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Patrick DENDALE Université d’Anvers (Antwerp Center for Pragmatics1) Philippe KREUTZ Université Libre de Bruxelles (Centre de recherche en linguistique) Comment opposer les deux conditionnels épistémiques au conditionnel d’éventualité au moyen des notions de réalité, factualité, modalité et prise en charge ? Résumé Cet article analyse deux groupes d’emplois du tiroir verbal du conditionnel en français : celui des conditionnels épistémiques (conditionnel de reprise et conditionnel de conjecture) et celui du conditionnel d’éventualité. à l’aide d’un éventail de notions sémantiques (réalité, actualité, modalité, mondes possibles, ) et épistémologico-discursives ((non-)factualité, prise en charge), nous montrons comment les trois usages se positionnent relativement à ces paramètres. Les conditionnels épistémiques présentent la question de la factualité du contenu propositionnel comme exclusivement déterminée par des indices du monde actuel alors que le conditionnel d’éventualité mobilise aussi des alternatives « métaphysiques » pour établir des contraintes inhérentes au monde actuel. Introduction Cette étude 2 traite de deux groupes d’emplois du conditionnel, que nous appellerons conditionnel épistémique et conditionnel d’éventualité. Nous voulions vérifier si et comment on peut avoir recours aux notions de réel, irréel, non-réel et/ouàcelles d’actuel, non-actuel pour caractériser 1. Cette étude s’inscrit dans le projet TOP-BOF-2005 « Intertextualiteit en informatiestromen » [Intertextuality and flow of information], de l’Antwerp Center for Pragmatics et financé par l’université d’Anvers. 2. Nous remercions vivement les relecteurs de cet article pour leur contribution à la qualité des Travaux du CerLiCo. PATRICK DENDALE, PHILIPPE KREUTZ positivement ces deux groupes de conditionnels et les opposer entre eux. Nous verrons qu’on a intérêt à compléter ces notions par celles de factuel, non-factuel, qui, à leur tour convoquent la notion de réalité. Tout d’abord, quelques mises au point notionnelles et terminologiques s’imposent. 1. Définitions et notions 1.1. La réalité objective Commençons par la notion de « réalité », où nous distinguerons la réalité objective, constituée d’entités (objets, événements et processus) et la conception de cette réalité par le locuteur (en tant que locuteur) ou réalité selon le locuteur. C’est la réalité objective qui, elle seule, rend vrai (ou faux) un énoncé, comme par exemple (1) : (1) Pol est venu hier soir La réalité ne contient toutefois pas uniquement des entités passées comme dans (1), mais aussi des entités présentes et même futures, d’où une première définition : (Def-1) La réalité objective est la somme des entités du passé, du présent et du futur. En plus de cela, il y a des énoncés qui mobilisent différentes incarnations possibles de la réalité objective dans leurs conditions de vérité. C’est le cas des énoncés modaux comme (2), qui décrit ici une contrainte interne à la réalité (sociale) : (2) Il m’est interdit de fumer dans un lieu public L’existence de l’interdiction de fumer impose que toutes mes manières d’agir possibles soient incompatibles (déontiquement parlant) avec un comportement tabagique dans les lieux concernés. S’il y avait pour moi, relativement à ma situation juridique, une quelconque possibilité de fumer, alors je ne serais pas soumis à l’interdiction et la proposition exprimée en (2) serait fausse3. Pour des énoncés comme (2), on utilise, en sémantique formelle, la notion technique de mondes possibles, qui cerne les incarnations ou tournures possibles de la réalité et qui permet de définir un énoncé modal : 3. Notons toutefois que l’existence de l’interdiction ne présage évidemment pas de mon respect (ou non) de ladite interdiction. 14 COMMENT OPPOSER LES DEUX CONDITIONNELS ÉPISTÉMIQUES... (Def-2) Un monde possible est une description exhaustive d’une configuration possible de la réalité objective. La description s’exprime par le biais d’un ensemble non-contradictoire de propositions. (Def-3) Est sémantiquement modal tout énoncé dont les conditions de vérités nécessitent la prise en compte de plusieurs mondes possibles. Les mondes possibles sont au mieux des représentations, dont une seule (mais laquelle?) colle à la réalité que nous tentons de comprendre (par la pensée) ou de forger (par l’action). La pluralité des mondes possibles dans les analyses en sémantique formelle n’induit pas forcément l’existence (au sens fort du terme) d’une pluralité de réalités parallèles. En philosophie, la position classique est de considérer qu’il n’existe de facto qu’un seul cours des choses, une seule réalité, et que le monde possible qui correspond à cette réalité est le monde dit « actuel ». C’est ce qu’on appelle en philosophie, l’actualisme : (Def-4) Le monde actuel est celui des mondes possibles qui correspond à la réalité objective. Le mot actuel ne doit pas être pris ici dans un sens temporel : l’actualité d’un étatde chose ne présage pas de son caractère passé, présent ou futur. 1.2. La réalité selon le locuteur L’analyse sémantique de données linguistiques ne nécessite pas seulement le recours à la réalité objective. Elle fait aussi intervenir la réalité telle que la conçoit le locuteur à travers ses énoncés. Les mondes possibles (au sens de Def-2) sont également utilisables pour capter cette dimension. Tout comme la réalité objective, la réalité selon le locuteurs’avère irréductible à un ensemble d’entités présentes ou passées.Elleinclut aussi des entités futures (dans (3) un événement). Dans une vision non-déterministe de la réalité objective, le futur est par essence non-fixé. Toutefois, le locuteur de l’énoncé (3), au futur de l’indicatif, (3) Pol viendra plus tard assume sans problème la venue (future) de Pol sur la base d’éléments (indicateurs), a fortiori incomplets au moment de l’énonciation. Via la force assertive de l’énoncé, cette venue est présentée comme appartenant déjà à l’ensemble de ce qui existe. Le locuteur s’engage ici sur la vérité d’un contenu propositionnel [Pol venir à moment postérieur à to]. Kratzer (1991) souligne que toute assertion (y compris une assertion relative à l’avenir) induit une forme de nécessité épistémique : sur la base d’éléments indicateurs dont il dispose, le locuteur de (3) prétend n’avoir d’autre choix que de croire en la venue future de Pol. La question de la réalité de cette 15 PATRICK DENDALE, PHILIPPE KREUTZ venue future est pour lui tranchée au moment d’énonciation, to. La réalité selon le locuteur, dès lors étendue à l’avenir, s’accorde donc avec l’actualisme philosophique, lui relatif à la réalité objective. 