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Title: L'evenement en tant qu'effet de la conceptualisation d'une situation : quelques
observations sur le rapport entre aspect semantique, aspect grammatical, aspect
syntaxique et la facon de conceptualiser la situation
Author: Katarzyna Kwapisz-Osadnik
Citation style: Kwapisz-Osadnik Katarzyna. (2014). L'evenement en tant qu'effet de la
conceptualisation d'une situation : quelques observations sur le rapport entre aspect
semantique, aspect grammatical, aspect syntaxique et la facon de conceptualiser la
situation. "Neophilologica" (T. 26 (2014), s. 23-35).
CORE
L’événement en tant
qu’effet de la conceptualisation
d’une situation
Quelques observations sur
le rapport entre aspect sémantique,
aspect grammatical, aspect syntaxique
et la façon de conceptualiser la situation
Katarzyna Kwapisz-Osadnik
Université de Silésie, Pologne
Abstract
In the following article we look into the question of the aspectuality — such aspectuality which
can be observed at the grammatical, semantic and syntactic-discourse levels. The investigation is
set in the Framework of cognitive linguistics, especially in J.-P. Desclés’ conception of the event
and R. Langacker’s cognitive grammar. Upon presenting various points of view concerning the notion of the event and the category of the aspect, we propose analysis of the sentences which are the
result of the process conceptualization of the events and then those sentences which stem from the
event conceptualization of the states and processes. We observe that the aspectuality as an effect of
processing situational data already forms at the cognitive level. In other words, the event dimension
of the proposition content is not limited to the mere addition of various aspects (these aspects are
often mutually exclusive), but it reflects the simultaneous configuration of the aspectual, temporal,
actant and modal data at the conceptualization level.
Keywords
Aspectuality, conceptualization, event, process.
1. Introduction
La notion d’événement, qui est au centre de nos réflexions, inspire la pensée philosophique depuis les premières questions de l’être humain sur la nature du monde et
le rôle de la langue dans cette exploration de différentes expériences, connaissances et
modes d’expression : car, d’une part, la langue sert de « miroir », dans lequel se reflète
la structure du monde filtrée par notre savoir, d’autre part, elle sert d’instrument pour
retracer le long chemin des analyses et des réflexions. Le rapport entre la réalité et la
langue porte entre autres sur la question de savoir comment parler d’un événement.
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Katarzyna Kwapisz-Osadnik
Dans notre article, nous tenterons d’abord de définir la notion d’événement,
ensuite nous allons parcourir différentes études sur la catégorie de l’aspect, car
c’est principalement à l’aspect qu’on attribue le rôle d’informer sur le caractère du
déroulement des situations, cela pour démontrer que la dimension événementielle
du contenu propositionnel ne se manifeste ni dans l’aspect lexical du verbe ni dans
l’aspect lexicalisé, pas plus que dans l’aspect syntaxique de la phrase du reste,
mais qu’elle découlerait de la conceptualisation de la situation mise en énoncé, ce
qui correspondrait à l’aspect cognitif, celui-ci se constituant dans un contexte de
communication précis. Pour ce faire, nous utiliserons quelques fameux exemples
provenant d’ouvrages français traitant de la problématique aspecto-temporelle, car
l’idée générale de cet article dépasse une analyse des cas particuliers et se fonde
sur la question des limites de l’investigation dans le domaine de la linguistique. La
recherche se situe dans le cadre de la linguistique cognitive, et notamment dans
les conceptions de la grammaire de Ronald Langacker et de Jean-Pierre Desclés,
avec l’idée que ces deux théories se complètent et complètent également les études
antérieures sur le verbe dans ses particularités temporelle, modale, aspectuelle et
actantielle. Étant donné qu’il est impossible de résumer en quelques mots l’état
des études actuelles en la matière, nous reconnaissons la pauvreté et l’insuffisance
de nos observations, avec l’espoir qu’elles enrichiront cependant la discussion sur
l’événement et les moyens linguistiques de son expression.
2. Concept d’événement
Selon D e s clé s (1993 : 8), « un événement est une situation verbalisée comme
une discontinuité qui prend place sur un arrière-plan statique. Le procès événementiel implique nécessairement un changement initial et un changement final.
