin, Inventer et découvrir à la Renaissance.
4. Notons au passage que Panciroli n’ignore pas, comme ce sera le cas de bien des auteurs après lui, que
l’imprimerie vient de Chine (Livre premier des antiquitez perdues, p. 228-229) ; il attribue aux Arabes la
connaissance de la pierre Bezoar (ibid., p. 210-211)
5. Un texte canonique est ici F. Bacon, Novum organon, I 129, p. 182 : « Ces trois inventions, inconnues des
anciens, et dont les commencements, quoique récents, demeurent obscurs et sans gloire : l’imprimerie, la
poudre à canon, et la boussole […] ont toutes trois changé la face et la condition des choses, sur toute la terre ; la
première dans les lettres, la seconde dans la guerre, la troisième dans la navigation. » Cf. cependant déjà
81
De la nouveauté à l’âge classique
plus récentes leur sont souvent ajoutées, avant que, vers la fin du siècle, la liste des nova
reperta n’explose de nouveau : les phénomènes célestes jamais vus que Galilée observa
grâce à la lunette dont il était au moins le « père nourricier », la découverte par Harvey de
la circulation du sang6. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi ce sont ces
innovations-là qui sont devenues des paradigmes de la nouveauté, et assez rapidement,
des lieux communs. Les trois premières paraissent limitées, voire, dans le cas de la
boussole, bornées aux contours d’un petit objet, et elles ont des origines obscures, chez
des artisans dont on ignore jusqu’au nom ; pourtant, elles eurent d’importantes
conséquences intellectuelles et sociales. L’invention de la poudre à canon bouleversa l’art
des fortifications, la conduite des échanges guerriers, voire la pratique politique ; la
boussole, facilitant les navigations lointaines, permit de découvrir de nouveaux mondes
et modifia conséquemment les échanges commerciaux ; l’imprimerie, après avoir mis à
disposition les livres des Anciens, répandit ceux des Modernes. Quant aux découvertes
de Galilée et de Harvey, elles furent valorisées dans le contexte d’un affrontement entre
Anciens et Modernes : grâce à ses observations, Galilée était en mesure de répondre à
certaines objections anti-coperniciennes et d’argumenter contre la séparation
aristotélicienne entre le sublunaire et le supralunaire ; Harvey découvrant la circulation
du sang infirmait une grande partie de la tradition galénique en médecine.
Le deuxième fait qui montre que la nouveauté est l’objet d’une appréhension positive à
l’âge classique est sa revendication dans les titres d’ouvrages savants. Que l’objet d’un
livre soit une manière de philosopher, un dispositif expérimental, une science, une
expérience, une machine, son titre nous apprend qu’il y a là quelque chose de
« nouveau » (« novus », « nuovi », « new »). La liste n’en finirait pas, dans toutes les
langues et dans tous les pays : la Nova Stereometria doliorum (Kepler), l’Astronomia nova seu
physica coelestis (Kepler), La Nova Scientia (Tartaglia), la Nova de universis Philosophia
(Patrizzi), la Physiologia nova de magnete (Gilbert), la De Mundo nostro sublunari philosophia
nova (Gilbert), le Novum Organon (Bacon), la New Atlantis (Bacon), la Geometria
indivisibilibus continuorum nova quadam ratione promota (Cavalieri), les Discorsi e
dimostrazioni matematiche intorno a due nuove scienze (Galilée), les Expériences nouvelles
touchant le vide (Pascal), les Experimenta nova anatomica (Pecquet), l’Hypothesis physica nova
(Leibniz), les New experiments […] touching the spring of the air (Boyle), la Phonurgia nova de
prodigiosis sonorum effectibus (Kircher), les Experimenta nova Magdeburgica de vacuo spatio
(Guericke), les Nouvelles conjectures sur la pesanteur (Varignon), les Nouvelles découvertes
dans le globe de Jupiter (Cassini), etc.7
Le phénomène est trop massif pour être réduit à une excroissance rhétorique à laquelle
rien ne correspondrait dans les pratiques. Il est notable que, à partir du XVIe siècle, les
pouvoirs politiques, lorsqu’ils attribuent des brevets aux ingénieurs pour leurs machines,
utilisent comme critères la nouveauté, l’utilité et l’ingéniosité. Ainsi les lettres qui
accompagnent la description ou la représentation de ces machines mettent-elles en avant
L. Le Roy, De la vicissitude ou variété des choses en l’univers, livre dixième, p. 374-378 : « Oustre la restitution
presqu’accomplie du sçavoir ancien, l’invention de plusieurs belles choses nouvelles […] a esté reservee a cest
aage. Entre lesquelles l’Imprimerie merite d’estre mise la première par son excellence, utilisté et subtilité
d’artifice […]. La seconde louenge doist estre donnee à l’invention de la boete marine […]. Je donnerai
volonstiers le troisisme lieu à la bombarde ou cannonerie […]. » Le Roy mentionne ensuite deux autres
nouveautés dont il souligne les ravages, la vérole et la Réforme (ibid., p. 378-382).