1.3. Factualité, non-factualité, modalité Pour le locuteur de (3), la question de la valeur de vérité du contenu propositionnel [Pol venir à un moment postérieur à to] semble donc réglée. En l’occurrence, le contenu propositionnel est assumé comme étant vrai. Dans le cadre descriptif de Narrog (2005 : 184), cette assertion sera dite « positivement factuelle » : (Def-5) La factualité positive de P 4 est le fait que L se présente comme sachant que le contenu propositionnel P est vrai (est satisfait par la réalité) (Def-6) La factualité négative de P est le fait que L se présente comme sachant que le contenu propositionnel P est faux (n’est pas satisfait par la réalité) Le caractère négativement factuel équivaudrait à l’absence, selon le locuteur, de satisfaction du contenu par la réalité. Il n’y a pas lieu de convoquer une quelconque réalité négative! En revanche, ily a bien ce que Narrog appelle une non-factualité de P : (Def-7) La non-factualité de P est le fait que L se présente comme ne sachant pas si P est vrai ou si P est faux (la question de la vérité ou fausseté de P n’est pas tranchée pour L) Une assertion accomplie au moyen d’un énoncé comme (4) repose sur la non-factualité d’un contenu : (4) Il est possible que Pol vienne plus tard. L’engagement illocutoire à la simple possibilité de la venue future de Pol dans cette phrase induit, pour le locuteur, la nécessité épistémique du contenu factuellement positif [être possible que Pol venir à un moment postérieur à to] ; le contenu propositionnel [Pol venir à un moment postérieur à to], quant à lui, est non-factuel ; la question de sa vérité (ou fausseté) à to demeure non tranchée pour L. D’ailleurs, (5), au contraire de (6), n’est en rien contradictoire : (5) Il est possible que Pol vienne plus tard, mais il est tout aussi possible qu’il ne vienne pas. (6) Pol viendraplus tard, mais il ne viendra pas. 4. P = proposition, L = locuteur. 16 COMMENT OPPOSER LES DEUX CONDITIONNELS ÉPISTÉMIQUES... D’un point de vue strictement sémantique 5, (4) sera dit modal. (4) possède une valeur de vérité au moment to de l’énonciation, mais cette valeur n’est pas tributaire de l’état du monde actuel (pas même du futur) ; sa vérité exige tout au plus que l’hypothèse de la venue ultérieure de Pol soit compatible avec ce que L croit (savoir) de la réalité (présente, passée ou future). Ceci n’interdit pas à l’hypothèse de la non-venue d’être compatible également avec l’état épistémique du locuteur (voir (5)). Les deux options concurrentes sont distribuées dans des mondes possibles incompatibles entre eux. Pour autant que le locuteur demeure indécis quant à la venue (ou non-venue) de Pol, les deux options restent pour lui épistémiquement viables. De ce qui précède nous pouvons tirer le principe suivant : (A) Non-factualité implique modalité (cas de (4)) Si la non-factualité est une condition suffisante de modalité (A), elle n’est pas pour autant une condition nécessaire du caractère sémantiquement modal d’un énoncé (B) : (B) Modalité n’implique pas non-factualité Ceci est illustré parla phrase conditionnelle (7) : (7) Si les nazis avaient gagné la guerre, nous serions en dictature p q Cette contrefactuelle, factuellement négative à l’égard des contenus p et q, est ainsi modale en vertu de l’exigence purement sémantique d’une prise en compte de mondes possibles alternatifs pour l’assignation d’une quelconque valeur de vérité relativement au monde actuel :0 (7) est vrai si et seulement si q est vrai dans un monde (non-actuel) où p serait vrai. L’opposition épistémico-discursive factualité/non-factualité est plus pertinente que l’opposition métaphysique réalité/non-réalité, dont le second terme est de toute façon philosophiquement problématique. C’est la subjectivité du locuteur telle qu’il la met en scène qui, comme nous allons le voir, conditionne en grande partie les données linguistiques étudiées. 5. Nous opposons ici la notion de modalité sémantique, définie comme« qui prend en compte pour sa description plusieurs mondes possibles »à celle de modalité énonciative, qui est définie en termes d’attitude du locuteur vis-à-vis du contenu propositionnel de l’énoncé. 17 PATRICK DENDALE, PHILIPPE KREUTZ 1.4. Objectif reformulé de l’étude à la lumière des élucidations présentées ci-dessus, notre objectif est maintenant de voir en quoi certains usages du tiroir verbal « conditionnel » participent ou non, chacun à leur manière, à la non-factualité, définie comme une attitude épistémologiquement neutre à l’égard de la satisfaction (ou l’absence de satisfaction) d’une proposition par la réalité. 2. Présentation rapide des grands groupes d’emplois du conditionnel Passons maintenant au conditionnel et commençons par présenter et situer rapidement ses principaux emplois. Nous partirons pour cela de la classification en trois grands groupes d’emplois ci-dessous. Elle s’appuie sur la classification proposée dans Dendale & Tasmowski (2001) adaptée sur plusieurs points : LE CONDITIONNEL (simple / composé) I. Conditionnel futur dans le passé A. « Subjectif » (DI/ DIL + autres) B. « Objectif » II. Conditionnel d’éventualité A. Potentiel - Construction prototypique avec si - Ouverture d’un monde possible par divers moyens B. Irréel = Conditionnel des historiens III. Conditionnel épistémique A. de reprise (au présent/passé et au futur) B. de conjecture - sans inversion de polarité - avec inversion de polarité Emplois temporels Emplois modaux Exemples (8)-(9) Exemples (10)-(12) Emplois modauxévidentiels Exemples (13)-(14) Les deux premiers groupes d’emplois se trouvent dans la plupart des classifications existantes depuis les toutes premières grammaires du français 6 − fût-ce avec des noms souvent différents. 