Autorité royale et controverses théologiques
sous Charles le Chauve (840-877)
Warren Peze*
Cet article se propose d’analyser l’autorité dogmatique dont jouissait
Charles le Chauve, roi de Francie occidentale (840-877) et petit-ils de
Charlemagne : il est nécessaire pour cela d’en revenir aux sources de la légitimité des souverains carolingiens. À côté de l’élection1, la légitimité de ces
derniers est fondée sur l’onction royale de Pépin le Bref en 754 et celles qui
la suivirent2. Les rois mérovingiens n’étaient pas oints3 : cette innovation,
inspirée de l’Ancien Testament (l’onction de Saül en I, Samuel 10, 1) et
pratiquée depuis 672 par les souverains wisigoths, a transformé la nature
de la monarchie franque4. En dépit de leurs fréquents appels à la iliation
* Prépare une thèse à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, intitulée « Gottschalk
d’Orbais, individualisme et autorité », sous la direction de Régine Le Jan.
1. Annales de Lorsch, a. 750 : « Pépin fut élu roi selon la coutume des Francs ». Monumenta Germaniae Historica, Scriptores (in Folio), H. Georg et I. Pertz éd., Hanovre, 1826,
p. 138 (désormais MGH).
2. Le séminaire tenu à l’université de Düsseldof en 2000 sous la direction de Johannes
Laudage et l’ouvrage de Josef Semmler (Der Dynastiewechsel von 751 und die fränkische
Königssalbung, Brühl, 2003) qui en expose la teneur, montrent que l’onction royale, jusqu’en
869, ne fut pas un sacre au sens de l’Ancien Régime mais une simple adaptation du sacrement
de conirmation, alors très peu pratiqué en Gaule. Cette importante réévaluation historiographique n’ôte néanmoins ni à son caractère politique (voir J. Semmel, Der Dynastiewechsel…,
op. cit., p. 56), ni à son maquillage en « sacre » dans les sources rédigées sous Charlemagne.
3. J. Semmel, Der Dynastiewechsel…, op. cit., p. 32 : « aucune source ne mentionne une
consecratio episcoporum à l’égard d’un roi mérovingien ».
4. Pour des synthèses récentes, voir R. Le Jan, « Le peuple Franc, ses rois, sa noblesse »,
dans Histoire politique de la France, t. I : Le Moyen Âge. Le roi, l’Église, les grands, le peuple,
P. Contamine dir., Paris, 2002 ; et J. Nelson, « Kingship and royal Government », dans
New Cambridge Medieval History, t. II, R. McKitterick dir., Cambridge, 1995, p. 383-430.
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mérovingienne, les Carolingiens n’ont pas tant été appelés à régner par
le charisme de leur sang que par l’élection des grands et la médiation de
l’Église. La principale conséquence, au-delà des querelles de préséance entre
roi et évêques qui scandèrent l’histoire carolingienne, en est l’inclusion de la
monarchie, et pour ainsi dire de l’État, dans l’Église qui lui fournit une partie
de sa légitimité. L’auteur de la préface des Libri Carolini écrits en 793 pour
réfuter l’iconodoulie byzantine, l’exprime, au nom de Charlemagne, dans
une formule signiicative : « [L’Église] au sein de laquelle j’ai reçu de Dieu les
commandes du royaume »5. L’autorité des souverains carolingiens est alors
en bonne partie d’essence chrétienne : il convient d’en cerner les contours.
La thèse fondatrice, en matière d’autorité politique au haut Moyen Âge,
est celle d’Henri-Xavier Arquillière sur l’augustinisme politique6. Il place
le sacre au cœur d’un long processus de neutralisation d’une sphère laïque
d’exercice de la royauté. Ce processus aurait pour origine la pensée de saint
Augustin. Ce dernier ne conçoit pas de distinction formelle entre la philosophie et la théologie, entre une connaissance « profane » et une connaissance
« sacrée » ; de même, dans le domaine politique, le droit naturel de l’État a
eu tendance à être absorbé dans un droit d’essence surnaturelle. Le grand
jalon de cette tendance est l’apparition du sacre en Espagne wisigothique
au viie siècle, là même où Isidore de Séville fait encore respirer la théologie
augustinienne. Ce sacre, « c’est le sceau ecclésiastique mis sur la royauté,
[…] c’est l’incorporation oicielle de l’institution royale dans l’Église »7,
dit H.-X. Arquillière. Le point d’aboutissement de cette tendance est la
théocratie épiscopale puis pontiicale, qui s’incarne dans la pénitence et la
déposition de Louis le Pieux à Saint-Médard de Soissons en 833, dans l’interventionnisme de Nicolas Ier entre 858 et 866, et culmine dans la Réforme
Grégorienne au xie siècle. « À la limite extrême, cette tendance aboutira à
remettre entre les mains de l’Église les deux pouvoirs ou, comme dira saint
Bernard, les deux glaives »8. Entendons ici les pouvoirs spirituel et temporel,
interprétation analogique de Luc, (22, 38) – « Seigneur, voici deux épées » –
qui connut à l’époque post-grégorienne une fortune considérable. Dès lors,
5. MGH, Concilia II supplément 1, Libri Carolini, A. Freeman éd., Hanovre, 1998, p. 98.
6. H.-X. Arquillière, L’Augustinisme politique. Essai sur la formation des théories politiques du Moyen Âge, Paris, 1934.
7. Id., « Rélexions sur l’essence de l’augustinisme politique », dans Augustinus Magister,
t. II, Paris, 1955, p. 997 (Collection des Études augustiniennes).
8. Ibid., p. 994.
AUTORITÉ ROYALE ET CONTROVERSES THÉOLOGIQUES (840-877)
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de quelle autorité spirituelle peut-on parler pour des souverains carolingiens
inclus dans l’Église et soumis à « l’autorité des pontifes »9 à leurs normes
morales et légales ? L’autorité royale carolingienne est-elle une autorité par
procuration ?
