Le grec ancien ne connaît pas de terme générique pour désigner la mutilation corporelle ou l’action de mutiler : en revanche, il existe toute une variété de mots pour exprimer l’action de couper, de trancher, d’amputer, de priver un...
moreLe grec ancien ne connaît pas de terme générique pour désigner la mutilation corporelle ou l’action de mutiler : en revanche, il existe toute une variété de mots pour exprimer l’action de couper, de trancher, d’amputer, de priver un individu d’une partie de son corps. La principale difficulté est que, le plus souvent, ces mots possèdent plusieurs sens, parfois éloignés les uns des autres, au point de compliquer le travail du traducteur, voire de générer des contresens. Nous nous proposons, à titre d’exemple, d’explorer l’un de ces termes. Dans un passage de son discours Sur la couronne, Démosthène invective tous les traîtres qui, dans les principales cités grecques continentales, ont soutenu le parti macédonien : il les accuse d’avoir « mutilé » leurs patries respectives (ἠκρωτηριασμένοι τὰς αὑτῶν ἕκαστοι πατρίδας). Les principaux outils lexicographiques à notre disposition proposent trois sens au verbe employé, akrôtèriazô (ἀκρωτηριάζω) qui émanent des trois définitions du substantif akrôtèrion (ἀκρωτήριον) : amputer un homme d’extrémités du corps – ou akrôtèria (ἀκρωτήρια) – et par extension « mutiler » ; couper les akrôtèria des navires, c’est-à-dire leurs éléments saillants en métal (ceux de la proue en particulier) ; ou encore, dans un contexte géographique, former un promontoire, soit un akrôtèrion. Concernant le passage qui nous intéresse, à en croire Harpocration au IIe siècle de notre ère, suivi par l’ensemble des traducteurs modernes, Démosthène emploie ce terme dans sa première acception, mais au sens figuré : la patrie se trouve ainsi métaphoriquement personnifiée. Cependant, une étude approfondie des occurrences de ce terme jusqu’au début de l’époque impériale laisse entrevoir une apparition très tardive de ce sens dans la littérature conservée. Il est donc nécessaire de reprendre de manière systématique l’analyse des emplois d’akrôtèriazô afin de mieux appréhender son évolution sémantique. L’étude diachronique se révèle en effet très instructive : avant Démosthène, seul le sens de « couper la proue d’un navire » est attesté. Par ailleurs, l’utilisation de ce verbe pour désigner une amputation d’extrémités de corps humain n’apparaît qu’avec Polybe à la fin du IIe siècle av. J.-C. À partir de là, l’usage de ce terme se généralise, mais le sens classique disparaît. La grande majorité des mentions conservées concerne des ablations de membres, même si, de manière marginale, le sens figuré connaît également un certain usage à l’époque impériale. Ces constatations poussent à réévaluer l’image voulue par Démosthène dans son discours : nous posons l'hypothèse d’y voir, plutôt qu’une métaphore de mutilation corporelle, une comparaison avec des trières que l’on aurait volontairement privées de leur proue offensive, illustrant ainsi la situation d’Athènes et des autres cités grecques désarmées et à la merci de l’envahisseur macédonien.