Italies
Littérature
civilisation
société
Langues d’Italie
Dialectes, plurilinguisme et création
26
Centre Aixois
d’Études Romanes
Aix Marseille Université
Italies
26
Langues d’Italie
Dialectes, plurilinguisme et création
sous la direction de
Estelle Ceccarini
Virginie Culoma Sauva
Riccardo Viel
Centre Aixois d’Études Romanes
CAER EA 854
2022
Presses Universitaires de Provence
Comité de rédaction d’Italies
Perle Abbrugiati, Brigitte Urbani, Claudio Milanesi, Raffaele Ruggiero, Yannick Gouchan,
Judith Obert, Ilaria Splendorini, Michela Toppano, Estelle Ceccarini, Stefano Magni
Comité de lecture d’Italies
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Équipe éditoriale
Perle Abbrugiati, Brigitte Urbani, Claudio Milanesi, Raffaele Ruggiero,
Yannick Gouchan, Judith Obert, Ilaria Splendorini, Michela Toppano, Estelle Ceccarini,
Stefano Magni, Armelle Girinon, Daniela Vitagliano, Gerardo Iandoli,
Stefania Bernardini, Greta Gribaudo, Donatienne Borel
Rédaction du présent volume
Estelle Ceccarini, Virginie Culoma Sauva et Riccardo Viel
Responsable de la publication
Perle Abbrugiati
© Presses Universitaires de Provence
Aix-Marseille Université
29, avenue Robert-Schuman – F – 13621 Aix-en-Provence CEDEX 1
Tél. 33 (0)4 13 55 31 91
pup@univ-amu.fr – Catalogue complet sur presses-universitaires.univ-amu.fr/editeur/pup
DIFFUSION LIBRAIRIES : AFPU DIFFUSION
– DISTRIBUTION DILISCO
Luigi Gualdo
Écriture plurilingue, traduction et autotraduction
Martina Bolici, Filippo Fonio
ISA-UMR Litt&Arts, Université Grenoble Alpes
Résumé : L’œuvre de l’écrivain parnassien et scapigliato Luigi Gualdo se caractérise par
un bilinguisme systématique de matrice franco-italienne. Toute sa production se meut
entre les deux langues, et comprend également des autotraductions et des traductions
dans les deux sens. Notre contribution vise à cerner dans quelle mesure les pratiques
traductives de Gualdo (en particulier sa traduction française de Verga, ses traductions
italiennes de Coppée et de Montesquiou, mais aussi son autotraduction de L’Innamorato
di Venezia) se reflètent dans sa création littéraire ainsi que dans sa poétique. D’autres
codes linguistiques font également surface dans sa production et ils contribuent à
complexifier ultérieurement cette mosaïque d’interdépendances et d’influences dont
surgit une pratique plurilingue diversifiée.
Riassunto: L’opera dello scrittore parnassiano e scapigliato Luigi Gualdo si distingue
per un bilinguismo sistematico di matrice franco-italiana. Tutta la sua produzione
si muove infatti tra le due lingue, e comprende inoltre autotraduzioni e traduzioni
nei due sensi. Con il nostro contributo ci proponiamo di indagare in che misura le
pratiche traduttive di Gualdo (sull’esempio della traduzione francese di Verga, delle sue
traduzioni italiane di Coppée e di Montesquiou ma anche del caso dell’autotraduzione
dell’Innamorato di Venezia) si riflettono nella sua creazione letteraria e nella sua poetica.
Codici linguistici supplementari emergono di fatto dalla sua produzione, contribuendo
a rendere più complesso questo mosaico di interdipendenze e di influenze da cui risulta
una pratica plurilingue diversificata.
167
Martina Bolici, Filippo Fonio
Un « mineur » cosmopolite : introduction
Parmi les différentes pratiques intellectuelles qui ont caractérisé l’activité de
l’écrivain cosmopolite Luigi Gualdo (1844-1898), l’entreprise traductive menée
à l’égard de ses propres écrits, ainsi que de ceux de ses contemporains, s’avère
être une composante essentielle de son programme littéraire, qui se situe sur
un horizon transnational pourvu de deux pôles principaux : Milan et Paris.
D’après les témoignages épistolaires dont nous disposons, l’auteur a consacré
à ses deux « capitales littéraires » des réflexions antipodiques – visant en particulier à célébrer la nouvelle patrie des Lettres, Paris 1, en contraste avec Milan
et le panorama littéraire italien stagnants et qu’il n’apprécie guère 2. Toutefois,
lorsqu’on se penche sur l’activité littéraire de Gualdo, les deux sphères nationales semblent plutôt se compénétrer. Par ailleurs, pour la plupart des critiques,
Gualdo est un passeur, certes, mais aussi un « mineur ».
Dans la tentative de parcourir les épisodes principaux et les instances transnationales qui ont alimenté l’activité traductive et autotraductive de Gualdo, il
nous semble nécessaire d’esquisser une mise en contexte de sa figure au sein du
débat critique antérieur, mais surtout postérieur au regain d’intérêt pour l’auteur
qu’on peut reconnaître à partir de 1959 3, en contextualisant notamment cette
étiquette de « mineur » qui lui est si souvent attribuée. Conscients que l’histoire
des traductions constitue un réservoir précieux à des fins de reconstruction des
dynamiques transnationales de la fin de siècle franco-italienne, car elle permet
de faire la lumière sur la physionomie et les évolutions du réseau intellectuel
1
« La Francia è ora incontestabilmente ciò che fu la Grecia ed è stata l’Italia. Tutto il movimento
è là, l’impulso parte da lei, cammina luminosamente all’avanguardia nella luce dell’avvenire. »
(Luigi Gualdo, La Gran rivale ed altri racconti, Milano, Treves, 1877, p. 51) Ou encore : « […]
je conserve parfois une vague de curiosité de ce qui se passe dans le monde des vivants, c’est-àdire à Paris, vu qu’on ne vit point ailleurs. » Lettre VIII à Montesquiou, juin 1883, in Valeria
Donato Ramacciotti, « Luigi Gualdo e Robert de Montesquiou (con lettere inedite) », Atti
dell’Accademia delle Scienze di Torino, vol. 107, 1973, p. 323.