Un début de réponse est fourni par cette même péricope des deux glaives.
En efet, au printemps 799, au plus fort de la crise adoptianiste10, Charlemagne
demande à Alcuin de prendre la plume contre Félix d’Urgel. La réponse
d’Alcuin à Charlemagne fait l’apologie de la défense royale de l’orthodoxie.
Nous disons que c’est un don admirable de la piété divine, et qui t’est propre,
que tu t’eforces de purger et protéger les Églises du Christ des enseignements
des inidèles à l’intérieur, avec une dévotion comparable à celle avec laquelle
tu te proposes de les défendre des dévastations des païens à l’extérieur, ou
d’étendre leur territoire. C’est de ces deux glaives que le pouvoir divin a armé
votre vénérable excellence, dans la main droite et la main gauche11.
Les glaives du temporel et du spirituel, qui arment aux xiie et xiiie siècles
le pape12, sont ici interprétés comme la défense de l’Église par le roi, contre
les hérétiques à l’intérieur et contre les païens à l’extérieur. Il est en efet
attesté que Charlemagne s’est personnellement investi comme arbitre des
afaires théologiques de son temps, tout particulièrement l’iconodoulie,
condamnée par les Libri carolini malgré le désaveu du pape Hadrien Ier13.
Notre propos est de nous demander quelle prospérité a connue cette
formule au ixe siècle, et plus précisément sous le règne de Charles le Chauve.
9. C’est la formule de Gélase Ier dans sa célèbre lettre à Anastase de 494, qui fournit un
principe de séparation des pouvoirs : aux évêques la responsabilité spirituelle, aux princes
la responsabilité temporelle. La prééminence morale revient au clergé.
10. Hérésie trinitaire originaire d’Espagne, alors défendue par Félix d’Urgel et Élipand
de Tolède, elle prêche l’adoption de Jésus par Dieu à sa naissance (nuncupativum Deum)
et rompt ainsi l’unité des substances divine et humaine. L’adoptianisme fut condamné à
Francfort en 794 puis à Aix en 799. Voir pour une synthèse, D. Ganz, « heology and the
organisation of thought », dans New Cambridge Medieval History, t. II, op. cit., p. 758-765.
Pour une monographie récente : J. Cavadini, he last Christology of the West : Adoptianism
in Spain and Gaul, Philadelphie, 1993.
11.. MGH Epistolae II, E. Dümmler éd., Berlin, 1895, n° 171, p. 282.
12. Sur l’histoire de cette métaphore, voir J. Lecler, « L’argument des deux glaives »,
Recherches de science religieuse, XV (1913), p. 299-399. Le fait qu’Alcuin, qui les place dans
les mains de Charlemagne, soit le premier à avoir donné aux glaives le sens de la double
autorité temporelle et spirituelle n’est sans doute pas un « curieux hasard », p. 305.
13.. D. Ganz, « heology and the organization… », art. cité, p. 773-775.
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Jusqu’à quel point le souverain carolingien jouit-il d’une autorité religieuse ?
Encadrée par son ministère et fondée sur le sacre, elle lui impose de corriger
son Église : elle lui permet de présider les conciles de condamnation des
hérétiques et lui impose de les faire respecter ; elle a donc une valeur disciplinaire, celle d’appliquer les normes. Mais lui permet-elle de juger du
caractère hérétique de certaines doctrines ? L’autorité spirituelle de Charles
le Chauve revêt-elle un caractère normatif ?
Nous avons vu que c’était le cas pour Charlemagne14. Or, plus que
son père Louis le Pieux (814-840), le modèle de Charles le Chauve est
Charlemagne. Il porte le même nom : on l’appelait dans son enfance Carolus
junior. Walafrid Strabon, son précepteur, lui it copier la Vita Karoli d’Éginhard15. Sous son règne, sa iliation avec Charlemagne lui est rappelée incessamment, le plus souvent pour louer sa sagesse, son goût des lettres et de la
théologie, son souci de protéger les arts. Le compliment en est fait par Jonas
d’Orléans, dans la préface du De Cultu imaginum16 (840-844) ; par Ratramne
de Corbie, dans la préface du De praedestinatione17 (849-850) ; par le PseudoHincmar, dans la préface du De diversa animae ratione18 (années 850) ; par
Heiric d’Auxerre, dans la lettre dédicatoire de la Vita Germani19 (vers 873).
14. C’est là un fait qui est conirmé par Michel Lauwers, qui a consacré un article au
pouvoir de prêcher du souverain franc : M. Lauwers, « Le glaive et la parole, Charlemagne,
Alcuin et le modèle du rex praedicator : notes d’ecclésiologie carolingienne », dans Alcuin,
de York à Tours. Écriture, pouvoir et réseaux dans l’Europe du haut Moyen Âge, P. Depreux
dir., Rennes, 2004, p. 221-244 (Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 111).
15. Sur l’éducation de Charles, voir J. Nelson, Charles the Bald, Londres, 1992,
chap. III, « Youthful training ».
16. MGH, Epistolae V, n° 32, p. 354 : « […] le bien aimé de Dieu Louis, […] en imitant la
conduite de son père, qui est aussi le vôtre, le très noble auguste Charles, et même en le surpassant ».
17. Patrologia Latina, J.- P. Migne éd., Paris, 1844-1855, CXXI, col. 13-14 : « Les
empereurs augustes de glorieuse mémoire, votre père et votre grand-père […] resplendirent
[…] comme vous tirez d’eux l’origine de votre sang, c’est de ces deux parents que vous
tenez votre courage et votre religion. Mais si nous voulons réléchir plus profondément à
la génération de votre noblesse, nous voyons que votre généalogie a toujours orné la gloire
du pouvoir séculier avec l’honneur de la religion » (désormais PL).
18. PL, CXXV, col. 931 : « Tu te rends donc à la race de tes aïeux en faisant cela, eux
qui ont réveillé le cœur des mortels engourdis loin de toute science divine et humaine.
