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COMPASSION, ASSOCIATION, UTOPIE. La mutualité ouvrière à Montréal au milieu du XIXe siècle Martin Petitclerc La Découverte | « Revue du MAUSS » 2008/2 n° 32 | pages 399 à 409 ISSN 1247-4819 ISBN 9782707156433 DOI 10.3917/rdm.032.0399 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2008-2-page-399.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. COMPASSION, ASSOCIATION, UTOPIE 399 Compassion, association, utopie. La mutualité ouvrière à Montréal au milieu du XIXe siècle © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) Les sociétés de secours mutuel offraient une large gamme de services à leurs membres qui provenaient en grande majorité de la classe ouvrière. En mettant en commun les ressources financières de chacun, par le biais du paiement d’une cotisation mensuelle, les membres percevaient une indemnité financière lorsqu’ils ne pouvaient plus compter sur leur salaire, que ce soit pour cause de maladie, d’accident, d’invalidité ou de vieillesse. Outre ces indemnités, en cas de décès, les sociétés de secours mutuel réglaient les frais d’enterrement et versaient une pension ou un capital à la veuve et aux orphelins. Si ces types de services aux membres nous permettent d’identifier les associations mutualistes à un pôle commun, ils ne nous disent pas tout ce qu’il y a à savoir sur ce mouvement. C’est dire que l’association peut être davantage que la simple mise en commun de ressources afin de fournir certains services qui ne sont pas offerts par le marché ou par l’État. Comme nous le verrons plus loin, la mutualité était plus qu’un organisme économique de protection puisqu’elle visait à renforcer le tissu social à l’intérieur des communautés ouvrières. Elle opposait en effet à la concurrence libérale la pratique et le discours de la « compassion fraternelle », compassion qui était au cœur du projet associatif et qui a nourri, au milieu des années 1860, une utopie politique originale. © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) Martin Petitclerc 400 L’AMOUR DES AUTRES : CARE, COMPASSION ET HUMANITARISME © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) C’est autour des années 1850 que le mouvement mutualiste s’est véritablement développé au Québec. À ce moment-là, l’association est pourtant à peu près inconnue dans les milieux ouvriers, qui ne peuvent même pas s’en remettre à une quelconque tradition corporative, inexistante depuis l’époque de la Nouvelle-France [Hardy et Thierry]. On assiste donc à un effort associatif tout à fait nouveau au milieu du XIXe siècle. Dans les milieux ouvriers, il prendra principalement la forme de sociétés de secours mutuel qui sont, bien avant les coopératives et les syndicats, la principale forme associative dans les milieux populaires à cette époque. C’est pourquoi les sociétés de secours mutuel seront une véritable école de l’association dans les milieux ouvriers du XIXe siècle. L’ampleur du mouvement témoigne d’un succès certain. À Montréal, on compte dès le début des années 1860 une quarantaine de sociétés de secours mutuel, regroupant plusieurs milliers de membres ouvriers. Le port et les quartiers ouvriers de la ville de Québec constituent un autre foyer mutualiste important. Par la suite, le mouvement se développe dans les divers petits centres industriels de la province. Entre 1850 et 1900, plus de deux cents sociétés de secours mutuel sont fondées, même s’il n’en reste qu’une centaine à la fin du XIXe siècle. Au début du XXe siècle, environ 35 % des hommes adultes vivant dans les milieux urbains sont membres d’une société de secours mutuel. On a donc affaire à un mouvement considérable qui mobilise beaucoup de Québécois, du moins jusqu’aux années 1910 – la mutualité est alors progressivement marginalisée par le développement rapide du marché de l’assurance1. Encastrement et solidarité Malgré l’importance du mouvement, l’histoire de la mutualité reste largement méconnue. C’est précisément parce que les analystes n’ont vu dans la mutualité ouvrière qu’une simple mise 1. En plus de nos travaux, voir sur cette question du déclin de la mutualité, Y. Rousseau [2003, p. 151-169], G. Emery et J. C. H. Emery [1999] et David Beito [2000]. © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) Le mouvement mutualiste au Québec 401 © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) en commun de ressources qu’ils y ont accordé peu d’intérêt. La mutualité ouvrière, qui peine continuellement à offrir les services promis à leurs membres, a généralement été présentée comme une organisation primitive appelée à être surpassée par des organisations plus « compétentes » relevant du marché ou de l’État. Globalement, l’impression qui se dégage de la littérature est que la