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LE CONCEPT DE RAISON ISLAMIQUE
La raison ne peut se passer de l'enseignement ex
auditu, comme l'enseignement ex auditu ne peut se passer de la raison. Celui qui pousse accepter la soumission aveugle l'enseignement donn et carter compltement la raison est un irrflchi; celui qui se contente exclusivement de la raison et se passe des lumires du Coran et de la Sunna est victime de l'illu sion -. Ghazl, l1].y', III, 15. La revendication d'une Raison ternelle en harmonie prtablie avec un enseignement rvl, a toujours t prsente non seulement dans les diffrentes coles de pense en Islam, mais galement en Judasme et en Christianisme. La foi dans le donn rvl conforte, claire et guide la raison humaine qui, livre elle-mme, ne peut qu'errer. La croyance en une origine divine de l'Intellect qui garantit l'enracinement ontologique des oprations de la raison, a t gnrali se, en Islam, par ce fameux hadth inspir par le courant de pense mana tiste : La premire crature que Dieu ait cr fut l'intellect; Il dit alors: par toi, j'accorde et par toi, je refuse - (1). La raison se trouve ainsi, la fois, transcendantalise et soumise aux dterminations smantiques de la Parole de Dieu. En effet, comme l'a bien not 1. Massigon (2), chaque nom coranique (ism) confre la chose sa ralit (') Christiane Souriau qui a relu soigneusement mon texte, m'a suggr de supprimer les guillemets dont j'entourais les concepts trop chargs de connotations polmiques de valeurs idolo giques et que je m'efforce justement de rapproprier dans la perspective d'une reprise critique de tout l'quipement intellectuel de la pense islamique classique. Il est vrai que la frquence des guillemets peut constituer une gne pour le lecteur. J'ai d donc y renoncer. Le lecteur voudra bien ne pas perdre de vue que le qualificatif islamique dans raison islamique, rfre la prtention des musulmans constituer une. raison. suprieure toutes celles qui ont fonctionn ou fonctionnent hors de toute rfrence la Parole de Dieu recueillie dans le Coran. D'un point de vue philosophique, une telle prtention reste videmment problmatique sinon irrecevable. Il en va de mme pour orthodoxie et orthodoxe. (1) lBN TAYMIYYA a dnonc le caractre apocryphe de ce hadith; cf. l'intressante discussion qu'il y consacre dans Bughyat al-murtd, d. Le Caire 1329, pp. 1-52; cf. aussi MISKAWAYH, Risla fi l:aql wal-ma' ql, d. M. Arkoun in Arabica 1964/1, pp. 80 87; galement J. JOLIVET. L'Intellect selun Kind, Brill 1971. (2) In La passion de Hallj, 2 e d. Gallimard 1975, t. III, pp. 183 sv, et index s.v. haqqa, ism, kawn, hukm. 306 M. ARKOUN intrinsque (haqqa) selon la science de Dieu, son existence objective (kawn) dans la cration, son statut lgal (hukm) dans l'existence historique des hom mes. Ainsi, toute la pense islamique s'est dveloppe sur la base d'une croyance (origine et soutien divins de la raison) concrtise par un corpus linguistique trs prcis: le Coran, auquel l'intervention de Chfi' adjoindra la Sunna. C'est en ce sens qu'on peut parler d'une raison islamique. On a beaucoup crit sur la description formelle de cette raison, sur ses productions et son volution; mais il n'existe pas encore d'analyse dconstruc tive et de critique pistmologique de ses principes, de ses procdures, de ses catgories, de sa thmatique, de l'impens dcoulant de son organisation ty pique du pensable. Une telle enqute s'impose, aujourd'hui, pour deux raisons: 1) Du point de vue de l'histoire gnrale de la pense, il est urgent d'appliquer l'tude de l'Islam, les mthodologies et les problmatiques nouvel les (= largissements historiques, linguistiques, smiotiques, anthropologiques, philosophiques; recherche des conditions sociales de production et de reproduc tion des raisons) pour remdier aux insuffisances et aux dangers de l'histoire linaire et abstraite des ides. 2) L'Islam politique actuel se rclame d'un ordre des raisons qui renvoie la fonction lgitimante de la raison islamique classique: il importe de s'interroger sur la pertinence religieuse, historique et philosophique d'une telle prtention. Cela suppose trois parcours: - quel est le statut pistmologique de la raison islamique classique? - entre la raison islamique classique et l'ordre des raisons invoqu dans les discours islamiques contemporains, y a-t-il une continuit historique saisissable ou une discontinuit de fait voile par une srie de projections culturelles sur le pass? - que dit la pense islamique actuelle sur l'historicit de la raison en gnral et de la raison islamique en particulier? Ces questions pourront tre regroupes sous les titres suivants: 1. - La Raison Islamique Classl:que. II. - Islam(sJ, Raison orthodoxe et sens pratique. III. - Discours arabes contemporains et Raison Islamique ('). 1. - LA RAISON ISLAMIQUE CLASSIQUE (R.I.C.) Comment cerner cette raison? O la saisir? Peut-on dsigner un corpus et une poque o elle se prsenterait dans sa forme, son contenu et son fonctionnement achevs? Fautil privilgier une famille d'esprits, une cole, une discipline pour imposer la notion thorique et pratique de R.r.C. ? t) Note de la rdaction: L'ensemble de ce texte est trop long pour tre publi in extenso. Le lecteur trouvera ici les deux premires parties, et la troisime probablement dans Arabica. 307 LE CONCEPT DE RAISON ISLAMIQUE De fait, on peut envisager plusieurs dmarches: ou bien reconstituer la gense de la notion depuis le Coran jusqu'au Ille. Iye/Ix e - xe s.; ou bien passer en revue les diffrentes conceptions du <aql affirmes par les diverses coles et dterminer celle qui mrite le plus le qualificatif islamique (3); ou bien enfin, partir d'un corpus restreint et rayonner, chronologiquement vers l'avant et l'aprs, spatialement vers les divers milieux socio-culturels. La premire proc dure nous ramnerait l'histoire linaire des ides; la seconde briserait les systmes de pense dont il faudrait justement retrouver les fonctions et les significations; la troisime s'impose parce qu'il existe une uvretest dj reconnue comme le centre de convergences et de rayonnements multiples partir du Ille - IXes. : il s'agit de la Risla de Chfi< (150-2041767-820). Plutt que de donner une justification a priori de ce choix, on prfre montrer, chemin faisant, en quoi la science des Ul al-fiqh et l'laboration pousse qu'en a propose Chfi< pour la premire fois, permettent de dgager un concept opratoire - historiquement et spculativement - de R.I.C. 1-1) PRSENTATION DE LA RISLA DE CHFI'i. Il importe peu, pour notre propos, de savoir si la Risla a t compose en rponse la demande d'un certain 'Abd ar-Rahmn b. Mahd, traditionniste de Basra (m. 198/813), ou simplement pour lucider des problmes souvent discuts dans une atmosphre de vive comptition entre les coles. On ne s'attardera pas non plus l'examen des rapports entre la version irakienne et la version gyptienne qui seule nous est parvenue et qui a t acheve peu avant la mort de l'auteur (4). Il sera, en revanche, trs instructif de prciser les caractristiques du livre dans sa rdaction finale qui a t lue, tudie, assimi le par des gnrations de croyants au point que la tombe de l'auteur, en Egypte, demeure encore un lieu de vnration (5). Au temps de Chfi', la composition des traits n'obissait pas encore aux rgles de classification et de divisions en cascade qui s'imposeront partir du lye/xe s. sous l'influence de l'aristotlisme (cf. Mward, Ghazl, Rz, etc... ). Voil pourquoi la Risla se prsente comme une suite de dveloppements sur des points plus ou moins indpendants; le souci didactique typique du genre risla apparat dans les rponses de l'auteur aux questions d'un interlocuteur rel ou fictif. Le peu d'intrt port l'articulation interne du texte est manifeste jusque dans l'dition d'A. Shkir (Le Caire, 1940) qui pulvrise d'videntes units textuelles en paragraphes artificiels (procd repris dans l'dition de Mohammad Sayyid Kayln, Le Caire, 1969, qui arrive 1 821 paragraphes). L'ouvrage comporte, cependant, des divisions formelles en chapitres: dans sa traduction anglaise, M. Khadduri en propose XV avec des subdivisions (3) Cf. infra. (4) Cf. M. KHADDL'RI, Islamicjurisprudence, Baltimore 1961, introduction. (5) Comme en tmoigne l'tude originale de SAYYID 'U\\'.-ll's, Zhirat irsl arrasl il cUlrih alimm 2 e d. Le Caire 1978. ----_. -------- - ----------------------- ----------- 308 M.ARKUN en 825 paragraphes qui ne s'imposent pas davantage que dans les ditions arabes. Cela veut dire que le principe de lecture de la Risla et des ouvrages classiques en gnral, n'a pas chang depuis Chfi': on continue, comme les auditeurs de celui-ci, retenir les formes manifestes par une criture (raison nements, dmonstrations, rfutations, dfinitions, noncs juridiques, etc... ) sans chercher saisir les principes sous-jacents qui organisent et produisent tout le discours de la Risla. Il suffit de parcourir les titres de chapitres numrs dans la table des matires pour s'apercevoir qu'ils traitent tous d'un problme central: les fondements de l'Autorit en Islam. Au nom de qui, au nom de quoi et selon quelles procdures dmonstratives, un jugement de vrit, une rgle de droit (hukm) deviennent-ils non seulement contraignants pour l'homme, mais indispensables sa marche dans la Voie (char'a) du Salut? Comme on le verra, cette interrogation dpasse les limites de la simple mtho dologie juridique; elle dfinit le principe de lecture des textes coraniques et des hadith en tant que sources de l'Autorit, elle-mme perue comme l'instance suprme de lgitimation des pouvoirs humains: pouvoir politique du calife et de ses dlgus, pouvoir judiciaire du qdi, pouvoir intellectuel du <lim. L'Autorit des textes sacrs, mme lorsqu'ils sont explicitement lgislatifs, dborde toujours la norme juridique par la rfrence l'Absolu de Dieu. Tous les sujets abords dans la Risla s'ordonnent autour de cette recherche qui relve la fois de la philosophie politique, de l'pistmologie du droit, des rapports entre vrit et histoire, entre langue, vrit et droit. Bien que l'auteur n'use pas de ces expressions, il fournit une riche matire qui peut s'inscrire sous chacune d'elles. Si l'on revient sa terminologie, les quinze titres proposs par M. Khadduri peuvent tre regroups sous un titre gn rique: LES FONDEMENTS DE L'AUTORIT EN ISLAM et en quatre sections: al De l'Autorit religieuse; b) Le Coran, source explicite de normes fondes sur l'Autorit divine; principes de lecture et procdures d'laboration; cl La Sunna et l'Autorit du Prophte; d) Procdures humaines d'laboration et respect de l'Autorit: l'ijm< ou con sensus de la Communaut; l'ijtihd et ses principales modalits: le qiys, l'istihsn, l'ikhtilf (analogie, apprciation du mieux, divergence). L'ensemble des thmes et des exemples traits se rpartissent aisment sous ces quatre grands chapitres. Ajoutons pour confirmer les donnes de cette premire analyse, que si l'on considre le chapitre 1 comme une introduction, les trois suivants traduisent l'importance hirarchique des instances de l'Auto rit non seulement par leur ordre de succession, mais aussi par l'ampleur des dveloppements: le Coran est omniprsent (220 versets cits); le hadith occupe 105 pages dans la traduction anglaise (100 hadth cits); le 4" chapitre n'occupe que 67 pages. 309 LE CONCEPT DE RAISON ISLAMIQUE Cette prsentation des caractristiques formelles de la Risla atteste dj l'intervention d'une raison strictement encadre et oriente: elle volue dans le cadre d'un corpus fini et ferm (le Coran + le hadth authentique); elle est oriente vers la saisie de l'Autorit absolue qui transcende, claire et com mande toutes ses oprations. Nous allons prciser davantage les contours, les procdures, les contenus et les horizons de cette raison en approfondissant deux lignes de recherches prsentes dans la Risla: Langue, Vrit et Droit; Vrit et Histoire. 1-2) LANGUE. VRIT ET DROIT. Ce thme trs riche est abord ds le dbut du livre propos de l'exposi tion claire {al-bayn} dans le Coran. A la suite de Chfi', les traits d'Ul al fiqh commenceront toujours par une introduction linguistique, alors que les traits de thologie spculative {kalm, Ul ad-dn} accorderont une place grandissante des considrations critiques sur le 'ilm en gnral, dans le sillage de l'intellectualisme aristotlicien. C'est que le juriste travaille sur un corpus limit aux versets et aux hadth contenu lgislatif; pour parvenir des noncs dpourvus de toute ambigut, il doit commencer par soumettre les textes-sources une analyse philologique et rhtorique trs minutieuse. Il ne se dsintresse pas pour autant des problmes gnraux de l'exgse; il continue de partager avec le thologien le souci d'affirmer la transcendance et la cohrence du donn rvl. C'est ce qui fera crire plus tard AImid (m. 631-1233) que la science du droit repose sur trois bases: la thologie spcula tive, la langue arabe et les qualifications lgales {al-ahkm ach-char'iyya} (6). L'introduction de Chfi' justifie dj cette remarque, puisqu'elle dpasse les problmes smantiques et rhtoriques pour dfendre le statut privilgi de la langue arabe par rapport aux langues trangres (lisn al-'ajam). On sait que le thme est souvent abord dans le Coran, car il a fallu justifier le choix de la langue arabe pour transmettre la rvlation et prouver l'authenticit divine de celle-ci par le caractre inimitable du discours produit {tjz}. Chfi' ne dispose pas des arguments et du vocabulaire techniques qu'utiliseront aprs lui les spcialistes dans les discussions sur l'origine des langues et le discours inimita ble du Coran. Son expos n'en est que plus intressant car il permet de saisir certaines ides-force constitutives de la conviction islamique, mais que les auteurs rattachent la raison. L'analyse critique doit s'attacher montrer que ce passage de la conviction la raison est typique de tout exercice de la pense soumise aux impratifs de la foi. On transfre des propositions indmontrables, des tres mentaux sans ncessit au domaine des ralits objectivables, dmon trables, vrifiables l'aide des rgles communes tous les usagers de la raison pratique (7). (6l Al-Ihkm fi ul al-ahkm, Le Caire 1914. I. p. 156. (7 Rserver la langue arabe un statut ontologique qui garantit la singularit et la supriorit de sa smantique, de sa syntaxe. de sa stylistique. de sa rhtorique, c'est crer un tre mental sans ncessit autre que celle de transfrer tout le discours de la Loi religieuse la validit divine du discours coranique. De fait. on verra que toute la logique juridique de Chfi' opre des 310 M. ARKOUN Dans cette perspective, il n'est pas indiffrent de noter que les neuf premires pages (8) de la Risla contiennent le rappel des lments fondamen taux de la conviction islamique: les limites et les directions dans lesquelles s'exercera la raison tout au long de l'ouvrage, se trouvent ainsi parfaitement dfinies. Mme les eulogies que le lecteur moderne a tendance ngliger, mritent d'tre prises en considration, car elles signalent une frontire du pensable que le croyant ne franchira jamais. Pour bien percevoir les connexions, les passages subtils entre conviction et raison, ou contrat fiduciaire et contrat de vri-diction, il est ncessaire de retenir ici les articles de foi noncs avec vigueur par Chfi'. On peut les ramener dix: 1) Al-hamdu lillhi... La premire parole de l'auteur est celle que Dieu a enseigne au Prophte et aux hommes pour dire et vivre la relation ontologigue fondatrice de toutes les autres relations avec Dieu, les tres, le monde, l'histoire (9). 