6. Je voudroys quelle et moy fusmes maries ; eux et vous feriez bonne chyere (Palsgrave, 1530 : 332). 18 COMMENT OPPOSER LES DEUX CONDITIONNELS ÉPISTÉMIQUES... 2.1 Le premier de ces groupes est celui des emplois temporels, appelé conditionnel futur dans le passé. Cet emploi localise un procès postérieurement à un point de repère qui se situe dans le passé. Nous n’aurons pas le temps d’analyser ici cet emploi, illustré par (8) et (9) : (8) Elle disait qu’elle accepterait l’enfant en pension (Brunot, 1922 : 515) (9) Ce fut sans doute en jouant dans les jardins humides d’Auteuil qu’il [M. Proust] contracta le rhume des foins dont il devait souffrir toute sa vie et qui ferait pour lui du retour de chaque printemps une épreuve au lieu d’une joie. (Cattaui, 1980 : 793) 2.2 Un deuxième groupe est celui des emplois modaux, appelés conditionnel d’éventualité. Ce sont, prototypiquement, les emplois du conditionnel après une proposition en « si » (10)-(11) ou équivalente (12), qui peuvent avoir la valeur sémantique de potentiel et de contrefactuel : (10) S’il l’épousait, il serait riche. (11) Mon pauvre petit, si j’avais su, j’aurais passé la nuit auprès de vous ! s’écria Albertine. Proust, Sodome & Gomorrhe). En (12), c’est l’usage du mode conditionnel qui, d’entrée, introduit à une éventualité (un monde possible alternatif ), où s’inscrit l’interprétation du dernier conditionnel : (12) On m’aurait dit qu’elle ne se trouvait pas en ce moment à Cherbourg ou à Trieste, qu’elle ne pourrait pas voir Albertine, comme j’aurais pleuré de douceur et de joie ! (Proust, Sodome & Gomorrhe) 2.3. à côté de ces deux groupes généralement bien reconnus, nous avons prévu un troisième groupe, séparé des deux autres, et baptisé conditionnel épistémique. Il comprend deux sous-groupes désignés respectivement comme conditionnel de reprise (13) et conditionnel de conjecture(14) : (13) La police brestoise a demandé télégraphiquement à la Sûreté de Paris des renseignements détaillés sur Raynaud, qui ferait partie d’une bande et aurait des complices anarchistes. D’après sa maîtresse, il appartiendrait à une association de malfaiteurs et le dernier coup qu’il aurait fait lui aurait rapporté cinq mille francs. […] (Presse, 10 mai 1912, cité par Brunot, 1922 : 532) (14) Et, comme il marchait dans sa chambre, en passant devant sa glace, il s’aperçut qu’il était pâle. – Est-ce que j’aurais peur ? (Flaubert, Frantext) 19 PATRICK DENDALE, PHILIPPE KREUTZ Ces deux sous-groupes d’emplois épistémiques pourraient être paraphrasés respectivement comme dans (15) et (16) : (15) La manifestation aurait rassemblé quelques centaines de militants. • La manifestation a, dit-on/paraît-il, rassemblé quelques centaines de militants (16) Est-ce que j’aurais peur ? • Peut-être que j’ai peur. Est-ce que cela pourrait bien être le cas ? 3. Hypothèse de travail Nos hypothèses de travail concernant les différences sémantiques entre les trois emplois étudiés (et illustrés en (17)) convoquent les notions de factualité/non-factualité, qui sont en rapport étroit avec les notions classiques de réel/non-réel/irréel. (17) a. Paul n’est pas là aujourd’hui. Il serait malade. b. Paul n’est pas là aujourd’hui. Serait-il malade ? c. Si Paul était malade, il ne serait pas là aujourd’hui. Notre hypothèse est double : 7 (1°) les deux conditionnels épistémiques présentent la question de la factualité de la proposition dans laquelle ils apparaissent comme exclusivement déterminable par la prise en compte du monde actuel, qui, à lui seul, procurerait les éléments (l’« évidence ») nécessaires pour trancher cette question. (2°) le conditionnel d’éventualité s’inscrit dans le cadre d’une relation R entre deux propositions p et q, relation qui est factuelle, car liée à une pleine assertion7. Mais les éléments (l’évidence) requis ne sont pas à chercher exclusivement du côté du monde actuel : des outils de simulation, prenant la forme de mondes possibles alternatifs, sont explicitement convoqués pour établir une procédure de vérification du caractère factuel de R. Par défaut, les propositions reliées sont non-factuelles dans le cas du potentiel et factuelles négatives dans le cas de l’irréel. à l’inverse des deux types de conditionnels épistémiques, le conditionnel d’éventualité impose donc un détour par ce qui « se passe » (en un sens 7. C’est la relation R entre p et q qui fait l’objet de l’assertion (voir Martin (1992)). Stalnaker (2009) analyse plus en détails la délicate question de la nature de l'assertion accomplie via un énoncé de structure conditionnelle. 20 COMMENT OPPOSER LES DEUX CONDITIONNELS ÉPISTÉMIQUES... métaphoriquement trompeur) dans des mondes possibles alternatifs (des fictions possiblement distinctes du monde actuel). Les énoncés de type Si p alors q, où l’on rencontre cet emploi, portent bel et bel sur la réalité, plus spécifiquement sur des contraintes qui lui seraient inhérentes. Ces conditionnels sont vrais (ou faux) ici et maintenant sur la base de leur adéquation (ou non-adéquation) à l’unique réalité objective. Mais leur valeur de vérité dépend sémantiquement de la valeur de vérité de p, de q et de la relation entre ces contenus dans des mondes possibles (dont certains peuvent être irréductibles au monde actuel). Il y a bien un incontournable processus de distanciation objectif par rapport à la réalité. (18) Si un avion percutait cette centrale nucléaire, la centrale ne résisterait pas à l’impact (18) est vrai (ou faux) quand bien même aucun avion ne percuterait jamais la centrale. Le passage par l’hypothèse d’un accident aérien est aussi le meilleur moyen épistémologique pour tenter de déterminer si (18) est vrai. De plus, l’énoncé (18) permet de rendre opératoire l’attribution à la centrale d’une propriété dispositionnelle comme sa dangerosité actuelle (voir Gnassounou et Kistler, 2005). Examinons tour à tour les caractéristiques des trois conditionnels sous étude ici à la lumière de ces observations. 