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La construction du sujet exclu. Colloque de Padoue des 6-8 février 2013 EFR, LAMOP EXCLUSION ET PERFORMATIVITÉ : GOTTSCHALK ET LA CONFESSIO PROLIXIOR Warren Pezé L’exclusion est un fait social qui repose avant tout sur le discours. La philosophie analytique du langage et la théorie des speech acts, constituant le tournant épistémologique du performative turn, ont mis en évidence le rôle de simples mots dans la genèse d’institutions aussi fondamentales que le mariage, l’État, la justice, etc1. Le fait que de simples mots ne soient pas cantonnés à leur fonction référentielle mais aient également une fonction performative a été d’abord suggéré par John L. Austin, puis développé dans la théorie des actes de langage de John R. Searle, qui a donné au langage toute sa place dans la « construction de la réalité sociale » : « dans les faits institutionnels, le langage n’est pas seulement descriptif mais constitutif de la réalité »2. Ces faits institutionnels sont pourvus d’une 1 Cf. J. L. Austin, Quand dire c’est faire, Gilles Lane trad., Paris, 1970 (première édition : How to do things with words, Oxford, 1962) ; J. R. Searle, Speech Acts. An Essay in the Philosophy of Language, Cambridge, 1969 ; id., « A Classification of Illocutionary Acts », dans Language in Society, 5/1, 1976, p. 1-23 ; id., Sens et expression. Études de théorie des actes du langage, J. Proust trad., Paris, 1979 ; id., Intentionality : An Essay in the Philosophy of Mind, Cambridge, 1983 (la transition entre les performatifs et les institutions se dessine, avec la notion « d’intentionnalité collective ») ; id., La construction de la réalité sociale, C. Tiercellin trad., Paris, 1998 (The Construction of Social Reality, New York, 1995) ; id., Making the Social World. The Structure of Human Civilization, Oxford, 2010. Choix d’introductions à la théorie des actes de langage : J. Proust, « Introduction », dans Sens et expression, op. cit., p. 7-30 ; P. Ricoeur, « Rhétorique, poétique, herméneutique », dans Lectures 2. La contrée des philosophes, Paris, 1999, p. 481-95 ; D. Vanderveken, « Présentation », dans Revue internationale de philosophie, 216, 2001/2, p. 165-72. 2 Le performative turn est une expression inventée par E. Fischer Lichte (« Notwendige Ergänzung des TextModells », dans Frankfuter Rundschau, 23.11.1999, p. 20) pour désigner un renversement de paradigme dans le monde du spectacle, entre une conception référentielle et une conception performative du théâtre. Ce tournant s’est peut-être manifesté davantage dans l’étude des gestes rituels et de leur efficacité sociale que dans celle du langage lui-même, avec notamment les travaux de G. Althoff : voir les bibliographies réunies par J. Martschukat et S. Patzold, « Eine Einführung in Fragestellungen, Konzepte und Literatur », dans Geschichtswissenschaft und « Performative Turn » - Ritual, Inszenierung und Performanz von Mittelalter bis zur Neuzeit, id. éd., Cologne, 2003 (Norm und Struktur 19), p. 1-32 ; et J.-M. Moeglin, « Performative Turn, communication politique et rituels au Moyen-Âge. À propos de deux ouvrages récents », dans Moyen Âge, Revue d’histoire et de philologie, 113/2, 2007, p. 393-406. Symptomatiquement, la notion de performativité, en raison de l’attraction du premier paradigme d’Austin (distinction constatifs/performatifs), a été importée par les sciences sociales sans grands égards pour ses développements ultérieurs en philosophie du langage, et en particulier pour J. R. Searle : hormis son introduction au livre d’Austin, les deux articles précédents ne citent pas Searle, pas davantage que M. Mostaert, A Bibliography of Works on Medieval Communication, Turnhout, 2012 (Utrecht Studies in Medieval Literacy, 2). Dans Aspects of the Performative in Medieval Culture, M. Gragnolati et A. Suerbaum éd., New York, 2010, Searle est cité une fois et Austin, vingt-six fois. J. Culler, dans « Philosophie et littérature : les fortunes du performatif », dans Littérature, 144/4, 2006, p. 81100, ne souffle mot de Searle ; peut-être est-ce lié à la recension sans concession de son livre sur Derrida « ontologie subjective », d’une existence dépendant de l’intentionnalité collective d’être humains qui s’accordent sur un certain nombre de règles3. La mécanique sociale de l’exclusion repose en grande partie sur les actes de langage qui la construisent. On propose ici de déconstruire ces actes de langage par l'analyse d'un texte hors du commun dans l'histoire intellectuelle carolingienne : la Confessio prolixior de Gottschalk d’Orbais. Ce dernier, moine d’origine saxonne, mène une vie de gyrovague et de missionnaire, de la Champagne au Frioul, avant d’être condamné à Mayence en octobre 848 et, en dernier lieu, à Quierzy, en février-avril 849, sous la présidence de Charles le Chauve et Hincmar de Reims4. La doctrine prêchée par Gottschalk est la double prédestination des élus au paradis et des réprouvés à la damnation : la formule est de tradition augustinienne et inspirée d’Isidore de Séville (Sententiae, II, 6, 1)5. La condamnation de Gottschalk est un cas unique dans l’Occident carolingien. D’abord, par sa dureté : le condamné est déchu de la prêtrise, fouetté pour insubordination, conformément à la Règle Bénédictine, excommunié et reclus en ergastule au monastère champenois d’Hautvillers6. Ensuite, par la réaction du condamné : loin de se rétracter, comme un Felix d’Urgel, Gottschalk s’obstine (On Deconstruction : Theory and Criticism after Structuralism, Ithaca, 1983) par J. Searle (« The Word Turned Upside Down », dans The New York Review of Books, 27.10.1983, traduit et publié par J.-P. Cometti, Déconstruction. Le langage dans tous ses états, Paris, 1992) ? Comme l’a montré J. Denis dans « Les nouveaux visages de la performativité », dans Études de communication, 29, 2006, p. 7-24, Austin a reconnu lui-même que son premier paradigme était caduc et a proposé comme second paradigme la notion de « force illocutoire », qui fonde la théorie des actes de langage. Searle a revu la taxinomie d’Austin et tiré toutes les conclusions qu’imposait cet usage autrement plus décisif de la notion de performativité. Cf. « A Classification... », op. cit. note 1, p. 7-11 ; et La construction de la réalité sociale, op. cit. note 1, p. 57-8 : « La distinction primitive entre constatifs et performatifs devait opposer les énonciations qui sont des dire aux énonciations qui sont des faire. Ce que j’appelle déclarations était compris dans la classe des performatifs. Mais le thème principal de l’oeuvre de maturité d’Austin, Quand dire, c’est faire, consiste à montrer que cette distinction ne tient pas [...] Toute énonciation consiste à accomplir un acte illocutoire ou plus ». En histoire littéraire, la performativité est, le plus souvent, mobilisée pour désigner la performance orale et scénique du texte, dans le cas par exemple des troubadours : cette historiographie se rapproche alors du débat entre literacy et orality ; cf. Mostaert, A Bibliography, op. cit. n. 2, p. 9 et 426-9. 3 La construction de la réalité sociale, op. cit. n. 1, p. 20-32. 4 Pour les dernières synthèses en date, voir K. Vielhaber, Gottschalk der Sachse, Bonn, 1956 (Bonner historische Forschungen, 5) ; S. Epperlein, Herrschaft und Volk im karolingischen Imperium. Studien über soziale Konflikte und dogmatisch-politische Kontroversen im fränkischen Reich, Berlin, 1969 (Forschungen zur mittelalterlichen Geschichte, 14) ; J. Devisse, Hincmar archevêque de Reims, 845-882, Genève, 1975 ; D. Ganz, « The Debate on Predestination », dans Charles the Bald. Court and Kingdom, M. Gibson et J. Nelson dir., Aldershot, 1990, p. 283-302 ; K. Zechiel-Eckes, Florus von Lyon als Kirchenpolitiker und Publizist, Stuttgart, 1999 (Quellen und Forschungen zum Recht im Mittelalter, 8) ; M. Gillis, Gottschalk of Orbais : A Study of Power and Spirituality in a Ninth Century Life, Thèse de philosophie de l’université de Virginie, 2009 ; Gottschalk and a medieval predestination controversy : Texts translated from the latin, V. Genke et F. X. Gumerlock trad., Milwaukee, 2010. 