2) Dieu a envoy Muhammad alors que les hommes taient diviss en deux catgories: - les peuples du Livre qui avaient modifi les statuts fixs par Lui, forg des mensonges avec leurs langues... ; - ceux qui ont t infidles Dieu et ont dress de leurs mains des pierres, du bois, des images qu'ils trouvrent beaux, auxquels ils donnrent des noms. 3) Avant que Dieu sauve ces infidles en envoyant Muhammad, prvalait l'infidlit (kufr); vivants, ils persistaient dans la rbellion et suscitaient la colre de Dieu; morts, ils subissaient le tourment dcrit par Dieu. 4) Lorsque la rbellion des peuples infidles a atteint son comble, Dieu a appliqu Son Dcret (qad') - comme Il l'a fait au cours des sicles antrieures - en manifestant Sa religion prfre. 5) Pour communiquer Sa Rvlation, Il a choisi Muhammad, la plus minente des cratures, qui runit tou tes les qualits agres pour la vie religieuse et profane. Il a ainsi distingu le peuple et les plus proches parents de Muhammad en leur adressant d'abord l'Avertissement qu'Il tendit ensuite tous les hommes. 6) Il lui a rvl Son Livre o Il a dfini clairement le licite et l'illicite pour tester l'obissance des cratures en les soumettant l'obligation de Lui rendre un culte par leurs paroles et leurs uvres. 7) Tout ce qui est rvl dans Son Livre manifeste Sa Misricorde et la Preuve de Son Existence; qui connat le Livre, sait cela; qui L'ignore, l'ignore. 8) Celui qui a pu acqurir la science des qualifications fixes par Dieu dans son Livre et qui russit parler et agir en fonction de la connaissance qu'il en a, celuil atteint la vertu dans la vie religieuse et profane; la dignit de guide religieux doit lui tre reconnue (imma fd dn). Seule l'intelligence profonde du Livre de Dieu et de la Tradition de Son Prophte, permet de rendre grce Celui qui nous a combl de bienfaits avant que nous les mritions, en nous incluant dans la meilleure des communauts apparues parmi les hommes. 10) Aucun adepte de la religion de Dieu ne peut se trouver dans une situation pour laquelle le Livre de Dieu ne contienne une indication (dall) sur la bonne conduite correspondante. L'intrt de ces propositions qui sont toutes prouves JO par des versets coraniques, est qu'elles n'expriment pas le point de vue isol d'un auteur, ni sauts ontologiques chaque fois qu'il s'agit de passer d'un al, postul plus qu'tabli, aux qualifica tions lgales que le juge doit appliquer. L'autorit de la sunna, de ljm' et du qiy8 repose logiquement sur celle de Dieu; mais la manipulation de chaque al - y compris le Coran - par les 'l1lam, introduit tous les alas de l'interprtation, de la transmission historique (riw,va), du raisonnement: toutes oprations lies aux croyances scientifiques, aux postulats organisateurs d'un systme culturel. L'tre mental produit une conviction religieuse qui n'est jamais vrifie dans ses fondements constitutifs, mais qui s'impose la communaut des fidles par ses fonctions psycholo giques et ses productions culturelles (au sens ethnologique). (8) Nous renvoyons toujours la traduction anglaise de M. KHADDURI, lslamic jl1nspridence, op. cit., <J.ui permet de retrouver facilement le texte arabe. (9) Cf. notre Lecture de la fti\:la, in Mlanges A. Abel, Brill 1974, I, pp. 18sv. 311 LE CONCEPT DE RAISON ISLAMIQUE mme l'esprit d'une culture enferme dans un cadre spatio-temporel rvolu; non seulement elles continuent de structurer l'imaginaire collectif des musul mans d'aujourd'hui, mais on retrouve l'quivalent de chacune d'elles dans les noncs dogmatiques juifs et chrtiens: il suffit de remplacer Muhammad par Mose ou Jsus, le Coran par la Thora ou les Evangiles. On peut donc parler d'une raison thologique qui a t et demeure l'uvre dans les socits du Livre. A partir d'un vnement-avnement qui partage l'histoire en un avant et un aprs, la raison s'attache construire une cohrence contraignante pour l'esprit, apaisante pour l'me (sukn an-nais), nourrissante pour le cur; elle produit ainsi le 'ilm, la fois co-naissance, ou adhsion immdiate du cur des vrits irrfragables et science, ou ensemble de procdures techniques pour infrer partir des textes, les rgles pratiques de la conduite. La participation de la raison-intelligence ('aql), de l'me et du cur, dans la production, la transmission, l'application du 'ilm, suppose l'imbrication de l'imaginaire et du rationnel, du psychique et du psychologique, de la conscience mythique et de la conscience historique, de la perception symbolique et de l'analyse philologique... C'est ce que ngligent ou oublient de montrer bien des histoires modernes de la pense religieuse: force de transcrire les seules spculations conceptuelles des traits philosophico-thologiques, on pulvrise l'unit vivante de l'homme et de la culture dans les socits du Livre. La suite du propos de Chfi' confirme ces observations. Puisque les voies et les moyens du Salut de tous les hommes sont clairement exposs dans le Livre, la premire tche de la raison va consister lire correctement tout le Livre. Pour cela, il faut d'abord lever un obstacle thorique: Un des points de la connaissance totale du Livre de Dieu est de savoir qu'il est entirement rvl en langue arabe (p. 39). Ce jugement de fait a soulev les rticences et les critiques des non-arabes ('ajam) qui soutenaient que le Coran use galement de termes trangers. Chfi' rpond avec condescendance ces gens qui auraient mieux fait d'viter de parler sans preuves et sans interroger les partisans d'un avjs diffrent. Mais ceux qui soutiennent que le Coran contient des termes autres que ceux de l'arabe et voient cette opinion accepte par d'autres, ont peut-tre voulu dire que le Coran comporte des termes particuliers partiellement ignors de certains arabes [...J. De toutes les langues, l'arabe est celle qui dispose des ressources les plus vastes et du lexique le plus riche. Nous ne connaissons pas d'homme autre qu'un prophte qui en apprhende la totalit; mais aucune de ses parties n'chappe tous ses usagers au point qu'il ne se trouve personne qui la connaisse (...J. Si l'on demande: quelle preuve y a-t-il que le Livre de Dieu est en langue arabe sans qu'aucune autre y soit mle? Je rpondrai: la preuve est dans le Livre de Dieu o il est dit: Nous n'avons envoy aucun messager qui ne s'exprimt dans la langue de son peuple. (Coran XIV, 4) ...Si l'on objecte que les messagers avant Muhammad taient envoys leurs peuples respectifs seulement, alors que Muhammad a t envoy tous les hommes, ce qui suppose qu'il a t envoy avec la langue de son peuple seulement, les autres tant alors obligs d'apprendre ce qu'ils peuvent de cette langue; ou bien qu'il a t envoy avec leurs langues respectives, qu'est-ce qui prouve alors qu'il a t envoy uniquement avec la langue de son peuple? Je dirai: puisque les langues sont tellement diffrentes que les peuples ne se comprennent pas entre eux, il est invitable que les uns apprennent la langue des autres et que la supriorit soit reconnue la langue adopte par ceux qui -------- ._-------- 312 M. ARKOUN l'adoptent. Le peuple qui mrite le plus que lui soit reconnue une telle supriorit est celui dont la langue est celle du Prophte. Il n'est pas permis - mais Dieu sait mieux - au peuple dont la langue est celle du Prophte d'adopter, ft-ce une lettre, d'une autre langue; bien au contraire, toutes les langues doivent suivre celle du Prophte et tous les peuples des religions antrieures doivent suivre sa religion... Il incombe donc tout musulman de dployer tous ses efforts pour apprendre l'arabe jusqu' confesser, en cette langue, qu'il n'y a d'autre divinit que Dieu et que Muhammad est Son serviteur et Son envoy, rciter le Livre de Dieu, prononcer les mentions prescrites de takbr (=Dieu est le plus grand), de tasbh ( =Dieu soit glorifi), de tachahhud (profession de foi), etc. " (pp. 43-47). L'auteur prcise bien qu'il a tenu appeler l'attention du commun peuple ('mma) sur le fait que le Coran est rvl en langue arabe, pour trois raisons: - on ne peut clairer les expressions globales de la science du livre si l'on ignore l'extension de l'arabe; - donner le bon conseil (naha) aux musulmans est une obligation canonique (fard); - faire clater la vrit (haqq) et l'appliquer, comme l'exige l'obissance Dieu (p. 49). Il Y a donc un lien linguistique irrductible tout autre entre la Vrit transcendante rvle par Dieu (al-Haqq}, les vrits-droits (huqq ) et les expressions qu'elles ont reues, en arabe, dans le Coran. Ce lien a fait l'objet de constantes recherches en thologie spculative ('ilm al-kalm) et en linguistique arabe ('ilm al.' arabiyya) ds le IIel VIIIe sicle. Mais on constate que Chfi' ne s'embarrasse nullement des argumentations techniques dveloppes dans les deux disciplines. Il est vrai que le dogme mu'tazilite du Coran cr ne sera officiellement proclam qu'en 213/827 et que Chfi' a quitt l'Irak pour l'Egypte en 198/814. Quoi qu'il en soit de son attitude personnelle l'gard de ce courant de pense, on retiendra surtout que son expos signifie plus par ce qu'il limine que par ce qu'il retient. En effet, pour renforcer les convictions du plus grand nombre ('mma), l'argument d'autorit (= citations de versets et de hadth) suffit; c'est par ce mode simple d'articulation des vrits que des schmes thologiques tenaces seront popularises et fonctionneront jusqu' nos jours comme autant de prjugs collectifs actifs. Le discours juridique a d'au tant mieux contribu la diffusion et au maintien de ces schmes que le f l ~ q h a continu s'imposer durant l'ge de la reproduction scolastique (vne,xIw/xrve'Xlx e s.) comme la science par excellence, alors que les autres disciplines ont dclin ou disparu. La mthodologie juridique, elle-mme rduite aux principes d'une seule cole (madhhab), a longtemps couronn l'ducation coranique qui dveloppe chez l'enfant et l'adolescent des rflexes thologiques. Il est intressant de noter que la raison islamique ainsi constitue et largement reproduite, doit ses premires limitations thoriques aux guides fondateurs d'coles. Voyons jusqu' quel point le traitement des rapports entre Vrit et Histoire dans la Risla, permet de modifier ou de confirmer nos premires indications sur la raison islamique. 1-3) VRIT ET HISTOIRE La confrontation de ces deux concepts traduit une inquitude philoso phique et thologique propre la pense moderne. Elle n'est possible, en effet, LE CONCEPT DE RAISON ISLAMIQUE 313 que dans une culture fortement pntre par la connaissance historique posi tive : je veux dire non seulement par l'exigence historiciste sur la succession et la ralit des faits, mais par les problmes que pose l'historicit de la condition humaine. Sans chapper aux pressions de mythologies renaissantes, la pense moderne a conquis la dimension mythique en la distinguant, par analyse, de la dimension historique. De ce fait, elle ne peut plus se contenter, comme la pense religieuse traditionnelle, de vrifications historicistes de faits isols, pour riger le Livre rvl en Canon, c'est--dire en norme transcendante, intangible de toute initiative humaine, ontologiquement valide (la). On tomberait dans un intolrable anachronisme si l'on cherchait chez Chfi' de telles distinctions. Mais il est ncessaire de prparer nos investiga tions ultrieures en montrant comment l'auteur de la Risla a contribu enfermer la raison islamique dans une mthodologie qui va fonctionner comme une stratgie d'annulation de l'historicit. En effet, force de systmatiser le raisonnement juridique appliqu des textes formels (Coran et hadth) coups du vcu initial autant que des besoins immdiats, il a cherch disqualifier les raisonnements personnels (ra 'y, istihsn) qui intgraient les traditions vivantes en s'loignant plus ou moins de la Norme originaire. Il ne suffit pas d'impr gner le droit de valeurs thico-religieuses; il faut le transcendantaliser par des techniques formelles d'infrence (istidll) des rgles juridiques partir d'un corpus clos d'noncs divins ou prophtiques. Tout cela a dj t clairement montr par J. Schacht (11); il reste dgager les orientations qu'imprime la mthodologie de Chfi' au rapport Vrit et Histoire. On observera d'abord que s'il est souvent question de vrit (haqq) dans la Risla, l'histoire, comme discipline, n'y intervient pas explicitement. Les rf rences des faits ou des personnages historiques sont galement rares. Cette indication s'accorde parfaitement avec la perspective transcendantalisante de l'auteur: l'histoire humaine importe peu puisqu'elle est trouble, errante, ngative avant la Rvlation coranique; aprs, elle doit tre purifie et oriente par les Commandements et les Interdits communiqus par Dieu et Son envoy. La soumission de la raison saine (aZ-'aql al-ahh) l'Autorit de la Loi divine, va jusqu' se manifester dans l'criture de Chfi', par des formules comme si Dieu veut -, Dieu sait plus -; bien qu'elles soient strotypes, ces formules reprennent, dans certains contextes, la signification trs prcise d'une restric tion de la conscience scrupuleuse soumise l'preuve d'expliciter les Volonts de Dieu dans des dfinitions juridiques applicables par le juge. C'est dire que le rapport Vrit et histoire est sens unique: le Coran est une descente - de la Parole de Dieu sur l'histoire des hommes; il ne doit rien celle-ci; il l'inscrit, au contraire, dans le droulement d'un temps eschatolo (10) Jusqu'ici seule la pense chrtienne pousse par les conqutes intellectuelles de la science historique, s'est proccupe de la confrontation entre thologie, philosophie et histoire. La bibliographie est abondante; cf. en dernier lieu Pierre GI8EL: Vrit et Histoire. La thologie dans la modernit, Beauchesne 1977. Une partie importante de l'uvre de Paul Ricur s'inscrit dans cette direction de recherche encore totalement absente dans la ;ense islamique. (11) Dans Origins of Muhammadan jurisprudence, 3 impression, Oxford 1959. 