Les verbes modaux : introduction
Patrick DENDALE
Université de Metz-CELTED & Universiteit Antwerpen -UIA
Johan V AN DER AUWERA
Universiteit Antwerpen
Ce volume regroupe une sene d'études qui ont été présentées lors du
colloque Les verbes modaux dans les langues germaniques et romanes,
organisé à l'université d'Anvers (UFSIA) en décembre 1998. Tous les textes
sont écrits en français. Une sélection de textes présentés au colloque et
rédigés en anglais sont publiés dans le numéro 14 du Belgian Journal of
Linguistics.
Les dix études réunies ici portent sur les verbes modaux en français, en
anglais ou en latin.
La modalité, on le sait, est une notion aux définitions multiples et aux
frontières floues. La conception minimaliste consiste à dire qu'elle regroupe
au moins deux catégories: le nécessaire et le possible (Cf Lyons 1977: 787,
ou Palmer 1979: 8, parmi d'autres). En linguistique, ce sont deux séries de
modalités qui sont généralement distinguées : les modalités épistémiques et
les modalités déontiques (ou radicales), distinction qu'on retrouve d'une
façon ou d'une autre dans la plupart des contributions à ce volume. Pour
certains linguistes cependant il est nécessaire d'ajouter à ces deux séries
d'autres modalités, comme par exemple les modalités aléthiques (Cf Hans
Kronning, ce volume), ou encore, les modalités existentielles, factuelles ou
axiologiques (Cf B. Pottier dans Aboubakar Ouattara, ce volume). D'un
autre côté, il y a des auteurs, comme Eric Gilbert (ce volume), qui refusent le
cadre de la traditionnelle distinction entre modalités épistémiques et
modalités déontiques.
Que faut-il comprendre par verbe modal ?
(i) Un verbe peut être appelé modal parce qu'il a été consacré comme tel par
la tradition grammaticale. S'y rangeraient de façon indiscutable des verbes
comme devoir ou pouvoir pour le français et will ou shall pour l'anglais,
verbes dont les caractéristiques sémantiques et syntaxiques ont été
amplement décrites dans le passé, mais dont certains aspects sont réexaminés
ici dans sept des dix contributions.
(ii) Un verbe peut aussi être qualifié de modal quand il a parmi ses emplois
au moins un emploi modal. C'est le cas par exemple de l'auxiliaire du futur
périphrastique en français, le verbe aller, étudié dans ce volume par Angela
Schrott.
© Cahiers Chronos 8 (2001); i-iv.
iii
Patrick Dendale & Johan van der Auwera
Les verbes modaux : introduction
(iii) On peut aussi, comme le font Bernard Pottier et Aboubakar Ouattara (ce
volume), considérer un verbe comme modal quand il comporte dans sa
définition sémique un ou plusieurs traits modaux. Ainsi le verbe renoncer,
composé des traits modaux « avoir voulu » et « ne plus vouloir », est, selon
ce critère, à considérer comme un verbe modal pour Ouattara.
Partant de la constatation que le latin classique n'exprime pas la
possibilité épistémique par l'adjectif possibile, Alessandra Bertocchi et Anna
Orlandini étudient dans leur contribution les moyens verbaux, mais aussi
adverbiaux et adjectivaux, par lesquels s'exprime en latin la possibilité
épistémique. Distinguant la possibilité unilatérale ( « possible et peut-être
même nécessaire ») - où elles rangent aussi le probable - de la possibilité
bilatérale ( « possible mais pas nécessaire ») et la possibilité épistémique
subjective de la possibilité épistémique objective, les auteurs examinent pour
différentes expressions modales latines quels types de modalités épistémiques
elles expriment.
Avec l'étude de Hans Kronning, nous quittons le domaine du verbe pouvoir et de la possibilité pour passer au verbe modal devoir et à l'expression de
la nécessité. Le but de l'auteur est de montrer que l'opposition classique entre
valeurs déontiques et valeurs épistémiques est insuffisante pour décrire
devoir et qu'il faut les compléter ces deux groupes de valeurs d'un troisième
groupe, les valeurs aléthiques. La modalité aléthique « lato sensu » est une
modalité de L'ETRE, tout comme la modalité épistémique, mais elle se
distingue de celle-ci par des caractéristiques sémantiques, syntaxiques et
discursives, que l'auteur décrit en détail, tout comme les huit types de
modalité aléthique qu'il distingue.
Tout comme Bart Defrancq étudie la combinaison de pouvoir avec bien,
Christiane Marque-Pucheu examine dans sa contribution le résultat de la
combinaison d'un verbe modal, devoir, avec une autre unité, en l'occurrence
le syntagme prépositionnel selon N. Son étude tend à montrer, entre autres,
que l'hypothèse de Huot (1974: 78), selon laquelle devoir combiné à selon+
un Nom humain exprimerait toujours la valeur de probabilité, est fausse.
Selon Marque-Pucheu le syntagme en selon + Nhum est compatible aussi
bien avec la valeur épistémique qu'avec la valeur déontique de devoir et, en
moindre mesure, avec sa valeur aléthique.
La question que se posent Jean-Pierre Desclés et Zlatka Guentchéva
dans leur contribution est de savoir quel est le type d'inférence exprimé par
devoir épistémique (ou évidentiel). Les auteurs critiquent l'hypothèse de
Dendale (1994), selon laquelle devoir ne marquerait que l'inférence déductive ou inductive. Ils démontrent que très souvent le verbe modal marque une
inférence de type abductif, une inférence qui ne pose pas la nécessité mais
seulement la plausibilité d'une conclusion. L'effet de certitude incomplète
qui est lié généralement à l'emploi de devoir épistémique s'expliquerait alors
moins par la qualité des prémisses convoquées, que par la fiabilité non totale
du type de raisonnement utilisé, à savoir l'abduction.