6. Sur l’invention de la lunette, voir les précisions données par I. Pantin dans son Introduction à Galileo, Le
Messager céleste, p. X-XXII et p. LXVIII-LXXXVIII. Selon I. B. Cohen, Revolution in Science, p. 85-86, c’est à propos de
la découverte de la circulation du sang que le terme « révolution » est employé pour la première fois pour
désigner un bouleversement scientifique radical et brutal : « Questa è la circulatione che fa il sangue in noi,
osservata alli tempi nostri, e bastante a rivolgere tutta la medicina, si come l’inventione del telescopio ha rivolta
tutta l’astronomia, la bossola l’economia, e l’artigleria tutta l’arte militare » (Raffaelo Magioti à Famiano
Michelini, 25 avril 1637, in Galilei, Opere, vol. XVII, p. 65).
7. L’invocation de la nouveauté dans les titres est notée et commentée dans L. Thorndike, Newness and
Novelty ; V. P. Zoubov, Les conceptions historico-scientifiques du XVIIe siècle, p. 74 ; I. B. Cohen, op. cit., p. 8081 ; J.-R. Armogathe, Une ancienne querelle, p. 814-815.
Raison, pensée scientifique et progrès en question
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leur nouveauté, même lorsque des centaines de machines similaires ont déjà été
construites8. Lorsque le système des privilèges se sera généralisé à la fin du XVIIe siècle, un
des motifs au nom desquels les censeurs refusent l’impression d’ouvrages est leur
absence de nouveauté9. La nouveauté est en ce sens une qualification qui fait vendre.
On peut noter en troisième et dernier lieu que les idées de progrès ou d’avancement des
sciences et des arts sont explicitement thématisées. Les textes sont bien connus où Francis
Bacon et Pascal, reconnaissant que les nouveautés d’aujourd’hui s’ajoutent aux
nouveautés d’hier, en viennent à proposer une analogie entre l’évolution de l’humanité et
le développement d’un homme. On trouve aussi cette analogie chez Louis Leroy,
Giordano Bruno, Pierre Gassendi, François Babin, Adrien Baillet et Bernard Le Bovier de
Fontenelle, et elle conduit principalement à deux conclusions. Première conclusion, le
respect qu’on a pour les Anciens n’a pas lieu d’être. L’expression « les Anciens », notent
en effet ces textes, devrait se rapporter à nous, et non aux hommes de l’Antiquité : en fait,
Seculi antiquitas, juventus mundi, ce sont bien plutôt eux, ceux qu’on appelle les Anciens,
qui étaient des nouveaux-nés10. Deuxième conclusion, l’humanité est susceptible
d’accomplir des progrès, exactement comme un individu apprend depuis le temps de son
enfance jusqu’à ses vieux jours. Une génération est ainsi vue comme reprenant la tâche là
où la précédente l’avait laissée, tant et si bien que
« la suite des hommes, pendant tant de siècles, doit être considérée comme un même
homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement11 ».
À la fin du XVIIe siècle, la querelle des Anciens et des Modernes constitue le terme de cette
nouvelle conscience d’historicité, puisque son enjeu était de savoir si cette analogie,
d’abord proposée dans le domaine des sciences, pouvait être étendue aux choses de l’art,
en particulier en ce qui concerne le goût. L’alternative était alors la suivante : ou bien
considérer que les œuvres des Anciens constituent la norme du goût ou bien estimer que
nous pouvons trouver également chez les Modernes des critères permettant de régler
notre admiration12.