L’événement appréhende une situation comme une occurrence singulière qui se
détache d’un fond continu en le partageant en deux parties : un avant et un après ».
Cela veut dire que même si les événements sont duratifs, ils se caractérisent par un
intervalle de validation temporelle fermé. Cette caractéristique les distingue des
processus, qui ont un intervalle ouvert à droite et des états, qui sont des situations
conçues comme continues et n’ayant pas de bornes temporelles. Il est important
de souligner que la façon de concevoir la situation n’a rien à voir avec son actualité. André W lo d a r cz yk (2003) et Jacques Mo e s ch le r (1998) vont dans une
direction similaire. Le premier définit l’événement comme une situation marquée
temporellement mais qui n’a aucun trait de progression (avoir tombé), celle-ci étant
une caractéristique des procès, qui peuvent être ordinaires, c’est-à-dire continus
(grandir) et affinés, c’est-à-dire « granulés » (apprendre, tomber). Le second dit
qu’« un événement est un objet spatio-temporel […] qui : (i) se produit et peut être
L’événement en tant qu’effet de la conceptualisation…
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causé par un autre événement, (ii) a une extension temporelle […] et (iii) est défini
par une borne initiale et une borne terminale. De manière plus directe (cf. A she r,
1997), on dira qu’un événement est cette portion de l’espace-temps compris entre
un pré-état (l’état qui le précède) et un post-état (l’état qui en résulte) » (pp. 293—
294). Pour Bernard Pot t ie r (2000 : 47—51), l’événement est « tout ce qui est ou
qui se produit dans la réalité ou dans l’imaginaire, et qui est conçu par un Je ». Les
constituants de l’événement sont les suivants : modalisation, propos événementiel,
catégorisations du propos, relations et message. Ronald L a ng a cke r (2009 : 139),
quant à lui, ne parle pas d’événement. Il distingue les relations non processuelles
des processus, ceux-ci possédant un profil temporel. Les processus peuvent être
perfectifs et imperfectifs pour autant que leurs points limites soient inclus ou non
dans le temps de conceptualisation. Toutes les relations rendent compte du type
d’enregistrement mental qui peut être global ou séquentiel. Le caractère séquentiel
est propre aux processus, le caractère global déterminent les états (Elle est assise
sur le toit) et les événements (Elle a grimpé sur le toit). Selon le linguiste, la dernière phrase correspond à une relation non processuelle, car son déroulement dans
le temps fait partie du fond, ce qui veut dire que la situation est enregistrée globalement. Monika Koz łowsk a (1998), elle aussi, ne distingue que les processus
qu’elle divise en processus bornés (Max a couru le 400 mètres) et en processus non
bornés (Max est en train de courir le 400 mètres).
L’idée de borne est présente entre autres dans les travaux de Zlatka G ue ntchéva, selon qui « par situation bornée, on désigne tout processus qui aurait pu se
poursuivre s’il n’avait été interrompu au cours de son développement avant d’avoir
été mené à terme : il s’agit donc d’un processus simplement accompli mais non
achevé. En d’autres termes, on distingue implicitement trois types de situations
bornées : celles où le procès est conçu comme intrinsèquement borné (Marie a
construit la maison), celles où le procès est conçu comme extrinsèquement borné
(Marie s’est promené toute la matinée) et celles où le procès est simplement interrompu (Marie a marché jusqu’à l’école) » (2003 : 98). Wolfgang K lei n (1994)
propose de distinguer les procès bornés intrinsèquement (Pierre est arrivé), les
procès événementiels non bornés (Florence dort) et les procès qualitatifs (Le livre
est rouge). John Lyon s (1989 : 101), pour sa part, souligne le rôle d’une force factitive qui implique la présence d’un agent, ce qui a permis de distinguer un simple
événement d’une activité : lorsque l’agent fait partie de la situation conceptualisée,
on parle d’activité. Celle-ci se divise en agir et en acte. Le premier correspond au
processus et le deuxième à l’événement.