Nous parlons de ton grand-père et homonyme, le défenseur de la sainteté de la foi et de la
doctrine, mais aussi de ton père, illustre ornement de bonté et de piété ».
19. PL, CXXIV, col. 1133 : « Cela surtout vous obtient un souvenir éternel, que vous
transcendiez de votre incomparable ferveur, non content de le restaurer dans d’égales proportions, le goût de votre très fameux grand-père Charles pour les disciplines immortelles […] ».
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Tous ces auteurs, qui dédicacent des œuvres pieuses au souverain, louent sa
sagesse et la comparent à celle de Charlemagne (et parfois de Louis le Pieux).
Cela n’est pas qu’un lieu commun de latterie : il importait personnellement à Charles le Chauve de se mesurer à Charlemagne, comme on le voit
dans le Codex Aureus de Saint-Emmeram, un sublime livre enluminé destiné
à célébrer en 870 la capture d’Aix-la-Chapelle l’année précédente20. Les tituli
(vers qui servent de légende aux enluminures) du premier folio portent les
vers suivants. Hic nomen magni Karoli de nomine sumpsit / Nomen et indicium
sceptra tenendo sua21 : « Celui-ci a reçu son nom du nom de Charlemagne, /
un nom qui signiie qu’il détient son sceptre ». Trois nomen ; littérairement,
c’est d’une lourdeur invraisemblable, mais politiquement quel programme22 !
Et quand Charles évoque Charlemagne, il ne s’agit pas de se comparer aux
victoires militaires, pourtant si nombreuses, de l’illustre aïeul : mais bien d’insister sur la sagesse du souverain et sur la réforme intellectuelle du royaume.
Transposons sur le plan de l’hérésie : Charlemagne a été impliqué principalement dans deux controverses ; l’iconodoulie, l’adoptianisme. Quelle a
été l’implication de ses descendants dans des cas similaires, en leur temps ?
La réponse à cette question permettrait de voir si l’autorité doctrinale des
souverains francs transcendait la personnalité hors normes de Charlemagne.
La réponse est plutôt mitigée pour Louis le Pieux. Sous son règne
ont éclaté deux crises de nature théologique : l’afaire iconoclaste23, avec
Claude de Turin, et l’afaire eucharistique avec Amalaire de Metz24. En
825, le concile de Paris adopte une voie médiane au sujet de l’iconoclasme
byzantin sans que Louis y participe autrement qu’en le convoquant. Au
même moment, l’évêque Claude de Turin, ancien membre de la chapelle
de Louis, se fait une réputation à cause de la réforme iconoclaste de son
20. Manuscrit de Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 14000. Pour les dernières
avancées de la recherche sur ce codex, voir P. Dutton et É. Jeauneau, « he verses of
the Codex aureus of Saint Emmeram », Studi Medievali, 3e série, 1983 (24), p. 75-120 ;
et M. Herren, « Eriugena’s Aulae sidereae, the Codex Aureus and the Palatine Church of
St Mary at Compiègne », Studi Medievali, 3e série, 1987(28), p. 593-608.
21. P. Dutton et É. Jeauneau, « he verses… », art. cité, édition des tituli, p. 90-97.
22. Le nomen est loin d’être un terme anodin : il signiie l’adéquation entre le titre royal
et le pouvoir efectif. Voir H. Beumann, « Nomen imperatoris. Studien zur Kaiseridee
Karls des Grossen », Historische Zeitschrift, 1958 (185), p. 515-549.
23.. Voir T. Noble, Images, Iconoclasm, and the Carolingians, Philadelphie, 2009.
24.. À ce sujet, voir la synthèse récente de K. Zechiel-Eckes, Florus von Lyon als
Kirchenpolitiker und Publizist, Stuttgart, 1999.
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diocèse (interdiction de la vénération des images et de la croix, doutes
sur l’utilité des pèlerinages). Le bruit en parvient jusqu’à la cour où il fait
scandale. Mais là, ce sont les « hommes les plus sages de son palais »25, qui
examinent le livre. Le roi commande des réfutations à Jonas d’Orléans
et à Dungal, le maître de l’école de Pavie ; encore peut-on se demander
si ce n’est pas Lothaire qui a sollicité ce dernier26. Malgré la réponse de
Dungal, malgré cette réprobation générale, Claude de Turin n’est pas
déposé et meurt évêque. Il semble ici que Louis n’ait pas fait preuve d’un
zèle particulier pour condamner son protégé. Mais les préfaces attestent
qu’il est toujours de son rôle de poursuivre les hérétiques27.
La seconde afaire, la querelle autour d’Amalaire de Metz, est encore
moins satisfaisante : Amalaire de Metz a été parachuté sur le siège épiscopal de Lyon à la déposition d’Agobard, en 835. Le dossier eucharistique
que Florus, diacre de Lyon et âme de la résistance à Amalaire, a monté
contre lui n’est alors que l’épiphénomène d’une cabale politique visant
à obtenir le retour d’Agobard. Gardant ce fait à l’esprit, on note néanmoins que c’est Louis le Pieux qui, en 838, alerté par le bruit croissant
provoqué par Amalaire, convoque le concile de Quierzy chargé de juger
ce dernier – concile qui aboutit à sa condamnation. En l’absence des actes
du concile, on ne saisit qu’une phrase échappée au réquisitoire de Florus
Diacre, qui nous a été conservé : « Comme notre pieux prince avait pour
les afaires de Dieu un souci ardent et louable, il it porter cette cause à la
connaissance et au jugement du concile des évêques »28. Louis a le mérite
de s’être inquiété et d’avoir pris les mesures indispensables au jugement
d’Amalaire : mais on ne sait pas la part qu’il a pu prendre au débat et à la
décision de condamner ce dernier. Pour l’iconoclasme comme pour l’Eucharistie, par manque de sources, on est invité à rester prudent : si le roi
prend des dispositions pour faire le départ entre hérésie et orthodoxie, on
ne sait pas dans quelle mesure sa décision personnelle pouvait trancher le
25.. MGH, Epistolae V, E. Dümmler éd., Berlin, 1899, p. 354 (préface du De cultu
imaginum de Jonas d’Orléans, 840-844).
