Le Trésor de Nanette
Par Ligaran et Madame de Stolz
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Aperçu du livre
Le Trésor de Nanette - Ligaran
L’important, c’est d’être à ce qu’on fait.
CHAPITRE I
La petite femme de ménage
Quatre poules, un agneau, trois lapins, c’était toute la fortune de Madeleine, enfant de treize ans, seul appui d’une pauvre veuve qui avait encore deux petits garçons en bas âge. Le père de famille était mort depuis dix-huit mois. La mère avait lutté de toutes ses forces contre le malheur, mais sa santé ébranlée la rendait inhabile aux rudes travaux de la campagne, et d’ailleurs ses jeunes enfants demandaient des soins assidus ; malgré son courage et sa bonne volonté, la misère menaçait la chaumière des orphelins ; ce n’était pas cette misère désespérante des grandes villes ; non, il y avait toujours des roses dans le petit jardin, des parfums dans l’air, un tapis de verdure pour reposer les yeux. Ce n’était pas non plus cette pauvreté hardie qui se plaît à montrer ses haillons et son visage sombre pour attirer la pitié. Brigitte aurait abrégé le temps de son sommeil plutôt que de laisser ses enfants courir dans le village avec des habits déchirés. Au pantalon noir du bon petit Jacques, il y avait une pièce marron parfaitement mise, et qui témoignait en faveur de la ménagère.
Que faire cependant quand on est trop malheureux, quand les forces manquent, quand on sent qu’on ne peut plus suffire aux besoins qui se renouvellent tous les jours ? Faut-il perdre toute confiance ? Non, assurément, puisque la Providence est toujours là ; Brigitte le savait bien.
Un matin, il y eut entre la mère et la fille le dialogue suivant :
« Madeleine, il est tard, lève-toi, ouvre les volets ; je suis tout à fait malade, je n’en puis plus, il faut que tu fasses la petite femme de ménage.
– Me voici, n’aie pas peur, maman, je suis grande à présent, j’ai eu treize ans hier ! Mais qu’as-tu donc ? Comme tu es rouge !
– J’ai plus de fièvre qu’à l’ordinaire.
– Oh ! chère petite mère, attends, je vais me dépêcher, et je te ferai de bonne tisane de notre jardin : tu sais que j’ai fait sécher des violettes pour te guérir ? Et puis, dès que nous aurons un peu d’argent, je te mettrai un petit pot-au-feu, pour toi seule, et tu verras, ce sera comme du velours sur ton estomac.
– Quand nous aurons de l’argent, oui… mais comment en gagner ? je suis trop malade, et tu es trop jeune.
– Oh ! que non ! Laisse-moi faire, j’ai des idées qui roulent dans ma tête, tout s’arrangera. »
En parlant ainsi, Madeleine ouvrait les volets et respirait l’air frais et sain de la campagne qui, à cette heure matinale, réjouit le cœur. Elle referma la fenêtre, se mit à genoux au pied de son lit, fit une prière très courte, mais la fit de bon cœur, et se donna tout entière à l’ouvrage.
« Voyons, par où commence-t-on, dit-elle, quand on est la petite femme de ménage ?
– Fais d’abord un peu de feu, répondit la maman, pour cuire des pommes de terre, nous n’avons pas autre chose ; il nous reste bien peu de bois, n’en mets pas trop !
– Non, non, je suis très économe. Je vais faire comme toi : on met deux tisons qui se touchent et brûlent par le bout, un peu de petit bois au milieu, et puis le chaudron par-dessus. Vrai, si tu n’étais pas malade, je trouverais cette matinée charmante, c’est très amusant. Faut-il réveiller les enfants ? ajouta Madeleine avec une gravité comique.
– Non, laisse-les dormir, ils sont tranquilles dans leurs petits lits, et ne se doutent pas de tout ce qui leur manque.
– Chère maman, tu as de la peine à cause de nous ; c’est grand dommage, car nous sommes très heureux. Moi d’abord, je suis ta fille et je demeure avec toi, c’est tout ce que je demande : Jacques rit toute la journée, quant à André…
– Mon pauvre André, cher poupon qui désirait tant un petit morceau de sucre hier au soir ! dire qu’il m’a fallu le lui refuser ! à son âge, vois-tu, cela paraît bien sévère, il en pleurait.
– Bonne mère, tu n’as vu que ses larmes, tu n’as pas remarqué qu’il a ri aux éclats quand je lui ai fait une cocotte en papier.