11 314 M. ARKOUN gique, puisque toutes les conduites dans cette vie (ad-duny) ne prendront leur vrai sens que dans l'Autre (al-khira). Et c'est pour assurer la rigoureuse articulation de toutes les vies individuelles (as-siyar) au Plan de Dieu sur notre histoire que le travail du docteur de la Loi (al-'lim) doit tre soumis une rglementation stricte. Voici les conditions de validit de toute intervention d'une autorit humaine en ce domaine: Il n'est pas loisible au dirigeant d'accepter, ni au gouverneur de tolrer que quelqu'un [donne une apprciation personnelle]; pas plus que le jurisconsulte ne doit dlivrer un avis qui que ce soit; moins qu'il soit unanimement reconnu en possession de la science du Livre, de la science de son abrogeant et de son abrog, de ses noncs portant sur les cas gnraux, de ses noncs visant les cas particuliers, de ses rgles de bonne conduite {adab}; en possession de la science des traditions de l'Envoy de Dieu et des positions des dtenteurs du 'ilm, anciens et modernes; de la science de la langue arabe; en possession de la raison, capable de discerner les textes ambigus et de manier correctement l'analogie {al-qiys}. 8'illui manque une seule de ces qualits, il ne lui est pas permis de pratiquer l'analogie; de mme, s'il possde la science des donnes de base (ul), mais ignore la technique de l'analogie qui est un procd driv {far'}, il n'est pas permis de lui demander d'exercer le raisonnement analogique; s'il connat la technique de l'analogie mais ignore toutou partie des donnes de base, il n'est pas davantage permis de lui dire: raisonne par analogie avec ce que tu sais (12). Avant de commenter ce passage, laissons l'auteur prciser l'autorit qui s'attache aux traditions de l'Envoy de Dieu et ce qu'il entend finalement par 'ilm. On reconnat gnralement Chfi' le mrite d'avoir impos le Hadth - ou ensemble des traditions remontant au Prophte - comme la deuxime SourceFondement non seulement du droit, mais de l'Islam en tant que sytme de croyances et de non croyances. Jusqu' lui, les traditions remontant aux Compagnons et mme aux Suivants (tbt'n) l'emportaient sur celles qui parvenaient jusqu'au Prophte: dans le Muwatta', par exemple, 822 hdth sont cits contre 898 thr ou traditions s'arrtant soit aux Compagnons (613), soit aux Suivants (285) (13). Lorsqu'on se trouvait devant deux traditions contradic toires, on les rejetait l'une et l'autre pour que s'exerce librement l'opinion personnelle (ra 'y),. on privilgiait de mme le consensus des autorits locales: toutes attitudes et procdures qui aboutissaient au renforcement de traditions vivantes locales avec trois coles gographiquement et sociologiquement repra bles : la mdinoise avec Mlik, l'irakienne avec Ab Hanifa et la syrienne avec Awz' (14). C'est contre ces tendances que ragit Chfi' dans son Kitb ikhtilf al hadth (Trait des divergences du hadth) et dans sa Risla. Au-del des solu tions de cas d'espce qui constituent l'objet de la jurisprudence proprement dite ('ilm al-fur'), l'enjeu ultime de la discussion, c'est l'Autorit (al-amr) en tant qu'instance de lgitimation du pouvoir politique central (khilfa, imma, sul 12l ACH-CHAF, Kitb ibtl al-istihsn, in Kitb al-Umm, Le Caire 1325, VII, 274. 13 D'aprs J. SCHACHT, Origins, op. cit. ( 14 J. SCHACHT, An introduction to islamic law, Oxford 1966, pp. 28 sv. 315 LE CONCEPT DE RAISON ISLAMIQUE tn) (15) dont procde par dlgation (tafwd) le pouvoir judiciaire (qad). Cela ressort nettement de l'insistance de Chfi' pour prouver JO que l'Autorit s'attache exclusivement aux traditions du Prophte. Il cite cet effet, les versets du Coran qui tablissent nettement l'obligation canonique pour chaque croyant (fard 'ayn) d'obir au Prophte. Il vaut la peine pour la suite de notre propos, de rassembler ici ces versets: e Croyez donc en Dieu et en ses envoys et ne dites pas: e trois ! Cessez! cela sera mieux pour vous. Dieu est Un; Il est trop lev pour qu'I1 ait un fils! (IV,171). e Les croyants sont seulement ceux qui ont cru en Dieu et en Son envoy; ceux qui, engags avec lui dans une affaire commune, ne se retirent pas sans lui avoir demand la permission JO (XXIV, 62). c Notre Seigneur, envoie-leur un Aptre issu d'eux-mmes: il leur rcitera Tes versets, leur enseignera le Livre et la Sagesse et les purifiera. En vrit, Tu es le Tout Puissant, le Sage (II, 129). e De mme que Nous avons envoy parmi vous un Aptre issu de vous, qui vous rcite Nos versets, vous purifie, vous enseigne le Livre et la Sagesse et vous enseigne ce que vous ne saviez pas (II, 151). c Dieu a accord une Faveur aux croyants lorsqu'II a envoy parmi eux un Aptre issu d'eux, qui leur rcite Nos versets, les purifie, leur enseigne le Livre et la Sagesse, bien que, antrieurement, ils fussent dans un garement vident (III, 164). c C'est lui qui a envoy parmi les Gentils (Ummiyyn) un Aptre issu d'eux mmes pour leur rciter Ses versets, les purifier, leur enseigner le Livre et la Sagesse, bien que, auparavant, ils fussent dans un errement vident (LXII, 2). Souvenez-vous de la Faveur de Dieu envers vous, de ce quIl vous a rvl du Livre et de la Sagesse par lesquels Il vous exhorte (II, 231). e Dieu a fait descendre vers toi le Livre et la Sagesse et Il t'a enseign ce que tu ne savais pas; la Grce de Dieu envers toi est sans mesure (IV, 113). c Souvenez-vous [femmes du Prophte] des versets de Dieu et de la Sagesse qui sont rcits en vos demeures! Dieu est, en vrit, subtil et bien inform (XXXIII, 34) (Risla, pp. 72-77). Que Chfi' ait cru devoir citer tous ces versets qui reprennent la mme ide dans les mmes termes, que le Coran ait dj tant insist pour lier l'Autorit de l'Envoy celle du Livre et de la Sagesse, prouvent quel point les destinataires du message sont demeurs rcalcitrants. Ce fait historique ne retient pas, cependant, l'attention de notre auteur qui s'empresse plutt d'identifier la Sagesse la Sunna de l'Envoy de Dieu en invoquant ceux qui sont verss dans la science du Coran JO. Il n'est ds lors pas permis - mais Dieu sait plus - d'identifier ici la Sagesse d'autre chose qu' la Sunna de l'Envoy de Dieu. En effet, la Sagesse est jointe au Livre de Dieu et Dieu a fait de l'obissance Son Envoy une obligation... JO (p. 77). La dmonstration JO se poursuit avec des versets o l'obligation d'obir l'Envoy est associe celle d'obir Dieu, d'autres o seule l'obissance l'Envoy est mentionne: e Lorsque Dieu et Son Envoy on dcrt un Ordre, il n'appartient plus un croyant, ni une croyante d'exercer son propre choix. Quiconque dsobit Dieu et Son envoy est dans un garement vident (XXXIII, 36). (15) Cf. notre tude Autorit et pouvoirs en Islam " in Poul'oir et Vrit, d. du Cerf 1981. 316 M. ARKOUN e a vous qui croyez! obissez Dieu, obissez l'Envoy et ceux parmi vous qui dtiennent le pouvoir (16). Si un diffrend clate entre vous, soumettez-le Dieu et l'Envoy, si vous croyez en Dieu et au Jour dernier; c'est bien mieux et l'issue est prfrable" (IV, 62). "Ceux qui obissent Dieu et l'Envoy, ceux-l sont avec les prophtes, les vridiques, les tmoins et les saints que Dieu a combls de bienfaits. Quels excellents compagnons que ceux-l! ,. (IV, 71). e Ceux qui te prtent serment d'allgeance le prtent en fait Dieu; la main de Dieu est sur leurs mains; quiconque est parjure l'est seulement contre soi-mme; mais qui est fidle l'engagement pris envers Dieu, recevra de Celui-ci une rtribution sans mesure,. (XLVIII, 10). e Non! Par ton Seigneur, ils ne croiront que lorsqu'ils t'auront pris pour arbitre des diffrends qui surgissent entre eux et que, l'ayant fait, ils ne ressentent plus de malaise devant tes dcisions et s'y soumettent totalement,. (IV, 65). e Lorsqu'ils sont appels devant Dieu et Son envoy pour qu'il arbitre entre eux, voici qu'un groupe d'entre eux se dtourne; mais si le droit est pour eux, ils viennent lui, soumis. Y a-t-il un mal en leurs curs? sont-ils sceptiques? ou craignent-ils que Dieu et Son Envoy soient de parti pris contre eux? Non! ceux-l sont plutt les injustes! En effet, lorsque les croyants sont appels devant Dieu et Son Envoy pour qu'il arbitre entre eux, ils disent seulement: nous entendons et nous obissons... ,. (XXIV, 48-51). L'obissance l'Envoy repose elle-mme sur le fait que e Dieu a claire ment prcis Ses cra'tures l'obligation prescrite Son Envoy de se confor mer ce qui lui a t rvl, aux Commandements et la Direction attests par Dieu comme ceux que l'Envoy a effectivement suivis (p. 84) : e Suis ce qui t'a t rvl de la part de ton Seigneur; il n'y a point de dieu, sinon Lui, dtourne-toi des polythistes" (VI, 106). e Nous t'avons ensuite plac sur une voie de l'Ordre (al-Amr); suis-la donc et ne suis pas les passions de ceux qui ne savent pas,. (XLV, 18) (pp. 84-85). Comment caractriser la e dmonstration,. de Chfi' ? Sur quoi repose-t elle? Qu'entrane-t-elle pour le contenu et le fonctionnement de la raison en contexte islamique; et plus gnralement pour le rapport Vrit et histoire? Il importe ce stade de distinguer la raison et les raisons. L'arabe utilise le mme signifiant 'aql d'une part en tant que nom verbal de 'aqala pour dsigner l'effort vers l'explicitation des raisons ou explications qui font com prendre et justifient; et d'autre part en tant que substantif pour rfrer au ma'ql, c'est--dire ce qui est rendu intelligible et possde la 'illa, raison d'tre pour les phnomnes en gnral, ratio legis pour les rgles de droit. Au me/Ix e s., la raison va s'imposer comme une puissance de dcouverte et de dmonstration sous l'influence de la philosophie grecque; mais cette raison technique arme de principes, de mthodes, de langages formels systmatiss, va devoir compter avec la pntration intime, directe de la Vrit telle que l'expriment le Coran, l'exprience vcue du Prophte reprise, amplifie, incar (16) Pour une relecture de ce verset. cf. notre e Introduction une tude des rapports entre Islam et politique., in Confrence internationale de sociologie religieuse, Lille 1979, pp. 11-27. Chfi'i ne s'intresse pas au problme du pouvoir comme le feront Mward, Ghazl, Ibn Khaldn... LE CONCEPT DE RAISON ISLAMIQUE 317 ne dans la vie des transmetteurstmoins. Ainsi se sont constitues des oppositions dont les enjeux pistmologiques dpassent le cas particulier de la pense islamique: hifz/'ilm-in'a =ensemble de donnes positives mmorises / systme de connaissances acquises l'aide de stratgies techniques de la raison; riwya/ dirya et sam' naqU'aql = transmission des donnes positives par des tmoins directs / connaissance obtenue par la raison discursive. Ces distinctions ne sont pas purement spculatives; elles correspondent des cadres socio-culturels dont l'extension et les caractristiques ont beaucoup vari du rant les quatre premiers sicles de l'hgire. Il ne s'agit pas des c classes de savants,. (tabaqt) qui reproduisent l'enseignement d'une cole pendant plu sieurs gnrations; mais de clivages de porte anthropologique entre les grou pes soumis la seule tradition orale et les groupes qui accdaient l'criture, ceux dont l'imaginaire social accueillait tous les rcits hagiographiques, les reprsentations surnaturelles, les manifestations du divin... , et ceux qui liaient la pratique crite d'une c science certaine" tablie par la raison, l'exercice du pouvoir et au contrle de l'orthodoxie religieuse. Cependant, les cloisons n'taient pas tanches durant les sicles de recherche et de cration. Ainsi, avec Chfi', nous saisissons le 'ilm au stade o les traditions religieuses transmises oralement et mmorises vont faire l'objet d'un inventaire critique et d'analyses rationalisantes pour servir de preuves (dall, hujja) dans des disciplines techniques comme la thologie et le droit. c Le 'ilm, liton dans Ikhtilf alhadth, est de deux sortes: celui qui consiste suivre et celui qui consiste dduire (ittib' /istinbt). Le premier consiste suivre: 1) le Coran; en l'absence de texte formel, 2) la Sunna; en l'absence de texte, 3) les enseignements de l'ensemble de nos Anciens contre lesquels personne, notre connaissance, ne s'est lev; en l'absence de texte, 4) l'analogie (qiys) fonde sur le Livre de Dieu; en l'absence de cas de base, 6) l'analogie fonde sur les enseignements de l'ensemble de nos Anciens que personne n'a contest. il n'est pas permis de se prononcer en dehors de l'analogie; si celleci, pratique par des personnes autorises, conduit des positions divergentes, il est possible chacun de se prononcer en fonction de sa rflexion personnelle (ijtihd); mais alors, il ne peut suivre quelqu'un d'autre qui a abouti une position diff rente" (17). Avec ce texte et les prcdents, nous disposons d'indications suffisan tes (18) pour tenter de rpondre nos questions sur le concept de raison tel qu'il fonctionne chez Chfi' et tel qu'il prdominera dans une immense littra ture jusqu' nos jours. Du point de vue du croyant, l'homologation de l'Autorit de la Sunna par celle du Coran n'est qu'une application de l'injonction insistante de Dieu Lui mme. On note que les versets accumuls sont lus sans aucune difficult linguistique, thologique ou historique; ils sont jugs assez clairs (bayn) pour ne ncessiter aucune espce d'exgse; ils sont accompagns d'une courte (17) Kitb