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Questions Vives Recherches en éducation N° 28 | 2017 De l’indifférenciation à la différenciation Pour sortir de la confusion, apprendre par l’histoire selon le jeune Guizot, d’après « Les voyages d’Adolphe » (Les Annales de l’éducation, 1811-1812) To go out of the confusion, learn by the history according to the young Guizot from « Les voyages d’Adolphe » (Les Annales de l’éducation, 1811-1812) Anne Ruolt Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/questionsvives/2155 DOI : 10.4000/questionsvives.2155 ISSN : 1775-433X Éditeur Université Aix-Marseille (AMU) Édition imprimée Date de publication : 29 décembre 2017 ISBN : 978-2-912643-52-0 ISSN : 1635-4079 Référence électronique Anne Ruolt, « Pour sortir de la confusion, apprendre par l’histoire selon le jeune Guizot, d’après « Les voyages d’Adolphe » (Les Annales de l’éducation, 1811-1812) », Questions Vives [En ligne], N° 28 | 2017, mis en ligne le 15 novembre 2018, consulté le 20 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/ questionsvives/2155 ; DOI : 10.4000/questionsvives.2155 Ce document a été généré automatiquement le 20 avril 2019. Questions Vives est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. Pour sortir de la confusion, apprendre par l’histoire selon le jeune Guizot, ... Pour sortir de la confusion, apprendre par l’histoire selon le jeune Guizot, d’après « Les voyages d’Adolphe » (Les Annales de l’éducation, 1811-1812) To go out of the confusion, learn by the history according to the young Guizot from « Les voyages d’Adolphe » (Les Annales de l’éducation, 1811-1812) Anne Ruolt Introduction Les Annales de l’éducation, contexte et objectif 1 Cette contribution s’inscrit dans le champ de l’histoire des idées éducatives, au début du XIXe siècle, en France. Elle prolonge une recherche postdoctorale sur « Guizot éducateur » (Ruolt, 2018), et porte sur la pensée éducative du jeune Guizot (1787-1874), avant son entrée en politique, telle que le rapporte la Revue Les Annales de l’éducation (Annales, printemps 1811-1814), un hebdomadaire que le dictionnaire pédagogique de Buisson qualifie « d’une des premières et des plus remarquables publications périodiques de la pédagogie française » (Armagnac, 1887, p. 84). 2 Il s’agit, pour les rédacteurs, François Guizot et Pauline de Meulan-Guizot (1773-1827), de sortir les acteurs de l’éducation (dans et hors l’école) de la confusion d’idées et de valeurs ambiante. Cette confusion, synonyme de déraison, se nourrit autant des troubles sociopolitiques que des systèmes éducatifs qui leur sont rattachés. 3 D’un point de vue sociopolitique, c’est la fin du Premier Empire (1804-1814/1815), une période charnière marquée par la fin de l’Ancien Régime et la période révolutionnaire, Questions Vives, N° 28 | 2017 1 Pour sortir de la confusion, apprendre par l’histoire selon le jeune Guizot, ... juste avant la signature de la Charte constitutionnelle (4 juin 1814). Une nouvelle bourgeoisie est en train de naître, voulant éduquer ses fils à entreprendre, commercer et gouverner, et ses filles à devenir des épouses cultivées ; mais selon quels principes ? En 1811, Guizot fait le constat qu’entre les idées des Lumières et les vieux préjugés, après les traumatismes laissés par les violences de la Révolution, la confusion règne. « Toutes les opinions sont en désordre, chancelantes, incomplètes, où rien n’est encore devenu principe, parce que la vérité n’a pas encore pris sa place entre les préjugés anciens tombant en ruines, et les idées nouvelles, d’abord dénaturées ou exagérées », précise-t-il (Guizot, 1811a, pp. 7-8). 4 En éducation, il en va de même : certains militent pour le retour aux anciennes méthodes devant la multiplicité des nouvelles au seul motif de leur antériorité. Selon les auteurs, les « anciennes » et les « nouvelles » méthodes éducatives sont respectivement assimilées à des mouvements « rétrogrades » ou « progressistes » (Guizot, 1811a, pp. 9-10). Les premières méthodes sont vues comme un héritage légué par les congrégations enseignantes catholiques sous l’Ancien Régime, les secondes méthodes comme le fruit des idées des pédagogues favorables à la Révolution dans la tradition pédagogique de Rousseau et Pestalozzi. 5 Si Guizot déplore que « La révolution est venue substituer à l’idolâtrie des préjugés, le fanatisme de l’innovation ; tout fut brisé, bouleversé, souvent sans autre but que de faire le contraire de ce qui avait existé » (Guizot, 1813b, p. 419 pour 319), comment, en tant que jeune publiciste et historien, démêle-t-il ou articule-t-il ce que, après lui, la littérature a nommé le symbolique et le textuel, pour sortir de la confusion des idées et des valeurs ? L’article, objectif et cadre théorique 6 Notre objectif est de montrer que la finalité éducative, qui s’exprime en matière de progrès de la civilisation chez Guizot, ne peut pas se développer sur un terrain où ne règne pas la confusion intellectuelle et morale. On sort de cette confusion en transmettant des principes vrais qui servent d’ancrage dans la première éducation (primaire), s’affinant par la suite, et en donnant une boussole pour orienter et permettre de discerner le vrai du faux. C’est la métaphore que Guizot utilise dans sa recension critique de l’ouvrage de Deleuze sur l’enseignement supérieur (Deleuze, 1810). Il écrit : « Il faut donner à l’homme une boussole et des ancres, et non lui interdire de visiter les mers semées d’écueils. Faites-le fort et laissez-le libre, c’est le seul moyen de le rendre supérieur » (Guizot, 1811b, p. 270). 