2
« S[arah] B[ernhardt] sera bientôt à Milan. J’avais décidé que, de toutes façons, je n’y serais
pas pendant ses représentations et que j’aurais fui devant elle, ne voulant pas la voir dans la ville
que je ne sais quels imbéciles ont eu le tort de rebâtir après l’intelligente destruction opérée par
F. Barberousse. » Lettre III à Montesquiou, février 1882, ibid., p. 313-314 ; l’italique est dans
le texte.
3
Nous faisons notamment référence à l’édition critique des œuvres de Gualdo réalisée par Carlo
Bo (Romanzi e novelle, Firenze, Sansoni, 1959), ainsi qu’à un article de Renato Bertacchini,
« Ritorno di Gualdo », L’Italia che scrive, vol. 5, no 45, mai 1962, et à l’étude sur l’auteur
réalisée par Pierre de Montera, Luigi Gualdo (1844-1898). Son milieu et ses amitiés milanaises
et parisiennes. Lettres inédites à François Coppée. Pages inédites, Roma, Edizioni di Storia e
letteratura, 1983.
168
Luigi Gualdo. Écriture plurilingue, traduction et autotraduction
visant à catalyser et à propager la nouveauté littéraire, nous nous concentrerons dans un deuxième temps sur l’analyse traductologique de deux exemples
emblématiques de la démarche plurilingue de l’écrivain.
Le statut de « mineur » a été reconnu à Luigi Gualdo principalement à
partir de l’article de Benedetto Croce 4, qui représente à la fois une première
redécouverte de cet auteur, qui avait été oublié aussitôt après sa mort, et qui
donne le ton du débat critique des décennies à venir. Avant Croce, en effet,
la question ne se posait pas dans les mêmes termes, car, indépendamment
d’une « valeur esthétique » quelconque des œuvres de Gualdo, celui-ci était
très présent dans les écrits et les discours de ses contemporains en tant que
personnalité intégrée dans le système littéraire européen de l’époque. Certes,
on pourrait remarquer que les témoignages d’amitié et de dévouement à son
égard 5 ont probablement été plus nombreux que les appréciations artistiques
dont il a fait l’objet ; ses contemporains avaient déjà tendance à célébrer
l’homme plus que l’écrivain. La critique successive a, quant à elle, d’un côté mis
en avant le caractère cosmopolite de Gualdo – que l’on considérait comme une
sorte d’incarnation du « cosmopolis » décrit par Paul Bourget –, et de l’autre
insisté sur le psychologisme mièvre qui caractérise la plupart de ses personnages
(là encore, le considérant comme une sorte de Bourget en mineur). Même
l’exotisme qui teinte ses écrits – romans et nouvelles surtout – a été considéré
comme maniéré et factice, alors que le psychologisme et l’autobiographisme
qui émergent constamment de ses personnages, franco-italiens ou apatrides, a
été tancé d’un trop-plein de spontanéité et d’une absence de filtre littéraire, qui
seraient les énièmes marques d’un amateurisme de fond.
Même si les études sur Gualdo se sont succédées, surtout à partir de l’édition de Carlo Bo, elles demeurent relativement clairsemées. En outre, l’écrivain
n’a jamais fait l’objet d’une reconsidération qui aille au-delà de cette relégation dans les rangs d’une « minorité » littéraire dont le caractère transnational
serait un signe de faiblesse et de « non appartenance ». Ses postures traductive
et autotraductive semblent être un angle d’attaque privilégié pour inscrire la
personnalité et l’œuvre de Gualdo dans le panorama international de l’époque,
ainsi que pour dépasser les étiquettes traditionnelles qui l’ont relégué dans une
« périphérie littéraire ».
4
« Luigi Gualdo » [1935], in La letteratura della nuova Italia, vol. V, Bari, Laterza, 1948,
p. 235-245.
5
Pierre de Montera, Luigi Gualdo (1844-1898), op. cit.
169
Martina Bolici, Filippo Fonio
Gualdo, un écrivain franco-italien
Traduction, plurilinguisme et réception
L’entreprise traductive de Gualdo se caractérise par sa bidirectionnalité. Pour
ne mentionner que les moments saillants de son activité dans ce domaine, nos
remarques se limiteront à la traduction en italien de la pièce de François Coppée
Deux douleurs en 1872 6, et à celle de la nouvelle La Lupa de Giovanni Verga en
français, publiée en 1881 7, dont nous proposerons une analyse plus approfondie.
Coppée, déjà célèbre à l’époque en tant que dramaturge suite au succès du
Passant, compte parmi les premiers écrivains français connus par Gualdo – ils
se seraient rencontrés chez Catulle Mendès à la fin des années 1860 8. Ils se lient
bientôt d’amitié comme en témoignent les nombreuses visites réciproques, des
dédicaces, ainsi qu’une correspondance suivie 9. Deux douleurs, un acte unique
en vers, est créée au Théâtre Français le 20 avril 1870. La pièce n’obtient pas le
succès du Passant, et elle aurait même été accueillie assez tièdement par le public
et la critique 10. La traduction de Gualdo reste très proche du français, même si
le traducteur adopte par moments une posture d’adaptation à la culture-cible 11.
Cette proximité s’étend même à la structure métrique du texte. Afin de rendre
le rythme de l’alexandrin à rimes plates, Gualdo choisit de garder le même
schéma rimique et de faire des vers caractérisés par un nombre de syllabes
pair – 14, avec cependant un certain nombre de vers hypométriques –, qui sont
assez inusuels pour la poésie italienne.
En ce qui concerne Verga, le début de son rapport avec Gualdo devrait
remonter à 1873, l’année qui suit l’arrivée du jeune écrivain sicilien à Milan.
Comme de Montera le montre dans son étude 12, Gualdo et Verga, deux jeunes
intellectuels qui avaient déjà à leur actif une série de publications – respectivement, Novelle (1868), Una peccatrice (1866) et Storia di una capinera (1871) –,
ont dû participer ensemble à la rédaction de la Rivista minima entre 1873 et
6
François Coppée, Due dolori. Dramma in un atto, in versi, traduit du français par L. Gualdo,
Milano, Rechiedei, 1872.
7
Giuseppe Verga, La Lupa, traduit de l’italien par L. Gualdo, Revue Littéraire et Artistique,
15 mai 1881, p. 223-224.
8
Pierre de Montera, Luigi Gualdo (1844-1898), op. cit., p. 15-16, 23 et suiv.
