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Atelier de Traduction Numéro 28/2017 Sous la coordination de : Henri Awaiss Muguraş Constantinescu DOSSIER THÉMATIQUE Avez-vous dit culturel ? (II) Destination Beyrouth Editura Universităţii „Ştefan cel Mare” din Suceava 2017 Directeur fondateur : Irina Mavrodin Rédacteur en chef : Muguraş Constantinescu Comité de rédaction : Elena-Brânduşa Steiciuc Raluca-Nicoleta Balaţchi Daniela Hăisan Elena-Camelia Biholaru Cristina Drahta Gina Puică Anca-Andreea Brăescu Réalisation technique : Ionela-Gabriela Arganisciuc Zamfira Lauric (Cernăuţan) Couverture : Ana Constantinescu Publication indexée dans : Fabula, Ulat, MLA International Bibliography, Google Scholar, ERIH PLUS, EBSCO. Atelier de Traduction N° 28/2017 revue semestrielle réalisée par Le Centre de Recherches INTER LITTERAS de la Faculté des Lettres et Sciences de la Communication de l’Université « Ştefan cel Mare » de Suceava www.usv.ro/atelierdetraduction COMITÉ SCIENTIFIQUE Gina Abou Fadel Saad – Université Saint-Joseph, École de traducteurs et d’interprètes de Beyrouth, Liban Henri Awaiss – Université Saint-Joseph, École de traducteurs et d’interprètes de Beyrouth, Liban Dumitra Baron – Université « Lucian Blaga », Sibiu, Roumanie Elisabeth Bladh – Université de Göteborg, Suède Marc Charron – Université d’Ottawa, Canada Jean Delisle – Université d’Ottawa, Canada Felicia Dumas – Université « Alexandru Ioan Cuza », Iaşi, Roumanie Lance Hewson – Université de Genève, Suisse Enrico Monti – Université de Haute Alsace « Mulhouse-Colmar », France Mariana Neţ – Institut de Linguistique « I. Iordan-Al. Rosetti » auprès de l’Académie Roumaine, Bucarest, Roumanie Maria Papadima – Université Nationale et Capodistrienne d’Athènes, Grèce Natalia Paprochika – Université de Wraclaw, Pologne Maïca Sanconie – Université d’Avignon, France Catriona Seth – Université de Lorraine, France Bernd Stefanink – Université de Bielefeld, Allemagne Marie-Hélène Torres – Université de Santa Catarina, Brésil ATELIER DE TRADUCTION ADRESSE Universitatea „Ştefan cel Mare” din Suceava Facultatea de Litere şi Ştiinţe ale Comunicării Centrul de cercetări INTER LITTERAS Strada Universităţii nr. 13 720229 Suceava, România www.usv.ro/atelierdetraduction tel./fax +40 230 524 097 mugurasc@gmail.com raluka2@yahoo.fr Copyright © Editura Universităţii „Ştefan cel Mare” din Suceava, 2017 6 SOMMAIRE PRÉSENTATION Muguraş Constantinescu (Roumanie) – Le culturel sur les chemins de la 13 traduction………………..................................................................................... I. DOSSIER THÉMATIQUE Avez-vous dit culturel ? (II) Destination Beyrouth Henri Awaiss (Liban) – Destination Beyrouth ……………............................ 21 Entretien. Henri Awaiss et Jarjura Hardane avec Jad Hatem (Liban) « Que pense la Philo du Culturel et de la Traduction ? » ……………..…….. 22 Entretien. Henri Awaiss avec Rawan Ghali (Liban) ………………………… 26 Entretien. Henri Awaiss avec Rita Rousselle Matta (Liban) ………………… 30 II. ARTICLES Antoine Constantin Caille (États-Unis) – Deux limites culturelles à la traduction : l’intertextualité et l’idiomatisme………………………………….. 35 Sonia Vaupot (Slovénie) – La résistance en traduction : Dany Laferrière traduit en slovène…………………………………………….………………….. 53 May El Haddad (Liban) – Les interprètes vus par les historiographes arabes du IXème au XVème siècle………………………………...………………… 67 Junhan Kim (Corée du Sud) – La traduction en moyen français de La Légende dorée par Jean de Vignay : une étude de l’histoire textuelle du manuscrit bnf fr. 241………………....…………..………………………………… 83 7 Mathilde Vischer Mourtzakis (Suisse) – La traduction de la poésie aujourd’hui : quelles perspectives théoriques ? Quelques repères ……………………….….. 95 Ahmad Helaiss (Arabie Saoudite) – La formation des apprentis-traducteurs en 115 Arabie Saoudite : lacunes et perspectives interculturelles…………………...…… III. PORTRAITS DE TRADUCTEURS/ TRADUCTRICES Raluca-Nicoleta Balațchi, Anişoara Daniela Motrescu (Roumanie) – 129 Nicolae Constantinescu et les si-mais-non d’un traducteur « détective » .................. IV. FRAGMENTARIUM IRINA MAVRODIN La robe et la cathédrale, traduit du roumain par Camelia Violeta Chirciu 143 Sava (Roumanie)……………………………………………………… V. RELECTURES TRADUCTOLOGIQUES Muguraş Constantinescu (Roumanie) – Autour de /et retour à la traduction 149 pragmatique – sur Les noces de Nicolas Froeliger………………………… VI. CHRONIQUES ET COMPTES RENDUS Barbara Brzezicka (Pologne) – Traduction et philosophie : des liaisons 159 prodigieuses …………………………………………………………… Mirella Piacentini (Italie) – Colloque International « Traduire les sens en 167 littérature pour la jeunesse – Translating the Senses in Children’s Literature »…… 8 Raluca-Nicoleta Balaţchi (Roumanie) – Linguistique et traductologie : Les 171 enjeux d’une relation complexe, Études réunies par Maryvonne Boisseau, Catherine Chauvin, Catherine Delesse et Yvon Keromnes, Artois Presses Université, Arras, 2016………………………………………… Daniela Hăisan (Roumanie) – Linguistica antverpiensia, vol. 14 / 2015, 175 « Towards a Genetics of Translation », Anthony Cordingley & Chiara Montini (eds.) ………………………………………………………… Zamfira Lauric (Cernăuţan) (Roumanie) – Traduceri și traducători. Pagini 179 din istoria culturii române, Petre Gheorghe Bârlea, Editura Universității « Alexandru Ioan Cuza », Iași, 2016...……….……………………...… Ionela-Gabriela Arganisciuc (Roumanie) – Vies et métamorphoses des contes 185 de Grimm. Traductions, réception, adaptations, sous la direction de Dominique Peyrache-Leborgne, Presses Universitaires de Rennes, Collection «Interferences », 2017……………………………………………............ Marinela Racolța (Popovici) (Roumanie) – Studii de traductologie 189 românească, volumele I și II, Coordonator: Georgiana Lungu-Badea, Colecția Metabole, Editura Universității de Vest, Timișoara, 2017 …… LES AUTEURS ………………………………………………….. 9 199 PRÉSENTATION 11 13 14 LE CULTUREL SUR LES CHEMINS DE LA TRADUCTION Muguraş CONSTANTINESCU1 Ce deuxième numéro pour l’année 2017, réalisé en double coordination, assurée par un chercheur de Beyrouth, Liban, et une chercheuse de Suceava, Roumanie, se place par cette collaboration même sous le signe du dialogue interculturel. D’ailleurs la collaboration fructueuse entre des chercheurs et enseignants de la traductologie de l’Université libanaise SaintJoseph et l’Université roumaine Stefan cel Mare, date depuis 2004, année de naissance de la revue Atelier de traduction, ce qui augurait déjà de son ouverture culturelle. « Le vol 28 » , « Destination Beyrouth », comme intitule Henri Awaiss le dossier censé couvrir la deuxième tranche de réponses à la question/interrogation « Avez-vous dit culturel ? » est riche en contributions qui mettent en lumière la dominante annoncée par le sous-titre. Le dossier tout entier embrasse une formule dialogique, en commençant par l’ « Entretien » du numéro, qui de façon exeptionnelle, y est compris. Il s’agit d’un entretien à trois : les professeurs et traductologues Henri Awaiss et Jarjura Hardane qui adressent des questions, ciblées sur la traduction, à leur collègue - professeur, poète et philosophe - Jad Hatem, réponses réparties en trois sections et thématiques, comme l’explique bien Henri Awaiss dans son préambule au dossier thématique. Le dossier du numéro/vol 28 constitue une première par sa structure et par les contributeurs qu’il réunit, car c’est la première fois qu’un philosophe est l’invité de la rubrique « Entretien », d’une part, et que, d’autre part, de jeunes chercheuses, en train de terminer leur thèses de doctorat, donnent leurs avis dans des micro-entretiens sur des questions concernant le culturel, dans un dialogue initié par leur directeur. Cela fait partie d’une certaine culture du dialogue qui se porte bien à l’Université Saint-Joseph, si l’on pense à l’entretien « collectif », pour ainsi dire, réalisé, il y a quelques années, avec le traductologue Jean-René Ladmiral, publié en 2010 sous le titre Jean-René Ladmiral, le dernier des archéotraductosaures, interviewé par l'ETIB, Beyrouth, Ecole des traducteurs et d'Interprètes de Beyrouth, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Université Saint Joseph, Collection Sources-Cibles. Cette formule originale et très stimulante a continué par la rencontre avec Marianne Lederer, conduisant en 2012 à un volume tout aussi intéressant où la traductologue de la théorie du sens est, à son tour, interviewée par l'ETIB. Et être interviewé (e) par l’ETIB veut dire être, en égale mesure, à l’écoute des enseignants et des responsables, qu’à celle des étudiants. 1 Université « Ştefan cel Mare » de Suceava, mugurasc@gmail.com 15 En revenant à l’entretien avec Jad Hatem, il s’agit d’abord d’une réflexion profonde du philosophe et écrivain libanais sur la traduction en général, des pensées en mots, sur la traduction de la langue angélique dans la langue humaine. La pratique traduisante est pour Jad Hatem plutôt un « accident », lorsqu’il donne lui-même une version pour un ouvrage qu’il commente et interprète dans ses écrits mais elle peut être parfois une nécessité, lorsqu’il renvoie à tel ou tel passage cité d’une autre langue. Pour ce qui est de ses rapports avec ses traducteurs vers plusieurs langues et cultures, ils se situent pour la plupart sous le signe de l’échange et de l’amitié, malgré quelque désaccord ponctuel sur telle solution traductive qui ne nuit pas véritablement aux échanges entre auteur et traducteur. Le dialogue entre le professeur Henri Awaiss et la chercheuse doctorante Rawan Ghaly, porte sur la traduction des auteurs appartenant au mouvement surréaliste, né dans certaines conditions en Europe et leur traduction, qui vire à l’adaptation culturelle, dans le Pays des Cèdres. Dans cet entretien entre maître et disciple, on débat aussi du comportement culturel tel que l’entend Marianne Lederer, d’une (im)possible mondalisation du mouvement surréaliste ainsi que d’une traduction humaine et non automatique à laquelle les textes surréalistes se prêtent. L’entretien du maître avec Rita Rouselle Matta porte sur le texte à traduire, envisagé comme une constructtion, rigoureuse et bien définie et, par la suite, sur la place du culturel dans cette architecture mais également sur le rôle de la théorisation traductologique dans la pratique traduisante. Comme nous avons pu le constater à d’autres occasions, la place des métaphores est importante dans la réflexion traductologique d’Henri Awaiss, chose visible aussi dans la figure, proposée avec bonheur, du « petit et frais jardin », où la doctorante, entrant avec grâce dans le jeu des métaphores, croit trouver un espace de liberté, « celui de la traduction, du traducteur, du texte, du lecteur ». Certaines contributions de la section « Articles » restent dans la thématique du culturel, en l’abordant dans des perspectives différentes mais ne couvrent plus la « Destination Beyrouth », ce qui explique la place qui leur a été attribuée dans ce numéro structuré d’une façon plus particulière vu sa partie dialogique plus importante que d’habitude. C’est le cas, par exemple, d’Antoine Constantin Caille qui se penche dans son article sur deux limites culturelles à la traduction, notamment, l’intertextualité et l’idiomatisme, tandis que Sonia Vaupot s’intéresse à la résistance en traduction sur un corpus de Dany Laferrière, traduit en slovène. Le premier auteur prend pour objet d’étude un corpus hétéroclite, ce qui ne lui facilite pas la tâche, composé de textes littéraires, titres de film, paroles de chanson où l’intertextualité pose problèmes aux traducteurs et où souvent les idiomatismes lestés de culturel sont bien présents. Le chercheur américain se préoccupe surtout de la menace de perte qui pèse sur les « résonnances » et 16 « échos » intertextuels de certaines unités du texte original. En déployant un évantail d’exemples, qui passent par des textes essentiels ou d’autres incontournables par leur popularité, Caille étudie les techniques traductives qui préservent dans une certaine mesure l’intertextualité de l’original. La menace de perte ou d’atténuation du culturel se retrouve dans le cas des idiomatismes, ce qui montre que pour le culturel la traduction est une dure épreuve qui touche parfois aux confins du traduisble. Une problématique semblable préoccupe Sonia Vaupot qui analyse par quelles stratégies les noms propres et les expressions argotiques, qui foisonnent dans les textes de Dany Laferrière et montrent une certaine résistance à la traduction, passent dans la langue traduisante, en général, et dans la langue slovène, en particulier. A cela s’ajoute la « fragmentation culturelle » de l’identité d’’un écrivain d’origine haïtienne, vivant et publiant au Québec, qui, tout en proclamant son « américanité », écrit en français et est reconnu et primé dans le monde francophone. Des plages d’intraduisibilité parsemées dans son eoeuvre passent dans le texte traduit par report, surtout aux cas des noms propres, d’autres sont apprivoisées par des explicitations. En revanche, les expressions argotiques semblent opposer une plus grande résistance à leur passage dans la nouvelle langue et les solutions de la traductrice slovène vont vers le changement et l’attenuation du registre, car les unités argotiques seront rendues en registre populaire et, parfois, même en familier. L’article de la chercheuse libanaise May El Haddad porte sur un important chapitre de l’histoire de la traduction orale, notamment la manière dont les interprètes sont vus par les historiographes arabes du IXe au XVe siècle. Le mérite de cette recherche sur le passé de l’interprétation est d’autant plus grand que les études sur cette matière sont rares et les témoignages des historiens et des chroniqueurs à ce sujet sont avares et peu nombreux, sans doute parce que l’interpète est vu comme un simple agent de communication, en laissant de côté la difficulté d’une telle tâche d’assurer la « liaison entre commerçants, entre alliés ou souvent entre ennemis », tâche qui le plonge dans le cœur de la vie politique. En plus, malgré leur rôle pluriel d’intermédiaire, de porte-parole, de messager, sur ces traducteurs de la parole éphémère (Verba volant !) pèse le point ingrat de l’anonymat, partagé longtemps, comme on le sait bien, avec celui des traducteurs de textes. Même si la sortie de l’anonymat de tel ou tel interprète, dont le nom a été ignoré dès son vivant, n’est plus possible, mettre en lumière leur travail est une admirable entreprise. Elle nous rappelle, toute proportion gardée, celle d’Yves Chevrel et de Jean-Yves Masson et leur projet (entraînant des centaines de chercheurs) - Histoire des traductions en langue française - qui vise, entre autres, de réparer l’injustice faite pendant des siècles aux traducteurs : 17 Il est temps de mettre fin à cette méconnaissance. La présente entreprise vise à reconnaître aux traducteurs toute leur place, essentielle. Elle s’insère par là dans un courant de recherche contemporaine qui, en ce début de XXI siècle, vise à réhabiliter, dans la vie intellectuelle, les intermédiaires (Chevrel, Masson, 2012 : 14). Une exploration de l’histoire des traductions, cette fois-ci, en moyen français est faite, de façon agréablement surprenante, par le chercheur coréen Junhan Kim qui analyse avec acribie l’histoire textuelle du manuscrit bnf fr. 241 de La Légende dorée par Jean de Vignay. La comparaison et la confrontation des textes sources est une bonne occasion de revoir le rôle de l’étude philologique comme appui important dans l’histoire (textuelle) des traductions. C’est aussi l’occasion de comparer la démarche du chercheur à celle d’un détective qui trouve le détail révélateur, dissipant les confusions et permettant de mener à bout son enquête, dans notre cas textuelle et même, pourrait-on dire en pensant au fameux ouvrage de Genette, palimpsestuelle. Avec les deux dernières contributions de la section « Articles », nous revenons à l’époque contemporaine ; l’article de la chercheuse suissesse Mathilde Vischer Mourtzakis, nous fait plonger dans les théories actuelles concernant la traduction poétique, avec des références à la production française et italienne. La difficulté pour la chercheuse d’identifier les repères dans les tendances du présent vient de la double casquette que les théoriciens portent : « Très souvent, les théoriciens sont aussi des praticiens, et très souvent également, les praticiens sont aussi des poètes. Il est donc rare que le point de vue de ces réflexions soit clairement défini. ». La chercheuse de Genève réussit, malgré ces difficultés, à identifier trois grandes problématiques de la traduction poétique (in/traduisibilité de la poésie, statut du traducteur d’un texte poétique, la question du rythme dans ce type de traduction) qu’elle analyse, compare, commente, complète, en dévoilant la maîtrise d’une riche et récente bibliographie de ce domaine, encore délaissé par les traductologues purs et durs. Par l’article qui clôt cette section, autant riche que diverse, son auteur Ahmad Helaiss propose une vision didactique sur la formation des apprentistraducteurs, dans son pays, l’Arabie Saoudite. Le chercheur saoudien fait une pertinente analyse de quelques lacunes dans ce domaine en plein mouvement et se penche surtout sur les perspectives interculturelles d’une telle formation, en rappelant de la sorte la problématique difficile à épuiser de la complexité culturelle à l’épreuve de la traduction. La rubrique « Portrait de traducteurs », assurée par Raluca-Nicoleta Balațchi et Anişoara Daniela Motrescu met en lumière le traducteur contemporain, Nicolae Constantinescu qui bouscule les clichés d’invisibilité et 18 de discrétion, qui ont longtemps pesé sur le traducteur, par son site et par son blog. C’est un traducteur adapté aux nouvelles tendances de communication avec son public qui fait connaître, par l’intermédiaire de l’internet, son travail traductif et qui aime réflechir sur le traduire. L’équipe que forment la chercheuse chevronnée Raluca-Nicoleta Balațchi et la jeune diplômée du master de traductologie à double diplôme de l’Université de Suceava et de l’Université de Chisinau, Anişoara Daniela Motrescu est un bon et heureux exemple de ce qu’on pourrait appeler « recherche collaborative ». L’esquisse de portrait qu’elles réalisent est, par sa solidité, par sa part de théorie mais également par sa fraîcheur un modèle à suivre. Dans la rubrique « Fragmentarium - Irina Mavrodin » une autre jeune diplomée du master mentionné, Camelia Violeta Chirciu (Sava), rend en français un texte où la traductrice de Proust réfléchit sur le roman poétique que ce dernier a proposé, instutulé « La robe et la cathédrale », deux mots emblématiques choisis par l’écrivain pour parler du « faire » créateur et de sa matérialité, idée chère à Irina Mavrodin. Dans la rubrique « Relectures traductologiques », la soussignée se penche à nouveau sur l’ouvrage de Nicolas Froeliger concernat les noces de l’analogique et du numérique, tête de la série « Traductologique » des éditions Belles Lettres, au moment où paraît dans la même série l’ouvrege de Luther Sur la traduction, dans la version française de Catherine A. Boquet, nouvelle parution qui montre bien la carrière brillante de la serie. La dernière section réunit les chroniques pour deux très intéressants colloques et les comptes rendus sur cinq ouvrages de traductologie qui ont attiré l’attention des intéressés. Il s’agit , tout d’abord, d’une belle chronique faite par la chercheuse polonaise Barbara Brzezicka pour le colloque sur la traduction de philosophie de l’Université de Liège, chronique intitulée « Traduction et philosophie : des liaisons prodigieuses », où le syntagme à allure intertextuelle fait comprendre l’enthousiasme de la chroniqueuse vis-à-vis des débats auquels elle a participé. La chronique de la chercheuse italienne Mirella Piacentini concernant le Colloque International « Traduire les sens en littérature pour la jeunesse – Translating the Senses in Children’s Literature » est plus restreinte et résumative mais montre bien l’intérêt que le colloque organisé par le centre de recherche TRACT (Centre de recherche en traduction et communication transculturelle) de l’Université Paris III, Sorbonne Nouvelle a pu éveiller. Cela d’autant plus que le mot « sens » avait été choisi expressément pour son homonymie, censé renvoyer, tantôt aux cinq sens et tantôt à une signification, homonymie bien exploitée dans les communications présentées. Pour ce qui est des ouvrages recensés par Raluca-Nicoleta Balaţchi, Daniela Hăisan, Zamfira Lauric (Cernăuţan), Ionela-Gabriela Arganisciuc et Marinela Racolța (Popovici), ils sont parus l’un à Arras, un autre à Anvers, deux en 19 Roumanie, à Iasi et, respectivement, à Timisoara, et l’un à Rennes. Ils traitent des problématiques diverses comme la relation entre linguistique et traductologie, la génétique de la traduction, l’histoire des traductions et traducteurs roumains, la traductologie roumaine et les contes des Grimm à travers la traduction et l’adaptation ainsi que leur réception. Imaginé initialement comme un vol à destination de Beyrouth, ce numéro n’a tenu que partiellement sa promesse car, en dehors du « Dossier thématique » et fonction de la provenance des contributeurs, il a exploré d’autres chemins de la traduction et de la traductologie qui lient pays et continents, cultures et civilisations des plus diverses. Comme le dit si bien mon co-pilote et expert en vols /sur-vols culturels, le professeur Henri Awaiss, le chercheur en traductologie a pour devise « toujours voyager » et, comme on le savait déjà et comme on l’a redécouvert à nouveau, les chemins de la traduction sont innombrables, parfois tortueux, parfois enchevêtrés mais toujours grouillant de défis et de tentations. Références bibliographiques Chevrel, Yves, Masson Jean-Yves, « Avant-propos », Histoires des traductions en langue française sous la direction de Chevrel, Yves, D’hulst, Lieven, Lombez, Christine, Verdier, Paris, 2012. 20 II. DOSSIER THÉMATIQUE Avez-vous dit culturel ? (II) Destination Beyrouth 21 Avez-vous dit culturel ? Destination Beyrouth Henri AWAISS1 Le vol 27 était un vol de départ, le 28 devait être un vol de retour. Il n’en est rien. Ce numéro aussi est un nouveau départ. Cependant comme l’autre, le 27, il a le même intitulé : « Avez-vous dit culturel ? » et le même copilotage : vous n’allez plus rentrer ni Muguras CONSTANTINESCU, ni toi Henri AWAISS ? Mais si, bien sûr que si. Mais quand ? Par quels moyens de transport ? Comment vous reconnaître ? Auriez-vous des chapeaux ? Des lunettes ? Qu’il est difficile d’arriver sans trouver quelqu’un qui vous attend ! Imaginons à l’arrivée tout le monde est parti ! Plus de bagages, seulement la file de taxi c’est tout ! … Après tant de culturel, seriez-vous encore capables de rentrer, de retrouver le chemin de votre maison ? Le culturel n’est-il pas ? « … De port en port, de ville en ville … Je n’ai pas pu oublier » ma … culture. Deux doctorantes à l’USJ, Mme Rita ROUSSELLE MATTA et Mlle Rawan GHALY, répondront à nos questions. Quant à notre collègue May HOBEIKA EL HADDAD, elle traitera dans la partie article des « Interprètes vus par les historiographes arabes – du IXème au XVème siècle ». Monsieur le Professeur Jad HATEM qui se définit d’abord comme poète a regroupé les questions de ses collègues Jarjoura HARDANE et Henri AWAISS en trois : 1Qu’est-ce traduire ? 2- Avez-vous une pratique de la traduction ? 3- Quel fut votre rapport avec vos traducteurs ? Demain en changeant ma ligne : « Traduction-Culture », j’aurai sûrement la nostalgie de mon co-pilote ! Mais toujours voyager restera, en attendant le Grand Voyage, ma devise. 1 henri.awaiss@usj.edu.lb 23 ENTRETIEN AVEC JAD HATEM1 « QUE PENSE LA PHILO DU CULTUREL ET DE LA TRADUCTION ? » Henri AWAISS2 Jarjoura HARDANE3 Né à Beyrouth en 1952, Jad Hatem s’est détourné d’une carrière juridique à laquelle le destinait la tradition familiale, pour se consacrer à la philosophie, la littérature et la théologie. Il a enseigné ces trois disciplines dans plusieurs universités libanaises et étrangères. Actuellement, il est professeur à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, directeur du Centre d’études Michel Henry et rédacteur en chef de la revue, Iris, Annales de philosophie. Jad Hatem se définit, d’abord, comme poète. Pourtant, les recueils de poésie qu’il n’a pas cessé de faire paraître (le premier, Enigme et chant, en 1985 et le dernier, A la merci du soleil, en 2017) ne représentent qu’une petite partie de sa production. Très nombreux, en effet, sont ses commentaires philosophiques, littéraires et théologiques qui, en dépit de la variété de leurs sujets, sont, pour la plupart, des études comparatives et gravitent, autour de deux questions quasi antinomiques pour tout esprit s’interrogeant sur l’ordre du monde, celles de la beauté et du mal. Grâce à sa connaissance approfondie des œuvres de l’idéalisme allemand (avec une prédilection certaine pour celle de Schelling), des livres de la Bible (essentiellement, la Genèse, Job, Qohelet et les Evangiles), de la mystique de l’amour pur, des romans du XIXème siècle français (dont, bien sûr, ceux de Balzac) et, ces dernières années, de la culture catalane, il a pu développer, une pensée d’une grande originalité. L’attestent sa théorie de la femme nodale, sa théologie de l’œuvre d’art, son livre de métaphysique pure Qui est la vérité ? et son système du mal qui s’est progressivement déployé depuis L’Echarde du mal dans la chair de Dieu (1987) jusqu’à Marx, Matrix et le Messie (2017). 1- Qu’est-ce que traduire ? Si malaisé qu’il paraisse et si impossible qu’il soit, l’acte de traduire est l’un des plus communs, car parler c’est traduire, ce que nous faisons maintenant, ce qui inlassablement advient dans le déroulement multiforme de la vie quotidienne. Hamann fournit l’explication de cette formule qui sonne comme un paradoxe : parler, dit-il c’est traduire d’une langue angélique en une langue humaine. Que nul ne s’en effraye : par langue angélique on n’entend pas ici quelque logos surnaturel requérant une herméneutique spéciale, voire l’esprit Jad.hatem@usj.edu.lb henri.awaiss@usj.edu.lb 3 Jarjoura.hardane@usj.edu.lb 1 2 24 de prophétie. La langue angélique énonce la pensée, non pas obligatoirement celle de haute volée, mais toute idée et image qui traversent l’esprit soit qu’il les produise, soit qu’elles s’imposent à lui. Traduire alors, selon Hamann, c’est transposer des pensées en mots. Mais pas seulement les pensées et les affects car toute nomination est une traduction. L’homme traduit dès avant Babel puisqu’il lui a fallu former les noms par lesquels il appela les bêtes. Distingue alors la parole divine de l’humaine qu’elle a le pouvoir de créer le réel lors même qu’elle traduit (tout de même qu’elle peut traduire sans avoir à créer). C’est de ce pouvoir que l’homme se rapproche lorsqu’il use de locutions performatives. Mais comment se fait-il que ce qu’il y a de plus commun soit également impossible ? Ne suffit-il pas que ce soit malaisé ? Cela tient au fait que la transposition d’une langue angélique se fait d’un registre à un tout autre, alors que celle d’une langue humaine à une autre opère dans le même. Certes, entre l’affect et les mots qui cherchent à l’exprimer le gouffre qui bée ne peut être franchi d’un seul et même mouvement : le cheminement ici est équivoque car le mot emprunte nécessairement la voie de l’analogie pour énoncer dans l’extériorité la vérité immanente. Mais en va-t-il de même pour la pensée ? N’est-elle pas déjà langage et intelligibilité ? Peut-être pour certaines de ses formes, mais pas toutes lorsqu’on se rappelle que Descartes, dans la Deuxième Méditation, y plaçait entre autres le vouloir et le sentir dont il est manifeste qu’aucun ne relève directement de l’intellect ou du langage (ou de la connivence des deux). Ceci étant, traduire d’une langue angélique, ce n’est guère traduire du silence, et pour cela « vivre, comme le réclamait Joë Bousquet, au-delà de son propre silence, entendre et retenir toutes les voix qui se taisent en nous », car angélique est la langue qui est de part en part traversée par les révélations de l’âme. Or de mes écrits, qui s’efforcent de traduire les paroles faibles ou puissantes de la langue angélique, les poèmes dont je suis coupable sont ceux qui se sont délibérément et consciencieusement mis à l’écoute de ces révélations. 2- Avez-vous une pratique de la traduction ? Bien que ma situation de francophone dans un pays dont l’arabe est la langue officielle m’eût invité à servir de médiation entre deux cultures, ce n’est pas la voie que j’ai suivie, sinon par accident. Le jugement de Goethe stipulant que « chaque traducteur est un prophète pour son peuple », ne s’applique pas à moi. Je ne me suis pas prêté à l’exercice qu’au bénéfice de mes recherches. Que ce soit pour commenter un texte philosophique ou mystique, des œuvres littéraires, essentiellement poétiques, j’ai eu besoin de citer parfois longuement le texte rédigé en le rendant en français. C’est ainsi que de divers ouvrages de Schelling, le philosophe allemand sur lequel j’ai le plus travaillé, j’ai translaté de nombreuses pages. Je l’ai également fait pour des penseurs d’importance 25 moindre, comme Baader non sans demander à un ami germaniste de contrôler le résultat. En complément de mes explorations du Traité sur la liberté de Schelling, j’ai fourni une traduction, à partir de l’anglais, cette fois-ci, des marginalia de Coleridge au-dit traité. L’interprétation de la pièce d’Iram aux colonnes de Gibran m’a conduit à proposer au lecteur une version à laquelle mes explications renvoyaient continuellement. De surcroît, pour les besoins de mes travaux, je traduisis des textes que j’ai eu besoin de citer. Il m’est arrivé de me faire aider pour les langues de départ que je ne maîtrisais pas comme le catalan, le roumain et l’espagnol. Je faisais vérifier les traductions disponibles sur le marché faites à partir de langues dont je n’avais pas connaissance, comme le hongrois, le slovène et le russe. Dans toutes ces tentatives, je n’eus le projet de réaliser une œuvre littéraire. Loin de moi était toute velléité de régénérer une œuvre ni même de lui fournir un nouveau public. Pour cela que mes tentatives n’appartinrent pas à cette catégorie de traductions que Novalis qualifie de « transformantes », elles se piquaient de rester dociles à l’original. Pour les besoins de la cause, je me suis tenu à la littéralité chaque fois qu’il était nécessaire, pour le sens, d’être au plus près de la langue d’origine et ceci dans le respect du génie de la langue française. D’une part, l’élégance ne fut jamais mon souci premier et, d’autre part, j’ai fui les barbarismes. La fidélité fut mon étoile, mais aux desseins de l’appropriation et en vue de l’explication. Je me suis volontiers soumis à la motion violente de la langue étrangère, comme le réclame Pannwitz, mais seulement tant que l’exigeait la sémantique. Une métaphore doit être reproduite telle quelle pour pouvoir être analysée. Son étrangeté ne saurait y faire obstacle quand bien même dans la langue d’origine elle paraîtrait naturelle, allant de soi. En effet, l’aura de l’image originelle est à préserver et même à considérer, ce que ne se pourrait si on adaptait, si on cherchait l’équivalent avec ou sans bonheur. Quant au jeu des sonorités du texte original, je n’en tenais nul compte pour peu qu’il fût fait pour plaire à l’oreille. Que si, au contraire, il y faisait appel pour amener le sens, comme par la convergence de mots qui riment ensemble, j’en notais l’effet dans le commentaire, ce qui me dispensais de chercher faire rimer artificiellement les mêmes vers dans la version française. Il y a dans la théorie traductologique de Schleirmacher une alternative qui se trouve ici dépassée. Ou le traducteur porte le lecteur vers l’écrivain ou, inversement, dit-il, c’est l’écrivain qu’il meut vers lui. Dans le premier cas, le lecteur est invité à s’adapter aux idiotismes du texte, que ce soit au niveau de la langue que de la mentalité ; dans le second cas, le texte est entièrement naturalisé dans la langue d’accueil en sorte qu’il ne heurte pas la sensibilité du lecteur en quoi que ce soit. Cette alternative est dépassée dans ma pratique lorsque, d’un côté, je suspends tout le jeu de la sonorité et, de l’autre, je prie le lecteur de ne porter son attention qu’au sens véhiculé par la métaphore dans son état natif. 26 Ceci dit, je suis plus souple quand il s’agit de lire un auteur pour le plaisir de la langue. C’est ainsi que pour Le Paradis perdu de Milton, j’ai adopté la traduction de Chateaubriand tout en la vérifiant sur la traduction de Messiaen et la consultation de l’anglais. 3- Quel fut votre rapport avec vos traducteurs ? Il y en a un que je n’ai jamais rencontré et avec lequel aucun contact ne fut établi (car ce fut avant l’ère d’internet), celui de mon livre sur Kazantzaki dont l’histoire, à cet égard, est singulière car il parut en grec à Athènes en 1984, l’original français seulement trois ans plus tard. Pour mes livres mis en roumain, je le dois à une intellectuelle avec qui j’avais noué, à l’occasion d’un colloque à Bucarest, des relations cordiales qui se sont affermies lors de son séjour à Beyrouth où elle cherchait des textes du père André Scrima afin de les faire traduire dans sa langue. Elle fit paraître la traduction de mes deux livres sur l’Amour pur hyperbolique en mystique musulmane et sur Satan monothéiste absolu selon Goethe et Hallâj dans la collection de spiritualité et de mystique qu’elle dirigeait chez le prestigieux éditeur Humanitas. Ma confiance en elle était totale (car elle possédait à merveille la langue de Molière) et je n’ai pas eu à donner mon avis. Trois différents traducteurs ont eu à s’occuper de mes ouvrages qui ont eu la chance de passer au catalan. J’en ai rencontré les deux premiers à l’occasion de la remise du prix Serra d’or des études catalanistes, les livres étant parus et l’un d’eux primé. J’ai donné un coup de main pour mon troisième car il comportait des allusions qu’il convenait d’élucider. Chose étonnante, trois de ces livres sont davantage agrémentés de notes que les versions originales. Les traducteurs qui étaient des savants ont fait l’effort de préciser les références aux éditions catalanes et de restituer nombre de textes dans leur langue d’origine. Mon essai primé sur la poésie catalane m’a valu une invitation au colloque Vinyoli qui a eu lieu en 2014. C’est là que j’ai fait la connaissance, autour d’un repas, du dernier en date de mes traducteurs en langue catalane, une dame qui enseigne cet idiome qui m’est cher. Deux de mes essais ont déjà été traduits par elle et un troisième est sur la voie. Ici, j’ai dû mettre la main à la pâte : elle me soumettait un chapitre après l’autre assortis d’une batterie de questions. Son acribie était telle qu’elle dénichait des erreurs dans mes références. Elle me pria même de modifier une page qu’elle jugeait erronée par la faute d’un contresens commis par le traducteur du roman sur lequel j’avais travaillé. Nous avons connu sur ce point un désaccord et j’ai tenu à maintenir ma version des choses. J’ai ensuite collaboré à sa traduction d’un recueil de Vinyoli auquel j’ai consacré une longue étude. Merveille quand la traduction devient une histoire d’échanges et d’amitié ! 27 Entretien Henri AWAISS1avec Rawan GHALI2 1- Votre thèse traite de la traduction de la poésie surréaliste. Ce domaine semble être fermé face au culturel. Mais quel culturel ? Mondial ? Local ? Adressé à un lecteur spécifique ? Comment avez-vous réagi face à ces questions ? Surréalisme Arabe : Traduction ou Adaptation Culturelle Le surréalisme en lui-même, est une révolution dans le monde littéraire. Né à la fin de la première guerre mondiale, ce courant a frayé son chemin en Europe pour refléter l’état d’âme du peuple après de longues années d’endurance au sein d’une atroce guerre, leur refus de la réalité dans laquelle ils vivent, et même le refus de toute langue, de tout art et de toute peinture qui pouvaient exister durant ces années imprégnées de misère. Les pères fondateurs de ce courant se sont révolutionnés face aux contraintes qui rendent l’homme esclave de sa misère, de son entourage et de son environnement. Ils ont fondé leur courant sur le refus du réel et la nécessité de laisser leur inconscient s’exprimer. C’est dans cette mesure que les surréalistes, et surtout les surréalistes français, ont refusé les normes classiques de toute écriture et de tout art et se sont proposés de se soumettre à un nouvel art qui ne connait aucune frontière et qui aborde des sujets considérés un tabou. Ils ont donné une grande importance aux sentiments enfouis dans le cœur et dans l’inconscient de l’homme, et ont tenté d’acquérir la félicité à travers le refus des liens familiaux, moraux, et religieux. La naissance de ce courant en effet, a été considérée comme la naissance d’un monde propre aux peuples d’Europe qui ont souffert de la guerre, qui sont influencés par le négativisme de cette dernière, d’où la saillie de peintures bizarres où le portrait d’un homme par exemple peut être sans nez, ou bien ce nez est déplacé ou même des écritures un peu floues telles que « la terre est bleue comme une orange3 » ou « la courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur4 ». Le surréalisme en effet est une production destinée à un lecteur bien défini, à un lecteur qui partage cette misère, cette tragédie, cette mémoire collective commune. Il est vrai que la naissance du surréalisme arabe est une influence claire et absolue du surréalisme français. Avec la traduction des dernières œuvres modernes et occidentales et plus spécifiquement le courant surréaliste, les henri.awaiss@usj.edu.lb rawanghaly91@gmail.com 3ELUARD, Paul, Capitale de la Douleur, suivi de l’amour la poésie, Poésie/Gallimard, Edition 1966, Page 153 4ELUARD, Paul, Capitale de la Douleur, suivi de l’amour la poésie, Poésie/Gallimard, Edition 1966, Page 139 1 2 28 poètes arabes ont connu la prose, la base de tout poème surréaliste et ont essayé assidûment de l’intégrer au sein d’une culture arabe qui ne connaît même pas les fondements de ce courant, qui ne partage pas les mêmes misères, qui ne peut pas en effet comprendre les vraies sources de tous ce refus, et qui ne peut point accepter des sujets tabous. Les changements directs et indirects de la littérature arabe sont systématiquement la conséquence de l’acte de traduction effectué par ces poètes arabes, ou leur envie de fonder un nouveau courant littéraire pouvant délaisser le classicisme et la monotonie des poèmes arabes. Quelle que soit leur motivation, le culturel ici tombe dans le dilemme de la mondialisation. Influencés par une culture qui n’est pas la leur, les poètes surréalistes arabes ont clairement délaissé le fonds et la forme de la poésie arabe pour intégrer le surréalisme dans un monde qui ne connaît même pas les circonstances de sa naissance. En intégrant dans leurs écritures les sujets de révolution, d’acte d’amour, et le refus des liens familiaux, moraux et religieux, les poèmes surréalistes arabes ont changé le parcours du poème et ont incité une révolution culturelle. La grammaire, la syntaxe, la structure et la forme ont changé dans la littérature arabe, le poème désormais connaît une forme à laquelle les lecteurs arabes n’étaient point habitués. En conséquence, cette expansion du surréalisme français dans un monde arabe reflète l’absence de frontières entre la culture française et la culture arabe, d’où la transformation du culturel adressé à un peuple spécifique à un culturel mondial. 2- Selon LEDERER, le culturel est le synonyme de comportement. Estce que le comportement d’après vous, d’un poète surréaliste occidental est le même que celui arabe ? Peut-on alors parler d’une mondialisation surréaliste ? Le poète esclave du comportement Il est incontestable que la culture diffère d’un pays à un autre même d’une région à une autre dans un même pays. Le comportement de l’homme également dépend de l’environnement, de l’entourage, du moment dans lequel il écrit ou dessine et du milieu dans lequel il se trouve… Le culturel en effet est le synonyme du comportement voire même la réaction de l’homme envers des circonstances bien définies. Les poètes arabes, influencés par le mouvement surréaliste, et les comportements des poètes surréalistes français, ne se sont point attardés à intégrer les nouvelles idées, sujets et formes de poèmes dans la littérature arabe. Il est éventuellement clair que l’expansion du surréalisme dans les pays arabes a engendré un comportement surréaliste identique à celui vécu par les poètes et écrivains français, d’où l’expansion d’un culturel français dans les pays arabes. Le refus, la révolution, briser les liens familiaux, moraux et religieux sont des comportements relatifs aux surréalistes français, et ne sont jamais connus par le monde arabe. En général, même si les poètes arabes voulaient lancer un nouveau courant, ils pouvaient s’inspirer du surréalisme, écrire d’une manière adaptée au culturel arabe, et avoir un comportement 29 acceptable dans le milieu où ils vivent. Par conséquent les poèmes surréalistes arabes et surtout ceux d’Ounsi Al-Hage, et Youssef Al-Khal, montrent un comportement exotique dans leurs écrits. La famille, la religion, et la morale sont sacrées dans le monde arabe, or les poèmes surréalistes arabes montrent un comportement inacceptable envers la religion, et la famille. Ounsi Al-Hage, par exemple dans son recueil « Lan », a attaqué la religion d’une façon très bizarre, inacceptable et négativiste dans un monde qui valorise les enseignements des religions. Il tente à falsifier le verset « Gloire à Dieu dans les lieux très hauts, et paix sur la terre parmi les hommes qu’il agrée » en disant dans son poème « Paix sur le tombeau parmi la misère qu’il agrée ». Ce comportement inexplicable dans les pays arabes est une simple imitation du refus des liens religieux par Jacques Prévert qui dit dans un même comportement « Au nom du Père et du Fils, au nom du perroquet déjà nommé Saint-Esprit ». Ce refus et ce dégoût de la religion sont des comportements nés avec le refus de la réalité vécue par le peuple européen et spécialement les Français à la fin de la première guerre mondiale, les arabes ne doivent sûrement pas se comporter de la même manière, vu qu’ils ne partagent point avec les français les conséquences de la guerre. Le culturel en effet est un synonyme du comportement voire même son miroir. 