7 En toile de fond, rappelons que Guizot, qui a grandi dans la tradition calviniste, a été très jeune familiarisé aux symboles qui renvoient au sens plutôt qu’aux sacrements agissant Ex opere operato comme c’est le cas dans la tradition catholique. Pour lui, ces symboles sont indissociables autant de la raison que de la foi en un Dieu intelligible, qui « communique » directement avec le croyant par le moyen du texte biblique, et de l’action de l’Esprit Saint plutôt que de la médiation d’un magistère ecclésial détenant les clefs de l’interprétation. 8 Le maître mot de la civilisation, chez Guizot, « c’est le fait de progrès, de développement ; il réveille aussitôt l’idée d’un peuple qui marche, non pour changer de place, mais pour changer d’état ; d’un peuple dont la condition s’étend et s’améliore » (Guizot, 1828, p. 15). Ce progrès se définit à la fois comme la résultante « d’un certain développement de l’état Questions Vives, N° 28 | 2017 2 Pour sortir de la confusion, apprendre par l’histoire selon le jeune Guizot, ... social, et d’un certain développement de l’état intellectuel » (Febvre, Tonnelat, Mauss, Niceforo & Weber, 1930, pp. 49-50). Le corpus textuel 9 Parmi les sources premières, un petit bijou oublié tiré des Annales : Les voyages d’Adolphe. Il s’agit d’une série de sept articles clefs, d’un point de vue de la pensée éducative, sociale et politique de Guizot. Bout à bout, ce récit, présenté sous la forme d’un roman pédagogique, couvre 85 pages. Ces articles, dont le dernier est signé par Pauline de Meulan-Guizot, les autres par Guizot, sont publiés entre 1811 et 1813 (Guizot, 1811d, pp. 366-383 ; Guizot, 1811e, pp. 176-188 ; 308-319 ; 368-380 ; Guizot, 1811f, pp. 302-315 ; Guizot, 1811g, pp. 53-62 ; Meulan-Guizot, 1812, pp. 245-256). Nous nous sommes aussi appuyée sur les trois articles de réflexion générale qui charpentent la revue, et dans lesquels Guizot expose sa pensée éducative. Ils nous serviront de cadrage théorique à sa pensée : De l’éducation en général, et des difficultés qu’elle présente aujourd’hui (Guizot, 1811a, pp. 3-20), Du but et de la marche des Annales de l’éducation (Guizot, 1813a, pp. 3-8), et Réflexions générales sur l’éducation et sur l’esprit dans lequel cet ouvrage a été composé (Guizot, 1813b, pp. 312-324). D’autres ouvrages de Guizot, plus tardifs, servent à préciser et à confirmer la pérennité de sa pensée, en particulier sur l’histoire, la politique et la place du religieux dans l’éducation : Des moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France (Guizot, 1821), le Cours d’histoire moderne (Guizot, 1828), L’Église et la société chrétiennes (Guizot, 1861). Parmi les sources secondes, citons Lucien Febvre, Civilisation : évolution d’un mot et d’un groupe d’idées (Febvre et al., 1930), René Rémond, Le philosophe de l’histoire chez Guizot (Rémond, 1976, pp. 273-285), Patrick Garcia, La naissance de l’histoire contemporaine (Garcia & Leduc, 2003, pp. 45-61), Pascal Ory, L’histoire culturelle (Ory, 2015), Stéphane Zékian, Le discours du progrès dans l’Histoire de la civilisation en Europe de Guizot (Zékian, 2011, pp. 55-82). La méthodologie 10 Notre méthodologie s’inscrit dans l’approche herméneutique ricœurienne, décrivant pour comprendre, nourrie de l’approche phénoménologique qui aborde le texte avec confiance. Pour la critique interne des articles, nous « détricoterons » les articles avant de les « retricoter » pour en saisir le sens. Nous empruntons cette métaphore à Loïc Chalmel, pour illustrer le travail complexe de l’historien des idées pédagogiques, posant ce principe épistémologique : Il [l’historien des idées pédagogiques] se doit de détricoter un réseau complexe de significations agrégées entre elles, en en élucidant les modalités de la mise en relation, pour le retricoter à nouveau, en montrant que le résultat obtenu est conforme au modèle d’origine, sans affirmer pour autant sa possible reproduction hors d’un contexte culturel d’émergence (Chalmel, 2011, pp. 143-156). 11 Cette méthode tire ses racines dans la « méthode » sociohistorique préconisée déjà par Antonin Thierry (1795-1856). Il explique sa quête « d’histoire complète » en ces termes : Je crois que l’histoire ne doit pas plus se servir de dissertations hors d’œuvre, pour peindre les différentes époques, que de portraits hors d’œuvre, pour représenter fidèlement les différents personnages. Les hommes et même les siècles passés doivent entrer en scène dans le récit : ils doivent s’y montrer, en quelque sorte, tout vivants ; et il ne faut pas que le lecteur ait besoin de tourner cent pages pour apprendre après coup quel était leur véritable caractère. C’est une fausse méthode Questions Vives, N° 28 | 2017 3 Pour sortir de la confusion, apprendre par l’histoire selon le jeune Guizot, ... que celle qui tend à isoler les faits de ce qui constitue leur couleur et leur physionomie individuelles ; et il n’est pas possible qu’un historien puisse d’abord bien raconter sans peindre, et ensuite bien peindre sans raconter (Thierry, 1851, pp. 59). 