26.. MGH, Epistolae IV, E. Dümmler éd., Berlin, 1895, p. 583 (préface des Responsa de
Dungal, qui mentionne son obéissance « aux empereurs Louis et Lothaire »).
27. Préface du De cultu imaginum de Jonas : « En imitant la conduite de son père, le très
noble auguste Charles, et même en le surpassant, pour repousser les dogmes empoisonnés
des hérétiques ». MGH, Epistolae V, p. 354. Dungal, de même, exhorte Louis à imiter la
conduite répressive de Charlemagne à l’égard de Félix d’Urgel : MGH, Epistolae IV, p. 584.
28.. MGH, Concilia Aevi Karolini I. II, A. Werminghoff éd., Hanovre/Leipzig, 1906, p. 779.
AUTORITÉ ROYALE ET CONTROVERSES THÉOLOGIQUES (840-877)
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débat. On peut certes parler d’une autorité disciplinaire, mais on demeure
dans l’incertitude sur l’autorité doctrinale.
Charlemagne a eu l’iconodoulie et l’adoptianisme ; Louis le Pieux,
l’iconoclasme et l’Eucharistie. Qu’en est-il de leur successeur, Charles
le Chauve ? Sous son règne se sont déroulés plusieurs débats, querelles,
controverses comparables à celles-là ; les énumérer ne ferait qu’embrouiller
le sujet. Il suit de mentionner celle qui fut la plus importante, la controverse sur la prédestination29. Plus qu’aucune, cette dernière mérite d’être
appelée une controverse carolingienne. Elle n’oppose pas des théologiens
francs à des Espagnols ou à des Grecs, ni des clercs de cour à un homme
isolé, comme les controverses précédentes, mais bien des partis d’évêques
et de moines les uns aux autres, au cœur du monde franc. C’est une déchirure interne. Cette controverse gagne le royaume de Charles le Chauve
peu après la condamnation d’un moine d’Orbais (monastère picard),
Gottschalk, au concile provincial de Quierzy en avril 849. Le moine
condamné s’attire rapidement le soutien de la province de Sens, autour de
l’archevêque Wenilon, de l’évêque Prudence de Troyes et de l’abbé Loup
de Ferrières, et de plusieurs autres clercs comme Ratramne, écolâtre de
Corbie, son ancien condisciple. Pendant quatre ans, le clergé du royaume
est divisé et les traités, de moins en moins cordiaux, s’accumulent, jusqu’à
ce qu’en 853, le roi Charles le Chauve impose, au concile de Quierzy, son
arbitrage de l’afaire. C’est sur cet arbitrage royal que nous allons nous
concentrer à présent, pour en saisir toute la portée.
Dès la condamnation de Gottschalk à Quierzy, en avril 849, la décision
royale a certainement pesé sur le jugement du concile. D’abord, les Annales
de Saint-Bertin, la source narrative la plus prolixe de cette période, relatent
que c’est le roi qui a décidé qu’on lui présente l’hérétique en concile30. On
est alors dans le même cas de igure qu’avec Louis le Pieux : le roi organise
la répression. On en dira autant de Louis le Germanique, qui a assisté à la
29. Au sujet de cette controverse, qui est l’objet de ma thèse, on consultera comme
synthèses K. Vielhaber, Gottschalk der Sachse, Bonn, 1956 (Bonner historische Forschungen, 5) ; J. Devisse, Hincmar archevêque de Reims, 845-882, Genève, 1975, p. 115-186 ;
D. Ganz, « he Debate on Predestination », dans Charles the Bald, Court and Kingdom,
M. T. Gibson et J. Nelson dir., Aldershot, 1990, p. 283-303.
30. Annales de Saint-Bertin, MGH, Scriptores I, G. H. Pertz éd., Hanovre, 1826,
p. 443 : « Charles, qui honore d’un grand zèle la sainte Église de Dieu, ayant convoqué
une assemblée des évêques de ce diocèse, décida qu’on le présente à son regard. Amené,
[Gottschalk] fut fouetté publiquement et forcé à brûler les livres de ses doctrines ».
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condamnation de Gottschalk à Mayence en 84831. Mais quid de la décision ?
D’abord, par la réaction des clercs de la province de Sens les mois suivants,
on devine qu’un consensus net n’a pas pu se dégager d’emblée. Ensuite,
par une analyse serrée des participants au synode de Quierzy, il est possible
de montrer qu’une partie considérable des évêques avait toutes les chances
d’être du côté de Gottschalk plutôt que du côté de l’archevêque Hincmar,
qui menait l’accusation contre lui32.
D’abord, le chorévèque Rigbold de Reims : c’est lui qui a ordonné
Gottschalk prêtre irrégulièrement lors de la première vacance du siège de
Reims, entre 835 et 84033. Le concile de 849 invalide cette ordination34.
Ajoutons-y les nombreux signes d’hostilité d’Hincmar à l’égard de l’institution des chorévèques. Ensuite vient Loup de Châlons-sur-Marne. On a
conservé une lettre de Gottschalk qui lui était destinée, faisant état d’une
relation d’amitié passée et d’une grande proximité d’opinions en matière
de sotériologie35. Il y a fort peu de chance que ce Loup ait condamné de
gaîté de cœur un vieil ami. On peut en dire autant de Rothade de Soissons,
l’ordinaire de Gottschalk auquel Hincmar a refusé le droit de garder le
moine d’Orbais en détention « car il ne savait pas lui résister et aimait les
nouveautés – c’est pourquoi nous le craignions beaucoup »36. Ajoutons à
ces trois évêques rémois leur confrère de la province de Lyon Teutbold de
Langres, qui, une fois revenu dans sa province, dans le royaume de Lothaire,
dressa de la condamnation le portrait le plus noir qu’on en ait gardé37.