3- Vous avez délimité les propriétés du poète et du traducteur. Selon tes recherches, un traducteur du surréaliste devrait avant tout être surréaliste ou « une machine à traduire » ? Poètes surréalistes ou Traducteurs La traduction d’un texte, et spécifiquement d’un texte littéraire a toujours besoin d’une empreinte humaine. Il est vrai que les écritures surréalistes sont considérées comme des écritures automatiques, et que selon plusieurs lecteurs, ces dernières n’ont vraiment pas de sens vu l’absence de cohérence et de lien, mais leur traduction nécessite l’intervention humaine pour accomplir correctement l’acte de traduction et pouvoir transférer le message. Un traducteur ne peut jamais être « une simple machine de traduction » d’un texte surréaliste, puisque dans ce cas-là il pourrait traduire ce même texte dans plusieurs langues qu’il ne maîtrise pas à travers la traduction assistée par ordinateur. Un poème surréaliste est plein de sentiments de refus, de révolution, il est en d’autres termes le messager de l’inconscient de l’homme, et sa traduction nécessite tout à fait une intervention humaine. En effet, un traducteur a des propriétés bien différentes qu’un poète, et cela s’avère clair dans mon mémoire, mais le traducteur à force de lire un poème ne s’attarde pas à s’imprégner du monde, de la syntaxe, et des champs lexicaux de ce dernier. Un traducteur peut être influencé par un poème ou par le courant auquel appartient celui-ci, et finit par devenir lui-même traducteur/poète. Ounsi AlHage et Youssef Al-Khal par exemple, avant de commencer l’écriture de leurs propres poèmes, ont traduit quelques poèmes surréalistes français, puis au fur 30 et à mesure, influencés par ces poèmes, commencent à écrire des poèmes surréalistes arabes. Devenus poètes d’une fameuse réputation, ils ont été imprégnés par le surréalisme et par la suite, ils ont été surréalistes sans qu’ils ne le sachent. Il est à vrai dire important d’insister que la traduction a frayé le chemin à la naissance d’un nouveau courant littéraire arabe. Le traducteur en ce temps-là ne peut point être considéré comme une machine à traduire mais une personne capable de comprendre et de reproduire voire même fonder un nouveau courant littéraire. 31 Entretien Henri AWAISS1 avec Rita ROUSSELLE MATTA2 1- Vous êtes en fin de votre parcours doctoral ; vous êtes préoccupée par la traduction en tant que grand édifice, clair, net et précis, architecturalement édifié, en face duquel se trouve un petit jardin, frais, agréable, où il fait bon de vivre ; à votre avis, le culturel se situe où dans les deux lieux ? Il est vrai que la traduction, ou plutôt la traductologie, cette science où l’on veut confiner l’acte de traduire, est semblable à un édifice, plus précisément des édifices. Le culturel y est analysé, disséqué, reproduit minutieusement selon les différents édifices. Nombreux sont ceux qui ont défendu l’approche culturelle à la traduction et ont, en cela, réalisé une avancée qualitative dans la traductologie. Mais ces constructions se sont saisies de l’acte de traduire voulant se l’approprier, en oubliant que l’acte de traduire était liberté et que personne ne pouvait le retenir dans un édifice, que l’édifice finirait par vieillir, par se fissurer. Alors face à ces édifices, ces palais, ces châteaux, ces monuments, se trouve un petit jardin, celui de la traduction, du traducteur, du texte, du lecteur. On y vient parce qu’on s’y sent bien ; on ressent comme un air de liberté, dans le respect d’autrui, de sa personne, de son identité, de sa culture. Dans le jardin, on sent que le temps s’est arrêté, pour un moment, le temps de siroter un thé, un café, un jus de grenadine, de rencontrer la famille, les amis, de caresser le chat qui s’est approprié les lieux, de rêver, en regardant le soleil se coucher. La sensation que donne le jardin est inégalée : une de chaleur, de bien-être, de sérénité ; on y trouve une sensation de joie au son des oiseaux, des grenouilles, des insectes qui y vivent. Tout cela contribue à « produire » le même sentiment que chez soi, comme si on y était. Le jardin rend le visiteur à l’aise, comme s’il était chez lui parce qu’il respecte son espace et son atmosphère. Il lui reproduit cette même atmosphère sans qu’il se sente dépaysé ni, toutefois, tout à fait chez lui. Le jardin amène le lecteur vers ce nouvel espace, ce nouveau monde qu’il découvre, sur un banc, derrière une pierre, au bord d’une fontaine. Le lecteur y trouvera son compte grâce à ses sens qui seront en éveil : l’odorat l’emportera vers des souvenirs de chez lui ou lui créera de nouveaux, des odeurs de thym, de jasmin … Le goût lui permettra de développer de nouvelles sensations ou d’établir un parallèle avec ce qu’il connait chez lui : de la menthe, du romarin … Une belle balade qu’est celle du jardin, une balade culturelle et enrichissante qui n’a pas fini de nous étonner, de nous surprendre… 1 2 henri.awaiss@usj.edu.lb rita.roussellematta@net.usj.edu.lb 33 2- Est-ce que le travail sur les approches, les théories, bref sur la traductologie et non le travail sur le tas, sur-le-champ, coupe l’appétit, dérange l’opération traduisante ? Comment vivez-vous l’opération traduisante : par le retour à la théorie, un retour au culturel, ou est-ce que vous vivez l’opération, point final ? J’ai été formée à l’Ecole de Traducteurs de Beyrouth entre les années 1988 et 1993 ; les trois premières années ont été des années de licence puis deux années de « maîtrise » en traduction. Au cours des trois premières années, on avait des cours « d’actualité », d’économie, de droit, de langue et de traduction. Les deux années de maitrise étaient plus axées sur la traduction sans cours « pluridisciplinaires ». La « théorie », à savoir la traductologie, n’avait pas vraiment sa place ; du moins on n’était pas appelés à réfléchir sur notre traduction et à se rendre compte qu’on y réfléchissait ; pas de cours de traductologie et pas de réflexion métacognitive. Est-ce que cela a affecté ma formation ? Franchement, je ne le sais pas ; mais je sais que les lectures que j’ai faites par rapport à la traductologie depuis n’ont pas vraiment changé ma façon d’aborder un texte : on vient à un texte « les mains vides »3, c’est-à-dire sans a priori, sans théorie prête à être appliquée au texte, coûte que coûte. On laisse parler le texte pour qu’il nous raconte son histoire, pour qu’il nous révèle ses secrets, la raison pour laquelle il a été écrit. En tant que lecteur, le traducteur reste neutre, après avoir bien distingué entre ce que l’auteur dit et ce qu’il considère sien, et entre ce que le traducteur pense mais qu’il doit dire. Ce n’est pas la même chose : l’auteur pense, dit et écrit ses pensées. Le traducteur lit, dit ce qu’il a compris, écrit ce qu’il a compris dans une autre langue ; il garde ses pensées pour lui car il a compris ce que l’auteur cherche à dire même s’il ne partage pas les pensées ou l’avis de celui qu’il cherche à traduire. En traduisant, il se détache du texte qu’il traduit, au fur et à mesure que la traduction progresse. Il arrive à la fin de la traduction, regarde son texte et dit : c’est bien traduit - comme si quelqu’un d’autre l’avait écrit/traduit, tout comme l’auteur qui écrit les mots et, une fois écrits, ils ne sont plus à lui, ils sont au lecteur, pour lire et rêver. 3- Il est dit dans ta fiche de thésarde, que tu es de père français et de mère libanaise, donc de deux cultures, tout en sachant que tu enseignes l’anglais. Comment, en tant que traductrice, tu as vécu cette navigation ? Comment est-ce que tu navigues entre les trois langues, les trois cultures ? ABOU Fadel, Gina, « Venir au texte les mains vides », dans « Du pareil au même: l’auteur face à son traducteur », collection sources cibles, sous la direction de Henri Awaiss et Jarjoura Hardane, Université Saint Joseph, Faculté des lettres et des sciences humaines, Ecole de traducteurs d’interprètes de Beyrouth, Beyrouth, Liban, 2002, pages 45 à 51. 3 34 L’histoire commence, en fait, lorsque mon père, Pierre Rousselle, originaire de Lille, du Nord de la France, vient au Liban pour travailler et trouver du soleil. Il y rencontre ma mère, Georgette Ghorayeb, originaire de Damour. Ils fondent, contre vents et marées, une famille. Mon père n’a jamais appris l’arabe ; il sait lire les chiffres en arabe mais ne sait ni lire ni écrire ; il comprend quelques mots d’arabe dialectal. Ce qui veut dire qu’à la maison, on a toujours parlé le français. La situation se complique lorsqu’on sait que j’ai été élevée par ma grand-mère libanaise qui elle ne parlait, pour ainsi dire, pas le français. Je ne vous cache pas que j’hésite longtemps lorsqu’on me demande ma langue « maternelle », surtout que j’ai été dans une école française, donc la première langue était le français. Pour compliquer encore plus la situation, j’ai passé mon adolescence à regarder des films et des séries en anglais ; je dévorais tous les livres en anglais que je pouvais trouver ; ce qui fait que j’ai développé des compétences à l’oral et à l’écrit en anglais, par le cinéma, la littérature et la musique. En tant que traductrice, je devrais traduire vers l’arabe, qui serait, a priori ma langue A ; malheureusement, ce n’est pas le cas. Au début de la quatrième année de traduction à l’Ecole de traducteurs à Beyrouth, j’ai fait la connaissance d’un Père Jésuite, le Père John Donohue, qui m’a formée et m’a guidée parce qu’il a senti chez moi un « plus » dans la traduction vers l’anglais. Depuis, je traduis essentiellement vers l’anglais ; je sens que c’est la langue où je suis le plus à l’aise- peut-être parce que je parle l’anglais couramment et je l’enseigne depuis plusieurs années. Pourtant, pour écrire ma thèse, je ne vous cache pas que je suis fort contente de le faire en arabe, tout comme je suis contente de répondre à vos questions en français. 35 II. ARTICLES 36 DEUX LIMITES CULTURELLES À LA TRADUCTION : L’INTERTEXTUALITÉ ET L’IDIOMATISME Antoine Constantin CAILLE1 Abstract: What are the limits of translatability? They are embedded in culture, stemming from intertextuality and idiomaticity. In the first part of the article, through various examples, I discuss the problem of translating texts that develop intertextual semiotic strategies: how intertextuality can be preserved in spite of idiomaticity, or compensated if lost, and whether it is intertextuality or a specific intertext that is lost in translation. In a second part, I delve further into the problem of translating texts based on idiomaticity: how meaning can be preserved in spite of idiomaticity, how the loss can be compensated, and why in certain cases all we can do is to appreciate the untranslatability of such texts. Keywords: Translation Studies, Cultural Studies, Idiomaticity, Intertextuality, Semiology. Introduction Quelles sont les limites de la traduction ? Il y a celles de telle traduction, celles de tel traducteur, celles de l’état du savoir sur une langue, mais il y a des limites plus essentielles à la traduction elle-même : des références culturelles qui se perdent quand on passe d’une langue à une autre ; des particularités linguistiques sur lesquelles reposent certains textes qui passent à la trappe quand on traduit. Que peuvent les efforts et l’ingéniosité du traducteur face à la menace de perdre quelque chose d’essentiel à la compréhension, voire à l’existence-même du texte original ? Cette menace est presque toujours présente pour le traducteur, et d’autant plus quand il s’agit de textes littéraires ou artistiques (titres de film, paroles de chanson, etc.), où les références culturelles plus ou moins évidentes sont nombreuses, et où un texte peut s’élaborer à partir des propriétés graphiques ou phonétiques de certains mots. A partir d’exemples précis, nous examinerons comment diverses stratégies sémiotiques s’élaborent en tenant compte de paramètres textuels et contextuels. Nous apprécierons comment certaines de ces stratégies parviennent à préserver l’intertextualité ou à en compenser la perte, et marquerons la différence entre la sauvegarde de l’intertextualité et celle d’un intertexte spécifique. En un deuxième temps, nous nous concentrerons sur les difficultés posées à la traduction par l’idiomatisme, en examinant trois types d’exemples, ceux où le sens peut être relativement préservé malgré (la perte de) l’idiomatisme, ceux où l’idiomatisme est si important pour la structuration du texte qu’un dilemme 1 College of William & Mary, antoineconstantincaille@gmail.com. 38 émerge entre une traduction privilégiant le sens des termes et une autre retrouvant le sens du travail d’écriture grâce à prise de distance par rapport au sémantisme, enfin ceux où l’idiomatisme annihile pour des raisons plus ou moins objectives l’approche traductrice. 1. L’intertextualité en principe Qu’en est-il de la traduction d’un texte qui repose sur de l’intertextualité ? Et qu’en est-il si cette intertextualité repose elle-même sur un idiomatisme ? Peut-on la préserver – par quelles techniques et stratégies ? Ou peut-on compenser la perte de l’intertextualité par autre chose ? Si on parvient à la sauver, est-ce l’intertexte original que l’on sauve ou une intertextualité reposant sur des références culturelles plus ou moins équivalentes ? 1.1. Woolf : Préserver l’intertextualité malgré l’idiomatisme Avant d’être elle-même victime d’un jeu de mots intraduisible dans le titre d’une célèbre pièce adaptée au cinéma, Virginia Woolf avait exprimé sa sensibilité quant au problème de l’intraduisibilité. Comme le note Joanna Kavenna dans son article “The Untranslatables” : With literary language, everything becomes still more complicated. If someone sighs “où sont les neiges d'antan?”, we can translate it as “where are the snows of yesteryear?”, but something of the original is lost. Echoes inherent to language are the lifeblood of literature and are difficult to recreate in translation. So, as Virginia Woolf pointed out, the English word “multitudinous”, for those who like to use it, always has a touch of Shakespeare's “multitudinous seas incarnadine” about it. A translation of the word would lose the Shakespearean resonance.2 Cette relation d’écho entre les œuvres est une partie de ce que Bakhtine et Kristeva appellent le dialogisme ou encore l’intertextualité ; la particularité de l’intertextualité dont il est ici question est de reposer sur le signifiant au moins autant que sur le signifié, et c’est cela qui rend la traduction délicate, voire impossible. Revenons au titre auquel nous faisions allusion, Who’s afraid of Virginia Woolf? qui à lui seul enroule divers fils du problème de l’intraduisibilité due à des raisons culturelles. Nous pouvons faire les remarques suivantes : 2 « Quand il en va du langage littéraire, tout devient encore plus compliqué. Si quelqu’un soupire “où sont les neiges d’antan?”, on peut le traduire par “where are the snows of yesteryear?”, mais quelque chose de l’original est perdu. Des échos inhérents à la langue sont les forces vives de la littérature et sont difficiles à recréer en traduction. Alors, comme Virginia Woolf le faisait remarquer, le mot anglais “multitudinous”, pour ceux qui l’utilisent, a toujours une touche de l’expression shakespearienne “multitudinous seas incarnadine”. Une traduction du mot perdrait la résonance shakespearienne. » (Nous traduisons.) 39 - Le titre renvoie à une œuvre musicale au sein d’une œuvre cinématographique, Three Little Pigs (Les trois petits cochons), et cette œuvre musicale, dans sa version française, est bien connue du public francophone ; - Il renvoie en sus au patrimoine culturel des contes pourvus de loup, et ce patrimoine est translinguistique ; - Il joue sur l’homophonie entre le nom de la célèbre romancière et le nom du redoutable animal en langue anglaise, et cette homophonie est perceptible par une large majorité des non-anglophones-natifs jouissant de quelques rudiments d’anglais ; - Il reprend à la chanson la symétrie sonore et visuelle que permet la similarité du pronom interrogatif initiant la phrase avec le nom qui la clôture. Une telle similarité ne s’offre pas en français. - Le nom propre Virginia Woolf n’a pas à être traduit en français, premièrement parce qu’il y est identique, deuxièmement parce qu’il est (ou était) suffisamment connu pour avoir un sens équivalent auprès des publiques anglophones et francophones. Forts de ces constatations, nous pouvons essayer d’affronter quelques questions : Ce titre est-il traduisible ? La traduction perd-elle inévitablement quelque chose ? Et si oui, quoi ? Y a-t-il un choix de traduction à opérer ? Et si oui, peut-on lui donner une solide justification ? Traduisible, il nous paraît en effet l’être, mais pour une raison relativement complexe et paradoxale. La traduction (tout au moins en français) perd deux qualités du texte original : l’homophonie et la symétrie. On pourrait considérer l’hypothèse de traductions qui garderaient soit l’une (Qui a peur de Paul-Loup Sulitzer ?), soit l’autre (Y a-t-il quelqu’un qui a peur de Woolf Virginia ?), soit les deux (Où a-t-on peur de Paul-Loup ?). La volonté de maintenir deux qualités du texte pourrait ainsi justifier d’importantes modifications sémantiques, et aurait comme implication de tenir ces éléments sémantiques pour moins importants que ces qualités du texte. C’en devient donc une question d’appréciation : qu’importe-t-il le plus de sauvegarder ? L’éloignement par rapport au sens et aux références culturelles de l’énoncé original (la phrase dans la chanson des Trois petits cochons et la romancière) nous paraît rendre les options évoquées indésirables, d’autant que, comme nous l’avons mentionné, l’homophonie fonctionne pour un non-anglophone-natif, malgré l’absence d’une telle homophonie dans sa propre langue, si l’on s’en tient à la traduction la plus simple et couramment adoptée : Qui a peur de Virginia Woolf ? C’est bien cette traduction qui nous paraît le mieux traduire l’original parce qu’on peut supposer chez le lecteur suffisamment de connaissance en anglais pour comprendre le jeu de mots, et parce que la substitution du nom propre par un autre fait subir à l’énoncé d’origine une modification qui ne se justifierait pas sur le plan culturel – Paul-Loup Sulitzer n’est pas un équivalent de Virginia 40 Woolf dans la culture francophone, et Virginia Woolf y occupe une place suffisamment importante pour qu’on juge pertinent de garder son nom. La raison qui permet de juger cette traduction comme étant la plus appropriée repose donc premièrement sur l’absence de nécessité de modifier une partie du texte original, et deuxièmement sur la présupposée aptitude du récepteur-cible à comprendre l’intertextualité grâce à une connaissance suffisante de la languesource, lui permettant de réactiver le souvenir d’une chanson qu’il a probablement connue en version traduite. Ce parcours linguistico-culturel de la pensée permet de préserver à moindre coût l’intertextualité – et l’intertexte original (nous reviendrons sur l’intérêt de cette distinction en 1.3.) – malgré et grâce à l’idiomatisme. On ne perd que la symétrie et la compréhension de certains récepteurs qui n’auraient pas une connaissance suffisante de la langue-source. Pour le traducteur, chaque cas – ou texte – donne ainsi lieu à une négociation mentale où les pertes virtuelles des différentes traductions envisageables sont pesées. Comme on ne peut préserver l’intertextualité dans tous les cas, il s’agit alors de compenser cette perte. 1.2. De battre mon cœur s’est arrêté : Compenser la perte d’intertextualité Un film réalisé par Jacques Audiard porte ce titre. Or cette phrase, à la syntaxe particulière, est un emprunt à une chanson, que les amateurs de Jacques Dutronc auront reconnue pour être « La fille du Père Noël ». Il importe de remarquer qu’il ne s’agit pas ici de ce que Kristeva nomme un paragramme, comme dans l’exemple précédent, à savoir d’un énoncé qui en reprend un autre bien connu en opérant sur lui une modification qui en change le sens. Comme le souligne Kristeva, la lecture du paragramme suppose l’entente de l’énoncé virtuel (« original ») lors de la lecture de l’énoncé actuel (« dérivé »). Ici non seulement le titre du film ne modifie pas l’énoncé originel, mais il ne suppose pas même qu’on se le rappelle. A première vue, aucun signe évident (que ce soit dans le film ou sur son affiche) ne vient renforcer la référence à cette chanson, comme c’était le cas de Woolf qui rappelait le loup de l’histoire. C’est paradoxalement dans le cas de l’emprunt littéral que la référence culturelle peut passer inaperçue, et dans le cas du paragramme qu’elle saute aux yeux et à l’oreille, malgré et grâce à la subtile modification opérée. La traduction officielle du titre du film en langue anglaise est The Beat That My Heart Skipped. Cette traduction tente de maintenir la figure syntaxique, l’anastrophe, qui fait le charme du titre original. On peut lui adjuger ce maintien. Ce que la traduction perd en revanche, c’est la référence à la chanson, si tant est que référence il y ait, et non simplement emprunt. A bien regarder les détails du film en pensant au texte de la chanson dans son entièreté, on peut en effet noter des similarités thématiques qui invitent à approfondir l’interprétation de l’œuvre cinématographique. La polarité entre le Père Noël et 41 le Père Fouettard, c’est la polarité du Bien et du Mal, redoublée par celles de la récompense et de la punition, du bonheur et de la souffrance, de la délicatesse et de la violence. Cette interprétation est subtilement renforcée par un code de couleurs rouge/noir, la première associée au personnage féminin, la seconde au personnage masculin – distribution des rôles qui répète celle de la chanson –, et qui est elle-même répétée à l’intérieur du film par l’opposition entre les parents du protagoniste. La traduction du titre perd donc cela, à condition qu’on accepte de ne pas le balayer d’un revers de la main en disant qu’il s’agit là d’un dépassement des limites de l’interprétation, que rappelle Umberto Eco. Nous ne pensons pas avoir dépassé ces limites, mais les aurait-on dépassées, il demeure que la traduction perd cette discrète intertextualité avec une chanson, autrement dit avec une œuvre musicale – intertextualité qui renforce et est renforcée par le thème de la musique au sein du film. Or ce que la traduction officielle du titre perd en intertextualité, elle le compense sémantiquement par le mot beat, qui a une connotation musicale, et fait écho à une scène cruciale du film, où le protagoniste et sa maîtresse de piano se disputent sur ce qui importe pour l’interprétation d’une œuvre musicale. Le lien intertextuel est perdu mais au profit du renforcement du lien intratextuel – entre l’œuvre et son titre. 1.3. Il y a longtemps que je t’aime, The Painted Veil, et alii : Sauver l’intertextualité ou l’intertexte ? Qu’en est-il d’autres titres d’œuvres qui sont des emprunts à d’autres œuvres ? Leur traduction fonctionne-t-elle de pareille manière ? La réponse ne surprendra pas : pas nécessairement. Pour rester dans le domaine des films dont le titre a été emprunté aux paroles d’une chanson, nous apercevons plusieurs cas s’en différenciant. Par exemple, Il y a longtemps que je t’aime, réalisé par Philippe Claudel, reprend une bien fameuse phrase d’une fameuse chanson traditionnelle, « A la claire fontaine ». L’emprunt fonctionne sur le même principe : les paroles sont reprises littéralement, pour intituler une œuvre sans parenté avec l’œuvre ponctionnée. La traduction officielle en anglais est : « I’ve Loved You So Long ». Ce titre peut aussi être entendu comme un emprunt ou une référence à des chansons d’amour du patrimoine culturel anglophone : le titre est littéralement identique à celui d’une chanson interprétée par Rudy Lewis, et il rappelle aussi la chanson d’Otis Redding « I’ve been loving you too long », et encore bien d’autres. Donc ce n’est pas la référence générale à une chanson d’amour que la traduction fait perdre, mais une référence à une chanson spécifique. Il convient alors d’apprécier si cette perte est dommageable. Elle nous paraît l’être, car pour qui connaît un peu la chanson traditionnelle – un grand nombre de francophones –, le vers suivant vient à l’esprit : « Jamais je ne t’oublierai ». Or, cette référence implicite à une partie du texte ponctionné est lourde de sens dans ce film où le poids du passé écrase le présent. Ce que fait 42 perdre la traduction en délaissant un intertexte précis n’est pas ici récupéré ou compensé par une autre stratégie sémiotique. Le titre du film de Claudel ne constitue pas un paragramme, il constitue quelque chose dont nous ignorons si elle a été nommée. Et si tel n’est pas le cas, nous laissons à des personnes plus qualifiées le soin de le faire. On remarquera qu’un procédé similaire, si ce n’est identique, est à l’œuvre dans Les lauriers sont coupés, la nouvelle d’Edouard Dujardin quelque peu célèbre pour être le premier texte à élaborer un monologue intérieur. Nous voudrions revenir sur le paragramme, en considérant l’exemple suivant : Laisse tes mains sur mes hanches, titre d’un film réalisé par Chantal Lauby, jouant sur le texte d’une chanson d’Adamo, « Mes mains sur tes hanches », où il est aussi question de persuader l’autre de les y laisser. Cette amusante inversion des rôles dans l’énonciation de la requête attire l’attention du spectateur potentiel en flattant sa culture musicale et son intelligence : s’il entend la référence à la chanson et comprend l’inversion, comme une prise de parole féministe, il est alors enclin à reconnaître que la marchandise lui sied – que le film devrait l’intéresser. Un tel procédé de captation de l’attention du publiccible reposant sur sa culture supposée fait défaut au titre en version anglaise, Leave Your Hands on My Hips, qui perd à la fois les références culturelles spécifique et générale, en restant littéralement fidèle à l’original. C’est pour une raison de cet ordre qu’il peut paraître plus judicieux de ne pas traduire le titre original, particulièrement si l’on peut raisonnablement attendre du public-cible étranger qu’il y perçoive la référence culturelle qui s’y offre. On comprend ainsi que les producteurs de films tels que Stand by Me ou Boys Don’t Cry aient choisi de conserver le titre en son idiome original. Et inversement, on comprend le choix des producteurs de Laisse tes mains sur mes hanches de ne pas en faire autant, en dépit des pertes occasionnées par la traduction, étant donné que la référence culturelle spécifique et le paragramme qui s’y fait montre aurait été de toute façon fort probablement perdus pour une oreille peu baignée dans la culture française des années 60. Ils auraient pu choisir de reproduire une référence et un paragramme de style similaire à partir de la culture anglophone, mais la transposition littérale du titre en langue anglaise a au moins deux avantages : il conserve en grande partie le sens du titre original, et il achemine le public étranger vers une plus profonde compréhension de son terreau culturel. De nouveau la comparaison avec Les lauriers sont coupés nous paraît opportune. Le titre a été traduit par We’ll to the Woods No More. Comme l’explique bien l’article Wikipédia qui, en cette même langue, lui est consacré, le titre ainsi traduit par Stuart Gilbert est le premier vers d’un poème de A. E. Housman, dont le suivant est : « The laurels are all cut ». On a donc ici une stratégie qui consiste à traduire en profondeur, en cherchant de l’intertextualité à l’intérieur de la culture du lecteur-cible et en créant une intertextualité supplémentaire entre le texte ponctionné par la traduction et celui traduit 43 (auquel celui-ci ne faisait nullement allusion). Une telle prouesse stylistique dans la traduction est facilitée par des références culturelles partagées (ici la symbolique des lauriers coupés) entre les cultures française et anglo-saxonne. A contrario, le partage de références culturelles peut rendre certaines traductions injustifiables. On pense par exemple à la traduction de The Painted Veil, roman de William Somerset Maugham trois fois adapté au cinéma, par La passe dangereuse. Cette traduction pour le roman en langue française laisse négligemment de côté la référence mythologique gréco-latine du titre original. Il en va de même du titre choisi pour la deuxième adaptation cinématographique du roman, réalisée par Ronald Neame en 1957, intitulée : The Seventh Sin. Or, si l’on peut considérer que la modification du titre pour un film est justifiable parce que le produit ne s’adresse pas qu’à un public lettré et que le cinéma n’a pas vocation à maintenir des formes d’intertextualité littéraires, en revanche la modification du titre ne paraît pas justifiable en termes de transposition d’une langue à une autre, particulièrement quand il s’agit de deux langues reposant sur un héritage culturel commun. Il est à noter que le choix du titre du livre en français (toutes éditions confondues, semble-t-il) paraît lié à une double stratégie marketing, consistant à tirer parti du succès du roman en langue française sous le titre qu’il portait alors, et à tirer également profit du succès populaire du film : la version française du film de 1957 étant intitulée La passe dangereuse, les éditeurs ont privilégié l’identification du roman avec l’œuvre cinématographique au détriment de la relation intertextuelle entre le titre du roman et la fable de Pline. C’est paradoxalement la traduction des titres des adaptations cinématographiques de 1934 et de 2006, et non la traduction du titre du roman donc, qui respectent celui-ci. Le voile des illusions fait moins explicitement référence à la fable mais il en maintient la possibilité et en bonne partie l’idée. Il est étonnant que ces deux films et leur(s) titre(s) n’aient pas amené à revoir la traduction du titre du roman en français. L’on voit bien ici un phénomène d’adhérence du titre à l’œuvre qu’il nomme quelle qu’illégitime puisse paraître sa traduction du point de vue sémiotique. On peut également noter que cette licence prise par rapport au titre original ne se justifie aucunement par un idiomatisme pour lequel une traduction trop littérale manquerait de produire l’effet du texte original. Ce sont des cas qui relèvent de ce problème que nous allons maintenant examiner. 2. L’idiomatisme au cœur du texte Certains textes ou certaines parties de texte sont entièrement construits sur des particularités de la langue en laquelle ils sont écrits. Nous en donnerons quelques exemples et présenterons à partir d’eux plusieurs approches de traduction qui s’adaptent aux types de situation. 44 2.1. Ash-hole, Pomes Penyeach, formication : Préserver le sens malgré (la perte de) l’idiomatisme Il est une nouvelle fort amusante d’Hermann Melville qui narre du point de vue et à travers le discours de son adorateur, la relation d’amour teintée de fierté entre un homme et sa cheminée – I and My Chimney. Cette relation est en grande partie à sens unique. Mais le texte ne l’est pas. Quand le protagoniste dialogue avec sa femme à propos de la cheminée, l’expression ash-hole est utilisée à plusieurs reprises. Ce néologisme crée un jeu de mots chargé de connotations érotique et licencieuse. Ces connotations sont appuyées par l’expression secret closet qui lui est associée, et plus encore par le discours du mari, qui fait de ce mot un mot qu’il faut oser dire, le met en rapport avec un queer hole, et accuse sa femme de conduite diabolique conduisant à la damnation. "Now, dear old man," said she, softening down, and a little shifting the subject, "when you think of that old kinsman of yours, you know there must be a secret closet in this chimney." "Secret ash-hole, wife, why don't you have it? Yes, I dare say there is a secret ash-hole in the chimney; for where do all the ashes go to that drop down the queer hole yonder?" "I know where they go to; I've been there almost as many times as the cat." "What devil, wife, prompted you to crawl into the ash-hole? Don't you know that St. Dunstan's devil emerged from the ash-hole? You will get your death one of these days, exploring all about as you do. But supposing there be a secret closet, what then?"3 (Melville, 2001: 285) Un tel jeu de mots est bien difficile à rendre en français. L’option littérale, un trou à cendres (adoptée dans la traduction d’Armel Guerne), ne restitue pas vraiment le jeu de mots, mais elle suffit à connoter la partie de l’anatomie que ce paragramme (basé sur la modification d’une seule lettre et l’ajout d’un tiret) offre à la lecture. De même la traduction de queer par étrange (choisi par Guerne), bizarre ou curieux, appauvrit le réseau de connotations : on perd la « - Voyons, cher vieil homme, dit-elle, d’un ton adouci, et en changeant quelque peu de sujet. Lorsque vous pensez à ce parent, vous savez très bien qu’il doit y avoir un cabinet secret dans la cheminée. - Un cabinet pour les matières… résiduelles du feu, pourquoi ne pas le dire franchement ? Sinon, où donc pourrait bien aller toute la cendre que nous déversons dans ce trou bizarre là-bas. - Je sais où va la cendre, j’y suis allée presque aussi souvent que le chat. - Quel esprit malin, mon amie, a pu vous pousser à vous introduire à quatre pattes dans le trou à cendres ? Ne savez-vous pas que le diable de saint Dunstan a surgi d’un de ces trous ? Vous finirez par aller à votre perte à force de vous livrer à toutes ces explorations de tous ces côtés. Mais admettons qu’il y a un cabinet secret ; et après ? » (Melville, 2010: 570-571) 3 45 notion d’indécence et de dévoiement sexuel. Dans de telles circonstances, la préservation du sens va paradoxalement de pair avec son appauvrissement. Une telle situation se produit lorsque l’écrivain utilise les ressources spécifiques de la langue dans laquelle il écrit pour produire des effets sur le lecteur. De ce fait, certains textes sont, sous différents aspects, intraduisibles, ce que nous verrons en 2.3. Restons pour le moment sur des cas où l’on peut préserver le sens malgré l’idiomatisme. Le titre d’un recueil de poèmes de Joyce en offre un bel exemple : Pomes Penyeach. Bernard Pautrat en donne un commentaire fort perspicace, mais son diagnostic d’intraduisibilité nous paraît excessif. Preuve en est qu’il en propose lui-même une traduction, qui améliore une précédente. S’il faut tant de gloses pour éclairer les finesses de ces deux seuls mots, Pomes Penyeach, cela signifie que ce titre est intraduisible. Mon prédécesseur Jacques Borel a choisi de le traduire par Poèmes d’Api. J’avais quant à moi envisagé Po(è)mmes un sou l’un(e), comme évoqué plus haut, mais que resterait-il de la souriante simplicité du titre original ? Et puis enfin, un tel artiste de la plume n’a pas pu ignorer ce qu’il faisait en jouant ainsi sur les sons et les sens de sa langue : son idiome à lui, sans doute le voulait-il intraduisible. (Pautrat, 2012 : 38) Effectivement, il ne resterait plus grand-chose de « la souriante simplicité du titre original », mais cela ne veut pas dire que le titre est intraduisible, cela veut seulement dire que la traduction perd quelque chose, à savoir ici un certain effet esthétique – qui, on veut bien l’admettre, est fort important, voire essentiel quand il s’agit de poésie. Cette discutable essentialité de l’effet esthétique (de la texture des signifiants) pour ce qui concerne les textes poétiques nous semble rendre légitime la question de savoir s’il faut ou non traduire tel texte ou telle partie de texte, et celle, conjointe, de savoir si tel texte ou telle partie de texte est traduisible ou non. Mais il y a une distance considérable entre reconnaître la légitimité d’une question et se résoudre à la négative parce qu’on ne peut s’assurer de la validité d’une réponse positive. C’est pourtant ce que fait Pautrat, au détriment de la mise en valeur de la question, et en dépit du fait que sa proposition puisse emporter l’adhésion pour la réponse contraire. Son choix de ne pas traduire est justifiable surtout pour une édition bilingue. On doit objecter cependant que l’un des intérêts de la traduction des œuvres littéraires est justement de proposer un effet esthétique dans la langue d’arrivée, qui, à défaut de rendre celui du texte original, s’en approche. Une traduction comme celle qu’il propose a en effet pour défaut de surcharger graphiquement (ou « grammiquement ») le texte. On perd la simplicité du titre original en indiquant lourdement un jeu de mots. On pourrait proposer à la place cette traduction : Pommes à un sou. Certes la paronymie entre pommes et poèmes est un peu plus distante que celle entre pomes et poems, et certes on perd 46 l’anagramme ; mais cette traduction conserve tout de même la paronymie et s’approche de l’anagramme tout en maintenant la simplicité. En revanche, elle perd le néologisme penyeach et son caractère idiosyncrasique, autant que la rareté du mot pomes – leur union crée un titre défamiliarisant alors même qu’il imite un énoncé produit dans un contexte familier (celui d’un marché). A nouveau ici, la préservation du sens – et d’un certain effet esthétique – ne va pas sans un appauvrissement, et c’est ce qui explique qu’on puisse préférer ne pas traduire ou qu’on mette en question la possibilité d’une bonne traduction. Dans la pièce Oh ! Les beaux jours…, il y a un vieux couple : Winnie et Willie. Winnie parle, raconte ses souvenirs. Willie lit des journaux et ne dit presque rien. À un moment, Willie voit une fourmi qui transporte des œufs (de fourmi) sur son dos, et il dit : « formication ». On sait que Beckett était son propre traducteur. Il a écrit une version anglaise de la pièce (Happy days, 1961) avant la version française (1963), où il utilise déjà le terme formication. Ce mot, qui est un néologisme en français, existe bel et bien en anglais ; c’est un terme médical employé pour désigner une sensation, celle qu’on décrit dans la langue courante en français par l’expression : « avoir des fourmis dans les jambes ».4 Mais ce n’est pas sur la connaissance de ce mot scientifique rare que repose le jeu de mots. Inversement à l’exemple de Qui a peur de Virginia Woolf ? le texte dans sa version originale (anglaise) suppose chez le public-cible une connaissance d’une autre langue (latine), pour comprendre le calembour. Cette particularité du jeu de mots dans la langue originale rend la traduction on ne peut plus aisée en français – si tant est qu’on doive parler de traduction lorsque la partie du texte est identique d’une langue à l’autre. Dans ces deux derniers exemples, on parvient à préserver le sens malgré l’idiomatisme parce qu’on peut faire jouer un idiomatisme semblable dans la langue d’arrivée, alors que dans le cas du texte de Melville on ne pouvait conserver le sens qu’en perdant les effets dus à l’idiomatisme. Il reste à examiner le cas dans lequel aucune de ces solutions n’est pertinente. 4 Wikipédia en propose une définition: « Formication is the medical term for a sensation that exactly resembles that of small insects crawling on (or under) the skin. It is one specific form of a set of sensations known as paresthesias, which also include the more common prickling, tingling sensation known as "pins and needles". Formication is a well documented symptom, which has numerous possible causes. The word is derived from formica, the Latin word for ant. » (https://en.wikipedia.org/wiki/Formication) En haut de l’article, on peut lire cet avertissement : « Not to be confused with fornication. » ; ce que Willie (à l’instar de Beckett) fait – sciemment. 47 2.2. « The Mad Gardener’s Song », Tomatos another day: Recréer idiomatiquement Pour cette partie, nous renvoyons à l’article5 où nous traitons de l’exemple de la « Chanson du jardinier fou », dans lequel il apparaît que la seule manière appropriée de traduire un tel poème est de composer une belle infidèle – infidèle au sens des mots par fidélité à la structure (rimique), qui donne cohérence au non-sens du poème. En français, savon ne rime pas avec Pape, ni avec espoir. Une traduction digne du poème original demanderait donc de composer avec les particularités de l’idiome du texte d’arrivée. Compenser l’idiomatisme, ce serait penser idiomatiquement sans se soucier d’exactitude sémantique dans la correspondance entre les termes d’une langue à l’autre. On pourrait et devrait toutefois essayer de conserver une certaine équivalence hyperonymiques entre les termes : s’il est question dans le texte original d’un éléphant qui jouait du fifre, garder un animal qui jouait d’un instrument. He thought he saw an Elephant That practised on a fife: He looked again, and found it was A letter from his wife. 'At length I realize,' he said, 'The bitterness of Life!' […] He thought he saw an Argument That proved he was the Pope: He looked again, and found it was A Bar of Mottled Soap. 'A fact so dread,' he faintly said, 'Extinguishes all hope!' (Carroll, 1984 : 320-376) L’approche que nous défendons se fonde sur l’idée que traduire ne consiste pas nécessairement à privilégier le sens sémantique. Ici l’idiomatisme qui est au cœur du dispositif textuel ne vaut pas pour les communications sémiques précises qu’il établit, comme c’était le cas avec ash-hole, Pomes Penyeach et formication. Il vaut au contraire pour l’effet de déréalisation ou de défamiliarisation (théorisé par Chklovski sous le nom d’ostraniene)6 qu’il produit, en reliant sous les apparences d’un discours logique des termes qui riment mais dont la mise en relation demeure problématique, mystérieuse, voire absurde, en dépit de la réitération du même schéma discursif. Les traductions d’Henri Parisot et de Fanny Deleuze privilégient le sens sémantique. Et l’adoubement 5http://exp-pedago.ens-oran.dz/experiences-pedagogiques/contributions_numero2/ Antoine%20Constantin%20Caille.pdf 6 Tzvetan Todorov le traduit par singularisation, mais des traductions plus récentes de ce terme optent pour étrangisation, ce qui convient encore mieux ici et en général pour les textes de Carroll. 