ikhtilf al-hadith (en marge du K. alUmm, t. Vil). pp. 148-49. (18) On les compltera en lisant les articles ijm', qiys, 'il/a, hukm, istihsan et istilh dans E.I. 2" d. 318 M. ARKOUN paraphrase pour corroborer plus que pour expliciter la seule ide ncessaire l'laboration d'une thorie et d'une mthodologie. Une telle lecture renforce le sentiment d'une transparence du Coran: si l'on possde toute la comptence linguistique requise en arabe, on saisit toutes les significations voulues par Dieu et actualisables dans la conduite de chaque croyant. Cette transparence postule par le lecteur juriste du Coran, entrane des consquences pour le statut du discours coranique et pour l'exercice de la rflexion normative qui fixe les rapports de l'homme avec la vrit et l'histoire. En effet, le discours coranique n'est pas envisag dans sa complexit linguis tique, littraire et smiotique; le rle de la mtaphore, du symbole, du mythe est soit rduit, par une critique littraire inchoative (19), une rhtorique inimitable (tjz) destine enrichir et embellir le sens propre (haqqa oppose majz), soit gomm par le juriste-thologien au profit d'une galisation des signifis coraniques avec ceux d'une conceptualisation thico-juridique, ou co gnitive (en thologie), d'un donn social-historique foisonnant. Cet aplatisse ment du dscours religieux plurivoque sur le plan d'un littralisme ou d'un conceptualisme univoques est manifeste dans le traitement des versets choisis par Chfi' pour travailler le concept d'Autorit: il arrive, en effet, tendre ce concept la Sunna du Prophte, au prix d'un abaissement de Dieu Transcen dant jusqu' l'immanence politique et sociale o s'exerait l'action concrte du Prophte, et d'une lvation de celui-ci au-dessus des conjonctures et des contingences qu'il a eu rellement matriser. Par ce double mouvement, la stratgie politique de Muhammad coupe de son historicit, devient une Figure transhistorique de l'Autorit: la relation Dieu-Envoy passe du ct de la Transcendance, puisque Dieu parle et agit effectivement dans l'histoire par la mdiation de l'Envoy qui dcide en toute Infaillibilit ('ima) et chemine sur la Bonne Direction (hud); l'homme peut alors tre entran dans cette relation en devenant c le compagnon (rafuz) des prophtes, des tmoins et des saints -. La Sunna transcendantalise peut seconder, complter le Coran pour tendre l'opration de transcendantalisation la totalit de l'histoire humaine. Les sept tapes hirarchises (en incluant l'ijm') que doit parcourir tout docteur habilit prononcer un hukm - un jugement de vrit dans l'ordre de la connaissance thorique, ou dans celui des conduites thico-juridiques) traduisent trs clairement un souci de contrler l'historicit des socits en faisant prvaloir, en toutes circonstances, le Jugement de Dieu, tel que la raison dment exerce le dduit des textes formels (n). L'inventivit de cette raison totalement soumise l'Autorit absolue de Dieu, atteint un degr mouvant dans la thorie de l'analogie qui doit tre fonde sur la 'illa ou ratio legis (encore nomme ma'n chez Chfi', comme chez Sibawayh en gram maire (20). La 'illa = ma'n est un lment invariant qui permet d'tablir une analogie entre un cas de base (al) et un cas driv (far'), ce qui rend lgitime l'application d'une mme qualification lgale (hukm) aux deux cas. Autrement (19) Cf. notre tude La mtaphore dans le Coran, in Arabica 198113. (20) Cf; A. HAD.),SALAH, Lingui.stique arabe et lingui.stique gnrale. Essai de mthodologie et d'pistmologie du 'ilm al-'arabiyya, thse Paris IV 1979, p, 1002. 319 LE CONCEPT DE RAISON ISLAMIQUE dit, toute situation nouvelle doit avoir quelque racine (al) dans l'espace ontologique - et pas seulement smantique - dlimit par les textes formels; c'est pourquoi, les Ul ad-dn et les Ul al-fiqh rfrent - indistinctement, il est vrai - plusieurs instances: ontologique, thologique, mthodologique, smantique et, accessoirement, historique. La fragilit de la procdure qui consiste confronter le cas de base et le cas driv pour mettre en vidence la 'illa-ma'na, a t dnonce par certains auteurs opposs l'analogie (21). Mais ce sont l des divergences secondaires qui ne remettent pas en cause l'attitude fondamentale de la raison normative issue de l'assentiment inconditionnel au donn rvl: que cette raison cons truise une mthodologie dont la mise en uvre est rserve une lite de docteurs (voie sunnite), qu'elle invoque l'autorit des Imm prolonge par le consensus de la Communaut (voie chIite), qu'elle s'abrite derrire le Magistre doctrinal de l'Eglise (voie catholique) ou la Tradition talmudique (voie juive), ou, enfin, la prtention positiviste de la Science universelle, la condition humaine se trouve toujours enferme dans une mme dialectique de l'Autorit absolue et de pouvoirs dviants, incontrlables. Peut-on dire que la raison croyante dans la perspective de la Rvlation monothiste, a compens par un sens aigu de la relation un Dieu Vivant parmi nous, par une humble soumission aux obligations rituelles, par l'acceptation nave des promesses de vie ternelle, sa prtention exorbitante mdiatiser le Jugement de Dieu au cours de l'histoire terrestre? En ce qui concerne l'exemple islamique, il est sr que les juristes-thologiens, arms de leurs principes et de leur mthodologie, ont pes lourdement sur le destin des socits en pourchassant toutes les formes d'innovation (bida'), en ritualisant l'excs les conduites, en forant les singularits s'intgrer dans les dfinitions orthodoxes ou disparatre. Inver sement, ils ont russi rduire l'anomie de socits voues la dispersion et au jeu mcanique de forces matrielles, biologiques ou sociologiques; ils ont contribu la constitution de secteurs de rationalit, en des temps et des aires socio-culturelles o prdominaient des croyances naves, des savoir-faire effica ces, mais limits, des mythologies alinantes. Mais, dira-t-on, la raison islamique ne peut tre rduite celle que les juristes-thologiens ont constitue et tent de gnraliser toute articulation vraie d'un savoir et toute action valide. Les Ul al-fiqh sont rests une science spculative qui n'a pas empch le droit de se dvelopper comme une construction et une pratique positives; les Ul ad-dn n'ont pas davantage limit - tout au moins durant la priode classique - ni l'panouissement d'une raison scientifique exprimentale ni la prolifration des coles de pense trs diffrencies. Pour mieux cerner pistmologiquement et socioculturelle ment la notion de R.I.C., il nous reste, en fait, clarifier les questions suivantes: 1} Sur quelles disciplines, outre les Ul al-fiqh, s'est appuye la R.I.C. pour affirmer son efficacit et imposer sa permanence devant les raisons (21) La critique la plus vigoureuse est celle d'Ibn HAZM dans A./-Ihkm fi u/ a/-ahkm, Le Caire 1345. 320 M.ARKOUN concurrentes ou hostiles qui sont apparues au moment o elle livrait ses principaux combats? 2) Comment se situent ces raisons concurrentes ou hostiles, dsignes inlassablement comme des garements et de fausses raisons par la R.I.C. constitue (cf. la littrature hrsiographique des ahl as-Sunna wal-jam'a)? Peut-on parler de plusieurs raisons exprimant des pistms diffrentes, ou d'une mme raison - pistmiquement parlant - qui poursuit des intrts idologiques et symboliques adapts aux multiples groupes ethno-socio-culturels rpandus sur la vaste terre d'Islam? 3) Comment expliquer le triomphe durable d'une Raison islamique ortho doxe l'exclusion des autres formes manifestes pendant les cinq premiers sicles de l'Hgire? Et peut-on dire que cette Raison a rgn sans partage jusqu' nos jours dans tous les secteurs et tous les niveaux d'existence des socits touches par l'Islam? Cette dernire question nous amnera esquis ser une approche ethno-sociologique de la Raison islamique orthodoxe; nous l'examinerons dans la seconde partie de cette tude sous le titre Islam(s), Raison orthodoxe et sens pratique. 1-4) DISCOURS HISTORIOGRAPHIQUE ET DISCOURS THOLOGIQUE. On entendra ici par discours toute articulation d'un sens en fonction a) des contraintes particulires d'un tat et d'un niveau de langue; h) de la pression de slection des lments de la connaissance que tout locuteur-auteur en tant que membre d'un groupe engag dans une histoire, manifeste dans son intervention discursive; c) des lans, des intuitions, des protestations, des crations du sujet engag dans une exprience existentielle singulire. Cette dfinition n'est pas emprunte une cole linguistique particu lire; elle est propose pour sa porte heuristique; elle sera retenue dans la mesure o l'analyse du discours historiographique et thologique en islam, permet de reconnatre une mme stratgie de la raison pour articuler le mme sens que celui que nous avons dj dgag de la Risla de Chfi'. Ce qui nous intresse, rptons-le, ce ne sont pas les informations accumules dans ces discours, mais les principes cognitifs qui commandent leur articulation, la raison profonde qui valide leur sens (= direction et significations). Considrons, pour commencer, le discours de la Sra [Biograhie du Pro phte] tel qu'il nous est parvenu dans l'articulation que lui a donne Ibn Ishq {85-1511704-767) (22). On a dj relev les traits formels du rcit de ce dernier: il s'abrite derrire des autorits dont le contrle lui chappe (za'am; fi m dhukira l; f m balaghan...); il subit la pression des rcits populaires vhiculs par les conteurs et sermonnaires (q, w'i.?l, des amplifications hagiogra phiques, des citations potiques; il participe au camouflage objectivant inau (22) Ed. Muhammad Hamidullah, Rabat 1976. 321 LE CONCEPT DE RAISON ISLAMIQUE gur par le Coran contre la Jhiliyya: celle-ci est camoufle ou prsente ngativement pour mieux objectiver l'vidente vrit de l'Islam; il insiste par des anecdotes appropries, sur les indices, les valeurs, les symboles constitutifs de la nouvelle identit islamique; en rapportant les miracles, les actions d'clat, les arbres gnalogiques, les situations dramatiques... , il construit une Figure Symbolique Idale destine hanter, dynamiser l'imaginaire collectif plus qu'il ne reconstitue la biographie d'un homme le plus souvent nomm Rasl Allah, Envoy de Dieu, alors que le Coran insistait sur sa dimension proprement humaine. Mais on peut aller plus loin dans l'analyse du rcit en montrant qu'il reproduit les procds connus de ce qu'on nomme, en smiotique, la manipula- tion (opration de persuasion), la comptence (faire-tre), les performances (transformation des tats), la sanction (opration interprtative rendue possible par la manipulation en phase initiale de la squence narrative). Ces quatre phases font du rcit une organisation signifiante selon le tableau suivant (23) : (1) (4) Dimension manipulation sanction cognitive (persuasion) (interprtation) Dimension Comptence'r:erformance pragmatique (2) 3) Dans la rcente dition de Hamidullah, l'ensemble du texte est subdivis en 520 units narratives d'ingale longueur, mais invariablement prsentes dans le cadre formel du Hadth (isnd + matn). Comme chaque unit est construite l'aide des mmes schmas smiotiques, postule la mme relation fiduciaire (contrat de foi qui conditionne la vridicit du rcit) entre l'tre et le paratre des personnages, des tats, des vnements mis en scne (au sens le plus littraire que met en vidence justement l'analyse smiotique), l'ensemble des rcits fonctionnent comme une vaste composition narrative dont nous retiendrons les traits pertinents pour notre dfinition de la Raison islamique orthodoxe. Les historiens soucieux d'inscrire leur vraie place tous les vnements, tous les personnages, tous les faits mentionns par Ibn Ishq, ont reconnu l'honntet de celui-ci, tout en soulignant l'vidente transfiguration que le rcit fait subir l'poque vise et, notamment, l'acteur central. La critique la plus pousse dans ce sens vient d'tre reprise par P. Crone qui note, juste titre, que l'histoire de l'Islam primitif est irrmdiablement fausse par les condi- tions socio-politiques et culturelles dans lesquelles elle a t conue, raconte, puis transcrite: les narrateurs-auteurs mergeaient, en effet, dans la socit de conqute" en tant qu'acteurs tendant former le groupe des 'ulam' : or, ceux-ci luttaient dj pour accaparer l'autorit religieuse et l'exercer face aux (23) Pour le commentaire de ce tableau, cf. Elments d'analyse, in Smiotique et Bible 1979, na 16, pp. 17. 322 M.ARKUN pouvoirs sculiers acquis et conservs par la force. Des nouveaux convertis introduisaient des intrts idologiques et symboliques varis et marginali- saient trs vite - comme cela apparat dans la Sra - les matriaux et mme le cadre structurel de la tradition tribale arabe. Les anecdotes atemporelles, les situations paradigmatiques reproductibles dans les conduites des croyants, les jugements et les maximes qui nourriront la sagesse ternelle des nations, l'emportent sur la connaissance historique objective, parce que, dans la perspec- tive des 'ulam', il s'agit d'abord d'assurer les bases d'une autorit transcen- dante au nom de laquelle s'exprimera la Raison orthodoxe (24). A cette conclusion de la lecture historico-critique de la Sra et de la littrature historiographique dveloppe dans son sillage, l'analyse smiotique ajoute que, quand mme on parviendrait une certaine connaissance du pass vis par cette littrature, il reste que le discours de l'histoire en gnral - mais spcialement peut-tre dans l'aire marque par le phnomne du Livre rvl ou des Ecritures saintes - a eu partie lie avec le discours de la thologie jusqu' la conqute difficile, rcente et incomplte d'un territoire et de mthodes propres l'histoire. Nous avons vu comment Chfi' a partag l'espace habit en une terre d'Islam et une terre d'infidlit, le temps de l'histoire en un avant priv de sens et un aprs o tout s'ordonne et prend sens partir de la Vrit coranique et de l'enseignement de Muhammad. Tabar commente la totalit du Coran l'aide de rcits composs sur le modle de ceux de la Sra (25). La littrature biographique et hrsiographique est commande par les mmes dfinitions, les mmes partages de porte thologique. Le genre c annales JO (hawliyyt) cite chronologiquement des vnements discontinus, con- tingents, privs de signification tant qu'ils ne sont pas perus dans le cadre de l'espace-temps thologique. Miskawayh et Ibn Khaldn tentent d'introduire une rationalit positive; mais ils ne brisent nullement la structure cognitive mise en place grce une pratique normative de la langue, du droit, de l'historiogra- phie et de la thologie (= nahw - lugha - fiqh - akhbr - thr - hadth - ta'rkh - kalm: sciences religieuses, traditionnelles o la raison orthodoxe s'affirme comme une raison constitue et constituante, produite et reproductive) (26). Le discours thologique, de son ct, se dploie et impose sa ncessit et ses conclusions, dans les limites cognitives fixes par les rcits des transmet- teurs du Coran et du Hadth. Le raisonnement thologique utilise premire- ment les arguments d'autorit (dall qat' = re-citation de versets ou de ha- dth), secondairement des procds logico-smantiques, dialectiques, rhto- (24) Il va de soi que toute tradition de pense se constite, s'impose et se perptue grce une raison orthodoxe assimile et reproduite par les membres de la communaut. Le R majuscule rfre la prdominance sociologique et politique des sunnites et non une supriorit pistmolo- gique ou transcendantale comme le voudraient les croyants. Aujourd'hui encore, on interprte couramment le c rveil de l'Islam. comme un juste retour sur la scne de l'histoire de la raison islamique d'essence divine. On lira une analyse historique de ces processus dans P. CRONE : Slaves on horses, Cambridge 1980. (25j Cf. notre Lecture de la sourate XVIII, in Annales, E.S.C. 1980/3-4, pp. 418-36. (26 Cf. notre Humanisme arabe au H!I!