5 Au sujet du caractère augustinien de la doctrine de la double prédestination, voir, entre autres synthèses, K. Flasch, « Freiheit des Willens : 850-1150 », dans Die abendlandische Freiheit vom 10. zum 14. Jahrhundert, Sigmaringen, 1991, p. 17-49 ; G. Bonner, Freedom and Necessity. St Augustine’s Teaching on Divine Power and Human Freedom, Washington, 2007 (en particulier p. 80) ; V. H. Drecoll, article « Gratia », dans AugustinusLexikon, III. Figura-Mensura, C. Mayer ed., Bâle, 2010, col. 182-242. 6 Sentence de condamnation conservée en annexe de l’Ad simplices d’Hincmar de Reims, édité en dernier lieu dans MGH Epistolae VIII, p. 23, mais aussi dans une collection canonique rémoise ; cf. MGH Concilia III, p. 198-9 (ms. Berlin, Staatsb., Phillipps 1765, décrit p. 197). La violence de la condamnation de Gottschalk choque Florus de Lyon qui en donne un récit particulièrement noir dans le Liber de tribus epistolis, PL 121, col. 1029-30. dans sa doctrine, et meurt en 868/9 sans communier, malgré le harcèlement qui le pourchasse sur son propre lit de mort7. Le Saxon s’est ainsi redéfini lui-même par l’exclusion qui l'a frappé. Cette originalité retient l’attention. Gottschalk a redessiné son « rôle » social, en fonction de son excommunication, comme celui d'un juste persécuté8. Dès 849, il lance une vaste campagne de communication parmi les moines du bassin parisien. À peine condamné, il consulte plusieurs clercs à la cour au sujet de la vision béatifique9. Il peut compter aussi bien sur de simples moines que sur des clercs plus haut placés, comme l’écolâtre Ratramne de Corbie, l’abbé Loup de Ferrières, le notaire royal Jonas10. Dans le même temps, les tentatives d’Hincmar et d’autres clercs pour le mener à la rétractation échouent11. L’archevêque en est réduit à faire circuler dans sa province une longue admonition contre Gottschalk, l’Ad simplices et reclusos12. C’est pendant cette année 849, décisive, que le reclus d’Hautvillers produit la Confessio prolixior, qui demeure son texte le plus connu13. Dans cette confession, « l’hérétique » subvertit le système qui l’a exclu pour produire à son tour de l’inclusion et de l’exclusion. Une analyse minutieuse peut montrer comment ce texte savamment construit produit des faits sociaux. Introduction au texte La Confession s’ouvre par une invocation à Dieu14. Les pages qui suivent sont une profession de foi où Gottschalk expose la doctrine de la double prédestination, c’est-à-dire des élus au salut et des réprouvés à la damnation15. Cette profession de foi est suivie, conformément à la méthode carolingienne, par une collection patristique qui occupe une petite moitié du texte16. Nous n’en sommes alors qu’à la moitié de la Confession et sa partie théologique est terminée. Gottschalk se propose de redéfinir l’hérésie, qui ne se définit pas pour lui comme l’obstination dans l’erreur, mais comme le fait d’être infidèle à la tradition doctrinale de l’Église17. Il oppose ainsi, à une définition disciplinaire, une définition doctrinale, 7 Le récit de ce harcèlement est donné par Hincmar en apostille au De una et non trina deitate, PL 125, col. 615-8. 8 Au sujet de la notion de « rôle social », par laquelle la socialisation construit l’identité individuelle, voir en dernier lieu J.-C. Kaufmann, Ego, pour une sociologie de l’individu, Paris, 2004, p. 188-200. 9 La première attestation de cette consultation se trouve dans l’Ad simplices, dans MGH Ep. VIII, p. 14 ; il en est aussi question dans le poème Âge quaeso, perge Clio adressé à Ratramne de Corbie par Gottschalk en 849, dans MGH Poetae III, p. 733-7. Hincmar y fait encore référence fugitivement en 860 : PL 125, col. 296-7. Au sujet des retombées du débat, voir A. Ricciardi, L’Epistolario di Lupo di Ferrières, Intelletuali, relazioni culturali e politica nell’età di Carlo il Calvo, Spolète, 2005 (istituzioni e società, 7), p. 188-92. 10 Ratramne est le destinataire de la lettre Âge quaeso (cf. note précédente) et l’auteur d’une réplique à l’Ad simplices et reclusos d’Hincmar mentionée par une lettre de Raban Maur (MGH Ep. V, p. 488) ; Loup, avec « Jonas », sont les destinataires de la consultation sur la vision béatifique (cf. note précédente) ; on reconnaît dans ce Jonas le notaire royal devenu évêque d’Autun en 850 (Recueil des actes de Charles II le Chauve roi de France, III, G. Tessier ed., Paris, 1955, p. 49-54). 11 PL 125, col. 615 ; MGH Ep. VIII, p. 8, n°22 ; p. 9-10, n°28 ; p. 24, n°38-9. 12 Edité complètement dans Gundlach 1889 ; réédition partielle dans MGH Ep. VIII, p. 12-24. 13 Lambot, Oeuvres théologiques..., p. 55-78 (édition critique réalisée à partir d’édition modernes, en l’absence de manuscrit subsistant). 14 Pour la paraphrase de ce texte, on peut se référer au schéma de synthèse, colonne de gauche. 15 Lambot, Oeuvres théologiques..., p. 55-7. 16 Ibid., p. 57-68. 17 Ibid., p. 68-71. citant Grégoire le Grand et Cassiodore18 ; il mobilise aussi le proverbe « ne franchis pas les limites posées par tes Pères » (Pv 22, 28), toujours utilisé pour défendre la primauté de la tradition19. On entre alors dans une cinquième partie : une série de quatre longues prières, pour la conversion de ses détracteurs et pour les élus20. Une fois ces prières achevées, le Saxon déclare que ceux qu’il a redéfinis comme les hérétiques sont dignes de l’anathème. Il s’engage alors dans la sixième partie de la Confession21. Le moine demande que soit réunie une assemblée royale et qu’on le laisse subir une ordalie particulièrement corsée, en le plongeant dans quatre tonneaux remplis d’eau, de poix, de graisse et d’huile bouillantes22. La Confession peut alors s’achever sur une adresse directe au lecteur bienveillant et un avertissement aux hérétiques23. La Confession est, avec la Confessio brevior et de rares fragments, le seul texte connu de Gottschalk jusqu’à la redécouverte de ses opuscules théologiques et grammaticaux en 1930-224 ; exhumée par Jacques Sirmond vers 1629, elle est éditée par James Usher en 1631 puis par Gilbert Mauguin en 1650, alors que le manuscrit de Sirmond était égaré : on est maintenant tributaire des seules éditions25. Le texte a longtemps été considéré comme un indice sûr de la doctrine 18 Moralia in Job, XVI, 44, 56 ; XI, 26, 37 ; In psalmos, CXXXVIII. Cf. ma communication au précédent colloque sur l’exclusion. Au XVIIIe siècle, Jean de Launoy peut encore placer ce proverbe en exergue de sa Veritable tradition de l’Église sur la prédestination et la grâce (Liège, 1702). 20 Lambot, Oeuvres théologiques..., p. 71-4. 21 Ibid., p. 74-6. 22 Ibid., p. 74 : Atque utinam placeret tibi cunctipotentissime pariter ac clementissime domine ut [...] coram undique collecta populorum te timentium multitudine, praesente etiam istius regni principe [simul] cum pontiflcum et sacerdotum monachorumque seu canonicorum uenerabili simul agmine, concederetur mihi, si secus hanc catholicae fidei de praedestinatione tua ueritatem nollent recipere, ut isto quod dicturus sum fauente tua gratia id adprobarem cernentibus cunctis examine, ut uidelicet quatuor doliis uno post unum positis atque feruenti singillatim repletis aqua oleo pingui et pice et ad ultimum accenso copiosissimo igne liceret mihi, inuocato gloriosissimo nomine tuo, ad approbandam hanc fidem meam immo fidem catholicam, in singula introire et ita per singula transire donec, te praeueniente comitante ac subsequente dexteramque praebente ac clementer educente, ualerem sospes exire quatenus in ecclesia tua tandem aliquando catholicae hinc fidei claritas claresceret et falsitas euanesceret fidesque firmaretur et perfidia uitaretur. Cette ordalie a fait l’objet des commentaires récents de F. Bougard aux Semaines de Spolète, « Le feu de la justice et le feu de l’épreuve, IVe-XIIe siècle », dans Il fuoco nell’alto medioevo, Spolète, 2013 (Settimane di studio della fondazione Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 60), p. 389-432 (p. 419-20). 23 Ibid., p. 76-8. 24 G. Morin, « Gottschalk retrouvé », dans Revue bénédictine, 43, 1931, p. 303-12 ; C. Lambot, « Opuscules grammaticaux de Godescalc d’Orbais », dans Revue bénédictine, 44, 1932, p. 120-4. 