4. Caractérisation du conditionnel épistémique de reprise 4.1. Généralités Le conditionnel épistémique de reprise, en abrégé CR,a fait l’objet, les vingt dernières années, d’une longue série d’études de détail 8. Ce conditionnel, illustré en (19), se rencontre prototypiquement dans la proposition indépendante ou principale d’une phrase déclarative (plus exceptionnellement interrogative, à condition que celle-ci soit intonative 9 et totale). Il existe à la forme simple età la forme composée (20a), mais pas aux formes du subjonctif plus-que-parfait, appelées conditionnel 2e forme. On n’aura donc pas (20b) à côté de (20a) : 8. Voir bibliographie. 9. Exceptions : Le magazine « Le Point » serait-il à vendre ? C'est ce que révèle Presse News… Selon nos confrères, le propriétaire du Point, François Pinault, aurait confié cette tâche à Philippe Clerget, mais il dément cette information. (http://jeanmarcmorandini.tele7.fr/article-10369.html) 21 PATRICK DENDALE, PHILIPPE KREUTZ (19) Sophie n’est pas là aujourd’hui. Elle serait malade. (20) a. Selon la police, la manifestation de hier aurait rassemblé quelques centaines de militants. b. Selon la police, la manifestation de hier *eût rassemblé quelques centaines de militants. Outre ces cas prototypiques et fréquents, le CR se rencontre aussi dans une proposition relative, dans une proposition circonstancielle et dans une subordonnée complétive enchâssée à une principale avec un verbe de parole au présent ou au passé composé (Haillet, 1995 : 123). 4.2. Sémantique Dans Dendale et Coltier (2012) il a été montré que le CR n’a été repéré comme emploi par les grammaires qu’au début du xviie siècle (Maupas, 1607), alors que le CR existait déjà comme emploi dans les textes juridiques depuis au moins 1518 (Baeyens, 2012). Il a fallu attendre toutefois le début du xx e siècle pour voir apparaître dans les grammaires les premières descriptions quelque peu complètes de la valeur sémantique de ce conditionnel : Il y a encore un autre emploi du Conditionnel à relever, savoir celui qu’on en fait quelquefois pour reproduire l’opinion d’autrui ; la forme verbale du Conditionnel la présente alors avec une certaine réserve, pour faire entendre qu’on la donne pour ce qu’elle est, sans vouloir la sanctionner ». (Robert, 1909 : 322, nos italiques). [Le conditionnel est utilisé] pour exprimer un fait que l’on tient à présenter comme douteux, fondé sur un ouï-dire, dont on ne veut pas se porter garant : un accident aurait eu lieu ce matin (quelqu’un m’a assuré qu’il a eu lieu) ; - le gouvernement refuserait d’accepterces conditions. (Wartburg et Zumthor, 1958 : 220) Les formulations utilisées par les grammaires pour décrire les caractéristiques sémantiques du CR se laissent ramener aux trois ou quatre traits sémantiques suivants (Dendale, 1991et 1993, Bres, 2011) : (a) (trait « modal ») : l’incertitude de l’information donnée (b) (trait « évidentiel »): l’emprunt à autrui de l’information donnée (c) (trait « aléthique ») : la non-prise en charge de l’affirmation par le locuteur (d) + la non-confirmation de l’information donnée. (Gosselin, 2001) Dans les études linguistiques parues depuis les années 90, on a vu réapparaître ces traits, de même que certains autres, mais avec des statuts fort variables. Nous nous limiterons ci-dessous à la présentation de l’analyse par 22 COMMENT OPPOSER LES DEUX CONDITIONNELS ÉPISTÉMIQUES... Kronning (2002, 2005, 2012). Pour Kronning, le CR est un « marqueur grammatical mixte », dont le sémantisme propre se laisse décrire au moyen des traits (b) et (c) ci-dessus : (b) le CR signale tout d’abord l’emprunt à autrui du contenu propositionnel d’un énoncé produit par un « locuteur source » (c) il signale la « modalisation zéro » (ou le « refus de prise en charge ») de ce contenu emprunté, opérée par le locuteur lo de l’énoncé. L’idée ici est que le locuteur, qui peut choisir entre le paradigme de l’indicatif présent et celui du conditionnel présent pour (21), par exemple, choisira le conditionnel s’il refuse de prendre en charge le contenu et l’indicatif s’il accepte de le prendre en charge. (21) Il y a/aurait des victimes. Le CR présente un contenu comme factuel, non pas pour le locuteur (qui, lui, ne se prononce pas encore) mais pour une source énonciatrice dont le locuteur mentionne l’opinion (sans nécessairement y adhérer). Du point de vue du locuteur, il y a donc non-factualité. Avec l’emploi de l’indicatif, le locuteur peut aussi bien exprimer son éventuelle adhésion à l’opinion d’autrui, qu’exprimer avec assurance une opinion dont il est lui-même le créateur. Par lui-même, l’indicatif n’implique pas une mise en scène d’un énonciateur distinct du locuteur, comme peut le faire le CR. Le trait modal, l’incertitude de l’information donnée, enfin, apparaît également dans l’analyse de Kronning, pour qui c’est l’attitude épistémique que montre le locuteur L envers le dictum ou contenu propositionnel p via des éléments du cotexte. Par exemple : (22) D’après ces historiens, Agrippine, qui aurait été une femme très ambitieuse, aurait réussi à se faire épouser, veuve et avec un enfant, par Claude, après la mort de Messaline ; à peine installée dans la maison de l’empereur, elle aurait préparé l’élection de son fils. Pour exclure Britannicus, le fils de Messaline, elle aurait persuadé Claude d’adopter Néron [...] à peine elle aurait été sûre de tenir le Sénat et les prétoriens qu’elle aurait empoisonné Claude. Trop de difficultés nous empêchent d’accepter cette histoire. (Revue de Paris, 01-06-1906, p. 449, cité par Robert, 1909 : 322) La conclusion de ce passage (Trop de difficultés…), qui exprime la noncertitude du locuteur à l’égard des contenus propositionnels précédents, n’implique