L’idée historique commune selon laquelle l’âge classique a appréhendé la nouveauté de
manière positive repose donc sur les faits suivants : l’existence d’innovations
paradigmatiques qui illustrent les bénéfices de la nouveauté, l’utilisation répétée du
terme « nouveau », la thématisation explicite de l’idée de progrès, en particulier grâce à
une analogie entre l’éducation d’un individu et le développement de l’humanité. Comme
bien des idées historiques communes, cette idée paraît conforme aux faits seulement à
condition d’être vue d’assez loin.
8. M. Popplow, Neu, nützlich und Erfindungsreich, p. 47-94.
9. H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et sociétés à Paris au XVIIe siècle, t. 2, p. 767.
10. Outre les textes cités à la note suivante, voir G. Bruno, Le banquet des cendres, p. 29-30 ; F. Bacon, Novum
Organon, I 84, p. 144 ; P. Gassendi, Exercitationes adversus aristoteleos, fol. 115b ; F. Babin, Journal ou relation fidèle
de tout ce qui s’est passé dans l’université d’Angers au sujet de la philosophie de Des Chartes en l’execution des ordres du
Roy pendant les années 1675, 1676, 1677 et 1678, p. 1-2 ; A. Baillet, Vie de Mr. Des-Cartes, vol. II, p. 531. On lira aussi
l’admirable livre douzième de L. Le Roy, op. cit., p. 428-441.
11. Pascal, Préface, p. 533-534. Voir aussi Fontenelle, Digression sur les Anciens et les Modernes, dans La querelle des
Anciens et des Modernes, p. 307-308. E. Zilsel, dans son article sur l’origine de la notion de progrès, soutient que
l’émergence d’un idéal de progrès scientifique et de collaboration désintéressée entre générations apparaît chez
les artisans qualifiés et les ingénieurs de la Renaissance et qu’elle est liée à la constitution de cette nouvelle
classe sociale. Sur ce point, voir également P. Rossi, Les philosophes et les machines (1400-1700), p. 67-104.
12. La querelle est présentée dans H.-R. Jauss, La « modernité » dans la tradition littéraire et la conscience
d’aujourd’hui. L’introduction de Marc Fumaroli au recueil La querelle des Anciens et des Modernes replace la
querelle dans ses différents contextes historiques et pour ainsi dire institutionnels ; elle montre en particulier
que, en France, se rattacher aux Anciens garantissait une certaine autonomie par rapport au pouvoir
monarchique absolu.
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De la nouveauté à l’âge classique
L’ambivalence de la nouveauté
Tout d’abord, rien ne se fait jamais d’un coup, et nous ne manquons pas d’exemples où la
remise en cause de l’autorité des Anciens est plus nuancée qu’on ne l’aurait imaginée. Je
ne pense pas ici tant au Moyen Âge, arabe ou latin, dont les meilleurs spécialistes
reconnaissent qu’on n’y décèle pas d’appréhension positive de la nouveauté semblable à
celle que je viens de décrire, mais aux hésitations qu’on décèle par-delà les textes des
hérauts de la nouveauté qui sont toujours cités13. Pour ne donner qu’un exemple, lorsque
Marin Mersenne, correspondant de Descartes, et incontestablement un des artisans du
renouveau philosophique et scientifique du début du XVIIe siècle, demande, dans la
trente-deuxième de ses Questions inouyes : « A-t-on maintenant plus de cognoissance de
quelque art ou de quelque science que les Anciens ? », sa réponse est plutôt mitigée. Le
premier mouvement de son développement est conforme à ce qu’on attendrait d’un
aristotélicien concédant l’existence de quelques nouveautés ponctuelles, mais
fondamentalement convaincu que les Anciens savaient l’essentiel de ce qu’il y a à
savoir14. C’est seulement dans un deuxième moment qu’il remarque, mais de manière
encore programmatique et plutôt allusive, qu’il n’est pas impossible que les sciences
soient augmentées ou réformées15. Dans des lettres adressées en 1644 au théologien
protestant Rivet, il partage les craintes de son correspondant concernant les
renouvellements de son siècle, qui donneraient un avant-goût de la fin du monde : pour
se garder des « remueurs », des amateurs de nouveautés, il faudrait mettre en place des
règles, aussi bien en théologie qu’en sciences16.