25 Cf. Lambot, Oeuvres théologiques..., p. xx ; J. Usher, Gotteschalci et praedestinatianae controversiae ab eo motae historia, una cum duplice eiusdem Confessione, nunc primum in lucem edita, Dublin, 1631, p. 213-37 ; G. Mauguin, Veterum auctorum qui IX. saeculo de praedestinatione et gratia scripserunt opera et fragmenta, I, Paris, 1650, p. 9-19. Usher, archevêque anglican d’Armagh et primat d’Irlande, avait mené une véritable chasse aux manuscrits sur le continent ; il a obtenu le manuscrit de la Confessio prolixior du jésuite Jacques Sirmond avant de s’en procurer un nouvel exemplaire venu de Corbie, que dom Lambot n’est pas parvenu à retrouver dans ses papiers (op. cit., p. xxi, n. 2). Cf. The Whole Works of the Most Rev. James Ussher, D. D., Lord Archbishop of Armagh and Primate of All Ireland, C. Richard ed., Erlington, 1847-64, XV, lettres 163, p. 481 (lettre à S. Ward du 15 mars 1629 : « Whereunto I insert two confessions of Gottheschalcus himself, never printed, which I had from Jacobus Sirmondus ») et 179, p. 541 (au même, 10 décembre 1630 : « I have had out of Corbey-Abbey, in France, two confessions written by Gotheschalcus himself, which as yet have not been printed »). Ses liens avec Sirmond sont attestés aussi par la lettre de James Frey du 25 juin 1635 ; cf. The Whole Works..., t. XVI, p. 524-5. 19 de Gottschalk et de son orthodoxie augustinienne26. C’est d’autant plus vraie que sa démarche a été comparée à celles des Confessions, en particulier pour son énonciation : le texte, qui multiplie les prières effusives, est adressé directement à Dieu27. Cette identification à Augustin est à relativiser. Le titre de Confessio prolixior, qui suggère le parallèle avec l’évêque d’Hippone, a été donné par Usher ; Gottschalk lui-même désigne son texte comme fides et confessio28. Au singulier, il s’agit plus d’une profession de foi que d’aveux29. La parenté entre ce style direct, effusif, et les Confessions d’Augustin est indéniable, mais pas exceptionnelle à l’époque carolingienne : on peut penser à la Confessio fidei de Benoît d’Aniane30. Par ailleurs, la Confession de Gottschalk n’a aucune dimension autobiographique, alors que le dessein d’Augustin était d’illustrer l’action irrésistible de la grâce par l’histoire de sa propre vie : en cela, les deux textes sont radicalement différents31. Pierre Courcelle, dans son inventaire de la postérité littéraire des Confessions, en a cité plusieurs usages chez Gottschalk, sans pourtant mentionner la Confessio prolixior32. Si l’on peut écarter, pour rendre compte de celle-ci, l’imitation systématique des Confessions du saint Docteur, on peut au moins retenir son attention à mettre en scène une énonciation directement tournée vers Dieu. C’est dans cette direction que mènent les travaux de Michel Banniard33. Son analyse sur les confessions du haut Moyen Âge a souligné à quel point la visée de la Confessio prolixior était subversive. Le rêve de Gottschalk « était double : désavouer Hincmar, mais surtout et au-delà, faire avouer à la hiérarchie catholique officielle qu’elle était hérétique, et en définitive la faire désavouer par Dieu »34. Pour opérer ce renversement de la notion d’autorité, Gottschalk met en jeu une « totalité » qui s’empare du lecteur, non seulement par des procédés de persuasion, mais par des faits de style : « cliquetis de mots, assonances, allitérations, paronymies »35. Mais l’originalité principale du texte réside toujours, pour M. Banniard, dans l’énonciation : « témoins de ces confessiones, les lecteurs de l’oeuvre et surtout Dieu auquel l’auteur s’adresse en permanence »36. Cette énonciation de 26 A. Freystedt, « Studien zu Gottschalks Leben und Lehre », dans Zeitschrift für Kirchengeschichte, 18, 1898, p. 1-22, 161-82 et 529-45, p. 534 ; ou bien H. Dörries, « Gottschalk, ein christlicher Zeuge der deutschen Frühzeit », dans Wort und Stunde. Aufsätze zur Geschichte der Kirche im Mittelalter, II, Göttingen, 1969, p. 11228, ad pag. 116. 27 Déjà Freystedt, op. cit. n. 26, p. 535 : « La deuxième et plus longue confession est adressée à Dieu, d’après le modèle des Confessions d’Augustin, et adopte un peu se réflexion ». Voir aussi M. Gillis, Gottschalk of Orbais, op. cit. n. 4, p. 242-56. 28 Lambot, Oeuvres théologiques..., p. 77 : quisquis huius fidei et confessionis meae dignaris esse pius lector... 29 Cf. M. Banniard, «Vrais aveux et fausses confessions du IXe au XIe siècle : vers une écriture autobiographique?» dans: L’aveu. Antiquité et Moyen-Âge. Actes de la table ronde organisée par l’Ecole française de Rome avec le concours du CNRS et de l’université de Trieste, J.-C. Maire-Vigueur dir., Rome, 1986 (Collections de l’École française de Rome, 88), p. 215-241 (p. 221-2). 30 Gillis, Gottschalk of Orbais, op. cit. n. 4, p. 247 ; J. leclercq, « Les Munimenta fidei de saint Benoît d’Aniane », dans Studia anselmiana, Rome, 1948 (Analecta Monastica, 1e série, 20), p. 21-74. 31 P. Brown, Augustine of Hippo, A Biography, Berkeley et Los Angeles, 2000 (19671), p. 151-75 ; G. Madec, « Du libre-arbitre à la liberté par la grâce de Dieu », dans Lectures augustiniennes, Paris, 2001 (Collection des Études Augustiniennes, Antiquité, 168), p. 254. 32 P. Courcelle, Les Confessions de saint Augustin dans la tradition littéraire, Paris, 1963, p. 258-9. 33 Banniard, « Vrais aveux... », op. cit. n. 29. 34 Ibid., p. 224. 35 Ibidem. 36 Ibid., p. 216. confession est fondamentalement ambiguë, ce qui pousse l’auteur à se demander : « n’y aurait-il pas eu des manipulations de la notion d’aveu ? [...] Soi, autrui et Dieu s’opposent et se complètent dans un rapport dialectique éventuellement conflictuel, autour du centre de gravité obligé que constitue l’aveu »37. Dieu ou les hommes : toute la question est de savoir à qui est destinée la Confession et, partant, ce qu’elle est vraiment. L’intuition de M. Banniard, qui affirme que la subversion sociale portée par la Confession est portée par une ambiguïté énonciative, doit être approfondie. L’analyse des actes de langage de la Confession doit donc être précédée par un bilan de sa situation d’énonciation. Une énonciation discontinue Comme on le voit sur le schéma en annexe, l’allocutaire de la Confession, c’est-àdire le destinataire, n’est pas désigné par un pronom de la même personne tout au long de la confession : Gottschalk dit tantôt « TU», tantôt « IL » à la même personne. Cette discontinuité énonciative signifie que Gottschalk a mis en place un simulacre énonciatif : l’énonciation ne reflète pas la réalité sociale du discours38. Cette mise en scène, qui a pour fonction de guider la lecture, implique de distinguer en allocutaire implicite, auquel est réellement dédié le texte (c’est-à-dire les moines du bassin parisien), et allocutaire explicite, auquel est adressée « l’énonciation énoncée », le texte seul (c’est-à-dire, d’abord Dieu). Dans le cas d’une énonciation discontinue comme la Confessio prolixior, l’énonciataire implicite (les moines du bassin parisien) devient explicite à la toute fin du texte. Dès les premières lignes, Gottschalk met en branle une énonciation de confession. Il s’exprime à la première personne ; Dieu est tutoyé ; les humains, c’est-à-dire les Pères de l’Église, les élus et les réprouvés, sont relégués à la troisième personne39. Les allocutaires réels du texte sont relégués au rang de spectateurs : c’est l’ambiguïté décrite par M. Banniard. Mais cette ambiguïté est théâtralement rompue en fin de texte. La discontinuité énonciative intervient par étapes successives. Lors de la demande d’ordalie, Gottschalk emploie soudain « NOUS » pour se désigner avec les élus : Je souhaiterais, si tu le veux, Seigneur, qu’on réunisse une assemblée publique : ainsi, une fois établie aux yeux de tous la vérité et détruite de fond en comble l’erreur, nous pourrons te rendre grâce ensemble40... Pour conclure sa Confession, Gottschalk s’adresse au lecteur bienveillant en le tutoyant : 37 Ibid., p. 217. Cf. M. Thut, Le simulacre de l’énonciation. Stratégies persuasives dans Les Chants de Maldoror de Lautréamont, Bern, 1989 (Publications universitaires européennes, XIII. Langue et littérature françaises, 150), p. 11. 39 Lambot, Oeuvres théologiques, p. 55 : Dominator domine deus [Dieu] ; indigent omnes electi tui [élus] ; credo siquidem atque confiteor [Gottschalk] ; p. 56 : diabolo et angelis eius et omnibus quoque reprobis hominibus [réprouvés, diable, anges]. 