9
Ibid.
10
Ibid., p. 25.
11
Par exemple, les références à la « piété bretonne », qui parsèment le texte de Coppée, sont
omises car peu compréhensibles de la part d’un public ou d’un lectorat italien.
12
Pierre de Montera, Luigi Gualdo (1844-1898), op. cit., p. 104.
170
Luigi Gualdo. Écriture plurilingue, traduction et autotraduction
1874 et se sont alors liés d’amitié, comme en témoigne une lettre de Gualdo
à sa mère datant de 1876 13. Afin de mieux comprendre quels étaient leurs
rapports, nous disposons également d’une partie de la correspondance GualdoVerga, s’étendant sur la période 1875-1890, qui a refait surface en 1984 grâce
au travail de Raya 14. D’autre part il faut considérer que, même si Gualdo tendra
souvent à s’orienter vers des horizons esthétiques éloignés de l’avant-garde
milanaise, il sera toujours en lien avec les scapigliati, notamment avec Boito,
Camerana et Giacosa, et surtout avec le vériste Verga. À cet égard, le rapport
entre Gualdo et notre « bohème dorée » se profile non seulement comme un
espace de fréquentation et de confrontation, mais aussi comme une dynamique
d’apprentissage littéraire et d’influences réciproques 15.
Dans la lettre du 30 avril 1881 adressée à Capuana 16, Verga annonce la réalisation d’« una bella traduzione della Lupa che mi ha fatto Gualdo e che è riuscita
abbastanza buona tenuto conto della difficoltà massima del genere ». Cette
traduction paraîtra un mois plus tard dans La Revue Littéraire et Artistique. Il est
également important de citer la correspondance Verga-Édouard Rod (son traducteur français habituel), notamment les lettres du 18 avril 17 et du 4 décembre 1881,
où Verga affirme : « Il mio amico Gualdo, che mi ha fatto l’onore di tradurre la
Lupa, si è trovato assai bene della mia collaborazione in questo senso 18 ».
La nouvelle La Lupa, très éloignée de l’esthétique décadente de Gualdo, est
un court récit vériste figurant dans le recueil Vita dei Campi, paru en 1880 chez
Treves ; c’est l’histoire d’une femme, Gnà Pina, surnommée « La louve » par
les habitants du village en raison de son inexorable appétit sexuel.
Du point de vue stylistique, l’œuvre présente une syntaxe peu articulée
visant à reproduire le rythme du langage oral ; cette texture simple est cependant enrichie par des dictons, des expressions idiomatiques et des régiona13
Ibid., Appendice I, p. 294.
14
Gino Raya, « Inediti verghiani. Ventisei lettere di Luigi Gualdo », Otto/Novecento, a. VIII,
no 3/4, mai-août 1984, p. 127-145.
15
Pour une étude des pratiques esthétiques comparées de Verga et Gualdo, cf. Gaetano
Mariani, « Linguaggio delle sensazioni e realismo estetico », in Gaetano Mariani, Storia della
scapigliatura, Caltanissetta/Roma, Salvatore Sciascia Editore, 1967, p. 576-607.
16
Giovanni Verga, Lettere a Luigi Capuana, Gino Raya (éd.), Firenze, Le Monnier, 1975,
p. 176.
17
« [E]ssa non Le sarà forse inutile per avere un’idea di quel che riuscirebbe il tentativo che Le
propongo, lasciando più che è possibile allo scritto nella traduzione francese la sua fisionomia
caratteristica siciliana, come io ho cercato di renderla nell’italiano. » Raffaele Ciampini, « Lettere
di Giovanni Verga al suo traduttore Édouard Rod », Il Ponte, a. IV, no 5, mai 1948, p. 442.
18
Ibid.
171
Martina Bolici, Filippo Fonio
lismes, qui tâchent de répondre à la vocation mimético-vériste du récit. La
langue de Verga 19, surtout dans ses nouvelles véristes, est le résultat, d’une part,
d’un ennoblissement de registre obtenu par le recours à de nombreux toscanismes « garants de l’italianité », et d’autre part, d’une opération de traduction
du dialecte en italien, visant cependant à conserver une patine régionale, voire
la marque d’un « italien sicilianisé » 20.
La lettre du 18 avril 1881 écrite par Verga à Rod nous donne une notion
précise de la stratégie traductive suggérée par l’auteur à ses propres traducteurs :
Le mando come prova un tentativo che il mio amico signor Gualdo […]
ha voluto fare della « Lupa ». […] Essa non Le sarà forse inutile per avere
un’idea di quel che riescirebbe il tentativo che Le propongo, lasciando più che
è possibile allo scritto nella traduzione francese la sua fisonomia caratteristica
siciliana, come io ho cercato di renderla nell’italiano. Ella comprenderà il mio
desiderio, tanto più che io son siciliano, e che parmi che se il genere avrà la
sorte di attirarmi l’attenzione di cotesto pubblico, sarà possibile ch’esso vada
incontro, se non altro, a un successo di curiosità 21.
La posture traductive de Gualdo apparaît clairement dans La Lupa 22 : le titre,
qui conserve sa forme originale, constitue une première tentative d’« exotisation » plaçant le récit dès le début – ainsi que son auteur – dans un ailleurs
plus ou moins éloigné. Cette stratégie parvient à englober au fur et à mesure
les autres éléments structurels : les noms des personnages de la novella sont
maintenus tels quels, même dans leurs formes linguistiques excentrées, « gnà
Pina » (appelée aussi « la Lupa »), « Nanni » et « Maricchia » ; et encore « Santo
Angiolino de Santa Maria di Gesù » – bien qu’une coquille soit présente dans
le texte français, car à la place du mot « Gesù » nous lisons « Geva » 23. Lors
de la première occurrence de « gnà Pina », une note du traducteur précise :
« Gnà Pina : signora Pina », en assimilant l’expression sicilienne 24 à l’italien
19
Cfr. Gabriella Alfieri, « Giovanni Verga », notice biographique in Enciclopedia Treccani, 2011,
https://www.treccani.it/enciclopedia/giovanni-verga_(Enciclopedia-dell%27Italiano)/.