48 de leurs traductions par les éditeurs donne à penser qu’elles rendent justice au texte original. Mais face à un tel texte des questions traductologiques s’imposent. Et nos habitudes culturelles qui consistent à privilégier la sémantique et à accorder crédit aux traductions publiées par des maisons d’édition prestigieuses étouffent ces questions. L’ouvrage de Bernard Cerquiglini À travers le Jabberwocky de Lewis Carroll a le mérite de les faire ressortir, et la préface d’Hervé Le Tellier celui d’en expliciter certaines. « Faut-il préserver les sens enfouis du mot, lui préférer sa musique, respecter le rythme du poème ? Peut-on éviter que le mot nouveau créé ne cogne avec l’imaginaire phonétique très différent de la langue de traduction ? » (Cerquiglini, 1997 : 10) Offrir des traductions diverses adoptant des partis pris traductologiques différents est en effet un bon moyen de compenser la perte de l’idiomatisme. Cependant tous les partis pris ne se valent pas, certains se justifient mieux que d’autres en fonction des textes traduits, et dans ce type de cas, le parti pris « recréatif » consistant à composer un texte dans la texture d’une autre langue – sans aller jusqu’au dépassement artaldien du projet « original »7 – rend davantage justice au texte original, malgré l’éloignement sémantique. Il existe un court-métrage – de Watson et Webber – fort réjouissant pour les amateurs de non-sens et dont la logique n’est pas sans rappeler l’œuvre de Carroll, qui s’intitule : Tomatos another day. Le titre du film est une référence (intratextuelle) à une réplique du personnage féminin, reprise par son mari dans un moment de freudienne révélation. Si l’on suit la logique d’Henri Parisot ou de Fanny Deleuze, on traduirait ce titre et cette réplique par quelque chose comme : « Des tomates un autre jour ». Mais bien entendu la réplique n’a de sens – en dépit de son non-sens – qu’en vertu du fait que tomato et tomorrow sont parophones. Or il n’importe pas de préserver le sème tomate pour maintenir la logique discursive du dialogue. Une traduction qui ne trahirait pas l’esprit de l’œuvre, ni ne reposerait sur les capacités du spectateur-lecteur à rétablir la logique anglophone pour comprendre en quoi l’énoncé est un jeu de mots, serait une traduction recréative, s’appuyant sur les spécificités de l’idiome d’arrivée suivant une logique du non-sens similaire à celle de l’original. On pourrait penser par exemple à : « Deux mains sont un autre jour ». Nous souhaitons par là faire apprécier jusqu’où il est possible de traduire en dépit des pertes sémantiques – parfois négligeables, pour ne pas dire insignifiantes – quand il s’agit d’un texte structuré par un idiomatisme. Comme on sait, Antonin Artaud remet en cause le caractère original de certains textes qu’il a traduit, en particulier le « Jabberwocky » et The Monk de Matthew Greggory Lewis. Voir Pierre Bayard, Le plagiat par anticipation et Gilles Deleuze, Logique du sens. 7 49 2.3. « The Prison Gate Girls », « Le pré », Clover : Apprécier l’impossibilité de traduire l’idiomatisme Certains textes basés sur l’idiomatisme requerraient que la traduction soit si éloignée qu’il deviendrait alors inadéquat de considérer le texte d’arrivée comme une traduction au sens habituel du terme, et qu’il faudrait plutôt parler d’une création apparentée. Le poème suivant de Joyce, extrait d’Ulysses, communique un double sens en élaborant un message crypté (mais perceptible à l’oreille aguerrie) à partir d’un jeu phonétique : THE PRISON GATE GIRLS: If you see Kay Tell him he may See you in tea Tell him from me. (Joyce, 1948 : 487) On pourrait élaborer dans une autre langue un poème similaire sur le même principe, cela ne serait pas une traduction à proprement parler, mais ce serait un texte acceptable en guise d’équivalent et à défaut de pouvoir faire mieux. Ce qui semble irrecevable en revanche, c’est un texte qui se donne pour traduction – sans note expliquant la difficulté ou l’impossibilité de traduire cette partie du texte original – et ne fonctionne pas sur le même procédé de composition, comme c’est le cas de la traduction proposée par Auguste Morel, revue par Stuart Gilbert, publiée dans la prestigieuse collection Pléiade, et approuvée par Valéry Larbaud et James Joyce lui-même. LES FILLES LIBÉRÉES Si tu vois d d Dis-lui que je l’é o q Que je l’é o q Ce sacré q q (Morel, 1995 : 550) La nouvelle traduction du roman, sous la direction de Jacques Aubert, a au moins le mérite de tenter de conserver le procédé : LES FILLES DE LA PORTE DE PRISON C’est haut Itai Mais si tu m’aimes C’est Owen Qui descendra. (Aubert, 2004 : 728) Comme dans le cas de la traduction (virtuelle) que nous défendons pour la « Chanson du jardinier fou », le maintien du procédé de composition peut légitimer un éloignement par rapport aux sèmes du texte original. Dans ce casci, la licence poétique du « traducteur » pourrait aller jusqu’à changer complètement la syntaxe de l’énoncé qui sert de code, car ce qu’il importe avant tout de garder c’est la trame sémantique du message encodé. Cependant il faut faire ici deux remarques : aussi simple que paraisse ce message, sa traduction n’en requiert pas moins une interprétation ; et cette interprétation 50 doit prendre en compte le message du code, qui sert subtilement d’indicateur. Dans cette perspective, la traduction de fuck par coït ne paraît pas appropriée, et celle de cunt par con paraît discutable. Il faut en effet prendre en compte l’interaction sémantique entre le message codant et le message codé : il apparaît moins pertinent de produire un message ordurier précis à travers un message codant dont le sens importerait peu, que d’établir un subtil jeu sémiotique entre un message qui est poliment adressé à un absent par l’intermédiaire d’un tiers et un message injurieux qui est dissimulé, de façon à être tout de même entendu, dans sa texture. Aussi il apparaît plus important de conserver cette logique sémiotique que le procédé textuel spécifique utilisé dans le texte original, et nous proposerions la traduction suivante, qui repose sur un acrostiche. Va-t’en voir Kay Te laisses pas Faire par lui Dis-lui de ma part… Cette proposition traduit le texte original basé sur l’idiomatisme sans avoir recours à des propriétés idiomatiques de la langue d’arrivée, mais elle parvient néanmoins à préserver le sens général du dispositif textuel, tel que nous l’avons expliqué. Dans d’autres cas, le défaut d’un idiomatisme équivalent dans la langue d’arrivée rend le texte original intraduisible ; et c’est ce qu’il faut apprécier. Nous évoquerons deux textes, l’un en français l’autre en anglais, qui nous paraissent intraduisibles pour cette raison, mais dans des mesures différentes. Le premier est un poème de Francis Ponge intitulé « Le pré ». L’homophonie (idiomatique) y joue un rôle prépondérant, si bien que le nom pré se lie textuellement au préfixe pré (« préfixe des préfixes »), à l’adverbe près et à l’adjectif prêt, sans compter que le poème se finit sur une note de prêle. Un tel réseau entre signifiants ne peut s’établir qu’à partir de la langue qui s’y prête. Dès lors que l’on rend pré par field ou meadow – seules traductions sémantiquement légitimes – on perd l’accointance avec les autres signifiants qui eux-mêmes correspondraient sémantiquement aux autres termes (pre-, ready, close, horsetail…). Un tel tissu de signifiants n’a de sens qu’en français, et voue toute traduction à l’échec. Notre second exemple est un bref poème d’Emily Dickinson, que voici : To make a prairie it takes a clover and one bee, — One clover, and a bee, And revery. The revery alone will do If bees are few. (Dickinson, 2009: 1346) Apparemment ce poème est facilement traduisible en français, d’autant que prairie et revery (rêverie) sont des emprunts à la langue française – et cela permet de conserver la rime intérieure. Alors qu’est-ce qui est difficile, voire 51 impossible à traduire ? Ici la question des limites de la traduction recoupe celle des limites de l’interprétation. Nous ne saurions dire si l’auteur y avait pensé, mais l’on peut apercevoir un amant caché derrière un trèfle, ou plus exactement dans le mot clover. On peut aussi lire every en revery, et cette lecture semble corroborée par le cotexte : every s’oppose sémantiquement à one et à alone. Quant à bee, il est possible de le penser en couple avec lover, puisqu’on dit : « my beloved ». Dans le poème du trèfle et de l’abeille, se dessine un secret réseau de sens, lié à ce que Barthes appelait la signifiance. Un rêve solitaire d’amour et de multiplicité à partir de la rencontre de deux éléments qui s’accouplent. Ce jeu sémiotique, peut-être en partie inconscient, cette rêverie à partir des mots, dans sa singularité, n’est possible que dans le texte original. Dans quel autre idiome revery contiendrait every et clover lover ? En quelle autre langue l’aimé (beloved) contient-il une abeille – ou l’abeille appelle-t-elle l’amour ? Aussi juste soit-elle la traduction suivante semble fort pâle à qui perçoit à la lecture du poème original plus que le sens obvie. Pour faire une prairie prenez un trèfle et une seule abeille, Un seul trèfle, et une abeille, Et la rêverie. La rêverie seule suffira, Si l’on manque d’abeilles. (1347) La traduction de la poésie qui émane du texte original nécessiterait davantage qu’un honnête travail de restitution du contenu sémantique ; elle nécessiterait une rêverie au croisement entre matérialité et idéalité, c’est-à-dire au contact des mots propres à telle langue. Conclusion À travers une série d’exemples, nous avons pu voir que l’intertextualité et l’idiomatisme requièrent des stratégies complexes de la part du traducteur, qui prennent en compte des paramètres tels que le niveau de connaissance des récepteurs-cibles dans la langue-source, la possibilité d’élaborer une logique intratextuelle de compensation (en cas de perte de l’intertextualité), le niveau de partage translinguisitique des références culturelles, la possibilité de faire jouer un idiomatisme semblable à celui du texte original dans la langue d’arrivée, la plus ou moins grande importance du contenu sémantique et le caractère plus ou moins indispensable de l’idiomatisme dans l’économie du texte original. Cet ensemble de paramètres constitue le paysage accidenté qui se dessine aux limites du traduisible. La mise en évidence du large éventail de paramètres sémiologiques à prendre en compte quand on interroge la pertinence de traductions qui opèrent ainsi aux confins du traduisible permet de comprendre en quoi l’importance du sémantisme doit être relativisée, et souvent revue à la baisse. Son importance varie au sein d’économies textuelles différentes, ce qui 52 appelle un effort – rejoignant la poétique – consistant à penser une typologie de la traduisibilité à partir de cas précis. Bibliographie Sources primaires Adamo, Salvatore (1965) : « Mes mains sur tes hanches ». Londres, La voix de son maître. Anonyme : « A la claire fontaine ». Consulté le 30 novembre 2017 : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%80_la_claire_fontaine Anonyme : « Nous n’irons plus au bois ». Consulté le 30 novembre 2017 : https://en.wikipedia.org/wiki/Les_lauriers_sont_coup%C3%A9s Aubert, Jacques (sous la direction de) (1995) : « Les filles de la porte de prison », Ulysse in Œuvres complètes II de James Joyce. 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In this article we want to present some reflexion about the way the text of Laferrière is able to resist the translation when it comes to translating foreign culture and realities. Our research will then focus on two linguistic and cultural axes which present resistance to translation. Since the novel contains many proper names, we will pay particular attention to the problem of the (non)translatability of proper names on the one hand, and, on the other, of slang or vulgar expressions present in the text. Keywords : Dany Laferrière, Translation, Culture, Proper names, Slang, Vulgarism. 1. Introduction Une recherche sur la diffusion de la littérature québécoise dans les pays de l'ex-Yougoslavie (Vaupot, Zupančič, 2014) a fait apparaître le peu d’intérêt en Slovénie pour les auteurs québécois. En effet, à l’exception de quelques extraits, seuls cinq ouvrages ont été traduits intégralement jusqu’en 2014. Les auteurs sont les suivants : Sylvain Trudel, Le garçon qui rêvait d’être un héros ; Nelly Arcan, Putain ; Nadine Bismuth, Scrapbook ; Daniel Poliquin, La kermesse et Dany Laferrière, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Le roman de Laferrière est particulier et suscite un certain intérêt en Slovénie, un petit pays d’Europe centrale qui a fait partie de la Yougoslavie au XXe. Dany Laferrière a reçu plusieurs prix littéraires, notamment en 2009 le prix Médicis et le grand prix du livre de Montréal pour son roman L’énigme du retour. C’est pourtant son premier roman Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, paru en 1985, qui sera traduit en slovène en 2011. Certes ce roman, au titre accrocheur, ne laisse pas indifférent. Il est provocateur dans sa façon d’envisager les rapports sociaux de race, entre les hommes noirs et les femmes blanches nord-américaines. C’est dans un contexte intellectuel post-colonialiste que cette autofiction, rédigée à la première personne, raconte avec dérision la Département de traduction et interprétation, Faculté des Lettres, Université de Ljubljana (Slovénie), sonia.vaupot@ff.uni-lj.si. 1 55 vie sexuelle d’un jeune homme noir sans le sou qui sort avec de jeunes femmes blanches intellectuelles, issues d’un milieu aisé. Toutefois, en plus de la question raciale, d’autres problématiques y sont abordées : plusieurs pratiques religieuses et philosophiques sont, entre autres, mises en scène. Ce roman suscitera quelques polémiques aux Etats-Unis, mais atteindra son but puisqu’il rendra son auteur célèbre, notamment au Canada. En organisant un discours autour du thème de la traduction comme « »épreuve de lʼétranger », une locution empruntée à Berman, nous nous pencherons sur la tâche du traducteur qui peut se caractériser par la mise en fonctionnement de cette opération inconsciente appelée résistance : résistance d'abord pour faire place à lʼétranger dans la langue maternelle et résistance à la traduction de la langue et de la culture étrangères. Nous nous sommes ainsi demandé si certaines résistances à la traduction pouvaient être observées dans le roman de Dany Laferrière. Si la narration part en éclat, le style de Laferrière est peu complexe, parfois journalistique, l’auteur étant écrivain et journaliste. Le récit est essentiellement construit à partir de phrases simples et au présent de l’indicatif : « Miz Littérature achève de ranger la table. Elle met l’eau du thé à bouillir. Je m’installe. Je ferme les yeux… Je suis comblé. » (1985 : 30). La structure des phrases étant minimale, le texte de Laferrière ne semble pas poser de problèmes de traduction particuliers. Toutefois, la lecture du roman fait apparaître, d’une part, une abondance de noms propres, d’autre part le vocabulaire argotique, vulgaire, voire érotique y foisonne. Nous avons ainsi entrepris une étude en corpus du roman de Dany Laferrière, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, à partir de la traduction effectuée par Ana Prislan, titrée en slovène Kako se ljubiti z zamorcem. Notre recherche s’articulera autour des axes linguistiques qui, selon nous, sont susceptibles de présenter une résistance à la traduction : la (non)traductibilité et l’(in)traduisibilité des noms propres, de l’argot et du langage cru employés par Laferrière. Sans entrer dans les détails des procédés de traduction, nous nous demanderons si ces cas limites peuvent présenter une résistance à la traduction, s’ils peuvent être considérés comme des traits intraduisibles ne pouvant être convertis en slovène sans altération et s’ils sont marqués par l’absence d’un terme ou d’une expression équivalente dans la langue cible. 2. À propos de l’auteur et son oeuvre Né à Port-au-Prince (Haiti) en 1953, Dany Laferrière émigre à Montréal en 1976. En 1985 parait son premier roman Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, « qui explose dans le ciel littéraire du Québec » pour citer les propos de 56 l’Academie française2. Pourtant très critiqué aux États-Unis, ce roman connaît un tel succès au Québec qu’il sera scénarisé par son auteur et adapté au cinéma en 1989. Il sera traduit en slovène par Ana Prislan en 2011, sous le titre abrégé, Kako se ljubiti z zamorcem. Puis, Laferrière quitte le Canada pour les États-Unis, mais il reviendra à Montréal en 2000 après la sortie de son dixième roman Le cri des oiseaux fous. Dany Laferrière fait partie de la diaspora intellectuelle haïtienne. Il écrira, au sujet de son parcours identitaire, dans son ouvrage J’écris comme je vis (2000 : 59) : « Mon cœur est à Port-au-Prince, mon esprit à Montréal et mon corps à Miami ». Cette phrase définit bien la fragmentation culturelle et identitaire de l’auteur qui fait partie de la littérature migrante au Québec, même si son écriture n’est pas dans la lignée classique de la littérature québécoise. En effet, en décrivant le microcosme noir québécois, l’écrivain a modifié quelque peu la conception de la littérature nationale. Le cas de Dany Laferrière est particulier. Écrivain et journaliste, il choisit comme lieu d’exil le continent nord-américain (et non pas Paris qui est pourtant à la mode, à l’époque). Il est édité à Montréal, et réside tour à tour dans la métropole québécoise et à Miami. Il est le premier Haïtien et le premier Québécois à être élu à l’Académie française en 2013. De culture haïtienne, il revendique son américanité, mais écrit en français en dépit de l’attraction de l’anglais et du créole haïtien. Si Dany Laferrière a écrit son premier roman dans un style libertin, c’est sans doute par nécessité et pour attirer l’attention sur lui. L’oeuvre est toutefois étudiée au Québec, en Amérique et en Europe (Morency, Thibeault, 2011). Le récit, une « composition par petites touches » (Delas, 2001), comprend 28 séquences. C’est l’histoire de deux jeunes noirs (Vieux et Bouba) qui cohabitent dans un petit deux-pièces du Carré St-Louis à Montréal. Ils racontent leur quotidien. L’un des personnages, qui se prénomme Vieux, a un projet d’écriture : il écrit un roman sur son expérience des rapports hommes-femmes dans un contexte de différence raciale, tandis que Bouba écoute du jazz et lit Freud et le Coran. C’est une narration ludique, libertine et philosophique à la fois. Les deux personnages apparaissent comme des immigrés désœuvrés dans une société américaine individualiste. L’histoire se situe au Canada, mais elle est influencée par l’Amérique. Anne-Marie Miraglia (2000 : 125-126) observera que c’est : Le mythe du rêve américain [qui] est pour la première fois formulé par un Noir immigré au Québec. Ce fait a des conséquences importantes pour la représentation de l’Amérique et de l’identité culturelle américaine, et explique http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/dany-laferriere 1.12.2017) 2 57 (Consulté le aussi la place toute spéciale accordée aux écrivains afro-américains Chester Himes et James Baldwin. Laferrière est tour à tour étranger du dehors et étranger du dedans. L’écrivain faisant partie de la littérature migrante au Québec, il peut à ce titre être considéré comme un étranger du dedans. De plus, son écriture n’est pas dans la lignée classique de la littérature québécoise. En décrivant le microcosme noir québécois, Laferrière a modifié quelque peu la conception de la littérature nationale. De même, ses personnages sont tour à tour des étrangers du dehors et du dedans. On retrouve à travers leur histoire des éléments autobiographiques. Malgré une situation précaire, voire misérabiliste, ils rêvent de s’en sortir, de construire quelque chose. La recherche incessante de nouvelles conquêtes auprès des Blanches anglophones leur donne un sentiment de puissance, mais c’est aussi une forme de reconnaissance réciproque : ils se construisent une identité par rapport à eux-mêmes et en fonction des autres, les nationaux. En traitant de la condition du « Nègre migrant » (la migrance étant un terme québécois, différent de celui de l’errance), ce roman avance également le concept de négritude, celui de deux Haïtiens et de leur américanité dans le contexte du Québec, qui est pour ces deux personnages une terre d’accueil. Leopold Sedar Senghor (1977 : 90) définit la Négritude comme « l’ensemble des valeurs de civilisation du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie et les oeuvres des Noirs ». D’ailleurs, Laferrière emploie fréquemment le terme de « Nègre », notamment dans quelques titres de chapitre (Le Nègre narcisse, le Nègre nostalgique, le Nègre bonze, le Nègre cartésien, le Nègre freudien, le Mao Nègre, etc.), sans doute pour mettre en valeur l’image du concept, mais aussi pour briser les stéréotypes qui l’entourent. En marge de la société et des jeunes chômeurs, le passe-temps favori des deux protagonistes consiste à « baiser l’inconscient d’une fille de Westmount » (1985 : 87), c’est- à-dire à draguer les jeunes filles blanches. À travers ces conquêtes, on y aborde la question raciale et les rapports entre deux races qui rappellent parfois un règlement de comptes coloniaux. 3. La résistance à la traduction Selon Ricoeur (2004), la traduction fait face à une résistance qui se manifeste par la sacralisation de la langue maternelle chez le lecteur et le refus de l'épreuve de l'étranger. Le terme de résistance est pris ici au sens psychanalytique du terme « pour dire ce refus sournois de l’épreuve de l’étranger de la part de la langue d’accueil » (Ricoeur, 2004 : 10). Ainsi, la « langue de l'étranger » ou langue cible oppose une double résistance où plane, avant même de commencer à traduire, une présomption de non-traduisibilité, puis des plages d'intraduisibilité, notamment dans les textes littéraires et 58 poétiques. Ces plages parsèment le texte et surgissent au niveau du découpage de divers champs (syntaxique, sémantique, connotatif, culturel, etc.) qui, même s’ils ne sont pas toujours superposables, reçoivent un équivalent dans la langue cible. « C’est à ce complexe d’hétérogénéité que le texte étranger doit sa résistance à la traduction et, en ce sens, son intraduisibilité sporadique » note Ricoeur (ibid. : 13). Peut-on donc dire ou prétendre dire la même chose dans deux langues et deux cultures différentes ? L’identique (syntaxique, sémantique, connotatif, culturel, etc.) ou l’idéal d’une traduction parfaite existent-ils dans l’autre langue ? À ce découpage s’ajoutent d’autres éléments comme, dans le roman de Laferrière, la vision d’un monde, les valeurs américaines et haïtiennes, mais aussi la culture, la littérature et l’histoire d’un autre continent. La recherche et l’usage de termes équivalents sont-ils suffisants pour rendre ce découpage ? En effet, même si les mots sont traduisibles, quand est-il des différences de réalités, d’identité ou de message culturel ? D’autre part, nous remarquons que le roman de Laferrière comporte de nombreux noms propres, c’est pourquoi nous abordons le problème de leur traduction à partir d’une étude de corpus afin de vérifier leur (non)traductibilité. Par ailleurs, l’écrivain utilise, tout au long du roman, un langage cru. Son texte est riche en lexique argotique, un autre cas limite en traduction. Or, les mots argotiques sont souvent connotés et cette connotation peut provoquer un glissement de la traduction par rapport au texte original. De même, les termes vulgaires et érotiques (que nous qualifions de libertins), présents dans le roman de Laferrière, prennent un caractère transgressif, notamment lorsqu’ils se réfèrent à des choses prohibées par la société ou rendues tabous. Le traducteur peut alors se heurter à des problèmes d’ordre éthique ou moral lorsque les moeurs sont différentes ou lorsqu’il existe des tabous qui varient d'une culture à l'autre. Le vocabulaire argotique et libertin est-il donc traduisible ? Le traducteur dispose-t-il toujours d’un équivalent dans la langue et culture cible ? Ou bien est-il préférable d'adapter le lexique impudique, par choix personnel ou en fonction des moeurs et de la culture de l’Autre ? Enfin, peut-on traduire une oeuvre littéraire, un roman à succès, d’un académicien célèbre, sans tomber dans la grossièreté ou la vulgarité gratuite ? Ainsi, nous nous attacherons, dans la suite de cet article, à souligner et vérifier, à partir de la traduction slovène du roman de Dany Laferrière, le caractère (non)superposable et l’équivalence présumée en traduction de deux cas de résistance : d’une part, la traduction des noms propres (Nprs) ; d’autre part, celle du vocabulaire argotique et libertin. 4. À propos du nom propre et sa traduction L’idée largement répandue selon laquelle les Nprs ne se traduisent pas n’est pas récente. À ce sujet, George Moore notait déjà que « Tous les noms propres, 59 quelque imprononçables qu’ils soient, doivent être rigidement respectés » (Moore in Ballard, 2001 : 11). Dans le cadre de la traduction, une catégorisation du nom propre (Npr) est utile pour vérifier son traitement applicatif. Ainsi, afin de confirmer l’(in)traduisibilité du Npr, il nous a paru nécessaire d’établir une typologie. Cela nous a permis de vérifier si les Nprs sont des éléments qui traversent la version slovène sans grande modification ou, au contraire, si la traductrice a recours à l’adaptation. 4.1. Catégorisation du Npr De nombreux auteurs (respectivement Pulgram, 1954, 20 ; Algeo, 1973 : 20 ; Lehrer, 1994 : 337) soulignent qu’il ne semble pas exister de civilisations qui n’aient recours à l’utilisation des Nprs dans l’acte de communication. Pour Saussure (1971 : 237), ce sont des « mots isolés (…) qui ne permettent aucune analyse et, par conséquent, aucune interprétation de leurs éléments ; aucune création concurrente ne surgit à côté d’eux ». Tous s’accordent donc pour considérer les Nprs comme particuliers. Ainsi, Godzich (Godzich in Yaguello, 1981 : 95) constate que les Nprs « comportent des sèmes de genre, d’exotisme, d’origine régionale, d’appartenance à une classe sociale donnée, de rareté (…) ». Enfin, les Nprs possèdent plusieurs emplois ou fonctions. Pour Jonasson (1994, 16-17), ils sont omniprésents et indispensables à la communication. Ils nous permettent « d’isoler des entités uniques et spécifiques, en nommant des particuliers perçus à l’intérieur des catégories établies. Ils nous aident à structurer et à mémoriser un savoir spécifique à côté du savoir général systématisé par les catégories conceptuelles. » La classe des Nprs étant hétérogène, une classification s’est imposée. Nous avons ainsi regroupé les diverses typologies du nom propre (Molino, 1982 ; Jonasson, 1994 ; Bauer, 1985 ; Allerton, 1987 ; Le Pesant, 2000 ; Grass et Maurel, 2004, etc.) en cinq catégories : - Les anthroponymes sont les représentants les plus caractéristiques de la classe des Nprs (Molino, 1982 et Jonasson, 1994). Ils représentent des traits humains (noms de personnes ou de personnages). Ils sont divisés en deux sous-classes : les anthroponymes individuels ayant pour référent un seul individu (patronymes, prénoms, pseudonymes, noms affectifs, noms de divinités, de personnages mythologiques ou fictifs) ; et les anthroponymes collectifs qui ont pour référents deux individus ou plus (ethnonymes et gentilés, noms de dynasties, etc.). - Les ergonymes (Bauer, 1985 ; Grass, 2000 et 2002) sont des traits inanimés qui définissent les noms d’artefacts ou d’objets, de produits ou de marques (appellations commerciales), les objets et les produits manufacturés, les oeuvres et leurs titres (roman, théâtre, tableau, film, musique, etc.), les noms d’établissements d’enseignement et de recherche, les noms de marques. 60 - Les toponymes sont des traits locatifs qui regroupent les Nprs ayant le lieu pour trait primaire (Le Pesant, 2000). Les noms de lieux comprennent des toponymes naturels et des toponymes artificiels, délimités ou construits par l’être humain : noms de pays et groupements de pays, régions, villes et villages, voies, édifices, installations militaires, microtoponymes, hydronymes, géonymes, oronymes, astronymes. - Les pragmonymes sont des traits événementiels (noms d’événements) qui regroupent les phénonymes (phénomènes météorologiques, référents astronomiques) et les praxonymes (faits historiques, maladies, événements culturels), mis en évidence par Bauer (1985). Ils désignent ainsi les noms d’événements ou de catastrophes (naturelles ou non) qui ont marqué la mémoire collective : les fêtes, les manifestations artistiques ou sportives, noms d’événements historiques ou politiques, naturels et récurrents. Partant de cette typologie générale, nous constatons que le roman de Laferrière comporte essentiellement des ergonymes (56%), notamment des titres d’ouvrages et de musique, puis des anthroponymes (33%) et des toponymes (11%), mais pas de pragmonymes. Parmi les ergonymes, on compte essentiellement des Nprs qui désignent des oeuvres ou des titres (57%) ; des institutions et organismes (24%) ; des magasins, bars ou restaurants (15%) ; des aliments, boissons ou autres produits (4%). Les anthroponymes comprennent les patronymes et surnoms (49%) ; les ethnies (23%) ; les religions (18%) et les mouvements culturels (10%). Enfin, les toponymes sont représentés uniquement par les noms de rues et de places. 4.2 Les tendances traductives du Npr En général, le Npr ne se traduit pas parce qu’il « renvoie directement à un objet extralinguistique (individu, lieu, référent culturel) spécifique et unique, c’est-àdire que c’est un désignateur rigide, qui, en principe, ne représente pas de façon abstraite son référent… » (Ballard, 2003 : 169). Pour notre part, nous notons que la grande majorité des Nprs sont traduits, tout au moins partiellement, en slovène. Nous pouvons ainsi nuancer l’affirmation qui consiste à les considérer comme non-traductibles ou intraduisibles. L’oeuvre de Dany Laferrière comporte un nombre important d’ergonymes. Les noms d’institutions et d’organisations ainsi que les noms d’entreprises et de bars sont traduits par des expressions équivalentes (National Art Center est traduit par Narodni center umetnosti) ou un emprunt (on garde, p.ex. Toronto Maxey Hall) ou encore les deux (Théâtre du Nouveau Monde donne gledališče v Nouveau Monde), à l’exception du terme « Establishment » traduit en slovène par « Univerza » (l’Université). Or, l’anglicisme « Establishment » renvoie à un organisme ou une nomenclature. La traductrice slovène a choisi de l’adapter. Même si un lien est perceptible entre les termes « nomenclature » et « université », nous constatons que les réalités sont différentes. Le premier est 61 une instance de classification, tandis que le second est un ensemble d’établissements bien précis. De même, le « collège Dawson » traduit par « srednja šola v Dawsonu » se réfère à un système éducatif bien différent. En effet, le collège est l'appellation courante au Canada d’un établissement postsecondaire, et non pas secondaire comme la traduction slovène le laisse entendre. Ces deux systèmes ne sont donc pas transposables. En outre, on relève une quarantaine de titres, d’oeuvres musicales et surtout littéraires, traduits par leurs titres officiels (Le Commis voyageur d’Arthur Miller est traduit par Smrt trgovskega potnika), par une traduction mot à mot pour la mise en abyme (un roman dans le roman) du Paradis du Drageur Nègre qui est traduit par Raj zamorskega osvajalca, ou par un emprunt lorsque la traductrice choisit de garder le titre original (Lullaby of Birdland). Les anthroponymes sont en deuxième position. La majorité des patronymes fictifs est traduite (Bouba par Buba ; Miz Sundae par Mis sadne kupe ; Miz Cover-girl par Mis z Naslovnice), à l’exception des Nprs célèbres comme Freud, Allah, etc. Les Nprs qui désignent une race, une nation sont traduits, au moins en partie, par un terme équivalent (Latinos par Latinosi ; Black Panthers par Črni panterji) ou explicités (un jeune Sudiste par mlad privrženec neodvisnega Juga ; les Vèvès du vaudou par vudujski kozmični simboli vere ; La période de Négritude par obdobje rojstva gibanja Négritude). Les toponymes désignant des rues sont aussi partiellement traduits (rue Sainte-Catherine par ulica Sainte-Catherine), à l’exception de « Négroville » qui est traduit littéralement. Nous notons que le terme « Négroville », présent dans le roman de Laferrière, est déjà utilisé par Chester Himes dans son ouvrage Mamie Mason (1962) pour décrire les ghettos noirs aux États-Unis. Dans le roman de Laferrière, la traductrice slovène l’a rendu par « Zamorsko mesto » (en français, la ville nègre). Or, le terme slovène s’applique surtout aux villes européennes comme la ville portugaise de Grandola ou encore la capitale Paris, considérée comme « na pol zamorsko mesto », c’est-à-dire une ville dont la moitié de la population est noire. Ainsi, la traduction fait, de nouveau, place à des réalités différentes. La première renvoie aux quartiers des hautes spécificités ethniques aux États-Unis, tandis que la seconde se rapporte à l’immigration en Europe. Enfin, la traductrice utilise parfois un emprunt partiel en ne traduisant que le terme générique, tandis que l’autre composant garde son empreinte étrangère. Ainsi, les noms de place sont généralement explicités (Métro Place des Arts par Postaja podzemne Place des Arts). Par conséquent, le Npr présente bien une résistance à la traduction. Il est toutefois nécessaire de nuancer l’affirmation selon laquelle il ne peut pas être traduit. Nous constatons que les Nprs traduits en slovène concernent essentiellement les titres de roman, les patronymes fictifs et les noms d’institution. La plupart des ergonymes, entérinés par l’usage, sont donc traductibles. D’une manière générale, les anthroponymes sont aussi des traits 62 traductibles puisqu’ils sont convertis sans grande altération. En revanche, les toponymes sont intraduisibles. Ils sont marqués par l’absence d’un terme ou d’une expression équivalente dans la langue cible. La traductrice a ainsi choisi de les expliciter, tout en gardant l’emprunt, pour combler cette absence. Enfin, la traductrice a eu très peu recours à l’adaptation pour traduire les Nprs. 5. La traduction du vocabulaire argotique et libertin La traduction des cas limites oblige le traducteur à se poser nombre de questions. Il rencontre, avant même de commencer, une résistance au travail de traduction ainsi que la présomption de non-traduisibité, une expression que nous empruntons à Ricoeur (2004). Les mots et expressions argotiques et libertines font aussi partie des cas limites. Nous considérons le vocabulaire libertin comme un sous-groupe de l’argot. C’est à travers ces cas que les divergences entre les langues deviennent les plus saillantes. Comme pour la traduction du Npr, le traducteur est limité dans son choix et sa recherche d’équivalents. Toutefois, notre approche quant à la traduction du lexique argotique et libertin sera différente. Le Npr est en effet un référent grammatical déterminé et généralement unique, tandis que l’argot est un sociolecte qui se réfère à un vocabulaire certes particulier, mais non unique, puisqu’il est parlé par un groupe social déterminé. Il s’agit donc de constater l’écart langagier et sa traduction. Le registre de langue familier et populaire étant présent dans les deux langues, nous supposons que le vocabulaire argotique et libertin est traduisible. Nous avons donc vérifié si la traductrice slovène a choisi de rendre un terme ou une expression argotique en utilisant le même registre de langue. 5.1 La traduction des expressions familières et de l’argot français La définition courante de l'argot est avant tout une définition historique. D’après le Trésor de la langue française, l’argot était la langue des malfaiteurs. Il désignait l’ensemble des gueux, bohémiens, mendiants professionnels et voleurs. Au cours des siècles, les acceptions se sont multipliées. On parle d’ailleurs souvent d’argots (au pluriel) ou de « parlures argotiques », pour reprendre l'expression de François-Geiger et Goudaillier (1991). Plusieurs définitions ont été élaborées notamment au cours du XXe siècle. Pour Guiraud, l'argot est défini comme un signum linguistique, « un signum de classe, de caste, de corps » (1956 : 97), une certaine façon de parler par laquelle l'individu et le groupe se distinguent (ibid. : 102). L’argot est également devenu une « langue refuge, emblématique, la langue des exclus, des marginaux ou de ceux qui se veulent tels, en même temps qu'une façon pour certains de marquer leur différence par un clin d'œil linguistique » (Calvet 1994 : 9). Le Dictionnaire de linguistique désigne l'argot comme « un dialecte social réduit au lexique de caractère parasite (dans la mesure où il ne fait que doubler, avec des valeurs affectives différentes, un vocabulaire existant), employé dans 63 une couche déterminée de la société qui se veut en opposition avec les autres » (Dubois, Giacomo & al., 2002 : 48). Enfin, l’argot est un langage ou un vocabulaire particulier qui se crée à l'intérieur de groupes déterminés et par lequel l'individu affiche son appartenance au groupe. C’est donc un phénomène lexical, mais aussi une ressource stylistique. Or, si toute langue possède une dimension argotique (Goudailler, 2002 : 5), la diversité des sociolectes n’est pas la même dans deux langues : ainsi, le slovène ou l’anglais ne connaissent pas l’exact équivalent de ce qu’est l’argot français. De fait, les écarts entre langues standards sont bel et bien présents. L’argot utilisé par Dany Laferrière est celui d’un certain milieu, le milieu des jeunes et plus particulièrement des jeunes noirs vivant au Canada. Ce langage est marqué par des spécificités souvent lexicales (p.ex., « T’as pas peur qu’elle se balance une bonne fois ? » pour « Tu n’as pas peur qu’elle se suicide une bonne fois pour toutes ? »). On note que le vocabulaire est limité et essentiellement oral ; les expressions grossières sont fréquentes (Bouddha de mes fesses) ; les mots sont souvent connotés négativement (le Nègre). Le niveau de familiarité et de vulgarité est apparemment un effet recherché par l’auteur afin d’attirer l’attention sur son premier roman. D’une manière générale, la traductrice a traduit les expressions familières et les termes argotiques par une expression slovène équivalente ou semi-équivalente (piquer un bouquin pour sunit knjigo (= piquer un livre) ; foldingue pour usekana). Nous notons toutefois que les expressions slovènes n’ont pas la même intensité (cette saloperie de croix pour posrani križ) ou n’appartiennent pas au même registre (Merde, alors est traduit par Hudiča ; Fous-moi la paix par Mir mi daj ; assez gogo par lahkoveren). Malgré ces divergences, le choix de l’expression cible apparait comme naturel. Dans l’exemple cité précédemment, l’équivalent slovène du mot « merde » existe, mais on ne l’utilisera pas dans le même contexte, ce qui explique le choix de la traductrice : elle lui préfère l’équivalent « hudiča » qui correspond à l’expression « par le diable ». Les deux autres expressions « daj mi mir » et « lahkoveren » se rapportent respectivement au registre populaire et courant, mais non argotique pour le slovène. Par conséquent, la traductrice s’est attachée à traduire les termes et expressions argotiques en slovène. Dans la majorité des cas, l’équivalent argotique n’existant pas dans la langue cible, la traductrice a opté pour un terme au sens équivalent, bien qu’issu d’un autre registre, courant ou populaire, donc non argotique. Nous confirmons que l’argot est un cas limite qui oppose une résistance à la traduction. Il s’agit bien là d’un problème d’intraduisibité puisque la langue cible ne possède pas l’équivalent exact du terme argotique source et de non-traductibilité puisque l’argot français ne peut être converti en slovène sans altération. 64 5.2 La traduction du vocabulaire libertin Selon Bruant (1905), le langage populaire, voire vulgaire, est un marqueur d’identité qui peut choquer la bienséance et la pudeur. Les termes et expressions argotiques à connotation sexuelle font amplement partie du roman de Laferrière, non pas sous la forme d’injures, mais sous la forme d’un lexique érotique et vulgaire que nous qualifions de libertin. En effet, le roman, écrit sous la plume du deuxième académicien noir élu à l'Académie française après Léopold Sédar Senghor, comprend des débats à caractère sexuel et un langage sexuellement connoté (bander, s’envoyer en l’air, baiser, etc.). Les descriptions à connotation sexuelle sont explicites et les scènes érotiques, décrites dans le roman, peuvent parfois heurter la bienséance. L’usage de ce lexique libertin exprime sans doute une volonté de dépréciation et de provocation de la part de l’écrivain. Par ailleurs, le lexique libertin est présent non seulement dans le texte, mais aussi dans les titres de certains chapitres : au chapitre VIII (Et Voila Miz Litterature qui me fait une de ces pipes), au chapitre XIV (Comme une fleur au bout de ma pine nègre), au chapitre XXI (Le poète nègre rêve d’enculer un bon vieux stal sur la perspective Nevsky) et au chapitre XXII (Le pénis nègre et la démoralisation de l’Occident). D’une manière générale, il s’agit de traduire un écart langagier susceptible de choquer. Mais, cet écart langagier est-il traduisible ? En effet, les visions du monde étant différentes, tous les mots ne sont pas acceptables. Il est parfois délicat de traduire le vocabulaire libertin, en tout cas avec la même intensité. C’est peut-être la raison pour laquelle la traductrice Ana Prislan a choisi de raccourcir le titre slovène en ne traduisant pas le dernier segment du titre du roman « sans se fatiguer ». Par ailleurs, si la traductrice a utilisé des expressions familières pour traduire l’argot, atténuant de ce fait la rudesse de certains propos de Laferrière, nous notons qu’il n’en est pas de même pour la traduction du vocabulaire libertin. La traductrice slovène a su discerner l’intensité des propos à caractère sexuel et a choisi de les traduire, dans la majorité des cas, textuellement : par exemple, pour les titres des chapitres cités précédemment, nous avons au chapitre VIII (Glede Mis književnosti, ki mi ga vleče), au chapitre XIV (Kot cvet na mojem zamorskem storžu), au chapitre XXI (Zamorski pesnik sanja, da bi nategnil starega stalinista na Nevskem prospektu) et au chapitre XXII (Zamorski penis in poraz zahoda). Parfois, certains éléments lexicaux ou phraséologiques n’atteignent pas le même degré de grossièreté ou encore le choix de l’équivalent approprié est moins intense (storž pour pine). Par conséquent, la traduction slovène n’est pas plus pudique que l’original puisque les termes sexuellement connotés ont été traduits. On en conclut que, contrairement au vocabulaire familier, populaire et argotique, le slovène possède une force expressive équivalente du français quant au vocabulaire libertin. 65 Considérant le vocabulaire libertin comme un sous-groupe de l’argot, on aurait pu supposer que le résultat était le même. Or, ce n’est pas le cas. Nous constatons que le vocabulaire libertin est traduisible puisque le slovène possède, dans la majorité des cas, un terme ou une expression équivalente. Il est également partiellement ou semi-traductible puisque les termes français ont été convertis en slovène sans grande altération. 