Mentionnons aussi Wenilon de Sens qui, par son attitude ultérieure38, a
prouvé qu’il partageait les goûts théologiques de Prudence de Troyes et de
31. Annales de Xanten, MGH, Scriptores II, p. 229 : « Louis a tenu une assemblée du
peuple à Mayence ; une certaine secte a été introduite au synode épiscopal par certains
moines, au sujet de la prédestination de Dieu tout puissant ».
32. La liste des participants fut conservée par Hincmar comme argument d’autorité :
MGH, Concilia III, W. Hartmann éd., Hanovre, 1984, p. 195-196.
33. Information donnée par Hincmar dans son De praedestinatione : PL, CXXV, col. 85.
34.. Hincmar, Ad simplices et reclusos, W. Gundlach éd., Zeitschrift für Kirchengeschichte, X (1889), p. 308.
35. Œuvres théologiques et grammaticales de Godescalc d’Orbais, C. Lambot éd., Louvain,
1945, p. 49-51 (Spicilegium sacrum lovaniense).
36. Hincmar, « Lettre à Nicolas Ier », MGH, Epistolae VIII/1, Berlin, 1939, p. 160.
37. Voir le récit de Florus de Lyon, dans le Liber de tribus epistolis, PL, CXXI, col. 1030B.
38. En envoyant à Prudence le traité de Jean Scot Erigène pour réfutation : PL, CXV,
col. 1009-1376.
AUTORITÉ ROYALE ET CONTROVERSES THÉOLOGIQUES (840-877)
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Loup de Ferrières, plutôt favorables aux thèses de Gottschalk. Il faut avouer
que l’on ne sait quasiment rien de l’opinion des autres évêques, hormis
d’Hincmar et de Pardoule, dont nous sommes sûrs qu’ils étaient fortement
hostiles à Gottschalk39. Dès lors, qu’est-ce qui a fait basculer le concile contre
lui ? Ne réduisons pas la responsabilité de Gottschalk dans sa condamnation ; mais il y a une certaine marge entre la remontrance fraternelle et le
fouet que Gottschalk a dû subir à Quierzy40. N’est-ce pas alors le roi qui a
fait lourdement pencher la condamnation dans ce sens ? Cette situation se
reproduit en 853, après quatre ans de controverse, lorsque Charles le Chauve
réunit une partie des évêques au même endroit, dans son palais de Quierzy,
pour régler déinitivement la question. Prudence de Troyes, qui condamna
avec le plus de ferveur la doctrine d’Hincmar41, y fut contraint de signer un
formulaire qui en fournissait un succédané en quatre titres42. Et son attitude
ultérieure prouve que cela n’a rien eu d’une conversion personnelle43.
On a longtemps pensé que c’était Hincmar le responsable de ces coups de
force44. Pour le concile de 853, l’historiographie incline maintenant à penser
que c’est Charles qui a forcé la décision par son arbitrage45 : il n’y a pas de
39. Ils sont amèrement critiqués pour cela par Florus de Lyon : Liber de Tribus epistolis,
PL, CXXI, col. 985-1084.
40. Voir la description d’un Gottschalk fouetté au sang chez Florus, PL, CXXI,
col. 1030. La peine du fouet est prévue par la Règle de saint Benoît contre les moines
impénitents, au titre XXIII, « l’excommunication pour les fautes » ; « s’il est insensible,
on lui inligera un châtiment corporel ». La connotation du fouet dans notre afaire
est liée à l’insubordination de Gottschalk en milieu monastique ; d’après Hincmar, « Il
fut jugé digne du fouet par les abbés et par le reste des moines ». Cité par Florus, PL,
CXXI, col. 1027.
41 Prudence, « Lettre à Hincmar et Pardoule », PL, CXV, col. 971-1010.
42. Annales de Saint-Bertin, MGH, Scriptores I, p. 447.
43.. Ibid., p. 449 (a. 855) : multa catholicae idei contraria in regno Karoli… Prudence fait
par ailleurs partie des insurgés de la grande révolte de 858 suscitée par Louis le Germanique
contre son frère Charles le Chauve.
44. Notamment É. Amann, Histoire de l’Église, t. VI : l’Église Carolingienne, A. Fliche
et V. Martin dir., Paris, 1938, p. 320-335.
45. C’est l’avis de Jean Devisse, biographe de Hincmar (J. Devisse, Hincmar archevêque
de Reims…, op. cit., p. 203) : « Il nous paraît donc équitable de renverser une tradition
assez récente pour dire que, l’intérêt royal l’y poussant, Charles, en mai 853, a demandé
à Hincmar de conclure le débat ouvert au lendemain de la condamnation de Gottschalk
par la déinition de quelques textes clairs : que, le synode étant composé de telle façon que
l’opposition à Hincmar fût représentée, les garanties d’adhésion générale à des formules
transactionnelles étaient fortes ; d’autant plus que l’on prenait la précaution d’ajouter de
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diiculté à supposer la même chose pour 849. Dès 850, dans son traité sur la
prédestination dédicacé à Hincmar, Jean Scot avait célébré le rôle de Charles
dans la répression des hérétiques : « Sous le César Charles […] la secte au
dogme diabolique est condamnée, et par le soin des pasteurs la beauté de
la foi resplendit »46. Nous avons également le témoignage direct d’Hincmar
sur l’implication personnelle d’un Charles qui ne semble pas s’être borné à
susciter, puis suivre le consensus épiscopal dans cette controverse. Dans une
lettre à Nicolas Ier de 864, il constate :
Les océans, il les garde en réserve (Psaume 32, 7) ; en efet, l’eau de mer est comme
accumulée dans une outre, parce que l’amère science des hérétiques comprime
dans sa poitrine et refuse de dire à voix haute toutes les choses honteuses qu’elle
pense, en ce règne de votre ils, Charles47.