20
Sur Verga traducteur du dialecte : cf. en part. Gabriella Alfieri, « Verga traducteur et interprète de
l’oralité et du parler sicilien », Transalpina, no 22, 2019, http://%20journals.openedition.org/%20
transalpina/498%20;%20DOI%20:%20https://doi.org/10.4000/transalpina.498, consulté le
19 novembre 2020.
21
Raffaele Ciampini, « Lettere di Giovanni Verga al suo traduttore Édouard Rod », art. cit.,
p. 442.
22
Giovanni Verga, La Lupa, op. cit., p. 223-224.
23
Ibid.
24
« gna : s. f. [adaptation graphique de l’espagnol ña, forme abrégée de doña, dueña « femme »]. –
Appellatif du dialecte sicilien et calabrais, qui signifie « madame » ; il est employé aussi comme
172
Luigi Gualdo. Écriture plurilingue, traduction et autotraduction
« signora », et non pas au français « madame ». Un autre mot italien conservé
par Gualdo est « zitella » (épelé erronément « vitella ») ; à ce propos, nous
estimons que Gualdo aurait pu tout simplement traduire ce terme par « vieille
fille », expression couramment utilisée à l’époque et qui avait des antécédents
célèbres (par exemple La Vieille Fille de Balzac, de 1837), alors qu’il choisit d’en
signaler le caractère intraduisible dans une note. Parallèlement, la composante
dialectale fait timidement surface le long de la narration, en se manifestant
à travers un dicton énoncé par le narrateur : « À ce moment, entre vêpres et
la neuvième heure, alors qu’aucune bonne femme n’est dehors, la gnà Pina
[…] 25 » ; le traducteur ajoute encore une fois une note : « Le texte dit : In
quell’ora tra vespero e nona, in cui non ne va in volta femmina buona (dicton
sicilien) ». Le même dicton sera répété quelques paragraphes plus loin dans
un discours direct de Nanni, où celui-ci reformule la phrase à sa manière, afin
de renforcer auprès du lecteur l’impression du mimétisme et de l’instantanéité
du langage parlé. C’est bien à travers ce seul expédient, en effet, que le lecteur
français peut comprendre où la scène de La Lupa se déroule : ce n’est pas l’Italie
tout court, c’est la terre natale de Verga, la Sicile – alors que sur « gnà », qui
apparaît en premier, aucun indice ne nous est donné par le traducteur.
À l’exception de ces quelques tentatives exotisantes, pour le reste cette
traduction française de Verga est réalisée dans une langue standard. Cela nous
montre que la stratégie adoptée par le traducteur à l’égard des composantes stylistiques qui donnent forme au plurilinguisme du texte de départ vise à reproduire,
comme première marque du texte, la langue canonisée de l’italien toscanisant du
récit de Verga, alors que l’effet régional est cantonné à ces quelques lieux choisis,
notamment là où la tension traductive des formes dialectales s’avère plus forte.
Il en résulte donc une tendance globale à la compensation, au sein de laquelle la
quantité de régionalismes présents dans le texte italien a été négociée en faveur
de la qualité de formes excentrées repérables au sein du texte français – expliquées dans des notes –, évitant ainsi au traducteur le recours à des opérations de
déformation ou de vulgarisation linguistique 26. La Lupa de Gualdo semble dès
lors respecter de manière fidèle les directives qui seront précisées par Verga dans
sa lettre à Rod, visant à privilégier une traduction qui conserve la « physionomie
typique sicilienne » du texte de départ, telle que l’auteur lui-même l’avait conçue.
forme d’adresse pour les femmes paysannes (souvent utilisé par Verga) ». Enciclopedia Treccani,
op. cit., nous traduisons.
25
Giovanni Verga, La Lupa, op. cit., p. 223.
26
Cf. Antoine Berman, « La traduction et la lettre ou L’auberge du lointain », in Antoine
Berman (dir.), Les tours de Babel, Paris, Trans-Europ Repress, 1985, p. 73.
173
Martina Bolici, Filippo Fonio
Mérite également d’être mentionnée en conclusion la traduction en italien
du sonnet de Robert de Montesquiou « La virtualité d’une minute heureuse »,
réalisée par Gualdo en 1886 et restée inédite jusqu’en 1973, année de parution
de la contribution de Donato Ramacciotti exhumant les témoignages épistolaires de Gualdo issus du « fonds Montesquiou » de la Bibliothèque Nationale
de France 27. Le fait que, contrairement aux traductions de Coppée et de Verga,
le texte en italien du sonnet de Montesquiou n’ait jamais été publié du vivant de
Gualdo, est, selon toute probabilité, attribuable à la suppression de ce dernier de
la deuxième édition des Hortensias bleus de 1906, qui a suivi celle de 1896 où le
texte apparaît 28. Du reste, la « traduction » française réalisée par Montesquiou
du portrait photographique de la Duse envoyé par Gualdo à son correspondant
a connu le même sort : il se présente sous la forme d’une description « littérale »
mise en vers dans la première édition des Hortensias bleus, avec le titre « Vacua
vidua (Sur un portrait de Eleonora Duse). À Luigi Gualdo 29 », pour disparaître
dans celle, définitive, de 1906, selon, d’après de Montera, une volonté qui serait
le fruit d’un « choix [qui] n’est que de l’âge mûr 30 ».
Autotraduction, plurilinguisme et étrangeté
Gualdo constitue l’un des exemples les plus marquants d’écrivain allographe de
son époque, aussi bien pour son « bistilismo 31 » que pour sa méthode très singulière « di scrivere direttamente in francese, salvo poi a ritradursi in italiano 32 ».
Parmi ses œuvres, deux ont fait l’objet d’une entreprise autotraductive,
à nouveau caractérisée par une dynamique bidirectionnelle : Un mariage
excentrique, paru en français chez Lemerre en 1879 (réédité en 1884) et, dans
sa version italienne, Un matrimonio eccentrico, publiée en 1894 à Milan, chez
Treves, et Une aventure vénitienne, qui correspond à la version française de
27
Valeria Donato Ramacciotti, « Luigi Gualdo e Robert de Montesquiou (con lettere inedite) »,
art. cit., Lettre XVIII, p. 336.
28
Robert de Montesquiou, « Pièce CXCII », in Les Hortensias bleus, Paris, Charpentier, 1896,
p. 307.
29
Robert de Montesquiou, « Pièce CLXXX », ibid., p. 287.