En résumé, pour qu’il y ait événement, ou plutôt pour que la situation soit
conceptualisée comme un événement, elle doit satisfaire à la condition de s’enfermer dans un intervalle de temps : autrement dit, elle doit être temporellement
bornée à gauche et à droite. Si le temps de déroulement est suffisamment court,
l’événement devient ponctuel (La bombe a éclaté à 10 heures, Jean a trouvé ses lunettes) ; si le déroulement nécessite plus de temps, on considère la situation comme
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un processus qui se transforme en événement duratif, grâce aux bornes temporelles
fermées qui donnent à la situation une vision globale (Jean a habité Paris pendant
3 ans, Jean a traversé la rue). La situation s’avère être un événement lorsque son
déroulement (ponctuel et duratif) est continu (homogène). Seraient aussi considérées comme événementielles différentes phases que l’on distingue pendant la
conceptualisation, comme le moment de commencer (dans le présent et dans le futur : Je vais le faire), de finir (dans le présent : Je viens de le faire, et dans le passé),
de reprendre, de suspendre, l’emploi des performatifs (Je renonce à le faire) et des
formes à l’impératif (Arrête de le faire !). Un changement ou une modification de
la réalité n’est pas une condition nécessaire pour parler d’événement, comme dans :
Arrête de le répéter !
3. Catégorie de l’aspect
Les phénomènes de l’aspectualité et de l’aspect donnent matière à d’innombrables
travaux où ils sont considérés sous différents angles selon le niveau d’analyse.
Les notions d’Aktionsart (Ag r el l, 1908, Por z ig, 1927, St aw n ick a, 2009), de
télicité (G a r ey, 1956, M a r t i n, 1971, Jayez, 1996, L efe uv r e & Nic ola s,
2004), de bornage (D e s clé s, 1993, G ue nt chéva, 2001), d’accomplissement et
d’achèvement (Ve nd le r, 1967, G o s s el i n, 1996, 2004, 2005), de globalité (No va kova, 2001) ont considérablement marqué la recherche dans ce domaine. Pour
nous, l’aspectualité renvoie à l’ensemble des questions liées à la représentation du
déroulement de la situation au niveau cognitif, notionnel et à celui de l’expression ;
en revanche, l’aspect serait la manifestation des valeurs aspectuelles à chaque niveau de traitement des données correspondant à la situation conceptualisée. C’est
pourquoi l’aspect s’engendre déjà au niveau cognitif, car il s’agit de conceptualiser
la situation dans son déroulement, qui peut être statique, dynamique ou cinématique, global ou partiel, finalisé ou non, temporellement limité (à gauche, à droite, à
gauche et à droite), répété, résultant, contrôlé ou sans contrôle et dans différentes
phases, comme commencement, fin, progression, interruption, prospection, rétrospection, actualité, etc. (Pot t ie r, 2000, W lo d a r cz yk, 2003, D e s clé s, 2003,
D e s clé s & G ue nt chéva, 1997). Il est présent au niveau notionnel en tant que
configuration hiérarchisée de prédicats simples (ou de traits sémiques) tels que la
ponctualité ou la durabilité, le changement, la causalité, l’état, le processus en développement, l’activité, la semelfactivité, la télicité, l’atélicité, etc. (A nt i nu c ci &
G eb e r t, 1977, K a r ola k, 1996, Fr a nç oi s, 1990, 1993). Il apparaît au niveau de
l’expression sous la forme des temps grammaticaux, de verbes traditionnellement
divisés en perfectifs et imperfectifs, d’adverbes, d’affixes, de verbes et de locutions périphrastiques, que « les langues développent pour exprimer des concepts
L’événement en tant qu’effet de la conceptualisation…
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et des représentations conceptuelles » (D e s clé s, 1994 : 8, aussi Wi l me t, 1980,
2003). L’aspect (syntaxique) est enfin lié au discours, car la conceptualisation, la
prédication et la grammaticalisation par laquelle nous comprenons la sélection des
catégories et des unités d’une langue particulière que le locuteur choisit pour construire son énoncé ont lieu dans un contexte situationnel précis, où l’influence des
états psychoaffectifs des participants au discours et le rôle des présuppositions, des
implications et des inférences qui s’activent à un moment de l’énonciation sont très
importants (C u l iol i, 1980, G ue nt chéva, 1990, Ve t, 1996). Cela veut dire que
les traits aspectuels du niveau cognitif et du niveau notionnel s’actualisent dans un
énoncé sous forme d’unités de langue configurées et accommodées selon les règles
propres à une langue donnée. C’est à ce niveau que la situation mise en énoncé
s’avère accomplie, inaccomplie, achevée, inachevée, globale ou itérative.