pas la certitude que non-p. Autrement dit, la non-factualité à l’égard de p n’induit pas la factualité positive envers non-p. Parfois, l’attitude épistémique d’incertitude envers p est déjugée par ce 23 PATRICK DENDALE, PHILIPPE KREUTZ que Kronning appelle l’état épistémique du locuteur. Aussi bien la certitude que p (23) que la certitude que non-p(24)peuvent, grâce au cotexte, prendre ainsi le pas sur l’incertitude : (23) D’après Marie, Paul serait riche, et de fait il l’est. (24) D’après la rumeur, Marie serait malade. Mais, en fait, elle se porte très bien. Pour bien cerner le CR, il est sans doute judicieux d’étendre l’idée de non-prise en charge au-delà de celle relative à un contenu propositionnel, notamment pour un exemple comme (25) : (25) Marie mange des poivrons. D’après mon père, ce serait un signe de grand appétit sexuel. Ici, le locuteur n’endosse pas nécessairement la responsabilité de la construction de l’hypothèse explicative. Quand bien même il aurait accès à la même évidence que son père, le locuteur de (25) peut estimer qu’il n’y a même pas besoin de fournir une explication au comportement de Marie. A fortiori, il ne prendra donc pas en charge la nature explicative du contenu. L’opération de pensée sera différente pour l’autre conditionnel épistémique, celui de conjecture, où le locuteur forge lui-même une hypothèse explicative d’une donnée factuelle (voir §5.2.3). 4.3. Temporalité Le CR présent concerne un état de choses qui est, d’une façon ou d’une autre, contemporain du moment d’énonciation (avec toutes les variations qu’il peut avoir dans la durée), (26). Mais il peut aussi concerner, fût-ce moins souvent, un procès postérieur à to (Gosselin (2001)), (27). La valeur du conditionnel présent de reprise correspond temporellement à celle de l’indicatif présent10. Le CR passé désigne un état de choses qui est accompli par rapport au moment de l’énonciation 11 et donc en l’occurrence passé, (28). Il correspond temporellement au passé composé. (26) L’ouragan de Honduras. Il y aurait plusieurs milliers de victimes. (Wilmet, 2010 : 324) 10. Pour ce qui est de sa valeur « future », il n’a pas encore été déterminé définitivement si le conditionnel de reprise est le paradigme verbal alternatif, la « transformation », d’un indicatif futur ou simplement d’un indicatif présent à valeur future. 11. Kronning (2009b) cite quelques exemples comme : Les rumeurs allaient bon train; […], on racontait qu’il se serait effondré durant l’action. (Littell, 2006 : 129, cité par Kronning, 2009b : 187), où le point de repère est dans le passé, mais on aura remarqué que le conditionnel apparaît dans une proposition enchâssée. 24 COMMENT OPPOSER LES DEUX CONDITIONNELS ÉPISTÉMIQUES... (27) Une navette spatiale partirait bientôt pour Mars. (Riegel, 1994 : 320) (28) Le fleuve [= l’Euphrate] aurait été atteint ce soir, mais ce n’est pas confirmé. (TF1 – 26/2/91, 20 h, cité dans Dendale, 1991 : 217) 5. Caractérisation du conditionnel épistémique de conjecture 5.1. Généralités L’emploi du conditionnel épistémique de conjecture, désormais CC, existe sous deux variantes syntactico-sémantiques : une variante sans inversion de la polarité de la forme par rapport au sens et une variante avec inversion de la polarité : (29) Elle est si pâle ! Serait-elle malade ? (30) Elle est si pâle ! Neserait-elle pas malade ? Nous traiterons ici presque exclusivement de la variante sans inversion de la polarité. Le CC se rencontrerait uniquement, à en croire la plupart des grammaires, dans une phrase interrogative totale, non enchâssée, avec postposition du sujet clitique ou avec est-ce que,et non, en principe, dans les interrogatives intonatives 12. Dans (31), par exemple, le conditionnel exprime la reprise et non la conjecture : (31) à la longue table en marbre de Carrare, Popov avait placé Paul à sa droite et Tsypine à sa gauche. - Et vous vous seriez croisés à Dresde, tous les deux ? Quelle extraordinaire coïncidence ! (Sulitzer, Popov, Paris, J’ai lu, p.135) Le conditionnel de conjecture se rencontre à la forme simple (32) et à la forme composée(33a), non au conditionnel passé 2 e forme, comme le montre (33b) : (32) Or, cette enfant venait d’être volée par un inconnu. Quel pouvait être cet inconnu ? Serait-ce Jean Valjean ? Mais Jean Valjean était mort. (Hugo, dans Discotext 1) 12. C’est un point qui est contesté par certains, mais que nous ne pouvons développer ici. 25 PATRICK DENDALE, PHILIPPE KREUTZ (33) a. Serait-il arrivé quelque accident qui oblige la fête à être remise? Demanda-t-il avec une certaine inquiétude. (Murger, dans Discotext 1) b.* Fût-il arrivé quelque accident qui oblige la fête à être remise? Cet emploi du conditionnel a été décrit dans un nombre beaucoup plus réduit d’études spécialisées que l’autre conditionnel épistémique. Citons Diller (1977), puis Martin (1981), Maingueneau (1981), Korzen et Nølke (1990 et 2001), Abouda (1997) et, plus récemment, Haillet (2001), Tasmowski (2001), Dendale (2010). 5.2. Sémantique Tout comme le CR, le CC (avec ou sans inversion de polarité) est utilisé pour parler de la réalité, du monde actuel. Dans ces deux usages, le contenu de la proposition qui contient le conditionnel est satisfait (ou non) en fonction de l’état effectif de la réalité. Autre caractéristique générale commune aux deux types de conditionnel épistémique : le locuteur ne s’engage pas sur la vérité du contenu propositionnel. Toutefois les mécanismes sont distincts : (34) D’après Julie, Paul serait malade (35) Il n’est pas là. Paul serait-il malade? Dans (34), le locuteur mentionne, au CR, un indice potentiel en faveur de la vérité du contenu [Paul être malade], à savoir le dire de Julie sur la maladie de Paul, mais c’est Julie qui, au mieux, endosse ce contenu. Le locuteur est libre d’adhérer ou non au contenu emprunté. Par défaut, le contenu, [Paul être malade], est non-factuel pour le locuteur. Le CC dans (35) présente la maladie de Paul (non encore avérée pour le locuteur) comme potentiellement explicative de l’absence de Paul (qui est positivement factuelle pour le locuteur). Ici, c’est le locuteur qui forge son propre argumentaire sur la base de son évidence propre ; il n’est toutefois en rien convaincu de la vérité du lien inférentiel qu’il suggère, pour la simple raison que le contenu propositionnel lui-même [Paul être malade] demeure nonfactuel à ces yeux. Ce qui oppose le CR au CC c’est, d’une part, le type d’indice en faveur d’un contenu (encore non-factuel) : le dire d’autrui versus l’évidence du locuteur lui-même (cf. § 5.2.3) et d’autre part, c’est qu’avec le CC, la nonfactualité du contenu se combine nécessairement (et non plus optionnellement) avec l’engagement sur la possibilité de la vérité du contenu (cf. § 5.2.2). Voyons plus en détail les caractéristiques spécifiques du CC. 26 COMMENT OPPOSER LES DEUX CONDITIONNELS ÉPISTÉMIQUES... 