12 Pour les Annales, le « retricotage » vise à comprendre la cohérence de la pensée éducative que François Guizot élabore au fil des auteurs qu’il présente sans autres liens entre eux que ce qu’il estime « vrai ». Avec Marrou, nous ne considérons pas l’historien qui « retricote » les différentes idées comme un « parasite » dans l’écriture de l’histoire (Marrou, 1954, p. 49). Il fait partie intégrante de ce processus d’écriture et c’est l’analogie du portraitiste plutôt que celle du géomètre qui illustre son travail (Marrou, 1954, p. 223, 282), avec l’approche par les acteurs plutôt que par des faits « désincarnés », conférant à la texture éducative matière à mieux faire ressortir le motif. 13 La critique externe des articles permet de les situer dans leur contexte rédactionnel et historique. Sans chercher à « ressusciter le passé », nous tenterons de nous « immerger » dans le contexte évoqué par le récit. Puis, en prenant de la distance, nous chercherons à retisser le sens de l’histoire tel que François Guizot le transmet dans ce roman pédagogique, pour en dégager la relation du symbolique au textuel ou du signifiant au signifié. 14 La première partie présente les Voyages d’Adolphe. Plusieurs exemples, tirés de ces Voyages, illustrent l’usage de la raison établie sur de « justes principes » (ancres), pour sortir de la confusion intellectuelle. La seconde partie porte sur la place du concept de civilisation dans l’éducation selon Guizot et sur la fonction première du « sens bien orienté » (boussole) qui permet de relier les faits et de tendre vers une histoire globale unifiée non « confusionnante ». 1 Des ancres pour passer du signifiant au signifié en apprenant à raisonner sans confusion Un modèle d’éducation supérieur : celui d’un notable 15 Dans le fond, dans les Voyages d’Adolphe, Guizot, en présentant l’histoire selon la méthode de Thierry évoquée plus haut, fait de la protohistoire culturelle (Ory, 2015). Dans la forme, il adopte le roman éducatif, proche des contes moraux comme ceux écrits par Pauline de Meulan-Guizot dans cette revue et ailleurs. 16 Guizot imagine un échange vraisemblable de type socratique entre un père, M. de Vauréal, et son fils Adolphe, âgé de treize ans, parcourant ensemble la capitale. Ces Voyages lui permettent de faire de l’histoire sociale et politique, pour éduquer le jeune adolescent à exercer son discernement, poser des jugements sûrs et non confus. Guizot balise le « chemin intellectuel et moral » qui devra lui permettre de relier les lieux symboliques (ou signifiants) aux « faits » (ou signifiés) qu’ils évoquent pour faire sens. Du domaine de la seconde éducation, cette « leçon de chose urbaine » sert de propédeutique aux Voyages en France et en Europe du jeune « de bonne famille » et prolonge l’éducation, livresque mais naturelle, antérieurement reçue. 17 Les deux circuits qui constituent ces Voyages couvrent environ sept kilomètres et sont ponctués de vingt-six haltes, au fil du chemin. Le premier se concentre sur l’île de la Cité et porte sur l’histoire institutionnelle de la capitale, déclinée au fil des monuments et des Questions Vives, N° 28 | 2017 4 Pour sortir de la confusion, apprendre par l’histoire selon le jeune Guizot, ... lieux-témoins. Le second circuit s’intéresse davantage à la vie sociale des Parisiens et à la morale. Guizot y relie le progrès civilisationnel, autant politique que moral, au christianisme. Ce Voyage se termine symboliquement avec la réalisation de la promesse, plusieurs fois réitérée au fil du texte, d’une visite du musée des Monuments français. Mais le lecteur n’y pénètre pas avec les de Vauréal, et la visite n’est pas relatée. Fondé en 1795 par Alexandre Lenoir (1761-1839), ce musée a conservé pendant vingt ans, dans l’ancien couvent des Petits-Augustins, des œuvres d’art religieux nationalisées à la Révolution. Depuis sa fermeture en 1816, sous la Restauration, les locaux sont affectés à l’École des beaux-arts (14, rue Bonaparte, Paris 6e). 18 Même si, pour Guizot, « le premier soin de l’éducation doit être d’observer la nature ; son unique travail de la seconder ; son but, de mettre en valeur toutes les facultés qui ont été données à l’homme, pour rendre sa vie en ce monde aussi vertueuse, aussi utile, et ensuite aussi heureuse qu’il lui sera possible de l’être » (Guizot, 1813b, p. 313), ces récits de Voyages à Paris prolongent les connaissances « nettes, précises et chronologiques » qu’Adolphe avait acquises par son éducation scolaire et livresque. Contrairement à Rousseau qui n’autorise que la lecture de Robinson Crusoé (Defoe, 1836) à Émile, l’orphelin, il y a chez Guizot un constant va-et-vient des sites aux livres et des livres aux sites, pour relier le nouveau à l’ancien par l’action conjointe de la mémoire et de la raison. Le père veille aussi au développement des sentiments moraux de son fils, pour conduire le jeune à devenir « véritablement humain et éclairé » (Guizot, 1811f, p. 308). 