40 Ibid., p. 74 : Optarem publicum si tibi domine placeret fieri conventum, quatenus adstructa palam veritate et destructa funditus falsitate gratias ageremus communiter tibi... 38 Qui que tu sois qui me lis avec l’amour de la colombe et non la haine du corbeau, je t’en prie avec toute l’humilité qui m’est donnée d’en haut, en présence de la majesté de l’unité trine et de la trinité une, souviens-toi devant Dieu du pécheur Gottschalk, et implore avec simplicité sa clémence très bienveillante, dans un sentiment paternel ou fraternel41... Soudainement, un face-à-face énonciatif s’instaure entre Gottschalk et son lecteur. La barrière entre allocutaires implicite et explicite tombe. Le « JE » et le « TU » sont inclus dans la communauté des élus, à travers le « NOUS ». En revanche, Gottschalk en exclut toujours le lecteur malveillant, auquel il réserve la dernière page de la Confession, pour le menacer de la damnation éternelle, préservant ainsi un certain simulacre énonciatif : Quiconque ose donc penser de telles choses, sans crainte de la vérité et de son jugement, il nie témérairement, contre elle, que les réprouvés ont été prédestinnés au supplice éternel, lui qui ne craint pas d’entendre cette vérité lui dire, au dernier jour, devant tout le monde : « et moi, maintenant, je te renie, car tu m’as renié injustement autrefois !»42... En somme, Gottschalk passe soudain d’une énonciation de confession à une « énonciation élective », dans laquelle les élus forment un « NOUS ». Les réprouvés en sont exclus pour être relégués dans ce que Benvéniste appelle la « non-personne », inutile à l’énonciation43. Voilà donc une première forme d’exclusion, purement oratoire. On peut la comparer à des formes d’exclusion énonciative rencontrées en particulier dans les formules de politesse, lorsqu’en italien (lei) ou en allemand (Sie), l’usage de la troisième personne soustrait une personne de dignité supérieure à un face-à-face énonciatif dégradant (ce que certains codes sociaux, comme le bristol, attestent aussi en français : « X vous remercie de son invitation... ») : il permet, dans d’autres contextes, de marquer le mépris (« on m’a parlé ? »)44. Entre cette exclusion « virtuelle » et la construction sociale de l’exclusion, il y a encore un seuil à franchir. La performativité Comme on l’a vu plus haut, la théorie des speech acts étend la notion de performativité à tous les actes de langage, en réservant la performativité au sens austinien, ce de formules itérables et codifiées, à des énoncés de types déclaratif (« le tribunal vous déclare coupable »), directif (« n’entre pas ! ») ou promissif (« je 41 Ibid., p. 76 : Precor quantumcumque mihi datur divinitus humilitate coram trinae unitatis et unius trinitatis praesentissima maiestate, ut quisquis haec non livore corvino sed amore potius columbino legeris, GOTTESCHALCI peccatoris ante deum memineris et paterno sive fraterno affectu simpliciter implores benignissimam ipsius clementiam... 42 Ibid., p. 78 : Talia igitur et eiusmodi quisquis adhuc damnabiliter praesumit, vel nihil scilicet vel parum metuens veritatem et ipsius iudicium, negat audacter contra eam praedestinatos esse reprobos ad perenne supplicium, ille scilicet qui non timet eandem sibi veritatem in extremo die cunctis audientibus dicere : En ego nunc iure nego te quia tu iniuste quondam negasti me... 43 É. Benveniste, « Structure des relations de personne dans le verbe », dans Problèmes de linguistique générale, Paris, 1966, p. 225-50 (1e éd. : Bulletin de la société de linguistique, 43, 1946/1), p. 228-30. L’auteur montre que la troisième personne est celle de l’absence ; à la différence des deux précédentes, elle est inutile à l’énonciation. 44 Ibid., p. 231. jure de dire la vérité »)45. La notion « d’acte de langage », socle de la performativité, est liée à celle de force « illocutoire », par laquelle le locuteur pourvoit le contenu locutoire de son message d’une intention46. Dans la Confessio prolixior, la discontinuité énonciative est entourée par des actes de langage performatifs (cf. schéma). D’abord, Gottschalk dénonce ses adversaires comme dignes de l’anathème : Je dénonce toute personne que j’entends résister avec orgueil à l’invincible vérité et que je vois enseigner son contraire comme hérétique, ennemi de la foi chrétienne et, pour cela, digne de l’anathème47. Cette phrase est d'une part un directif (anathematizandum : « il faudrait lui jeter l’anathème »), d'autre part un déclaratif (« je déclare cette personne digne de l’anathème). Gottschalk se sait simple prêtre et, même s’il pouvait contester sa propre dégradation, il n’ignore pas que l’anathème est l’apanage des évêques : dans le respect des normes traditionnelles, il ne jette pas l’anathème lui-même. Le deuxième acte est une rupture explicite du débat : « J’estime dorénavant devoir éviter la lutte avec toute personne qui refuse, après avoir lu une fois et compris tout ce texte, de céder et, endurci à la manière de Pharaon, comme un hérétique, dédaigne d’acquiescer à une vérité aussi claire, suivant en cela le conseil, ou plutôt le précepte de l’apôtre Paul (Tit. 3, 10), car quiconque est corrompu à ce point, je vois qu’il est condamné par son propre jugement48. Cet acte-là correspond à un promissif, un acte du type : « je m’engage à X ». Gottschalk déclare éviter maintenant le débat avec quiconque aura lu la Confessio prolixior sans être convaincu. Il énonce rigoureusement les « conditions de félicité » de son engagement en précisant, à la manière d’une clause juridique, qu’une seule lecture suffit à opérer la discrimination et que le texte doit avoir été compris. Le Saxon convoque tout un arrière-plan normatif, avec la citation de Paul sur l’exclusion des hérétiques après deux admonestations (Tit. 3, 10). Le troisième acte est l’appel à une assemblée et à l’ordalie. Un appel est un déclaratif, c’est-à-dire un acte du type « Je déclare que X est dorénavant Y ». Gottschalk le formule de façon indirecte (cité ci-dessus) : « je souhaiterais qu’on réunisse une assemblée, si c’est ce que tu décides mon Dieu »... L’appel n’est pas 45 Searle parle parfois de « performatifs explicites » pour désigner le sens austinien du mot : voir La construction de la réalité sociale, op. cit. n. 1, p. 67. 46 Austin, How to do things with words, op. cit. n. 1, « Lecture VIII », p. 94-107 ; P. Ricoeur (« Rhétorique, poétique, herméneutique », op. cit. n. 1) illustre la triade locutoire/illocutoire/perlocutoire à l’aide d’un exemple. Lorsqu’on demande à table « Y a-t-il du sel ? », l’acte locutoire, littéral, est une question qui appelle une réponse par oui ou non ; la force illocutoire, en revanche, est de chercher à obtenir le sel : l’effet perlocutoire est la réaction du destinataire qui, grâce tout un arrière-plan culturel, comprend l’intention et donne le sel. 47 Lambot, Oeuvres théologiques, p. 73 : Quemcumque prorsus invictissimae veritati contumaciter repugnare audio et ei contraria docere conspicio haereticum et fidei christianae inimicum atque ex hoc omnibus catholicis anathematizandum esse denuntio. 