Nous sommes donc, avec Charles le Chauve, en présence d’un roi qui,
en principe, impose davantage son arbitrage aux évêques que son père Louis
le Pieux. Or, l’historiographie consacrée à Charles le Chauve a mis en valeur
deux éléments qui ont un lien décisif avec le pouvoir normatif de ce monarque.
D’une part, il s’agit d’un roi singulièrement lettré ; John M. WallaceHadrill, Pierre Riché et Rosamond McKitterick ont particulièrement œuvré
pour le faire admettre48. Pierre Riché le résume de la façon suivante : « Le
prince le plus cultivé est certainement Charles le Chauve »49. Rosamond
McKitterick compte dix-huit œuvres qui lui furent ofertes, par des clercs
nombreux excerpta aux quatre canons ». C’est également l’avis de Janet Nelson (J. Nelson,
Charles the Bald, Londres/New York, 1992 ; trad. française, Paris, 1994, p. 168-169) : « Un
roi qui avait donné un logis dans son palais à Jean Scot pendant trente ans avait certainement un intérêt candide pour ces questions. Mais son intérêt supérieur était de chercher
une formule d’accord, une ligne épiscopale commune ».
46.. PL, CXXII, col. 357.
47.. MGH, Epistolae VIII/1, p. 162.
48.. J. M. Wallace-Hadrill, he Frankish Church, Oxford, 1983, p. 241-258 ; id.,
« A carolingian renaissance prince : the emperor Charles the Bald », dans Raleigh lecture
on, Londres, 1978 (History. Proceedings of the British Academy, 64) ; id., Early Germanic
Kingship in England and on the Continent, Oxford, 1971, p. 124-151 ; P. Riché, « Charles
le Chauve et la culture de son temps », dans Jean Scot Erigène et l’histoire de la philosophie,
Paris, 1975, p. 37 et suiv., et p. 78 ; R. McKitterick, « Charles the Bald and his library »,
he English Historical Review, 1980 (95), p. 28-47.
49. P. Riché, Les Écoles et l’enseignement dans l’Occident chrétien de la in du ve siècle au
milieu du xie siècle, Paris, 1979, p. 78.
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qui considéraient le souverain comme leur égal intellectuel50. Tout jeune, il
eut pour précepteur l’illustre Walafrid Strabon, auteur de quantité de commentaires sur la Bible et de poésies, parmi lesquelles la célèbre Visio Wettini.
En pleine force de l’âge, en 873, il écrit au pape Hadrien II : « Nous sommes
[…] un chrétien, un catholique pratiquant de la foi orthodoxe, formé depuis
l’enfance aux lettres sacrées, au droit canon et au droit civil51 ». Charles le
Chauve a, en efet, reçu une solide formation juridique : il est le seul roi,
d’après R. McKitterick, à avoir reçu une collection de capitulaires de luxe,
en l’occurrence la collection d’Anségise augmentée de six de ses propres
capitulaires52. Cette formation s’étend à d’autres domaines : « L’intérêt du
roi, plus limité que celui de son grand-père Charlemagne, se concentre sur la
théologie, l’histoire, l’hagiographie et les aspects du gouvernement »53. N’at-il pas, dès ses vingt ans, commandé à Ratramne un De corpore et sanguine
Domini ? Avec Charles, nous sommes donc en présence d’un roi qui cultive
la sagesse au plus haut point, et en particulier la théologie.
Or la sagesse n’est une qualité ni contemplative, ni gratuite. Nous avons
remarqué plus haut que si Charles le Chauve se réclame d’un héritage de
son grand-père, ce n’est pas celui de sa gloire militaire mais de sa renommée
culturelle. Le roi carolingien est bien un roi « sage », thème omniprésent
dans la littérature54 et qui, pour Charles le Chauve, a fait l’objet d’un récent
ouvrage de Nikolaus Staubach55. On se souvient que le souverain carolingien,
du fait du sacre, se trouve placé à la tête de l’Église qu’il doit corriger. Il est
pourvu providentiellement de vertus exceptionnelles, parmi lesquelles la
sagesse. Mais qu’est-ce que la sagesse ? C’est, d’après la déinition de Jean
50.. R. McKitterick, « Charles the Bald… », art. cité., p. 34.
51. PL, CXXIV, col. 881.
52. New Haven, Beinecke Library, Yale 413. Les titres des capitulaires de Charles sont
beaucoup plus ornés que ceux de ses prédécesseurs : voir notamment le titre en capitales
à rinceaux noués et motifs loraux du folio 83r, qui débute le capitulaire de Pîtres de 864.
53.. R. McKitterick, « Charles the Bald… », art. cité., p. 36.
54. Pour Charles le Chauve seul, voici quelques références qui célèbrent sa sagesse : chez
Jean Scot, MGH, Poetae III, p. 531 (sophron) et 534 (sapientia) ; chez le Pseudo-Hincmar,
PL, CXXV, col. 931 (sapientia) ; chez Ratramne, PL, CXXI, col. 13 (sapientia) ; chez
Heiric, enin, le plus prolixe sur le sujet, PL, CXXIV, col. 1133 (puisqu’il parle même de
Charles comme d’un roi-philosophe).
55.. N. Staubach, Rex Christianus. Hofkultur und Herrschaftspropaganda im Reich Karls
des Kahlen, Cologne/Weimar/Vienne, 1993 (Pictura et Poesis, 2).
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Scot Erigène, « la connaissance par laquelle Dieu se comprend lui-même »56.
La sapientia est une vertu divine et, quand elle se rencontre chez l’homme,
un don de Dieu. Le roi, chargé de mener l’Église, est mystérieusement
doté d’une telle vertu. La sagesse est ainsi devenue une sorte de propriété
dynastique depuis le sacre des premiers Carolingiens. Ratramne a à ce sujet
une expression révélatrice, dans la préface de son De praedestinatione : « Ces
remarquables vertus ne vous sont pas acquises comme des choses étrangères
procurées par des eforts laborieux, mais comme des propriétés naturelles »57.