5. En guise de conclusion L’univers culturel haïtien et québécois étant complètement étranger à la Slovénie, c’est par l’entremise de la traduction que ces univers, qui peuvent paraitre exotiques en Europe, entrent en relation et permettent la rencontre de réalités linguistiques et culturelles différentes. Certaines résistances à la traduction apparaissent dans le roman de Laferrière. L’une des tâches du traducteur consiste à faire place à lʼétranger dans la langue maternelle malgré les plages d’intraduisibité parsemées à travers le texte. Nous avons vu que certains noms propres ont été traduits par un terme équivalent, d’autres sont traduisibles par le biais de l’explicitation. L’argot, en revanche, semble poser de plus grandes difficultés en traduction : d’une part, par faute d’équivalent, dans notre cas en slovène, d’autre part les réalités ne sont pas transposables. L’impossibilité de traduire à la lettre le vocabulaire argotique donne ainsi lieu à des termes et expressions comparables, mais issus d’un registre différent. L’argot français est, de ce fait, une variété sociolectale sans équivalent direct en slovène, dans la grande majorité des cas. Enfin, la traductrice n’a pas tenté d’atténuer la rudesse du langage de Laferrière : les mots grossiers et le langage libertin ont été traduits par des équivalents, même si on note parfois des divergences d’intensité. D’une manière générale, la traductrice slovène s’est appliquée à rester fidèle au texte source, elle évite l’adaptation à la langue de l’étranger, tout en considérant l’Étranger dans son altérité. Les pertes restent, malgré tout, inévitables, mais le traducteur a-t-il vraiment le choix ? Références Algeo, J. (1973): On Defining the Proper Name. Gainesville, University of Florida Press. Allerton, D. J. (1987): « English Intensifiers and their idiosyncrasies », Language Topics: Essays. 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Paris, Seuil. 67 LES INTERPRÈTES VUS PAR LES HISTORIOGRAPHES ARABES Du IXème au XVème siècle May HOBEIKA HADDAD1 Abstract: History has long kept in silence the work of interpreters. Moreover, when it comes to the Arab World, silence is accentuated by the scarcity of research carried out in this field. This article, based on the writings of some thirty authors of ancient sources, most of whom being historiographers and chroniclers, tries to provide some answers to questions concerning the status of interpreters in the Arabic-speaking world: What was their role and how their work was perceived? What were the risks of their duties? What place was reserved for the concepts of loyalty and fidelity in their practice? Were they all hidden in the shadow of their masters, doomed to anonymity? Keywords: History of interpretation, ancient Arabic sources, status of interpreters, trust, loyalty. 1. Introduction L’exploration de l’histoire de la traduction constitue, certes pour le traducteur mais aussi pour le traductologue, un acte de ressourcement, une découverte de soi que nous nous plaisons à comparer au retour d’un fils d’émigré sur les pas de ses ancêtres (Haddad, 2016 : 113). Si ce voyage dans le passé du métier de traducteur offre à l’historien un trésor de sources inépuisables dont il pourrait tirer profit à plusieurs reprises selon l’éclairage sous lequel il choisit de l’examiner, il n’en est pas de même pour le voyage dans le passé de l’interprétation. L’histoire a longtemps passé sous silence le travail de cet acteur de liaison entre commerçants, entre alliés ou souvent entre ennemis. On s’accorde généralement sur les raisons de ce silence attribuées à la nature même de l’acte de l’interprétation qui prend appui sur une matière première évanescente et fugace qui est l’oral (Van Hoof, 1996 : 9 et Delisle, 1995 : 244). Force est de constater, cependant, que lorsqu’il s’agit du monde arabe, le silence est accentué par la rareté des recherches effectuées dans ce sens. Les historiens arabes qui s’intéressèrent assez tôt à l’histoire de la traduction y virent surtout un mouvement de transmission du savoir philosophique et scientifique témoignant de l’apport de la civilisation arabomusulmane à la civilisation occidentale. Cette approche aurait permis d’éviter, en quelque sorte un sentiment d’infériorité après le choc de la Nahda2 du École de Traducteurs et d’Interprètes de Beyrouth, Université Saint-Joseph, may.haddad@usj.edu.lb 2 L’époque de la Nahda ou renaissance arabe, située entre le milieu du XIXème siècle et le milieu du XXème, advint après une longue période qualifiée de décadence et mit 1 69 XIXème siècle. Jouant un rôle bien différent, celui d’un agent de communication, l’interprète ne put attirer l’attention des historiens et des penseurs de l’époque. Il faut peut-être chercher aussi l’explication de cette absence d’intérêt dans le statut réservé à ce métier qui, comme partout dans le monde, n’était pas pratiqué à l’exclusion de tout autre (Kremer, 2016 :168). C’est la question du statut qui mériterait, en effet, une réflexion rétrospective : qui étaient les ancêtres des interprètes d’aujourd’hui du monde arabophone ? Quel était vraiment leur rôle et comment était conçu leur travail ? Étaient-ils tous des silhouettes cachées dans l’ombre de leurs maîtres, voués à l’anonymat ? Quelle place était réservée aux concepts de loyauté et de fidélité dans la pratique de leur tâche ? Les réponses à ces questions requièrent une recherche approfondie dans les sources qui relatent les faits historiques et mentionnent de près ou de loin une activité d’interprétation. Nous essayerons dans cet article d’apporter quelques réponses basées sur les écrits d’une trentaine d’auteurs de sources anciennes, la plupart étant des historiographes et des chroniqueurs. Ils vécurent entre les IXème et XVème siècles mais leurs récits remontent à des périodes antérieures. Ce corpus minutieusement choisi, couvre, en effet, la période du début de la propagation de l’Islam jusqu’aux croisades, la fondation des entités politiques des latins catholiques au Moyen-Orient et la chute de Constantinople. C’est une période marquée par une intensification des relations entre arabes, perses, byzantins et occidentaux qui suppose une activité dynamique d’interprètes peu explorée en histoire de la traduction et de l’interprétation à l’inverse de la période suivante, celle de l’Empire ottoman. L’exploration de ce corpus s’avère donc intéressante pour tenter de brosser le portrait des interprètes et de leurs rôles tels qu’ils apparaissent dans les ouvrages consultés. Sans prétendre une exhaustivité utopique ni une généralisation absurde, nous proposerons dans une première partie une étude du terme turjuman3 en examinant son emploi dans les textes arabes. La deuxième partie sera consacrée à une classification des récits extraits du corpus de textes dans une tentative de lecture analytique qui permettrait d’en tirer quelques conclusions. 2. Turjuman, un terme récurrent au sens multiple L’interprète de nos jours est désigné par le terme turjuman en arabe tandis que le terme moutarjim est réservé au traducteur. Les deux mots sont dérivés du même verbe : tarjama qui veut dire traduire. Néanmoins, les études en évidence le retard qu’a pris le monde arabe, par rapport à l’occident, dans tous les domaines du savoir. 3 Terme arabe pour interprète. 70 étymologiques affirment que l’appellation arabe turjuman4 est empruntée à des mots d’origines akkadiennes, araméennes et hébraïques désignant l’intermédiaire entre des interlocuteurs de langues différentes ou l’exégète des textes religieux notamment chez les Hébreux (Laroussi, 2010 : 137). Si l’on s’accorde que turjumanu5 de l’araméen a donné lieu à tarjuman et turjuman en arabe, il n’en reste pas moins que l’emploi du mot dans les anciens textes arabes témoigne d’une diversité d’acceptions qu’il convient d’examiner. L’on constate d’abord que le mot ne figure pas dans le dictionnaire Al ʿayn du Farahidi6 considéré comme étant le premier dictionnaire de la langue arabe. Il faut attendre les dictionnaires plus tardifs pour l’intégration du mot. C’est ainsi qu’on trouve dans Al Saḥâḥ du Jawhari7 l’une des première mentions sous l’entrée rajama. Il commence par définir le verbe tarjama : « expliquer (ses paroles) dans une autre langue » en ajoutant : « d’où est [dérivé] tarjaman […] tarjuman […] turjuman » (jawhari, 1990 :1928). Trois siècles plus tard Ibn Mandhûr répète à peu près la même explication mais il définit d’abord turjuman : « celui qui explique » (Ibn Mandhûr, s.d : 229). Ainsi, ce mot arabe qui sera à l’origine de plusieurs mots dans différentes langues dont le grec byzantin, l’italien et le français8 désignant le traducteur oral, n’est pas défini dans ce sens. En effet, l’emploi du mot turjuman dans le sens de traducteur des textes écrits est attesté dès le IXème siècle notamment chez Jaḥiz dans son fameux texte sur la traduction (Jaḥiz, 1996 : 74-82). Cet emploi va longtemps cohabiter avec le sens de traducteur oral bien que, dès le début des activités de traduction vers l’arabe à l’époque abbasside, historiographes et bibliographes ont préféré employer nâqel et naqala (le pluriel) qui veut dire textuellement transporteur, pour désigner le traducteur9. Quant au traducteur oral, il est toujours mentionné comme turjuman par les chroniqueurs. Ceci n’empêche pas, toutefois, une cohabitation de plusieurs acceptions pour turjuman : Une étude étymologique approfondie n’aurait pas sa place dans cet article qui s’intéresse plutôt aux acceptions qu’acquiert le mot dans les sources arabes. 5 L’assyrien ragamou est également retenu comme origine (Larose, 1992 : 3) et c’est probablement la même racine arabe : rajama ayant essentiellement pour sens lapider mais aussi maudire (Ibn Mandhur, s.d : 227) ce qui rapproche le mot d’un acte verbal. 6 Auteur et linguiste qui vécut au VIIIème siècle. 7 Auteur et linguiste du Xème siècle. 8 Notamment en français : drugement (fin XIIème s.) puis trucheman (fin XIVème s.) puis drogman et truchement (début du XVème s.) (Rey, 2000 : 2345) 9 Ceci est le cas par exemple du fameux bibliographe Ibn An-Nadîm dans son Fihrist écrit en 938. À noter que Jaḥez est l’un des rares auteurs à employer également dans son texte mutarjim à côté de turjuman. 4 71 Notons d’abord qu’il est pris dans son sens premier, c’est-à-dire de celui qui explique, pour désigner l’exégète du Coran. C’est un titre qui fut communément attribué à Abdullah Ibn Abbas, l’un des compagnons du Prophète : turjuman al Qur’ân et cité par un grand nombre d’auteurs et d’historiographes10. Cette tâche suppose un travail verbal puisque la transmission orale était de vigueur surtout au début de l’Islam. L’emploi dans un contexte religieux est d’autant plus intensifié par un hadith du Prophète cité souvent avec des variantes selon les sources11 : « Chacun d’entre vous Dieu lui parlera et il n’y aura pas de turjuman entre Lui et vous » (Muslim, s.d : 703)12. Le mot est employé cette fois dans le sens d’intermédiaire ou de porte-parole, signification qui met en exergue le face-à-face direct entre le croyant et Dieu voulu dans le contenu du hadith. Cette notion d’intermédiaire va évidemment être reprise par différents auteurs qui vont l’employer dans des contextes religieux et profanes : on parlera du fait d’avoir besoin ou non d’un turjuman pour s’exprimer ou pour se faire entendre. Ceci est le cas de Ghazali expliquant les rituels de la prière (Ghazali, s.d : 150) et de Jaḥiz critiquant la filiation entre le Père et le Fils chez les chrétiens (Jaḥiz, 1995 a : 271). Asbahani, de sa part, parle du besoin de recourir à un turjuman pour expliquer un vers de poésie tellement le sens de celui-ci est vague (Asbahani, 1927-1938 : 89). Nous remarquons également la mention de ce besoin dans un vers de poésie parlant de la vieillesse et qu’un grand nombre d’auteurs répète : la défaillance de l’ouïe nécessite les services d’un turjuman qui pourrait transmettre le message non entendu : 13 ّ ‫ن‬ ‫إ‬ ‫أ‬ ‫و‬ ‫إن ا‬ L’acception d’intermédiaire a fait appel aussi à plusieurs emplois métaphoriques que les auteurs vont reproduire à l’infini, chacun y ajoutant sa propre touche. C’est ainsi que la langue, au sens physique, est considérée comme turjuman du cœur chez Ghazali, Jaḥiz, Zamakhchari, Al Dhahabi et bien d’autres. Le mot devient donc symbole du porte-parole de la facette cachée de l’âme humaine, dévoilant ce qu’elle a de plus profond en elle. Ibn Arabi considère même la langue le turjuman de l’état du sujet parlant : !‫ ط‬# ‫ن أ ال ا‬ (Ibn Arabi, s.d a : 161). Cependant, cet outil peut trahir son maître lui jouant de mauvais tours. Jaḥiz, dans sa lettre sur l’obligation de garder le secret, se méfie de cette langue Nous citons à titre d’exemple : Al-Baghdadi, Ibn Al-Jawzi, Ibn kathir, Sayûti, Aldhahabi. 11 Différents auteurs le mentionnent citant leurs sources : Sahîh de Muslim et Sahîh de Bukhâri. Parmi ces auteurs : Ibn ‘Arabi et Ibn Kathîr 12 Le texte original : « ‫ن‬ %# ‫ و‬%# & ‫ ﷲ‬% ّ ( )‫ * أ إ‬+(#* * » 13 Littéralement : « mes 80 ans atteints, j’ai besoin d’un turjuman pour entendre ». Ce vers attribué à un certain Awf Bin Melhem, est cité entre autres par : Al Qâli, Al Dhahabi et Ibn Taghri. 10 72 turjuman du cœur. Le cœur, en effet, est « le réservoir des pensées et des secrets » et de tout ce qui est ressenti. La nature humaine tend à vider en quelque sorte ce réservoir par le biais de la parole ; ceci est conçu comme un soulagement. Or la langue, ou plutôt la parole, doit être contrôlée par la raison (‘aql) pour ne pas trahir les règles d’éthique et afin d’agir avec discernement. (Jaḥiz, 1995 b :89). Autrement dit, on ne peut pas tout dévoiler ! Le turjuman peut ainsi perdre son bon sens à force de gagner en spontanéité. La métaphore de la langue ou la parole turjuman va passer à l’écrit : c’est la calligraphie qui devient la parole de la main et le turjuman de la pensée chez Sayûti14 (1998 :300). L’image atteint son apogée avec Sûli puis Qalqachandi qui s’occupèrent tous les deux des rituels de l’écriture jusqu’à la description des outils de travail dont le crayon. Tenu par le copiste ou l’écrivain à une distance d’à peu près un empan, le crayon est comparé à un turjuman muet dans un vers de poésie cité par les deux auteurs : 15 ,- ‫ ا‬. /0/ 1 ,2 ‫ب‬ . * 4 56 ‫ س ا‬8‫ن أ‬ % Ce survol rapide de quelques emplois du mot16 montre que le turjuman acquiert très tôt une dimension religieuse supposée lui procurer un statut respectable. Mais les différentes acceptions attestent surtout du caractère à la fois oral et utilitaire de cet agent de liaison. Employé au sens propre ou au sens figuré, le turjuman reste un intermédiaire nécessaire venant à l’aide de la personne humaine dans le rapport qu’elle entretient d’une part avec elle-même, ses idées, ses pensées et ses sentiments et d’autre part avec son entourage. Le turjuman assure également le rapport avec Dieu pour comprendre Sa parole. Ce n’est qu’au moment du Face-à-Face avec Lui que le turjuman sera démuni de son rôle. Aussi, ces quelques exemples témoignent-ils d’une similarité étonnante avec la circulation du mot interprète en français. De l’intermédiaire au commentateur, à « celui ou celle qui transmet et explique la volonté des dieux (fin XIVe s.) » à la « personne qui explique le sens d’un texte (1466) », puis « quelqu’un qui traduit un texte écrit d’une langue dans une autre (1562) » pour en arriver enfin à détrôner trucheman qui désigne le traducteur à l’oral à la fin du XVIème siècle. Même l’emploi métaphorique ne manque pas de surprendre puisque les interprètes se transforment dans « le langage précieux du XVIIe s. » «‫ن‬ 9 ‫نو‬: ;9 ‫» ا‬ Littéralement : « il [un jeune homme] a un turjuman à la parole muette, silencieux, qu’il tient à la distance d’un empan ou un peu plus ». Ce vers anonyme est cité par Sûli, avec une variante (Sûli, 1923 : 78) et par Qalqachandi, 1913 : 444 16 Nous mentionnons aussi un emploi qui reste actuel du mot turjuman qui est celui du biographe et tarjama : biographie. Ceci est probablement une extension du sens : expliquer. 14 15 73 en « muets interprètes » pour désigner les yeux17 (Rey, 2000 : 115). Il reste à voir l’effet de la cohabitation de ces différentes acceptions dans le milieu arabe sur la conception du métier d’interprète telle qu’elle est décelée dans les textes source du corpus choisi. 3. L’interprète une figure présente au rôle multiple 3.1. Notoriété religieuse À côté d’Ibn Abbas, l’exégète du Coran, une autre figure illustre des compagnons du Prophète est citée comme « interprète du Prophète ». Il s’agit de Zayd Bin Thabet dont une courte biographie est évoquée par Ibn Al-Jawzi (1992 : 5- 213-2106 ). Il était « turjuman du Prophète » et « son Kateb (écrivain ou scribe) auprès des rois ». Turjuman est pris cette fois dans le sens de traducteur et d’interprète puisque le texte d’Ibn Al-Jawzi atteste cette fonction en rapportant qu’il apprit les langues étrangères de l’époque : le persan (du messager de Chosroès le roi perse), le grec, le copte et l’ancien amharique (des serviteurs du Prophète). Le texte rapporte aussi que le Prophète lui-même lui a demandé d’apprendre « le livre des Juifs » car il n’avait pas confiance en eux et avait peur qu’ils changent « son livre ». Ibn Thabet s’occupait donc de la traduction et de la correspondance du Prophète dans plusieurs langues. Il était également parmi les rares personnes qui transcrivaient les versets révélés. Il fut en outre, choisi par le Calife Abou Bakr pour rassembler le texte Coranique. Les détails de sa vie laissent voir à la fois un homme de confiance et d’une grande connaissance ce qui lui a valu un respect incontestable. Le texte d’Ibn Al- Jawzi (XIIe s.) ne relate pas une mission précise d’interprétation ou de traduction mais le contexte laisse supposer qu’Ibn Thabet pouvait être chargé de l’une ou de l’autre. Ce qui nous importe ici, c’est de remarquer que la fonction d’interprète paraît jouir, dans ce cas, d’un statut respectable. Ceci est une note positive qui risque d’être mise en doute par plusieurs facteurs qui seront développés ci-après. Notons, toutefois, que la conception de la fonction d’interprète est profondément liée au contexte religieux. Ibn Arabi expose ce rapport en expliquant la raison de l’utilisation du mot. Il fait remarquer que les gens pieux appellent le messager venant de la part d’un Sultan interprète : « Ils disent : un interprète venant de la part du Sultan un tel est arrivé chez le Sultan un tel et a dit telle et telle chose. […] Ils appellent ainsi le messager interprète car le titre de messager est attribué au Messager de Dieu, la paix de Dieu soit sur lui » (Ibn Arabi, s.d b : 371)18. Notons qu’ibn Al-Azraq (XVe s.) considère également l’œil comme turjuman du cœur (Ibn Al-Azraq, 2008 :512) 18 « % . ‫@ > ا‬/ + ‫< و‬...> ‫> ل =<ا و=<ا‬/ ‫ن‬ ?6 ‫ @ ن ا‬: ‫? إ ا‬6 ‫ @ ن ا‬: ‫ * ا‬14‫ > ن و‬A +ّ ‫ و‬% . ‫ ﷲ‬4 ‫ ر ل ﷲ‬. ! ‫ أط‬% C ‫ل‬ ‫ا‬+ ‫»ا‬ 17 74 Cette mention prouve que l’interprète remplissait la fonction de messager à côté de sa fonction de médiateur linguistique bien que le titre lui soit interdit. 3.2. Anonymat Un regard rapide sur les textes de notre corpus permet de constater l’anonymat flagrant de l’interprète. Sa présence est souvent citée dans un anonymat total ou parfois partiel indiquant par exemple son prénom suivi du titre de turjuman. C’est le cas de Abboud l’interprète attitré de Rostam Farokhzad, le général perse (Tabari, s.d : 38). Mais dans la plupart des récits, l’auteur fait simplement mention de la présence de l’interprète accompagnant une personnalité ou s’asseyant parmi les deux interlocuteurs au cours des négociations. Ainsi, une délégation du Calife Omar bin Abdul Aziz trouva le « roi » grec assis écoutant « son interprète lui expliquant des choses19 » (Mas’ûdi, 2005 :153). Aussi, le grand chef militaire, Amr Bin Al-‘Ass se réunit avec l’Émir d’Alexandrie lors de la campagne d’Egypte ; chacun est alors accompagné par son interprète (Dhahabi, 1996 :70). Il est surprenant de voir que l’interprète dans ce dernier cas, n’est pas seulement anonyme mais il est pratiquement rendu invisible : le texte mentionne la présence des deux interprètes au tout début de la rencontre puis reproduit le dialogue entre les deux personnalités au style direct, comme s’ils se parlaient sans intermédiaires. Ceci est aussi le cas d’un autre récit rapporté par Sayûti. C’est, en effet, l’histoire de la lettre qu’a envoyée le Prophète au gouverneur d’Egypte désigné par les byzantins Al Mukawkas pour l’appeler à l’Islam. Le gouverneur accueillit le messager du prophète et l’honora puis il y eut un échange de propos entre les deux en présence d’un interprète (Sayûti, 1967 : 97). La présence effacée de l’interprète est significative et peut être la preuve qu’il est, de par son rôle, contraint à se tenir dans l’ombre de son maître : roi, gouverneur ou Calife. Voué souvent à l’anonymat, l’on ne sait rien de sa personne : d’où vient-il, comment est-il arrivé à remplir cette fonction, comment était-il rémunéré… Toutefois, quelques exceptions à la règle ne manquent pas. Quelques interprètes furent connus et mentionnés par leurs noms et figurent même dans les ouvrages de biographies ne serait-ce que par l’intermédiaire de quelques mots. C’est le cas de Muhammad ben Muhammad ben Ibrahim ben Issa AlḤumayri cité comme interprète du Sultan en Andalousie au VIIIème siècle. Le texte dit qu’il était doté « d’une belle physionomie et d’une âme généreuse. Il mourut au mois de Cha’ban de l’an 739 [de l’Hégire]20 » (‘Asqalâni, 1993 :155). C’est probablement l’une des rares mentions du nom complet d’un interprète. 3.3. Au cœur de la vie politique 19 20 « % . :ّ 6/ ‫ن‬ ‫ ا إذا‬8‫ د‬A » « 739 H# ‫ ن‬, 2 A ‫& * ت‬6# ‫ ا‬9 1(- ‫ & و= ن رع ا‬C ‫وم‬ 75 ‫@ن‬:‫نا‬ ‫»=ن‬ Les interprètes dans le monde arabe, comme partout ailleurs, ont joué tout au long de l’histoire un rôle indéniable dans la vie politique en général et militaire en particulier. Leur présence est certes nécessaire mais c’est la grande responsabilité qui leur incombe qui pèse surtout sur leur fonction. À ce titre, ils sont choisis comme hommes de confiance assistant aux négociations durant les batailles ou parfois comme messagers entre chefs et responsables. Leur participation aux pourparlers et événements durant les croisades et plus particulièrement durant le règne de Saladin, est souvent rapportée par les historiens de l’époque « même si c’est sans les nommer » comme le remarque Van Hoof (1996 : 12). Les belligérants eux-mêmes affirment la nécessité de trouver un homme de confiance qui puisse servir d’intermédiaire entre les deux parties. C’est ce que déclare Saladin en répondant à une demande de Richard Cœur de Lion de le rencontrer. Au fait, la demande est réitérée plus d’une fois mais la réponse de Saladin est presque identique à deux reprises selon le texte de Bahaeddine Ibn Chaddad. Saladin fait remarquer d’abord au roi d’Angleterre la nécessité d’avoir un interprète : « force est d’avoir parmi nous un interprète de confiance qui nous fasse comprendre ce que chacun de nous dit, ayons alors entre nous deux un interprète et si nous nous entendons sur une base [un accord], la rencontre aura lieu21 » (Ibn Chaddad, 2015 : 115). À la deuxième requête transmise par Al-Adel, son frère, Saladin précise : « je ne comprends pas ta langue et tu ne comprends pas la mienne […] que l’interprète soit messager entre nous le temps de nous entendre sur une base, nous tiendrons ensuite une réunion qui mènerait à la bienveillance et à la cordialité22 » (Ibn Chaddad, 2015 : 147). Le face-à-face entre les deux hommes ne s’est jamais produit en fin de compte, mais plusieurs mois de négociations ont suivi ces deux messages à travers des messagers interprètes23. Une trêve est décidée accompagnée d’une sorte d’amitié qui s’est tissée à distance entre les deux ennemis. L’intervention d’interprètes entre Saladin, les croisés et les byzantins est citée, d’ailleurs, plusieurs fois dans les sources exposant l’histoire de l’époque, comme lors d’une correspondance datée vers 1190 entre Saladin et Isaac II Ange, l’empereur byzantin (Ibn Chaddad, 2015 : 90) ou encore la confrontation entre Saladin et ses prestigieux prisonniers24 après la bataille de Tibériade (Asfahani, 1888 : 25). « ‫ذا‬JA ‫ن‬ ‫ ا‬K ‫ ذ‬## ( A 8L‫> ل ا‬/ * #* ‫ وا‬1= + 6/ ; ‫ ا‬A % ! ‫ن‬ *ّ ) K ‫ ا) ع ذ‬M ‫ ة و‬. > ‫» ا > ّ ت ا‬ 22 « #.‫ ة و‬. ّO : ‫ > ّ أ* و‬:/ ً) ‫ن ر‬ ‫ ا‬K ‫ ( ذ‬A : + 6 ) ‫ وأ‬K : + A‫وأ ) أ‬ H,Q ‫ ا داد وا‬%,> / ‫( ن ا) ع ا <ي‬/ K ‫» ذ‬ 23 Le messager n’est pas cité en tant qu’interprète mais le texte le fait supposer grâce précisément aux deux réponses de Saladin. 24 Il s’agit, entre autres de Guy de Lusignan, roi de Jérusalem, son frère Geoffroy et Renaud de Châtillon, seigneur des kraks. 21 76 Homme de confiance, l’interprète n’en est pas moins sujet aux dangers inhérents à sa mission. Sa fonction délicate risque de devenir parfois périlleuse. Ibn Al-Athîr raconte que l’empereur byzantin Héraclius et le grand général perse Schahrbaraz se rencontrèrent en présence d’un interprète et s’entendirent à s’unir contre Chosroès le roi perse. La rencontre supposée vers 629 (Grousset, 1949 : 90), est organisée selon Al-Athir par Schahrbaraz qui décide de se tourner contre le roi perse lorsqu’il apprend que celui-ci a donné l’ordre de le tuer. Il dit à Héraclius : « nous [mon frère et moi] combattons à vos côtés. Héraclius se réjouit de ces paroles et les deux se mirent d’accord contre lui [Chosroès]. Ils tuèrent l’interprète pour ne pas divulguer leur secret25 » (Ibn AlAthîr, 1987 a : 369). L’interprète tomba ainsi victime de ses fonctions. Cet incident prouve encore une fois, que l’interprète est toujours soupçonné de trahison. L’accusation est parfois adressée à l’interprète qui exerce son travail dans le camp adverse. Elle est prononcée par exemple expressément par AlMaghira, le messager de Sa’d Ben Abi Waqqas, le chef musulman. Des négociations entre perses et musulmans ont précédé la bataille d’Al-Qâdisiyya (vers 636) qui marque le début de la conquête de l’empire sassanide par les arabes. Le chef musulman envoya donc son messager auprès de Rostam Farokhzad qui avait son interprète ‘Abboud à ses côtés. En le voyant, et sachant qu’il est arabe de Hîra, Al-Maghira le réprimanda : « Misère à toi ‘Abboud, tu es un homme arabe. Transmets-lui ce que je dis comme tu me transmets ses paroles »26 (Tabari, s.d: 38). Ces propos dénoncent, quoiqu’implicitement, le travail de ‘Abboud et font entendre qu’agissant de la sorte, il trahit son peuple. Il est à rappeler que les gens de Hîra étaient des chrétiens et de ce point de vue, l’accusation est surprenante venant de la part d’un musulman ayant pour mission d’invoquer les perses à embrasser l’Islam et à se rendre. Cependant, nous remarquons que malgré le reproche, il lui fait confiance pour traduire ses paroles. L’appartenance ethnique de ‘Abboud l’aurait racheté aux yeux de son « compatriote ». La pratique du métier suscite en elle-même les suspicions. Les interprètes autant que les traducteurs, et peut-être davantage, sont taxés de trahison. Au XIVème siècle, Qalqachandi le dit nettement. Parlant des compétences linguistiques requises du kateb (scribe ou secrétaire), il considère qu’il lui est nécessaire de connaître la langue des lettres adressées à son roi ou émir « pour qu’il les comprenne et y réponde sans passer par un turjuman; ceci permettant mieux de garder le secret de son roi 27» (Qalqachandi, 1922 : 165). Il ajoute, un peu plus loin, que l’apprentissage des langues étrangères répond aux besoins de la communication à l’oral et à l’écrit (fi l mukhataba wa l mukataba). Il précise « ‫ھ‬ -6/ ?T ‫ن‬ ‫ و ? ا‬% . >6 ‫ وا‬K < 1 ‫ ح ھ‬6A .K * 1 > Q ‫» و‬ ّ « %#. # , = ( ‫ إذا أ‬#. % VA . 1 ‫ د أ ر‬,. / KQ/‫» و‬ 27 « %( * : ‫ ن‬4‫ أ‬% JA ، ّ .‫ن‬ ‫اط?ع‬ W * #. O X/‫و‬ 6 » 25 26 77 qu’à l’oral, il est plus facile de parler la langue de l’interlocuteur pour mieux s’entendre surtout si c’est le turc, la langue « dominante » en l’Égypte de son temps ; et d’ajouter, qu’à l’écrit, répondre aux courriers dans la langue du destinateur s’avère laisser un effet positif chez celui-ci tout « en gardant le secret du roi à l’abri du turjuman28 » (Qalqachandi, 1922 : 166-167). Turjuman est donc pris dans le sens de traducteur mais les paroles de Qalqachandi montrent que le travail de l’interprète (à l’oral) est entrepris par le secrétaire qui est à la fois interprète et traducteur. Le manque de confiance en la personne de l’interprète et du traducteur est exprimé ainsi clairement. Le statut du métier est nettement abaissé voire avili par rapport à celui du kateb considéré comme secrétaire au sens littéral du mot. Cette perception plutôt négative de l’interprète aurait dans l’histoire de quoi tenir. Quelques exemples montrent que l’interprète abuse parfois de ses fonctions essayant de détourner les faits, mû par des motifs personnels ou se plaçant au cœur des complots et des rivalités politiques. L’on raconte qu’un certain Othman Ben Al-ḥuwayreth, de la tribu de Quraych, cité parmi ceux qui avaient renoncé à l’idolâtrie à l’époque préislamique, a voulu se faire roi de la tribu. Les versions de son histoire diffèrent quant au stratagème auquel il avait eu recours pour atteindre son objectif mais convergent néanmoins sur un point : face à l’opposition de l’ensemble de la tribu, il se dirigea vers l’empereur byzantin pour lui demander de l’aide29. Entre temps, des messagers de Quraych obtinrent le soutien du roi Ghassanide en Syrie. Celui-ci envoya à l’interprète de l’empereur une lettre lui demandant d’altérer les paroles d’Othman. L’interprète s’exécuta. Quand l’empereur lui demanda de traduire ce que dit Othman, il répondit : « c’est un fou, il insulte le roi30 » (Ibn ‘Assaker, 1996 :334). Mais Othman finit par démasquer l’interprète aidé par un arabe qu’il rencontra par hasard sur les lieux. Ce récit, affirmant la participation active de l’interprète dans les complots politiques, ne précise pas pour autant ses motifs : aurait-il été payé par le roi Ghassanide ? C’est une probabilité à envisager. Un autre récit prouve que l’interprète est payé pour trahir. À la fin du VIème siècle, durant la période préislamique, l’Abyssinie régnait sur la région du «% .‫ن‬ ‫ اط?ع‬. : ً 4 » Ceci s’explique par le fait qu’à l’époque, des échanges commerciaux s’effectuaient entre la péninsule arabique et les régions gouvernées par l’empire byzantin dont la Syrie dirigée sur place par les rois Ghassanides. Obtenant le soutien de l’empereur, Othman pouvait faire pression sur sa tribu sous prétexte que l’empereur les priverait du commerce avec la Syrie s’ils refusent de le désigner comme roi (Ibn Assaker, 1996 :333). 30 Les versions diffèrent quant à sa réponse exacte (voir par exemple Al-Baghdadi, 1985 :155) 28 29 78 Yemen. L’un des héritiers du trône du Yemen, Saif Ben Dhi Yazan sollicita l’aide de Chosroès, le roi sassanide qui essaya d’abord d’éviter de l’aider militairement, le couvrant, en revanche, d’argent et de présents, mais finit après hésitation, par envoyer avec lui une armée formée d’anciens prisonniers. Ce fut la bataille de Hadramaout qui chassa les Abyssins et affermit le pouvoir sassanide sur le Yemen. Cette version commune à plusieurs sources historiques, Ahmad Ben Youssof Al-Kateb s’en démarque y ajoutant un détail : « le roi abyssin payait généreusement l’interprète de Chosroès pour altérer les allégations de ceux qui se plaignaient de lui » (Al-Kateb, 1914 :84). Selon sa version de l’histoire, Chosroès aurait offert de l’argent à Saif, à cause justement d’une mauvaise interprétation de ses paroles par l’interprète. Alors que Saif Ben Dhi Yazan se plaignait du pouvoir abyssin et demandait au roi de l’aider pour restituer son royaume, l’interprète traduisait ses paroles comme une quête pour venir à son secours à cause de sa situation misérable. Le plaignant essaya de faire parvenir sa demande à deux reprises et il en fut interdit à cause de l’interprète. À la troisième fois, il démasqua l’interprète qui fut condamné à mort et remplacé par un autre. Cette fois la trahison est bel et bien payée par un commanditaire mais a coûté la vie à l’interprète. 4. Conclusion Intermédiaire, porte-parole, messager, l’interprète a rempli ses fonctions en s’imposant comme agent indispensable aux niveaux religieux et politique. Mais on est loin de la perception actuelle du métier : une profession prestigieuse, valorisée, pratiquée par des personnes admirées pour leur prestation qui suscite souvent un étonnement et parfois même une sorte d’éblouissement qu’on voit dans les yeux de certains jeunes apprentis par exemple, quand on leur place les écouteurs sur les oreilles pour la première fois pendant une interprétation simultanée. Les exemples relevés dans les sources anciennes révèlent, en revanche, un statut précaire et quelque peu déprécié. Les textes anciens rendent les interprètes anonymes, invisibles et les représentent parfois comme des victimes ou des martyrs. L’on sait qu’ils sont musulmans, chrétiens, arabes ou étrangers mais leurs propres histoires, apparemment n’intéressant personne, sont dissimulées. La contradiction entre une mission considérée par tout un chacun comme vitale pour mener à bien les relations entre rois et chefs et une absence quasi-totale des personnes chargées de cette mission paraît paradoxale. Peut-être faudrait-il chercher l’explication dans la perception d’une composante essentielle du travail de l’interprète à savoir l’éthique du métier exprimée à l’époque en termes de loyauté ou de confiance. La présence incontournable de l’interprète donnerait l’impression aux personnes concernées qu’elles sont laissées à sa merci. Il a effectivement un grand pouvoir qu’elles se gardent évidemment d’admettre étant elles-mêmes supposées le monopoliser. Ces personnes cherchaient avant tout des « hommes de confiance » et les quelques exemples tirés des textes montrent que les interprètes qui ont joui d’une 79 certaine notoriété, l’ont eue grâce à une autre fonction exercée parallèlement. Si Ibn Thabet est respecté, c’est plutôt grâce à sa fonction religieuse et à son travail dévoué auprès du Prophète et non à sa qualité d’interprète ou de traducteur. De même, les secrétaires qui se substituaient aux interprètes, étaient apparemment mieux estimés. Les gens du métier étaient, quant à eux, mis en permanence sous examen et soupçonnés de trahison sous le risque d’être démis de leurs fonctions ou même éliminés à tout moment. Malgré ce constat pour le moins pessimiste, notons que les textes du corpus choisis prouvent encore une fois, qu’une catégorie de personnes qualifiées d’interprètes existait à l’époque et qu’il y a eu recours à ces individus en tant que spécialistes. Leur rôle primordial dans la vie politique est, en dépit de tout, indéniable. Si la majorité a travaillé dans l’ombre et n’a pas reçu la reconnaissance sociale qu’elle méritait, il n’en reste pas moins que certains ont bénéficié d’une mention spéciale par les chroniqueurs comme Philarète Brakhamios cité exclusivement comme « interprète du roi byzantin » (Ibn AlAthîr, 1987 b: 105) alors qu’il était connu en Occident pour son rôle militaire et politique et pour la principauté qu’il établit en Cilicie et à Antioche après l’invasion des seldjoukides31 . La trahison de quelques-uns n’aura pas empêché d’admettre leur qualité de professionnels. Il fallait attendre des temps meilleurs pour arriver à des normes d’éthique plus claires et gagner en légitimité sociale et professionnelle. Bibliographie ‘Asqalani, Ibn Ḥajr (1993) : Ad-Durar Al-Kâmina fi A’yân Al-Mi’a Ath-thâmina [Chronique de la huitième décennie]. vol. 4. Beyrouth, Dar Al-Jîl. Al-Baghdadi, Muhammad Ben Habib (1985): Al-Minammak fi akhbar Quraych. [Chroniques de Quraych]. Beyrouth, ‘Alam Al-Kutub. 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Les sources occidentales le citent comme arménien travaillant d’abord au service de l’empereur byzantin (Cheney et Vannier, 1986 :66-72). 31 80 Ghazali, Abou Hamed (s.d): Iḥya’ ‘ulum Ad-Din [revivification des sciences de la Religion]. vol. 1. Beyrouth, Dar Al-Ma’rifa. Grousset, René (1949) : L’empire du Levant : Histoire de la question d’Orient. Paris, Payot. Hobeika EL Haddad, May (2016) : Le retour aux origines ou les lamentations sur les ruines du passé. Dans M. El Haddad et M. Yazbeck (dir), La traversée, 1980-2015 (p.113-119). Beyrouth : École de traducteurs et d’interprètes, Université SaintJoseph. Ibn ‘Assaker, Abou Al-Qassem (1996): Tarikh madinat Dimachq. [Histoire de la ville de Damas]. vol. 38. Beyrouth, Dar al-Fikr. Ibn Al-Athir, Al-Jazri (1987 a): Al-kamel fil tariẖ. [L’histoire complète]. (vol. 1). Beyrouth, Liban, Dar al-kutub al-ʿilmiya. Ibn Al-Athir, Al-Jazri (1987 b): Al-kamel fil tariẖ. [L’histoire complète]. (vol. 9). Beyrouth, Liban, Dar al-kutub al-ʿilmiya. 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With the manuscript analysis, I could make sure that it shows undeniable similarities to the Latin manuscripts V and E reflecting the text of LA1, it is quite close to the manuscript Re of LA2 especially. Keywords : Légende dorée, Legenda aurea, Jacques de Voragine, medieval translation, codicology. Legenda sanctorum alias Lombardica hystoria de Jacques de Voragine, plus connue sous le nom de Legenda aurea, est sans aucun doute l’œuvre la plus lue et la plus diffusée après la Bible au Moyen Âge. Le fait que plus de mille manuscrits latins nous sont parvenus prouve cette extrême popularité de l’œuvre et le statut qu’elle occupait dans la vie intellectuelle au Moyen Âge. Depuis la deuxième moitié du XVIe siècle, le public se désintéresse complètement de la compilation de Jacques de Voragine au point qu’on la qualifiait comme « légende de plomb » (Le Goff, 2011 : 9) et elle est tombée dans un oubli complet. Avec le regain d’intérêt pour le Moyen Âge au cours du XIXe siècle, la Légende dorée commence à retrouver sa place dans les études médiévales et l’édition critique de Theodor Graesse en 1846 ouvre la voie à l’étude du texte même de cette compilation. Mais l’édition de Graesse souffre d’un manque de rigueur dans sa méthodologie et est basée sur un incunable trop tardif (Bourreau, 2004 : XLIX-L)2. Il a fallu plus de cent ans pour disposer enfin des éditions critiques modernes de Maggioni (1998 et 2007) et de Häuptli (2014), susceptibles de servir d’une base de travail textuel scientifique. Il en va tout autrement pour l’étude de la traduction en moyen français de la 1Université KOREA, Séoul, Corée du Sud, junhan@korea.ac.kr Graesse prétend avoir consulté plusieurs manuscrits pour son édition, mais son édition se base exclusivement sur l’imprimé Ebert de 1472. Pour plus de détails, voir Boureau (2004 : XLIX). 2 83 compilation de Jacques de Voragine. Ni la traduction de Jean Belet ni celle de Jean de Vignay n’ont été l’objet d’une édition critique complète jusqu’ici. Nous disposons seulement de deux transcriptions des textes de Jean Belet et de Jean de Vignay pour le chapitre de sainte Marie l’Égyptienne (Dembowski, 1977) et celui de saint Dominique (Cochrane, 2013) et d’une édition critique de quatre chapitres du manuscrit BnF fr. 241 (traduction de Jean de Vignay) : saint Nicolas, saint Georges, saint Barthélemy, La Fête de tous les saints (Hamer & Russel, 1989).L’édition de Dunn-Lardeau (1997), bien que très complète, est basée sur la version révisée par Jean Batallier en 1476 et ne propose le texte de Jean de Vignay (BnF fr. 241) que sous forme de notes de bas de page, et ne permet pas de rétablir l’intégralité du texte du ms. BnF fr. 241. En bref, la question de l’édition critique de la traduction de Jean de Vignay, qui est devenue la version définitive en France grâce à la révision de Jean Batallier, n’est toujours pas résolue et les chercheurs de l’histoire de la traduction française de la Légende dorée sont obligés de consulter les manuscrits. Dans cette présente étude, nous analyserons d’abord le manuscrit BnF fr. 241 qui renferme la meilleure et la plus ancienne version de la traduction de Jean de Vignay, et nous essaierons de montrer à quelle étape de la rédaction latine correspond le texte de Jean de Vignay. Les deux étapes de la rédaction latine de Jacques de Voragine Dans son étude (1995) et son édition critique (1998 et 2007) magistrales, Maggioni démontre que le texte latin de Legenda aurea fut rédigé en deux étapes (LA1 et LA2). Pour l’établissement de son texte, Maggioni a collationné 70 manuscrits choisis selon des critères minutieusement établis et les a classés en trois catégories : un groupe de manuscrits renfermant la version initiale courte (LA1), un autre groupe de manuscrits qui témoignent de la dernière volonté du compilateur (LA2), et enfinun troisième groupe de manuscrits comprenant le texte intermédiaire. L’avantage majeure de l’édition Maggioni consiste à montrer, dans une même édition critique, les textes appartenant à ces différentes étapes de l’évolution du texte et à permettre aux lecteurs d’apercevoir le texte de la première étape de la rédaction. Aussi avons-nous pu porter une attention particulière sur les manuscrits V, E et Re3 qui conservent des textes de la première étape (V et E) ou du début de la deuxième étape (Re). Nous allons comparer dans le chapitre suivant les textes de ces trois manuscrits avec celui de la traduction française de Jean de Vignay conservée dans le manuscrit BnF fr. 241. La traduction française de Jean de Vignay et le ms. BnF fr. 241 Les lettres attribuées aux manuscrits sont celles de Maggioni (1995 : 7-8 ; 2007 : XXIXXII) : Re = Città del Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. 