30
Pierre de Montera, « Luigi Gualdo, Robert de Montesquiou et la Duse », Italianistica. Rivista
di letteratura italiana, vol. 11, no 2/3, mai-décembre 1982, p. 283.
31
Carlo Alberto Madrignani, « I romanzi francesi di Luigi Gualdo », in Lucio Lugnani, Marco
Santagata, Alfredo Stussi (dir.), Studi offerti a Luigi Blasucci dai colleghi e dagli allievi pisani,
Pisa, Pacini Fazzi, 1996, p. 351.
32
Renato Bertacchini, « Ritorno di Gualdo », art. cit.
174
Luigi Gualdo. Écriture plurilingue, traduction et autotraduction
l’original italien L’innamorato di Venezia, les deux publiées en 1884. C’est ce
dernier exemple que nous analyserons plus en détail.
Tout comme pour le roman français, la parution de l’autotraduction du
Mariage excentrique, dont il est question en particulier dans des lettres adressées
à Boito et à Giacosa de novembre 1893 33 – ce dernier se chargera d’apporter le
manuscrit à Treves – est saluée par les quelques comptes rendus dont nous disposons 34 comme le principal accomplissement narratif de Gualdo. Notamment,
Un matrimonio eccentrico est considérée comme une œuvre bien supérieure à
Decadenza. Ce qui est particulièrement apprécié par la critique est la part moins
prépondérante occupée par la matrice autobiographique dans le roman. Il s’agit
encore une fois d’une traduction respectueuse de l’original, caractérisée pourtant
par des stratégies ponctuelles d’adaptation au lectorat-cible 35, voire d’omission/
simplification 36. Parfois, Gualdo a également recours à des calques sur le français
qui semblent peu naturels en italien 37, ou encore à des solutions explicatives non
dissemblables de celles qui caractérisent son activité traductive 38.
33
Cf. Pierre de Montera, Luigi Gualdo (1844-1898), op. cit., p. 303 et 316.
34
Cf. Carlo Alberto Madrignani, « I romanzi francesi di Luigi Gualdo », art. cit., en part.
p. 357-358. Le critique ne manque pas de souligner comment ce roman, dans lequel Gualdo
peaufine sa technique théâtrale dans le traitement des intrigues et dans la caractérisation des
personnages, et qui allait à la rencontre du goût du lectorat contemporain, est aussi le plus daté
et celui qui est le plus difficilement appréciable par le public d’aujourd’hui.
35
Par exemple l’omission du syntagme « lorsque elle [sic] et ses parents habitaient Florence »
(Luigi Gualdo, Romanzi e novelle, op. cit., p. 674) qui précède l’évocation des promenades aux
Cascine dans la rêverie d’Élisa au début du roman, jugé superflu pour un lectorat italien. Il
faut signaler que la version française du roman se caractérise par une tendance « exotisante »
typique de la littérature de l’époque, avec des noms propres systématiquement non francisés,
ou l’emploi de mots italiens dans le texte (tresette, breva, villeggianti, barcaioli, facchino).
36
« C’était une occasion pour Élisa de voir le lac, dont elle ne connaissait encore que le premier
bassin. » (Ibid., p. 681) devient simplement : « Era un’occasione per vedere tutto il lago. » (Luigi Gualdo, Un matrimonio eccentrico, Milano, Treves, 1894, p. 29) Ou encore : « on l’avait crue
très-malade » (Luigi Gualdo, Romanzi e novelle, op. cit., p. 883) est traduit par « era stata male
assai » (Luigi Gualdo, Un matrimonio eccentrico, op. cit., p. 319). En outre, plusieurs appels au
lecteur, du type « nous le savons » (Luigi Gualdo, Romanzi e novelle, op. cit., p. 696), sont omis.
37
Par exemple « antichi amici » (Luigi Gualdo, Un matrimonio eccentrico, op. cit., p. 45) qui
traduit (trop) fidèlement « anciens amis » (Luigi Gualdo, Romanzi e novelle, op. cit., p. 692),
ou « monsieur mon neveu » (ibid., p. 698) traduit par « signor nipote mio » (Luigi Gualdo, Un
matrimonio eccentrico, op. cit., p. 55).
38
« Un petit page » (Luigi Gualdo, Romanzi e novelle, op. cit., p. 898) devient « Un piccolo
servitore, un page » (Luigi Gualdo, Un matrimonio eccentrico, op. cit., p. 341), qu’il serait
intéressant de comparer avec les épreuves corrigées, dont nous ne disposons malheureusement
pas. Nous remarquons en passant que dans ce dernier chapitre du roman l’édition de Bo est
très fautive, nous avons donc dû recourir à une collation avec l’édition princeps.
175
Martina Bolici, Filippo Fonio
L’innamorato di Venezia est publié en quatre livraisons entre le 9 et le
18 mai 1886 dans Il Corriere di Roma, et quelques mois plus tard il est traduit
en français par l’auteur lui-même et publié le 1er décembre dans La Nouvelle
Revue. Contrairement à Un mariage excentrique, le texte de 1886 est donc
d’abord rédigé en italien pour ensuite être traduit en français. Ce long poème
en prose relate un voyage onirique qui amène le protagoniste Carlo (ou Jules)
Lebrun de la tumultueuse Paris à la mélancolique Venise – où « [i]l oublia
les choses réelles dans la puissante réalité de ce rêve 39 ». L’œuvre est marquée
par l’influence de la littérature psychologique d’inspiration bourgetienne, et
également par la tradition du roman décadent (ou « célibataire ») initié par
Huysmans dans les années 1880, où le récit n’apparaît que comme un fruit
de l’imaginaire façonné par l’œil du « célibat artiste 40 » oisif – prêt à renaître à
Venise après de nombreux échecs existentiels et artistiques.
L’un des éléments les plus intéressants de ce récit est le sous-texte autobiographique, qui rend légitime de voir dans Carlo/Jules un double de Gualdo. Par
ailleurs, le profil du cosmopolite déraciné – et de l’artiste raté, tourmenté par
le spleen et une indépassable étrangeté – que l’auteur crée à sa propre image,
est fonctionnel à la représentation de la parabole d’une « vie manquée 41 » qui
amènera Lebrun à dépasser sa condition de « spaesamento 42 », en direction
d’une « vie artistique » comblée et nourrie par l’amour pour Venise : « il se
sentait chez lui, et ce sentiment lui paraissait tout nouveau 43 ». Nous avons
l’impression que cette condition d’étrangeté que Gualdo nous communique dès
le début du récit correspond aux choix stylistiques qu’il met en place tant dans
le texte original (en italien marqué par le vénitien) que dans son autotraduction
française (où le vénitien et l’italien trouvent aussi leur place).