Le problème n’est pas seulement que la valorisation de la nouveauté ait été plus nuancée
qu’on ne l’aurait imaginé et qu’elle ne se soit pas installée d’un coup d’un seul. Il réside
plus fondamentalement dans l’ambivalence de la nouveauté au XVIIe siècle. Toujours et
encore, les innovations techniques et scientifiques sont supposées entraîner à leur suite
des nouveautés religieuses et politiques, soupçonnées de contribuer au développement
d’une confiance indue dans les pouvoirs de l’intellect humain, accusées de conduire à la
dissolution de l’ordre naturel et social. Donnons trois exemples célèbres de ces craintes,
distincts non seulement par la langue, mais par le statut des écrits dans lesquels ils
apparaissent.
Dans un poème savant, l’Anatomy of the World (1611), John Donne décrit ainsi les effets du
copernicanisme :
« La philosophie nouvelle introduit le doute partout,
L’élément du feu est vraiment hors de lui ;
Le soleil est perdu, et la terre aussi, et personne
Ne peut nous dire où la chercher.
13. Pour le cas latin, voir G. Molland, Medieval Ideas of Scientific Progress ; pour le cas arabe, voir F. Rosenthal,
Al-Asturlâbî and as-Samaw’al on Scientific Progress.
14. « […] les Anciens ont esté plus sçavants que nous en toutes sortes de sciences, si l’on en excepte quelques
nouvelles observations que l’on a faites au ciel, et quelques artifices, comme ceux des horloges à rouës, de
l’Imprimerie, du canon, des lunettes à longue et à courte veuë, et de quelques autres nouvelles inventions dont
parle Pancirolus dans un volume particulier » (M. Mersenne, Questions inouyes, quest. 32, p. 87-88).
15. « Neantmoins, il ne faut pas croire que les Grecs ayent telement tiré l’échelle après eux, qu’il ne reste plus
rien à trouver dans les arts, et dans les sciences, ausquelles sans doute l’on pourroit ajoûter beaucoup de choses,
si l’on y procedoit d’un bon ordre, et que chacun n’ecrivist, et ne donnast au public que ce qu’il auroit inventé
de nouveau ; et je ne doute pas que nostre siecle ne porte de grands esprits, qui sont capables d’augmenter les
sciences, et peut-estre de les reformer en beaucoup de choses » (Ibid., p. 88).
16. « […] Voyla bien de l’exercice pour les vieux et nouveaux philosophes, et il semble que ce siecle est le pere
d’un remuement universel, tant en la theologie qu’en la philosophie. Certes si nous n’avions le Tytiras, vous
avez raison, et je ne sçay où nous en serions. […] Que pensez-vous de ces renouvellemens ; ne nous donnent-ils
point un prejugé de la fin du monde ? » (Mersenne à Rivet, 12 mars 1644, in Correspondance, vol. XIII, p. 40). « Si
l’on n’establit quelques regles pour les sciences aussi bien que pour la religion, nous sommes à la veille d’avoir
bien des remuants, qui auroient bien besoin des petites maisons (au même, 1er mai 1644, in ibid., p. 124).
Raison, pensée scientifique et progrès en question
84
[…] Tout est en morceaux ; toute cohérence a disparu,
Tout accord juste et toute relation17. »
De manière analogue, Simplicio, l’aristotélicien des Dialogo sopra i due massimi sistemi del
mondo de Galilée (1633), dit de la nouvelle manière de philosopher qu’elle « tend à
subvertir toute la philosophie naturelle, à désordonner et à bouleverser le ciel, la terre et
tout l’univers18 ».