5.2.1. Affirmation conjecturale Un énoncé interrogatif au CC équivaut, selon Diller (1977), à une assertion, (indirecte). L’assertion dont il s’agit « n’est pas que p est vrai, mais que le locuteur a des indices qui lui font croire que p est vrai » (Diller, 1977 : 5). C’est une assertion conjecturale. Cela ressort clairement des anaphores résomptives (voir 36) utilisées pour renvoyer à un énoncé au CC et au fait que ces énoncés peuvent être utilisés comme réponses à une question (que le locuteur pose éventuellement à lui-même (voir 37) : (36) SAI serait-il un UCHIWA? […] (Chiyo-Baba :) Je poste se topic [sic] en rappelant que cette théorie n’est pas de moi. […] (Alseran :) Je suis formellement opposé à cette hypothèse c’est simple il s’agit d’une théorie qui ne se base que sur des jugements. (Internet) (37) Or cet enfant venait d’être volé par un inconnu. Quel pouvait être cet inconnu ? Serait-ce Jean Valjean ? (Hugo, 1862, dans Frantext) La conjecture qui est formulée concerne ou bien la cause d’un processus (38) ou bien l’identité ou la catégorisation d’une entité (39) : (38) Et, comme il marchait dans sa chambre, en passant devant sa glace, il s’aperçut qu’il était pâle. – « Est-ce que j’aurais peur » ? (Flaubert, Frantext) (39) Eh bien merci. Mais qui est cette dame dont on aperçoit le visage en noir et blanc, en haut à droite de ce fil, avec la légende « Les mille et un visages de Madame de *** » Serait-ce la fille de la Marquise de Sévigné ? Ou bien une inconnue ? (Internet) Ces conjectures, en tant que produits de l’activité mentale, appartiennent de plein pied à la réalité objective. Évidemment, leur contenu peut très bien ne pas se voir satisfait par la réalité objective extra-mentale. Une situation analogue existe pour le conditionnel d’éventualité. Les fictions inhérentes au conditionnel d’éventualité existent, elles aussi, en tant que représentation (adéquate ou non) de la réalité. Le seul problème est que l’ensemble des mondes possibles (non-contradictoires) est en principe indépendant de notre capacité à imaginer n’importe quelle conjecture. Si tout ce qui est logiquement possible est en principe imaginable, on peut douter que tout ce qui est imaginable soit logiquement possible13. 13. Sur cette question voir http://plato.stanford.edu/entries/modality-varieties (sections 1.2 et 1.3). 27 PATRICK DENDALE, PHILIPPE KREUTZ 5.2.2. Degré de certitude Un énoncé au CC exprime un degré de certitudeet d’assurance comparable à ceux d’un énoncé en peut-être. Aussi une construction avec un CC accepte-t-elle, tout comme les énoncés avec peut-être (que) ou pouvoir épistémique, la coordination de plusieurs hypothèses concurrentes(40), ceci à la différence de marqueurs comme devoir ou le futur conjectural : (40) Lev Dodin [directeur de théâtre], se serait-il assagi ou serait-il à court d’inspiration ? Toujours est-il que cette fois le décor est des plus conventionnels (Internet). Via un énoncé au CC, le locuteur ne s’engage pas sur la vérité de sa conjecture ; il s’engage uniquement sur la possibilité que la conjecture soit vraie. La question de la vérité (ou fausseté) de la conjecture demeure nonrésolue pour lui, elle demeurenon-factuelle. 5.2.3. Caractérisation évidentielle : affirmation inférentielle basée sur des indices et provenant du locuteur lui-même, En tant qu’affirmation conjecturale, un énoncé au CC présente son contenu comme le résultat d’un processus inférentiel (abductif ) effectué à partir d’indicesdu monde actuel, qui peuvent être exprimés dans la phrase, comme en (41), mais qui ne le sont pas nécessairement (voir (36)(37) plus haut) : (41) N’aurais-tu pas aimé ce film, pour que tu aies l’air si mécontent ?14 (Diller, 1977 : 5) L’inférence est effectuée par le locuteur lui-même à partir des données qu’il a lui-même mises en exergue, l’information est donc présentée comme provenant du locuteur lui-même (et non pas de quelqu’un d’autre). C’est la différence principale avec le CR, et qui explique les acceptabilités et inacceptabilité dans (42) : (42) Tiens ! Voilà Jean ! Serait-il malade ? a.* De qui tu sais ça ? b. Qu’est-ce qui te fait penser ça ? c.* Comment tu sais ça ? (cf. Diller, 1977 : 5) 14. La construction avec CC, (i), présente une affinité avec celle sous (ii) où le « Et » annonce l’inférence allant de l’évidence vers la conjecture exprimée à l’aide d’une clause en si (avec intonation nondescendante). Cette clause ne s’interprète pas comme une condition de pâleur mais comme une hypothèse potentiellement explicative de la pâleur. Le locuteur ne prétend pas non plus que la vérité de l’hypothèse soit établie : (i) Elle est si pâle. Serait-elle malade? (ii) Elle est si pâle. Et si elle était malade. 28 COMMENT OPPOSER LES DEUX CONDITIONNELS ÉPISTÉMIQUES... 