/ xe sicle, J. Vrin 1970, pp. 327-354; et c Nahnu wa bnu Khaldn " in Actes du colloque Ibn Khaldn, Rabat 1981. 323 LE CONCEPT DE RAISON ISLAMIQUE riques (27). Tout comme l'historien-traditionniste, le thologien ne prte pas attention la manipulation subreptice qu'il effectue chaque fois qu'il re-cite un propos du Coran ou du Prophte: il faut y insister, car la Raison islamique - comme la Raison juive, chrtienne, marxiste, constitue en systme de postu- lats et de procdures pour exprimer et maintenir l'Orthodoxie - s'est donn des facilits qui la disqualifient en tant que raison critique. Une premire manipulation aux consquences structurelles et pistmolo- giques que l'on commence seulement considrer en anthropologie et en linguistique, consiste passer du propos oral au texte crit. C'est ce que l'on a fait trs tt pour le Coran; c'est ce qu'ont fait les diteurs de la Sra comme Ibn Hichm (m. 213 ou 2181 828 ou 833). La pratique s'est gnralise plus rapidement aprs l'introduction de la fabrication du papier (fin du IIel VIlle s). En relation avec les besoins administratifs et idologiques de l'Etat abbside, on passe de la raison - un mode d'articulation des raisons - propre la tradition orale, ce que l'on a dcrit sous le nom de c raison graphique,. (28). Le passage traduit une modification profonde de la configuration des socits traditionnelles, du rapport des forces entre les catgories sociales, du jeu de ces rapports avec l'mergence des clercs d'une part, d'une bourgeoisie commerante d'autre part. On ne peut, cependant, situer la Raison islamique orthodoxe entirement du ct de la c raison graphique ,., tatique, clricale et bourgeoise; nous verrons qu'elle a toujours travers les frontires sociales, politiques et anthropologiques parce qu'elle n'a jamais cess, en fait, de se nourrir de la sve populaire et mme de s'y enraciner aussi. La seconde manipulation consiste postuler une continuit structurelle et une homognit smantique entre l'espace-temps initial du propos (= si- tuation de discours o a t nonc, pour la premire fois, le verset ou 'le hadth) et les espaces-temps varis o les mmes propos devenus textes (nu) sont re-cits. Ici encore, on passe, sans s'interroger sur les conditions de possibilit, de propos jaillis d'une exprience intrieure irrductible (celle du Prophte), ou accompagnant une action collective (le Prophte et ses partisans) des contenus mmoriss ou consigns graphiquement pour tre projets sur des expriences et des actions dont la gense, la configuraion et la porte sont ncessairement changeantes. Il est vrai que par leur forme linguistique initiale, les propos devenus textes ou contenus mmoriss, se prtent toutes le oprations de projection et d'universalisation: il s'agit, comme nous l'avons montr ailleurs, d'un langage de structure mythique. Mais ici l'analyste doit s'interroger sur la lgitimit et les consquences possibles de sa propre intervention: la continuit et l'homognit postules par toutes les traditions vivantes, dfinissent, en fait, une organisation et une pratique (au sens dfini par P. Bourdieu et que nous reprendrons plus loin) de la conscience mythique produite par et reproduisant un systme donn de (27) Cf. G. VAJDA, Les rgles de la controverse dialectique ", in Revue des Etudes Juives, 1963/l. (28) J. GOODY, La raison graphique, trad. et prsentation de J. Bazin et A. Bensa. Ed. Minuit, 1979. 324 M. ARKOUN valeurs socio-culturelles. La mise distance analytique et critique d'une telle conscience lie un tel systme, ne peut tre ralise que par une raison qui spare ce qui tait peru et vcu comme indivis: mythe et histoire, foi et connaissance exprimentale, reprsentation et rel vrai, perception analogique et discrimination positive, etc... Deux stratgies de la raison engendrant deux structures cognitives irrductibles, exclusives l'une de l'autre au niveau de la pratique, comme celui des dispositions (ce que Bourdieu dcrit sous le nom d'habitus) psychologiques et corporelles de la personne. L'opposition a t vcue sous forme de tensions idologiques ou de guerres entre secteurs diffrencis d'un mme espace socio-politique, ou entre socits spares par des rythmes trs ingaux d'volution historique (cf. le dbat en cours entre l'Iran et l'Occident, la tradition et la modernit, la connaissance spirituelle et la con- naissance positiviste, etc... ). On se demandera s'il est possible, aujourd'hui, de dpasser le diagnostic, la description, la classification et l'aveu d'impuissance de la raison critique. Il nous faut auparavant situer la R.I.C. par rapport aux raisons concurrentes. I5) LES RAISONS CONCURRENTES. Parmi les questions disputes entre les nombreuses coles de pense en Islam, figurent en premier lieu celles de la nature du 'aql (= intellect, intelli- gence' raison) et de sa place dans l'chelle noologique. L. Massignon a dress un tableau purement taxinomique de douze principales dfinitions depuis l'usage courant qui voit dans le 'aql c le bon sens, hilm, en germe chez les petits enfants, manquant aux irresponsables, fous et idiots" jusqu'aux ichr- qiyyn(29), en passant par les coles juridiques, les ach'arites, les mu'tazilites, les falsifa ... (30). Au point de vue des prcellences, le mme auteur numre les couples suivants: 'aql > char'(sam', 'ilm}; wujb al-fikr ( f a ~ istidll, i'"tibr) qabl as-sam'; 'ilm na?ar > 'ilm c/.arr; fikr > dhikr; rtyat al-alah li-l.'aql; 'ilm > ma'rifa; ma'rifa kasbiyya aw c/.arriyya; ma'rifa wjiba (ibid.). A chaque position doctrinale correspondent des noms d'coles. On se trouve ainsi devant un grand parpillement d'opinions qui suggrent un climat d'effervescence spculative et de fivreuse recherche avant le Ive/xe sicle. C'est ce qu'a bien peru et dcrit al-Ach'ar dans ses Maqlt al-islmiyn dont la composition se situerait vers 300/912. c Les musulmans, crit l'auteur, se sont diviss en dix groupes: les chIites, les khrijites, les murji'ites, les mu'tazilites, les jahmites, les <;iirriya, les husayniya, les bakriya, les gens du peuple, les gens du hadth et les kullbiya... " (31). On voit que la nomenclature des coles, des groupements, des opinions s'est impose comme un cadre sacr d'exposition aux historiens les plus rcents. H. Laoust a exploit la mthode de manire exhaustive dans Les 29 Ichrqiyyn : voir Encyclopdie de l'Islam, sub verbo. 30 L. MASSIGNON, op. nt., III, pp. 687l. 31 Maqlt, d. Ritter, p.5. 1 1 --------------- 325 LE CONCEPT DE RAISON ISLAMIQUE schismes dans l'Islam(32): les doctrines et les auteurs y sont brivement prsents dans une chronologie politique prcise; mais la notion de raison islamique est dilue dans une poussire d'ides, de personnages et d'vne- ments. Les oppositions de surface, seules mises en vidence, dissimulent les traits profonds - au sens smiotique - d'un mme espace mental. Or, il importe moins de rpertorier des positions le plus souvent contingentes et prives de leur contexte rel, que de diffrencier, dans l'exercice de la raison en islam, la vise proprement cognitive des usages idologiques, apologtiques, dialectiques, subjectifs ... Le cas d'alAch'ar peut nous servir dfinir les conditions de cette discrimination. En effet, ses trois principaux ouvrages (33) illustrent claire ment: a) une conception de l'ikhtilf; b) un fonctionnement de ce qui va s'imposer aprs lui comme la Raison islamique orthodoxe (la majuscule sert exprimer le point de vue des tenants de cette Raison); c) les enjeux immdiats et ultimes de la raison en islam. 1-5-1) Le titre mme du premier grand ouvrage: c Les opinions de ceux qui professent l'Islam et les divergences de ceux qui pratiquent la prire ,., atteste la constitution, la fin du lW/IX s., d'un espace mental islamique caractris par une profession de foi et la pratique de la prire rituelle. La profession de foi minimale qui permet d'accder au statut d'interlocuteur dans les controverses sur les divergences (ikhtilf), correspond au contrat fiduciaire dfini cidessus l'aide des dix propositions nonces par Chfi'. Nous avons not dj que ces propositions fonctionnent comme l'axiomatique de la raison en Islam: en transgresser une seule, c'est sortir de la sphre des islmiyn (adeptes de l'Islam). L'ikhtilf - ou ce que j'appelle les raisons concurrentes pour mainte nir leur gale prtention la vri-dicit l'intrieur de l'axiomatique - correspond des stratgies et des instruments diffrents de la mme raison mobilise par la mme thmatique, visant les mmes fins. Je ne reviendrai pas ici sur les longues analyses que j'ai dj consacres ces questions l'aide des exemples de Miskawayh, Tawhd et AMI-Hasan al-'mir (34). Il est vrai que la rptition s'impose lorsqu'une mthodologie et une problmatique laissent indiffrents les spcialistes attachs la reproduction exacte des procdures et des schmes de la connaissance c qui ont dj fait leurs preuves ,.. On constate ainsi que malgr les volutions rcentes, la plupart des historiens de la pense islamique n'aperoivent pas la valeur opratoire du concept d'pistm tant (32) H. LAousT, Les schismes dans l'Islam, Paris, Payot, 1977. (33) Cf. M. ALLARD, Le problme des attributs divins dans la doctrine dal A.ch'ar, Beyrouth 1965, pp. 48-58. (34) Cf. Humanisme arabe, op. cit.; et Essais sur la pense islamique, Maisonneuve-Larose, 1977. 326 M. ARKOUN pour une histoire largie des socits et de leurs cultures que pour une valuation pistmologique de celles-ci (35). Rappelons donc au moins la thmatique commune aux protagonistes des Maqlt al-islmiyyn. L'auteur a en vue la rfutation des mu'tazilites qu'il vient de quitter et la dfense des Ahl as-sunna wal-jam'a - la Communaut promise au Salut, seule dtentrice de la Raison orthodoxe - dans la ligne chfi'ite et hanbalite. On retrouve donc les thmes devenus communs aux thologiens et aux philosophes, mais ordonns sous les cinq principes ou lieux (topai) qui constituent le systme mu'tazilite. On pourra reprendre ici encore un tableau disparate, mais commode dress par 1. Massignon; on supposera connus les commentaires donns par celui-ci et l'on s'en tiendra aux observa- tions suivantes (Voir tableau de concordance) : A) Les thmes ou lieux de la recherche dlimitent un espace mental commun toute la pense de tradition grco-monothiste. Ils se rpartissent sous les disciplines lgues par la Grce classique et hellnistique: ontologie, thologie, physique, mtaphysique, psychologie, logique, thique, politique. La classification de ces disciplines varie aveC les poques et les milieux culturels; elle traduit des accentuations diffrentes soit d'un regard de l'esprit (Dieu vivant, parlant, crateur; ou Premier moteur; ou Premier tre dont manent tous les autres: le cadre demeure mtaphysique, idationniste), soit d'un outil de la raison (logique dductive, catgorielle, conceptuelle; analogie; mtaphore et symbole; contraintes logico-smantiques de la langue: cf. la thorie du bayn de Chfi' et des Ul; effusions de l'imaginaire gnostique et mystique; irruptions de capital symbolique (cf. P.Bourdieu, infra) dans les formations discursives de la raison graphique. On n'oubliera pas que dans ces accentua- tions, interviennent aussi des facteurs sociaux et politiques: le succs ou l'chec, la demande ou la perscution d'un courant de pense ne dpendant pas seulement de la validit intrinsque d'une discipline, d'une doctrine et des procds intellectuels mis en uvre; le hanbalisme, perscut sous Ma'mn, est devenu une des expressions les plus orthodoxes de l'Islam. C'est pourquoi j'insiste sur la contingence, ou, si l'on veut, l'historicit radicale des modalits d'exercice de la raison en Islam: s'appuyant sur la Raison orthodoxe, chaque cole musulmane a refus d'appliquer cette historicit son propre cas pour mieux enfermer les autres dans l'phmre, la singularit, l'aberration. B) Les lieux numrs signalent les curiosits par un type de raison (ici thologico-philosophique), mais aussi les lieux qui, de ce fait, sont marginaliss ou rejets dans l'impensable: autrement dit, la raison qu'al-Ach'ar et ses disciples vont constituer (elle devient constituante pour les croyants mesure qu'elle est constitue, c'est--dire habilite certaines fonctions,protge des (35) Je veux dire que l'important dbat sur les diffrences de mthode et de contenu entre l'histoire des ides et l'histoire des systmes de pense n'a, ma connaissance, jamais t ouvert parmi les islamisants. Pourtant, il ne s'agit pas seulement d'un dbat thorique intressant en soi; mais, comme je l'ai souvent not, il y a urgence intgrer dans la recherche, les interrogations, les difficults, les demandes actuelles des socits musulmanes. Il est tabli que l'histoire des ides conforte les constructions idologiques et leurs fonctions plus quOelle ne les met en perspective critique. ----------------- 327 LE CONCEPT DE RAISON ISLAMIQUE TABLEAU DE CONCORDANCE entre les principes du Kalm et les emprunts philosophiques faits aux Immites et hellnisants avant le IV sicle de l'hgire (1) Principes Kalm Philosophes L'tre . qadm, hadath . wjib, mumkin. Les corps . L jawhar fard . ta'yn (mdda + sra). Les substances . m laysa fi mahall . m laysa f mawd' (hull al-mujarradt). Les sensations . subjectives . mizj al-ajsm (2) (hara- kt). Les ides . mubshara subjective ... tawld, husl al-sra (tl + 'ard). L'infini . le discontinu - tansukh, tasalsul (3), is- pas d'accident . hrq - le continu (4). Les ensembles . nafy al-maqdir, akwr, ithbt al-maqdr. aflk, tab 'i', maqlt, ashkhs. La personne humaine ... haykal factice (nafy al- rh, respiration mat- hayt) (5) rielle. Le sens interne . 