485 ; V = Padova, Biblioteca Universitaria, ms. 1229 ; E = Milano, Biblioteca Ambrosiana, A 17 inf. 3 84 La version en moyen français de la Légende dorée traduite par Jean de Vignay est conservée dans 32 manuscrits et tous les chercheurs s’accordent à dire que celui de la BnF fr. 241, appelé P1 dans la branche française des études de Legendaaurea, présente le texte le plus fidèle à la version originale de Jean de Vignay. Le manuscrit, le plus ancien, est complet et daté. Sur les 2e et 3e de couverture est marquée clairement la date du manuscrit (1348) : Richart de monbaston libraire a fait escrire ceste legende des sains en françois l’an de grace nostre seigneur .mil.ccc˜.xlviii. (la 2e de couverture) Richart de monbaston libraire demourant a paris en la rue neuve nostre dame fist escrire ceste legende en françois l’an de grace nostre nostre [sic] seigneur .mil.ccc˜º.xlviii. (la 3e de couverture) Sur la 2e de couverture, juste en dessous de l’indication citée, nous lisons aussi « bloys » et « des histoires et livres en françoys […] de la [cheminee ?] » écrit d’une autre main, mais à peine lisible. Guerinel-Rau (2007 : 72), en s’appuyant sur l’indication « bloys », soutient que ce manuscrit proviendrait de la Bibliothèque de Blois. Après la préface du traducteur (fol. 1ra-b) et celle de l’auteur (fol. 1rb1va) se trouve la Table de saints (fol. 1vb-3rb). Cette table, bien que numérotée, ne reflète pas toujours l’ordre réel des chapitres. Les chapitres pour Jean l’Évangeliste et saint François ne sont pas indiqués dans la table, mais il s’agirait d’une simple erreur du copiste. Ce dernier omet aussi le chapitre de sainte Pélagie, peut-être parce qu’il l’a confondu avec le titre du chapitre de sainte Marguerite-Pélagie, celui qui le suit immédiatement. Mais il est difficile de comprendre pourquoi, dans cette table, le chapitre de saint Giles se place après celui de saints Félix et Adaucte et non pas après celui de saint Mamertin. On ne saurait expliquer non plus la présence de saint Tyburcien (fol. 2va) dans la table. Du fait que dans les festes nouvelles de l’édition de 1485 publiée par Guillaume le Roy se trouvent deux saints Tyburcien (Burtler, 1899 : 39-40), il est possible de supposer que cette table est établie et copiée d’après une version ultérieure de la traduction. De nombreux chercheurs croient que la traduction de Jean de Vignay a été commandée par Jeanne de Bourgogne en s’appuyant sur la préface du traducteur. Pour laquel chose quant je oi parfait Le mireour des hystoires du monde et translatai de latin en françois a la requeste de tres haute, poissant et noble dame Ma Dame Jehanne de Borgoigne, roine de France par la grace de Dieu, je fui tout esbahi a quel oevre faire je me metroie aprés si tres haute et longue oevre, comme je avoie faite par devant. [...] Et pour ce que il m’est avis que ce est 85 souverain bien que de faire entendre as gens qui ne sont pas lectrés les nativitez, les vies, les passions et les mors des sains et aucuns autres fais notoires des temps passez me sui je mis a translater en françois la legende des sains, qui est dite Legende doree. (BnF fr. 241, fol. 1r) Or, comme nous le voyons dans le passage souligné de la citation, l’œuvre traduite à la demande de Jeanne de Bourgogne est Le mireour des hystoires du monde de Vincent de Beauvais et non pas la Légende dorée. Le propos de Jean de Vignay signifie tout simplement qu’il a décidé de traduire la Légende dorée pour ne pasêtre oiseux (BnF fr. 241, fol 1ra). La raison pour laquelle on croyait que la personne qui avait commandé la traduction était Jeanne de Bourgogne, se trouve plutôt dans des versions altérées du XVe siècle. Par exemple, nous trouvons dans le manuscrit BnF fr. 242 (68882) le passage suivant : Cy commence le prologue de frere Jehan du Vignay, de l’ordre de Saint Jaques de Hault pas, sur la legende dorée ; laquelle il translata de latin en françois, à l’instance et requeste de très haulte et noble et puissante dame ma dame de Bourgoingne, par la grace de Dieu royne de France. (Paris, 1838 : 255) Comme il a été dit plus haut, P1, c’est-à-dire le manuscrit BnF fr. 241, contient la version la plus ancienne et textuellement la meilleure de la traduction de Jean de Vignay, et si l’on projette de préparer une édition critique de ce texte, c’est certainement ce manuscrit qui devra être la base de tout travail philologique. La comparaison entre la version latine et le texte de P1 Dans ce qui suit, nous allons comparer le texte latin fourni par l’édition de Maggioni y compris les leçons des manuscrits Re, V et E que l’on trouve en bas de page de la même édition, et le texte français du XIVe siècle traduit par Jean de Vignay. D’abord nous rencontrons dans la préface du chapitre de saint Nicolas l’omission d’un passage que Jean Batallier a rétabli dans sa révision (X) de 1476 d’après le texte latin. P1 : Et les docteurs de Grece escristrent sa legende. Et l’en lit ailleurs que Methodien patriarche l’escrist en crec, et Jehan dyacre la translata en latin et y ajousta pluseurs choses. (Hamer et Russel, 1989 : 159) X : Et les docteurs de Argolice escriprent sa legende. Et Argos, selon Isidoire, est une cité de Grece dont les Argoliciens sont appellés Grecs. Et l’en dit ailleurs que Methodien, patriarche, l’escript en grec, et Jehan, diacre, la 86 translacta en latin et y adjousta pluseurs choses. (Dunn-Lardeau (éd.), 1997 : 119-120) LA2 : Eius legendam doctores Argolici conscripserunt ; est autem Argos secundum Ysidorum ciuitas Grecie unde et Argolici Greci uocantur. Albi quoque legitur quod Methodius patriarcha eam Grece scripsit quam Iohannes diaconus in Latinum transtulit et pura addidit. (Maggioni (éd.), 2007 : 44) En fait, il ne faut pas tant parler d’une omission de P1, mais dire qu'il s'agit d’un ajout ultérieur dans la version tardive en latin, parce que le texte de LA1 ne comprend pas cette phrase et que Jean de Vignay traduit le texte tel qu’il se présente. Dans le premier chapitreDe AduentuDomini, nous pouvons aussi trouver un exemple de l’accord entre P1 et V/E : P1 : Et pour ce, le premier respons du premier diemenche de l’Avent a conter le Gloria Patri contient ·iiij· verses afin de senefier les devans dis ·iiij· avenemens. Et ja soit ce que il soient ·iiij· advenemens, toute fois especialment l’Eglise ne fait memoire fors de ·ij·, c’est assavoir de celi en char et au jugement, si comme il appert en l’office. (BnF fr. 241, fol. 3va) LA2 : Hinc est etiam quod primum responsorium prime dominice aduentus, computato Gloria patri, quatuor uersus continet ut predictos quatuor aduentus designet. Quis autem aut cui magis conueniat, prudens lector attendat. Licet autem sit quadruplex aduentus, tamen ecclesia specialiter de duplici, scilicet in carnem et ad iudicium, uidetur memoriam facere, sicut in officio ipsius temporis patet. (Maggioni (éd.), 2007 : 14) La phraseQuisautem … attendat de LA2 n’apparaît pas dans la traduction française de P1 tout comme dans les manuscrits latins V et E4. Au chapitre 54, saint Marie l’Égyptienne, P1 ne situe pas l’histoire dans le temps tandis que dans la version finale en latin, LA2, nous lisons « où elle entra vers l’an du Seigneur 270, au temps de Claude » (Boureau, 2004 : 298) : P1 : Marie Egyptienne qui fu appelee pecherresse mena tres destroite vie .xlvij. ans el desert. (Dembowski, 1977 : 270) 4 Ce passage est omis également dans la révision de Jean Batallier (X). 87 LA2 : Maria Egyptiaca, que peccatrix appellatur, XLVII annis in heremo artissimam uitam duxit, quam circa annos domini CCLXX tempore Claudii intrauit. (Maggioni (éd.), 2007 : 422) Dans ce passage encore, il ne s’agit pas d’un oubli de la part du traducteur, le passage quam circa … intrauit manquant aussi dans V et E. D’un autre côté P1 suit partiellement Re, un texte qui se situe au début de la rédaction de LA2. Nous avons pu relever dans le chapitre 109, saint Dominique, trois exemples qui pourraient rapprocher P1 à Re. P1 : et toutefoiz .i. chevalier, qui la estoit et se prenoit aucun poi a nostre foi, fist aprés ce assavoir ce miracle. Et l’en dit que semblable chose avint a Mont Victorieuel temple de Jovis5, que une disputoison fu ordenee contre les hereges. (D. J. Cochrane, 2013 : 252) LA2 : Quidam tamen miles qui ibi aderat et nostre fidei aliquantulum adherebat istud miraculum postmodum plublicauit. Factum est autem hoc apud montem Regalem. Simile quoddam dicitur accidisse apud Fanum Iouis indicta. (Maggioni (éd.), 2007 : 806) Ce problème de l’alternance entre le Mont Victorial et le Mont Royal concerne uniquement les versions du stade LA2, parce que ni l’un ni l’autre n’apparaissent dans les textes de LA1, c’est-à-dire dans les manuscrits V et E. Ce qui prouve que le texte de base pour la traduction P1 ne provient pas directement d’une version de LA1, mais d’une version de LA2 qui conserve toujours des traces des premières versions de Legenda aurea. Juste après le passage cité ci-dessus de P1 est ajouté un long paragraphe : P1 : Si comme la maladie de mauvestié de heresie croissoit es parties d’Albigois, cele disputaison sollempnel fu a ce temple de Jovis, et furent ordenez juges d’une partie et d’autre ausquiex l’en devoit baillier en escript l’afirmacion de la foi que chascun enseignoit. Si que le livret de saint Dominique fu esleu et presenté entre ces autres. Et donc les juges contençoient 5Fanum Iouis signifie littéralement « le temple de Jupiter » et c’est l’étymologie du nom de lieu Fanjeaux. Jean de Vignay, ne connaissant pas ce lieu, aurait mal compris le sens et donné une traduction fautive, alors que le texte latin montre que deux miracles semblables se sont produits dans deux lieux différents, c’est-à-dire à Mont Royal et à Fanjeaux. Cette erreur de traduction n’est pas corrigée dans la révision de Jean Batallier. 88 entr’eulz. Et toute fois fu il ordené que les livres d’une part et d’autre seroient getés el feu, et que celi qui ne porroit ardoir sans doute contenroit la vraie foi. Et donc furent les livres getez en .i. grant feu ardant. Et tantost li livre des hereges fu ars. Et le livre de saint Dominique tant seulement ne fu pas ars, mes sailli hors du feu bien loing sanz lesion. Et donc fu encore secondement geté el feu. Et il s’en sailli aussi sans ardoir. (Cochrane, 2013 : 252) Re : Cumque in partibus Albigensium morbum heretice parauitatis incresceret et apud Fanum Iouis celebris disputatio indicta esset ut sub uicibus deputatis ab utraque parte scripta presentari debeat assertio fidei quam docebat, libellus sancti Dominici pre ceteris libellis catholicorum eligitur et in medium presentatur ; uerum a iudicibus inter se discrepantibus statutum est ut utrosque libellos in ignem proicerent et quem comburi non contingeret, ille ueram fidem procul dubio contineret. In magnum ignem accensum libellis proiectis, hereticorum liber statim comburitur, libellus autem sancti Dominici non solum non leditur, uerum etiam ab igne prosilit in longinquum. Secundoque iniectus ac tertio eque prodiit incombustus. (Maggioni (éd.), 2007 : 806, note pour la phrase 38) V : Cumque in partibus Albigensium morbum heretice paruitatis incresceret et apud fanum Iouis celebris disputatio indicta esset ut sub iudicibus deputatis ab utraque parte scripta presentari debebat assertio fidei quam docebat, libellus sancti Domini pre ceteris catholicorum libellis eligitur et in medium presentatur ; uerum iudicibus inter se discrepantibus statutum est ut utrosque libellos in ignem proicerent et quem non comburi contingeret, ille ueram fidem procul dubio obtineret. In magnum igiturignem accensum libellis proiectis, hereticorum liber statim comburitur, libellus sancti Dominici non solum non leditur, uerum ab igne prosiliit foras in longinquum. Secundoque iniectus ac tertio eque prodiit incombustus. (Maggioni (éd.), 2007 :806, note pour les phrases 22-37) On retrouve le même épisode dans Reet V, mais pas dans les autres manuscrits de LA2.Ce qui nous amène aussi à rapprocher le texte de Re et celui de LA1 et à croire que Re appartient au début de la rédactionLA2. À la fin du chapitre de saint Dominique, P1 nous fournit un passage très intéressant. Le traducteur, en reconnaissant un épisode qu’il avait déjà traduit, intervient et explique aux lecteurs la raison pour laquelle il ne traduit pas une troisième fois le même passage6. Il s’agit bien d’une répétition, mais ce n’est pas la troisième fois que cet épisode apparaît dans le texte comme le dit Jean de Vignay. Les deux passages qu’il prétend 6 89 P1 : Saint Dominique, avant l’institucion de son Ordre, vit Jhesucrist qui tenoit .iij. dars en sa main et menaçoit le monde et cetera. Car je, frere Jehan du Vingnay, translateur de cest livre, ne veul ci plus metre ceste vision, car elle est pardevant en ce meismes chapitre et dit que ceste vision meismes fu faite a .i. moine et de rechief a .i. autre, pour quoi je ne la veul pas .iij.-fois metre ici. (Cochrane, 2013 : 267) Re : Beatus Dominicus ante ordinis constitutionem uidit Christum iratum in uisione tria iacula habentem in manu minantem mundo quod erant omnes Iudei uel falsi christiani. Cui affuit beata uirgo pro mundo rogans et dicens : « Parce, fili, mundo ! Ecce, habeo seruum meum ualde te et me diligentem : ipsum mittam predicatorem ueritatis. Ad quem multis conuertentur et uiam ueritatis consequeretur ». Et sic uisum est ei quod ibidem presentaretur. Cui acquiescenti et dicenti quod non bene sufficeret, representauit sibi beatum Franciscum dicens : « Ecce, hic associabitur ei ». Qui annuit precibus matris. Beatus uero Dominicus optime uocauit personam beati Francisci et formam et uultum. Vnde cum procedente tempore Romam uenisset propter ordinis confirmationem inuenit beatum Franciscum Rome, quem intuens cognouit eum cum nunquam uidisset eum. Cui dixit pater Dominicus : « Debet esse meus socius sic : enim et sic uidi ». Et narrauit ei uisionem per ordinem. Hec beatus Franciscus dixit cuidam fratri suo qui hec postea predicauit in domo fratrum predicatorum apud Ascolito. (Maggioni (éd.), 2007 : 828-829, note pour la phrase 384) Cette répétition se retrouve en effet à la fin du chapitre dans Re et le passage ajouté est à peu près identique avec celui des phrases 83-100 de LA2 (Maggioni, 2007 : 810). Dans le manuscrit V qui représente la rédaction du stade LA1 ce passage ne figure pas, et il est supprimé également dans les versions de LA2 postérieures à Re. En dehors de Re et V/E, le texte de P1 paraît avoir un rapport avec celui du manuscrit Z (Paris, Bibliothèque nationale de France, Nouv. acq. lat. 1800). Dans la vie de saint Marie l’Égyptienne (chapitre 54), Jean de Vignay a traduit XLVII annis en « 17 ans ». P1 : Et ces .iij. pains que je aportai avec moi s'endurcirent par le lonc temps et m'ont souffi par .xvij. ans que j'en ai mengié, mes mes vestemens sont pieça porris. Et j'ai esté en ce desert molt tormentee par .xvij. anz de avoir déjà traduits sont légèrement différents. 90 temptacions de la char, mes par la grace de Dieu, je les ai touz vaincus maintenant. (Demowski, 1977 : 271) LA2 : Illi autem tres panes quos mecum detuli, instar lapidis per tempora duruerunt et XLVII annis mihi ex hiis comedens suffecerunt ; uestimenta autem mea iamdudum putrefacta sunt. XVII annis in hoc deserto a temptationibus carnalibus molestata fui, sed nunc per dei gratiam omnes uici. (Maggioni (éd.), 2007 : 424) D’après Häuptli (2014 : 774, note pour la ligne 28), la manuscrit Z donne également la leçon XVII annis au lieu de XLVII annis, et nous trouvons la même erreur dans la traduction de Jean Belet qui précède celle de Jean de Vignay : Et li .iij. pain que je aportai o moi au fuer de pierre, lonc tans durerent et me souffirerent.xvij. anz, mais mi vestement sont pourri pieça..xvij. anz fui molestee des temptations charnez en cest desert, mais or en droit, par la grace de Dieu, les ai toutes sourmontees. Et te pri que faces a Dieu priere pour moi. (Dembowski, 1977 : 265, phrase 12) Cette erreur est certainement intervenue à la suite d'une confusion avec XVII anzque nous lisons dans la phrase qui suit. Il est à noter pourtant que Jean Belet a une tendance à confondre XLVII et XVII7, et nous trouvons le même type d’erreur dans son texte traduit : Et com je eüsse la sainte Croiz aouree tres devotement, uns hons me dona .iij. deniers des qules je achatai .iij. pains. Et je oÿ une voiz qui me dist: Se tu passes flun Jourdan, tu seras sauvee. Dont je le passai et ving en cest desert ou quel je ai conversé.xvij. anz sanz veoir nul home. (Dembowski, 1977 : 265, phrase 11) C’est le seul exemple, pour le moment, qui puisse rapprocher P1 et Z. Mais, étant donné que Z est le manuscrit le plus ancien de la version latine qui nous est parvenu et qu’il est daté de 1281 où la version finale du texte latin n’avait pas encore vu le jour, cet exemple pourrait renforcer notre hypothèse selon laquelle la traduction française de P1 reflète l’aspect de l’état initial de la deuxième étape de la rédaction latine. P1, une traduction reflétant les deux étapes de rédaction latine Dans un autre endroit du même chapitre, Jean Belet a traduit XII aetatismeaeanno en A .xxij. anz de mon eaige. (Dembowski, 1977 : 264, phrase 7) 7 91 Nous avons constaté dans le chapitre précédent que le texte de P1, c’està-dire la traduction française de la Légende dorée par Jean de Vignay, présente en même temps les traits de la première rédaction LA1 et ceux de la deuxième LA2. Toutefois, mis à part les exemples cités plus haut, P1 se rapproche plus des textes de LA2 ; ainsi pouvons-nous relever, dans le texte de P1, de nombreux éléments ajoutés dans LA2. Donc on pourrait dire que le texte latin employé comme base de la traduction de Jean de Vignay appartient au premier stade de LA2 qui garde encore les traces des versions LA1 comme le montre la comparaison avec les textes de Re et V(E). Pour ce qui est de la date de l’achèvement de la rédaction LA1, on s’accorde généralement à dire qu’elle ne dépasse pas 1267. D’un autre côté, le texte de base pour la traduction de P1 serait certainement antérieur au texte du manuscrit Z comme le prouvent les examens des variantes et des omissions. Il faut donc en tirer une première constatation : le texte latin qui a servi de base pour la traduction de P1 est rédigé après 1267 et avant 1281, date de la rédaction du manuscrit Z. Or, en soulignant les contributions importantes de l’édition critique de Maggioni, Boureau (2004 : 1216-1217) cite le cas du chapitre 61, saint Pierre Martyr. Pierre Martyr, le premier inquisiteur dominicain, a été assassiné le 6 avril 1252. Le pape Innocent IV l’a canonisé le 9 mars 1253 après avoir publié le 24 mars de la même année la bulle qui inscrivait Pierre dans la liste des martyrs à la date du 29 avril. Pourtant, toujours d’après Boureau (2004 : XVII et 1217), parmi les sources utilisées pour la rédaction du chapitre de saint Pierre Martyr, il se trouve une Vita rédigée par Thomas de Lentino après 1274 et qui n’était accessible qu’à partir de 1275. Donc l’histoire textuelle du chapitre pose un problème : comment une œuvre achevée avant 1267 pourrait-elle renfermer un texte datant de 1275 ? L’étude et l’édition critique réalisées par Maggioni (1995 et 2007) ont enfin résolu le problème. Parmi les deux manuscrits, témoins de la première version de Legenda aurea, celui de E omet le chapitre et V ne donne qu’une simple copie de la bulle de canonisation. Il faut donc conclure que le texte de ce chapitre tel que nous lisons a été inséré après 1275 (Boureau, 2004 : 1217-1218 et Maggioni (éd.), 2007 : 1547). Étant donné que le texte du chapitre de saint Pierre Martyr est contenu intégralement dans A (Milano, Biblioteca Ambrosiana, C 240 inf.), un manuscrit rédigé entre 1272 et 1276 (Maggioni, 1995 : 7 ; Maggioni (éd.), 2007 : XXI), l’insertion du texte de saint Pierre Martyr dans la version latine LA2 devrait avoir lieu entre 1275 et 1276. Ce qui revient à dire que le terminus a quo et le terminus ad quem de la rédaction du texte latin qui a servi de base pour la traduction de P1, sont respectivement 1275 et 1281. La traduction française de Jean de Vignay de la Légende dorée renferme donc le texte du début de la rédaction LA2, que l’on peut qualifier de « version intermédiaire » qui reflète en même temps les aspects des deux étapes de la rédaction latine. Cette traduction médiévale, la plus lue et la plus diffusée des 92 versions françaises au Moyen Âge, voulait être un texte pour les gens qui ne sont pas lectrés « qui ne savent pas lire le latin » (BnF fr. 241, fol. 1rb) selon le propos du traducteur, Jean de Vignay, et à travers le texte de Jean Batallier qui l’a révisée en la relatinisant (veue et diligemment corrigeeauprés du latin et segond le vray sens de la lectre) elle est devenue l’unique traduction française qui avait servi de base pour les traductions en plusieurs langues européennes au Moyen Âge et au 16e siècle. Bibliographie : Textes et traductions de la Légende dorée - Textes en latin Graesse, Theodor (éd.) (1850) : Jacobi a Voragine Legenda aurea vulgo Historia Lombardica dicta. Ad optimorum librorum fidem recensuit Dr. Th. Graesse. Dresde et Lipsiae, impensis librariae Arnoldianae. 2e éd. (1re éd., 1846 ; 3e éd., 1890). Häuptli, Bruno W. (éd.) 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Édition critique, dans la révision de 1476 par Jean Batallier, d’après la traduction de Jean de Vignay (1333-1348) de la Legendaaurea (c. 1261-1266) publiée par Brenda Dunn-Lardeau. Paris, Honoré Champion. Hamer, Richard et Russel, Vida (1989) : « A Critical Edition of Four Chaptersfrom theLégende dorée », in MedievalStudies51, pp. 130-204. - Traductions en français moderne Boureau, Alain (trad.) (2004) : Jacques de Voragine, La Légende dorée. Paris, Gallimard. Roze, J.-B. M. (trad.) (1967) : Jacques de Voragine, La Légende dorée.2vol. Paris, GFFlammarion (1re éd., 3 vol., Paris, Edouard Rouveyre, 1902). Wyzewa, Teodor de (trad.) (1998) : Jacques de Voragine, La Légende dorée. Paris, Seuil, 1998 (1re éd., Paris, Perrin, 1902). Études Boureau, Alain (1984) : La Légende dorée. Le système narratif de Jacques de Voragine. Paris, Cerf. 93 Burtler, Pierce (1899) : Legenda Aurea – Légende Dorée – Golden Legend. 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QUELQUES REPÈRES Mathilde VISCHER MOURTZAKIS1 Abstract: The translation of poetry may be one of the most thought-provoking forms of translation practice, yet many of its theoretical aspects remain elusive. This article gives an overview of approaches advocated in translation studies today and explores current theoretical perspectives. After a brief historical introduction, contemporary research is examined in the light of those questions that still influence theoretical reflection in the field : the untranslatability of poetry, the need to be a poet to translate poetry, rhythm, and the poetics of the translator. The author concludes that although theories of rhythm and recent textual approaches favor a more thorough and precise apprehension of translated texts, a comprehensive approach to poetry translation incorporating varying perspectives has yet to be developed. Si la traduction de la poésie est peut-être l’une des formes de la traduction les plus fascinantes, ses contours théoriques demeurent par certains aspects encore difficiles à dessiner. L’objectif de cet article2 est de proposer quelques pistes de réflexion sur les perspectives théoriques actuelles. Il s’agira en réalité de lancer quelques coups de faux dans un champ théorique encore passablement en friche : loin d’être exhaustif, ce parcours prend en considération surtout la production en langues française et italienne. Il permettra également de mettre en évidence les apports des études lyriques pour l’étude des traductions de textes poétiques. Les difficultés à cerner les apports théoriques de ces dernières décennies dans le domaine de la traduction poétique reposent sur plusieurs constats. Si la traduction de la poésie se situe, comme tant de disciplines, au carrefour d’autres domaines d’étude, les travaux qui lui sont consacrés adoptent souvent des perspectives multiples, visant à définir ce qu’elle est, à dire comment il faut traduire la poésie (les « théories prescriptives »), ou encore à analyser les Faculté de traduction et d’interprétation, Université de Genève, Mathilde.Vischer@unige.ch 2Le présent article a étérédigé à la suite des journées d’étude portant sur le dialogue entre les traditions dans les études lyriques qui se sont déroulées en octobre 2016 dans les Alpes vaudoises. (Journées d’étude de la Conférence universitaire de Suisse occidentale (CUSO), Leysin, 6-7 octobre 2016. « Internationaliser les études lyriques : quel dialogue entre les traditions ? ») 1 96 traductions et le processus de leur élaboration (les « théories descriptives »)3. De par leur interdépendance, ces perspectives ne sont en général pas distinctes les unes des autres, ni clairement énoncées. Par ailleurs, les études qui parlent de la traduction de la poésie sont le fait de théoriciens, de praticiens, ou de poètes. Très souvent, les théoriciens sont aussi des praticiens, et très souvent également, les praticiens sont aussi des poètes. Il est donc rare que le point de vue de ces réflexions soit clairement défini. Après une brève mise en contexte de la période qui précède la nôtre, plutôt que de tenter une classification des textes ou des auteurs, je partirai de quelques grandes questions qui façonnent la réflexion sur la traduction de la poésie aujourd’hui. XIXe-début XXe siècle : bref historique On peut faire remonter les questionnements actuels sur la traduction de la poésie essentiellement à ceux de l’époque romantique4, où l’herméneutique allemande a fondé une réflexion sur la traduction, dont certains aspects se révèlent, aujourd’hui encore, d’un intérêt certain (celle de Schleiermacher, notamment). Au XIXe siècle cependant, même si la conscience d’un affranchissement des « Belles infidèles » se fait sentir, ce qui domine dans la pratique est la nécessité de traduire un poème par un « beau » poème, correspondant aux critères de la culture d’accueil, et les contours même de la notion de traduction en sont encore très imparfaitement dessinés5. Les termes qui entourent la traduction poétique sont très variés : « imitation », « imitation libre », « traduction libre », « adaptation », « traduction », traduction « fidèle » ou « littérale »6.Le questionnement central qui demeure est : faut-il traduire en prose ou en vers ?7 Depuis le XVIIIe siècle, la tendance dominante voit dans la prose l’écriture la plus adéquate à la traduction poétique. Libérée des contraintes du vers et de la rime, elle permettrait plus de littéralité, donc de fidélité, le vers étant quant à luiréservé à l’imitation (infidèle, mais servant d’autres buts) des poètes antiques. Au XIXe siècle, comme l’indique Christine Je reprends les notions de théories prescriptives et descriptives à InêsOseki-Dépré (1999), dansThéories et pratiques de la traduction littéraire. Paris, Armand Colin). 4 Pour ce bref historique, je me suis appuyée sur les approches historiques et analytiques de Christine Lombez (2016) : La seconde profondeur. La traduction poétique et les poètes traducteurs en Europe au XXe siècle. Paris, Les Belles Lettres), Giovanni Dotoli (2010) : Traduire en français du Moyen Âge au XXIe siècle. Paris, Hermann) et sur l’Histoire des traductions en langue française XIXe siècle (Chevrel, Yves, D’Hulst, Lieven et Lombez, Christine (dir.) (2012) : Histoire des traductions en langue française XIXe siècle. Paris, Verdier. (Ci-après HTLF, 2012). 5 Voir HTLF, 2012, p. 347. 6Ibid., p. 346. 7Ibid., p. 428. 3 97 Lombez dans son ouvrage La seconde profondeur, les traducteurs revendiquent peu à peu plus de liberté de choix, ils cherchent à s’affranchir des schémas que leur imposent la prose ou le vers. Jusqu’au XXIe siècle, les grands poètes font l’un ou l’autre choix : Baudelaire traduit Poe en prose, Apollinaire traduitla Loreley de Brentano en vers, Jouve les Sonnets de Shakespeare en prose, et en 2016, Danièle Robert publie une traduction de L’Enfer de Dante en vers rimés8. Au cours du XXe siècle, le poème traduit change progressivement de statut : de « sous produit »9 existant seulement en regard de l’original, il devient poème à part entière, appréhendé comme un texte ayant un fonctionnement complexe propre, dont on tente désormais de saisir toutes les facettes. L’exigence de transparence du traducteur est elle aussi contestée : le travail de ce dernier se voit peu à peu considéré comme premier, fécondant la littérature à laquelle il appartient. Dans le dernier quart du siècle, les travaux d’Etkind, Lefevere et Berman ont contribué à cette évolution. Dans Un art en crise, Essai de poétique de la traduction poétique (1982), Efim Etkind postule la possibilité de traduire la poésie de façon à rendre son contenu dans sa forme. Il se livre ainsi à une défense et illustration de la langue et du vers français et prône la traduction du vers par le vers, à une période où la traduction en prose était courante10. Comme l’écrit Christine Lombez, « il introduit l’idée que la traduction d’un texte poétique doit tenir compte du système de conflits sous-jacent à tout poème : entre la syntaxe et le mètre, […] le son et le sens, […] etc. »11 Dans TranslatingPoetry (1975), André Lefevere propose différentes stratégies possibles pour la traduction de la poésie (littérale, phonémique, en prose, rimée, etc.). Comme l’écrit encore Lombez, il semble cependant que la volonté de s’en tenir à la restriction imposée soit souvent plus importante que la traduction du texte lui-même ; ne se concentrant que sur un aspect du textesource, cette typologie demeure donc insuffisante12. La réflexion de Berman (1985-95), qui s’inscrit dans la tradition herméneutique, fournit deux apports fondamentaux pertinents également pour le domaine de la poésie : tout d’abord une visée « éthique » de la traduction, Pour plus de détails, voir Lombez, Christine (2016) : La seconde profondeur, op. cit., pp. 7-8. 9 Voir Lombez, Christine (2016) : La seconde profondeur, op. cit., p. 18. 10 Voir à ce propos Oseki-Dépré, Inês (1999) : Théories et pratiques de la traduction littéraire, op. cit., p. 86. 11 Lombez, Christine (2008) : « ‘Le labeur des énergies orchestrales de l’esprit’. Poésie et traduction chez Henri Thomas ». In Bonhomme, Béatrice etSymington, Micéala : Le rêve et la ruse dans la traduction de poésie. Paris, Champion, p. 191. 12 Lombez, Christine (2003) :Transactions secrètes. Philippe Jaccottet poète et traducteur de Hölderlin et Rilke.Arras, Artois presses Université, p. 44. 8 98 développée notamment dans L’Épreuve de l’étranger, La traduction et la lettre ou L’auberge du lointain, et dans Pour une critique des traductions : John Donne.Berman dénonce la traduction « ethnocentrique », qui depuis le classicisme « affuble le poème traduit de tous les traits stylistiques dominants de la culture d’accueil »13, etprônele respect de la « lettre » du texte. Il est ensuite l’un des premiers à dénoncer le caractère second et « défectif » que l’on imputait généralement aux textes traduits et à souligner l’importance d’un « projet de traduction » et d’un « horizon du traducteur ». S’il propose une typologie des traductions et une méthodologie, à la fois descriptive et prescriptive (l’analytique de la traduction et la critique des traductions), elles ne sont toutefois pas pensées spécifiquement pour le texte poétique14. Fin du XXe et début du XXIe siècles : quelques grandes questions qui façonnent la réflexion sur la traduction de la poésie Les questions qui façonnent les réflexions récentes sur la traduction de la poésie ne sont pour la plupart pas nouvelles, mais travaillées de façon différente. Mis à part quelques typologies des traductions ou méthodologie pour la critique15, elles sont centrées sur l’acte lui-même, ce qu’il représente, sur l’expérience en ce qu’elle a de singulier et sur l’importance du traducteur et du sujet traduisant. La plupart des études cherchent ainsi à cerner toujours et encore le mystère de ce qu’est traduire un poème. S’il existe de nombreux ouvrages récents consacrés à des poètes-traducteurs (notamment sur Bonnefoy, Celan, Jaccottet, etc.)16 qui comprennent toujours une partie consacrée à l’analyse de traductions, rares sont ceux qui intègrent de véritables propositions théoriques, que ce soit sur le plan de la définition de l’activité ou de la lecture des textes traduits. L’ensemble des enjeux est donc rarement présenté. Trois approches principales se dessinent : celle destraductologues généralistes tout d’abord, comme Lawrence Venuti ou Susan Bassnett, qui prennent parfois pour objet d’analyse des poèmes, mais ne proposent pas une réflexion centrée sur la traduction de la poésie. La deuxième approche est celle des « faux théoriciens », traducteurs de poésie, parfois poètes, qui partent de leur expérience propre et proposent souvent une réflexion profonde, originale et singulière – et dont le plus bel exemple dans le domaine francophone est sans doute Yves Bonnefoy –, mais qui favorisent souvent une dimension secrète et Lombez, Christine (2016) : La seconde profondeur, op. cit., p. 12. Antoine (1995) : « Le projet d’une critique productive ». In Pour une critique des traductions : John Donne. Paris, Gallimard, pp. 11-97. 15Voir notamment Masseau, Paola (2012) : Une traductologie de la poésie est-elle possible ? La traduction du poème « toujours recommencée ». Paris, Publibook. 16Voir notamment dans la bibliographie les ouvrages de Christine Lombez, Matthias Zach, Florence Pennone et Stéphanie Roesler. 13 14Berman, 99 mystérieuse de la traduction poétique, qui serait le fait d’êtres ayant un rapport privilégié au langage17.La troisième approche est celle de théoriciens qui sont tout à la fois traductologues, traducteurs de poésie, poètes et théoriciens du langage, comme Henri Meschonnic ; c’est celle qui me semble la plus complète. Je présenterai quelques aspects de sa réflexion, et de celle de traductologues qui s’inscrivent dans sa lignée, à partir de trois considérations : l’intraduisibilité de la poésie ; faut-il être poète pour traduire de la poésie ? ; le rythme et la poétique du traducteur. Quelques nouvelles perspectives de recherche dans le champ de la traduction de la poésie seront ensuite évoquées. En préambule, il convient de préciser encore que le domaine de la traduction poétique n’a pas vécu de renouveau théorique tel qu’on l’observe d’une manière générale dans les études lyriques, qui ont vu se désacraliser l’objet poème et l’ont libéré de nombreux lieux communs. Je pense notamment aux réflexions sur le sujet lyrique issues du colloque de Bordeaux, dont les actes ont été publiés en 1996 et aux nombreuses publications qui ont suivi depuis18. Le pont avec les études lyriques n’a pas encore été lancé et nous verrons, par un exemple, quels peuvent être les apports de la réflexion actuelle sur le lyrisme pour l’appréhension des textes poétiques traduits. L’intraduisibilité de la poésie « Peut-on traduire la poésie ? » C’est une question qui peut sembler aujourd’hui dépassée, mais elle reste néanmoins toujours abordée ou évoquée. Elle implique une réflexion sur le plan du traduire, de la définition de l’acte. Comme on le sait, la traduisibilité de la poésie a souvent été remise en question. Jusqu’au XVIIe siècle, ce n’était cependant pas le cas : tout pouvait être rendu dans une autre langue. L’objection qui naît par la suite est le fruit d’une certaine conception de la poésie et du fait littéraire et esthétique en général. Au XVIIIe siècle par exemple, les théories linguistiques développées par Humboldt, qui postulent que « chaque langue est la représentation ou l’interprétation de la 17Comme l’écrit Lombez dans La seconde profondeur, la difficulté à cerner cette activité de façon globale pourrait en effet être en partie encore due à la singularité de cet acte et au domaine du sensible auquel il appartient doublement : si la traduction est déjà une activité souvent perçue comme « auréolée de mystère », la traduction du texte poétique l’est d’autant plus, peut-être en raison de cette double difficulté qui fait entrer inévitablement au cœur même d’un acte qui est simultanément lecture éminemment personnelle et création esthétique. (Lombez, Christine (2016) : La seconde profondeur, op. cit., pp. 5-6). 18Rabaté, Dominique, de Sermet Joëlle et Vadé, Yves (dir.) (1996) : Le sujet lyrique en question. CollectionModernités, n° 8. Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux ; Rabaté, Dominique (dir.) (1996) : Figures du sujet lyrique. Paris, PUF. Pour des publications plus récentes, voirnotamment les travaux de Dominique Rabaté, Antonio Rodriguez et l’ouvrage collectif dirigé par Elisa Bricco. 100 vision du monde de ses sujets parlants », révèlent l’impossibilité de toute traduction19.La traduction de la poésie est donc parfoisévoquéecomme une impossibilité, même si cet obstacle ontologique ne conduit pas à renoncer à traduire. Comme le décrit Patrick Hersant, de nombreux poètes-traducteurs se sont exprimés à différentes époques sur l’impossibilité de traduire certains auteurs ou certains textes qu’ils ont pourtant bel et bien traduits, comme StJérôme au IVe siècle, Du Bellay à la Renaissance, plus près de nous Shelley, puis Guillevic20 et Bonnefoy (mais il dira aussi le contraire)21. Par ailleurs, la traduisibilité ne dépend pas, ou très peu, des degrés de différences entre la langue-source et la langue-cible. Il s’agit d’une question avant tout théorique. Parmi les théories de la traduction récentes, celles d’Itamar Even-Zohar, Henri Meschonnic, Emilio Mattioli et Franco Buffoni22, considèrent la question de la traduisibilité comme dépendant essentiellement de notions historiques et culturelles23. La traduisibilité d’un texte serait ainsi déterminée par les cultures d’accueil, par leur propension à intégrer tel ou tel texte dans leur contexte historique, social et économique. Meschonnic résume cette idée dans une formule : « L’intraduisible est social et historique, non métaphysique […] »24. Aujourd’hui, la question de l’intraduisibilité se pose plutôt sous l’angle concret du traducteur de poésie : elle révèle à la fois le statut du texte à traduire et met au jour un certain positionnement du traducteur face à ce texte. Comme l’écrit Lombez, la présomption d’intraduisibilité révèle quelque chose sur la nature des textes à traduire25. Hersant ajoute : « ce que déplorent ces poètes traducteurs de poésie[évoqués plus haut, St-Jérôme, Du Bellay, etc.], ce n’est pas une impossibilité que leurs propres travaux viennent démentir avec panache, mais bien la perte inévitable [j’ajouterais l’approximation ou l’imperfection] dont s’accompagne l’opération[…] »26. Par ailleurs, pour celui qui s’attelle à traduire 19Masseau, Paola (2012) : Une traductologie de la poésie est-elle possible? op. cit., p. 53 ; voir aussi Lombez, Christine (2003) : Transactions secrètes, op. cit., p. 40. 20 « La traduction des poèmes n’est pas difficile, elle est tout simplement impossible ». Guillevic, Eugène (1980) : Vivre en poésie : entretien avec Lucie Albertini et Alain Vircondelet. Paris, Stock, p. 155. 21 Hersant, Patrick (2017) : « Le traducteur, poète en abyme ». In Henrot Sostero, Geneviève et Policcino, Simona : Traduire en poète. Arras, Artois Presses Université, p. 24. 22Les ouvrages de cesthéoricienssontmentionnésdans la bibliographie. 23 C’est également, bien que relevant d’une démarche toute autre, la réflexion de certains romantiques allemands, notamment Humboldt. 24Meschonnic, Henri (1973) : « Propositions pour une poétique de la traduction », op. cit.,p. 309. 25 Lombez, Christine (2003) : Transactions secrètes, op. cit., p. 40. 26 Hersant, Patrick (2017) : « Le traducteur, poète en abîme »,op. cit., p. 25. 101 un texte poétique, la présomption d’intraduisibilité27 est souvent bien réelle : si le texte n’est pas intrinsèquement intraduisible, il peut le devenir concrètement pour le traducteur. L’intraduisibilité est avant tout « ressentie » par le traducteur et peut être dépassée par un travail impliquant non seulement l’acceptation de la différence et de l’imperfection des langues, le deuil de la possibilité d’une traduction parfaite, mais également par des stratégies dans la pratique même. Les traducteurs évoquent ainsi très souvent, aujourd’hui, le ressenti subjectif face au texte, insistant sur la nécessité fondamentale d’avoir de profondes affinités avec l’auteur qu’ils traduisent, comme si ces dernières garantissaient en quelque sorte la traduisibilité. Bonnefoy écrit : « […] il ne faut songer à traduire que les poètes que l’on aime vraiment beaucoup […] »28. Il faut être poète pour traduire la poésie Qu’il faille être poète pour traduire de la poésie est une idée ancienne, nourrie par celle de l’intraduisibilité et les thèses d’une certaine tradition allemande (Humboldt notamment), selon lesquelles « la poésie est une parole qui entretient des liens ‘mystiques’ avec la langue et instaure des liens d’âme à âme entre les poètes »29. Au XXe siècle, Walter Benjamin reprend dans « Die Aufgabe des Übersetzers » ce pressentiment de la circulation d’un « ‘sens poétique’ dans un espace hors-langue »30, visant un langage pur. Cet adage a longtemps permis d’évincer la question de l’intraduisibilité. Parallèlement, une méfiance à l’égard des traducteurs non poètes naît des nombreuses traductions de philologues ou universitaires au début du XXe, où le sens seul est maintenu31.Aujourd’hui, si l’idée d’une « prédisposition des poètes à traduire d’autres poètes, non en vertu de compétences linguistiques particulières », mais 27Berman fait de l’expérience de la traduisibilité et de l’intraduisibilité la deuxième dimension de l’expérience de la traduction par le traducteur, la première étant celle de la différence et de la parenté entre les langues, et la troisième celle de la traduction ellemême (cf. Berman, Antoine (1995) : « La traduction et ses discours », in Pour une critique des traductions, op. cit., p. 89). Nous ajouterons que, la stricte distinction entre prose et poésie étant aujourd’hui dépassée, le mythe de l’intraduisibilité de la poésie perd de sa force. 28 Bonnefoy, Yves (2000), « La traduction poétique, entretien avec Sergio Villani (1984) ». In La communauté des traducteurs. Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, p. 79. Nous pourrions citer également Philippe Jaccottet, Fabio Pusterla, IlmaRakusa et bien d’autres. 29 Lombez, Christine (2003) : Transactions secrètes, op. cit., p. 43. 30 Lombez, Christine (2016) : « Poésie et autotraduction ». In Ferraro, Alessandra et Grutman, Rainier (dir.) : L’autotraduction littéraire. Perspectives théoriques. Paris, Classiques Garnier, p. 218. 31 Voir à ce propos Hersant, Patrick (2017) : « Le traducteur, poète en abîme », op. cit.,p. 26. 102 d’une « lingua mentalis poétique »32 reste très présente, traduire « en poète » n’est plus le privilège des poètes. Il n’y a plus d’opposition entre le traducteurphilologue et le traducteur-poète, créateur, et plutôt consensus sur le fait qu’« être poète » peut signifier savoir « vivre » la poésie (vivre une expérience), savoir traduire en « se faisant poète », comme l’écrit Patrick Hersant33.À cette question posée à Bonnefoy, « Faut-il être poète pour traduire la poésie ? », il répond : « Évidemment, mais tout le monde l’est en puissance. »34Pour Bonnefoy, être poète, c’est être poète « au sens large »35, être un lecteur qui a pu vivre les expériences nécessaires, dans et endehors du langage, lui permettant de « ‘reprendre le projet de la poésie’ du poète et de le prolonger, de capter et transmettre l’être et l’expérience du monde que la conscience créatrice du texte original cherche à communiquer et à partager »36, comme l’écrit Maria Litsardaki. Si c’est bien entendu la question du statut du traducteur de poésie, de sa légitimité, qui est ici posée, c’est aussi celle de la créativité. Il y a consensus aujourd’hui sur le fait que, d’une part, les différences entre les langues et les formes propres à chaque littérature sont ce qui ouvre le champ de la créativité, du fructueux dialogue entre les textes, les langues, les poétiques ; et d’autre part, que la créativité est une nécessité pour élaborer un poème qui « fasse texte » (dirait Berman), ou qui soit « traduction-texte » (dirait Meschonnic). Le champ de signification de la créativité, de l’écriture du poème en tant que poème, reste toutefois flou et rarement défini, il demeure souvent un présupposé. Les questions de l’intraduisibilité de la poésie et de la légitimité à traduire un texte poétique mettent en évidence avant tout l’intérêt marqué pour le traducteur, pour la singularité de son expérience, ainsi que la valorisation du processus créatif. La créativité en traduction ne peut cependant être dissociée de l’ensemble d’un processus complexe qui devrait, à mon sens, être appréhendé à travers des notions théoriques permettant d’en saisir, de la façon la plus précise possible, toutes les dimensions. La notion de rythme permettra d’en aborder quelques-unes. Le rythme et la poétique du traducteur Lombez, Christine (2016) : « Poésie et autotraduction », op. cit., p. 218. Hersant, Patrick (2017) : « Le traducteur, poète en abîme », op. cit.,p. 36. 