En ce qui concerne la grammaire cognitive de L a ng a cke r (1987a, 1987b,
2009 : 95—104, 209—217), la notion d’aspect apparaît dans le contexte de la distinction des processus perfectifs et imperfectifs. Selon L a nga cke r, l’aspect se
construit pendant l’imagerie et, plus précisément, il se révèle au cours de la focalisation et de la distinction, qui sont ses deux dimensions. Le premier processus consiste entre autres à déterminer la portée du champ de l’information activée
à partir d’un domaine cognitif donné. La portée peut être maximale, c’est-à-dire
contenir l’information dans sa globalité, et elle peut être directe, ce qui veut dire
que l’information se limite à une ou à quelques séquences qui s’avèrent saillantes
pour atteindre le but cognitif et communicationnel. Comme le dit le chercheur,
le conceptualisateur encadre la portée de l’espace conceptualisée. Le deuxième
processus réside entre autres dans le profilage. Distinguer un profil à partir d’une
base cognitive à laquelle correspond une expression linguistique donnée signifie
prêter attention à ce que l’expression désigne à l’intérieur de la base. Le profilage
des relations se manifeste dans les verbes perfectifs et imperfectifs, les premiers
désignant l’événement dans sa globalité, les suivants profilant un fragment de l’événement au milieu de son déroulement. Aussi les verbes perfectifs peuvent-ils avoir
différents profils. Pour Langacker, avoir traversé et être arrivé ont la même base
cognitive (arriver à un but), mais avoir traversé profile l’événement de mouvement
en entier et être arrivé profile le dernier moment du mouvement. L’aspect impose
à la relation profilée une limite temporelle et cela influe sur la mise en époque
du processus conceptualisé par rapport au moment d’énonciation. Vu que la caractéristique conceptuelle des verbes perfectifs suppose un bornage temporel, ils
ne peuvent pas fonctionner au présent. Les marques morphologiques des temps,
des aspects et des modes sont des éléments d’ancrage qui permettent de fixer un
processus conceptualisé dans l’événement de parole. Tout ce que nous avons dit
jusqu’à présent permet de distinguer :
1. l’aspect sémantique, qui est notionnel donc réside dans le prédicat ;
2. l’aspect grammatical, qui se rapporte à la forme du verbe, autour de laquelle
s’organisent les autres constituants actantiels et circonstanciels de la phrase ;
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3. l’aspect discursif (syntaxique, lexicalisé, énonciatif), qui rend compte
du nombre et de la nature des actants et des circonstants et par conséquent, du
choix des déterminants, enfin de tous les éléments actualisés et accommodés dans
l’énoncé sous l’influence d’un contexte de communication précis. Enfin, il nous
semble nécessaire de rappeler et de souligner un rapport étroit entre l’aspect et le
temps, surtout dans les langues temporelles comme le français (C om r ie, 1976,
Ve t t e r s, 1996). Citons G ue nt chéva (1996 : 227) : « le système des valeurs associées aux formes verbales est un système aspecto-temporel et non pas une somme
de deux systèmes pleinement autonomes ». D’ailleurs, il est difficile de séparer le
domaine de l’aspectualité des phénomènes de l’actance et de la modalité. Encore, il
nous semble intéressant d’ajouter que chez les enfants, le calcul aspectuel de ce qui
constitue le contenu propositionnel est antérieur aux distinctions temporelles (cf.
Br onc a r t, 1976). En résumé, on dirait que l’expression de l’événement doit rendre compte d’une configuration des trois aspects ci-dessus. Toutefois, comme nous
allons le voir, la dimension aspectuelle telle qu’elle se présente dans un énoncé ne
résulte pas toujours d’une convergence des aspects représentant différents niveaux
de traitement de l’information, mais elle renvoie au niveau cognitif où les données
situationnelles sont traitées avant que les connaissances et la langue n’y interviennent.