Sur la base de ces constats, nous tenterons une analyse comparative, afin
notamment de mettre en valeur la couche plurilingue dont l’œuvre est chargée.
En premier lieu, le constat de titres asymétriques, L’innamorato di Venezia et
Une aventure vénitienne, permet d’anticiper deux contenus complémentaires : le
39
Luigi Gualdo, L’innamorato di Venezia/Une aventure vénitienne, Jean-Pierre Bertrand,
Luciano Curreri (éd.), Cuneo, Nerosubianco, 2009, p. 37.
40
Jean-Pierre Bertrand, « “La nostalgie de la lagune”. Une nouvelle entre psychologie et
décadence », in Luigi Gualdo, L’innamorato di Venezia/Une aventure vénitienne, op. cit., p. 80.
41
Ibid., p. 39.
42
Pour un approfondissement sur le personnage du déraciné dans l’œuvre de Gualdo nous
renvoyons à Filippo Fonio, « Straniamenti e spaesamenti di Luigi Gualdo. Personaggi
e luoghi tra ideale e realtà, cosmopolitismo e sradicamento », Incontri, vol. 36, no 1, 2021,
https://rivista-incontri.nl/article/view/11009 ; DOI : https://doi.org/10.18352/inc11009.
43
Luigi Gualdo, L’innamorato di Venezia/Une aventure vénitienne, op. cit., p. 58.
176
Luigi Gualdo. Écriture plurilingue, traduction et autotraduction
premier fait allusion au final du récit, où Carlo arrive à aimer « Venise comme
on aime une femme 44 » ; le deuxième met plutôt l’accent sur l’expérience que
constitue le voyage de Lebrun à Venise, se configurant comme un moment
d’épiphanie dans la vie du personnage. D’autre part, le protagoniste change son
prénom de Carlo à Jules de la version italienne à celle en français – en gardant
cependant le même nom de famille, Lebrun, et surtout le même pays natal :
la France – alors que les noms des autres personnages restent inchangés dans
leurs formes dialectales excentrées : « Sora » ou « Siora Cate » et « Zanze »,
forme abrégée typiquement vénitienne du prénom italien « Angela » 45. Dans les
deux versions, le protagoniste est un français en voyage en Italie : cet élément
contribue à créer l’écart culturel entre Carlo/Jules et son environnement, en
marquant l’origine d’un sentiment d’étrangeté qui l’accompagne tout au long
du récit. Toutefois, à cette cohabitation narrative et stylistique de l’italien et du
français dans L’Aventure s’ajoute un facteur déstabilisateur supplémentaire, qui
complexifie la tension plurilingue de l’œuvre : la marque du dialecte vénitien.
Un premier exemple nous permettra d’éclaircir la relation entretenue par les
différents idiolectes qui émergent au fil des deux versions :
Jules marchanda pendant quelques minutes, croyant parler italien, tandis que la
vieille répondait, en mêlant à la conversation quelques mots d’un français plus
incompréhensible encore que son dialecte même, et faisant jouer aux gestes le rôle
principal. Enfin, le gondolier fut appelé avec les bagages, et le voyageur s’installa 46.
Ce passage affiche clairement le décentrement linguistique dont font preuve les
deux interlocuteurs qui tentent de se rencontrer à mi-chemin de l’acte communicationnel, l’une en improvisant un français « incompréhensible » accompagné par des « gestes », l’autre en performant dans un italien évidemment
approximatif. Les deux participent à la collision de deux univers linguistiques,
sans pour autant arriver à créer un espace de dialogue.
Seulement plus tard dans le récit Carlo/Jules et la vénitienne Zanze
s’adonnent à un apprentissage réciproque de la langue de l’autre – même s’il
s’agira d’une tentative plus intentionnelle que factuelle :
Elle lui adressait la parole lentement, avec son accent vénitien dont jamais
elle n’aurait pu se défaire, et l’étranger était étonné de comprendre à peu près
tout, tandis que, quand Siora Cate vociférait comme s’il était sourd, le sens lui
échappait. À Zanze le français italianisé de Jules paraissait de l’arabe ; mais,
44
Ibid., p. 67.
45
Giuseppe Piccio, Dizionario Veneziano-Italiano, Venezia, Emiliana Editrice, 1928, p. 6.
46
Ibid., p. 40.
177
Martina Bolici, Filippo Fonio
si elle ne comprenait rien, elle devinait tout, étant tout aussi intelligente que
ignorante [sic].
[…] Jules eut l’idée de lui apprendre le français, et voulut lui donner
sérieusement une leçon tous les jours. Elle riait de ses efforts pour lui faire
retenir les mots ; mais lui seul en profitait, car, par ces leçons, c’était lui qui
apprenait le vénitien 47.
Si la communication du côté de Zanze n’arrive pas vraiment à progresser, se
limitant au stéréotype de la gestualité – le Français semble en revanche faire ses
premiers pas dans un « apprivoisement » graduel.
Un dernier passage nous permet de mieux saisir ce cadre plurilingue :
Le docteur […] [s]’adressant à Jules […] lui dit en français que le cas était grave,
tout en rassurant Siora Cate en vénitien. […] En donnant ces explications, le
docteur s’était adressé plus souvent à l’étranger qu’à la vieille femme 48.
C’est donc à travers le personnage du médecin, qui jongle entre le français, quand
il s’adresse à Carlo, et le vénitien, en parlant avec Sora Cate, que nous assistons
à une réelle coprésence de deux langues chez le même interlocuteur – même si le
récit semble suggérer que la plupart du discours est prononcé en français.