Les études d'Eric Gilbert et d'Odile Blanvillain ont ceci en commun
qu'elles portent toutes les deux sur des verbes anglais (will et shall), qu'elles
s'inscrivent toutes les deux dans le cadre théorique de la Théorie des
Opérations Enonciatives élaborée par Antoine Culioli et que les auteurs
ii
Le recueil s'ouvre par un article d' Aboubakar Ouattara, qui propose une
synthèse de la conception de la modalité de Bernard Pottier. L'auteur
commence par présenter l'hypothèse de Pottier selon laquelle il y a quatre
catégories modales universelles: les modalités existentielles (ontologiques et
aléthiques), les modalités épistémiques, les modalités factuelles et les modalités axiologiques. Un verbe modal est selon ce linguiste une « lexie verbale
simple ou complexe traduisant linguistiquement [ ... ] une catégorie modale
universelle». La deuxième partie de l'article de Ouattara est consacré au
travail sémantique sur les verbes modaux. L'auteur y montre d'abord
comment, pour chacune des quatre catégories modales, on peut regrouper les
lexies modales simples en trois sous-classes, par exemple apparaître-êtredisparaître ou apprendre-savoir-oublier. C'est l'hypothèse du schème
trimorphique de Pottier. Pour ce qui est des lexies modales complexes (par
exemple renoncer, hésiter), l'auteur montre qu'elles peuvent être décrites
sémantiquement à l'aide des lexies modales simples.
C'est une autre typologie des modalités que propose Nicole Le Querler
dans sa contribution sur la polysémie de pouvoir : modalités subjectives
(épistémiques et appréciatives), modalités intersubjectives et modalités objectives. La première partie de son article est une présentation des différentes
significations du verbe pouvoir. L'auteur y formule l'existence d'un noyau
sémantique sous-déterminé - la possibilité abstraite - et y énumère toute la
série d'effets de sens que le verbe peut avoir selon les contextes. Entre les
deux, noyau abstrait et effets contextuels, on peut situer les cinq valeurs
« canoniques » attribuées à pouvoir : capacité, permission, possibilité matérielle, éventualité et sporadicité. Dans la deuxième partie de son article,
l'auteur montre où il faut classer les effets de sens de pouvoir dans sa typologie des modalités.
C'est également du verbe pouvoir que traite la contribution de Bart
Defrancq. L'auteur se propose de décrire la valeur de pouvoir dans des
constructions interrogatives du type Où peut-il bien être ?, qui contiennent,
outre pouvoir, l'adverbe bien. Ces constructions ont la particuiarité de ne pas
exprimer un véritable acte de question : elles ne sollicitent pas vraiment de
réponse. Mais ce ne sont pas non plus des questions rhétoriques classiques,
parce qu'elles n'en ont pas toutes les caractéristiques, comme le montre
l'auteur. L'explication des propriétés particulières de cette construction passe
par une analyse minutieuse de l'apport sémantique respectif du verbe modal
et de l'adverbe bien.
iv
Patrick Dendale & Johan van der Auwera
cherchent dans les deux cas à trouver un « schéma abstrait», une « forme
schématique unique» du verbe modal qu'ils étudient. Tant l'étude de Gilbert,
que celle de Blanvillain recourent à la distinction entre paramètres qualitatif
et quantitatif de la construction d'un contenu propositionnel (ou notion
complexe). Will est ainsi décrit comme un marqueur qui exprime la
« conformité, aux yeux de l'énonciateur, des dimensions quantitative et
qualitative de l'occurrence de la relation prédicative envisagée». Shall est
décrit comme un marqueur qui exprime une visée et la justification de cette
visée par sa prise en charge subjective. Ces descriptions permettent non
seulement de rendre compte des effets de sens de will et de shall que produit
le contexte, mais aussi d'opposer sémantiquement ces deux verbes entre eux
d'une part et aux autres verbes modaux anglais, comme must ou should,
d'autre part
Que l'étude d' Angela Schrott sur l'auxiliaire aller, marqueur temporel
du futur périphrastique, figure parmi les contributions à ce volume, tient au
fait que dans certains types de contextes cet auxiliaire exprime de façon systématique une nuance modale, appelée l' « allure extraordinaire » par les
grammaires françaises. Le but de l'auteur est de montrer que la valeur
modale du futur périphrastique s'explique à partir de la sémantique
temporelle de base de la forme verbale, combinée avec certaines caractéristiques du contexte (comme par exemple la négation).
Nous conclurons, en remerciant pour leur soutien financier et logistique,
les universités d'Anvers (UIA et UFSIA) et de Metz, le Ministère de la
recherche scientifique (Projet GOA « Pragmatique »), les Amis de
l'Université de Metz, ainsi que le Centre de Grammaire, de Cognition et de
Typologie (CGCT) et Le Centre d'Etudes Linguistiques des Textes et des
Discours (CELTED).
Références
DENDALE, P., 1994, "Devoir : marqueur modal ou évidentiel ?", Langue
française, 102, p. 24-40.
HUOT, H., 1974, Le verbe DEVOIR. Etude synchronique et diachronique,
Paris, Klincksieck.
LYONS, J., 1977, Semantics, Cambridge UP.
PALMER, F.R., 1979, Modality and the English Modals, London & New
York, Longman.
VAN DER AUWERA, J. & DENDALE, P., 2001, Modal Verbs in Germanie
and Romance Languages, Amsterdam, Benjamins.