19 Les voyages d’Adolphe ont déjà en germe les idées politiques, économiques et éducatives du futur homme public ainsi que l’éclectisme qui caractérise sa philosophie. Entre 1815 et 1820, Guizot sera avec Pierre-Paul Royer-Collard (1763-1845) un des fers de lance des « constitutionnels » ou « doctrinaires » recherchant le « juste-milieu » comme point fixe et point d’équilibre (Guizot, 1821 ; Landrin, 2006). Patrick Garcia résume son parcours ainsi : « Guizot, ministre de l’Intérieur en 1830, de l’Instruction publique de 1832 à 1837, puis des Affaires étrangères de 1840 à 1847, incarne, mieux que tout autre, l’esprit du juste milieu » (Garcia, 2007, p. 36). Plutôt que s’attacher aux figures symboliques militantes, et reproduire un système idéologique, Guizot choisit une autre voie, plus complexe : celle de la liberté de retenir ce qu’il y a de « vrai » chez les uns et les autres. Il veut ainsi garantir la paix et le développement civilisationnel de la nation par l’élévation socioculturelle progressive de chacun de ses membres. Les traces du passé pour apprendre à raisonner 20 Extraits des Voyages d’Adolphe, ces exemples illustrent la méthode de l’éducation par l’histoire sociale telle que Guizot l’utilise. Les écueils dans lesquels les hommes sont tombés par manque de raisonnement servent à forger le jugement d’Adolphe pour le rendre capable de prendre position en démêlant le vrai du faux. Ainsi, il pourra sortir de la confusion intellectuelle comme morale et devenir un adulte vertueux et raisonnable, faisant progresser la civilisation. Pour Guizot, l’exercice de la raison se doit d’être bien arrimé à des ancres symbolisant des principes vrais, clairement exposés et intégrés. Parmi elles figurent le retour aux sources premières, la prise en compte du statut des textes dans leur contexte, la cohérence, la recherche d’améliorations durables, la connaissance élargie des faits, etc. 21 Le discernement qui repose sur le sens exact des concepts dans leur contexte est par exemple illustré par l’usurpation à tort du pouvoir juridique que s’attribue l’Église. Questions Vives, N° 28 | 2017 5 Pour sortir de la confusion, apprendre par l’histoire selon le jeune Guizot, ... L’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie (halte 25) est l’occasion de rappeler comment un séditieux qui avait assassiné Jean Boissat, le ministre du Dauphin Charles V, y avait trouvé refuge. Délogé par le roi, il avait été exécuté. Mais l’évêque de Paris avait voulu récupérer son corps pour l’enterrer avec les honneurs. Reflet des tensions entre pouvoir religieux et civil, c’était là pour l’évêque à la fois l’occasion de défendre le principe des privilèges de l’Église et de montrer qu’il jugeait bon le geste coupable de l’assassin s’opposant au pouvoir. Pauline de Meulan-Guizot, qui signe le dernier épisode, condamne la dérive à partir du sens originel du droit d’asile. Recourant au texte biblique faisant foi en matière religieuse, elle explique que la loi de Moïse avait institué des villes refuges, mais uniquement pour protéger les personnes coupables d’un homicide involontaire de la colère de la famille du défunt et non du droit (Meulan-Guizot, 1812, pp. 245-256). 22 Le discernement attribue aux choses leur juste statut, dans leur contexte. Devant l’église Saint-Gervais (halte 20), spontanément, Adolphe demande à son père de lui lire l’histoire de saint Gervais. Le père, qui n’adhère pas au culte des saints, y consent finalement, mais en conférant au texte un statut culturel. Il ne faut pas croire à ces récits « où se sont glissées de nombreuses erreurs, et des fables parfois ridicules ! » dit-il. Désacralisant la tradition de l’Église romaine, Guizot estime que, sur un plan culturel, il faut avoir connaissance de ces récits, non pour leur prêter foi, mais pour comprendre ce que représentent certains tableaux anciens légués par l’histoire (Guizot, 1812c, p. 53). 23 Évoquons encore ces exemples qui illustrent les ressorts d’une charité mal éclairée. Devant l’Hôtel-Dieu (halte 10) sont soulignées les conséquences funestes d’une assistance aux malades et aux pauvres où le dévouement manque de réflexion. Un malade sur sept mourait à l’hôpital, faute de prise en charge réfléchie. Les progrès de la médecine étaient freinés par les tensions entre les autorités religieuses qui dirigeaient l’hôpital et les médecins. 24 L’entrée nord de l’Hôtel-Dieu est l’occasion d’affirmer quelle doit être la finalité de la politique sociale : « non de faire vivre les pauvres dans la pauvreté, mais de les aider à en sortir et à se rendre indépendants de la charité publique » (Guizot, 1811f, p. 313). Mais en Italie et en Espagne, pays visités par M. de Vauréal, c’était encore bien pire. 25 Une exception est signalée en Europe, il s’agit de la Hollande, qui articule altruisme et raison pour une action restauratrice sur le long terme (Guizot, 1811f, p. 308). D’après M. de Vauréal, le « fort bon entretien » des hôpitaux va de pair avec la finalité politique : aider à sortir les pauvres de la pauvreté. Le moyen employé était de donner du travail qui laisse la personne libre. L’aumône était interdite, sauf pour les personnes ayant un certificat les y autorisant. La salubrité était d’autant plus remarquable que le climat humide ne la favorisait pas naturellement (Guizot, 1811f, p. 313). Mais Guizot ne fait pas de distinction sociologique entre ce pays protestant et les autres, où le catholicisme domine, ce que fera Max Weber plus tard. 26 Parfois, le lieu de mémoire est particulièrement symbolique, puisqu’il n’en reste plus rien. C’est le cas, à l’angle de la rue de la Vieille-Draperie (halte 6), de l’ancienne maison du père de Jean Châtel, « l’insensé » qui avait tenté d’assassiner Henri IV le 