Tant le code-switching que la juxtaposition des langues sont mis en scène
dans l’Aventure, d’une part afin d’atteindre un effet mimétique de la prose littéraire, et d’autre part afin de donner lieu à des commentaires et des réflexions
métalinguistiques qui concourent à un « redoublement de la fonction narrative […] articulée à une problématique des langues et du langage 49 ». Nous
rencontrons le long du récit d’autres exemples de cette démarche plurilingue,
à travers laquelle Gualdo se sert principalement du dialecte vénitien pour
rendre plus vivant le style de sa nouvelle. Au-delà des noms des personnages,
quelques termes vénitiens émergent aussi dans le texte, comme le très connu
« bigolante 50 » – qui demeure inchangé, sauf pour la mise en italiques dans
l’Aventure – employé à Venise pour définir des femmes chargées de transporter l’eau avec deux seaux attachés à une perche. La dimension plurilingue
qui caractérise L’innamorato et son autotraduction montre bien que la collision
du français avec le dialecte vénitien arrive à marquer une distance profonde et
incommensurable entre les différentes sphères culturelles mises en scène. Tant
47
Ibid., p. 52.
48
Ibid., p. 50.
49
Lise Gauvin, « Écriture, surconscience et plurilinguisme : une poétique de l’errance », in
Christiane Albert (dir.), Francophonie et identités culturelles, Paris, Karthala, 1999, p. 24.
50
Luigi Gualdo, L’innamorato di Venezia/Une aventure vénitienne, op. cit., p. 15 et 46.
178
Luigi Gualdo. Écriture plurilingue, traduction et autotraduction
l’étrangeté que l’errance du dicté stylistique contribuent également à l’amplification de cet effet. Par ailleurs, le mouvement d’aller-retour de l’italien et du
français au sein des deux versions de l’œuvre parvient à définir les macro-coordonnées de l’espace narratif plurilingue, qui ressortent d’une écriture (ou d’une
réécriture) conduite entre les différentes langues 51.
Correspondances et questions traductives
La lecture des correspondances de Gualdo, tant avec les écrivains français
(Coppée, Montesquiou) qu’avec ses confrères italiens (Giacosa, Boito), nous a
amenés à nuancer quelque peu nos impressions initiales sur l’omniprésence des
préoccupations linguistiques d’un écrivain qui, comme lui, transite constamment entre plusieurs langues-cultures.
On y remarque en effet que le caractère mondain de la correspondance
prime, surtout dans les échanges avec Coppée, et que, si les considérations de
nature littéraire – enthousiasme ou dépit pour de nouvelles publications, prises
de positions parfois polémiques, en particulier dans les correspondances avec
Montesquiou 52 et Boito – y abondent, la réflexion spécifiquement linguistique
est presque absente. Les deux codes, italien et français, y sont rigidement distingués, et nous avons même l’impression que Gualdo a – sciemment et avec une
attention toute particulière – tenté de garder ses deux langues séparées et bien
distinctes, selon l’interlocuteur auquel il s’adresse. Même là où, comme dans
le cas des lettres échangées avec Montesquiou, il est souvent question de goûts
artistiques – les deux semblent être en relation au moins à partir de la dédicace
de Gualdo à Montesquiou sur un exemplaire du Mariage excentrique 53, et se lient
d’amitié peu de temps après –, « leurs préoccupations sont et resteront essentiellement littéraires et mondaines 54 ». Le seul moment où l’écrivain évoque
un point de traduction dans une lettre adressée à Montesquiou fait suite à la
version française, réalisée par ce dernier, d’un poème des Nostalgie de Gualdo
(recueil que ce dernier lui fait parvenir en 1882). Il s’agit d’un nocturne, « Alla
51
Sur le rapport entretenu par l’italien et le français au sein de deux versions de l’œuvre cf.
Jean-Pierre Bertrand, « Nota ai testi » in Luigi Gualdo, L’innamorato di Venezia/Une aventure
vénitienne, op. cit., p. 99-105.
52
Tant de Montera que Donato Ramacciotti (« Luigi Gualdo e Robert de Montesquiou [con
lettere inedite] », art. cit., p. 291) ont fait remarquer que la correspondance de Gualdo avec
Montesquiou se caractérise par un style recherché, « fignolé » (Pierre de Montera, Luigi
Gualdo [1844-1898], op. cit., p. 71), à la différence en particulier de celle avec Coppée.
53
Pour plus de détails cf. ibid., p. 72.
54
Ibid., p. 73.
179
Martina Bolici, Filippo Fonio
sera », que Gualdo considère comme une « littérale et littéraire et délicieuse et
baudelairienne traduction 55 », même s’il ne manque pas de faire remarquer que
Montesquiou a commis une faute en traduisant « sventura » par « aventure ». Il
ajoute cependant tout de suite : « mais que vous avez raison de vous tromper !
et combien je préfère au mien [votre] vers […] 56. » D’ailleurs, le poème traduit
par Montesquiou, et intitulé Chiaroscuro, ne sera pas supprimé dans le passage
de l’édition originale des Chauves-souris de 1892 à celle de 1907 57.
Conclusions
Le plurilinguisme, conçu comme coprésence de langues et dialectes qui se
côtoient, s’opposent et se mélangent sur les plans esthétique et biographique,
représente la marque de l’écrivain bicéphale et du passeur culturel, ainsi que
de sa posture intellectuelle, qui sont autant de traits caractérisant la modernité
artistique à la fin du xixe siècle. L’hétérogénéité des langues et des pratiques
textuelles – notamment réécriture, traduction et autotraduction – dont Gualdo
fait preuve nous semble, de surcroît, anticiper ce qui deviendra l’habitus spécifique
de l’intellectuel multiforme à l’époque des avant-gardes du début du xxe siècle 58.
Pour Gualdo, l’esprit plurilingue dont témoignent ses activités traductives
et autotraductives s’avère être une disposition intellectuelle et créative réflexive
par rapport à l’œuvre. L’écrivain affiche ainsi une tendance à un éloignement
plus ou moins prononcé d’un centre – linguistique, stylistique et énonciatif –,
qui donne lieu parfois à un dépaysement, parfois à une osmose avec l’autre et
l’ailleurs culturels. Dans les deux cas, le lecteur ou le critique sont amenés à ne
pas pouvoir négliger la problématique des langues, tant dans le contenu que
dans le style, ce qui nous suggère qu’une réévaluation de Gualdo pourrait passer
par la prise en compte de sa nature d’écrivain foncièrement translingue.
55
Valeria Donato Ramacciotti, « Luigi Gualdo e Robert de Montesquiou (con lettere inedite) »,
art. cit., Lettre VII, p. 320-321.