4. Conceptualisation processuelle des événements
Les phrases avec un verbe à l’imparfait dit de nouvelle situation (on l’appelle
aussi imparfait de rupture, de nouvel état, de nouvelle perspective, imparfait narratif ou pittoresque) représentent ce type de conceptualisation (Kwa pi sz- O s a d n i k,
2009) :
(1) À huit heures la fête commençait. (Reiche r-Bég u l i n et al., 1990 : 103)
(2) À dix heures et demie du soir, le baron Léopold sautait tranquillement du dernier des wagons, franchissait la voie ferrée, sortait de la gare de marchandises
et gagnait la grand-route. (G o s s el i n, 2005 : 198)
(3) C’était en une seconde que le meurtre horrible, le meurtre abominable s’accomplissait. (G o s s el i n, 2005 : 191)
(4) Un pas de plus, elle tombait. (G r ev i s s e, 1980 : 836)
En ce qui concerne l’aspect sémantique, les prédicats commencer, sortir,
s’accomplir et tomber sont ponctuels, intrinsèquement bornés et téliques, les prédicats franchir et gagner sont duratifs, extrinsèquement bornés et téliques, par contre le prédicat sauter est semelfactif et atélique. Quant à l’aspect discursif, il faut
L’événement en tant qu’effet de la conceptualisation…
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avant tout souligner l’emploi des circonstants temporels ponctuels, qui renforcent
la dimension événementielle des situations mises en énoncés. Pourtant, l’aspect
grammatical, qui réside dans le choix des formes à l’imparfait, semble s’y opposer,
car ce temps n’implique pas le bornage à droite et par conséquent les situations se
présentent comme inaccomplies (D e s clé s, 1997 ; Nova kova, 2001).
La même valeur de l’imparfait se réalise dans les phrases fondées sur les prédicats de procès, pourtant accompagnés de circonstants temporels ponctuels (aspect
discursif), qui devraient donner un relief événementiel aux situations conceptualisées. Au niveau de la communication l’effet est surprenant, car les processus téliques et intrinsèquement bornés, comme se marier et naître, engendrent normalement des événements duratifs accomplis et achevés, s’ils sont temporellement
situés au passé :
(5) Louis XIV se mariait deux ans après. (G r ev i s s e, 1980 : 835)
(6) En 1822, Pasteur naissait à Dole, petite ville du Jura. (M au ge r, 1984 : 244)
L’emploi des verbes à l’imparfait semble converger avec les prédicats d’état,
comme manquer ou être assassiné. Toutefois, lorsqu’ils sont accompagnés de circonstants temporels ponctuels, l’effet de sens devient aussi inopiné :
(7) ier il manquait son train. (M au ge r, 1984 : 244)
(8) En 1610, Henri IV était assassiné. (L e G of f ic, 1986 : 59)
La divergence entre la situation possédant les traits d’événement et la façon
de la conceptualiser comme procès ou bien entre la situation processuelle télique,
qui devrait se transformer en événement, et la façon de la conceptualiser comme
procès n’est pas seulement la propriété de l’imparfait. On note que l’opération consistant à changer le statut situationnel de ce qui constitue le contenu propositionnel
est possible pour les autres temps grammaticaux. Cela prouverait que placer la
situation à une époque présente, future ou passée n’aurait pas une fonction décisive
dans l’assignation aspectuelle du contenu propositionnel. Prenons quelques exemples au présent et au futur simple, qui sont des temps dépourvus de borne à droite,
et qui normalement imposent donc une vision processuelle aux situations conceptualisées, même si le contenu propositionnel est organisé autour de prédicats qui
ont une caractéristique d’événement :
(9) En 1990 la Namibie proclame son indépendance.
(10) J’ai voulu le rencontrer hier. J’arrive de bonne heure, je sonne, on ne répond
pas. (Hugo in M au ge r, 1984 : 235)
(11) Je descends à la prochaine.
(12) Vous cassez deux śufs, vous prélevez les jaunes, vous y ajoutez de l’huile et
vous battez.
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Katarzyna Kwapisz-Osadnik
Le rôle du présent dans les phrases ci-dessus consisterait à donner un relief
actualisant aux situations passées et futures, comme si elles se déroulaient sous
les yeux de l’interlocuteur. L’aspect grammatical impose donc une vision processuelle, toutefois les aspects sémantique et discursif s’y opposent : premièrement,
les prédicats proclamer, arriver, répondre, descendre, casser, prélever et ajouter
sont téliques, intrinsèquement bornés, ponctuels ou de courte durée. Les prédicats
sonner et battre sont atéliques, ces deux activités peuvent être interrompues, elles
peuvent être duratives, semelfactives ou ponctuelles ; deuxièmement, la présence
des compléments d’objet dans les exemples (9) et (12), des circonstants temporels
dans (9) et (10) et de lieu dans (11), et le contexte dans 10 mettent en évidence la
dimension événementielle des situations conceptualisées comme accomplies et/ou
achevées.