Enfin, Descartes, dans une lettre au père Dinet, son ancien préfet des études au collège de
La Flèche, résume ainsi les attaques dont sa philosophie est l’objet :
« […] quelques-uns soutiennent qu’il faut de bonne heure en empêcher la publication [de
ma nouvelle philosophie] et l’éteindre avant qu’elle ne paraisse, de peur qu’en attirant à soi,
par les charmes de la nouveauté, une multitude ignorante, elle ne croisse et ne se fortifie peu
à peu avec le temps, ou qu’elle ne trouble la paix et le repos des écoles, ou même qu’elle
n’apporte avec soi de nouvelles hérésies dans l’Église19. »
Ces textes sont assez connus, d’autres textes similaires pourraient leur être ajoutés20. Leur
point commun est de décrire ce que nous appellerions des changements scientifiques
grâce à des métaphores empruntées au domaine politique, et ce, de manière à les
caractériser négativement : il est question de désordre, de bouleversement, de
subversion ; la paix et l’ordre public sont troublés. Cette crainte du désordre public n’est
pas seulement métaphorique : d’après la lettre de Descartes au père Dinet, ses
accusateurs lui reprochent d’avoir introduit des changements scientifiques qui feront
naître des troubles analogues à ceux qu’avait provoqués la Réforme dans toute l’Europe.
D’où ce que je propose d’appeler l’ambivalence du XVIIe siècle par rapport à la
nouveauté : d’un côté, il souligne la positivité d’innovations qui s’accumulent ; de l’autre,
il craint les bouleversements sociaux, politiques et religieux qu’elles pourraient
introduire. L’âge classique étant un siècle d’invention conceptuelle, il a mis en place des
schèmes permettant de conjurer la crainte de ces bouleversements. Le premier nous est
devenu totalement étranger, le second en revanche a, aujourd’hui encore, quelques échos.
Deux schèmes pour conjurer les dangers de la nouveauté
En premier lieu, ceux qui sont accusés d’introduire indûment des nouveautés répondent
qu’ils n’ont fait que reprendre des thèmes anciens, revenir à un état primitif que leurs
accusateurs, auraient, quant à eux, trahi. Les nouveautés sont alors niées et le
changement, conçu comme un retour à l’ancien, une « réforme ». Ce n’est pas au hasard
que le mot « réforme » a été avancé, l’idée d’un retour au texte biblique primitif étant
omniprésente dans les écrits protestants. Ainsi Calvin, dès le début de l’Institution de la
17. « New philosophy calls all in doubt,/ The element of fire is quite put out ; / The Sun is lost, and th’eart, and
no mans wit/ Can well direct him where to looke for it/ […] Tis all in peeces, all coharence gone/ All just
supply and all Relation » (J. Donne, Anatomy of the World, p. 202).
18. « Questo modo di filosofare tende alla sovversion di tutta la filosofia natural, ed al disordinare e mettere in
conquasso il cielo e la Terra e tutto l’universo » (Galileo, Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo, dans Opere,
vol. VII p. 62, tr. fr. reprise à F. De Gandt et R. Fréreux, p. 71).
19. « […] ne forte, imperitam multitudinem novitatis avidam ad se alliciendo, paulatim crescat et vires sumat,
scholarum sive academiarum pacem et quietem perturbet, vel etiam in Ecclesia novas hareses adducat, [novam
illam philosophiam] mature prohibendam atque extinguendam esse quidam contendunt » (Descartes au père
Dinet, 1642, in Œuvres, vol. VII p. 579, tr. fr. reprise à F. Alquié, vol. II p. 1086).
20. Voir par exemple l’opposition entre la prédictibilité de la nature et l’instabilité des choses politiques du
Del Bene de Sforza Pallavicino, analysée dans C. Ginzburg, High and Low : the Theme of Forbidden Knowledge
in the Sixteenth and Seventeenth Centuries, p. 37-38, ou la comparaison des Anciens et des Modernes dans
le Comparationum Tractatu d’Honoré Fabri, analysée dans S. Roux, La philosophie naturelle d’Honoré Fabri,
p. 92-93.
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De la nouveauté à l’âge classique
religion chrétienne, répond par avance à ses détracteurs que la religion réformée, si elle a
été ignorée pendant longtemps, n’est pas pour autant nouvelle : elle ne fait que revenir à
la parole de Dieu qu’on avait oubliée21. Le schème est parfaitement identifiable dans
l’affrontement entre protestants et catholiques, la nouveauté semblant une de ces petites
bombes que les personnages d’un dessin animé ne cessent de renvoyer dans le camp de
l’adversaire, de peur qu’elle n’explose dans le leur. Mais on le trouve également dans le
domaine de la philosophie et des sciences.