27 décembre 1594 (Guizot, 1811e, pp. 180-181). La maison du coupable avait été rasée pour inspirer la honte de l’acte qu’elle rappelait (Jousse, 1771, p. 687) et une stèle en forme de pyramide y avait été érigée en 1595. Ce fils d’un riche drapier avait fréquenté le collège des Jésuites avant d’étudier le droit. Soupçonnant les Jésuites d’avoir commandité l’assassinat manqué, ceux-ci furent expulsés de France. Sur la stèle figurait une inscription déshonorante pour les Jésuites. Celle-ci avait été finalement détruite en 1605 lorsque Henri IV permit le Questions Vives, N° 28 | 2017 6 Pour sortir de la confusion, apprendre par l’histoire selon le jeune Guizot, ... retour de la Compagnie de Jésus. Rien ne justifiait ces propos défavorables aux Jésuites gravés sur la stèle. Par cette forme d’histoire culturelle, Guizot illustre les effets des préjugés et des affirmations sans preuve, mais qui n’ont pas le dernier mot. 27 Au fil de la promenade, plusieurs idées reçues ou superstitieuses sont rectifiées, par exemple : • Rue de la Verrerie (halte 14), là où habitait M. Jacquemin, Guizot corrige une idée reçue sur les origines du jeu de cartes. • Rue Tixerandrie (halte 16), la maison du poète Paul Scarron (1610-1669), qui avait épousé en 1652, à quarante-deux ans, une jeune orpheline de seize ans et demi, Françoise d’Aubigné (1635-1719), pour lui épargner le couvent, est l’occasion de faire l’éloge de la simplicité. Veuve, et arrivée à la cour de Louis XIV pour éduquer ses enfants, elle devient officiellement l’épouse du roi à la mort de la reine (mariage 9-10 octobre 1683). À Versailles, elle regretterait cette humble demeure où elle était libre, loin des intrigues de la cour. • À la place de Grève (halte 22), la mention d’une tradition liée aux feux de la Saint-Jean, selon laquelle des paniers de petits chats étaient jetés vivants dans le feu, permet de condamner le principe de faire souffrir inutilement des animaux. Les marques d’une éducation réussie 28 Guizot a vingt-cinq ans lorsqu’il définit l’éducation « réussie » en énumérant les qualités de l’adulte de quarante ans : C’est un homme vertueux et raisonnable ; sa tête est meublée de connaissances étendues et d’idées profondes, son cœur est plein d’affections fortes et de sentiments généreux ; il a étudié la nature humaine et sondé les secrets de la Providence ; il sait ce qu’avant lui ont fait les peuples et pensé les sages ; sa vie a peut-être été pénible et agitée, mais il aimait la vertu ; elle l’en a récompensé en ne l’abandonnant pas au milieu même de ses fautes, et son âme s’est élevée parfois jusqu’à cette hauteur où tout est pur, même les désirs (Guizot, 1811a, pp. 3-4). 29 Chez Guizot, l’éducation réussie engage de façon équilibrée toute la personne dans ses dimensions à la fois cognitives (étendues et profondes), affectives (fortes et généreuses), et spirituelles (étude de la nature humaine en rapport à la Providence). La connaissance des autres peuples et de la pensée de leurs sages renforce l’humilité et oriente constructivement le regard sur les autres, là où le modèle d’économie de la connaissance qui lui est contemporain provoque la mise en concurrence des performances et des personnes. 2 Une boussole pour relier les faits et tendre vers une histoire globale non confuse Les racines : l’histoire générale de la civilisation 30 Deux événements tragiques de l’histoire de France ont marqué au fer rouge l’histoire personnelle de la famille Guizot, ne laissant au jeune François que peu d’illusions sur ce dont l’homme est capable au nom de la religion et de la politique. Son grand-père paternel, Jean Guizot (1729-1766), avait été un pasteur du Désert (Kirschleger, 1999, p. 21), exerçant clandestinement, au péril de sa vie, à l’époque où le culte protestant était interdit en France (en 1685, Louis XIV a révoqué l’Édit de Nantes, signé en 1598 par Henri IV, qui avait octroyé dans certaines conditions la liberté de culte aux protestants). Questions Vives, N° 28 | 2017 7 Pour sortir de la confusion, apprendre par l’histoire selon le jeune Guizot, ... Son père, l’avocat André François Guizot (1766-1794) a été guillotiné par les montagnards pour avoir soutenu les idées révolutionnaires des Girondins, alors que François n’a pas encore sept ans. Il garde de tout cela une aversion profonde contre les excès, ceux des révolutions comme de l’absolutisme religieux. 31 Ce vécu illustre le sens que Guizot tire de l’histoire, afin de servir à « mettre la société en ordre » : « C’est un désordre grave et un grand affaiblissement chez une nation que l’oubli et le dédain de son passé » (Guizot, 1858, p. 336), affirme-t-il. En cela, pour lui, l’histoire n’est pas lettre morte, et l’historien n’est pas un « collectionneur » passif des choses du passé, mais il cherche à établir le sens des faits. Avec Rémond, nous voyons que : « Chez Guizot le passage est permanent de l’observateur qui raisonne sur l’événement à l’homme d’action qui tente d’agir sur lui » (Rémond, 1976, p. 275). Pour lui, la fonction de l’histoire en éducation ne se limite pas à un simple « mémorial ou historial de musée », selon la formule de Prost (1996, p. 300), ou « devoir de mémoire » (Nora, 1984) qui attend une réponse en forme de réparation des « fautes », ni même de « propédeutique à l’identité nationale » (Prost, 1996, p. 297). Les traces symboliques de l’histoire servent à penser de façon raisonnée l’activité des hommes, jaugée à l’aune d’une morale fondée, chez Guizot, sur les textes sacrés communs à la chrétienté déconfessionnalisés et interprétés par le chrétien et non par une institution religieuse. Symboles et textes sont articulés par le sens que produit la raison éclairée. 