48 Ibid., p. 73-4 : Porro conflictum cuiuslibet eorum, si semel his lectis et intellectis cedere noluerit et instar Pharaonis induratus haeretico videlicet more tam manifestae veritati adquiescere contempserit, secundum consilium vel potius praeceptum Pauli Apostoli [Ti 3, 10] iam mihi vitandum censeo, quia qui huiusmodi est subversum et proprio iudicio condemnatum esse video. adressé à son destinataire réel, le roi, seul capable de convoquer une assemblée, mais à Dieu seul. La notion d’appel a ici son importance : Gottschalk a tout fait pour faire casser le jugement de Quierzy. Il destine un texte « aux évêques qui ont assisté à sa condamnation », comme en témoigne Amolon de Lyon : il sait, en effet, que seul un concile peut défaire ce qu’un autre concile a fait49. Gottschalk, écrit l’archevêque, a aussi fait des pieds et des mains pour le contacter : nul doute que ce soit, ici encore, dans l’intention de faire casser, par un nouveau concile, le jugement de Mayence50. Dans un contexte où les Fausses décrétales en normalisent l’usage, Gottschalk adresse enfin à Nicolas Ier un appel, comme son ancien ordinaire Rothade de Soissons, par l’intermédiaire du moine Guntbert qui fuit pour Rome en 86851. C’est dans cette perspective à long terme qu’il faut resituer l’appel de la Confessio prolixior. Dans le contexte de cette salve de performatifs, on peut mieux interpréter la discontinuité énonciative. Gottschalk s’engage à ne plus débattre avec les lecteurs, dignes d’anathème, qui n’ont pas été convaincus par la Confessio prolixior. Ce sont là des actes de langage qui ont un impact direct sur la réalité sociale. À la lecture de ces lignes, dans l’obscurité du cloître, il se produit réellement quelque chose de l’ordre de l’élection et de l’exclusion. La discontinuité énonciative est le premier résultat de ces « actes de langage » : ils actent tacitement, dans l’énonciation, le tri qui vient de se faire entre élus et réprouvés. Gottschalk a conçu la Confessio prolixior non pas comme un corpus d’informations (« je crois X, Y, Z... »), mais comme une machine à inclure et exclure. La performativité écrite La performativité de la Confession pose un problème propre aux textes : on peut se demander si elle se produit lorsque Gottschalk écrit le texte ou lorsque les moines le lisent et le relisent. Alors que l’acte de langage oral est univoque et confronte immédiatement le locuteur à l’allocutaire, l’acte de langage écrit a recours à toutes sortes de médias. La Confession se caractérise donc par une forme de « performativité écrite », notion étudiée en particulier par Béatrice Fraenkel52. La performativité, en effet, ne fonctionne pas de la même manière à l’écrit et à l’oral. À l’écrit, il s’agit, comme l’avait déjà esquissé Austin, d’une performativité située53. Prenons l’exemple du panneau « défense de stationner » : pour que la défense de stationner existe, il ne suffit pas que la « défense de stationner » soit inscrite dans la loi, il faut que le panneau soit placé là où la défense de stationner s’applique. Ensuite, la performativité écrite est détachée. Contrairement à l’oral, où l’énonciation fait la performativité, à l’écrit, écriture et lecture n’ont pas lieu au 49 MGH Ep. V, p. 370 : Nunc quoque accepimus et alia scripta tua non parva, quae ad episcopos vel contra episcopos, qui in concilio dampnationis tuae affuerunt, scripsisse vel protulisse videris. 50 Ibid., p. 369 : Audiens sane et agnoscens quae in scriptis tuis misisti et per quendam fratrem nostrum mihi innotescenda vehementissime flagitasti... 51 MGH Ep. VIII, p. 194-201. 52 Cf. B. Fraenkel, « Actes écrits, actes oraux : la performativité à l’épreuve de l’écriture », dans Études de communication, 29, 2006, p. 69-93. 53 How to do things with words, op. cit. n. 1, p. 62. même moment. La performativité du document est actualisée par l’acte unique que constitue la lecture. On peut relever, dans la Confession, quatre indices de performativité écrite. Premièrement, les conditions de félicité du promissif vu ci-dessus. Gottschalk s’engage à rompre le débat avec toute personne qui sera réticente à ses thèses, « après avoir lu et compris tout cela une fois ». Ce dernier terme montre que la lecture de la confessio prolixior est un acte singulier, irréversible. La deuxième lecture, vidée de sa performativité, n’a pas le même statut : elle n’agit plus. Deuxièmement : l’inscription de la Confession dans une temporalité. Cette dernière est rendue sensible par les déictiques, c’est-à-dire les termes qui, comme « TU », « ICI », « MAINTENANT », embrayent le message sur une situation (d’où le nom d’embrayeur, shifter en anglais, introduit par Jakobson) qui, seule, leur donnent un sens concret54. Par exemple, « MAINTENANT » n’a de sens précis dans cet article que pour le lecteur qui a lu plus haut que le colloque a eu lieu du 6 au 8 février 2014. À bien observer ces embrayeurs, la lecture de la Confession est un acte unique, inscrit dans une temporalité efficace et irréversible. Nous l’avons déjà vu, Gottschalk écrit, en admonestant ses lecteurs : « Quiconque fait encore preuve d’orgueil... J’estime qu’il me faut dorénavant les éviter »55. Le terme « dorénavant » révèle une transformation, un changement : quelque chose s’est passé pendant le discours. Il y a là une temporalité qui renvoie à l’acte de lecture : elle évoque cette efficacité « à usage unique » qui est la caractéristique de la performativité écrite, et qu’incarne en particulier une formule juridique comme « par la présente ». Troisièmement : une anecdote, qui mérite d’être rapportée. Pour clore son texte, Gottschalk s’adresse à la troisième personne aux réprouvés : Si qui que ce soit s’énerve contre ce que je dis, il montrera que je parlais de lui, comme l’assure un autre auteur56. Cet auteur énigmatique est Sulpice Sévère, avec la conclusion de sa Vita Martini, où l’on trouve une astucieuse saillie contre les détracteurs de saint Martin : « s’il se fâche, il avouera ainsi que ces paroles le concernent personnellement, alors qu’il se pourrait que nous ayons songé à d’autres »57. L’énoncé peut être considéré comme 54 R. Jakobson, « Les embrayeurs, les catégories verbales et le verbe russe », dans Essais de linguistique générale, Paris, 1963 (traduction de Shifters, verbal categories and the Russian verb, Russian Language Project, Department of Slavic Languages and Literatures, Harvard U., 1957), p. 176-97. Jakobson distingue quatre types de structures caractérisées par le rapport entre le message (en somme, le signifié) et le code (le signifiant) ; les embrayeurs se définissent par une structure code/message, où seul le reste du message rend le code intelligible. 55 Lambot, Oeuvres théologiques, p. 76 et 78. 56 Lambot, Oeuvres théologiques, p. 77 : Si quis vero mihi haec loquenti iratus fuerit, de se dictum fatebitur, ut alius auctor asserit (Vita Martini, 27, 4). 57 Sulpice Sévère, Vie de Saint Martin, I, J. Fontaine éd., Paris, 1967 (Sources Chrétiennes 133), 27, 3-4, p. 34-7 : Atque, o nefas dolendum et ingemiscendum, non alii fere insectatores eius, licet pauci admodum, non alii tamen quam episcopi ferebantur. Nec vero quemquam nominari necesse est, licet nosmetipsos plerique circumlatrent. Sufficiet ut, si qui ex his haec legerit et agnoverit, erubescat. Nam si irascitur, de se dictum fatebitur, cum fortasse nos de aliis senserimus. Traduction : « Et même – douloureux et lamentable sacrilège – on rapportait que ses persécuteurs étaient sans doute fort peu nombreux, mais que, pour la plupart, c’étaient des évêques. En vérité, il n’est pas déclaratif, sous la forme : « je déclare que personne qui s’énerve à cette lecture réprouvée ». La lecture du texte est le lieu d’une vérification bien réelle : c’est à l’épreuve du texte, une fois de plus, que se révèle la réprobation ou l’élection du lecteur. Quatrièmement, la signature. En s’adressant au lecteur bienveillant, Gottschalk l’invite à prier pour lui (cf. supra). À cette occasion, il se nomme lui-même, ce qui est rare dans les textes carolingiens : « souviens-toi de GOTTSCHALK ». Cette revendication du nom n’est pas due au hasard. D’abord, parce que l’exclusion est un processus de désignation. Aux premières heures de la répression, en 840-8, dès que Gottschalk est identifié, il est seul nommé, éclipsant le groupe de moines qui l’entoure58. Dans un second temps, les partisans de l’augustinisme s’efforcent de faire disparaître de leurs écrits ce nom qui compromet leur cause : il n’est cité ni par Loup, ni par Ratramne ; Prudence ne le cite que pour en désavouer l’usage par Jean Scot59 ; Florus ne parle jamais de lui que par antonomase (« ce misérable moine »), même dans sa correspondance60. Jean Scot ou Hincmar, en revanche, montent en épingle le nom de Gottschalk, en particulier ce dernier qui entreprend, en 860, d’en faire le « chef de secte » de tous les partisans de la double prédestination pour mieux jeter l’opprobre sur eux61. Au milieu de cette « guerre des noms », Gottschalk n’hésite pas à s’inscrire, par son patronyme, dans la geste providentielle des témoins de la vérité. Mais il y a plus prosaïque : à l’écrit, on ne sait pas immédiatement qui parle, d’où l’importance de la signature, pour authentifier le discours. En définitive, la Confessio prolixior a une performativité qui surpasse les textes doctrinaux ordinaires de l’époque carolingienne. Cette performativité est liée non seulement à une énonciation discontinue et à plusieurs actes de langage explicitement performatifs, mais à performative écrite qui donne à la lecture une efficacité unique et irrésistible. Elle inclut et exclut mécaniquement les lecteurs parmi les élus et les réprouvés. Cela étant, l’étude n’est pas complète : il ne suffit pas d’énoncer une proposition de type déclaratif pour obtenir un performatif. Mettons que je l’on se tourne vers son voisin pour lui dire : « je t’excommunie » ; nécessaire de donner des noms, encore que la plupart d’entre eux nous cernent aussi de leurs abois. Il suffira que, si l’un d’entre eux lit ces lignes et en reconnaît la vérité, il rougisse de honte. Car s’il se fâche, il avouera ainsi que ces paroles le concernent personnellement, alors qu’il se pourrait que nous ayons songé à d’autres ». 