Par souci d’exactitude, on distinguera cependant deux cas de figure. Un certain nombre
d’auteurs, en particulier dans la Florence de la Renaissance, mais pas seulement, se sont
attelés à redécouvrir les textes de l’Antiquité grecque, ou, plus radicalement, à retourner
à une prisca sapientia qui aurait été celle d’Adam, de Moïse et de quelques autres. Ainsi,
dans le cas des savoirs, et encore une fois pour s’en tenir à des exemples bien connus, le
De humani corporis fabrica de Vésale ou le De revolutionibus orbium coelestium de Copernic,
aujourd’hui perçus comme « révolutionnaires », avaient été présentés et conçus par leurs
auteurs comme une restauration du savoir des Anciens, comme un retour à des
connaissances recouvertes pendant des siècles par une couche d’ignorance22. Certains
architectes de la Renaissance, Filippo Brunelleschi, Leonard de Vinci ou Palladio se sont
faits archéologues, cherchant les procédés de construction qui avaient permis aux
Romains de construire les édifices dont ils voyaient les traces dans les campagnes23. Assez
singulier sur ce point en son temps, Newton a œuvré dans un certain nombre de
domaines avec la conviction qu’il lui fallait retrouver le savoir des Anciens24.
D’autres auteurs utilisent ce schème de manière plus rhétorique ou stratégique. Ainsi
Descartes répliquera aux accusations de nouveauté évoquées plus haut qu’il n’y a rien de
nouveau dans ses écrits, et qu’il n’a fait que revenir à un fonds commun à toutes les
philosophies que les aristotéliciens, quant à eux, auraient entre-temps oublié et
abandonné25. Il y a ici rhétorique et stratégie pour deux raisons. D’une part, cet
argumentaire ne correspond pas à la revendication de nouveauté radicale qui fait le fonds
de commerce de bien des écrits de Descartes. D’autre part, il apparaît seulement dans des
contextes « apologétiques », où il s’agit de se présenter sous le meilleur jour pour se
concilier les autorités : une lettre à son ancien préfet des études pouvant servir de
conciliateur avec le corps des jésuites ; la fin des Principia philosophiae, que Descartes avait
explicitement écrits pour qu’il serve de manuel dans les collèges.
Aujourd’hui, non seulement ce premier schème nous est devenu étranger, mais il prend
certaines habitudes mentales à rebours : en raison de la valorisation systématique de la
nouveauté que j’évoquais pour commencer, la tendance générale serait plutôt de
présenter de vieilles antiennes comme des chansons nouvelles. En revanche, le second
schème qu’on peut repérer à l’âge classique a contribué à construire une certaine idée de
la science, ici du partage entre la science et ce qu’on appellera pour faire bref le social et le
21. « Premièrement, en ce qu’ilz l’appelent [la religion réformée] nouvelle, ils font moult grand injure à Dieu,
duquel la sacrée parolle ne méritoit point d’estre notée de nouvelleté […] Ce qu’elle a esté long temps cachée et
incogneuë, le crime en est à imputer à l’impieté des hommes » (J. Calvin, Epistre, in Institution de la religion
chrétienne, vol. I, p. 15-16).
22. Sur les réticences de Copernic à défendre une opinion « absurde » et « nouvelle », voir Des révolutions des
orbes célestes, « Praefatio », particulièrement p. 37-38 et p. 43-44. Pour quelques indications sur la réception par
les coperniciens de ces thèmes, voir l’introduction de M.-P. Lerner à Th. Campanella, Apologie de Galilée,
p. CXIII-CXVI.
23. M.-M. Martinet, Des découvertes archéologiques à l’invention scientifique, en particulier les passages de la
Vie de Filippo Bruneleschi d’Antonio Manetti, cités p. 79-82.