culture solidaire ouvrière aurait engendré un sentimentalisme nuisible à la bonne administration des assurances2. C’est cette prétendue incohérence qui aurait poussé la mutualité ouvrière à se métamorphoser, au tournant du XXe siècle, en institutions professionnelles d’assurance, libérées en quelque sorte du poids de la bannière de la solidarité ouvrière – cette responsabilité étant désormais dévolue au syndicalisme. Cette perspective, fondée sur cette idée d’une incohérence originelle entre les activités économiques et les activités sociales de la mutualité, nous empêche toutefois de bien comprendre ce qui faisait la cohérence de la mutualité ouvrière. Pour bien saisir sa logique, il faut revenir à la théorie de l’encastrement de Karl Polanyi3. Cette théorie s’oppose au postulat de la science économique moderne qui réduit l’échange, c’est-à-dire les relations sociales, à la rencontre d’agents anonymes et rationnels cherchant à satisfaire leurs besoins individuels. Ce postulat n’est pas que théorique. En effet, à partir du milieu du XIXe siècle, le développement du capitalisme fait en sorte qu’une part de plus en plus grande des activités humaines (et notamment le travail) tend à être soumise à l’impitoyable règle du marché, d’où d’énormes problèmes sociaux. Contre ce postulat, la théorie de l’encastrement rappelle que l’économie n’est pas indépendante de la société dans laquelle elle s’insère4. Elle nous permet de poser l’hypothèse que la mutualité ouvrière, en « encastrant » les secours économiques dans une culture de 2. On peut retrouver cette interprétation dans A. Gueslin [1987] et F. Ewald [1996]. Pour une discussion plus approfondie sur cette littérature, voir M. Petitclerc [2004, p. 18-51]. 3. K. Polanyi1983. Récemment, D. Weinbren [2006] a abordé la mutualité anglaise sous un angle similaire, mais en empruntant plutôt à la théorie du don de Marcel Mauss. 4. Ce postulat de l’encastrement de l’économique dans le social est au cœur du développement, depuis deux décennies, de la nouvelle sociologie économique. Voir B. Lévesque et alii [2001]. © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) COMPASSION, ASSOCIATION, UTOPIE 402 L’AMOUR DES AUTRES : CARE, COMPASSION ET HUMANITARISME l’entraide solidaire, constituait une réponse sophistiquée – et non pas primitive – aux problèmes posés par le développement de la société de marché. En reprenant le postulat d’une séparation entre l’économique et le social, les chercheurs se seraient donc privés d’une clé d’analyse fondamentale pour saisir ce qui constitue le cœur de la mutualité ouvrière. © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) Pour saisir la logique de la mutualité ouvrière, il est intéressant de souligner que l’opposition vis-à-vis de l’assurance était un élément essentiel de l’identité mutualiste populaire au XIXe siècle. En effet, l’assurance de type commercial rencontrait beaucoup de résistance dans les milieux populaires, qui considéraient que cette dernière « faisait d’un homme un article de marchandise » [Zelizer, 1979]. Au contraire, la protection mutualiste, en encastrant les secours économiques dans une culture de la compassion fraternelle, échappait à cette lourde condamnation morale. D’ailleurs, contrairement à l’assurance qui était une stricte activité marchande, cette culture était bien enracinée dans les stratégies de survie des familles ouvrières dans les nouvelles communautés urbaines [Cruze et Turnbull, 1995]. En fait, la mutualité visait précisément à étendre, au niveau de la communauté, les relations fraternelles si cruciales dans les stratégies de survie de la classe ouvrière au temps de l’urbanisation et de l’industrialisation. Dans une étude portant sur la mutualité anglaise, Martin Gorsky [1998] considère que l’expérience migratoire des jeunes adultes quittant les campagnes pour les villes en expansion est à l’origine du développement de la mutualité au XIXe siècle. Les sociétés de secours mutuel auraient joué, dans ce contexte, le rôle d’une famille « fictive » qui aurait suppléé en partie aux défaillances de la famille « réelle » face aux pressions exercées par la société de marché. C’est donc dire que la mutualité aurait été un moyen efficace pour s’intégrer rapidement à un réseau de solidarité qui s’étendait au niveau des communautés ouvrières urbaines. Sans surprise, plusieurs sociétés de secours mutuel visaient précisément, dès leur fondation, à institutionnaliser certaines pratiques d’entraide communautaire comme la veille des malades et des morts, l’organisation © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) Mutualité et communauté 403 © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) de funérailles respectables, la protection des familles privées de chef de