– Je sais que tu trouves toujours moyen de consoler ton monde. Va ! tu es une bonne fille, et j’aurais grand tort de me plaindre, puisque je suis ta mère. D’ailleurs, en partant pour un monde meilleur, ton père m’a bien dit : Je ne te laisse pas seule avec les enfants, tu as Madeleine…
Allons, il ne faut pas que je parle de tout cela, je suis trop malade ; fais ton ménage bien doucement, je vais tâcher de sommeiller un peu.
– À la bonne heure ! Tourne-toi du côté du mur, ferme les yeux, et ne pense plus à nous. »
Brigitte jeta sur sa chère fille un regard plein de tendresse et ferma les yeux comme avait dit l’enfant, mais vainement elle essaya de ne plus penser aux objets de sa sollicitude ; une mère, même endormie, n’oublie pas ! La pauvre femme dans un demi-assoupissement voyait un monstre hideux s’approcher de sa chaumière ; ce monstre, c’était la faim à l’œil cave et menaçant qui semblait vouloir entrer de force et se précipiter sur les enfants : comment les défendre ?
La présence de Madeleine adoucissait néanmoins les inquiétudes de sa mère ; elle savait qu’il y a de grandes ressources dans le cœur d’une fille de treize ans, quand, à une profonde sensibilité, se joignent l’activité de l’action et le calme de la tête. Madeleine avait reçu de Dieu ces dons et les avait fait fructifier ; elle réfléchissait, elle savait peser, examiner, se décider pour le meilleur parti dans les plus petites choses, et c’est précisément dans les petites choses que se fait l’apprentissage de la vie.
La bonne Madeleine avait ce matin-là double mérite d’être en si belle humeur et de commencer si volontiers sa journée de ménagère, car c’était la fête de Sainte-Foy. Toutes les petites filles revêtaient leur plus beau costume, et se groupaient sur la place, regardant d’un air ébahi les joyeux apprêts qui tous les ans à pareil jour faisaient battre les cœurs.
Il y avait des chevaux de bois, des boutiques, un polichinelle, un tir, un géant, un veau à deux têtes, et plusieurs autres raretés du même goût, tout aussi jolies. De plus, on mettait à la loterie, et à peu de frais, la roue de la fortune vous jetait des macarons, une belle tasse de porcelaine, un bénitier, etc., etc. ; c’était à faire tourner la tête de joie et de plaisir. Le garde champêtre lui-même avait quitté son air sérieux pour en prendre un autre qui valait mieux cent fois ; il se pinçait les lèvres pour ne pas rire, et riait tout de même, car ses propres enfants participaient à la joie commune, et le père Lenoir était de ceux que la joie rend indulgents et meilleurs. D’ailleurs, les habitants de ce hameau fort éloigné des grandes villes étaient rarement en contradiction avec la loi, et le père Lenoir, à part son regard inquisiteur et son maintien roide et fâché, n’avait ordinairement rien à faire : deux ou trois culbutes par semaine en sortant de chez le marchand de vin, un coup de pied, trois ou quatre coups de poing, c’étaient les seuls délits connus en ce petit endroit ignoré du reste de l’univers. Aussi n’y était-il jamais question d’amendes, de voleurs, de prisons, de toutes ces vilaines choses que les journaux racontent, et qui font passer de très mauvaises nuits à leurs abonnés.
C’était plaisir à voir.
Pour en revenir à Madeleine, il était bien arrêté qu’elle ne serait point de la fête, mais qu’elle la verrait seulement en passant pour aller chez le boulanger : sa pauvre maman devait garder le lit toute la journée, et il fallait qu’elle fût bien malade, car elle était endurcie au travail et à la peine. Madeleine sentit une émotion inaccoutumée au premier son du tambourin des bateleurs, elle sauta involontairement ; mais son bon cœur lui dit que, à cause de sa maman malade et malheureuse, il ne fallait même pas penser à la fête. Elle se mit donc à balayer tout gentiment la grande chambre ouvrant sur la plaine, puis elle balaya aussi, et avec autant de soin, la petite pièce du fond qui était fort étroite et obscure. Madeleine savait qu’on doit entretenir la propreté partout, aussi bien dans les coins les plus secrets et les plus sombres que dans le milieu de la chambre. Fidèle à ce principe, qu’elle tenait de sa mère, notre ménagère allait et venait avec son balai, c’était plaisir à voir. C’est qu’elle n’aimait pas la poussière, suivante ordinaire de la paresse. De son lit, la maman qui ne dormait pas se disait :
« Elle sera bonne ouvrière, elle ne craindra pas sa peine : oh ! la brave enfant que j’ai là ! »
En effet, Madeleine se tourna et se retourna si vite et si bien que rien ne souffrit dans ce petit intérieur. L’œil d’un étranger eût pu se méprendre et attribuer à l’aisance l’aspect riant et soigné de la chambre. Les enfants proprement habillés jouaient devant la maison. Madeleine un peu lasse mais tout heureuse de s’être rendue utile, vint s’asseoir au pied du lit de sa mère et se mit à causer avec elle pour lui faire du bien, car elle sentait qu’il y a une véritable puissance dans le cœur et dans la parole d’une enfant tendrement chérie. Cependant Brigitte était bien fatiguée, elle avait lutté longtemps contre la maladie, l’heure était venue de souffrir.