24. L’article séminal est ici J. E. McGuire et P. M. Rattansi, Newton and the « Pipes of Pan ».
25. Descartes, Epistola ad P. Dinet, in Œuvres, vol. VII, p. 580 : « Addo etiam, quod forte videbitur paradoxum,
nihil in ea Philosophia esse, quatenus censetur Peripatica, et ab aliis diversa, quod non sit novum ; nihilque in
mea, quod non sit vetus. » Voir également Principia philosophiae, IV 200, in ibid., vol. VIII-1, p. 523. Parmi les
cartésiens, voir J. Rohault, Traité de physique, préface, n.p. « […] on se trompe ordinairement dans ce reproche
que l’on fait ordinairement de la nouveauté : car si une chose est vraie, elle ne saurait être nouvelle, n’y ayant
rien de si ancien que la vérité ; et c’est la seule découverte de l’erreur qui lui est opposée, qui peut être dite
nouvelle. »
Raison, pensée scientifique et progrès en question
86
politique, dont nous sommes sans doute encore les héritiers. En bref, ce schème consiste à
instituer une distinction entre les nouveautés qu’on peut tolérer et celles qu’il faut écarter.
On sépare tout d’abord, en des termes qui rappellent le thème stoïcien de la retraite
intérieure, les audaces que chacun se permet par devers soi et l’expression publique d’un
désir d’innovation, qui aurait pour objet la mise en place de nouvelles institutions.
Réformer toutes ses idées, c’est bien, mais que chacun le fasse dans son for intérieur et
pour lui-même, laissant aux grands de ce monde le soin de décider des réformes
éventuellement nécessaires pour la chose publique26.
On peut également séparer, du point de vue de leur méthode aussi bien que de leur objet,
des domaines d’étude où l’innovation est autorisée et ceux où elle doit être proscrite.
C’est le cas dans la préface que Pascal commença de rédiger pour le Traité du vide : aux
matières historiques, comme l’histoire, la géographie, la jurisprudence, et surtout la
théologie, qui, reposant sur l’autorité, ne tolèrent pas l’innovation, il oppose les matières
dogmatiques, où, l’expérience des sens et le raisonnement étant seuls maîtres, chacun a
tout loisir d’inventer et de perfectionner les connaissances léguées par ses
prédécesseurs27. Les techniques et les sciences se constituaient ainsi comme un empire
dans un empire, un domaine réservé où l’innovation et le progrès étaient possibles, sans
avoir, soutenait-on, quelque conséquence que ce soit, religieuse, politique ou sociale28.
Deux remarques concluront ce bref survol. La première est banale. Il faut le dire une fois
encore, les idées vont petit à petit : ce n’est pas d’un coup que s’est imposée l’idée que la
nouveauté n’avait pas à être repoussée comme telle, voire qu’elle pouvait constituer
quelque chose de positif. La seconde concerne le partage que nous venons d’évoquer
entre le domaine supposé propre au progrès, celui des sciences et des techniques, et le
domaine religieux, moral et politique, où l’innovation serait dangereuse. Si, comme on
vient de le faire, ce partage est appréhendé au moment de son émergence, il est tentant
d’y voir le résultat de certaines conditions historiques, de penser qu’il résulte des
contraintes caractéristiques d’une société conservatrice dominée par le principe
d’autorité, de conclure enfin qu’il ne régule plus la manière dont, aujourd’hui, nous
appréhendons la nouveauté. L’histoire de ce partage retentit cependant jusqu’à nos jours.