famille, etc. Les processions funéraires mutualistes – des moments communautaires très forts – étaient très représentatives de ce lien étroit entre la famille « réelle » et la famille « fictive ». Ce type d’activité communautaire était d’ailleurs toujours mis en l’avant lorsqu’il s’agissait de critiquer les assurances, qui ne faisaient que compenser la disparition du chef de famille par un chèque à la veuve. La mutualité venait donc appuyer, en les institutionnalisant, ces pratiques d’entraide communautaire. E. P. Thompson [1988, p. 381] a ainsi souligné que les sociétés de secours mutuel cristallisaient « une éthique de la mutualité répandue beaucoup plus largement dans les expériences “denses” et “concrètes” des ouvriers, dans leurs relations personnelles, chez eux et sur leur lieu de travail ». C’est précisément à cause de cela que la mutualité était très différente de l’assurance (ou même de l’épargne), qui était une forme individualiste de prévoyance ne contribuant nullement à la construction d’une communauté ouvrière. À l’encontre de ces solutions promues par l’élite, l’entraide mutualiste ouvrière était vue comme une réponse fondamentalement collective, et populaire, à la question sociale. Elle tentait d’opposer à la logique individualiste du marché la logique horizontale de la compassion entre « frères » ouvriers, unis par l’association5. En cela, la compassion mutualiste se distinguait également de la compassion « paternaliste » ou « maternaliste » des élites qui s’inspiraient, quant à elles, d’une vision verticale des rapports familiaux. Cette compassion « verticale » était bien sûr à l’œuvre dans la charité et l’assistance sociale, toutes deux critiquées par les mutualistes. Culture associative et communauté Nous avons déjà souligné que l’association ne pouvait être réduite à la simple mise en commun de ressources économiques. L’association peut également être le vecteur d’une identité collective qui dépasse la simple addition des intérêts individuels qui la 5. Pour une critique du « fraternalisme » comme « repli » communautaire face à la montée du féminisme et du prolétariat, voir M. A. Clawson [1989]. © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) COMPASSION, ASSOCIATION, UTOPIE L’AMOUR DES AUTRES : CARE, COMPASSION ET HUMANITARISME © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) composent [Laville et Sainsaulieu, 1997]. Cette idée est illustrée par la conception très exigeante de la démocratie participative que l’on retrouvait dans la mutualité ouvrière au XIXe siècle. En effet, les ouvriers avaient des attentes très fortes à l’égard des assemblées démocratiques qui devaient permettre de renforcer l’éthique solidaire nécessaire au maintien de l’association. Ainsi, ces assemblées mutualistes étaient le lieu d’une autodiscipline qui visait à renforcer – et même à imposer – le sentiment collectif aux dépens des intérêts individuels des membres. L’histoire de la mutualité est à cet égard fascinante, puisqu’on voit, au jour le jour, les problèmes que posait le développement d’une conception exigeante de l’association dans une société de marché. On peut trouver des indices de cette difficulté dans les règlements des associations mutualistes, notamment ceux qui visaient à encadrer le déroulement des assemblées démocratiques. En effet, ces règlements étaient de plus en plus nombreux d’année en année, interdisant aux membres de prendre la parole deux fois sur le même sujet, de cracher par terre, de boire de l’alcool, de se manquer de respect, de parler de religion, de parler de politique, etc. [Petitclerc, 2006]. Comparons cette réglementation rigoureuse à celle d’une autre société de secours mutuel qui, chose rare à l’époque, ne s’adressait qu’aux membres de la petite-bourgeoisie qui désiraient s’offrir de l’assurance-vie à « prix coûtant ». Ici, bien qu’il se soit agi d’une société de secours mutuel similaire aux autres – reposant par exemple sur une gestion démocratique –, on ne trouve aucune indication sur les règles à suivre pour la tenue des assemblées de l’association. Pourquoi ? Parce que son assemblée associative n’était pas investie d’un rôle solidaire aussi affirmé. En effet, dans les milieux mutualistes ouvriers, les assemblées démocratiques, profondément ritualisées et symboliques, visaient explicitement à refonder des rapports sociaux solidaires à l’échelle de la communauté. En d’autres mots, l’association n’était pas qu’un moyen pour mettre en commun des ressources : elle était une fin en soi. Quoi de plus naturel, dès lors, que l’association ait été plus exigeante à l’égard des individus qui la composaient ? Quoi de plus naturel, également, que les mutualistes ouvriers aient résisté longtemps avant d’accepter la présence des élites à leurs