34 Bonnefoy, Yves (2000) : La communauté des traducteurs, op. cit.,p. 78. 35 Bonnefoy, Yves (2013) : L’autre langue à portée de voix. Essais sur la traduction de la poésie. Paris, Le Seuil, p. 53. 36Litsardaki, Maria (2017) :« ‘Dans les coffres du texte’. Les réflexions traductologiques d’Yves Bonnefoy à la lumière de sa philosophie poétique ». In HenrotSostero, Geneviève etPollicino, Simona (dir.) : Traduire en poète. Arras, Artois Presses Université, p. 54. 32 33 103 Située à la fois sur le plan de la définition de l’acte de traduire et de la lecture du texte traduit, la question du rythme en traduction est primordiale, et l’apport le plus décisif de ces vingt dernières années sur le sujet est sans aucun doute celui d’Henri Meschonnic. Sa théorie du rythme s’inscrit dans une certaine conception du traduire et une théorie du langage qu’il élabore depuis les années 1970 avec Pour la poétique II, jusqu’à Éthique et politique du traduireen 2007, en passant par Critique du rythme (1982) et Poétique du traduire (1999) : « L’enjeu du traduire est de transformer toute la théorie du langage »37. Pour Meschonnic, écrire et traduire sont comme deux faces d’un même rapport au langage et fonctionnent comme un agir : « […] plus que ce qu’un texte dit, c’est ce qu’il fait qui est à traduire ; plus que le sens, c’est la force, l’affect. »38 Pour lui, l’herméneutique n’est donc pas suffisante : « et si traduire doit être autant qu’écrire, le poème résultant doit être porteur des interprétations, et non porté par elles. »39 Et ce qui permet de porter ces interprétations, c’est le rythme. Qu’entend-il par rythme ?40 Henri Meschonnic a développé une approche énonciative du rythme dans Critique du rythme, puis dans Traité du rythme. Des vers et des proses41 et dans ses ouvrages ultérieurs. Dans cette approche, le rythme est perçu comme mouvement de la parole dans le langage. Cette perspective se distancie de la conception traditionnelle du rythme assimilé à une succession régulière, une périodicité, une alternance régulière de temps faibles et de temps forts, de l’identique et du différent. Cette conception traditionnelle du rythme, que Benveniste a remise en question42, sous-entend une régularité qui, en poétique, tend à confondre mètre et rythme (alternance de longues et de brèves dans la métrique quantitative et de syllabes toniques et atoniques dans la métrique accentuelle). Cette conception est implicite dans de nombreux ouvrages normatifs sur la traduction : analyse des différences entre les deux systèmes linguistiques, analyse de la métrique, accentuation, recherche d’équivalence. Pour Meschonnic, « le rythme ne se mesure pas »43, il n’est plus assimilable à une alternance binaire généralement liée à des phénomènes métriques, mais il est lié au sens, il est « l’organisation de la signifiance », 37Meschonnic, Henri (2007) : Éthique et politique du traduire. Lagrasse, Verdier, p. 82. p. 55 (noussoulignons). 39Meschonnic, Henri (1999) : Poétique du traduire. Lagrasse, Verdier, p. 310. 40Cette conception du rythme de Meschonnic a déjà été présentée dans l’ouvrage La traduction, du style vers la poétique auquel nous renvoyons pour plus de détails (Vischer, Mathilde (2009) : La traduction, du style vers la poétique, Philippe Jaccottet et Fabio Pusterla en dialogue. Paris, Kimé). 41Meschonnic, Henri (1982) : Critique du rythme. Paris, Verdier ; Dessons, Gérard et Meschonnic, Henri (1998) : Traité durythme. Des vers et des proses. Paris, Dunod. 42Benveniste, Emile (1966) : « La notion de ‘rythme’ dans son expression linguistique ». In Problèmes de Linguistique générale I. Paris, Gallimard, pp. 327-335. 43Meschonnic, Henri (1982) : Critique du rythme, op. cit., p. 215. 38Ibid., 104 « l’organisation même du sens dans le discours »44. Le vers libre, par exemple, n’implique ainsi aucune renonciation au rythme, mais un détachement de la métrique comme élément fondateur du rythme. Concrètement, les éléments participant du rythme peuvent être analysés à tous les niveaux du langage, accentuel, prosodique, lexical, syntaxique45. La démarche de Meschonnic implique également l’inscription d’un sujet énonciatif dans le mouvement du rythme : « Et le sens étant l’activité du sujet de l’énonciation, le rythme est l’organisation du sujet comme discours dans et par son discours. »46Cette conception du rythme comme « organisation du mouvement de la parole par un sujet »47implique un positionnement de l’énonciateur dans le langage ; ce sujet n’est pas un, mais multiple48. Ce point est central pour le traduire, dans la mesure où le sujet traduisant, instance complexe pouvant être définie comme le fruit d’une interaction entre le sujet lyrique du texte original, le sujet écrivant de la traduction et le sujet lisant49, lira le texte en fonction, notamment, de ses propres rythmes et de ses propres styles, qui marqueront le texte au cours du processus de traduction. Dans le domaine de la traduction poétique, rares sont les études qui interrogent le statut du sujet lyrique et qui proposent une réflexion sur une désolidarisation entre sujet lyrique et subjectivité, ou même un simple débat autour de la notion de « sujet traduisant ». Si cette approche marque un renouveau, c’est aussi qu’elle s’inscrit dans un « après » : après les propositions d’Etkind, Lefevere ou encore Jiri Levy50, qui restent souvent au plan de l’analyse formelle ou de questions de l’ordre de l’équivalence (traduire le vers par le vers, traduire la rime, etc.) ; après des décennies de règne de l’effacement du traducteur ; après les théories de la traduction issues de la linguistique et le structuralisme, dans une forme de libération. Cette approche me paraît également la plus à même d’appréhender de nouvelles modalités de la production poétique actuelle, comme celle qui interroge la forme et le statut du poème, par exemple par des phénomènes d’hybridation comme l’intégration de différents types d’écriture au sein du poème, qu’il soit en vers ou en prose, ou qu’il oscille entre les deux (dialogues, fragments du langage quotidien, listes, etc.). Il s’agit d’une approche théorique où l’expérience et la poétique du 44Idem, p. 217. 45Ibid. 46Ibid. 47Dessons, Gérard et Meschonnic, Henri (1998) : Traité du rythme, op. cit., p. 28. Henri (2007) : Éthique et politique du traduire, op. cit., p. 54. 49 Sur le modèle de la définition du sujet lyrique d’Antonio Rodriguez dans Le Pacte lyrique (Rodriguez, Antonio (2003) : Le pacte lyrique. Configuration discursive et interaction affective. Sprimont, Mardaga, p. 43). 50Levy, Jiri /1969) : Die literarischeÜbersetzung, Francfort-sur-le-Main/Bonn, Athenäum Verlag. 48Meschonnic, 105 traducteur ont une place, une démarche qui valorise l’investissement de ce dernier dans le texte. Pour le théoricien ou le critique des traductions, elle permet de mieux prendre en compte certaines dimensions de la complexité du rapport entre traduire et écrire et l’importance d’une instance du sujet traduisant, en lien avec la notion de rythme. À l’aide d’autres théories, elle permet d’élaborer des outils de lecture des traductions à même de prendre en compte ce sujet traduisant, complexe et multiple. La dimension énonciative caractéristique de l’appréhension du rythme par Meschonnic ne doit, à mon sens, pas être considérée de façon exclusive : les différences structurelles et les rapports entre les langues et les formes poétiques, ainsi que la cadence et la dimension numérique peuvent tout à fait être prises en compte. Cette conception globale du rythme, l’inscription de ce dernier à tous les niveaux du discours et la forte dimension d’altérité qu’elle contient (la prise en compte de la nature subjective du sujet traduisant dans la perception du rythme) sont des éléments essentiels dans une perspective traductologique. Ils doivent cependant être complétés par d’autres apports théoriques. Dans Rythme et sens. Des processus rythmiques en poésie contemporaine51, Lucie Bourassa, qui s’inscrit clairement dans le prolongement de la pensée de Meschonnic, montre par exemple comment le rythme joue un rôle déterminant dans la pluralité de sens de la poésie moderne, en analysant, chez trois auteurs (André Du Bouchet, Jean Tortel et Michael van Schendel), en quoi le rythme peut devenir un « point de contact entre deux expériences temporelles »52. Dans Le pacte lyrique, Antonio Rodriguez propose une définition du rythme prenant en compte encore d’autres aspects. Pour lui, autant les éléments métriques et accentuels que ceux d’ordre graphique par exemple, participent du rythme53.Dans un article récent, « Le rythme et la visée »54, ilpropose une réflexion sur le rythme, dont il renouvelle la définition en y intégrant la notion de « visée ». Grâce à ce concept, Rodriguez insiste sur l’importance de la prise en compte des données visibles du rythme, et renvoie à une autre visée, celle de l’intentionnalité discursive. Il est ainsi par exemple possible d’observer dans le Bourassa, Lucie (1993) : Rythme et sens. Des processus rythmiques en poésie contemporaine. Montréal, Balzac. 52Ibid., p. 406. 53 Rodriguez, Antonio (2003) : Le pacte lyrique, op. cit., p. 199 : « Si des structures comme les groupes métriques, la récurrence des positions accentuelles, la régularité des strophes participent au rythme, elles n’occultent pas d’autres stratégies. Nous pensons notamment au travail sur la mise en page, sur les graphèmes, sur les allitérations, sur la syntaxe, sur la ponctuation, sur les disjonctions logiques, sur les anaphores, sur les écarts métaphoriques qui peuvent constituer de multiples instants nodaux pour le rythme. » 54 Rodriguez, Antonio (2015) : « Le rythme et la visée ». En ligne : http://edl.revues.org/834, consulté le 18.07.17. 51 106 poème « Pluie » d’Apollinaire (composé de quinze lignes verticales d’une syllabe par ligne55), la « concordance d’un rythme général, qui rassemble des mesures (des syllabes horizontalement), des rythmes phoniques et des rythmes visuels dans une configuration sensible »56 rattachée à la visée discursive, celle de la douceur de la pluie pour des soldats habitués aux salves des mitraillettes : « L’observation des dynamiques rythmiques doit donc également s’appuyer sur l’investissement de l’attention oculaire, en parallèle aux caractéristiques prosodiques, syntaxiques ou sémantiques. »57Par ailleurs, la notion d’empathie permet de prendre en compte une dimension dépassant une perspective énonciative du rythme qui suppose un « énonciateur impliquant une forme subjective ’réénonçable’ »58.Cette notion est au cœur de son ouvrage LePacte lyrique, quise fonde sur l’interaction texte-lecteur. Dans le texte-traduction, le pacte lyrique, qui « articule la mise en forme affective du pâtir humain »59 est passé entre le traducteur et le lecteur ; la lecture critique du texte-traduction instaure ainsi la nécessité de définir un pacte de second degré. Comme je le détaille dans mon ouvrage sur le dialogue entre les poétiques de Philippe Jaccottet et Fabio Pusterla paru en 2009, cette perspective me semble intéressante pour montrer plus spécifiquement comment des « traces » du sujet traduisant s’inscrivent dans l’ensemble du texte-traduction. Les outils spécifiques proposés par Rodriguez me paraissent utiles pour l’analyse de poèmes traduits, car ils prennent en compte cette dimension affective (les « traces subjectives ou affectives dans le discours »60), et permettent de déceler comment le « pâtir » s’inscrit au cœur du texte lyrique, comment le « sentir » est configuré et fonctionne dans le texte, par l’étude de la situation d’énonciation, du rythme, de la typographie, des tonalités affectives, etc. L’orientation des outils d’analyse sur le ressenti affectif permet notamment de diriger la lecture du poème de départ selon cet aspect et de la comparer ensuite à l’effet produit par la lecture du texte traduit, dans le but de décrire en quoi les textes se différencient, en quoi leurs fonctionnementsrespectifs seront perçus par le lecteur comme proches ou au contraire comme très différencié. On peut ainsi « Il pleut des voix de femmes comme si elles étaient mortes même dans le souvenir C’est vous aussi qu’il pleut merveilleuses rencontres de ma vie ô gouttelettes et ces nuages cabrés se prennent à hennir tout un univers de villes auriculaires écoute s’il pleut tandis que le regret et le dédain pleurent une ancienne musique écoute tomber les liens qui te retiennent en haut et en bas » (Apollinaire, Guillaume (1918) : « Il pleut ». In Calligrammes.Paris, NRF, p. 62. 56Rodriguez, Antonio (2015) : « Le rythme et la visée », op. cit. (en ligne,consulté le 18.07.17). 57Ibid. 58Ibid. 59Rodriguez, Antonio(2003) : Le pacte lyrique, op. cit., p. 94. 60Ibid., p. 139. 55 107 aujourd’hui associer une certaine théorie du rythme, privilégiant la dimension énonciative, à de nouvelles approches du texte lyrique permettant d’appréhender le traduire et d’analyser les traductions en prenant également en compte la configuration des textes, leurs formes et les différences structurelles qui les caractérisent. La notion de « poétique du traducteur » permet de prendre en compte le rythme dans l’analyse du poème ; on se situe dès lors sur le plan de la lecture des textes traduits.Ces vingt dernières années ont vu le développement denotions théoriques pour la lecture et l’analyse des textes traduits, notamment grâce aux réflexions de théoriciens italiens qui s’inscrivent dans la lignée de Meschonnic, comme Franco Buffoni et Emilio Mattioli, également marqués par FriedmarApel, que Mattioli a traduit61.Pour ces auteurs, l’étude des textes traduits et du dialogue entre les voix de l’auteur et du traducteur présuppose la reconnaissance d’une « poétique du traducteur », qu’il soit auteur ou non, ainsi que d’un dialogue potentiel entre les deux poétiques dès lors en présence – celle de l’auteur traduit et celle du traducteur62. Ces notions visent notamment à déterminer quels éléments contribuent à la fixation de l’interprétation et de la poétique propres au traducteur dans le texte traduit. Comme pour la notion de rythme, il serait pertinent de reconsidérer la situation à l’aune des nouveaux apports de la théorie littéraire, notamment les réflexions issues des débats sur le sujet lyrique du tournant du dernier siècle jusqu’à aujourd’hui63, permettant de mieux comprendre etde définir le sujet traduisant. Carrefours Les quelques domaines de recherche émergents que je souhaiterais brièvement présenter permettront de donner de nouveaux éclairages sur la traduction de la poésie et de proposer des pistes pour un élargissement de cette réflexion. Le champ d’études sur l’autotraduction me semble intéressant en termes d’économie des échanges poétiques et d’analyse des motivations et des interactions entre écriture et traduction poétiques. Au-delà du constat que traduction et l’autotraduction sont des pratiques courantes chez les poètes depuis fort longtemps et que la motivation pour s’autotraduirene serait le plus 61On peut mentionner également Fabio Scotto, Antonio Prete et GiampaoloVincenzi. Pour une étude complète de ces aspects, je renvoie à l’ouvrage déjà mentionné La traduction, du style vers la poétique, op. cit. 63 Voir notamment les contributions des membres du nouveau réseau international d’études lyriques : Lyricology, International Network for the Study of Lyric : http://www.lyricology.org. 62 108 souvent pas, comme le suggère Lombez64, d’ordre linguistique, social ou culturel, mais plutôt le fait d’un rapport privilégié au langage, les réflexions sur l’autotraduction me paraissent significatives en ce qu’elles permettent d’interroger l’auctorialité du texte, le statut de l’auteur et du traducteur. Dans l’autotraduction, le statut de l’œuvre originale est mis en question, de même que l’altérité de l’œuvre65.Par ailleurs, comme l’écrit Paola Puccini,« l’autotraduction ressemble à ce carrefour où le sujet autotraducteur s’approche de lui-même et se retrouve dans la prise de conscience de sa multiplicité intérieure »66. Le statut du sujet traduisantse révèle ainsi dans toute sa complexité. L’écriture poétique plurilingue et les courants de la recréation et de la transcréation sont aujourd’hui un domaine foisonnant. Les études sur le multilinguisme accordent de plus en plus de place aux poètes multilingues et aux poèmes expérimentaux, qu’ils se caractérisent par une tendance à la recréation ou à la transcréation67 (la Nachdichtunget l’Umdichtung des Allemands). La structure phonosémantique du poème peut être radicalement modifiée, par exemple lors de la création d’un texte totalement nouveau à partir du texte d’un autre auteur, comme le faisait par exemple Ezra Pound68, et comme le font aujourd’hui des poètes multilingues qui proposent des recréations ou encore des pseudo-traductions (en France Jean-René Lassalle). Le poème de l’autre devient matériau poétique et interroge ainsi les catégories établies. Il s’agit d’un domaine par ailleurs très souvent rattaché à la poésie sonore et à la performance. De nombreux chercheurs de l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM)69 mènent de brillantes réflexions dans le domaine de la génétique des textes poétiquestraduits, laboratoire du processus de traduction permettant de mieux comprendre les spécificités du texte poétique dans l’élaboration d’une traduction. Cette perspective est également intéressante 64Lombez, Christine (2016) : « Poésie et autotraduction », op. cit.,p. 205. Sur l’autotraduction, voir également le dossier du numéro 7 de la revue Atelier de traduction (2007). 65 Ferraro, Alessandra (2016) : « Traduit par l’auteur. Sur le pacte autotraductif ». In Ferraro, Alessandra et Grutman, Rainier (dir.) : L’autotraduction littéraire. Perspectives théoriques, op. cit.,p. 122. 66 Puccini, Paola (2016) : « La prise en compte du sujet ». In Ferraro, Alessandra et Grutman, Rainier (dir.) : L’autotraduction littéraire. Perspectives théoriques, op. cit.,p. 79. 67Voir à ce sujet Oseki-Dépré, Inês (1999) : Théories et pratiques de la traduction littéraire, op. cit., p. 99. 68 Voir à ce sujet l’article d’Irena Kristeva (2016) : « Ezra Pound : la poeticadellatranscreazione ». Parallèles, n° 28, 2, pp. 76-89. 69 Institut des textes et manuscrits modernes : http://www.item.ens.fr.Voir notamment ce que propose l’équipe « multilinguisme traduction, création » : http://www.item.ens.fr/index.php?id=579255. 109 d’une façon générale pour la traduction, pour ce qu’elle nous dit de l’original et du processus traductif : d’une part, les études génétiques révèlent la vulnérabilité du texte original – ce qui renverse les catégories habituelles en traductologie –, d’autre part, la génétique des textes traduits met au jour toute la dimension créative du processus de traduction70. Ce domaine d’étude complexifie encore la réflexion sur le statut du texte traduit et contribuera peutêtre à ce que des traducteurs soient étudiés en tant que traducteurs, et pas seulement en tant que traducteurs-auteurs s’ils sont également auteurs. Enfin, certains ouvrages récents, comme celui de Francis R. Jones71, proposent une réflexion sur la traduction de la poésie en lien avec internet. Jones décrit notamment comment le web et la dimension collective qu’il implique a profondément transformé les pratiques, autant en ce qui concerne les modalités d’élaboration que de publication des textes. Aujourd’hui, le traduire est considéré comme un acte d’écriture et le poème traduit est devenu l’œuvre d’un sujet traduisant dont on commence seulement à appréhender la complexité. Si une place centrale est désormais accordée au traducteur de poésie, en tant qu’expert, en tant que poète, en tant que créateur, c’est que le processus d’élaboration de son texte est considéré comme s’inscrivant au fondement du processus d’écriture, dans une expérience littéraire intime et singulière. Les théories du rythme et les approches textuelles récentes permettent d’appréhender les textes traduits de manière à la fois plus complète et plus précise, et à faire s’éloigner le spectre du mystère et de l’indicible qui plane encore parfois sur le domaine de la traduction poétique. Si une approche historique des traductions en langue française au XXe siècle (incluant le domaine de la poésie) devrait bientôt voir le jour avec le dernier volume de l’Histoire des traductions en langue française72,une approche globale de la traduction du texte poétique, intégrant différentes perspectives, est encore à réaliser. La traduction est un terrain d’expérimentation et de questionnement des langues et des théories du langage. J’aimerais clore cette réflexionavec Camille de Toledo, qui considère la traduction comme porteuse d’une poétique et d’une politique de l’ « entre-des-langues »73, comme un espace qui s’ouvre dans l’interrogation de la langue confrontée à l’autre, de l’individu confronté à un monde toujours plus complexe. Comme un non-lieu de fragilité qui rappelle 70Voir les contributions du numéro spécial de la revue Genesis consacré à la traduction (2014, n° 38). 71Jones, Francis R. (2011): Poetry Translating as Expert Action.Amsterdam/Philadelphia, Benjamins. 72À paraître aux éditionsVerdier. 73De Toledo, Camille (2014) : « L’entre-des-langues ». En ligne : http://remue.net/spip.php?article6921, consulté le 15.08.17. 110 que la fonction première de la poésie est peut-être celle, comme l’écrit Bonnefoy, « d’inquiéter le langage »74. L’auteure remercie chaleureusement FloryneJoccallaz pour sa relecture et ses suggestions. Bibliographie Atelier de traduction (2007), n° 7, L’Autotraduction. Benveniste, Emile (1966) : « La notion de ‘rythme’ dans son expression linguistique (1966) ». InProblèmes de linguistique généraleI. Paris, Gallimard, pp. 327-335. Benjamin, Walter (1972): « Die Aufgabe des Übersetzers » [1923]. InGesammelteSchriften Bd IV/1. Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, pp. 9-21. Berman, Antoine (1995) : L’épreuve de l’étranger : culture et tradition dans l’Allemagne romantique : Herder, Goethe, Schlegel, Novalis, Humboldt, Schleiermacher, Hölderlin. 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Then, we will look at some issues of intercultural communication patterns based on some conditions that translator may face. We will finally show the role that translators should play in order to be able to deal with translation difficulties between two languages belonging to two different universes. Keywords: Language, culture, translation, intercultural, mediation « If the mind is the hardware, culture is the software. And if you don’t know the software of a country you can’t run your program. » Geert Hofstede. I. Introduction Le mouvement de la traduction est vieux comme le monde. Nul ne saurait en mesure de nier l’intérêt considérable et l’importance de la traduction comme étant un moyen efficace de communication et du dialogue réel entre les nations et les individus de tout bord et de tout horizon. La traduction est d’autant plus indispensable et inévitable dans la mesure où elle est intrinsèquement liée au mouvement global de la mondialisation. Cette dernière a provoqué un éclatement, sans précédent, des frontières culturelles entre les pays. Par conséquent, les visions des cultures des différentes nations s’enchevêtrent et les causes d’incompréhension se multiplient. La traduction devient ainsi un outil indispensable et inéluctable pour assurer une liaison entre les différentes cultures. Maître de conférences (Assistant Professor) Université Roi Saoud à Riyad (Arabie Saoudite), alholeissy@hotmail.com. 1 117 Force est de constater que le département de français à la faculté des langues et de traductions souffre d’un manque flagrant de stratégies adéquates pour promouvoir l’approche interculturelle dans l’enseignement apprentissage de la traduction. La formation à l’interculturel se fait généralement en termes de connaissances culturelles « approche culturaliste ». Et ce, dans le but d’améliorer les bagages linguistiques et culturels des apprenants sans pour autant dépasser ce niveau réducteur et avoir une vue d’ensemble en recourant à la dimension interculturelle comme étant une partie intégrante de l’opération traductive. Nous partons, dans cette étude, du constat que le rôle de traducteur ne se limite plus à un simple transcodage d’une langue à l’autre. La seule maîtrise des codes linguistiques et culturels ne suffit pas et ne garantit pas une bonne communication et une transmission efficace. Car la traduction est tissue essentiellement des liens d’interrelations socioculturelles. Le traducteur a, plus que jamais, besoin d’une compétence interculturelle lui permettant de dégager les aspects implicites et invisibles dans la culture de l’autre de sorte qu’ils soient bien explicites au lecteur. Cette « dimension cachée », pour reprendre l’expression de (E. Hall, 1966), est très souvent méconnue, négligée voire marginalisée dans la formation des apprentis-traducteurs. Il est relativement possible et accessible de pouvoir repérer et transmettre tout ce qui relève des aspects culturels, sociaux, idéologiques, historiques, politiques etc. Mais, il n’est pas évident d’être conscient des références interculturelles et des représentations que véhicule la langue de texte à traduire. Autrement dit, il n’est pas aisé de prendre conscience, dans l’acte de traduire, des aspects qui semblent évidents et allant de soi par les locuteurs de la langue maternelle ni des aspects implicites et invisibles de la culture étrangère. C’est justement à partir de là que la traduction doit d’ores-et-déjà être entendue dans un sens plus large comme étant un vecteur de médiation important entre les cultures. Le traducteur se doit donc d’exercer pleinement sa mission de « médiateur interculturel » qui consiste à aider à l’intercompréhension et à la communication interculturelle. Cet article s’attelle donc à la tâche d’aborder la question de la traduction comme étant une forme de médiation importante entre les cultures. II. Etat de lieux de l’approche interculturelle dans le contexte saoudien Le programme de français et de traduction a été élaboré en suivant trois étapes essentielles. En premier lieu, vient la période de formation linguistique et culturelle en langue française. Cette période dure quatre semestres, soit deux années scolaires consacrées à l’apprentissage de la langue en vue de développer l’acquisition des différentes compétences linguistiques et culturelles des apprenants. En deuxième lieu, l’étudiant suivra des cours théoriques d’initiation à la linguistique et à la traduction. En même temps, il est amené à perfectionner son niveau linguistique en arabe par le biais de cours en grammaire arabe et en 118 morphologie arabe, étant donné que la maîtrise de la langue maternelle est une condition préalable à la traduction. En ce qui concerne la dernière étape, elle s’attache à développer la pratique de la traduction dans différents domaines, tels que les sciences humaines, l’information, la médecine et les sciences naturelles. Les étudiants achèvent leurs études en présentant un mémoire de traduction qui consiste à traduire un texte français (100 pages) en arabe sous la direction de l’un des enseignants spécialisés en la matière. Ce mémoire doit prouver l’aptitude de l’étudiant à la traduction. S’agissant de la culture et l’interculturel, force est de constater que suite à un changement récent du cursus universitaire au sein de la faculté des langues et de traduction (4 ans au lieu de 5 ans), les cours de culture et de civilisation ont été réduits à deux cours par semaine au lieu de trois. - Lecture dans la culture de la langue cible 2h (quatrième semestre). - Culture comparée 2h (cinquième semestre). Lors de notre expérience en tant que maître de conférences au sein de la faculté des langues et de traduction, nous avons observé des situations qui nous ont poussée en premier lieu, à poser des questionnements et réfléchir aux questions inhérentes à l’interculturel. Celui-ci est une approche pertinente qui pourrait certainement aider les apprenants à tirer profit de leur apprentissage et qu’il faut absolument intégrer au cursus. Dans ce qui suit, nous avons tenu à mettre l’accent sur les lacunes qui demeurent toujours en vigueur au sein du département de français et de traduction en matière d’enseignement de la culture et de l’interculturel. III. Quelques lacunes interculturelles Approche culturaliste et réductionniste de la culture L’un des cours de cultures et civilisation que l’on nous chargeait d’enseigner était centré uniquement sur un stade descriptif en se basant sur des connaissances culturelles factuelles sur la France, les Français et la culture française. Cette approche qu’il convient d’appeler « culturaliste » bien qu’elle soit nécessaire, n’est pas, à notre avis, suffisante. La culture est abordée en termes de connaissances factuelles sur la culture cible, dans le but d’améliorer les compétences linguistiques et d’enrichir le bagage culturel, « les savoirs culturels », des apprenants. L’objectif visé, est tout simplement la culture, « à l’état brut », autrement dit, une approche réductionniste de la compétence culturelle. Puisque la question ne concerne pas la quantité d’éléments culturels qu’il faudrait acquérir mais, plutôt la manière de s’en servir pour permettre aux apprenants de connaître l’autre, de le définir afin de communiquer avec lui de manière efficace dans des situations de communication données. D’où l’importance, en cette ère de chaos de la culture moderne de repenser le culturel 119 sous une autre forme que cette forme « classique » mise en œuvre dans les classes actuelles de culture en Arabie Saoudite. Certes, l’apprenti-traducteur a besoin d’un savoir culturel mais cela ne constitue qu’un moyen et non une finalité en soi. Cette méthode qu’il convient d’appeler « culturaliste et réductionniste » est contreproductive et ne déboucherait que sur des conséquences non souhaitées. Approche expérimentaliste Les enseignants racontaient à la marge de leurs cours « de culture et de traduction », leurs propres expériences avec la culture française à travers les relations qu’ils avaient entretenues avec des Français et des Francophones pendant le temps vécu en France (voyages d’études et voyages touristiques) etc. Ils essayaient de confronter la culture étrangère et la culture locale (nationale) mais de manière plus ou moins inconsciente et loin d’être méthodique, ni sousentendue par une approche interculturelle. C’est vrai que les expériences menées par les enseignants leur ont permis de mieux connaître et appréhender la culture française en vue de la transmettre. Mais, leurs connaissances sur la culture étrangère sont souvent imprégnées de leur propre vision du monde. Ils risquent ainsi de tomber dans le piège de l’ethnocentrisme. Cela contredit les principes de l’approche interculturelle et contribue forcément à renforcer davantage l’ancrage des stéréotypes chez les apprenants. Cette méthode est « interculturellement incorrecte » en signalant que « ces jugements à l’emportepièce, si fréquents (…), sont autant de lampes rouges qui signalent l’erreur de méthode. L’abus consiste à transformer une expérience individuelle en vérité général… » (G. Zarate, 1986 : 29). L’enseignant ou le formateur doit aussi être très attentif quant à l’explication de ses expériences personnelles en classe de culture parce que la parole de l’enseignant est perçue souvent chez les apprenants comme un reflet exact de la réalité. L’expérience d’un contact avec la culture étrangère enseignée, selon G. Zarate, « ne peut être validée que si l’enseignant sait reconnaître et éviter les pièges de l’ethnocentrisme. ». (Ibid.) Approche comparative Les enseignants ont toujours recours à l’approche comparative dans la confrontation de la culture étrangère et la culture maternelle de leurs apprenants à travers les éléments qui caractérisent chacune d’elle. L’approche interculturelle n’est pas une comparaison entre deux cultures basée sur l’appropriation des éléments culturels de différences ou de similitudes que nous pouvons repérer facilement dans des faits, des pratiques, etc. Elle est plutôt « une démarche, une pédagogie interactionniste et constructiviste qui amène l’apprenant à effectuer un apprentissage qui se dirige vers l’Autre, mais avant tout vers lui-même, avant de trouver sa raison d’être en situation de contact entre les personnes de cultures différentes. » (Windmüller, 2011 : 20). S’appuyer sur une telle démarche n’est pas sans risque ni sans danger. M. Abdallah- 120 Pretceille a mis en garde, à plusieurs reprises, contre toute approche comparative et analogique. Selon elle, « quelque que soit la séduction du comparatisme en pédagogie, il n’en comporte pas moins, sur le plan théorique, un certain nombre de dangers » (M. Abdallah-Pretceille, 1996 : 90). La même auteure (Ibid. 102) va même jusqu’à prévenir des inconvénients de l’application de la comparaison comme angle d’analyse des cultures car elle débouche fatalement sur une classification qui échappe difficilement à la hiérarchisation. La comparaison est donc d’après elle « méthodologiquement douteuse, éthiquement et théoriquement spécieuse. » Parmi les effets que peut induire cette approche comparative : - Prétendre l’universalité de sa propre culture par rapport aux autres cultures. Le fait de vouloir retrouver dans chaque culture les mêmes éléments mais sous des formes différentes ou des degrés de maturité différentes impliquent la croyance en l’existence d’un schéma culturel universel à partir duquel s’ordonneraient toutes les cultures. Or, on le sait, chacun ramène l’universel à soi-même. (M. Abdallah-Pretceille, 1983 :41). - La hiérarchisation des valeurs culturelles. L’approche comparative peut « amener à une hiérarchie consciente ou inconsciente d’ordre de valeur culturelle. » F. (Windmüller, 2011 : 40). - Le renforcement des stéréotypes et des préjugés. « La comparaison des deux cultures en présence (…) risque de renforcer les images stéréotypées et d’attiser la résistance et le rejet. » (A. Méziani, 2009 : 270). IV. La prise en compte des enjeux interculturels : l’éloignement culturel Dans l’acte de la traduction, c’est un processus complexe qui s’opère par un transfert de codes linguistiques et culturels de la langue/culture de départ (A) pour qu’ils soient compréhensibles pour un public de la langue/culture source (B). Le message que véhicule le texte à traduire va subir deux transferts. Le premier se fait lorsque le traducteur/interprète traduit et interprète le texte en fonction de ses connaissances sur la culture de départ en se référant à sa culture maternelle. Le deuxième transfert s’effectue lors de la réception de texte par un public de lecteurs. Ceux-ci ne possédant pas les compétences de traducteur seraient amenés à interpréter le texte traduit en fonction de leurs propres schémas de pensée et en se référant à leurs propres connaissances et leur jugement de valeur sur la culture cible. Ils subissent, d’après V. Viallon, l’influence de « la communauté interprétative » dans lequel le texte paraît. Mais, ce lectorat n’est pas en mesure d’avoir « les mêmes compétences ni la même compréhension de la culture A que le lectorat de la 121 langue A. Il se fera donc une image différente/autre de cette culture étrangère au travers du texte traduit. » (V. Viallon 2008 : 2)2. Ici se pose la question de l’éloignement culturel qui ne devrait pas passer inaperçue. En effet, plus la langue étrangère de l’Autre est éloignée de celle de Même (c’est-à-dire du traducteur) et issue d’une sphère culturelle différente, plus le degré d’étrangeté s’accentue et l’implicite devient difficilement repérable. En effet, il est établi que l’éloignement culturel fait que d’importantes ruptures peuvent se produire dans le passage de la culture maternelle à la culture étrangère et l’inverse. C’est justement le cas pour le français dans un contexte saoudien. La culture française relève d’une aire civilisationnelle très différente et la langue parlée, le français, ne fait pas partie de la même famille linguistique que celle des apprenants. Ce qui n’est pas sans conséquence. Puisque le traducteur serait amené à se faire une vision de monde décalée par rapport à la réalité culturelle de l’autre. M. Denis affirme à ce propos que « La perception d’une culture éloignée relève souvent d’une vision tronquée de la réalité ou d’une méconnaissance de celle-ci. L’Autre est réduit à une image figée avant même que s’établisse un véritable dialogue avec lui et la perception que l’on a de lui repose sur une conception exotique. » (M. Denis, 2005 : 45). C’est ainsi qu’il faut absolument changer de perspective en matière d’enseignement apprentissage de la culture et de l’interculturel en faveur des apprenti-traducteurs. Dans les lignes qui suivent, nous allons aborder certains paramètres donnés à titre d’exemple pour montrer l’importance de la prise en compte de l’approche interculturelle en classe de culture et de traduction en Arabie Saoudite. V. Paramètres interculturels de la traduction Dans l’approche interculturelle, il existe de nombreux paramètres permettant de distinguer les peuples et leurs cultures élaborés par E. Hall, (1966, 1973, 1998). Nous pouvons distinguer entre autres : les cultures à contexte fort « high-context » et les cultures à contexte faible (low-context) ainsi que les variations dans la conception de temps, de l’espace géographique, des tabous, qui varient d’une culture à l’autre : cultures monochroniques et cultures polychroniques. La liste des aspects interculturel à traiter est longue mais il suffit ici de nous contenter de citer ce qui suit : • High-context (HC) vs. Low-context (LC) Commençons par aborder les différents contextes de culture. E. Hall dans son article « The power of the Hidden Differences » distingue deux contextes: High-context (HC) vs. Low-context (LC). Il définit les deux contextes de manière plus simple comme suit : le contexte fort (HC) de la communication ou de message est le contexte culturel où l’information est partagée en grande Document disponible MDueculture.pdf 2 en ligne : 122 http://www.bdue.de/appends/mdue/ partie de façon implicite. Alors que le contexte faible (LC) est le contexte où le sens de message est transmis essentiellement de manière explicite. M.