32 Dans son avertissement liminaire, l’éditeur scientifique anonyme des Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps précise quelle est la mission de l’histoire chez Guizot en matière d’intelligence des faits et des liens qui les relient aux acteurs et aux facteurs : Enseigner le passé, non seulement à la mémoire, mais à l’intelligence ; retracer non seulement les faits, mais leur sens et leur lien ; mettre en scène les hommes qui ont influé sur le cours des choses ; retrouver et peindre, sous les noms propres et les événements particuliers, la destinée et les travaux, les victoires et les revers de la société et de l’âme humaine ; telle est la grande mission de l’histoire, mission bien incomplètement comprise jusqu’à nos jours (Guizot, 1858, p. 336). 33 Alors que Bossuet avait déjà eu l’idée d’une histoire universelle avec le Discours sur l’Histoire universelle (1681), en construisant son essai d’histoire de la civilisation sur les croyances religieuses, et que Montesquieu lui avait emboîté le pas avec De l’esprit des lois (1748), à partir des institutions politiques et civiles, la spécificité de Guizot a été de chercher à faire une histoire générale (Guizot, 1858, p. 336). 34 L’apport singulier de Guizot, c’est celui d’une grande synthèse historique, prenant en compte les interactions du politique, du social et du religieux pour comprendre ce qui fait la grandeur d’une civilisation. Celle-ci est solide, non en raison de sa valeur économique ou statistique éphémère car se mesurant aux autres, mais parce qu’elle possède des racines profondes et étendues. En cela, Guizot s’accorde avec l’historien Augustin Thierry (1795-1856) dans sa quête d’écrire l’histoire d’une civilisation « en la rattachant au passé, en lui rappelant son berceau », et ajoute : « La liberté est forte d’avoir vécu ; elle se fortifie par ses souvenirs, et la société, pour croire à elle-même, a besoin de n’être pas d’hier » (Guizot, 1816, p. 206). 35 Cette assurance ne se fonde pas sur une performance supérieure à celles des autres, mais sur l’enracinement et la capacité de donner un juste sens à l’histoire héritée, et dont l’homme, s’il en est l’acteur, n’est pas le souverain maître. C’est là ce que venait de comprendre Guizot en contribuant à la traduction et à l’annotation de l’Histoire de la Questions Vives, N° 28 | 2017 8 Pour sortir de la confusion, apprendre par l’histoire selon le jeune Guizot, ... décadence et de la chute de l’Empire romain de Gibbon1 (Gibbon, 1828). Il avait été comme frappé par une sorte de « révélation naturelle » en lisant ce « livre de la civilisation ». Saisi par la manière dont l’histoire s’est déroulée, il ne peut expliquer d’un point de vue humain comment la grandeur morale et sociale du christianisme s’est déployée en Europe et au-delà. Son engagement politique lui confirme la souveraineté du Dieu de la Bible, par-delà l’action des hommes qui ne se suffisent pas à eux-mêmes (Guizot, 1869, pp. 30-31). Ceci explique pourquoi, chez Guizot, le sens bien orienté a pour boussole les valeurs chrétiennes. La boussole : le sens qui relie les faits 36 Les voyages d’Adolphe confirment la façon dont Patrick Garcia résume la conception de l’histoire et sa finalité éducative chez Guizot : « Marquer le lien qui unit les générations, résorber la fracture révolutionnaire, se garantir autant de la tentation de faire table rase des traditions que de récuser les révolutions. En ce sens, l’histoire est un apprentissage de la modération en politique » (Garcia, 2007, p. 37). 37 C’est le sens qui, en reliant les différents faits de l’histoire sociopolitique, permet d’évaluer les progrès de la civilisation, notion centrale dans Les voyages d’Adolphe, que Lucien Febvre reconnaît fondamentale dans la méthode historique de Guizot. 38 Alors que Tissier définit « la civilisation » en matière de progrès d’un territoire quant aux savoirs et de valeur de ces « savoirs » (Tissier, 2005, p. 191), Guizot privilégie ce qui réunit harmonieusement plutôt que ce qui ordonne la « vie des peuples ». Il l’exprime avec cette métaphore : « une société civilisée n’est pas une fourmilière mieux organisée », et ajoute : « la civilisation est une espèce d’Océan qui fait la richesse d’un peuple, et au sein duquel tous les éléments de la vie du peuple, toutes les forces de son existence, viennent se réunir » (Guizot, 1828, p. 15, 7). Febvre confirme cette lecture du sens de la civilisation chez Guizot, voulant relier les idées dans un tout équilibré, alors que la primauté de la performance hiérarchise et dissocie. Il écrit : Analysant de façon méthodique et, pour ainsi dire, systématique la notion même de civilisation, il [Guizot] fournit à ses contemporains en même temps qu’un remarquable bilan d’idées, un exemple parfait de ces grandes constructions à la française, où se trouvent conciliés, avec une maîtrise supérieure (à la faveur de quelques coups de pouce adroits), les points de vue les plus opposés, et débrouillées, clarifiées, rendues aimables et séduisantes (au prix, naturellement, de quelques simplifications un peu fortes) les obscurités les plus noires et les complications les plus inextricables... (Febvre et al., 1930, p. 47). 