58 MGH Ep. V, p. 481 : Constat quemdam sciolum nomine Gotescalcum apud vos manere... MGH SS I, p. 365 (Annales de Fulda) : Gotescalcus quoque, quidam presbiter... p. 439 (Annales de Saint-Bertin) : Godescalcus Gallus quidam... 59 PL 115, col. 1011 : Blasphemias tuas, Johannes [...] percurso tuae perversitatis libro, quem sub nomine cuiusdam Gotteschalchi adversus omnes catholicos effudisti... col. 1021 : Ponis sententiam Gottescalchi, qua affirmare conetur necessitate praedestinationis tam bonos ad bona quam malos ad mala inevitabiliter impelli. Hoc utrum vel quare dixerit ipse viderit... 60 PL 119, col. 124 (Adversus Johannem Scottum) : vocans eam gotteschalcanam a quodam videlicet miserrimo et infelicissimo monacho... PL 125, col. 59 (Sermo Flori) : adversus linguam nequam illis vanissimi et miserrimi hominis... PL 121, col. 987 (Liber de tribus epistolis) : qui miserabilis illius monachi et actum describit... PL 121, col. 1085 (Liber de tenenda immobiliter scripturae veritate) : ad comprimendam et retundendam cuiusdam garruli et inquieti hominis loquacitatem... Voir enfin A. Wilmart, « Une lettre sans adresse écrite vers le milieu du IXe siècle », dans Revue Bénédictine, 43, 1930, p. 149-62. Le Sermo Flori a été récemment réédité et traduit par J.-P. Bouhot, « Le Sermo Flori sur la prédestination », dans Revue bénédictine, 119, 2009, p. 371-402. 61 PL 125, col. 85, 89, 125, 165, 211, 275, 289... l’énoncé est invalide, parce qu’il existe un certain nombre de conditions qu’il ne satisfait pas. Un performatif dépend de ce que Rawls, puis Searle, ont appelé des règles constitutives, c’est-à-dire des règles qui créent le champ dans lequel elles s’appliquent62. Pour que la Confessio prolixior ait un quelconque effet sur la réalité, il importe qu’elle s’inscrive dans un cadre normatif. Le contexte normatif de la Confessio prolixior La Confession énonce elle-même un maximum de règles constitutives, comme le montre sa construction. Tout ce qui précède les performatifs cités ci-dessus a, entre autre, pour fonction de leur donner un cadre normatif : D’abord, le simulacre énonciatif initial. Gottschalk tutoie Dieu pour montrer qu’il entretient avec la source de toute autorité une relation directe, sans médiation de l’épiscopat. C’est cette immédiateté qui lui permet de ne pas céder à son excommunication et de mourir, vingt ans plus tard, sans avoir communié. Cette année-là, en 849, Gottschalk est tombé malade et a voulu communier ; après délibération, Hincmar lui refusa la communion63. Cet épisode difficile a certainement contribué à forger la redéfinition de son identité par rapport à l’exclusion. Deuxièmement, la démonstration dogmatique. Le long exposé sur la double prédestination est calculé. Gottschalk en a éliminé tous les traits de sa doctrine qui n’étaient pas fermement attestés dans la littérature patristique. On n’y trouve aucun des termes suivants (composés compris) : « rédemption », « crucifixion », « pain », « sacrifice », « sacrement », « mystère », « baptême », « libre-arbitre ». Gottschalk avait pourtant consacré plusieurs textes antérieurs à ces chapitres de sotériologie ; sur ces points, il est vivement attaqué aussi64. La prédestination représente un grief moins important : dans sa lettre au reclus, Amolon n’y consacre que son quatrième point, après la volonté de salut universel, les sacrements et le corps ecclésial du Christ65. Gottschalk a donc choisi d’évincer ses thèses les plus controversées pour se concentrer sur le terrain le plus solide, la double prédestination augustinienne : « prédestination », avec ses composés, apparaît soixante-douze fois. L’exposé dogmatique n’a pas seulement une visée informative : il vise un double but. D’une part, asseoir la légitimité doctrinale du moine reclus, en montrant qu’il est orthodoxe. D’autre part, exposer la théorie de l’élection et de la réprobation qu’il met en pratique, quelques pages plus tard, pour déclarer que ses lecteurs sont dorénavant élus ou réprouvés. 62 J. Rawls, « Two Concepts of Rules », dans The Philosophical Review, 64, 1955, p. 3-32 ; J. R. Searle, La construction de la réalité sociale, op. cit. n. 1, p. 45-9. 63 Hincmar consulte d’abord Prudence (MGH Ep. VIII, p. 24, n°38), puis Raban Maur (MGH Ep. V, p. 489), lequel répond que Gottschalk doit se rétracter avant de communier. Le récit de sa mort par Hincmar montre qu’il a refusé de communier per auctoritatem (PL 125, col. 618). 64 Voir les extraits de son libellum à Raban Maur, dans Lambot, Oeuvres théologiques, p. 40-1 ; pour la critique de ces thèses sur la rédemption, voir en particulier la lettre à Gottschalk d’Amolon de Lyon, MGH Ep. V, p. 371. 65 MGH Ep. V, p. 371-2. Troisièmement, la redéfinition de l’hérésie. Pour le clergé carolingien, la définition de l’hérésie est avant tout institutionnelle. Comme l’écrit Florus de Lyon : Celui qui ne tempère pas ce qu’il pense dans la paix et la tranquillité, mais se montre toujours prêt aux disputes, aux dissensions, et aux scandales, même si son opinion n’est pas hérétique, son esprit est certainement hérétique66. Gottschalk, en revanche, produit des citations des Pères qui définissent l’hérésie comme une erreur. Elle devient une affaire purement intellectuelle. Lui qui vient de montrer qu’il était orthodoxe peut rejeter sur ses adversaires l’accusation d’hérésie. Enfin, le Saxon ne se pose pas seulement comme un commentateur mais intègre le conflit dans une ecclésiologie émancipée, où les institutions ne contrôlent plus la grâce et le salut. Lui-même se présente comme un membre de la communauté des élus, quasiment un martyr. C’est ce que montrent les prières effusives qu’il répand tout au long du texte67 ; c’est aussi ce que montre la citation de Martin de Tours où il s’assimile au patron de la monarchie franque68. C’est enfin ce que montre sa demande d’ordalie si particulière, où, comme l’a montré François Bougard, le saxon s’inspire du martyre de Jean l’Évangéliste et de la vision de Fursy69. Gottschalk s’inscrit donc, et avec lui son texte, dans une geste providentielle. John R. Searle a montré que les actes illocutoires ont, pour condition de félicité, une clause de sincérité implicite : ainsi, on ne peut pas dire « je m’engage à être fidèle mais n’en ai pas l’intention » sans contradiction formelle70. Dans cette mesure, demande d’ordalie, en ce qu’elle révèle l’intensité de l’engagement de Gottschalk, s’apparente à une condition de sincérité : on s’explique alors mieux sa faiblesse formelle, c’est-à-dire le fait qu’elle soit adressée à Dieu et non aux destinataires institutionnels (roi, évêques), sous forme optative (« je souhaiterais »). Il ne pouvait ignorer que sa demande serait sans doute rejetée71. Voilà donc la redéfinition des règles constitutives qui permettent à Gottschalk de produire un document performatif, produisant de l’exclusion et de l’inclusion : le moine saxon se pose comme un témoin, directement lié à Dieu par son orthodoxie et qui peut, de lui-même, distinguer le vrai du faux, l’élu du réprouvé. Il substitue d’abord, à une autorité traditionnelle, une autorité rationnelle : sa compétence de théologien, rompu à la tradition patristique, bien au-delà de ce 66 PL 121, col. 1117 : Nam qui non tranquille et pacifice moderatur quod sentit sed statim paratus est ad contentiones, dissensiones et scandala, etiamsi non habeat haereticum sensum, certissime habet haereticum animum. 