Nicolas Staubach écrit que : « Les successeurs de Charlemagne se sont
constamment souciés de rendre crédible leur adéquation au concept de
souverain sage, en démontrant leur intérêt pour la théologie »58. Ainsi, la
théologie, pour Charles le Chauve, n’a rien du genuine interest59, dont parle
Janet Nelson : il ne s’agit pas tant d’une tendance personnelle que d’une
discipline politique. La sapientia permet au roi de régner : c’est elle qui lui
permet de corriger le clergé et, comme c’est attendu de lui, de purger le
royaume de ses hérésies.
Cela dit, nous sommes, avec Charles le Chauve, confrontés à un roi
particulièrement sage, comme l’a souligné Pierre Riché. Faut-il mettre cela
en lien avec le fait que son implication dans les controverses théologiques a
dépassé celle de son père ? La réponse à cette question réside dans le second
fait essentiel mis en avant par l’historiographie de Charles le Chauve : ce souverain a développé une conception personnelle du pouvoir, ce que Nikolaus
Staubach appelle un Herrscherethos60. Nous pouvons citer quelques signes
de sa conception du pouvoir. D’abord, c’est au sacre qu’il a recours, en 848
comme roi d’Aquitaine et en 869 comme roi de Lotharingie, pour renforcer
son autorité locale ; sans parler de son sacre de 875 comme empereur. Il
semble donc avoir accordé une importance particulière aux vertus positives
du sacre. Autre fait signiicatif : les images. D’après Dominique Alibert61,
qui a fait la recension des images des souverains carolingiens, on possède
56. Jean Scot, De praedestinatione, PL, CXXII, col. 362 : ipsa divina notio qua semetipsum Deus intelligit sapientia proprie vocatur.
57. PL, CXXI, col. 13.
58. N. Staubach, Rex Christianus…, op. cit., p. 12.
59. Dans la traduction française : J. Nelson, Charles le Chauve, Paris, 1994, p. 169.
60. N. Staubach, Rex Christianus…, op. cit., p. 13.
61. D. Alibert, « La Majesté sacrée du roi : images du souverain carolingien », Histoire
de l’art, 5/6 (1989), p. 23-36.
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d’eux quatorze enluminures ; une de Charlemagne, deux de Louis le Pieux,
deux de Lothaire… mais six de Charles le Chauve. Ici aussi, il ne s’agit pas
d’un goût personnel pour les images mais bien d’un programme politique62.
Si l’on creuse quelque peu cette conception personnelle du pouvoir, on
s’aperçoit qu’elle a pour premier champ la loi. Les travaux de Janet Nelson
l’ont amplement montré63. Charles est le seul souverain carolingien à s’être
fait ofrir une collection canonique dans un manuscrit de luxe, le Beinecke
413 dont il a déjà été question. Sa connaissance du droit éclate à l’occasion
de l’afaire d’Hincmar de Laon, évêque que Charles it déposer en 871 au
concile de Douzy pour plusieurs manquements aux ordres. Cette déposition
provoque la protestation du pape Hadrien II qui interdit cette déposition et
prie le roi de gérer les terres du diocèse de Laon en attendant qu’Hincmar
ait été jugé à Rome. Cette protestation perçue comme une ingérence dans
les afaires du royaume s’attire une réponse cinglante du roi au début de
87264. S’appuyant sur le code théodosien65 (qu’il appelle lex divina66), sur
le code justinien et les collections canoniques qui ont forgé son éducation,
Charles bat en brèche l’argumentation pontiicale pour défendre son droit
de déposer de mauvais évêques. Il se présente ainsi comme le seul dépositaire de la loi dans son royaume, laissant échapper des cris d’indignation
devant les prétentions universalistes du Siège Apostolique : « Quel enfer a
vomi cette loi universelle ? »67 Il se présente pour inir comme un nouveau
Justinien, menaçant de venir à Rome forcer le pape à consentir. L’analyse de
62 On peut prendre pour exemple le codex aureus de Saint-Emmeram. Son premier
folio montre, en vis-à-vis, Charles le Chauve trônant au milieu de sa cour et l’agneau adoré
par les rois de l’Apocalypse. Alors que toute la cour regarde Charles le Chauve, Charles le
Chauve regarde l’agneau, ce qui est une iguration du caractère médiateur de la fonction
royale. Voir P. Dutton et É. Jeauneau, « he verses… », art. cité.
63.. J. Nelson, « Legislation and Consensus in the Reign of Charles the Bald », dans
Ideal and Reality. Studies in Frankish and Anglo-saxon Society, P. Wormald dir., Oxford,
1983 ; ead., « ’’Not bishop’s bailifs but lors of the earth’’ ; Charles the Bald and the
problem of sovereignty », dans Church and Sovereignty, 590-1918, Essays in Honour of
Michael Wilks, D. Wood dir., Oxford, 1991, p. 23-35 ; ead., Charles the Bald, op. cit. À ce
sujet, voir également K. Morrison, he two Kingdoms, Ecclesiology in Carolingian Political
hought, Princeton, 1964.
64. PL, CXXIV, col. 881-896.
65. Hincmar nous fournit l’indication que Charles le connaissait fort bien : PL, CXXV,
col. 1039.
66. Ibid., col. 886.
67. Ibid., col. 889.
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Janet Nelson est la suivante : « Charles réclame un statut supérieur à celui
des autres seigneurs fonciers et airme sa propriété éminente sur les biens
temporels du royaume, y compris les terres investies aux évêques », pour
conclure que « son pouvoir a plus pesé sur l’Église que celui d’aucun roi
entre héodose et Barberousse »68. Charles tient son clergé bien en main,
ce à quoi il est autorisé par sa profonde connaissance du droit canon et du
droit civil. Cette « sagesse » royale est un instrument de gouvernement et
d’indépendance à l’égard du clergé.