Dans le cas des formes verbales au futur simple, l’aspect grammatical sert à
ouvrir la borne à droite, ce qui veut dire que la vérification actualisant les situations
conceptualisées serait suspendue (Iva Nova kova parle d’aspect global et non accompli dans le cas du futur simple ; 2001 : 17—19) :
(13) Le temps viendra où personne n’aura plus faim.
(14) Il rentrera, jettera ses vêtements sur une chaise, et prendra une douche.
(G o s s el i n, 1996 : 204)
(15) Luc jouera du piano pendant deux ans et ensuite il passera au clavecin.
(G o s s el i n, 1996 : 204)
(16) Ah ! je lui apprendrai à m’écouter attentivement !
Quant à l’aspect sémantique, les prédicats venir, rentrer et jeter sont événementiels par leur caractère dynamique, ponctuel ( jeter peut être semelfactif), télique
et intrinsèquement borné. Le prédicat passer au clavecin est atélique, ponctuel, il
marque le début d’une situation nouvelle. Le prédicat prendre une douche est télique et intrinsèquement borné ; par contre, les prédicats apprendre et jouer du piano
sont atéliques, et les situations qu’ils dénotent peuvent être interrompues. L’aspect
discursif se manifeste dans la présence du circonstant temporel en (15) (pendant
deux ans), qui sert à fermer la borne à droite, donc la situation est conceptualisée
comme accomplie et achevée, et dans la présence des autres compléments, simples
ou propositionnels, qui limitent la durée des situations mises en traitement. Ainsi,
dans l’exemple (13), la limite est déterminée par le moment où les gens n’auront
plus faim, et en (16), par l’arrivée du moment où lui, il commencera à écouter le
locuteur.
L’événement en tant qu’effet de la conceptualisation…
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5. Conceptualisation événementielle des états et des processus
Les phrases avec des prédicats d’état comme être, aimer et de processus comme habiter, marcher, regarder peuvent recevoir un relief d’accomplissement et/ou
d’achèvement, ce qui permet de considérer les situations mises en énoncé dans leur
dimension événementielle, c’est-à-dire de manière globale et bornée.
(17) Ça a été très bon (après un repas).
(18) Elle a été couturière de dix-huit ans à vingt-six ans. (Mont r e don, 1987 : 27)
(19) Hier j’ai rencontré monsieur Legrand qui fut mon professeur d’histoire.
(Reiche r-Bég u l i n, et all. 1990 : 101)
(20) À partir de ce moment il fut un autre homme. (Hugo in : Ba r c elò, Br e s,
2006 : 27)
(21) Elle aima les romans de Walter Scott. (R iegel, et all. 2001 : 304)
Dans tous les exemples, l’aspect grammatical donne aux états une valeur
d’accomplissement et en (17), (18) et (19), d’achèvement. Dans l’exemple (18),
l’aspect discursif, qui s’exprime à l’aide du circonstant temporel de dix-huit ans à
vingt-six ans, met en relief la vision globale de l’état qui a commencé et qui a fini
à des moments précis. Dans l’exemple (20), l’expression à partir de ce moment
met l’accent sur le commencement d’un nouvel état. Par contre, dans (17) et (21),
c’est seulement à l’aspect grammatical qu’on doit l’interprétation événementielle de
ce qui constitue le contenu propositionnel, d’autant plus qu’il semble plus naturel
d’avoir le verbe à l’imparfait dans ces contextes car les situations mises en énoncés
décrivent plutôt des manières d’être que des manières de faire ou de se produire
bornées, non bornées ou interrompues.
(22) J’ai habité pendant trois ans à Paris.
(23) Malgré les objurgations de Zoé, Max continua à voir Eve. (L e e m a n -Bou i x,
2002 : 156)
(24) Il marcha trente jours et trente nuits. (G r ev i s s e, 1980 : 838)
(25) Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.