5.2.4. Potentiel interrogatif : demande d’avis versus demande de savoir Pour Diller (1977), le CC est un marqueur de dérivation illocutoire 15, un marqueur « qui change la valeur illocutoire de l’acte primitif » (1977 : 2) et qui lui « donn[e] la force d’une assertion » (1977 : 3). La construction conserve toutefois, selon Diller, une part de sa valeur interrogative. D’ailleurs, le contenu de ces énoncés est parfois qualifié de demandeou de question dans le cotexte : (43) Serait-il arrivé quelque accident qui oblige la fête à être remise ? demandat-il avec une certaine inquiétude. – Oui et non, répondit Colline. (Murger, dans Discotext 1) (44) La mode serait-elle à la turquerie ? On peut légitimement se poser la question. (www.lepoint.fr/societe/document.html?did=156773) Une différence importante entre une question à l’indicatif présent (45b) et une question au conditionnel (45a), (45) Les glandes intestinales de Peyer étaient considérablement hypertrophiées. a. Est-ce que cela tiendrait à l’excitation des nerfs rachidiens lombaires ? (Bernard, 1860 dans Frantext) b. Est-ce que cela tient à l’excitation des nerfs rachidiens lombaires ? est que dans le cas (b) le locuteur adresse à l’interlocuteur (ou éventuellement à soi-même) une demande d’informationet s’attend à une réponse qui transmette un savoir de l’interlocuteur, alors que dans le cas (a), le locuteur – qui vient de communiquer (indirectement) à l’interlocuteur une conjecture personnelle – la lui soumet pour évaluation et s’attend à une réponse qui transmette minimalement un avis 16. La demande d’évaluation peut consister en une simple demande de recevabilité de la conjecture. Pour le locuteur de (45a), une réponse à cette demande ne présage pas d’une réponse tranchée sur la vérité/fausseté de la conjecture. « Toutefois, les formes effectives de confirmation 17 ou d’infirmation de la conjecture par l’interlocuteur peuvent aller (sans décevoir les attentes du locuteur) de l’expression de la croyance (faible ou forte) à celle du savoir. En réponse à 15. Passons sur le détail du mécanisme décrit par Diller (1977 : 3-8), qui permet à la construction interrogative au CC d’acquérir une valeur d’assertion. 16. Mais cela n’empêche pas que la réponse peut être plus qu’un croire, un savoir par exemple, comme dans : Serait-elle mariée ? interrogea la douairière avec un fin sourire […] – Sa main est libre, répondit sir Williams. 17. Diller (1977 : 5) et Martin (1981 : 88) parlent d’ailleurs à son propos de demande de confirmation. 29 (45a), toutes les variantes de (46) sont acceptables ; par contre, les variantes a-c. sont inappropriées en réaction à (45b) : (46) a. Pourquoi pas, c’est une piste! b. Si tu le dis c. Bof! d. Je crois bien que oui e. Je ne pense pas /Pas du tout f. Oui, tout à fait! / Ah oui c’est absolument sûr ! 5.3. Temporalité Le CC présent désigne une conjecture qui présente un procès comme contemporain du moment d’énonciation (avec toute la latitude qu’il peut y avoir dans la durée). Le CC présent à valeur de conjecture correspond temporellement à la valeur de l’indicatif présent. Le conditionnel passé désigne une conjecture qui présente un procès comme déjà accompli, passé par rapport au moment de l’énonciation (ou par rapport au fait qui demande explication)18. Il correspond temporellement à un passé composé. 6. Caractérisation sémantique du conditionnel d’éventualité Examinons à présent les caractéristiques pertinentes du conditionnel d’éventualité en relation avec les notions introduites au début de cet article. 6.1. Sémantisme Au sein du conditionnel d’éventualité, en abrégé CE, on distingue traditionnellement, du point de vue du sens, le potentiel et l’irréel. Nous nous appuyons ici sur l’analyse proposée par Kronning (2009a) pour les constructions conditionnelles du type de (47)-(48) :0 (47) a. S’il l’épousait, il serait riche. b. S’il était riche, il l’épouserait. (48) S’il l’avait épousée, il aurait été riche. La clause en « si » introduit une éventualité. La notion d’éventualité est neutre par rapport au statut spécifique (condition, raison d’agir, concession) que l’éventualité peut prendre : 18. Elle était pâle hier. Aurait-elle mangé de ces nouilles la veille ? COMMENT OPPOSER LES DEUX CONDITIONNELS ÉPISTÉMIQUES... (49) à condition qu’il l’ait épousée, il aurait été riche. (50) Au cas où /Dans l’éventualité où il l’aurait épousée, il aurait été riche. En tant que paraphrase de (47a), (50) est meilleure que (49). Ceci est dû au fait que la condition en (49) est interprétée comme nécessaire et suffisante, alors que (47) n’exclut pas qu’il y ait d’autres moyens que le mariage pour devenir riche (ne suggère pas la condition comme suffisante). L’analyse de Kronning met en avant deux éléments importants. Premièrement, dans une phrase conditionnelle, le locuteur de l’énoncé asserte une relation R de consécution19 entre les contenus sémantiquesp et q etassume la responsabilité (modale) de l’énoncé. C’est donc lui qui pose la factualité positive d’une relation. Mais en plus du lien qui est posé entre p et q, le CE dans une phrase conditionnelle permet au locuteur d’opérer une distanciation modalequi consisteà donner à voirson attitude épistémique vis-à-vis des contenus reliés (2009a : 101). Cette attitude épistémique est décrite par Kronning, non plus en termes de certitude/incertitude (factualité/non-factualité dans nos termes) mais en termesde chances d’être de p et de q évaluées par rapport à leurs chances de non-être (2009a : 102) : – L’attitude épistémique négative faible (= potentiel dans la tradition classique) signifie que le locuteur du discours présente les chances d’être de p et qcomme inférieuresà leurs chances de non-être (« potentiel faible ») – L’attitude épistémique négative forte (irréel dans la tradition classique) signifie que le locuteur du discours présente les chances d’être de p et qcomme annihilées(« irréel, « contrefactuel »). Même s’il ne se prononce pas nécessairement sur la valeur de vérité de p et q au moment de l’énonciation, le locuteur, de par son choix du CE, exprime une préférence (certes annulable par le cotexte) pour la fausseté des deux propositions (interprétation par défaut). L’usage du conditionnel permet précisément de s’abstraire– le cas échéant – du monde actuel en convoquant un monde possible alternatif où p est posé comme vrai. Pour peu que q soit vrai dans le cadre de ce monde, le rapport entre p et q est alors établi. L’attitude épistémique globale du locuteur à l’égard de p et q va de l’agnosticisme en (51) à la factualité négative dans un raisonnement par l’absurde dans (52), en passant par une attitude négative faible (nonfactualité) en (53), voire à la factualité positive en (54). 