assemblées, élites qui menaçaient la logique horizontale de la compassion fraternelle ? Le médecin de la société de secours, © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) 404 COMPASSION, ASSOCIATION, UTOPIE 405 © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) Une ressource pour l’utopie C’est précisément lorsque l’association est une fin en soi, et non un simple moyen, qu’elle peut devenir une utopie. Au milieu du XIXe siècle, le projet d’une communauté ouvrière autonome et démocratique, fondée sur l’association fraternelle, suscite beaucoup d’enthousiasme dans les rangs mutualistes. Dans la foulée, le mouvement syndical commence également à se développer. Les historiens ont souvent affirmé que les sociétés de secours mutuel avaient été une sorte de « masque » des activités syndicales interdites7. En fait, il serait plus juste d’affirmer que la mutualité a 6. Malgré cette mince « victoire », le projet communautaire ouvrier aura tout de même beaucoup moins de succès que celui de l’Église catholique qui réussit à canaliser une grande part des relations sociales locales à l’intérieur des structures de la paroisse dans le dernier tiers du XIXe siècle. Ce processus a été particulièrement bien analysé par L. Ferretti [1992]. 7. Voir J. Rouillard et J. Burt [1973, p. 80], J. Rouillard [1989, p. 14]. Pour les États-Unis, voir par exemple P. S. Foner [1975, p. 67 sq.]. © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) qui avait pour rôle essentiel d’évaluer l’état de santé des malades, ne pouvait pas se présenter à l’assemblée des membres. Quant aux avocats, qui avaient également un rôle important à jouer si on considère la fragilité du statut juridique des associations mutualistes, leur présence sera refusée avec vigueur pendant plusieurs décennies. On craignait que ces élites issues des professions libérales ne détournent l’association du fraternalisme pour l’orienter vers le paternalisme. On peut également comprendre que les rapports avec l’Église catholique ultramontaine aient été difficiles. Pendant plus d’une dizaine d’années, les membres d’une société montréalaise se sont opposés à la présence d’un chapelain nommé par l’évêque. Au terme de cette lutte épique pour sauver ce que les membres considéraient comme la souveraineté et l’autonomie de l’association, le puissant évêque de Montréal, Mgr Bourget, réussira à imposer la présence de l’un de ses représentants. Tout de même, malgré les protestations des autorités ecclésiastiques, les membres réussiront à encadrer les privilèges du « visiteur » nommé par l’évêque, et ainsi à soumettre symboliquement le pouvoir spirituel de l’Église au pouvoir temporel de l’association6. L’AMOUR DES AUTRES : CARE, COMPASSION ET HUMANITARISME © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) été une école de l’association qui a permis le développement de l’autodiscipline nécessaire à l’émergence du mouvement syndical. C’est pour cette raison que l’on retrouve de nombreuses traces d’une contribution concrète de la mutualité au développement des organisations ouvrières. Tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle par exemple, les bâtisses mutualistes serviront de lieux de rencontre à diverses associations syndicales. De même, il n’est pas surprenant de constater que ces dernières offraient elles-mêmes des secours mutuels à leurs membres, ce qui était vu comme un élément essentiel pour attirer de nombreux travailleurs et assurer la stabilité de ces fragiles associations. C’est en 1867 que la contribution de la mutualité à la formation de la classe ouvrière a été la plus évidente. C’est à ce moment qu’a été mise sur pied, à Montréal, la « Grande association pour la protection des ouvriers ». À cette époque, le mouvement syndical était très faible [Rouillard, 1989, p. 14, 16, 20], et Médéric Lanctôt, qui était à la tête de la Grande association, décida de s’appuyer sur la quarantaine de sociétés de secours mutuel montréalaises. Dès le départ, la Grande association se présentait comme une large fédération d’associations ouvrières locales, centrées sur l’identité de métier. Le projet qui est derrière la Grande association sonnait visiblement très bien aux oreilles des mutualistes, puisqu’il visait à refonder, par l’association, les relations sociales locales menacées par la société de marché. Lanctôt, enthousiasmé par les progrès de l’association dans les communautés ouvrières canadiennes françaises, développa une véritable mystique de l’association, dont il pensait qu’elle allait permettre de résoudre les conflits perpétuels engendrés par le capitalisme. Il était bien sûr persuadé de la nécessité d’une réconciliation du capital et du travail, mais cette réconciliation, par le biais de l’association, devait se faire selon