39 Aujourd’hui, les termes « civilisation » et « faits historiques » font écho au rapport du recteur Joutard, qui, en 1989, militait pour une approche raisonnée des religions comme « faits de civilisation ». Ce concept de civilisation est repris dans le rapport Debray (2002, pp. 5, 11) pour justifier l’enseignement des grandes religions à l’école. Une histoire qui est là pour comprendre et non juger, comme l’écrivait Marc Bloch (1886-1944), cofondateur avec Lucien Febvre (1878-1956) de l’École des Annales, ce qui ferait de Guizot un précurseur de cette école (Bloch, 2012, pp. 124-134). Pascal Ory voit plutôt en Guizot un précurseur de « l’histoire culturelle ». Il entend par histoire culturelle « une modalité d’histoire sociale […] qui circonscrit son enquête aux phénomènes symboliques […] comme une histoire sociale des représentations », plutôt qu’une histoire des classes sociales (Ory, 2015, p. 12). 40 Le problème soulevé par Lucien Febvre, c’est l’absence de justification de modèle de « civilisation en progrès » chez Guizot. Pour lui, l’idéal est une civilisation libérale Questions Vives, N° 28 | 2017 9 Pour sortir de la confusion, apprendre par l’histoire selon le jeune Guizot, ... promue par les notables de sa sensibilité politique. Febvre rappelle qu’à l’époque, le progrès n’était pas favorable à tous, et que d’autres cherchaient à réformer la société sur la base d’un idéal politique différent. De son côté, Stéphane Zékian dénonce le parti pris même de « progrès » plutôt que de rupture chez les révolutionnaires (Zékian, 2011, pp. 55-82). Pour lui, la continuité dans laquelle s’inscrit Guizot est un frein à l’objectivité, et il pose la question : Fait-on l’histoire ou fait-on de la politique ? Mais peut-on faire de l’histoire de façon neutre ? 41 Selon nous, Garcia voit juste lorsqu’il parle du « va-et-vient entre histoire et politique » chez Guizot. Ce mouvement rend compte de la fonction sociale de l’histoire, qui n’est pas que de l’érudition pour savants (Garcia, 2007, p. 36). Ce double caractère du travail de l’historien ne se réclamant pas de « l’école méthodique » illustre l’indissociabilité du versant subjectif du travail de l’historien et de l’écriture de l’histoire qui relie les « faits » entre eux pour les comprendre et faire sens, comme le montre Ricœur (Ricœur, 1955, p. 30). Si la causalité des faits décrits s’explique, le sens, lui, se comprend et s’interprète. C’est ce qui distingue, jusqu’à un certain point, le travail de l’archiviste qui répertorie, conserve, élabore des notes de synthèse de celui de l’historien qui écrit l’histoire, en ayant sa propre vision du monde. Pour reprendre les termes d’Edgar Morin, l’historien n’est ni « le bruit » ni « la perturbation, [...] qu’il faut éliminer afin d’atteindre la connaissance objective » (Morin, 1999, p. 55). Si « parasite » il y a, c’est ce qui brouille en l’homme le raisonnement sain et non l’homme lui-même, qui défaille forcément, au moins à cause de sa finitude. 42 Guizot, le penseur éclectique, se garde de prescrire un modèle de gouvernement. La censure qui règne alors l’en empêche légalement. Il se garde aussi de prescrire un modèle pédagogique. Ce sont les ancres et la finalité qui sont déterminantes, ensuite à chacun de raisonner et de tracer son chemin pour arriver au but. C’est ce que rapporte Guizot dans son article bilan des Annales où il en appelle au travail de la raison de ses lecteurs pour faire œuvre de pédagogues auprès de leurs enfants. Il écrit : Indiquer le but vers lequel l’éducation doit tendre, et les principes fondamentaux qui doivent présider à sa marche, quelle que soit la route qu’elle suive pour y arriver, voilà tout ce qu’ils [les rédacteurs] ont entrepris, parce que c’est là tout ce qu’ils croient possible. Ils voudraient éclairer leurs lecteurs, et ne prétendent point les diriger ; c’est à leur raison qu’ils s’adressent, et c’est par elle seule qu’ils essaient d’exercer sur leur conduite une influence qui cesserait, à leur avis, d’être salutaire, si elle voulait s’étendre plus loin, c’est-à-dire dominer de plus près (Guizot, 1813a, p. 5). 43 Pourtant, tous les principes fondamentaux ne sont pas acceptés par tous. C’est le cas aujourd’hui encore pour ceux qui sont inscrits dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui, comme le montre l’historienne Valentine Zuber, se pose comme la « dernière utopie moderne » appelée à être le pivot d’un nouvel ordre social vers lequel tendre (Zuber, 2014). D’autres textes ou traditions orales sont en conflit avec cette Déclaration, qui, là où elle est reconnue, n’est pas toujours entièrement suivie. Un acte de foi est nécessaire pour préférer telle boussole à une autre. La vérité : l’antidote moral aux sophismes 44 Mais une boussole et des ancres ne protègent pas encore du raisonnement sophistique qui sème la confusion dans les esprits et les sociétés. Comme évoqué plus haut, pour Guizot, la cause de la confusion qui règne en son temps est « que la vérité n’a pas encore pris sa Questions Vives, N° 28 | 2017 10 Pour sortir de la confusion, apprendre par l’histoire selon le