'aql = (sixime sens) seu- 'aql, et cinq sens inter- lement . nes (6). La cosmogonie . tajwz, mahabba . 'adl, nya azalya. L'obligation lgale . fard, harm . wjib, mahzr (lil.'aql). La prophtie . ta'db, ta'nb al-anbiy .. tasfiya, isti'dd lil-mu' jiza. L'imm . un croyant valide . afdal, ma' sm. La rsurrection . hashr lismn. . md rhn. (1) Les principes adopts par Hallj sont en italiques. - (2) Adopt par Jahm, les Ibdites, Hishm, Nazzm, Ibn Kaysn, les zhirites [jarq., 114). - (3) Ibn Sn admet l'infini virtuel (voir ses arguments contre l'atomisme, ap. Jurjn, l.c., supra). - (4) Admis par Hishm et Nazzm. - (5) Ithbt al-hayt, selon les Ibdites. - (6) [Ces cinq sens internes sont:] 1 hiss mushtarik (runit toutes les impressions); 2 khayl (travaille sur sensations: connaissance espces sensibles); 3 whima (perception des significations particulires: [raison] apprciative, estimative); 4 hfiza (mmoire sensitive); 5 mutakhayyla (raison intellective) = mutasarrifa (compose et dissocie). En thomisme [il n'yen a que] quatre: 1, 2, 3 et 4. innovations) sera lie un systme de croyances-connaissances et de non croyances-connaissances. La dfinition ngative devient plus importante que la dfinition positive (seule retenue par les h\storiens) lorsqu'on considre la puissance de sacralisation et de transcendantalisation de la raison ainsi consti- tue, dans l'histoire des socits du Livre en gnral. Le cadre polmique et idologique dans lequel ont t discuts la plupart des thmes, est reflt par les solutions formellement opposes du kalm et de la falsafa. L'un des mrites d'al-Ach'ar (et, sans doute, l'une des raisons de son succs) est d'avoir esquiss des dpassements possibles sur des points comme le Coran cr/ incr, les actes humains librement choisis ou contraints, les attributs nis ou affirms ... Ni lui, ni ses disciples et encore moins ses dfenseurs conformistes, ne semblent avoir peru tout ce que la crativit de __ - - - ~ - - - _ . _ - - - _ . ... 328 M.ARKUN leur pense doit l'ampleur et l'audace des problmes poss par leurs adversaires. Ce rle positif de toutes les raisons concurrentes n'a pas t assez soulign pour mettre en valeur la notion d'une raison islamique plurielle et dialectique. Celle-ci correspond une ralit sociologique, historique et mme gographique puisque c'est en Iran-Irak-Syrie que se sont affirmes toutes les raisons concurrentes entre le Ie_ye/Yue-XI e sicles. Il est significatif que l'Occi- dent musulman trs tt soumis la seule version mlikite de la raison islamique, ait t peu touch par les tensions ducatives vcues en Proche- Orient; et il est non moins remarquable que la rmergence de l'Iran partir du yelXI e s. et la politique sunnite des Seljoukides aient favoris le clivage ch'ite/sunnite et le dveloppement de scolastiques spares (36). C) Bien que succinct, le tableau montre comment plusieurs coles peu- vent adopter la mme solution; les frontirs ne sont ni nettes, ni dfinitives. On peut en avoir une ide plus prcise en tudiant l'uvre du penseur iranien tardif Moll Sadr Chrz: Fazlur Rahmn a bien montr que la raison islamique retrouve son dynamisme crateur lorsqu'elle ouvre un dialogue avec tous ses reprsentants qualifis (37). Cette donne impose une mthode et une problmatique l'historien: il faut non seulement reconstituer par l'analyse la dialectique initiale qui a produit les formes et les contenus des raisons concurrentes, mais montrer, dans chaque cas, par une enqute ngative, le refoul, le censur, l'oubli. Un brillant exemple de ce travail vient d'tre donn par J. Van Ess propos d'Ibn ar-Rwand, le rprouv (38); il est ncessaire de gnraliser la procdure toute la Raison orthodoxe depuis le Iyel xe s. jusqu' nos jours. D) Le fameux hadth qui voit dans l'ikhtilf une misricorde pour la Communaut ,., exprime sa manire l'utilit des divergences sur les modalits d'actualisation de thmes qui structurent solidement le psychisme collectif. L'incorporation de la prophtie, de l'imm, de l'me, de la rsurrection (escha- tologie) dans la thmatique de toutes les coles, signale l'horizon spcifique de la raison thologique avant son clatement dans le contexte de la rvolution scientifique moderne. Dire que c'est l'me spirituelle seule ou toute la personne physique qui connatra la rsurrection, que l'me raisonnable est une cration de Dieu ou une manation de l'Intellect premier, que la Parole de Dieu est cre dans les sons et les mots par lesquels elle nous est communique, ou incre mme dans ces sons et ces mots, ou encore que seule est incre la parole intrieure (kalm nafs) manifeste dans les expressions... , dfendre une solu- (36) Je prsente ici une ligne de recherche pour les historiens et les sociologues et non une explication dj acquise. On ne peut signaler aucun travail pouss sur l'analyse compare des conditions socio-culturelles, linguistiques et politiques d'exercice de la raison en Proche-Orient et en Occident musulman durant la priode scolastique (aprs le ve/Xl e s.). Pour la priode classique, la comparaison a port sur quelques uvres, ou des coles isoles dans le sens de l'histoire des ides: cf. mon tude c Modes de prsence de la pense arabe en Occident musulman., in Actes du Ile Congrs international d'tude des cultures de la Mditerrane occidentale, I et II, Alger,1976-77, pp. 119-155. (37) FAZLUR-RAHMAN, The philosophy of Mulla Sadr. New York, 1975. (38) Cours donn au Collge de France en dcembre 1979. 329 LE CONCEPT DE RAISON ISLAMIQUE tion ou une autre peut tre considr comme autant de points de vue enrichis- sants sur des .thmes inpuisables et galement revendiqus par tous. E) Comment expliquer alors les condamnations, les anathmes, les guer- res, les sparations irrmdiables jusqu' nos jours? On ne peut rpondre cette question en s'en tenant la confrontation des seules doctrines explicites par les docteurs; il est ncessaire de considrer la gense et les fonctions de chaque systme de croyances-connaissances et de non croyances-connaissances en relation avec les intrts idologiques et symboliques du groupe qui l'a produit. Nous voulons surtout suggrer ici que l'historien de la pense isla- mique doit penser la part idelle" du rel et le problme du fondement de la dominance" (39) pour librer la recherche des schmas idaliste ou matrialiste. Deux principaux facteurs de variations sont scruter dans tous les cas: la productivit idologique et symbolique du corpus commun tous les groupes en comptition; le poids des structures et des fonctions ou mieux, le jeu en devenir des figures de la dominance dans les socits touches par le corpus islamique. Explicitons brivement ces notions importantes. On entend par corpus commun tous les groupes en comptition les textes, les rites, les croyances qui permettent de parler, comme al-Acha'r, des islmiyn". Au Ive/xe s., le consensus est ralis - aprs bien des contesta- tions - sur la forme et le contenu du corpus coranique auquel vient de s'ajouter le corpus des traditions prophtiques labor par Bukhr et Muslim pour les sunnites, Kulayn pour les ch'ites. A ce niveau idel, la raison islamique fixe le mme horizon religieux (ou symbolique), utilise les mmes procds de transmission et d'exploitation des textes (40), mais produit des significations adaptes aux intrts immdiats de chaque groupe en lutte pour sa survie, ou sa suprmatie; les significations ainsi produites sont mmorises par les membres du groupe en relation avec le jeu particulier des figures de la dominance qui rglent l'existence de la socit globale. Les frontires de celle-ci varient elles-mmes avec l'extension effective d'un pouvoir central. Depuis l'intervention du fait islamique, les figures de la dominance en comptition sont: 1) les systmes de parent en vigueur dans les socits lignagres avant l'Islam; 2) l'Etat-Cit qui impose des hirarchies fonctionnelles entre musul- mans/non musulmans, libres/esclaves, hommes/ femmes, citadins/ ruraux/pas- teurs... ; 3) l'Etat-Umma utopique qui cherche transgresser les frontires gnalogiques, parentales, sociales, conomiques, ethniques, mais ne dispose ni d'instruments conceptuels, ni de cadres culturels, ni de techniques d'encadre- ment adquats. Les sources ne permettent malheureusement pas de connatre avec une prcision suffisante les caractristiques cologiques, structurelles, fonctionnel- (39) M. GoDELIER, La part. idelle. du rel et le problme du fondement de la dominance des structures non conomiques " in L'Arc nO 72 (consacr G. Duby), pp. 49-56. (40) Comme je l'ai montr dans. Pour un remembrement de la conscience islamique " in Mlanges H. Corbin, Thran, 1977, pp. 191-215. - - - - - - - ~ - - - - - - - - - - - 330 M.ARKUN les du ou des groupes qui s'expriment dans chaque cole ou secte rpertorie dans la littrature hrsiographique. P. Crone note, par exemple.. que les Abn ad-dawla, Khursniens qui avaient pris part au lancement de l'Etat abbside, oublient leurs origines persanes et deviennent des animateurs du courant hanbalite; de mme, M. Watt croit pouvoir rattacher les premires manifesta- tions de l'idologie immite aux tribus ymnites, fandis que le mouvement kharjite correspondrait la pousse des tribus du nord de l'Arabie; de son ct, Roy P. Mottahedeh met en vidence la transcription en langage thique et religieux des transformations sociales et conomiques qu'a entranes le pou- voir dcentralisateur des Byides (41). Malgr leur fragilit, ces tentatives de dchiffrement de la ralit sociale-historique ont le mrite de montrer que la productivit du corpus commun sollicit par les croyants ( = agents sociaux) est fonction de l'intensit des changements qui affectent les catgories (tabaqt, anf), les groupes (qabla, qawn, 'achra), l'Etat-Cit et, travers eux, la reprsentation de l'Etat-Umma. La raison islamique articule tous ces devenirs dans les discours varis produits ou reproduits par les coles et les sectes. 1-5-2) Parmi ces articulations, celle de la Raison orthodoxe s'impose progressivement comme la plus vraie, c'est--dire celle qui explicite adquate- ment et fidlement tous les enseignements consigns dans le corpus. A cette prtention thologique s'oppose, comme on vient de le voir, l'enqute histo- rique, sociologique et linguistique. La Raison orthodoxe ne reconnat ni la possibilit pour les raisons concurrentes d'atteindre la mme validit que la sienne, ni l'identit du cadre et des procds utiliss par une raison historique- ment et culturellement dfinie, ni la contingence et la stratgie dogmatique de son propre fonctionnement, ni la faiblesse thorique de ses constructions. On vrifieras ces traits dans un rcit trs reprsentatif du contexte pistmique o se sont affirmes toutes les raisons orthodoxes. Ibn' Askir (m. 571/ 1176), zl dfenseur du sunnisme dans sa version ach'arite, rapporte ce rve fait par al-Ach'ar : c Le motif qui m'a dtourn des mu'tazilites, m'a conduit rflchir sur leurs preuves et exposer leur corruption, disait le chaykh Ab-l-Hasan al-Ach'ar, est le suivant: j'ai eu pendant mon sommeil, au dbut du mois de ramadhn, une vision du Prophte. Il me dit: c Ab-l-Hasan, as-tu pris en note le hadith? - Je rpondis: c Oui, bien sr, envoy de Dieu - Il me dit: c Alors qu'est-ce qui t'empche de professer la doctrine? - Je rpondis: c Ce sont des arguments intellectuels qui m'en ont empch; j'ai alors soumis le hadith l'interprtation (ta 'wil) . - Il me dit: Et c pour toi n'y a-t-il pas d'arguments rationnels pour tablir que Dieu sera vu dans l'au- del? - Je rpondis: c Si, il y en a, envoy de Dieu, mais ce ne sont que des arguments douteux . - Il me dit: c Mdite sur ces arguments, rflchis fond sur eux car ce ne sont pas des arguments douteux mais bien des preuves... . c Lorsque je m'veillai, je fus pris d'une grande crainte et je me mis mditer avec persvrance les paroles du Prophte. C'est alors que je trouvai les choses comme il l'avait dit: les arguments en faveur de la vision de Dieu se renforcrent dans mon cur, tandis que les arguments contre perdaient de leur force (42). (41) Roy P. MOTIAHEDEH, Loyalty and Leadership in an early islamic society, Princeton University Press 1980; W.M. WATI, Islamic political thought. Edinburgh, 1968, pp.44 et 56: P. CRONE, Slaves, op. cit., p. 70. (42) Cit par M. ALLARD, op. cit., p. 248. 