56
Ibid., p. 321.
57
Robert de Montesquiou, « Pièce L », in Les Chauves-souris. Clairs-Obscurs, Paris, George Richard, 1907, p. 119. L’exemplaire de l’édition de 1892 envoyé à Gualdo est accompagné par
une dédicace : « à / Monsieur Gualdo / Élégant romancier et / délicat poète “du doux pays / où
résonne le si” – et dont / j’ai interprété, page 157 de / ce poème, un musical nocturne. // En rythmique ratification / de mon affectueuse estime / Comte Robert de Montesquiou Fezensac. //
Novembre 92. » Reproduite dans Pierre de Montera, Luigi Gualdo (1844-1898), op. cit., p. 88.
58
Cf. Franca Bruera, « Le plurilinguisme comme passeport culturel. France et Italie entre
mobilité transnationale, nomadisme intellectuel et flânerie linguistique », in Franca Bruera,
Barbara Meazzi (dir.), Plurilinguisme et avant-gardes, Bruxelles, Peter Lang, 2011, p. 29-41.
180
Table des matières
Estelle Ceccarini
Présentation
5
Avant l’Unité, de la pluralité linguistique
à l’affirmation de la langue nationale
Giuseppe Noto
Sul plurilinguismo e sul mistilinguismo di Dante
Con particolare riguardo per la cobla in provenzale di Purg. 26
13
Guillaume Etandin
Quelles musiques joua Belli ? Un romanesco musical
27
Julien Contes
Pluralité linguistique et affirmation d’une langue nationale
dans l’épanouissement d’une presse moderne
durant le long Quarantotto italien (1847-1850)
45
Stefano Magni
« L’Italie est faite, il reste à faire l’italien ! »
La querelle entre Ascoli et Manzoni
sur la « force centrifuge » et la « force centripète » de la langue italienne
61
Permanences dialectales et potentialités artistiques
contemporaines
Sara Vergari
Lingua incontaminata o linguaggio della resistenza
La funzione metalinguistica del dialetto
nella poesia italiana del secondo Novecento
301
77
Langues d’Italie
Justine Rabat et Manuel Esposito
Les poèmes frioulans de Pier Paolo Pasolini
S’opposer au fascisme par le dialecte
89
Maria Luisa Mura
Le parole per dire che esistiamo
Portualità e plurilinguismo nell’invenzione letteraria di Sergio Atzeni
101
Ramona Onnis
Langue et transculturalité dans Un tempo gentile de Milena Agus
113
Giuliano Scala
Parla patois
Sur l’utilisation du dialecte dans la chanson contemporaine italienne
127
Michela Toppano
Italiano e friulano nel rap « naturalista »
a vocazione universalizzante di Doro Gjat
Tensioni, compromessi e aggiustamenti
143
L’italien post-unitaire et les autres langues :
la langue nationale face aux influences plurilingues
Martina Bolici, Filippo Fonio
Luigi Gualdo
Écriture plurilingue, traduction et autotraduction
167
Matteo Grassano
Una lingua per tre
Francesismi e anglismi nella Madonna di Mamà di Alfredo Panzini
181
Andrea Bongiorno
Le plurilinguisme chez Sanguineti
Du multilinguisme créateur au polyglottisme cosmopolite
193
Jean Nimis
Luciano Cecchinel
Lingue e voci migranti, ferite, pharmakòn
302
207
Table des matières
Alessandra Locatelli
La problematica del plurilinguismo
nella narrativa italofona contemporanea dell’Alto Adige/Südtirol
227
Typhaine Manzato
Plurilinguisme italien en littérature
et enseignement de la langue voisine
239
Comptes rendus
255
303
Estelle Ceccarini
2022
Italies 26
Présentation
Avant l’unité, de la pluralité linguistique à l’affirmation de la langue nationale
Guillaume Etandin
Julien Contes
Stefano Magni
Sul plurilinguismo e sul mistilinguismo di Dante (con particolare riguardo per la cobla
in provenzale di Purg. 26)
Quelles musiques joua Belli ?
Un romanesco musical
Pluralité linguistique et affirmation d’une langue nationale à travers l’épanouissement
d’une presse moderne durant le long Quarantotto italien (1847-1850)
« L’Italie est faite, il reste à faire l’italien ! »
Considérations sur la querelle entre G.I. Ascoli et A. Manzoni sur la « force centrifuge »
et la « force centripète » de la langue italienne
Permanences dialectales et potentialités artistiques contemporaines
Sara Vergari
Justine Rabat, Manuel Esposito
Maria Luisa Mura
Lingua incontaminata o linguaggio della resistenza
La funzione metalinguistica del dialetto nella poesia italiana del secondo Novecento
Les poèmes frioulans de Pier Paolo Pasolini
S’opposer au fascisme par le dialecte
Italies 26
Giuseppe Noto
Italies
Littérature
civilisation
société
Le parole per dire che esistiamo
Portualità e plurilinguismo nell’invenzione letteraria di Sergio Atzeni
Ramona Onnis
Langue et transculturalité dans Un tempo gentile de Milena Agus
Giuliano Scala
Parla patois
Michela Toppano
Sur l’utilisation du dialecte dans la chanson contemporaine italienne
Italiano e friulano nel rap « naturalista » a vocazione universalizzante di Doro Gjat
Tensioni, compromessi e aggiustamenti
Martina Bolici, Filippo Fonio
Matteo Grassanoi
Langues d’Italie
L’italien post-unitaire et les autres langues : la langue nationale face
aux influences plurilingues
Luigi Gualdo
Écriture plurilingue, traduction et autotraduction
Una lingua per tre
Francesismi e anglismi nella Madonna di Mamà di Alfredo Panzini
Andrea Bongiornol
Le plurilinguisme chez Sanguineti
Du multilinguisme créateur au polyglottisme cosmopolite
Jean Nimis
Alessandra Locatelli
Typhaine Manzato
Luciano Cecchinel
Lingue e voci migranti, ferite, pharmakòn
La problematica del plurilinguismo nella narrativa italofona contemporanea
dell’Alto Adige/Südtirol
Plurilinguisme italien en littérature et enseignement de la langue voisine
Comptes rendus
Langues d’Italie
Dialectes, plurilinguisme et création
26
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16/01/23 11:45