67 Lambot, Oeuvres théologiques, p. 77 : [...] ut potius incomparabiliter optem propter nomen domini dei nostri et amorem veritatis universa praesentialiter adversa perpeti persecutionibus illorum quam vel ad momentum titubando deviare quod absit a dilectione vel confessione veritatis vel a praescripta fide catholicorum... 68 Ibid., p. 77. 69 « Le feu de la justice », op. cit. n. 22, p. 419-20. 70 La construction de la réalité sociale, op. cit. n. 1, p. 42-3. La clause de sincérité est indispensable à des actes comme la promesse ou l’expression de sentiments (« je m’excuse », « je vous félicite ») ; elle n’est en revanche pas indispensable à des actes déclaratifs. 71 Raban rejette la demande d’ordalie comme une preuve d’orgueil (MGH Ep. V, p. 498) ; Hincmar la compare à l’une des trois tentations diaboliques du Christ au désert (PL 125, col. 495). dont était capable Hincmar en 84972. Cette redéfinition des normes n’est pas autoréférentielle : l’arrière-plan normatif du texte se fond dans l’Écriture et la patristique. En excluant de sa réflexion toute référence à la rédemption, Gottschalk subvertit l’ordre carolingien en éliminant la médiation de l’Église qui s’opère par les sacrements73. La réception Il n’a été question, jusqu’ici, que du texte et non de ses lecteurs eux-mêmes : or, pour que les performatifs soient efficaces, leur réception doit être adéquate. Si les règles posées par Gottschalk font consensus et qu’il convainc ses lecteurs, alors l’exclusion et l’inclusion qu’il met en oeuvre sont réellement efficaces : elles sont pourvues d’une ontologie subjective, à l'instar du tournevis (pour reprendre l’exemple de Searle) qui ne se distingue d’un simple amas de cellulose et de métal qu'en vertu d'une intentionnalité collective74. L’impact sur le lecteur est l’élément décisif. Dans la théorie des actes de langage, il fait intervenir deux notions : l’effet perlocutoire et la direction d’usage (direction of fit). L’effet perlocutoire désigne en linguistique la réaction psychologique du destinataire du message75. Le sens d’usage désigne le rapport entre le monde et les mots, qui est « du mot au monde » (word-to-world) quand l’acte de langage est dominé par la fonction référentielle et « du monde au mot » (world-to-word) quand, par exemple, on donne un ordre76. On peut alors schématiser l’effet perlocutoire de la Confessio prolixior, et en particulier de son acte central d’exclusion (« je déclare toute personne non-convaincue maintenant réprouvée ») : Mots-au-monde : Nature de l’adhésion : conviction 1 Monde-aux-mots : persuasion Conséquence de l’adhésion : élection/réprobation élection/réprobation 2 Ce schéma décrit une certaine forme de rétroactivité de la Confessio prolixior. D’après le contenu propositionnel (flèche 1), les lecteurs convaincus par Gottschalk sont élus ; ceux qui ne le sont pas sont réprouvés. Il va de soi que 72 Dans l’Ad simplices, Hincmar se fonde essentiellement sur deux apocryphes, l’Hypomnesticon et le De induratione cordis pharaonis – qui est sans doute un traité de Pélage lui-même : cf. J. E. Chisholm The pseudoaugustinian Hypomnesticon against the Pelagians and Celestians, Fribourg, 1967-80 (Paradosis, 20-21) ; G. de Plinval, Essai sur le style et la langue de Pélage, suivi du traité inédit De induratione cordis Pharaonis, Fribourg, 1947. 73 Hincmar a bien vu ce trait et s’y oppose particulièrement dans son dernier traité De praedestinatione, c. 35 (PL 125, col. 369-81). 74 La construction de la réalité sociale, op. cit., n. 1, p. 20-7. 75 Austin, How to do things with words, op. cit. n. 1, p. 101 ; Searle, « A Classification... », op. cit. n. 1, p. 1-6 ; La construction de la réalité sociale, op. cit. n. 1, p. 41 ; Vanderveken, « Présentation », op. cit. n. 1, p. 165 ; Martschukat et Patzold, « Eine Einführung... », op. cit. n. 1, p. 4 ; Denis, « Les nouveaux visages... », op. cit. n. 1, p. 7-8. 76 Searle, « A Classification... », op. cit. n. 1, 5/1, 1976, p. 3 ; id., Intentionnalité : essai de philosophie des états mentaux, Paris, 1983 (passim) ; La construction de la réalité sociale, op. cit. n. 1, p. 42. Gottschalk n’a pas écrit cela pour informer seulement son lecteur qu’il était dorénavant élu ou réprouvé (direction « mot-au-monde »). Gottschalk recherche un impact psychologique. Faire craindre à un lecteur indécis qu’il est peut-être réprouvé doit le pousser à se persuader de la véracité des thèses du Saxon, pour être élu (flèche 2, direction « monde-au-mot »). Si l’on remploie la distinction rhétorique classique entre conviction et persuasion77, où la conviction est l’adhésion remportée par des arguments rationnels, et la persuasion est remportée par des faits de style et des leviers psychologiques, alors on s’aperçoit que Gottschalk met en place un mécanisme rétroactif. Explicitement, l’exclusion et l’inclusion sont censées être la conséquence de l’adhésion ; implicitement, par un levier psychologique, elles en sont la cause. Les adversaires de Gottschalk ont vite compris combien le discours du condamné était subversif. Dans sa lettre au reclus, Amolon de Lyon – qui a eu à sa disposition plusieurs textes de Gottschalk78 – l’adjure de cesser de se fier à sa seule opinion et de s’en remettre à l’autorité hiérarchique79 ; il lui reproche d’insulter et maudire les prêtres et les évêques80 ; mais ce qui l’effare le plus, c’est que Gottschalk n’en ait que faire d’être excommunié, de rester « inutile comme une branche morte qu’on va jeter au feu », et d’être totalement isolé : « tu n’as pas honte d’être attaqué et réfuté de toute part, par tout le monde, dans la foule de tes erreurs et de tes mensonges »81. Amolon a même remarqué que Gottschalk, dans l’Ad episcopos, suivait une tactique semblable à celle de la Confessio prolixior, en traitant « d’une seule question, c’est-à-dire la prédestination divine », au détriment des questions sacramentelles, essentielles pour l’archevêque82. Dans l’Ad simplices, Hincmar décrit plusieurs textes de Gottschalk, aujourd’hui perdus : il remarque que le Saxon s’adresse non à ses destinataires, mais directement à Dieu, « comme s’il priait »83. Amolon relève le même trait : Gottschalk écrit à Dieu directement et ne lui demande pas de l’éclairer davantage. La coutume veut pourtant, poursuit Amolon, qu’on demande à son destinataire de 77 M. Pougeoise, Dictionnaire de rhétorique, Paris, 2001, p. 88-9 et 193-4. MGH Ep. V, p. 369-70 : Audiens sane et agnoscens quae in scriptis tuis misisti et per quendam fratrem nostrum mihi innotescenda vehementissime flagitasti (...) Deinde perlata est etiam ad nos studio aecclesiasticorum virorum quaedam scriptura tua, in qua apertissimae et prolixo sermone atque, ut tibi visum est, etiam testimoniis scripturarum sive sanctorum patrum, quid sentires sive doceres, multipliciter exsecutus es. Nunc quoque accepimus et alia scripta tua non parva, quae ad episcopos vel contra episcopos, qui in concilio dampnationis tuae affuerunt, scripsisse vel protulisse videris. In quibus quanta potuisti intentione, de una tantum questione, id est de praedestinatione divina, quid teneas diligenter explicare curasti. On trouve ici la description de deux écrits : l’Ad episcopos, adressé aux évêques de Quierzy ; et un autre document ; mais aucun des deux ne correspond à un texte subsistant, quoique le second, comme on le voit, soit d’un style proche de la Confessio prolixior. 79 Ibid., p. 370 : Itaque et tu, et si bonus et utilis et pacificus aeclesiae filius esse desideras, noli te sensui tuo committere, sed maiorum iudiciis adque sententiae, immo divinis et aecclesiasticis auctoritatibus facile cede... 80 Ibid., p. 377 : Septimo loco duo prorsus gravia mala in tuis nobis moribus plurimum displicuerunt. Unum quod sacerdotes Dei et rectores aecclesiarum tantis iniuriis et convitiis et maledictis laceras, tanto dispectu et contumacia conculcas... 81 Ibidem : Nec erubescis, quod in tot erroribus et mendaciis ab omnibus ubique deprehenderis et confutaris. Nec doles, quod ecce tot annis a corpore aecclesiae iustae severitatis dampnatione precisus atque omni bonorum contubernio ac solatio defraudatus remansisti velut stirps inutilis et palmes aridus igni destinatus. 