331 LE CONCEPT DE RAISON ISLAMIQUE C'est restreindre considrablement la porte de ce rcit que de s'en servir uniquement pour justifier la position d'al-Ach'ar sur le problme de la vision de Dieu; il sert de cadre spirituel et thologique la fameuse conversion du matre de la Raison orthodoxe qui noncera dsormais, en tout temps et en tout lieu, l'Islam vrai pour c la communaut promise au Salut,. (al-firqa-n-njiya). La conversion est sacralise et mme transcendantalise par l'intervention directe du prophte c au dbut du mois de ramadhan . Le Prophte apparat pendant le sommeil d'al-Ach'ar, quand l'exercice des facults critiques est suspendu: c'est-dire dans les conditions idales de rceptivit aux instruc- tions de l'envoy de Dieu. Celui-ci devient thologien; il utilise un vocabulaire inusit par lui de son vivant, mais familier au milieu rationaliste o intervient al-Ach'ar. Les adversaires mu'tazilites sont disqualifis non par la supriorit intellectuelle d'un thologien aisment rcusable, mais par l'autorit indiscuta- ble du Prophte; d'une faon gnrale, les arguments - l'activit discursive - sont c douteux.; ils ne deviennent probants que s'ils prennent force c dans le cur ., organe de l'intriorisation des enseignements rvls. La mditation est recommande car elle est un processus lent d'intgration des arguments trans- forms en preuves, c'est--dire imposs par l'autorit des textes sacrs. On voit comment un rcit-cadre peut faire passer sous une forme simple, accessible tous les c curs ., une thologie plus substantielle et plus efficace que celle des sommes les plus labores. La popularisation des principaux schmes thologiques est assure par cette voie littraire crite et orale. Contrairement au rationalisme technique des mu' tazilites et des falsifa, celui des juristes-thologiens a nourri et s'est nourri des traditions populaires grce au double relais de la chara et des rcits. C'est ce qui explique la suprmatie sociologique - gnralement confondue avec la supriorit pistmologique - de la Raison orthodoxe: parce qu'elle a slectionn les lments constitutifs de la tradition islamique vivante tout en se laissant flchir dans le sens des pesanteurs locales (cf. en droit, croyances, mythes, rites), elle tend aujourd'hui encore son efficacit et ses modes de fonctionnement, des lites les plus cultives aux couches populaires restes fidles la seule tradition orale. 1-5 -3) L'on comprend, ds lors, pourquoi il est malais de cerner tous les enjeux immdiats et ultimes d'une telle Raison. Comment discerner chez al- Ach'ar ou d'autres grands penseurs, la part des brouilles personnelles, des ambitions passagres, des solidarits obliges (famille, clan, cole, parti, ethnie) et celle de l'exigence intellectuelle, de l'lan religieux, de la curiosit scienti fique, de l'inquitude mtaphysique? Il est certain que les conditions d'exercice de toute pense dans les socits musulmanes traditionnelles ont toujours fait prvaloir des enjeux immdiats: les ncessits de la polmique - autodfense ou contestation -, l'impratif de la reproduction exacte des enseignements du matre, les comman- des prcises des mcnes, la soumission volontaire ou inconsciente l'idologie dominante ont restreint l'audace inventive et l'efficacit critique des cher- cheurs. L'exercice de ces contraintes se retrouve, certes, dans toutes les soci- ts; la particularit de la pense islamique tient aux longs sicles de ralentisse- 332 M. ARKOUN ment de la dialectique sociale, donc de reproduction et d'oubli des uvres de la priode de mobilit et d'effervescence idologique. L'une des consquences ngatives de cette volution historique - inverse de celle de la pense en Occident - est qu'aujourd'hui, plus peut-tre que dans la priode classique, on recouvre d'un voile islamique les enjeux immdiats de l'histoire profane: la Raison orthodoxe dfinit les vrais croyants et les corrupteurs sur la terre, la rvolution islamique et les rgimes sataniques avec l'autorit irrcusable du Verset de Dieu" (= Ayatullah). Le cas iranien ne fait que systmatiser l'extrme une tendance prsente dans toute l'activit de la raison islamique. Les enjeux profanes ont commenc par tre sublims dans le discours coranique charg de transcendance; le Coran transmue de faon exceptionnelle - inad- quatement dcrite sous le nom d'i'jz - le profane en sacr, le temporel en spirituel, l'conomique en thique, l'environnement physique en univers de signes-symboles. Derrire ou travers le rfrent le plus immdiat, le plus concret, l'auditeur-lecteur du Coran est invit dcouvrir, exprimenter le Signifi ultime. C'est ainsi que les enjeux les plus contingents ont t donns vivre et comprendre comme des enjeux ontologiques, eschatologiques, divins. Lorsqu'on se battait, s'excommuniait, se perscutait sur le statut de l'acte humain, les attributs de Dieu, le Coran cr ou incr, la causalit, le monde cr ou terneL., on ne percevait pour objet que l'Unicit, la Justice, la Volont, la Prsence relle... de Dieu. Tout occups assurer leur propre triomphe en tant qu'autorits reli gieuses, les protagonistes ach<arites, mu<tazilites, immites surenchrissent les uns sur les autres dans la dfense des droits de Dieu; ils perdent de vue le fait - ou du moins n'en parlent pas - qu'en imposant leur autorit, ils se mettent en position de renforcer leur pouvoir politique; ils ne s'inquitent pas danvantage des consquences pour l'homme de leur acharnement sauvegarder par toutes les finesses, les contorsions, les sauts du raisonnement telle repr- sentation de Dieu. Il est vrai que dans la perspective de la Raison orthodoxe, la vrit sur Dieu rapproche de la Vrit de Dieu et ne peut donc avoir que des consquences bonnes et irrcusables pour l'homme. On a remarqu que dans la discussion sur le statut de l'acte humain, al- Ach<ar rpte jusqu' l'curement les expressions 'al haqqatihi, <al-l- haqqa, f-l-haqqa (Luma< 85-90 (43). L'analyse linguistique de ce passage caractristique montre que la ralit ultime vise est celle de Dieu manifest dans le discours coranique,. ceux qui accdent et dfendent ce Dieu sont nomms Ahl al-Haqq. On sait qu'en rhtorique haqqa (sens propre) s'oppose majz (mtaphore); or si celleci a t trs tudie en tant qu'instrument littraire d'enrichissement et d'embellissement de l'expression dans le Coran (cf. la littrature sur l'i'jz), elle n'a jamais t aborde dans sa dimension pistmolo- gique en tant que lieu et moyen de toutes les transmutations potiques, religieuses, idologiques du rel. On mesure ainsi l'immense impens que dsigne une thologie enferme dans l'exploitation d'un discours dont elle ne (43) D. GIMARET, Thorie de l'acte humain en thologie musulmane, Thse Paris III, 1979, p.86. 333 LE CONCEPT DE RAISON ISLAMIQUE peut percevoir ni l'historicit, ni l'immanence linguistique (44), ni le fonction- nement smiotique. Cet impens a t soigneusement maintenu, voire aggrav par la Raison orthodoxe prive des adversaires de l'poque classique et rduite soit au monologue redondant des zwiya dans les phases paisibles de la vie sociale, soit aux appels vhments au jihd devant la menace extrieure. On ne peut dire, cependant, que l'enjeu ultime de cette Raison ait t perdu: le sens de l'Absolu de Dieu tel qu'il est dfini dans la sourate al-ikhl (= le culte pur), n'a jamais cess de hanter toute la conscience islamique. La religion continue de remplir ses multiples fonctions de symbolisation de l'existence humaine, de protestation sociale, de justification des ordres tablis, de lgitimation des pouvoirs en place, d'alination collective, selon les contextes historiques et culturels. Il est fait appel dans tous les cas, des arguments et des discours labors par la R.I.C. Celle-ci largit son audience au-del de la sphre influente mais rduite des 'ulam; mesure qu'elle rpond des demandes psycho- sociales et idologiques changeantes, elle s'impose comme l'instance suprme de l'autorit des cadres sociaux de plus en plus tendus. On voquera brivement ce processus historique et sociologique. II. - ISLAM(S), RAISON ORTHODOXE ET SENS PRATIQUE Nous avons surtout prsent jusqu'ici la face thorique de la raison islamique tout en indiquant, chemin faisant, la porte idologique et les limites sociologiques des principales laborations. Il convient de complter l'analyse en considrant la face pratique, c'est--dire les utilisations effectives de cette raison en fonction des groupes sociaux et de leurs niveaux ou types de culture. On pratiquera pour cela la mthode rgressive-progressive en revenant la phase coranique pour largir la problmatique aux dimensions d'une ethno- sociologie de la raison islamique. On n'a pas assez soulign le caractre polmique du discours coranique: c'est que toute l'action historique du Prophte a vis disqualifier le capital symbolique (45) de la Jhiliyya pour y substituer celui de l'Islam. Tel qu'il apparat dans le Coran, le concept de Jhiliyya quivaut - au moins dans ses fonctions idologiques - ceux de mentalit primitive, de socit archaque, socit sans criture, pense sauvage utiliss par les ethnographes et ethnologues modernes. C'est pour rompre avec les contenus rcurrents de l'opposition culture savante/cultures populaires, socit domestique, police/ socits ar- chaques, etc... que P. Bourdieu tente d'imposer une nouvelle attitude de la raison thorique pour une comprhension transidologique des pratiques dans tous les types de socits. Le concept de sens pratique renvoie deux plans (44) Contrairement aux thologiens qui succombent aux postulats transcendantalisants dans leur approche du langage. les grammairiens arabes ont nettement peru l'immanence linguistique comme l'ont montr les travaux rcents de G. Bohas, A. Roman, D. Cohen, P. Larcher, etc... (45) Concept excellemment travaill par P. BOURDIEU dans Le sens pratique, d. Minuit. 1980, pp. 191 sv. ---- ---------------------------- 334 M. ARKOUN insparables de signification et d'action que l'analyste doit, chemin faisant, objectiver pour dpasser la fois le subjectivisme phnomnologique et l'objecti- visme structuraliste: il y a d'une part, les effets sociaux de tout discours savant qui progresse en posant ses propres rails, construit ses objets scienti- fiques en prlevant, dcoupant, slectionnant dans la pratique des agents observs; il y a d'autre part, la pratique relle des agents ms par la logique de la pratique, c'est--dire non des rgles conscientes et constantes, mais des schmes pratiques, opaques eux-mmes, sujets varier selon la logique de la situation, le point de vue, presque toujours partiel, qu'elle impose, etc. (46). En contexte socio-culturel islamique, le premier obstacle pistmologique franchir est le transcendantalisme thologique relay ou utilis par les nationalismes modernes. La comptition ouverte par le Coran entre la Lu- mire de l'Islam,. et les Tnbres de la Jhiliyya n'a jamais cess de se dvelopper, en effet, avec l'Etat califal, puis les divers pouvoirs locaux et mme les chefs de confrries, ou marabouts. L'opposition nonce par Dieu - donc transcendante - entre les peuples du Liure (ahl al-kitb) guids, clairs sur la Voie du Salut, et les umiyyn qui ne connaissent point le Livre, mais se perdent en vains souhaits et en conjectures,. (47) est systmatise, on l'a vu, par les juristes thologiens en un code strict de dfinitions, de qualifications, de divisions. La rgle pistmologique qu'on vient de rappeler au sujet des effets sociaux de tout discours savant, oblige examiner ici une difficult thorique centrale habituellement inaperue ou contourne par les islamisants: comment dchiffrer adquatement les oprations rhtoriques, potiques, smiotiques par lesquelles le Coran substitue un nouveau capital symbolique celui de la Jhiliyya? De l'interprtation de ces oprations initiales dpendent, en effet, toutes les enqutes ultrieures sur les socits o la raison islamique a rper cut ses propres exgses. Dchiffrer adquatement veut dire: a) prendre en compte tous les enjeux initiaux - symboliques et matriels - viss par le locuteur agent destinateur (Dieu Luimme selon les croyants, Muhammad pour l'historien critique), par les adjuvants, mais aussi les opposants (voqus toujours ngativement dans le Coran); b) marquer une indpendance totale l'gard des schmes gnrateurs de jugements et de conduites, mis en place, aprs coup, par la R.I.C. triomphante (pour le croyant cette opration est impossible dans la mesure o l'immersion dans le sens pratique li la foi ne permet pas d'occuper simultanment la position de l'observateur); respecter la hirarchie des instances de la signification (tre, avoir, pouvoir, signifier, connatre... ) - du point de vue des agents en cause comme du point de vue du systme cognitif (changeant) de la communaut des chercheurs. L'entreprise, on le voit, est irralisable; ou plutt, elle est toujours recommencer: ce qui laissera un vaste champ libre aux initiatives cratrices comme aux manipulations alinantes. On peut seulement esprer que la formu- lation d'une problmatique exigeante limitera tant soit peu le succs des idologies dvastatrices. (46) P. BOURDIEU, op. rit., p.95. (47) Coran, II, 78. 335 LE CONCEPT DE RAISON ISLAMIQUE Comment avancer malgr tout? En faisant quelques constats. Linguistiquement, le discours coranique rompt des niveaux et des degrs qu'on n'a pas pu prciser, avec le systme de la langue arabe au VIe-vue sicle ap. J.C.; il instaure des formes et des contenus de l'expression qui conditionnent encore les rapports langue-pense, donc l'exercice de la raison islamique. On a parl, juste titre, d'une logocratie (48) qui, sous l'influence de la pense grecque, a engendr, notamment, un logocentrisme (49). Topologiquement, le dicours coranique aborde les lieux constitutifs de la pense universelle: l'Etre et les tres (cratures), les mondes, le temps, l'es- pace, la vie, la mort, la vrit, l'erreur, l'autorit, le pouvoir, la personne, le droit, la justice, etc. Typologiquement, il esquisse des distinctions entre la nature et la culture, le connaissable et l'inconnaissable (le mystre =ghayb), le discernement ration- nel et la confusion irrationnelle, le transcendant et l'immanent, le durable et le contingent, l'tat et le processus, le pur et l'impur etc.. Discursivement, sa syntaxe (ordre des mots) produit un ordre des choses qui lie l'exercice de la raison; ses rcits dveloppent, l'aide de Figures symboliques, d'vnements primordiaux, l'argumentation par laquelle s'impose l'ordre des choses, se justifient les qualifications appliques aux conduites humaines. Historiquement, il articule les vnements contingents l'Histoire du Salut, le temps de l'action humaine au temps de l'ternit, la vie immdiate l'Autre vie, le monde profane au monde divin. Smiologiquement, chaque connotation est le dpart d'un code interne qui structure l'ensemble du texte coranique et d'un code externe qui articule la connotation perue par chaque croyant aux conditions particulires de son existence (50). Smiotiquement, il instaure une structure d'intgration de divers sens pratiques: ainsi tout en rompant avec l'univers religieux de la Jhiliyya, il en intgre un grand nombre de supports symboliques (cf. notamment le hajj, mais aussi tout le code thique avec la notion centrale de 'irdh, l'honneur, qu'on retrouve dans d'autres contextes ethno-culturels; le fonctionnement du capital symbolique en Kabylie, tel que le dcrit P. Bourdieu, a des correspondances dans les socits archaques du Proche-Orient (50). Cette notion de structure smiotique d'intgration de divers sens pra- tiques est capitale pour rendre compte du processus historique et sociologique qui a conduit la dominance des valeurs religieuses islamiques dans les contextes ethno-socio-culturels les plus varis. L'explication doit tenir compte, il est vrai, des modes de production et d'change dans les socits devenues (48) Cf. M. ARKOUN, Logocentrisme et vrit religieuse " in Essais, op. cit., pp. 185-232 et J.P. CHARNAY, Sociologie religieuse de l'Islam, Sindbad, 1977, pp. 56 sv. (49) Cf. C. KERBRAT-ORECCHIONI, La connotation, Lyon, 1977. (50) Cf. Richard T. ANTOUN, Low key politics; Local-levelleadership and change in the Middle East, New York, 1979. 