-F. NarcyCombes (2005 :78) a retracé avec plus de détails les deux contextes susmentionnés tout en donnant des exemples des pays classés dans des deux contextes culturels. Dans les cultures à contexte fort, le sens de message est implicite et l’information dépend du contexte externe ou internalisé dans lequel la communication a lieu. Le sens ne passe pas nécessairement par les mots, et ils sont eux-mêmes fortement dépendants du contexte de référence : au Japon, le « oui » peut signifier « oui », « peut-être » et même « non ». Le relationnel est primordial. Le raisonnement va du général, de la théorie, au particulier. C’est le cas de Japon, de la Chine, de la France, de l’Arabie Saoudite. Alors que dans les cultures à contexte faible, le sens est explicite et l’information est indépendante du contexte dans lequel la communication a lieu. Le sens passe nécessairement par les mots, ces cultures donnent la priorité à la tâche à accomplir plutôt qu’aux relations humaines. Le raisonnement part des cas particuliers, de l’analyse du détail, pour aller vers le général. C’est le cas des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, des pays scandinaves. • La perception de temps En ce qui concerne la perception du temps, elle est, en effet, différente d’une culture à l’autre. Chaque peuple perçoit le temps d’un angle différent et le gère selon son propre cadre de référence. E. Hall dans ses ouvrages : Le langage silencieux (1973) et La dimension cachée (1966) a fait le point sur la distinction des cultures selon leurs rapports au temps. Il estime qu’il existe des cultures polychroniques et monochroniques. M-F. Narcy-Combes (Ibid.) a résumé cette comparaison entre les deux types de culture comme suit : • Cultures polychroniques : dans ces cultures, il est possible de faire plusieurs choses à la fois, l’organisation du temps est flexible. Les dates butoirs ne sont pas nécessairement immuables, comme dans les pays d’Amérique latine, ou les pays arabes, où changer la date d’un rendez-vous n’est pas une affaire d’état, et où les interruptions inopinées dans les réunions paraissent acceptables. • Cultures monochroniques : les choses se font l’une après l’autre, l’organisation du temps est rigide. Une date butoir doit être respectée, tout comme l’ordre du jour d’une réunion. C’est le cas de l’Allemagne, des pays scandinaves, des États-Unis d’Amérique. Pour ces cultures, le temps, c’est de l’argent. • L’espace géographique et environnemental Les conditions climatiques reflètent aussi un aspect interculturel nonnégligeable. Prenons par exemple, un pays comme l’Arabie Saoudite. La chaleur accablante de l’été rend infernale la vie dans ce pays. En été, la température atteint des records (plus de 50 degrés). Cela fait que lorsque les Saoudiens 123 disent à quelqu’un quel temps fait-il et que celui-ci répond qu’il fait beau, cela signifie automatiquement qu’il y a de la pluie ou des nuages. Ajoutons que la pluie est un signe d’une bonté divine. Si la pluie tarde à venir, le roi lance un appel à tous les citoyens pour célébrer une prière (Alstisqa) consistant à implorer Dieu d’offrir la pluie. La traduction littérale de l’expression française « ça me réchauffe le cœur » en langue arabe fait paradoxalement un contre-sens puisque le fait de vouloir réchauffer le coeur pour un arabe donne une impression désagréable et peut signifier “ ça m’attise la tension ”. La bonne traduction de cette expression en arabe doit être « hatha youthliju sadiri » qui veut dire « ça me refroidie le cœur ». Puisque la chaleur accablante fait que l’homme arabe cherche à ce qui refroidie son coeur et pas le contraire. L’exemple de l’astre « lune » est également révélateur de cette problématique. La lumière de la lune pendant une nuit tout noire et obscure surtout son apparence au milieu du mois que l’on appelle « Badre » selon le calendrier de l’Hégire fait qu’elle fut considérée comme une source de beauté dans la culture arabe. S’ajoute également le fait que la lune est vue comme l’accompagnant de l’homme dans la solitude de la nuit. On utilise toujours dans le langage commun et quotidien le mot « lune » ou « qamar » en arabe pour parler ou décrire une jolie fille. Des grands poètes arabes (anciens et contemporains) ont également pris la lune comme une source d’inspiration pour décrire la beauté de leurs bien-aimés dans beaucoup de leurs poèmes. Alors qu’en français, c’est tout le contraire. La lune semble souvent avoir un rapport à la laideur. On trouve cela dans une expression comme « être con comme la lune ». • La question des tabous La question des tabous se diffère d’une sphère culturelle à une autre. Par exemple, dans la culture arabo-musulmane, tout ce qui est en rapport avec les parties intimes peut être considéré comme tabou. Des expressions comme « il pleut comme une vache qui pisse » ou bien « coûter la peau des fesses » n’ont pas d’équivalents sémantiques en langue arabe et doivent être traduites en visant le sens et la signification qu’ils véhiculent et en fonction du contexte. Il existe également d’autres tabous d’ordre religieux. Les expressions qui contiennent des références aux Dieux chez les grecs peuvent poser un problème d’intraduisibilité. C’est ainsi que le traducteur doit prendre en compte le contexte dans lequel se dit une expression donnée présentant des termes considérés comme tabous pour une telle ou telle culture. C’est donc « en fonction du contexte que le traducteur prend sa décision et non en fonction des termes eux-mêmes ou de leur nature » (Durieux Christine, 1992 : 19). La médecine est également un aspect important à prendre en compte par le traducteur-médiateur. Certains soins ne sont ni exercés ni perçus de la même manière selon les cultures. Il arrive très souvent qu’un membre du corps 124 soignant (médecin, infermières etc.) prend soin d’un patient appartenant à une culture différente dans laquelle certains soins ne sont pas admis comme le fait d’être soigné par un gynécologue masculin lorsqu’on est une femme musulmane. Le traducteur doit mener un vrai travail de médiation interculturelle que ce soit dans le choix du bon vocabulaire pour rassurer les patients ou bien dans la compréhension mutuelle. VI. En guise de conclusion : le traducteur/interprète comme médiateur interculturel Dans une perspective de médiation interculturelle, l’enseignantformateur se doit d’adopter une démarche interprétative et compréhensive plus qu’explicative ou descriptive. Son rôle ne s’arrête pas à la simple inculcation des connaissances culturelles sur la communauté de la langue cible. C’est pourquoi, l’enseignant-formateur doit être sensibilisé au fait qu’il n’est pas tenu de tout savoir sur la culture cible et qu’il n’est même pas en mesure de prévoir quel serait l’ensemble des connaissances culturelles dont l’apprenti-traducteur a besoin pour bien connaître et comprendre la culture cible. Il devrait plutôt faire prendre conscience à ses apprenants qu’il existe des limites quant aux connaissances culturelles et qu’il ne s’agit plus de fournir des connaissances factuelles et des savoirs sur la culture étrangère. La culture constitue une entité dynamique et non immuable et qui est en mutation permanente. La mission essentielle de l’enseignant/formateur consiste à interpréter la matière enseignée avec et pour ses apprenants, développer leurs capacités et faire naître des aptitudes interculturelles leur permettant d’appréhender aussi bien le fonctionnement de l’univers culturel d’autrui que le leur. Il s’agit enfin de les préparer à toute rencontre potentielle avec des personnes appartenant à d’autres cultures et d’en tirer profit. L’enseignant dans ce contexte doit « apprendre ou savoir comment apprendre à limiter les risques, à anticiper et à gérer ces aléas d’une communication qui ne peut être qu’interculturelle. » (A. Gohard-Radenkovic, 2004 : 10). Il est nécessaire par ailleurs de mener un travail sur les représentations initiales des apprenants pour les exploiter au fur et à mesure de leur progression dans l’apprentissage de la culture françaises. J-C. Beacco souligne qu’il faut que l’enseignent soit apte « à conduire des représentations premières à des représentations travaillées, passées par l’observation, l’analyse, l’objectivation et la prise de conscience » (J-C. Beacco, 1995 :12). Cela permettra aux enseignants d’aider les apprenants à déchiffrer les documents fortement codés. L’enseignant-médiateur doit être en mesure de développer l’aptitude à mieux comprendre, expliquer et interpréter les phénomènes résultant de tout contact avec la culture de la langue cible. L’apprenti-traducteur est fortement sollicité à jouer un rôle central de médiateur interculturel. Il est amené à prévoir et à surmonter tous les obstacles 125 qui pourraient entraver toute communication interculturelle entre individus appartenant à des cultures différentes et surtout éloignées. Son domaine d’intervention ne se limite pas à un niveau donné. Il doit plutôt exercer sa mission sur tous les niveaux et dans tous les champs de savoir. Il doit également être capable de dissiper toute ambiguïté et divergence liées aux aspects culturels en repérant les présupposés et les implicites qui affleurent le discours de l’un sur l’autre. Baser la traduction sur ces paramètres interculturels permet de donner une image concrète de l’un et de l’autre plus proche de la réalité culturelle, d’établir un compromis entre les différentes cultures, de combattre les préjugés et les stéréotypes négatifs qui affleurent dans les esprits des individus les uns sur les autres. La traduction constitue, au sens de D. Wolton, un véritable passeport pour accéder à la culture de l’autre car elle est l’autre face de la mondialisation, certes moins visible et spectaculaire, mais tout aussi fondamentale. Il affirme qu’« il n’y a pas d’ouverture possible vers autrui sans respect des identités culturelles, au premier rang desquelles les langues, et donc les traductions. Pas de mondialisation pacifique sans industries reconnues, foisonnantes, brillantes de la traduction. » (D. Wolton, 2010 : 9). Voilà pourquoi, le traducteur se doit d’assumer une double responsabilité dans la mesure où il est à la fois récepteur et transmetteur des messages. À travers ce transfert, il constitue une vraie passerelle qui devrait aboutir à un rapprochement et une intercompréhension entre individus appartenant à des cultures différentes pour remédier à « l’incommunicabilité » dont parle Claude-Lévi Strauss dans la préface de son ouvrage « Regards éloignés » (1983). Il est alors question de prendre en considération tous ces paramètres dans la formation des apprentis-traducteurs/interprètes pour donner un nouvel élan au mouvement de la traduction en vue de le sortir de l’ornière. C’est ainsi que le traducteur est considéré sans aucun doute comme un médiateur interculturel par excellence. Bibliographie Abdallah-Pretceille Marie (1983) : « La perception de l’autre. Points d’appui de l’approche interculturelle » dans Le français dans le monde, n°181, Hachette/Larousse. Abdallah-Pretceille Marie (1996) : Vers une pédagogie interculturelle, 3ème éd, Paris, Anthropos. Beacco J-C. (1995) : Les dimensions culturelles des enseignements de langue, Paris, Hachette, livre Denis, Marie, (2005) : « Vers la compétence interculturelle », dans Apprentissage d'une langue étrangère/seconde. Vol. 4. De Boeck Supérieur. Durieux Christine (1992) : « Transcodage et traduction », Turjuman, p. 19 Gohard-Radenkovic Aline, (2004) : Communiquer en langue étrangère : de la compétence culturelle vers des compétences linguistiques, Berne, Peter Lang. 126 Hall Edward T. (1966) : La dimension cachée. Paris : Suil. Hall Edward T. (1973) : Le langage silencieux. Paris : Seuil. Hall Edward. T. (1998) : « The power of the Hidden Differences » in Bennett J.M. Basic concepts in intercultural communication : selected readings, Intercultural press. Hofstede Gerrt. (1994) : Vivre dans un monde multiculturel : comprendre nos programmations mentales, Editions d'Organisation. Lévi-Strauss Claude (1983) : Regards éloignés, Paris, Plon Meziani Amina (2009) : « Pour une valorisation de la compétence interculturelle en classe de FLE. » Synergie Algérie, n°4, 265-272. Narcy-Combes Marie-Françoise, (2005) : Précis de didactique : devenir professeur de langue, ellipses, Paris, Vallion Ph. Vallion. (2008) : « Communication interculturelle : le rôle de traducteur et de l’interprète. » Document disponible en ligne : http://www.bdue.de/appends/mdue/MDueculture.pdf Windmüller Florence (2007) : « Les manifestations de l’éclectisme dans l’enseignement/apprentissage du FLE en Allemagne : liberté d’action ou contrainte pédagogique ? » dans Synergies Chine, n°.2. Windmüller Florence., (2011) : Français langue étrangère (FLE) : l’approche culturelle et interculturelle, Paris, éditions Belin. Wolton Dominique, (2010) : « Avant-propos », Hermès, La Revue, n° 56, p. 9-12. Zarate, Genevieve (1986) : Enseigner une culture étrangère. Paris, Hachette. Zarate, Geneviève (1993) : Représentations de l’étranger et didactique des langues, Paris, Didier, Coll. Crédif-Essais. 127 IV. PORTRAITS DE TRADUCTEURS/ TRADUCTRICES 128 130 NICOLAE CONSTANTINESCU ET LES SI-MAIS-NON D’UN TRADUCTEUR « DÉTECTIVE » Raluca-Nicoleta Balațchi, Anişoara Daniela Motrescu1 Abstract: Nicolae Constantinescu is best known as the present-day translator of Simenon’s detective stories into Romanian. His activity is however not restricted to this particular genre, in which he seems to excel, as he has translated a diversity of authors and texts belonging to various fields, since 1993. Moreover, he is representative for what we may call a visible translator, both on the textual and on the extra-textual level, as he explicitly lets his voice heard on various media, promoting his translations or theorizing the act of translation. Keywords: Nicolae Constantinescu, translator, visibility, detective stories, Georges Simenon. Un traducteur et son contexte Dans le paysage éditorial roumain des premières décennies du XXIe siècle, caractérisé notamment par un marché extrêmement ouvert au processus traductif et par une explosion de livres traduits, surtout dans le domaine des sciences humaines2, comme le montrent également les statistiques officielles (à l’instar de l’Index Translationum3), les traducteurs commencent à s’imposer comme des acteurs importants dans la dynamique du transfert d’un livre vers un public cible nouveau. Certains d’entre eux s’affirment, au-delà de leur travail effectif, par une véritable voix de traducteur, qui se fait entendre à travers différents médias, et n’est en aucun cas cloisonnée au niveau de l’objet livre en tant que tel. Loin de rester dans l’invisibilité, bien des traducteurs contemporains contribuent pleinement à la construction d’un statut de traducteur actif, qui parle de son travail, qui participe à des événements autour du livre traduit, autour de l’auteur traduit, qui est très présent dans les médias, statut qui dépasse de loin la simple mention de leur nom sur la première page du livre. De manière tout à fait intéressante, ce renouvellement du statut du traducteur va en parallèle avec un tournant important en traductologie, les théoriciens de la traduction mettant au centre de leurs intérêts d’analyse des Université « Ştefan cel Mare » de Suceava, raluka2@yahoo.fr, mironescu_anisoara@yahoo.com. 2 Largo sensu, c’est-à-dire la littérature y comprise. 3 Voir nos précisions et statistiques dans notre étude sur la traduction des sciences humaines en Roumanie, Balaţchi, 2015. 1 131 textes traduits la figure du traducteur. La recommandation du philosophe et critique des traductions Antoine Berman (1995), d’aller à la recherche du traducteur formulée dans son modèle critique des traductions est bien connue ; l’étude du traducteur est une étape indispensable de tout parcours critique d’un texte traduit, la troisième des six étapes de la critique des traductions étant totalement dédiée à la figure du traducteur, à sa position et profil, parce qu’il serait « inconcevable de continuer à penser que le traducteur peut rester ce parfait inconnu qu’il est la plupart du temps ». Au-delà de l’intérêt individuel, d’un cas à l’autre de telles études, les approches centrées sur le traducteur élargissent considérablement la problématique du processus traductif, la reliant à la subjectivité et à la communication, comme le suggère très pertinemment Anthony Pym (2009)4. Pour Anthony Pym les études historiques et critiques sur la traduction gagneraient à être « humanisées » : selon ce spécialiste, l’étude des traducteurs devrait précéder celle des textes traduits. Ceci permettrait, en premier lieu, que la ligne de démarcation dans le mouvement de la source à la cible soit mieux cernée. A côté des données strictement biographiques, ce qui devrait définir un traducteur sont surtout les données d’ordre discursif : un nombre considérable de traducteurs sont simultanément auteurs, éditeurs, s’expriment dans des paratextes, mémoires, etc. Dans cette catégorie, une importance à part revient à la place que la traduction occupe dans leur activité : but en soi, voie parallèle à la littérature, etc., ceci étant souvent explicitement énoncé dans des textes sur leur pratique personnelle5. Le profil du traducteur Nicolae Constantinescu dont nous voulons dresser dans le présent travail une esquisse de portrait, fondé principalement sur des données discursives, nous semble être tout à fait représentatif pour les tendances de la période actuelle en matière de pratique traductive. Traducteur d’un nombre impressionnant de textes du français vers le roumain, Nicolae Constantinescu est tout d’abord connu comme le traducteur contemporain de Simenon en Roumanie ; pratiquant une traduction d’un genre rarement pris en compte en traductologie, mais qui est par exemple revalorisé par la critique littéraire de Roumanie ou d’ailleurs, i.e. les romans policiers, Nicolae “The focus on translators should simultaneously raise wider questions about subjectivity and communication”. (Pym, 2009: 23). 5 Instead of the binarisms of source vs. target, language vs. language, culture vs. culture, a focus on translators should make us think about something operating across the two sides, in their overlaps, in the spaces of what we have tried to think of as professional intercultures. A focus on individual translators should also, through its own specific weight, lead researchers to model intercultural decision-making as an ethical activity, a question of actively choosing between alternatives, rather than mere compliance to rules, norms or laws. [ibidem] 4 132 Constantinescu est également un traducteur qui s’exprime sur son travail, qui laisse voir ce qu’il y a au-delà du texte traduit, en amont de la publication en tant que telle, dans une pratico-théorie en miniature sur la traduction du polar6 qui est, selon nous, d’autant plus précieuse qu’elle se fonde sur une expérience importante (121 livres entre 1993 et 2017), étant confirmée par une très bonne réception auprès du public (un premier argument dans ce sens étant le nombre des rééditions, ou encore l’intérêt des grands éditeurs pour la réédition de certaines traductions parues chez d’autres maisons d’édition). Dans la longue liste des textes (environ trois cents) rendus en première traduction ou en retraduction par Nicolae Constantinescu, qui comprend une diversité de genres, domaines, et auteurs, qui s’adressent à une variété de lecteurs, on trouve, à côté de Simenon, des noms de marque de la littérature en langue française : Le Clézio, avec le Nobel L’africain mais aussi avec Diego et Frida, Maupassant, avec Mont-Oriol, Flaubert, avec Mémoires d’un fou et Novembre, Proust, avec La fin de la jalousie et autres nouvelles, Hugo, Sagan, avec Aimez-vous Brahms et Bonjour tristesse. On a donc un traducteur qui, à côté des éditeurs avec lesquels il collabore, se préoccupe autant d’offrir au public des textes inédits des grands auteurs (c’est par exemple le cas de Proust avec son texte La fin de la jalousie et autres nouvelles/Sfîrşitul geloziei şi alte povestiri) que de réactualiser, par de nouvelles traductions, l’intérêt du public pour certains grands auteurs restés plutôt dans l’ombre (c’est par exemple le cas du texte de Sagan Aimez-vous Brahms, qui avait connu une première traduction sous la plume de Cella Serghi et Catinca Ralea). Chacune de ces traductions mériterait sans doute une étude en soi. Si Nicolae Constantinescu peut être clairement défini en tant que traducteur littéraire (dans le sens large du terme, c’est-à-dire s’occupant de la littérature et des sciences humaines), dont les intérêts se dirigent vers une variété de genres, époques et courants (littérature générale et littérature pour la jeunesse, polars, textes autobiographiques, romans historiques et d’aventures), mais également vers des domaines importants des sciences humaines (histoire, histoire de l’art, histoire des religions, civilisation), qui demandent, au-delà des compétences strictement linguistiques, des compétences d’ordre culturel et scientifique, une partie non-négligeable de son travail est représentée par des livres pratiques. La liste des maisons d’édition avec lesquelles collabore le traducteur se caractérise par la même diversité que la liste des genres et auteurs traduits : on peut compter pas moins d’une vingtaine d’éditeurs pour la période 1993-2017, dont surtout Polirom, où le traducteur publie plus de la moitié de ses livres, Cf. Irina Mavrodin, 2006, dialectique qu’elle illustre elle-même par son travail assidu de traduction et de théorisation du traduire. 6 133 (entre ici surtout l’Intégrale Maigret de Simenon), mais également Nemira, Art, Adevărul ou Orizonturi. Vu les limites inhérentes de ce portrait, nous nous pencherons sur les deux facettes de son travail que nous considérons comme représentatives, notamment la visibilité du traducteur dans les médias et la traduction des romans policiers de Georges Simenon. Un traducteur visible Nicolae Constantinescu est ce que l’on pourrait appeler un traducteur qui se rend visible, principalement au niveau de la promotion de son activité.7 C’est un traducteur qui parle de son travail, qui l’expose, qui se présente au public en tant que tel en dehors de la place traditionnelle sur la page de début du livre qui lui est dédiée. En faveur de cette affirmation, viennent, d’une part, le souci du traducteur de rendre visibles les résultats de son travail par la création d’un site internet qui porte son nom et qui recense, par catégories, toutes ses traductions (www.nicolaeconstantinescu.ro), les événements auxquels il a participé en tant que traducteur, et, d’autre part, la préoccupation de doubler sa pratique de traduction par une réflexion théorique. Il fait entendre ouvertement sa « voix de traducteur », est un participant actif à des événements culturels dédiés au livre comme le Salon du livre de Paris ou à des réunions culturelles autour des livres traduits8, répond aux questions, est donc impliqué non pas seulement dans l’acte de la traduction mais également dans la promotion du livre traduit auprès du public. En ce qui concerne la traduction de la série Maigret, Nicolae Constantinescu souligne que la littérature policière pose des problèmes spécifiques, auxquels s’ajoutent ceux de l’écriture simenonienne9. Et ce, malgré la simplicité qui semble caractériser, selon la critique, l’œuvre de Simenon. La première concerne le genre même du texte et la relation qui se construit par rapport au lecteur : le roman ressemble très peu aux polars classiques, ce qui, L’invisibilité du traducteur est une problématique définitoire en traductologie, l’une des publications les plus connues sur la question, l’étude de Lawrence Venuti, The Translator’s Invisibility proposant une approche par rapport à l’illusion de transparence du texte : l’un des objectifs et l’une des recommandations de l’auteur, adressés autant aux traducteurs qu’aux lecteurs de traductions étant de réfléchir à une nouvelle manière de traduire, qui pourrait remplacer les traductions « invisibles » (2008). 8 Comme la rencontre avec le fils de Simenon, organisée aux librairies Humanitas, à Bucarest, le 9 décembre 2016. 9 « Celui qui traduit les romans de Simenon, je pense surtout à la série Maigret, doit affronter plusieurs défis » Nicolae Constantinescu, Salon du livre de Paris, 2003, URL : http://www.nicolaeconstantinescu.ro/?p=4753, page consultée le 20 juin 2017. 7 134 d’un certain point de vue, déroute le lecteur. Or le traducteur doit évidemment préserver, dans le texte cible, cette particularité du pacte de lecture : « Il n’est pas facile de convaincre qu’il s’agit d’un vrai roman policier. Et c’est bien vrai, car il est aussi autre chose et le traducteur doit découvrir et restituer cette autre chose dans sa version » (Nicolae Constantinescu, Salon du Livre, http://www.nicolaeconstantinescu.ro/?p=4753, page consultée le 20 juin 2017). Comme pour nombre de traducteurs passionnés de leur profession, les défis du texte de départ ne font qu’accroître la pulsion de traduire, de donner en langue cible un texte qui puisse se lever à la hauteur de l’original : la traduction est sans doute plus qu’une activité professionnelle, elle est en permanence accompagnée par le plaisir de traduire, qui tourne en véritable passion. En témoignent les paroles du traducteur interviewé à ce sujet : « […] ce n’est plus un plaisir, mais une drogue. L’atmosphère imaginée, apparemment sans efforts, est miraculeusement envoûtante ; les personnages sont d’une diversité qui peut bien déclencher une réjouissance presque vicieuse » (ibidem). Pour un roman où le mystère se crée plutôt à travers l’atmosphère que par l’énigme en tant que telle, l’envoûtement est sans doute le terme le plus approprié qui caractérise la relation traducteur-texte à traduire, pour qu’il puisse la transférer vers le lecteur cible. Un traducteur détective Comme traducteur de romans policiers, Nicolae Constantinescu se remarque certainement dans le paysage éditorial roumain actuel pour avoir publié, chez Polirom, l’Intégrale Maigret, certains romans étant à leur première traduction, d’autres, à l’instar de Maigret et le voleur paresseux, dont nous allons extraire quelques fragments en vue de l’illustration des stratégies traductives, en retraduction. Il s’agit de pas moins de 83 romans de Georges Simenon, auxquels s’ajoutent une quarantaine de polars écrits par d’autres auteurs. A juger ces chiffres, on peut affirmer presque le fait que nous avons affaire à une sorte de « professionnel » du genre, une spécialisation obtenue grâce à la pratique du traduire, qui, quantitativement mais également qualitativement parlant, est remarquable. Maigret et le voleur paresseux a en roumain deux traductions : la première date des années 1970 et est réalisée par Liviu Țicu, paraissant chez Univers à côté d’autres romans de Simenon rendus en roumain à la même époque par des traducteurs différents (parmi lesquels Teodora Cristea, Marga Cosaşu). La 135 deuxième est faite par Nicolae Constantinescu en 2011 ; cette retraduction doit être appréciée, selon nous, autant comme travail en soi, de réactualisation d’un texte pour le public du XXIe siècle, qu’en tant que partie composante d’une série, l’Intégrale Maigret, signée en traduction par le même traducteur, ce qui montre une remarquable cohérence éditoriale. C’est une qualité confirmée également au niveau du paratexte et de l’épitexte, couverture et textes de promotion contribuant à assurer et à faciliter au lecteur roumain le contact avec l’œuvre de Simenon. Georges Simenon est mondialement connu comme l’écrivain qui a rénové le genre policier par son sens d’analyse psychologique et par la création du commissaire Maigret. Il a enrichi le genre policier par l’attention particulière donnée aux lieux, au décor, à l’atmosphère et au monde intérieur des personnages de ses romans. Au lieu de situer l’énigme dans le centre de ses romans, Simenon préfère accorder la place principale à la l’ambiance et à l’espace. Les enquêtes du commissaire Maigret sont principalement des enquêtes psychologiques parce que son intuition joue un rôle primordial dans le déroulement de l’action. Les défis de la traduction visent ainsi autant le niveau du récit, par l’obligation de la recréation d’une ambiance qui porte les signes de l’énigme, que les parties dialogales, avec l’implicite et le sous-entendu. A ceci s’ajoute l’une des spécificités stylistiques importantes de Simenon, notamment l’usage du discours indirect libre comme procédé privilégié d’accéder à la subjectivité des personnages, de Maigret en tout premier lieu : l’enquête est toujours vue de dedans, les dialogues entre les personnages venant en fait enchaîner sur un autre, qui en est la clef, le discours intérieur de Maigret. L’incipit du roman est représentatif pour les caractéristiques que nous venons d’énumérer et l’analyse de ses versions pourrait certainement entrer dans la constitution d’un corpus de fragments pertinents pour une étude des stratégies globales de la traduction. Une description du cadre – pièces, objets, jeu de l’ombre et des lumières – précède l’annonce du crime ; la description de la saison et du début de la journée permet au narrateur de glisser peu à peu dans la conscience du personnage, à travers un premier instant de discours indirect libre, qui rend compte de ses souvenirs d’enfance10. Selon Nicolae Constantinescu, la traduction de l’œuvre simenonienne n’est pas facile à rendre parce que « le choix des mots roumains pour restituer généralement les nuances et en particulier celles d’un temps passé est souvent délicat » et le traducteur « doit être très exact s’il veut reproduire la fameuse atmosphère de Simenon : les saisons, les sons, les odeurs, la lumière et l’ombre, le sommeil avec ses rêves, tout y concoure pour tracer des tableaux vivants en quelques touches bien choisies ». 10 136 Si l’on compare les deux traductions par rapport à l’original, nous pouvons déjà apprécier la justesse du recours de Nicolae Constantinescu aux procédés de traduction indirects – transposition et modulation nécessaires pour éviter la répétition du mot souvenir, qui aurait mené à une structure maladroite en roumain était-il un souvenir d’obscurité, de gel/ stăruiau întunericul, îngheţul ; en plus, le verbe a stărui proposé ici par le traducteur a le rôle de renforcer l’idée de souvenir qui revient à la charge, impression bien appropriée pour le contexte décrit ici ; la même remarque fonctionne pour la stratégie de l’ajout en vue de l’explicitation ou de l’utilisation de collocations habituelles en roumain – le souvenir qui lui restait et qui lui revenait automatiquement/şi care îi venea automat în minte ; la réorganisation syntaxique sur le chemin, faisaient craquer/ pîrîia pojghiţa de pe drum. « Pourquoi le souvenir qui lui en restait et qui lui revenait automatiquement était-il un souvenir d’obscurité, de gel, de doigts engourdis, de chaussures qui, sur le chemin, faisaient craquer une pellicule de glace ? » (Maigret et le voleur paresseux, Georges Simenon, 1961 : 7) De ce oare amintirea care-i rămăsese și-i revenea automat era o amintire care-i sugera întuneric, frig, degete înțepenite, ghete ce făceau să pîrîie o pojghiță de gheață? (trad. Liviu Țicu, 1970 : 5) De ce în amintirea cu care rămăsese și care îi venea automat în minte stăruiau întunericul, înghețul, degetele amorțite, încălțările sub talpa cărora pîrîia pojghița de gheață de pe drum? (trad. Nicolae Constantinescu, 2011: 5) Le discours indirect libre est, tel que le soulignent les approches pragmatiques du langage, l’un des moyens privilégiés d’expression de la subjectivité (voir à titre d’exemple les travaux de Jacques Moeschler et d’Anne Reboul sur la question, 1994). C’est l’un des niveaux auxquels les marques de la subjectivité apparaissent à un taux de fréquence élevé. Or, c’est également un niveau problématique en traduction : les subjectivèmes engendrent d’habitude des processus d’interprétation et d’évaluation, qui font le traducteur hésiter entre plusieurs solutions « possibles » et appliquer des critères de sélection qui sont étroitement liés à la créativité personnelle mais également à l’analyse du contexte extralinguistique de l’énoncé, de la valeur illocutionnaire d’un acte de langage ou du rapport entre ce qui est explicite et ce qui est implicite dans le texte à traduire. Le traitement des interjections et des mots du discours spécifiques à la modalité exclamative est un bon exemple dans ce sens : les ajouts, le passage par le procédé indirect de la modulation, la réorganisation de l’ordre des mots ou le travail sur la ponctuation montrent clairement l’effort du traducteur de chercher les meilleurs équivalents discursifs et non pas tout simplement linguistiques en langue cible pour rendre compte du même type d’interaction verbale. 137 « Aristide Fumel, bon ! » (Maigret et le voleur paresseux, Georges Simenon, 1961 : 8). Aa, Aristide Fumel, da ! (trad. Liviu Țicu, 1970 : 6). A ! Aristide Fumel! (trad. Nicolae Constantinescu, 2011 : 6). Vu le contexte de communication qui est relaté dans cet énoncé exclamatif elliptique, la solution de Nicolae Constantinescu nous semble beaucoup plus appropriée pour rendre compte des relations qui définissent les rapports de Maigret à Fumel ; l’ajout de da [oui] que propose le premier traducteur n’est pas indiqué dans le contexte, puisqu’il crée, chez le lecteur des attentes fausses sur les relations entre les deux personnages et réside, selon nous, dans une interprétation erronée de la valeur de bon, qui est tout simplement un mot du discours désémantisé, à valeur d’interjection, traduisant plutôt l’indifférence. La traduction de la suite du dialogue de Maigret avec soimême en ce début de journée et de cas à résoudre confirme pleinement ces affirmations, Nicolae Constantinescu adaptant parfaitement le lexique et la syntaxe de la phrase exclamative au registre familier, et au niveau oral préférant à nouveau des procédés indirects là où le premier traducteur suit plutôt littéralement l’original (était incapable/nu era în stare ; de rédiger un rapport/ să întocmeascà un raport ca lumea), renforçant l’idée d’oralité, de discours non-altéré par le formalisme habituel des discours soignés, prononcés devant les autres. « Pauvre Fumel qui, lui, n’avait jamais pu monter en grade parce qu’il était incapable d’apprendre l’orthographe et de rédiger un rapport ! » (Maigret et le voleur paresseux, Georges Simenon, 1961 : 10). Și bietul Fumel, care nu putuse avansa niciodată, pentru că era incapabil să-și însușească ortografia și felul cum să redacteze un raport!. (trad. Liviu Țicu, 1970 : 7). Bietul Fumel, care nu putuse niciodată să urce în grad pentru că nu era în stare să învețe ortografia și să întocmească un raport ca lumea!. (trad. Nicolae Constantinescu, 2011 : 9). La cohérence des choix discursifs pour la traduction du niveau de langue – familier, et le caractère oral du discours est certainement l’une des caractéristiques du style de Nicolae Constantinescu en traduction, le traitement des déictiques (ainsi) ou des adjectifs axiologiques (particulier) étant un bon exemple dans ce sens : tout en préservant les catégories pragmatiques, le deuxième traducteur, préfère, au lieu de se tenir tout près du texte, comme le fait Liviu Ţicu, passer par une transposition (adverbe – syntagme 138 prépositionnel à valeur adverbiale) proposant un déictique spécifique du langage familier en roumain, ăsta et par une modulation alt [autre] pleinement justifiée dans le contexte. « Pourquoi, les nuits d’hiver, quand on le réveillait ainsi, le café avait-il un goût particulier ? » (Maigret et le voleur paresseux, Georges Simenon, 1961 : 11). De ce oare în nopțile de iarnă, când era trezit astfel, cafeaua avea un gust aparte ? (trad. Liviu Țicu, 1970 : 8). Oare de ce, în nopțile de iarnă, cînd îl trezeau în felul ăsta, cafeaua avea alt gust? (trad. Nicolae Constantinescu, 2011 : 9). La même facilité de l’expression qui résulte dans une traduction qui, pour reprendre les termes de Berman, fait texte, est à remarquer dans les choix de transfert au niveau du pronom on, véritable pierre angulaire lors du passage en langue cible ; même si la voix passive préférée dans l’exemple antérieur par Liviu Ţicu (era trezit) est tout à fait correcte, nous pensons que l’usage de la voix active avec un sujet personnel de troisième personne du pluriel îl trezeau, gardé d’ailleurs par Nicolae Constantinescu dans d’autres fragments, comme nous l’illustrons ci-dessus, correspond pleinement aux particularités du référent envisagé par le narrateur et au contexte des relations interpersonnelles qui caractérisent le personnage et les représentants des autorités. Or, rien de plus pratique en roumain pour désigner ces représentants que ce pronom, car il a l’avantage de désigner le sujet actif, tout en gardant la valeur de généricité. Le fragment qui suit en est une bonne illustration : « Maintenant, on les obligeait à tricher ! On, c’était le Parquet, les gens du ministère de l’Intérieur, tous ces nouveaux législateurs enfin, sortis des grandes écoles, qui s’étaient mis en tête d’organiser le monde selon leurs petites idées » (Maigret et le voleur paresseux, Georges Simenon, 1961 : 10). Acum era obligat să trișeze. Îl obligau cei de la Parchet, cei de la Ministerul de Interne, în fine, toți acești noi legislatori ieșiți din școli superioare, care-și puseseră în cap să organizeze lumea conform micilor lor idei. (trad. Liviu Țicu, 1970 : 7). Acum, îi obligau să trișeze! Se gîndea la Parchet, la cei de la Ministerul de Interne și, în sfârșit la toți acei noi legislatori ieșiți de pe băncile marilor școli care își puseseră în cap să organizeze lumea după micile lor idei. (trad. Nicolae Constantinescu, 2011 : 8). Côté lexical, on peut souligner de nouveau la justesse des choix du deuxième traducteur qui reformule, ajoute ou passe par les équivalences à chaque fois qu’il est nécessaire, afin d’éviter les calques ou d’autres structures 139 non-conformes ou moins habituelles en langue cible : l’unité ieşiţi de pe băncile marilor şcoli passe sans problème en roumain par rapport à ieşiti din şcoli superioare qui est plutôt maladroit. Le résultat global de ces stratégies locales est une écriture cohérente, fluide, respectueuse du registre linguistique mais également des particularités discursives de la langue cible pour le contexte de communication envisagé, qui assure certainement une lecture particulièrement agréable, qualité importante dans le cas d’un livre du genre polar. Qualité d’autant plus remarquable quand on réfléchit au souci d’exactitude tout comme au permanent travail d’analyse, d’évaluation et de sélection par lequel passe le traducteur au niveau du microet surtout du macro-texte, afin de surprendre et ensuite de rendre en langue cible, par le menu, les particularités d’un genre à part, de recréer une atmosphère et un personnage qui imposent, en traduction aussi, un effort et un talent de… détective : « Enfin, tout le temps je pense : „Si on traduisait de cette manière…- Mais non, car…‟ Je me dis toute de suite. Mais tout ça, chers fans de Simenon, sont, si j’ose dire, les si-mais-non du traducteur » (ibidem). Bibliographie : Corpus d’analyse Simenon, Georges (1961) : Maigret et le voleur paresseux, Paris, Presses de la Cité. Simenon, Georges (2011) : Maigret și hoțul leneș, traducere de Nicolae Constantinescu, Iași, Polirom. Ouvrages de spécialité Berman, Antoine (1995) : Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard. Bertrand, Alain (1994) : Georges Simenon : de Maigret aux romans de la destinée, Liège, Éditions du CÉFAL. Dubois, Jacques (1992) : Le roman policier ou la modernité, Paris, Nathan. Dulout, Stéphanie (1997) : Le roman policier, Toulouse, Milan. Guérif, François et Mesplède, Claude (2006) : Polars et films noirs, Italie, Timée-Éditions. Guidère, Mathieu (2016) : Introduction à la traductologie, 3é éd., Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur. Ladmiral, Jean-René (2011) : Autour de la retraduction. Perspectives littéraires européennes, Paris, Orizons. Lemoine, Michel (2003) : Simenon : écrire l’homme, Paris, Gallimard. Mavrodin, Irina (2006): Despre traducere: literal şi în toate sensurile, Craiova, Scrisul Românesc. Moeschler, Jacques, Reboul, Anne (1994) : Dictionnaire encyclopédique de pragmatique, Paris, Seuil. Pym, Anthony (2009): “Humanizing Translation History”, in Hermes, no. 42, 23-48. Richadeau, François (1982) : « Simenon : une écriture pas si simple qu’on le penserait », Communication et Langage, no53, pp.11-32. 140 Venuti, Lawrence (1995/2008): The Translator’s Invisibility, London and New York, Routledge. www.nicolaeconstantinescu.ro, page consultée les 20 juin, 7, 8 9 et 10 décembre 2017 141 142 V. FRAGMENTARIUM IRINA MAVRODIN 143 144 La robe et la cathédrale1 Je me trouve de nouveau devant la montagne appelée À la recherche du temps perdu, face à une nouvelle ascension de la montagne. Je dois faire une correction (et, en fait, une révision aussi) pour environ quatre mille pages, deux mille signes par page. Je dois tout parcourir avec la plus grande attention, avec une attention infinie, les yeux non seulement sur l’erreur de lettre (travail minutieux, mais qui épuise moins), mais aussi sur un autre type d’erreur, trompeuse, misérable, qui peut déformer un texte : celle qui saute sur un « non », transformant ainsi une négation en affirmation, ou qui, à cause de la hâte, remplace un mot comme mondanité (mot-clé chez Proust) par modernité, un que par pour que, et vice versa, produisant ainsi de véritables catastrophes séismiques dans une phrase longue d’une page, mais parfaitement structurée, ou qui, en omettant la dernière lettre d’une désinence verbale, change la personne ou le temps du verbe, ou qui, encore, en sautant sur une préposition ou une conjonction, ou tout simplement une virgule qu’il faut nécessairement employer, modifie un ordre parfait, en le transformant dans un chaos devant lequel on ne sait plus comment se débrouiller. Et pour l’instant on laisse tout tomber, saisi par un infini abattement, par un désespoir que l’on dépasse finalement faisant encore un petit pas, étant soutenu – par un espoir que l’on trouve dans la sublime difficulté même – parce que le texte sur lequel on travaille est sublime – à laquelle on est confronté. Je sens cette nouvelle ascension de la montagne, en vue de la réédition du cycle romanesque À la recherche du temps perdu, comme une nouvelle traduction, qui ne sollicite pas moins que mon ancienne traduction (j’exagère un peu en le disant, sans doute, car, même si je me concentre sur le texte avec un effort analogue à celui du traducteur, je travaille tout de même en ce moment sur une structure romanesque, je travaille, c’est-à-dire je lui consacre l’attention la plus aiguë en vérifiant et non pas en m’impliquant dans une opération créatrice). Par cette nouvelle traduction je ne comprends pas seulement la peine de relire mot par mot, syllabe par syllabe, lettre par lettre, le texte monumental que j’avais traduit entre 1985 et 2000, de faire les opérations de correction classiques (que, je pense, seulement le traducteur lui-même peut faire en ce caslà), mais aussi d’y apporter de petits changements et de petites retouches. Mais en avançant sur ce chemin, entourée de nouveau du texte original (édition de la Pléiade, Yves Tadié) et de nombreux dictionnaires et guides orthographiques, maniés – soulevés, posés de nouveau sur terre ou sur la table, feuilletés avec « Rochia şi catedrala » in Despre traducere. Literal şi în toate sensurile, Editura Scrisul Românesc, Craiova, 2006, p. 35-37. 