82 MGH Ep. V, p. 370 : In quibus quanta potuisti intentione, de una tantum questione, id est de praedestinatione divina, quid teneas diligenter explicare curasti. Les premières critiques d’Amolon vont en effet en priorité à des questions de sotériologie et de sacrement : cf. p. 371-2. 83 MGH Ep. VIII, p. 14 : [...] quasi sub obtentu orationis et gratiarum actione dictans... 78 nous corriger ainsi : « je te prie, cher homme ou cher frère, si je fais quelque erreur dans mes écrits, aide ma faiblesse, instruis mon ignorance, tu éprouveras ainsi mon obéissance, car je serai prêt à accueillir volontiers tout ce que la vérité daignera me montrer »84. Au contraire, Amolon peut dire à Gottschalk : Mais toi, tu te fies à ton jugement et te fais une gloire de contempler la vérité droit dans les yeux, au point que, dans tes écrits, tu ne supplies même plus Dieu lui-même de te révéler ce qui serait meilleur85. On ne peut se contenter d’attribuer ce trait de style de Gottschalk au fanatisme : dans les Responsa de diversis, il se montre capable de soumettre toute une série de propositions à la censure d’un dignitaire anonyme, dans des termes qui obéissent parfaitement aux règles sociales de son temps86. Mirella Ferrari a récemment rappelé que le champ littéraire, à l’époque carolingienne, est encastré dans le champ du pouvoir et obéit à ses règles : dédicacer l’oeuvre à un destinataire illustre, la faire circuler dans son réseau d’obligés, la soumettre à la censure des spécialistes autorisés87. Gottschalk court-circuite ce système littéraire socialement hiérarchisé et s’adresse directement aux simples clercs, lui qui avait été le proche d’Ebbon de Reims et d’Evrard de Frioul : sa stratégie de communication est placée sous le signe de l’émancipation et de l’affranchissement. Ses adversaires l’ont compris, en particulier Hincmar, qui avertit ses clercs : Si des exemplaires en parviennent entre vos mains, fils de la mère catholique, rejetezles, repoussez-les, conspuez-les, ôtez-les de vos yeux, de votre esprit, de vos aureilles, de vos mains, et même de votre demeure, et pas seulement de votre présence et de votre groupe88... L’agitation qui caractérise la province de Reims jusqu’à ce qu’en 868, alors qu’on croirait tout achevé, le moine Guntbert trouve la ressource de fuir pour Rome afin de porter à Nicolas Ier l’appel de Gottschalk, peut se comprendre comme une conséquence de cette stratégie de communication émancipatrice et, en particulier, de ces performatifs : pour les clercs convaincus par Gottschalk, ils étaient 84 MGH Ep. V, p. 377 : Alterum vero malum est in moribus tuis, quod in omnibus quae dicis et sentis, sicut scriptura tua declarat, nullum omnino hominum more bonorum pie et humiliter deprecaris, nullius te sensui et auctoritati summittis, nec dicis quod sepe solet et debet pietas dicere : « obsecro, bone vir aut bone frater, si in his quae dico aliquatenus erro, ferto infirmitatem meam, instruito ignorantiam meam, et probabis oboedientiam meam, quia paratus ero libenter suscipere quicquid veritas dignabitur declarare ». 85 Ibidem : Sed ita te sensui tuo credis et in ipsa veritate speculari et contemplari gloriaris, ut in scriptis tuis nec Deo ipsi subplices, ut tibi quod melius est revelet. 86 Lambot, Oeuvres théologiques, p. 132 : Quaeso ergo humiliter deposco suppliciter obsecro ardenter, fomitem ingenioli mei succendite clementer, et de istis et de omnibus quae recolere potestis memoria laudabili in quibus nos errare aut usu aut ignorantia attenditis, me instruite diligenter ac docete fideliter... 87 M. Ferrari, « Potere, pubblico e scrittura nella comunicazione letteraria dell’alto medioevo », dans Comunicare e significare nell’alto medioevo, Spolète, 2005 (Settimane di studio della fondazione centro italiano di studi sull’alto medioevo, 52), p. 575-604. Les réflexions de M. Ferrari s’inspirent de celles de P. Bourdieu sur la genèse d’un champ littéraire autonome au XIXe siècle : « Le marché des biens symboliques », dans L’année sociologique, 22, 1971, p. 49-126. 88 MGH Ep. VIII, p. 14 : Quorum exemplaria si, catholicae matris filii, in manus vestras pervenerint, reicite, repellite, conspuite et ab oculis et sensu, auribus quoque et manibus vestris, immo et ab habitatione vestra, non modo a praesentia et cohaesione vestra propellite... réellement des élus et leurs adversaires, au sein même du cloître, étaient réellement des réprouvés avec qui la lutte était inéluctable89. Conclusion Le simulacre énonciatif est un phénomène bien connu du haut Moyen Âge : que l'on songe à la prosopopée de saint Pierre dans le codex carolinus, ou bien à l'Homelia paschalis de Liudprand de Crémone qui met en scène la même rupture du débat que la Confessio prolixior90. Mais cette dernière pousse le simulacre énonciatif plus loin en le transformant en gage de l'élection du lecteur. L’exclusion et l’inclusion mises en scène dans le texte sont réelles pour tous ceux qui sont convaincu par son contenu et agissent en conséquence. Il est vraisemblable que les moines qui l’ont eue dans les mains ont pu, à sa lecture, estimer qu’ils avaient acté leur élection et que les lecteurs non convaincus étaient des réprouvés. En ce sens, elle nous donne l’exemple unique d’un texte qui, de lui-même, produit exclusion et inclusion. Ce système mis en place par Gottschalk existe, comme la hiérarchie épiscopale, à travers des performatifs. Il ne faut pas négliger les limites de la subversion proposée par Gottschalk : ce dernier n’est pas un préréformateur, projetant de renverser l’Église comme institution. Il fait au contraire appel, comme on l’a vu, à tous les recours juridiques possibles. À en juger, enfin, par l’activité d’Hincmar, qui, jusqu’à la fin des années 870 sermonne les clercs de Reims pour leur faire oublier la doctrine de la double prédestination91, cette contre-attaque de Gottschalk a été efficace. 89 Sur l’évasion de Guntbert, voir MGH Ep. VIII, p. 194-201. Sur le climat disciplinaire de la province de Reims, voir De una et non trina deitate, PL 125, col. 502-9, et les réflexions de J. Devisse, Hincmar archevêque de Reims, op. cit. n. 4, p. 125 et p. 168, note 286. 90 Sur la prosopopée de saint Pierre, voir F. Bougard, « La prosopopée au service de la politique pontificale : saint Pierre parle aux Francs », dans Configuration du texte en histoire, Nagoya, 2012, p. 109-22. L'homélie de Liudprand est éditée dans Liudprandi Cremonensis opera omnia, P. Chiesa ed., Turnhout, 1998 (Corpus christianorum continuatio mediaevalis, 156), p. 151-65. Dans cette dernière, le destinataire explicite est l'assemblée chrétienne (fratres dilectissimi, p. 153), mais Liudprand instaure rapidement un simulacre énonciatif en s'adressant aux Juifs incrédules (p. 153, 155, 156, 158...) avant de rompre brutalement le débat avec eux : quoniam cordi tuo velamen inpositum video, et litteras inscius quemadmodum Urias signatas, quibus occidaris, hco est legem quam non intellegis, portare conspicio, nil tecum amplius litigare contendo, sed margaritam, hoc est dignam de Deo doctrinam, credenti et non litiganti populo repraesento (p. 162). Je remercie vivement François Bougard d'avoir attiré mon attention sur ce texte. 91 Hincmar insère dans la Vita Remigii un long passage sur la prédestination, fortement inspiré par les thématiques de la controverse : voir MGH SS rer. merov. III, p. 280-5 ; M.-C. Isaia, rémi de Reims, mémoire d’un saint, histoire d’une Église, Paris 2010 (Histoire religieuse de la France, 35), p. 516-20. SCHEMA PERSONNES : JE TU IL TEXTE : 1. Invocation à Dieu Gottschalk Dieu Pères de l’Église ; élus ; réprouvés 2. Profession de foi (55-57) 3. Collection scripturaire et patristique (57-68) 4. Définition de l’hérésie (68-71) 5. Série de prières : Prière pour la conversion des détracteurs (71-2) Prière pour le salut des simples (72) Prière pour la conversion des détracteurs (72-3) Prière pour l’Église et anathème (73) Rupture du débat (74) 6. Demande d’une assemblée et d’une ordalie (74-6) 7. Adresse au lecteur bienveillant et avertissement aux détracteurs (76-7) DISCONTINUITÉ ÉNONCIATIVE JE/NOUS TU IL Gottschalk et les élus ; l’Église invisible (p. 74, l. 9 ; p. 75, l. 30-1) Lecteur bienveillant (p. 76, l. 28 ; p. 77, l. 11-2) Dieu (p. 78, l. 17) Lecteur malveillant (p. 77, l. 32-3)