336 M. ARKOUN musulmanes; avant et aprs l'Islam, celles-ci privilgient c le travail symbo- lique visant transmuer, par la fiction sincre d'un change dsintress, les relations invitables et invitablement intresses qu'imposent la parent, le voisinage ou le travail, en relations lectives de rciprocits et, plus profond- ment, transformer les relations arbitraires d'exploitation (de la femme par l'homme, du cadet par l'an ou des jeunes par les anciens) en relations durables parce que fondes en nature JO (51). On comprend pourquoi l'introduc- tion brutale, de l'extrieur, du calcul froid de l'conomie productiviste, des stratgies cognitives des sciences sociales qui d-couvrent la conscience les conditions relles de l'existence, bref de la modernit matrielle et intellectuelle forge ailleurs, engendre les douloureuses convulsions en cours dans le monde musulman. N'oublions pas que la structure religieuse d'intgration est la fois ouverte et close sur elle-mme: elle est un espace de projection pour toutes les significations produites par les croyants; mais les croyances explicites et prescrites par la Raison orthodoxe sont incorpores par chaque agent au point de devenir c un tat de corps JO force de reproduction rituelle; par le rite individuel et collectif, les valeurs, les reprsentations, les schmes de percep- tion, d'apprciation et de conduite, drivs du discours coranique - qui est tout entier performatif (52) - se mlent, dans la pratique, ceux du capital symbolique archaque pour constituer des habitus puissants qui possdent l'individu plus qu'il ne les possde, structurent ses gestes, ses attitudes corpo- relles et son imaginaire au point de limiter sa libert de pense et d'action (53). On a pris l'habitude de dcrire la civilisation de l'Islam classique d'aprs les visions officielles perptues par la littrature savante; s'il est fait quelque place aux mouvements populaires, c'est dans la mesure o les lites ont consenti en parler. Il est alors possible de construire un Islam homogne, rationalis, unifi et unifiant conformment au travail dj accompli, comme on l'a vu, par la Raison orthodoxe. Mais si l'on inverse le point de vue en considrant l'expansion et les fonctions de l'islam partir de la vie quotidienne des peuples enracins dans des pratiques millnaires et toujours vivaces, on dcouvre autant d'islam(s) qu'il y a de groupes ethno-culturels. Mme sur une aire ethno-linguistique homogne comme le Maghreb - je vise le fond commun berbre converti la mme Raison orthodoxe: l'islam mlikite -, il est ais de reprer plusieurs islam(s) en relation avec la diversification des pratiques locales. La diffrence n'est pas seulement due la permanence de l'identit de chaque groupe (croyances, coutumes, arts, modes d'insertion cologique, m- moire collective, systme de parent, division du travail: toutes donnes qui constituent le socle de l'existence quotidienne, les unes antrieures, les autres postrieures l'Islam); elle rsulte aussi de l'histoire des rapports entre chaque groupe et l'Etat islamique. Plus celuici tait puissant et stable, plus il (51) P. BOURDIEU, op. cit.. p. 191. C'est moi qui souligne. (52) Sur cette notion telle qu'elle a t dfinie par les grammairiens arabes, cf. P. LARCHER, Information et performance en science arabo-islamique du langage. thse 3" cycle. (53) P. BOURDIEU, op. cit., passim; mais surtout l'analyse de l'habitus et la croyance et le corps. 337 LE CONCEPT DE RAISON ISLAMIQUE parvenait largir le domaine de la chara; lorsqu'il s'affaiblissait, changeait d'assise sociale ou coupait ses relations avec les grandes mtropoles, la compti- tion entre le sens pratique exemplifi dans le Coran - ou ce que nous avons appel l'Exprience de Mdine (54) -, la chara ou Raison orthodoxe consti- tue et constituante et le sens pratique aux composantes sans cesse rcurren- tes, s'exerait au profit de ce dernier. Le prototype de cette situation sociale-historique nous est fourni par le clbre Ibn Tumert (473-52511080-1130) dont l'exprience est rpte une chelle plus ou moins grande par tous les mahdi, les marabouts-missionnaires, les matres sfi fondateurs ou animateurs de confrries, c'est--dire de groupes en lutte pour garder ou dvelopper une autonomie. L'exemple d'Ibn Tumert est significatif parce qu'il runit les composantes et les stratgies du Systme d'Action Historique caractristique des socits converties l'Islam. Berbre n dans l'Anti-Atlas marocain, il est d'abord membre de son clan - les Hargha - et de sa tribu - les Masmda; il a incorpor tous les habitus qui permettaient de reproduire les conduites d'honneur, de prestige et de puissance reconnues par le groupe; mais dj, dans son terroir, il est touch plus que d'autres par la structure religieuse d'intgration: un sens de la transcendance divine contre l'animisme ambiant, une reprsentation de la biographie du Prophte (sra) telle qu'elle a t littrarise, transforme par Ibn Ishq, puis Ibn Hichm : Muhammad, membre d'un clan galement, a t choisi, guid et soutenu par Dieu pour entraner les siens puis d'autres tribus dans une conduite collective de salut. Au stade socio-culturel des Hargha de l'Anti-Atlas, comme celui des Ban Hchim de la Mekke, il est plus question de charisme, d'irruption de la Volont de Dieu, de vision eschatologique adapts au fonctionnement d'un sacr omniprsent que de Raison orthodoxe appuye sur une histoire chronologique, un code juridique, un systme thologique. Ibn Tumert va acqurir les compo- santes et les procdures de cette Raison en Orient: la mise en scne littraire de sa rencontre avec Ghazl est un excellent exemple pour illustrer la hirar- chie des trois facteurs de production de la socit en Islam. En effet, Ibn Tumert issu d'un clan et d'une population mal islamise ne peut prtendre au rang de docteur ('lim), interprte autoris de la Parole de Dieu et des enseigne- ments du Prophte pour l'Umma; il lui faut donc une conscration la fois spirituelle et scientifique ('ilm, au sens de la raison islamique). Cette interpntration du charisme li au Coran et au Prophte, de la connaissance discursive valorise par le prestige du 'ilm, du sens pratique des populations qu'il s'agit de mobiliser pour se rformer et tendre leur puissance, met en jeu l'imaginaire collectif autant que la raison individuelle; c'est grce cette indistinction d'un imaginaire dynamis par l'esprance de salut et d'une raison soucieuse de clarification et de justification, que la communication est possible entre les 'ulam de haut rang (warathatu-l-anbiy' = hritiers des pro- phtes), les personnages charismatiques (pouvant mler charisme d'essence spirituelle, pouvoir magique, sorcellerie; la Raison orthodoxe,. a dnonc cette (54) Dans. Introduction une tude des rapports ... op. cit. 338 M. ARKOUN confusion dans le personnage d'Ibn Tumert) (55) et les couches populaires. A son retour d'Orient, Ibn Tumert assure ce type de communication puisqu'il peut s'adresser en berbre - langue rserve l'expression du sens pratique, ou pense sauvage - des populations trangres la charra, en s'autorisant de l'enseignement dment acquis des 'ulam, eux-mmes interprtes reconnus des textes sacrs. Mais en mobilisant ainsi des populations varies, le nouveau prdicateur provoque la raction des Almoravides, matres du pouvoir central. Les fuqah mlikites, contrleurs officiels de l'orthodoxie - intellectuels orga- niques selon la terminologie de Gramsci - brandissent l'autorit de la Raison constitue et constituante contre les errements hrtiques d'un thaumaturge. Pour faire face l'attaque, Ibn Tumert s'engage dans ce que j'appelerai la surenchre mimtique de qualification de soi et de disqualification de l'adver- saire pour l'exercice de l'autorit et des pouvoirs qui en dcoulent lgitime- ment: il surenchrit sur l'orthodoxie des fuqah en proclamant une doctrine stricte de la transcendance unitariste (tawhd); il surenchrit sur les conduites pratiques des musulmans soumis la charra en mimant plus directement la sra elle-mme (ritualisation du pouvoir, application rigoureuse des interdits, imposition d'une profession de foi en tant qu'affirmation et intriorisation d'une identit; compagnonnage). Aprs lui, on passe avec Abd alMmin l'tape de l'Etat officiel avec sa classe de 'ulam, sa Raison explicite dans la langue savante et sacre, donc un appareil politique et culturel d'expansion de l'orthodoxie et de marginalisation corrlative du sens pratique qui, l'origine du mouvement, a constitu la fois le support et l'enjeu d'un projet histo- rique (56). Ce Systme d'Action Historique, plusieurs dimensions, n'est pas propre aux socits travailles par le fait islamique; on le retrouve dans toutes les socits du Livre o les luttes pour le sens vrai des Ecritures camouflent et sacralisent les mcanismes de conqutes et d'exercice du pouvoir hgmonique. En dpassant le cas particulier des socits du Livre, on atteint une problma- tique anthropologique du politique, du social, du culturel et de l'conomique. Quelle pertinence conserve, dans cette optique, le cadre chronologique dans lequel on enferme l'histoire de l'Islam? Qu'est-ce qui diffrencie la priode de formation, l'ge classique et celle que nous avons voque sous le titre conservation, ruptures et rsurgences (57) ? L'Exprience de Mdecine rige en Moment inaugurateur d'un Systme d'Action Historique irrductible aucun autre, devient ellemme, dans la perspective anthropologique, une reproduc- tion mimtique, avec les appropriations ncessaires au milieu arabe, du modle (55) H. LAOUST, Une fetw d'Ibn Taymiyya sur Ibn Tumart " in B,I.F.A.O., 1960, pp, 157- 184. (56) On rejoint les analyses d'Ibn Khaldn avec cette diffrence capitale qu'il n'a jamais mis en perspective critique ni la Raison orthodoxe, ni, plus gnralement, la Raison islamique. Il va de soi que le projet historique ne s'arrte pas avec les Almohades; le dpassement du tribalisme en tant qu'espace sociopolitique, o se reproduisent les luttes pour le pouvoir, sera sans cesse raffirm dans un langage thologique par les dynasties. chrifiennes. et mme, des cheHes plus rduites, par les familles maraboutiques. Le sujet mriterait, bien sr, de longues analyses qui articuleraient la perspective anthropologique, les ralits sociologiques et les changements historiques. (57) Dans La Pense arabe, P.U.F., 2" d., 1979, pp. 79 sv. 339 LE CONCEPT DE RAISON ISLAMIQUE prophtique mmoris par les peuples du Proche-Orient. Le modle prophtique est invoqu avec force par les nombreux rcits repris et retravaills par le Coran. C'est dans cette relecture en langue arabe, accorde l'action concrte de Muhammad qui cre un Etat, qu'il y a effectivement un nouveau dpart de code existentiel, un nouveau systme de connotations dont le sens est accessible aux seuls acteurs de l'histoire vcue au Hijz, amplifie ensuite par les peuples convertis. Ce sont les systmes de connotations dvelopps dans un mme cadre structural, consigns dans des rcits de fondation, mmoriss et transmis par la tradition vivante (cf. le hadth et tout le savoir islamique), qui constituent, en fait, les frontires smantiques entre les groupes et les peuples. En ce sens, les luttes pour le califat enrichissent le systme de connotations islamiques, tandis que les laborations doctrinales pour lgitimer ou contester, chaque fois, le pouvoir tabli, explicitent le code existentiel en un code existential, c'est--dire en paradigmes reproduire dans le cadre dynastique, alors qu'initialement, il y a eu surgissement et modification radicale de la pratique antrieure. Nous rejoignons par un autre biais le problme des raisons concurrentes qui travail- lent l'intrieur des systmes de connotations pour dgager des principes, noncer des rgles, fixer des objets de connaissance. La priodisation consacre conserve donc une pertinence heuristique si l'on renonce au rcit linaire qui maintient le privilge thologique du Moment inaugurateur, transforme en ge d'or l'poque des productions classiques, rejette dans les tnbres de la dcadence les longs sicles o la Raison orthodoxe s'enlise dans les pratiques locales, ressuscite l'Islam pur des origines et les vertus cratrices de l'ge d'or aprs le XIX sicle (Nahdha et Thawra). La priode de formation garde le privilge historique d'avoir saisi et sauv du jeu arbitraire des forces sociales en prsence, un Systme d'Action Historique effectivement trs productif; ceux qui ont lutt pour crer et perptuer un Etat transtribal, puis transsocial et transculturel posent l'historien et l'anthro- pologue des problmes diffrents de ceux que soulvent les gnrations qui ont tir parti du cadre et des moyens nouveaux offerts par la civilisation classique; de mme que les pouvoirs locaux qui ont commenc se multiplier ds le Iv/x sicle sous la bannire de l'Islam incitent rflchir sur la rversibilit en histoire, l'historicit des figures et des forces qu'on est port interprter comme les donnes invariantes de l'existence humaine, la dialectique incessante entre nature et culture. Au-del de la Raison orthodoxe attache au seul fonctionnement du systme de scurits propre chaque groupe, on dcouvre ainsi la vraie dimension de la raison islamique en tant que parcours historique dont les enseignements ne peuvent laisser indiffrente, comme par le pass, la pense scientifique et philosophique. Mohammed ARKOUN