Au XVIIIe siècle, l’innovation n’avait plus la même ambivalence que dans les textes dont il
vient d’être question : on la tenait en général pour chose entièrement positive. On sait la
loi universelle que Rousseau pensa alors découvrir : l’avancement des sciences et des arts,
entendus ici de la manière la plus générale, loin de pouvoir éventuellement contribuer au
progrès de l’individu, de la société ou de l’espèce, conduit infailliblement à la diminution
de la vertu sous ses différentes formes29. Peu d’entre nous sans doute ont le même verdict
26. « Le sage doit au-dedans retirer son ame de la presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement
des choses ; mais, quant au dehors, […] il doit suivre entierement les façons et formes recues. La societé
publique n’a que faire de nos pensées ; mais le demeurant, comme nos actions, nostre travail, nos fortunes et
nostre vie propre, il la faut préter et abandonner à son service et aux opinions communes […]. Je suis degouste
de la nouvelleté, quelque visage qu’elle porte » (M. de Montaigne, Essais, I 23, p. 131-132. Également, ibid., III 9,
p. 928-929 ; tout cela est repris par Charron, De la Sagesse, II 8, p. 331-341). R. Descartes, Discours de la méthode,
seconde partie, in Œuvres vol. VI p. 14-15 : « Je ne saurais aucunement approuver ces humeurs brouillonnes et
inquiètes, qui, n’étant appelées ni par leur naissance, ni par leur fortune, au maniement des affaires publiques,
ne laissent pas d’y faire toujours, en idée, quelque nouvelle réformation […]. Jamais mon dessein ne s’est étendu
plus avant que de tâcher à réformer mes propres pensées, et de bâtir un fond qui est tout à moi. »
27. Pascal, Préface pour le Traité du vide, in Œuvres, p. 530-531. « Dogmatique » a alors le sens qu’il a dans
l’Antiquité, quand on l’oppose à « pyrrhonien » : une matière est « dogmatique » si elle donne des preuves. Pour
l’application à la philosophie (dont on se demandait alors si elle relevait plus des sciences ou de la théologie) de la
séparation pascalienne, voir N. Malebranche, Recherche de la vérité, II, 2e partie, chap. 3, § 2, dans Œuvres, vol. I,
p. 212.
28. Voir en particulier C. Ginzburg, op. cit.
29. Pour une formule frappante, voir en particulier J.-J. Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, dans Œuvres,
vol. II, p. 10 : « Dira-t-on que c’est un malheur particulier à nôtre âge ? Non, Messieurs […]. L’élévation et
l’abbaissement journalier des eaux de l’Ocean n’ont pas été plus régulierement assujetis au cours de l’Astre qui
87
De la nouveauté à l’âge classique
que Rousseau sur ce point ; un certain nombre d’entre nous cependant accorderaient sans
peine qu’il n’y a pas de corrélation simple ou immédiate entre l’avancement des
connaissances et le degré de moralité, qu’il soit attribué à un individu, à une société ou à
l’espèce.
Autrement dit, si nous ne pensons plus, comme c’était le cas du XVIIe siècle, que la
nouveauté doit être cantonnée dans le domaine scientifique et technique, nous faisons de
ce cantonnement quelque chose qui existe dans les faits, l’augmentation de nos
connaissances ne pouvant servir à l’amélioration de ce que nous sommes. D’une certaine
manière, cela est bien pire : les hommes du XVIIe siècle entendaient préserver un ordre
qu’ils pensaient juste ; malgré le renouvellement continuel de nos connaissances, nous
laissons les choses en l’état.
Résumé
Trois faits indiquent que la nouveauté dans les techniques et dans les sciences commence à
être valorisée dans l’Europe à l’âge classique : 1) l’existence de découvertes effectives qui
servent de paradigmes de l’innovation ; 2) la revendication de la nouveauté dans les titres
d’ouvrages savants ; 3) le développement d’une conscience d’historicité où la succession des
temps est perçue comme un progrès.
Néanmoins, la nouveauté reste ambivalente au XVIIe siècle : les innovations techniques et
scientifiques sont supposées entraîner à leur suite des bouleversements religieux et
politiques, contribuer au développement d’une confiance indue dans les pouvoirs de
l’intellect humain, conduire à la dissolution de l’ordre naturel et social.
L’âge classique a dès lors conjuré le spectre de l’innovation de deux façons. 1) Elle est niée,
le changement étant conçu comme un retour à l’ancien, une « réforme » : le schème n’est pas
spécifique aux questions religieuses, on le trouve chez les savants et les philosophes. 2) Une
distinction est instituée entre les nouveautés qu’on peut tolérer et celles qu’il faut écarter,
soit que l’on sépare les audaces que chacun se permet par devers soi et l’expression
publique d’un désir d’innovation, soit que l’on distingue des domaines d’étude où
l’innovation ne peut être évitée et ceux où elle doit être proscrite.
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vertu s’enfuir à mesure que leur lumiere s’élevoit sur notre horizon et le meme phénoméne s’est observé dans
tous les temps et dans tous les lieux. »
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