19. La relation hypothétique R est pour Kronning une relation de consécution, typiquement, mais non exclusivement, interprétée comme étant de nature causale (2009a : 99). L’exemple suivant n’a rien de causal : « Si j’étais un animal, je serais un chat ». 31 PATRICK DENDALE, PHILIPPE KREUTZ (51) Si Pierre était gravement malade, il le dirait à sa mère. (Mais, nous, on n’en saura jamais rien) (52) S’il mangeait des légumes, il ne serait pas malade. Or, il est malade… donc il n’en mange pas (53) S’il sortait, il serait mouillé. (54) Si Pierre était fâché sur nous, il nous éviterait. Or, il fait tout pour nous éviter. Conclusion… Le conditionnel passé, selon Kronning, induit par défaut une lecture contrefactuelle (factuellement négative), mais rien n’interdit qu’ici aussi selon lui d’autres marqueurs linguistiques, vecteurs d’indices, viennent contredire cette interprétation. C’est le cas pour l’attitude à l’égard du conséquent q en (55), de l’antécédent p en (56) et de l’antécédent p comme du conséquent q en (57) : (55) S’il était sorti, il aurait quand même été mouillé (56) S’il avait bu de la bière (ce qu’il a peut-être fait d’ailleurs), son père l’aurait puni. Tout ce que je sais c’est que son père l’a puni. (57) S’il avait bu de la bière (ce qu’il a peut-être fait d’ailleurs), son père l’aurait puni. C’est tout ce que je peux dire. Je n’ai aucune idée de son comportement ni de la réaction de son père. L’attitude épistémique négative (faible et forte) est donc bien sousdéterminée par la morphologie verbale du conditionnel (imparfait/plusque-parfait /conditionnel prés/conditionnel. passé). Si d’un point de vue purement épistémique, le CE est similaire au CR (tous les deux sont par défaut non-factuels vis à vis des contenus connectés), le conditionnel d’éventualité présente la particularité discursive suivante : le locuteur ne peut jamais abolir la factualité positive du rapport entre les contenus connectés. (58) est contradictoire : (58) S’il l’épousait, il serait riche, mais il n’y a aucun lien entre ce possible mariage et son statut financier. L’usage du conditionnel d’éventualité vise à cerner des contraintes inhérentes à la réalité mais, il faut parfois envisager un monde non-actuel le moins éloigné possible du monde actuel. L’exercice n’est pas simple. La fiction, comme la simulation, emprunte toujours à la réalité mais dans quelles proportions ? (59) nous invite, à travers son antécédent, à changer un point précis de la biographie d’un individu. (59) Si Napoléon Bonaparte avait vécu à notre époque (et non à la sienne), il aurait été candidat à l’élection présidentielle en 2012. 32 COMMENT OPPOSER LES DEUX CONDITIONNELS ÉPISTÉMIQUES... Toutes choses étant égales par ailleurs (notamment la personnalité même du Bonaparte historique), la vérité du conséquent semble plausible dans le cadre de l’éventualité envisagée. Reste à savoir si, au vu de l’impact du Bonaparte historique sur les institutions françaises, la France d’aujourd’hui serait une république et non quelque autre régime politique. La question émerge directement du renoncement explicite au Bonaparte du coup d’État du 18 Brumaire. Vu la difficulté qu’il y a à définir des critères de sélection du monde possible pertinent, certains ont même renoncé à attribuer une quelconque valeur de vérité aux conditionnels contrefactuels. Pourtant ces assertions prétendent bien plus à la vérité que les simples conjectures véhiculées par le CC. 6.3. Temporalité Le conditionnel présent peut désigner un procès qui est contemporain à to (potentiel faible ou irréel du présent) ou qui est futur par rapport à to (potentiel faible). Le conditionnel passé désigne un procès qui est accompli par rapport à un point de repère qui peut être to ou un point dans l’avenir. Conclusion Les trois conditionnels analysés ici portent chacun en eux une vision de la réalité : celle d’autrui avec le conditionnel de reprise (CR), celle du locuteur avec le conditionnel de conjecture (CC) (qui exprime une hypothèse du locuteur sur la base de ses propres indices); le conditionnel d’éventualité (CE), lui, permet au locuteur de prendre en charge la vérité (et non pas seulement l’existence) d’une conjecture. Ce conditionnel participe à la description de contraintes actuelles de la réalité mais pour ce requiert un monde possible minimalement alternatif où se matérialisent lesdites contraintes. On a donc une gradation dans la prise en charge comme dans la factualité : le conditionnel de reprise est non-factuel, tout comme le conditionnel de conjecture, mais il s’articule sur un indice factuel; enfin, le conditionnel d’éventualité est non-factuel au regard des contenus connectés, mais factuel en ce qui concerne la connexion entre ces contenus. Les trois usages sont sémantiquement modaux. Mais alors que l’analyse du conditionnel de reprise et de conjecture convoque des mondes possibles épistémiques, le conditionnel d’éventualité s’inscrit (par le biais de la protase) dans le cadre d’une alternative métaphysique au monde actuel. 33 PATRICK DENDALE, PHILIPPE KREUTZ Bibliographie Abouda, Lotfi, 1997, Recherches sur la syntaxe et la sémantique du conditionnel en français, thèse de doctorat, université Paris 7. Baeyens, Lien, 2012, Le conditionnel épistémique dans les textes juridiques du XIVe siècle, Anvers, université d’Anvers, Mémoire de master non publié, sous la dir. de P. Dendale. Bres, Jacques, 2011, « Robert aurait pris sa retraite et passerait du bon temps… Du conditionnel dit journalistique », in C. Maury-Rouan (éd.), Regards sur le discours, Aix-en-Provence, Presses de l’université de Provence. Brunot, Ferdinand, 1922, La pensée et la langue, Paris, Masson. 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