jeune Guizot, ... place entre les préjugés anciens tombant en ruines, et les idées nouvelles d’abord dénaturées ou exagérées » (Guizot, 1811a, p. 8). C’est ce à quoi tendait le professeur terminant son Discours prononcé pour l’ouverture du cours d’histoire moderne, le 11 décembre 1812, par ces mots : « Je serai trop payé si je puis vous faire faire quelques pas dans la route qui mène à la vérité ! » (Guizot, 1812b, p. 28). Vingt et un articles de fond dans les Annales sont destinés à fixer des « repères vrais » et à « prouver et développer les principes de l’éducation ». Pour Guizot, « la vérité est éternelle » et « vivante ». Elle est « la langue de Dieu même » (Guizot, 1811c, p. 321). Le texte est ainsi lié à une personne qui parle et dirige l’histoire sans la dicter. Cette « vérité incarnée » régénère l’exercice retors de la raison naturelle et fonde la morale. Reprenant Rabelais, pour Guizot, une « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » (Guizot, 1812a, p. 8). Conclusion 45 Dans les Annales et les Voyages d’Adolphe, le jeune Guizot montre comment « sortir de la confusion intellectuelle et morale qui règne en son temps par la méthode des ancres et de la boussole et du raisonnement sain, ou des principes fondamentaux vrais, des finalités justes et un raisonnement droit, purifié de tout sophisme. On y exerce l’enfant en lui apprenant à démêler lui-même le vrai du faux par le moyen de l’histoire sociopolitique. Cet usage de l’histoire impose un acte de foi : l’acceptation du présupposé de continuité de la civilisation et un travail continuel d’intelligence à la fois bien documenté et bien orienté. 46 Pourtant, pour Guizot le libéral, la morale et l’économie au sens grec de « loi, d’organisation de la maison » ne s’opposent pas. Une des particularités du protestantisme, duquel il s’est revendiqué, est, selon Max Weber, d’avoir encouragé l’accroissement de la richesse, mais à des fins de partage, et à une ascèse éthique assumée dans la consommation des biens (Weber, 1964, p. 132). 47 Alors que dans l’économie des connaissances décriée aujourd’hui, l’absence d’humanité fait problème, chez Guizot, l’anthropologie qui ouvre à l’autre est fondamentale. C’est elle qui nécessiterait maintenant de prolonger cet article, en particulier pour démêler le vrai du faux dans les offres de sociétés alternatives qui placent aujourd’hui le collaboratif au centre d’une économie de partage se voulant plus proches de la nature et d’une écologie durable. BIBLIOGRAPHIE Armagnac, L. (1887). Annales de l’éducation. Dans F. Buisson (éd.), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (vol. 1, partie 1, pp. 84-85). Paris : Hachette. Bloch, M. (2012). Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien (avant 1944). Paris : Armand Colin. Chalmel, L. (2011). Pour une « éthique du pédagogique ». Le Télémaque (38), 143-156. Questions Vives, N° 28 | 2017 11 Pour sortir de la confusion, apprendre par l’histoire selon le jeune Guizot, ... Defoe, D. (1836). Robinson Crusoé. Trad. par P. Borel. (1re éd. 1719). Paris : F. Borel et A. Varenne. Deleuze, J. P. F. (1810). Eudoxe, entretiens sur l’étude des sciences, des lettres et de la philosophie. Paris : F. 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RÉSUMÉS Cette contribution s’inscrit dans le champ de l’histoire des idées éducatives. Elle porte sur les idées éducatives du jeune Guizot, avant son entrée en politique. À partir des Annales de l’éducation (1811-1813), et plus particulièrement des Voyages d’Adolphe (1811-1812), l’article explore la fonction de l’enseignement de l’histoire chez Guizot, comme moyen de contribuer à former la jeunesse, et de sortir la société de la confusion intellectuelle et morale pour contribuer au progrès de la civilisation. L’article montre que, pour Guizot, il s’agit d’exercer la jeunesse à « l’intelligence des faits historiques », pour démêler le vrai du faux à partir de principes fondamentaux ou ancres et d’une boussole qui fait sens et par le moyen d’une raison saine, non sophistique. This contribution is part of the history of educational thought. It concerns the educational ideas of the young Guizot before his entry into politics. From the Annales de l’éducation (1811-1813), and more particularly Les voyages d'Adolphe (1811-1812), this article explores the function of Guizot's teaching of history, as a way of contributing to the training of youth, and thus to show society a way out of intellectual and moral confusion to contribute to the progress of civilization. The article shows that, for Guizot, this involves training youth in the "intelligence of historic facts", to unravel the truth from the false from fundamental principles or anchors and from a compass that makes sense by the way of a not sophistic reason. INDEX Mots-clés : valeur, civilisation, histoire culturelle, économie de la connaissance, roman pédagogique Keywords : value, civilization, cultural history, knowledge economy, educational roman AUTEUR ANNE RUOLT Docteur en sciences de l’éducation. Chercheur associé au Centre interdisciplinaire de recherche normand en éducation et formation (CIRNEF-Rouen), au Laboratoire interuniversitaire des Sciences de l’éducation et de la communication (LISEC, EA2310), et au Groupe sociétés religions et laïcités (GSRL, UMR 8582). Questions Vives, N° 28 | 2017 14