Or le droit, tantôt civil, tantôt canonique, n’est pas une discipline innocente : Nikolaus Staubach souligne que c’est grâce à la sagesse sacrée que le roi
accapare une fonction à l’origine cléricale : la connaissance de la loi divine69.
Dès lors, l’autorité dont ce souverain fait preuve dans le domaine juridique
ne pourrait-elle pas s’étendre, étant donné ce que l’on a dit des conciles de
849 et 853, au domaine théologique, apanage du clergé ? Il semble bien que
l’arbitrage doctrinal de Charles le Chauve fut autonome : il ne s’est pas fait le
bras armé d’Hincmar. Dès le second semestre de 849, Charles a commandé
à Ratramne de Corbie et à Loup de Ferrières, deux clercs qui avaient son
estime70, un traité à chacun sur la question de la prédestination : leurs conclusions sont le contraire de celles d’Hincmar. Charles aborde la prédestination
sous un angle personnel, puisqu’il interroge Loup sur trois questions, « la
prédestination, le libre-arbitre et la rédemption »71, qui n’apparaissent pas
sous cette forme chez Hincmar. Ajoutons un fait décisif : alors que la majorité
des clercs consultés avaient pris parti contre Hincmar, c’est néanmoins ce
dernier qui eut la faveur du souverain. Ce n’est pas pour autant une faveur
personnelle de la part du souverain, puisque Charles a longtemps caché
des informations à Hincmar : il a gardé pour lui, jusqu’en 856, le traité de
Ratramne de Corbie. Tout laisse penser que le roi, en arbitre, s’est forgé une
opinion autonome pour inalement trancher dans le sens qui lui semblait
le meilleur. Nous parvenons donc à la conclusion que Charles le Chauve,
non content de son autorité disciplinaire, celle d’organiser la persécution
68.. J. Nelson, « Not bishop’s baillifs… », art. cité., p. 32-34.
69.. N. Staubach, Rex Christianus…, op. cit., p. 16-18.
70. On le sait, pour Ratramne, au fait qu’il lui avait déjà commandé un traité en 843 ;
et pour Loup, aux nombreuses lettres que ce dernier lui a adressées.
71. D’où l’appellation de Liber de Tribus quaestionibus : PL, CXIX, col. 621-666. Voir
le récit de l’entrevue avec Charles dans Loup de Ferrières, Lettres…, L. Levillain éd.,
Paris, 1935, p. 23.
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de l’hérésie, jouit d’une autorité doctrinale – du moment, comme dans le
domaine de la loi, qu’il reste dans un domaine balisé par la tradition : le
droit d’arbitrer ne signiie pas l’arbitraire.
On peut conclure sur trois éléments qui donnent du champ à l’analyse.
Le premier élément tient à la diférence entre Orient et Occident. L’Occident
n’a pas connu de régime théocratique semblable à l’Orient, où les décisions
théologiques étaient avant tout le fait des empereurs auxquels était voué un
véritable culte – c’est un fait suisamment dénoncé par les Libri carolini
eux-mêmes. Cela dit, la parenthèse carolingienne nous montre des souverains
interventionnistes dans le champ dogmatique occidental à un degré que l’on
ne retrouvera plus. On reliera aisément, dans le cas de Charles, cet interventionnisme à sa fascination pour la royauté byzantine72. Le second élément
tient à la représentation du pouvoir. La préface de Ratramne de Corbie citée
plus haut le montrait bien : la sagesse, cette vertu naturelle du souverain,
ne pouvait être acquise qu’au prix d’une laborieuse éducation. Ce paradoxe
rejoint le concept de « montage ictionnel » forgé par Pierre Legendre73. En
assumant cette fonction d’ordre théâtral – celle de représenter une sagesse
prétendument descendue des cieux – le monarque remplit peut-être la plus
importante de ses fonctions : celle de justiier la iction à laquelle il doit
son trône. En ce sens, la normativité dogmatique n’est pas tant un pouvoir
qu’un devoir. Enin, ces interventions royales dans le champ théologique
semblent renforcer la thèse de l’augustinisme politique. Avec le sacre, le roi
hérite d’un véritable pouvoir au sein de l’Église. On peut se demander à qui
ce pouvoir proite, en déinitive ; aux clercs qui peuvent admonester le roi,
jusqu’à imposer pénitence et abdication à Louis le Pieux en 833, ou bien au
roi qui corrige l’Église et l’admoneste à son tour, comme Charlemagne en
donna l’exemple le plus éclatant ? Charles le Chauve semble se classer plutôt
dans cette dernière catégorie. Ses interventions dans le champ théologique ne
semblent pas, pour autant que les sources le suggèrent, manipulées par des
éminences grises, au premier rang desquelles Hincmar : nous avons vu que
Charles savait prendre ses distances avec Hincmar, et ce dernier ne manqua
pas de lui adresser de sévères admonitions. Les inspirateurs de la politique
72. Fascination perceptible dans la protection de Jean Scot Erigène, helléniste et
traducteur des Hiérarchies Célestes du Pseudo-Denis ; mais aussi dans l’arrivée extatique,
en tenue grecque, de Charles devenu empereur à l’assemblée de Ponthion de 876. MGH,
Scriptores I, p. 500.
73. P. Legendre, De la société comme texte, Paris, 2001, p. 23-35.
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théologique de Charles le Chauve sont à situer à la cour, auprès de Jean Scot
Erigène – un laïque – et des notaires royaux férus de dialectique qui entouraient le monarque et qu’il sut placer à des postes clés au moment opportun :
Jonas à Autun vers 850, Enée à Paris en 856, Wulfade à Langres en 857
puis à Bourges en 866. Si le secret de la décision de Charles nous échappe
naturellement, il semble clair que cette décision échappait au contrôle de
la hiérarchie épiscopale, par ailleurs souvent partagée – cela suit à faire de
lui le principal bénéiciaire de l’augustinisme politique.