les termes de la classe ouvrière. Par exemple, dès sa fondation, la Grande association a appuyé tour à tour les menuisiers et charpentiers, les compagnons boulangers, les imprimeurs, les meubliers et les maçons dans leurs revendications auprès de leurs employeurs. La Grande association ira jusqu’à menacer les employeurs d’appuyer les compagnons boulangers « pendant des années s’il le faut ». La lutte ne passait pas seulement par la grève, mais également par la mise sur pied de boulangeries coopératives qui devaient concurrencer les employeurs © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) 406 407 © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) connus pour exploiter les ouvriers non seulement en tant que travailleurs, mais en tant que consommateurs [Julien, 1973, p. 138 sq.]. Plus largement, la Grande association envisageait de mettre sur pied des coopératives de produits alimentaires qui devaient permettre de réduire la part du budget de l’ouvrier consacrée à la nourriture. Cet engagement au sein des communautés ouvrières a suscité beaucoup d’enthousiasme. C’est ainsi qu’en très peu de temps, la Grande association réussissait à mobiliser environ 10 000 ouvriers. La grande originalité de Médéric Lanctôt aura été de comprendre le poids politique nouveau de la classe ouvrière qui, depuis les années 1850, s’était organisée localement au sein des sociétés de secours mutuel. En s’appuyant sur cet associationnisme local, il a voulu, de façon très téméraire, faire échec à la Confédération canadienne qu’il considérait comme travaillant contre les intérêts économiques et nationaux de la classe ouvrière. Dans l’euphorie de l’été 1867, Lanctôt ne fera rien moins que de lancer la Grande association dans une lutte électorale contre George-Étienne Cartier, l’un des plus illustres « pères » de la Confédération canadienne. Il réussira presque le tour de force de battre Cartier dans la circonscription ouvrière de Montréal-Est, alors qu’il est attaqué férocement par la bourgeoisie montréalaise et l’Église catholique. La Grande association en sortira toutefois très affaiblie et s’écroulera peu après [ibid.]. Conclusion Quoi qu’il en soit de la déroute de la Grande association, l’essentiel est de constater que la mutualité ouvrière est au cœur des utopies coopératives, égalitaristes et démocratiques qui caractérisent l’imaginaire populaire de cette époque. En cela, cette dernière représente peut-être tout à la fois l’apothéose et le déclin de cet espoir d’une communauté ouvrière autonome, si bien représentée par les sociétés de secours mutuel. Cet espoir s’appuyait d’abord sur la protection mutualiste au plan économique qui a permis, à un grand nombre de familles ouvrières, même parmi certains groupes d’ouvriers peu qualifiés, de faire face à la précarité engendrée par la généralisation du salariat. Mais les sociétés de secours mutuel n’étaient pas que des organismes où l’on aurait mis en commun © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) COMPASSION, ASSOCIATION, UTOPIE L’AMOUR DES AUTRES : CARE, COMPASSION ET HUMANITARISME © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.92.146.72) les ressources monétaires de chacun. Elles se présentaient comme de véritables « familles fictives » chargées d’encastrer les activités économiques de la mutualité dans une culture de la compassion fraternelle qui devait renforcer les liens d’entraide communautaire. Cet encastrement s’est fait par le biais d’une conception exigeante de l’association qui faisait prévaloir l’intérêt du collectif sur celui des individus. C’est cette conception exigeante de l’association reposant sur l’idée d’une communauté ouvrière autonome, démocratique et solidaire qui a permis de déboucher sur l’utopie associationniste de la Grande association. Au-delà d’un intérêt pour l’histoire des communautés ouvrières mutualistes, notre recherche trouve son sens à un moment de notre histoire où le marché semble s’imposer comme l’horizon indépassable des aspirations collectives. À cet égard, l’histoire a un rôle important à jouer, ne serait-ce que pour rappeler que le changement social est toujours ce qu’un historien a récemment appelé une « possibilité objective8 ». Dans le cas qui nous concerne, l’histoire nous permet de comprendre que, dès la mise en place de la société de marché, des pratiques solidaires ont émergé et ont nourri, au niveau des utopies, cette possibilité objective de vivre autrement. Ces expériences solidaires sont un rappel de la profondeur de ces aspirations démocratiques qui ne sauraient être satisfaites, aujourd’hui comme hier, par le monde de justice de la société de marché. Bibliographie BEITO D., 2000, From Mutual Aid to the Welfare State. 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