Dans les exemples ci-dessus, les prédicats correspondent aux processus, sauf
avoir des enfants, qui est un prédicat d’état. Les activités d’habiter, de marcher
et de vivre sont duratives, 9atéliques et elles peuvent être interrompues, c’est-àdire accomplies dans une période de temps close, comme dans (22), où au niveau
de l’aspect discursif on a le circonstant temporel pendant trois ans, et dans (24)
— trente jours et trente nuits. Dans l’exemple (25), l’aspect discursif n’apparaît
pas explicitement, alors seul l’aspect grammatical fournit l’information sur la conceptualisation événementielle du processus de vivre : il est conceptualisé comme
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Katarzyna Kwapisz-Osadnik
global, mais duratif et temporellement borné. Le prédicat continuer à faire quelque
chose dans (23) est processuel, donc duratif et atélique, mais l’aspect grammatical
y impose la valeur d’événement, qui a commencé après que Zoé l’eut prié de ne
plus voir Eve (L e e m a n -Bou i x, 2002 : 156).
Les prédicats d’événement semblent constituer un cas intéressant dont la configuration aspectuelle est événementielle, pourtant en réalité la situation, est en train
de se dérouler :
(26) J’ai terminé dans un instant.
(27) Nous sommes arrivés (à l’aéroport) dans cinq minutes.
Les prédicats terminer et arriver ont les traits suivants : ponctuel, télique et
intrinsèquement borné, par conséquent les situations auxquelles ils correspondent
sont considérées comme des événements. Mais l’emploi des circonstants temporels
les situant dans le futur par rapport au moment de l’énonciation permettent de
supposer que les activités continuent à se dérouler, donc elles n’ont pas de traits
événementiels. Toutefois, l’aspect grammatical, qui donne aux situations un relief
d’accomplissement et d’achèvement imaginé, s’avère décisif pour les traiter comme
des événements.
6. Discussion
Comme nous avons pu l’observer, le problème de l’aspectualité, même s’il est
déjà profondément analysé sous ses différents aspects, s’avère beaucoup plus complexe et semble dépasser le domaine des études exclusivement linguistiques. Dans
cet article, nous avons réfléchi au rôle de la conceptualisation dans la constitution
de l’aspectualité, telle qu’elle est exprimée dans un énoncé. Nous avons essayé
de montrer que l’aspect d’un énoncé serait l’effet du traitement d’une situation du
point de vue de son déroulement, du point de vue du nombre, de l’organisation de
ses participants, tout en tenant compte de leurs caractéristiques particulières, et du
point de vue de l’époque dans laquelle la situation est située. Alors on définirait
l’aspect comme une configuration simultanée (ce n’est pas une somme d’aspects)
de données qui représentent différents niveaux de traitement de l’information. En
d’autres termes, l’aspect n’est pas seulement la question du niveau notionnel, il
n’appartient pas non plus ni au niveau grammatical ni au niveau syntaxico-énonciatif, mais il s’édifie déjà au niveau cognitif. De plus, les aspects correspondant à
différents niveaux ne doivent pas nécessairement converger ; souvent, au contraire,
il y a un désaccord entre eux, et dans ce cas, c’est l’aspect grammatical qui s’avère
le seul indice permettant d’interpréter l’aspectualité de l’énoncé.
L’événement en tant qu’effet de la conceptualisation…
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7. Conclusion
Pour finir, les questions que nous nous posons concernent l’avenir des recherches dans ce domaine de la linguistique, ainsi que leur côté pratique. Par exemple,
quelle direction suivra l’analyse de l’aspectualité et des aspects ? Comment et à
quoi ce savoir peut-il servir ? En ce qui concerne la première question, il serait intéressant de lancer des recherches dans le domaine des neurosciences, afin de peutêtre pouvoir prévoir le choix de la forme verbale selon différentes aires du cerveau
qui s’activent au moment de la conceptualisation. Quant à la deuxième question,
la connaissance de la problématique paraît utile dans l’enseignement des langues
étrangères pour expliquer non seulement le fonctionnement des temps grammaticaux, mais aussi pour souligner les différentes manières de voir et comprendre la
réalité. Elle a son utilité dans la traduction assistée par ordinateur, car on pourrait
établir des listes de possibilités d’expression d’une même situation et proposer ses
équivalents dans une autre langue.
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