CHAPITRE II
L’héritière du château
À cent pas de la chaumière de Brigitte, il y avait une grande et belle propriété appartenant à une autre veuve nommée Mme Tenassy. Cette dame était riche et paraissait heureuse. En voyant de loin les arbres majestueux de son parc, les passants disaient : « Qu’on doit être bien sous ces dômes de verdure ! » Et pourtant, dans sa splendide demeure, on connaissait les larmes, on se cachait pour en verser. Non, ce n’est pas le plus ou le moins de fortune qui rend joyeux, c’est uniquement le contentement intérieur.
Que d’élégance, quel confortable dans cette vaste habitation, comment ne pas s’y plaire ? Eh bien, il y avait là une jolie petite personne qui se croyait au contraire très malheureuse ; c’était Blanche, la fille unique de Mme Tenassy, l’héritière de ce château, de ces bois, de ces prairies. Vainement, depuis ses plus jeunes années, on l’avait entourée de soins intelligents, comblée de caresses, de cadeaux, d’affection ; elle, la dernière de sept enfants, et la seule qui eût survécu, recevait ces dons du ciel sans les apprécier, sans même les remarquer ; il lui semblait que cela devait être ainsi, que tout lui était dû, et qu’il lui manquait encore beaucoup de choses.
Blanche avait bon cœur, hâtons-nous de le dire ; la souffrance des autres lui faisait de la peine, elle avait pitié même des animaux, et ne faisait jamais de mal inutilement ou exprès à aucun être vivant. Mais quelle petite tête que celle de Blanche ! Étourdie, légère, elle n’était jamais attentive à l’acte qu’elle accomplissait : impatiente, presque colère, elle s’irritait de la moindre contrariété ; paresseuse et sans goût pour aucun genre de travail, elle étudiait mal, lisait peu ou sans comprendre, ce qui est fort ridicule, et demeurait par conséquent dans une ignorance honteuse.
Sa mère avait beaucoup de chagrin, et quoiqu’elle fût riche, elle se trouvait pauvre, parce qu’il lui manquait une bonne petite fille soumise, obéissante et réfléchie, telle qu’elle s’était plu à la rêver en berçant autrefois son enfant sur ses genoux.
L’éducation de Blanche se faisait mal. Sa mère, qui avait eu le dévouement de se charger de cette tâche, était obligée de recourir sans cesse aux réprimandes et même aux punitions, et chaque leçon devenait un long ennui pour la maîtresse et pour l’élève. Les années se succédaient sans rien améliorer. Blanche, à treize ans, n’était assurément ni menteuse ni gourmande ; mais, à part ces deux énormes défauts qui sont affreux, elle les avait tous, et comme elle ne luttait point, sa nature capricieuse et difficile avait pris le dessus et restait dans l’ornière comme une voiture embourbée qui ne peut regagner sa voie.
Mme Tenassy ne savait plus quel parti prendre pour réformer sa fille et la rendre capable d’occuper un rang élevé, où elle serait plus obligée qu’une autre de donner le bon exemple.
Un jour, c’était précisément le jour de la fête du village, la matinée avait été plus orageuse que jamais. Blanche s’était levée longtemps après l’heure de son réveil, et il est à remarquer qu’une journée mal commencée est rarement une bonne journée : elle avait fait sa prière par routine en regardant les mouches voler, et il y avait beaucoup de mouches, car c’était la saison. Elle avait flâné en s’habillant, flâné au point d’employer une heure et demie à sa toilette : or, il est bien prouvé qu’une petite fille qui flâne en s’habillant se prive d’une partie de son intelligence, et se trouve inhabile à l’étude quand il lui faut s’y appliquer. L’âme est comme étrangère aux actes qu’on accomplit trop lentement, ou sans suite ; le corps agit presque seul comme une machine montée. Mlle Tenassy, en s’habillant, faisait quantité de mouvements inutiles, et une centaine de petits pas à droite, à gauche, en avant, en arrière, allant dix fois chercher l’un après l’autre dix objets qu’elle aurait pu prendre ensemble, se lavant tout doucement, comme si elle se fût crue de verre, se peignant avec des précautions infinies, et