1 145 difficulté, lus et relus jusqu’à ce que les yeux commencent à me faire mal, les yeux et les os, comme le corps entier,– par le traducteur, comme tant d’ « instruments » sans lesquels son travail ne serait ni bon ni possible, ainsi qu’un laboureur ne pourrait pas travailler sans ses outils, ou, un menuisier, ou un maçon etc., je me retrouve en fait au milieu d’une nouvelle lecture (synesthésique, dans les efforts corporels susmentionnés, avec tout acte créateur) de Proust, puisque je prends des notes sur de nouveaux points forts, nodaux, à partir desquels on pourrait envisager de nouvelles approches. Peutêtre l’épithète nouveaux n’est-elle pas, en fait, la meilleure, je devrais probablement dire que tout cela existait également dans mon ancienne manière de lire le texte, mais que ce sont des aspects qui jaillissent maintenant avec force au premier plan. Un de ces points nodaux serait ce que j’aime appeler « la robe et la cathédrale », syntagme autour duquel, je pense, on pourrait réordonner toute l’approche de l’œuvre de Proust (ce qui – répétons cette banalité – ne signifie pas que cette lecture soit meilleure qu’une autre, mais seulement qu’elle n’a pas été appliquée, bien qu’elle s’impose par sa cohérence). Peut-être c’est la lecture que seulement celui qui a traduit À la recherche du temps perdu peut faire (la traduction étant une exégèse sui generis également par le fait que, à la différence de ce qu’on appelle couramment lecture, elle comprend une démarche marquée par implication corporelle aussi). Cette lecture faite par la traduction (« la robe et la cathédrale ») met en oppositon une lecture dans laquelle la priorité revient à la construction d’une « cathédrale », d’une « symphonie », des éléments d’un registre « noble », « élevé », auxquels on a souvent comparé le faire du cycle À la recherche du temps perdu, avec une autre comparaison – faite toujours par Proust -, fondée sur des éléments d’un registre humble, comme le faire d’une « robe », ou d’un plat etc. Il y a deux textes, que je mets au cœur de ma nouvelle lecture, qui me sont particulièrement chers. Tous les deux figurent vers la fin du roman Le Temps retrouvé. Les voilà : « Et changeant à chaque instant de comparaison, selon que je me représentais mieux, et plus matériellement la besogne à laquelle je me livrerais, je pensais que sur ma grande table de bois blanc, je travaillerais à mon œuvre, regardé par Françoise. Comme tous les êtres sans prétention qui vivent à côté de nous ont une certaine intuition de nos tâches et comme j’avais assez oublié Albertine pour avoir pardonné à Françoise ce qu’elle avait pu faire contre elle, je travaillerais auprès d’elle, et presque comme elle (du moins comme elle faisait autrefois : si vieille maintenant elle n’y voyait plus goutte) car épinglant de ci de là un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe.» (c’est nous qui soulignons) (le texte continue de la même façon sur une page). Le second texte (qui vient pratiquement à la suite de celui repris ci-dessus) : « À 146 force de coller les uns aux autres ces papiers que Françoise appelait mes paperoles, ils se déchiraient çà et là. Au besoin Françoise pourrait m’aider à les consolider de la même façon qu’elle mettait des pièces aux parties usées de ses robes ou qu’à la fenêtre de la cuisine, en attendant le vitrier comme moi l’imprimeur, elle collait un morceau de journal à la place d’un carreau cassé. Elle me disait en me montrant mes cahiers rongés comme le bois où l’insecte s’est mis : « C’est tout mité, regardez, c’est malheureux, voilà un bout de page qui n’est plus qu’une dentelle, et l’examinant comme un tailleur, je ne crois pas que je pourrai la refaire, c’est perdu. C’est dommage, c’est peut-être vos plus belles idées. Comme on dit à Combray, il n’ya pas de fourreurs qui s’y connaissent aussi bien comme les mites. » » L’accent y tombe sur l’acte du faire, sur sa matérialité, sur sa corporalité, sur l’homogénéisation -, tellement proustienne ! – de l’espace du faire, sans aucune opposition entre « humble » et « élevé » : « Quand je n’aurais pas auprès de moi tous mes papiers toutes mes paperoles, comme disait Françoise, et que me manquerait juste celui dont j’aurais eu besoin, Françoise comprendrait bien mon énervement, elle qui disait toujours qu’elle ne pouvait pas coudre si elle n’avait pas le numéro du fil et les boutons qu’il fallait,… » Le faire d’une robe, le faire d’une cathédrale dans l’espace analogue du faire d’un livre : Proust rapproche les deux faires par ce qu’ils ont de spécifiquement humain et créateur comme attributs d’un « homo faber », jusqu’à les faire – triomphalement et heureusement – coïncider. Un bon traducteur de Proust saura rendre cette dimension aussi de son œuvre. Mais, je me demande maintenant, à la fin de cet essai, si le rapport entre « la robe et la cathédrale » ne pourrait pas être emblématique pour celui qui se crée entre la traduction et l’œuvre originale, entre le plan mineur, périssable et le plan majeur, durable dans lequel les deux s’inscrivent. (traduit du roumain par Camelia Violeta CHIRCIU (SAVA)2) 2 Université « Ştefan cel Mare » de Suceava, scameliavioleta@yahoo.com. 147 148 VI. RELECTURES TRADUCTOLOGIQUES 149 150 AUTOUR DE/ ET RETOUR À LA TRADUCTION PRAGMATIQUE – SUR LES NOCES DE NICOLAS FROELIGER Muguraş CONSTANTINESCU1 Présentation Paru en 2013, le livre de Nicolas Froeliger, intitulé de façon incitante Les noces de l’analogique et du numérique. De la traduction pragmatique garde toute son actualité par une problématique importante mais pas assez débattue par les théoriciens de la traduction. Son actualité justifie notre lecture/relecture dans une revue de traductologie. Nous reprenons dans ce qui suit, en grande partie, nos réflexions publiées dans un ouvrage à portée non spécifiquement traductologique (Constantinescu, 2015) pour souligner et réaffirmer l’opportunité d’un tel ouvrage dans le paysage traductologique contemporain. Nous commençons par un bref regard sur l’état des lieux de la traductologie centré sur la traduction pragmatique pour mieux cerner la place et l’importance de l’ouvrage de Nicolas Froeliger. Et cela d’autant plus que l’auteur le fait de façon attrayante, en mariant avec grâce et naturel, le registre scientifique et le registre littéraire ou, si l’on peut dire ainsi, la scientificité et la littérarité. Comme on peut facilement le constater, la traductologie contemporaine s’appuie majoritairement dans sa théorisation sur la traduction littéraire, considérée dans son sens large – belles lettres et sciences humaines. Elle ignore ou néglige, le plus souvent, la traduction spécialisée, nommée aussi traduction pragmatique, comme le propose de façon convaincante Nicolas Froeliger, en se mettant d’accord à ce sujet avec Jean Delisle. A partir de la réflexion de l’auteur sur la rencontre nécessaire entre les instruments analogiques des sciences humaines et numériques des sciences exactes, nous entreprendrons une brève lecture critique de son ouvrage et, implicitement, de la traduction pragmatique. Seront analysés notamment ses relations avec la traduction littéraire, l’importance du destinataire d’une telle traduction, son aspect communicationnel, le poids de la terminologie et de la quasi-terminologie. Une place particulière est réservée au rôle du traducteur, qui reste, malgré tous les outils numériques les plus modernes, l’acteur décisif du processus, même dans la traduction pragmatique.2 Selon les statistiques, la traduction littéraire ne couvre que 10 % du marché de la traduction, le reste revenant largement à la traduction spécialisée, Université « Ştefan cel Mare » de Suceava, mugurasc@gmail.com Nous reprenons en grande partie la chronique à l’ouvrage de Nicolas Froeliger publiée par nous in "Autour de la traduction pragmatique", „Literature, discourse and multicultural dialogue”, (LDMD 3), Editura Arhipelag XXI Press, Târgu Mureş, 2015 : 670-680. 1 2 151 dans un domaine ou un autre. Cela exige nécessairement la maîtrise et l’utilisation d’une terminologie et/ou une quasi-terminologie, matière essentielle dans la traduction pragmatique et en perpétuel mouvement. Des noces pas comme les autres La situation en quelque sorte paradoxale, plus exactement, la disproportion entre la théorisation de la traduction littéraire et sa place dans la vie de la société, a déterminé Nicolas Froeliger de l’Université Paris VII à proposer une réflexion bien fondée et nourrie par la pratique sur ce qu’il appelle la traduction « pragmatique ». Celle-ci n’est pas du tout facile et se doit d’être, tout d’abord, efficace ; elle suppose tout simplement les noces de l’analogique et du numérique, comme l’auteur l’annonce dès le titre de son livre, paru aux Éditions Les Belles Lettres, tête de série de la collection « Traductologiques », coordonnée par deux personnalités du domaine : le traductologue Jean-René Ladmiral et le comparatiste et historien des traductions Jean-Yves Masson. En revenant à ce titre très alléchant, il surprend par la première partie et son allure ludique, connotative Les noces de l’analogique et du numérique pour éclairer et rassurer par sa deuxième partie De la traduction pragmatique, à allure rigoureuse, dénotative. Nicolas Froeliger essaie d’y donner une réplique à la « traductologie littéraire » qui est « riche et très intéressante, bien développée, stimulante du point de vue intellectuel et de surcroît solidement établie sur le plan institutionnel » (Froeliger, 2013 : 17). En fait, c’est ce dernier aspect qui intrigue, à juste titre, le praticien et l’enseignant de la traduction pragmatique de Paris VII, notamment l’incertitude qui plane du point de vue institutionnel sur la traduction pragmatique, sa non-reconnaissance théorique. Cette constatation ne concerne pas la réflexion sur le terme et terminologie qui a connu un certain développement les dernières décennies (L’Homme, 2005) et qui ne couvre qu’un aspect de la traduction qui nous intéresse ici. À une recherche attentive, on peut se rendre compte que la traduction pragmatique est discrètement présente dans de nombreux ouvrages et parfois sous d’autres noms. Elle est mentionnée et définie dans des traités généraux de traductologie mais non pas suffisamment étudiée. Dans son livre incontournable sur la traduction raisonnée, Jean Delisle considère la traduction qui nous préoccupe, en mettant en son centre la langue de spécialité ; cette dernière comprend la terminologie et les moyens d’expression propres à un domaine de spécialité. Il définit, par ailleurs, le texte pragmatique qui constitue l’objet du processus traductif comme l’un « habituellement rédigé en fonction d’un destinataire précis et de règles d’écriture particulières », étant principalement un instrument de communication et dont « l’aspect esthétique n’est pas dominant » (Delisle, 2013 : 666, 686). Quoique l’aspect esthétique ne soit pas dominant dans un tel type de texte, les chercheurs qui s’y intéressent comme Christian Balliu, préoccupé dans 152 plusieurs de ses articles (2001-2002, 2010) par la traduction médicale, trouvent que des figures de style et une certaine forme de subjectivité sont présentes dans le texte de spécialité et également dans sa traduction. Même la dimension poétique ne lui est pas étrangère : Dans la réalité, les traductions littéraire et spécialisée ne sont nullement opposées [...] Le degré de spécialisation d’un texte ne se mesure pas à l’aune d’une terminologie quantifiée, ni à l’opacité supposée de ses signifiants ; il est en relation directe avec les contenus et les référents. [...] Le texte spécialisé peut atteindre une dimension poétique, tout comme le texte poétique peut être éminemment spécialisé. (Balliu, 2001-2002 : 1-2) Dans le même sens, on peut penser à la créativité, déjà évoquée, dans la traduction d’un texte « technique » ou « scientifique », créativité trop souvent associée au texte littéraire. Voyons dans ce sens le témoignage de Mathilde Fontanet : J’ai donc entrepris de m’observer moi-même pour explorer comment, par mes ressources personnelles, je remédiais à des problèmes de reformulation ou à des insuffisances sémantiques du texte original et pour déterminer si l’opération comportait une dimension créative. Pour éviter que l’intervention de la créativité ne soit dictée par la nature du texte, je me suis limitée aux seuls textes administratifs, journalistiques et techniques, à l’exclusion des œuvres littéraires. (Fontanet, 2005 : 433) En revenant à l’ouvrage qui se trouve au centre de notre attention, son auteur a un parcours surprenant. Il a suivi les cours de la fameuse école ESIT (École Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs) de Paris, la première de ce genre en France, il a pratiqué pendant dix-sept ans le métier de traducteur spécialisé, entre autres, à la compagnie Architexte qu’il a aussi fondée, il a passé son doctorat en littérature américaine (Thomas Pynchon) à l’Université Sorbonne Nouvelle et il a obtenu son habilitation à diriger des recherches à l’Université Grenoble III, dans le domaine de la traductologie. Depuis quelque temps, à l’Université Paris VII, il dispense des cours tels : la traduction journalistique, la traduction financière mais aussi la « culture générale de la traduction », concept qu’il a lui-même imposé dans ce qu’il appelle « la communauté traductologique ». Froeliger est aussi l’artisan d’un colloque atypique Traductologie de plein champ, ayant trois volets différents dans trois grandes universités connues pour leurs structures de formation des traducteurs, l’Université de Genève, l’Université Libre de Bruxelles et l’Université Paris VII. Ce rendez-vous autour de la traductologie sur le terrain, ou en plein air, opposée à l’idée de laboratoire et de serre, réunit non seulement des traductologues mais aussi des praticiens de la traduction, que ce soit la 153 traduction littéraire, scientifique, technique ou, selon le vocable favori de l’auteur, « pragmatique ». Pour ce qui est des noces de l’analogique et du numérique, elles signifient, au fond, selon la vision de l’auteur, le mariage entre la manière de penser analogique, propre aux sciences humaines et les instruments numériques, utilisés par les sciences exactes. Le livre qui célèbre ces noces se veut et il l’est une « vision globale et contemporaine sur une profession encore trop peu connue », qui suppose en réalité un enchaînement de métiers, un sérieux travail de documentation et, inévitablement, de nos jours, l’utilisation de certains instruments numériques. Sur les traces de Jean Delisle (le premier à employer l’expression « traduction pragmatique »), avec qui Nicolas Froeliger avoue s’être entretenu sur le sujet, l’auteur considère que le « centre de gravité de la traduction pragmatique » (16) est constitué par les traductions scientifiques et techniques – véritable noyau dur du domaine – même si le traducteur aura affaire aussi à des textes de presse, des textes de vulgarisation, administratifs etc. : En effet si le monde de la traduction pragmatique est fort vaste, son modèle se trouve, à notre sens, dans les textes scientifiques et techniques. C’est-à-dire rédigés par des spécialistes d’un domaine pour d’autres spécialistes de ce même domaine et faisant appel à ce que l’on nomme la langue de spécialité, ou la langue spécialisée [...]. Il s’agit d’un savoir qui recouvre un sous-ensemble de la langue générale, convoque des connaissances spécifiques, possède des traits particuliers et est formalisé par une terminologie et une phraséologie qui lui sont propres. (Froeliger, 2013 : 15) Dans la chaîne de métiers mobilisés pour la réalisation d’une traduction on peut énumérer : le localisateur, le terminologue, l’ingénieur linguiste, le rédacteur ou le communicateur technique, le pré-éditeur, le post-éditeur, le réviseur, le gérant de projet, le spécialiste en communication interculturelle et le traducteur tout simplement. Ce dernier doit être souple et agile pour pouvoir passer d’un domaine à l’autre, d’un texte à l’autre, selon la commande et l’urgence du client. Il doit accepter que les règles de la traduction pragmatique diffèrent de celles de la traduction littéraire : le texte source n’est pas sacré et, au contraire, le texte cible sollicite toute son attention pour être clair, précis, concis. Si pour certains textes littéraires garder leur ambiguïté est une vertu rare et une performance attendue, au cas du texte pragmatique il s’agit, justement, d’en enlever les ambiguïtés et d’en « endiguer » l’incertitude (Froeliger, 2013 : 51). La visée esthétique est elle aussi désacralisée en faveur d’une visée communicative. Les domaines de la traduction pragmatique sont nombreux et, à travers les multiples exemples donnés par Froeliger qui considère déjà vaste et touffu 154 ce type de traduction, on peut en énumérer quelques-uns : droit, bâtiment, architecture, médecine, finances, économie, gastronomie, informatique, mécanique, publicité, presse. Froeliger reconnaît que l’acte du traduire peut sembler, à première vue, un acte essentiellement « analogique », étant « largement intuitif, agile, asystématique, méfiant à l’égard des solutions massives » (idem : 8). Il apporte des arguments convaincants pour la nécessité de la collaboration, de l’« hybridation » avec le technique, précis et systématique, du numérique dans le cas de la traduction pragmatique. D’ailleurs, par son livre, le praticien et le traductologue Froeliger propose justement une « systémique » de la traduction pragmatique qui donne au lecteur une idée sur ses constantes et ses variables. S’appuyant sur sa multiple expérience, entre autres, celle de formateur de jeunes traducteurs, mais aussi de chercheur bien familiarisé avec la littérature et son herméneutique, l’auteur, doué d’un raffiné sens de l’humour, pratiquant un style scientifique souple qui par endroits laisse la place au ton familier, s’adresse comme le dit Jean-René Ladmiral, dans la préface du volume, « au grand public cultivé » (Ladmiral, 2013 : XIII). Quelques idées particulièrement intéressantes, qui échappent à l’œil non avisé, méritent d’être retenues de cette « chronique », légèrement persiflante, d’un événement qui marque le début de ce siècle, des noces en traductologie. Une première idée simple et qui évite toute confusion est à retenir : « La traduction pragmatique n’est ni la traduction littéraire ni la traduction générale » (Froeliger, 2013 : 16). Ensuite, elle est emblématique des métiers de la traduction. A la différence de la traduction littéraire qui vise souvent un lecteur imaginaire, idéal, supposé parfois curieux, encyclopédique, parfois fainéant, sautant sur les descriptions et les passages ennuyeux, la traduction pragmatique sera travaillée avant tout en fonction du destinataire à qui elle s’adresse mais aussi de son but et de son utilisation. Cela permet des libertés de type restructurations de phrases et de paragraphes, ajouts, explicitations, omissions, ou « du vide », comme le dit avec une pointe d’espièglerie Froeliger. Ces libertés sont sévèrement sanctionnées par les spécialistes dans une traduction de texte littéraire, principalement parce qu’elles trahissent, modifient, falsifient le style de l’auteur, sa marque scripturale. Dans la traduction pragmatique, qui est loin de sacraliser le texte original, soutient Froeliger, s’appuyant sur de nombreux exemples, et sur plus de 20000 pages traduites et environ 30000 révisées, la traduction doit être claire et facilement compréhensible par son destinataire, bien déterminé dès le moment de l’acceptation de la commande de traduction, autrement dit adaptée au contexte et au but pour lequel elle sera travaillée. Le traducteur pragmatique qui, par la force des choses, couvre toujours plusieurs domaines, n’a pas les mêmes connaissances techniques que l’auteur spécialiste du texte à traduire, mais il a ses compétences « spécifiques » qui lui 155 permettent de mettre le texte dans sa perspective particulière de texte adressé toujours à un spécialiste, mais appartenant à une autre culture et situé dans une certaine situation de communication. Il identifiera les termes essentiels, les rapports de cause à effet, il estimera et assumera certains risques, mais, surtout, il trouvera les articulations appropriées pour proposer un texte fluide, cohérent, et qui ne « sente » pas la traduction, dans lequel, par conséquent, le traducteur sera invisible, et sa traduction transparente. La rhétorique sera un précieux allié du traducteur pragmatique, pour qui c’est la communication qui compte en premier lieu et non pas certains effets de style, comme dans le cas du texte littéraire. C’est pourquoi l’auteur parle, à maintes reprises, d’une traduction « efficace » et, adoptant une idée de Meschonnic, traducteur par excellence de texte poétique, il estime que pour la traduction pragmatique c’est important ce qu’elle fait et non pas ce qu’elle est. Le micro-contexte et le macro-contexte, tout comme le rapport avec le réel, le référent, sont extrêmement importants parce que « personne [...] ne traduit dans une salle blanche, bien protégé des miasmes du réel : la traduction est avant tout une profession qui s’exerce sur un marché, dans des conditions économiques et temporelles contraignantes que la théorisation n’ignore qu’au péril de sa propre pertinence » (souligné par l’auteur, 151). La terminologie a une importance fondamentale mais elle ne résout pourtant pas tout dans la traduction pragmatique, d’où la nécessité d’opérer avec une « quasi-terminologie », qui fait partie de la langue de spécialité, sans constituer pour autant les termes définitoires dans une structure conceptuelle donnée. Il est à considérer à ce propos la dynamique qui caractérise la terminologie, où les processus de terminologisation sont tout aussi fréquents que ceux de déterminologisation, car selon Froeliger la terminologie non plus n’est sacrée. Dans ce sens un autre principe clair à retenir est que le « terminologisme » ne doit pas prendre la place de la « terminologie ». Il s’agit d’une « approche terminologique d’ensemble » qui exclut tous les excès, comme celui du « terminologisme » qui exige l’application irréfléchie et décontextualisée de la règle selon laquelle à un terme dénotant un concept de la langue de départ doit correspondre un seul et unique terme dans la langue d’arrivée : La terminologie à laquelle nous pensons n’est pas normative. Elle ne procède pas des nomenclatures et autres organigrammes. Elle part des textes euxmêmes, rassemblés en corpus et accessibles à un traitement statistique qui permet de faire ressortir (1) les liens logiques, (2) des définitions, (3) des collocations (c’està-dire des voisinages habituels entre mots et termes) voire une phraséologie, les deux premiers de ces aspects étant au service de la compréhension, le troisième visant avant tout la réexpression. (101) 156 En échange, il est impératif d’estimer correctement le rapport du texte pragmatique au réel ; la traduction pragmatique doit aussi se référer clairement au réel, elle doit identifier précisément le référent auquel renvoie le texte initial, sans cependant se bloquer dans la terminologie, car le terme lui aussi doit être envisagé en contexte et non pas dans l’absolu, et là où les répétitions seraient ennuyeuses, sans être nécessaires, les synonymes représentent une solution adéquate. En cours de route, avec le fin humour qui le caractérise, mais aussi avec un goût du paradoxe, Froeliger fait l’éloge de l’inaperçu et même de la méconnaissance, l’éloge de l’erreur qui peut devenir, à travers une analyse des facteurs qui l’ont engendrée, source de créativité. Maniant avec souplesse un discours pédagogique accessible, Froeliger ne stigmatise pas l’erreur mais cherche en elle la révélation « d’un état d’esprit, d’une démarche de pensée qui permet de mieux comprendre ce qu’aurait dû ou pu être une traduction réussie (25). Conclusion Un tel ouvrage portant sur la traduction pragmatique et ayant pour but d’attirer l’attention sur ce type de traduction, très souvent pratiquée et rarement théorisée pourrait être regardé aussi comme un exemple d’écriture attrayante qui ne repousse pas le lecteur non-averti. L’auteur lui-même semble être un enfant né du mariage de l’analogique et du numérique, qui a dans ses gènes autant du patrimoine héréditaire provenant des sciences humaines que des sciences exactes. Dans son livre il y a beaucoup de renvois non seulement aux traductologues et aux terminologues mais aussi à des écrivains et à des personnalités d’autres domaines, comme l’architecture, par exemple, de sorte que même au niveau intertextuel le volume réalise un mariage, notamment entre le texte humaniste et le texte spécialisé. Des citations appartenant à Hemingway, à Platon, à Robert Pinget, à Hegel, à Houellebecq, à Alfred de Musset, à Cornelius Castoriadis, à Havel, à Echenoz, à Bob Dylan, à des traducteurs anonymes, à Thomas Pynchon, à Le Corbusier, aux vers d’un guitariste que l’auteur aime, se joignent - complétées et commentées par l’auteur – à de nombreux exemples de traduction pragmatique extraits de domaines multiples, à commencer par les mathématiques, la physique et la chimie, jusqu’aux articles de presse, à la publicité, aux documents officiels pour la DGT (La Direction Générale de la Traduction). Extrêmement réconfortante pour un lecteur plutôt « analogique », comme c’est notre cas, s’avère la conclusion de l’auteur, selon laquelle tout évident qu’il soit que la balance penche parfois vers le numérique, l’être humain reste le facteur décisif dans la traduction pragmatique. Et comment serait-il autrement lorsque l’auteur estime que la traduction est, selon un mot grec, tout 157 simplement un métis, c’est à dire un « art de la ruse, de l’intelligence pratique, de la flexibilité de l’esprit et de la subtilité » (idem :151) ? De nos jours avec la montée en puissance des outils numériques, avec la diversification des métiers de la traduction, d’une importante « professionnalisation » de ces derniers, traduire signifie « faire éclater non seulement la barrière des mots et des langues, non seulement les limites étriquées des domaines de spécialité, mais aussi celles des modes de représentations et, enfin, des corporatismes. » (idem : 259) Et, bien sûr, traduire aujourd’hui signifie remettre le traducteur au centre de la réflexion traductologique et lui faire l’éloge qu’il mérite car être traducteur « c’est avant tout un état d’esprit – avec une pincée d’Ulysse pour la métis et un zeste de Protée pour le désir de transmettre » (idem : 259). Par sa problématique, par son style, par sa profusion d’exemples très pertinents, par sa clarté didactique, dans le meilleur sens du mot, le stimulant livre de Nicolas Froeliger, indéfectible traductologue de plein champ, se propose à la lecture et à la relecture avec grand profit pour tous ceux qui s’intéressent à la relation entre traduction littéraire et traduction pragmatique, en mettant sous la loupe cette dernière. Et comme toute relecture suppose un nouveau contexte, il est important de souligner que les éditions « Belles Lettres », dont la série « Traductologiques » a été inaugurée par l’ouvrage qui nous préoccupe, continue de s’épanouir par d’autres ouvrages dont le dernier qui vient de paraître est une traduction sur la traduction, notamment Écrits sur la traduction de Martin Luther, texte établi et traduit par Catherine A. Bocquet et « Préface » de Michel Grandjean, noms qui en disent long sur la brillante carrière de la série « Traductologiques ». 158 VII. CHRONIQUES ET COMPTES RENDUS 159 160 TRADUCTION ET PHILOSOPHIE : DES LIAISONS PRODIGIEUSES Barbara BRZEZICKA1 Le colloque international intitulé « Traduction et philosophie / Translation and Philosopy » a été organisé entre 4 et 6 mai à l’Université de Liège. Cette initiative bilingue (les communications étant présentées en français et en anglais) a été organisée par Le Centre Interdisciplinaire de Recherche en Traduction et Interprétation (CIRTI), avec la collaboration du Département de la Philosophie de l’Université de Liège. Le colloque a fait suite au colloque « Translation and Philosophy » organisé en mars 2010 à UniversityCollege Dublin, dont les actes, sous la rédaction de Lisa Foran, ont été publiés en 2012 par la maison d’édition Peter Lang2 et c’était la chercheuse irlandaise qui a prononcé la conférence d’ouverture. Le colloque était un événement d’importance majeure pour tous ceux et celles qui étudient un des champs de recherche liés à la traduction et à la philosophie à la fois. Car les thèmes abordés ont largement dépassé la simple dichotomie : traduction de la philosophie / philosophie de la traduction, qui organise d’habitude la présentation des études sur ce sujet. Les intervenantes et les intervenants ont non seulement enrichi les axes de recherches existantes, comme la traduction des termes et des concepts, le péritexte du traducteur ou la théorie de la traduction, mais aussi présenté de nouveaux points de vue sur les différentes liaisons entre la traduction et la philosophie. Je me permets de présenter les interventions du colloque selon une typologie thématique divergeant de celle qui a dirigé l’organisation des séances, en espérant que cette approche permettra peut-être d’enrichir la perspective et de montrer des pistes moins évidentes. Premièrement, la réflexion philosophique présentée portait sur la traduction, mais aussi sur la traductologie et l’évolution de cette discipline relativement récente. Cette méta-réflexion a été surtout présente dans l’intervention de Jean-René Ladmiral (Université Paris-X – Nanterre & Institut Supérieur d’Interprétation et de Traduction), qui s’est penché sur les divers « tournants » de la traductologie. Deuxièmement, Lisa Foran(University of Newcastle-upon-Tyne), dans sa conférence ouvrant le colloque, ainsi que Barbara Cassin (Centre national de la recherche scientifique) dans la conférence de clôture, Bernard Smette (Université de Liège), Arvi Sepp et Philippe Humblé (VrijeUniversiteit Brussel) et Hector G. Castaño (Université Paris Ouest Nanterre), ont su élargir la réflexion philosophique sur la traduction à d’autres domaines philosophiques, tels que l’éthique, l’épistémologique et le 1 2 Université de Gdańsk, barbara.brzezicka@ug.edu.pl L. Foran (éd.), Translation and Philosophy, Bern 2012. 161 dialogue interculturel au sens large. Troisième axe de recherche qui s’est fait voir pendant le colloque, c’est l’aspect social de la traduction philosophique. L’analyse des traductions dans le contexte des milieux intellectuels, des politiques de publication et des questions d’identité, a été déjà élaborée notamment par Nayelli Castro3, et le colloque de Liège a montré que ce champ de recherche est en plein essor, avec les interventions de Susana Mauduit-Peix Geldart (Ecole Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs), Eszter Kovács (Académie hongroise des sciences), Sharad Pralhad Baviskar (Université de New Delhi), Karen Bennett (Universidade Nova de Lisboa), Astra Skrabane (École Supérieure de Ventspils), René Lemieux (Université Concordia à Montréal), Manuela Valdivia (École des Hautes Études en sciences sociales), Yijing Zhang (Université de Paris-Sorbonne), Eddy Dufourmont (Université de Bordeaux Montaigne), Olivier Verschueren (librairie Livre aux trésors, Liège), Patricia Willson (Université de Liège), ou Guillaume Lejeune (Université de Liège). Il faut aussi mentionner l’entretien sur les aspects économiques de la traduction, de la publication et de la vente des ouvrages philosophiques, qui a ajouté une dimension pratique à la réflexion présentée par les chercheurs. Des nouvelles réponses à des vieilles questions traductologiques Les problèmes qu’ont les traducteurs et les traductrices avec les termes philosophiques furent commentés de nombreuses fois, mais chaque philosophe et chaque langue cible en apporte des nouveaux, comme l’a bien montré Lavinia Heller (Université de Graz). Dans son intervention elle a présenté une manière de traduire originale – la traduction italienne de Sein und Zeit de Martin Heidegger faite par Alfredo Marini. Il ne voulait pas copier le style de Heidegger, mais la structure linguistique de ses textes, ce qui l’a amené à utiliser des termes d’origine grecque là où Heidegger en utilisait des latins dans son texte allemand. Cette solution, qui peut sembler un peu insolite, s’inscrit dans le débat sur la fidélité à l’auteur versus traduction vue comme une contribution quasi-autonome à la philosophie de la culture cible. Patrick Di Mascio (Coord.), Traducción, identidad y nacionalismo en Latinoamérica, México, D.F.: Bonilla Artigas Editores-CONACULTA-FONCA, 2013; “Los traductores de la redfilosóficamexicana” in Francisco Lafarga y Luis Pegenaute (eds.), Aspectos de la traducción en Hispanoamérica: Autores, traducciones y traductores, Vigo, Pontevedra: Academia del Hispanismo, 2012; « Questions de méthodologie en vue d’une histoire de la traduction philosophique au Mexique au XXe siècle » dans Antoine Chalvin, Daniele Monticelli (eds.), Entre les cultures et les textes. Itineraires en histoire de la traduction, introduction de Theo Hermans, Frankfurt-am-Mein : Peter Lang, 2011; “La circulación de las ideas positivistas en Argentina y en México: editores y traductores (1850-1950)”, (en coautoría con Clara Foz), MonTI. Monografías de Traducción e Interpretación, vol. 5, 2013. 3 162 (Université Aix-Marseille) a expliqué, sur l’exemple du mot anglais Incorporated présent dans le titre d’un des textes de John Dewey, comment un mot intraduisible peut inciter à la création d’un nouveau concept dans la langue cible. Finalement, Katrin Menzel (Saarland University), a présenté une réflexion linguistique sur les néologismes allemands en –keit et -heit et la difficulté qu’ils posent pour les traducteurs. Deux interventions étaient consacrées au péritexte des traducteurs et traductrices. Nadine Celotti (Université de Trieste) a présenté un état des lieux des pratiques péritextuelles, qui souvent constituent un « agir encyclopédique » à visée éducative, ce qu’elle a illustré avec des exemples du péritexte dans les traductions de Judith Butler. Guy Rooryck et Lieve Jooken (Université de Gand) ont présenté la « voix énarrative » des traducteurs anglais et français au siècle des Lumières, qui comprend les fonctions méta-discursive, argumentative, évaluative et extra-diégétique. Les traducteurs de cette époque contribuaient largement à la propagation des nouveaux courants de pensée et entraient souvent en dialogue avec les textes traduits. Le caractère littéraire et poétique des œuvres à intérêt philosophique était particulièrement visible dans deux contributions. Marie Herbillon (Université de Liège) a parlé du roman philosophique Pages de Murray Bail, écrivain australien contemporain qui propose une vision originale des Lumières, en reprenant en même temps le genre caractéristique de cette époque. Françoise Lauwaert (Université libre de Bruxelles) a parlé des difficultés de traduire de et vers le chinois liées non seulement à la terminologie, mais aussi au rythme et aux rimes, ce qu’elle a magnifiquement présenté, en récitant des vers chinois rythmés par des « mots vides » mélodiques. Les intervenants ont abordé aussi le problème des retraductions et des quasi-traductions. Pendant la séance consacrée aux traductions dans l’Europe de l’est, Alice Parutenco (Université de Bordeaux Montaigne) a présenté les traductions du phénoménologue russe, Gustave G. Chpet. L’étude et la traduction de ce disciple de Husserl permet d’élargir la perspective philosophique et les traductions russes de ce philosophe allemand présentes dans les textes de Chpet montrent comment la retraduction peut faire apparaître des nouveaux sens. En revanche, Florence Schnebelen (Université de Paris-Sorbonne) a montré une traduction unilingue, mais interdisciplinaire, c’est-à-dire l’interprétation d’Immanuel Kant faite par Friedrich Schlegel. Cette traduction montre à la fois la volonté de « nationaliser » la philosophie de Kant, selon un identitarisme romantique, et de trouver « l’essence de la formule », c’est-à-dire l’esprit de l’œuvre de Kant qui se cache derrière sa lettre difficile. Finalement, deux contributions ont touché le problème des compétences des traducteurs. Filip A. A. Buyse (University of Oxford) a montré comment une traduction incorrecte de Il Saggiatore vers l’anglais de 163 Galilée a pesé sur les interprétations qui suivirent. Or, la correction de cette erreur est nécessaire pour bien comprendre le rôle de ce philosophe dans la pensée sensorielle. Niadi-Corina Cernica et Muguraş Constantinescu (Université « Ştefan cel Mare » de Suceava), malheureusement absentes en personne, ont préparé une intervention lue par Sébastien Richard (Université de Liège). Le texte commenté était celui de La philosophie des images de JeanJacques Wunenburger, traduit vers le roumain par un duo composé d’un philosophe non-traducteur et d’un traducteur non-philosophe. En mettant leurs compétences respectives en collaboration, ils ont pu découvrir la diversité des solutions possibles et la richesse du vocabulaire roumain lié à l’image et à l’imaginaire. Les réflexions philosophiques et théoriques sur la traduction… et la traductologie La question « Quelle philosophie pour la traduction ? » est fondamentale et il faut sans doute y revenir régulièrement, la repenser et la développer. La conférence de Marc Delaunay (Centre national de la recherche scientifique) a été donc un élément nécessaire pendantle colloque. Le philosophe français s’est penché notamment sur les questions du temps et de l’historicité, ainsi que la différence entre un terme et ce qu’on peut appeler « concept thématique ». Sébastien Richard (Université de Liège), a présenté l’ontologie de la traduction de Roman Ingarden, philosophe polonais, disciple de Husserl et traducteur de Kant, dans le contexte de l’ontologie de l’œuvre littéraire élaborée par celui-ci et surtout la différence entre la traduction des œuvres artistiques et scientifiques (dans le sens polonais du terme nauka, recouvrant les sciences exactes, mais aussi les sciences humaines, y compris la philosophie). Françoise Wuilmart (Université Libre de Bruxelles et Centre européen de la traduction litteraire) a parlé des violences subies par la langue française en accueillant la traduction de Prinzip Hoffnung allemand. Cet exemple lui a servi d’élaborer une réflexion théorique puisant dans la pensée d’Henri Meschonnic. Stephen A. Noble (Université de Paris XII, Paris-Est – Créteil), a parlé des paradoxes du langage et de la traduction dans le contexte de l’expérience du langage selon MerleauPonty et d’autres penseurs francophones. Jean-René Ladmiral (Université Paris-X – Nanterre et Institut supérieur d'interprétation et traduction), dans sa conférence présentée en session plénière, a porté sa réflexion non sur la traduction, mais sur la traductologie, les différents tournants qu’a déjà connus cette discipline et les enjeux philosophiques qu’elle entraîne. Or, selon le philosophe et traductologue français, après les tournants culturel, cognitif et pragmatique, et le récent 164 tournant historique en France4, on peut espérer voir un tournant philosophique dans la traductologie. Dans sa conférence, il a aussi touché à la question du statut du traducteur, la pluralité irréductible des interprétations herméneutiques, la redistribution du sens qui est à la base de la conceptualisation philosophique, la viscosité culturelle de la philosophie et l’impensé religieux de la modernité. La valeur philosophique de la réflexion traductologique C’était Lisa Foran (University of Newcastle-upon-Tyne), qui a ouvert ce champ de réflexion dans la conférence prononcée pendant la première matinée du colloque, « The Possibilities of the Untranslatable ». Elle a élaboré le concept de l’intraduisible dans les approches philosophiques de Paul Ricœur et Jacques Derrida, en y ajoutant une dimension politique et éthique. Elle a pu élargir la discussion sur le « reste intraduisible », en puisant dans la pensée d’Emmanuel Lévinas. C’est à l’intraduisible que nous répondons de manière éthique, mais aussi dans le sens politique, car la vision du monde hellénique et européenne, qui veut traduire sans reste et que nous projetons sur le monde peut être accusé d’impérialisme. Dans l’activité traductrice et dans le dialogue interculturel, il faudrait peut-être devenir plus abrahamien qu’hellénique et plus métaphysique qu’ontologique, car la traduction ne répond pas seulement au besoin qui peut être satisfait, mais aussi au désir qui ne peut que devenir plus profond. Les enjeux éthiques du multilinguisme ont été explorés aussi par Arvi Sepp et Philippe Humblé (Vrije Universiteit Brussel), qui les ont placés dans le contexte littéraire. La littérature multilingue déconstruit l’idée de « possession linguistique » et fait voir l’altérité irréductible de chaque langue et de chaque texte. Bernard Smette (Université de Liège) a analysé les enjeux épistémologiques de la traduction, en se référant à Willard Van Orman Quine, Michel Serres et Bruno Latour. Il a d’abord montré l’intérêt épistémologique de la traduction, pour ensuite revenir à la traductologie et expliquer comment cette approche épistémologique peut l’enrichir. Hector G. Castaño (Université Paris Ouest Nanterre) a montré quelques affinités entre la pensée de Jacques Derrida et celle du penseur chinois Zhuangzi que la traduction permet d’observer. Il s’agit du concept de « bêtise » et de ce qui est « animal » - les deux penseurs s’approchent de plusieurs façons et on peut dire même que la langue chinoise « décontruit » la conception de l’animal. Finalement, dans la conférence de clôture, Barbara Cassin (Centre national de la recherche scientifique) a souligné l’importance de la conjonction « et » présente dans les titres des deux colloques sur ce domaine. Car la liaison Lié principalement à la publication aux Editions Verdier de l’« Histoire des traductions en langue française » en quatre volumes : http://editions-verdier.fr/wpcontent/uploads/2015/04/HTLF-presentation-generale.pdf. 4 165 entre la traduction et la philosophie est pluridimensionnelle, elle entre sur le terrain de la politique de la traduction, des nationalismes, de la philosophie du langage, et même du problème de la vérité, qui – elle aussi – peut être conceptualisé de plusieurs manières, selon les langues. L’expérience de l’intraduisible et de la Verschiedenheit est essentiel et nous allons continuer à « compliquer l’universel » en traduisant. Le contexte social de la traduction philosophique Peut-être l’aspect social le plus fondamental dans la réflexion traductologique, c’est la « question nationale ». En Europe, les langues se sont progressivement émancipées du latin, et la création de sa propre langue philosophique était souvent un enjeu majeur pour les milieux intellectuels. Susana Mauduit-Peix Geldart (École Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs) a parlé de l’ambition espagnole d’obtenir le « statut philosophique » de leur langue, comparable à celui de l’allemand ou du français. Astra Skrabane (École Supérieure de Ventspils), dans son intervention sur les traductions estoniennes de Guy Débord, a souligné la tendance à utiliser les mots d’origine balte dans les textes philosophiques, ce qui est d’autant plus important que l’Estonie a connu une longue époque de domination russe. L’utilisation des langues nationales a fait aussi objet de l’intervention de Guillaume Lejeune (Université de Liège) qui a présenté la réflexion sur la Bildung et sur la traduction chez Georg Wilhelm Friedrich Hegel et Arthur Schopenhauer, ce dernier se montrant un défenseur acharné du latin universel, ce qu’il justifiait avec der propos classistes et dédaigneux. Deuxième aspect important des recherches à visée sociale, c’est le fardeau du colonialisme qui ne peut pas être négligé dans les études sur les traductions dans les pays qui ont été victimes de l’impérialisme européen. Sharad Pralhad Baviskar (Université de New Delhi) a comparé les concepts philosophiques prabodhan et Enlightenment dans le contexte de la pensée philosophique de Bhimrao Ramji Ambedkar, nommé le père de la constitution indienne. Or, les Lumières, dans leur forme européenne, sont souvent critiqués en Inde, vu le contexte colonial de l’importation de ce courant de pensée. Cependant, on peut retrouver l’idée de l’ « éclaircissement » dans la pensée bouddhiste et dans la philosophie non-braminique, où on retrouve également les valeurs que les Français appellent souvent « républicains ». L’influence de la pensée politique européenne, notamment celle de Kant, Rousseau et Mencius, est aussi visible chez Nakae Chômin, penseur et journaliste japonais, présenté par Eddy Dufourmont (Université de Bordeaux Montaigne). Chômin a traité les textes de Rousseau, tel le Contrat social, comme une stratégie de démocratisation à appliqueret ; sa traduction devrait être appelée plutôt une réécriture visant à faire implanter les idéaux des Lumières au Japon et à établir un dialogue entre cette tradition occidentale et le confucianisme. Yijing Zhang 166 (Université de Paris-Sorbonne) a présenté les difficultés et les chemins du concept de la « métaphysique » que les Jésuites ont essayé de traduire vers le chinois, mais qui fut plus tard domestiqué par l’idéologie maoïste et c’est à travers cette dernière que les élèves chinois apprennent l’équivalent terminologique de ταµεταταφυσικά grecque. Zhang a aussi présenté le système d’enseignement de la philosophie en Chine et l’accès difficile, voire impossible pour la plupart des étudiants, aux études de la philosophie occidentale. Trois interventions ont été consacrées à la traduction et la réception de la philosophie française aux Amériques. Karen Bennett (Universidade Nova de Lisboa) a parlé de traducteurs de Michel Foucault aux Etats-Unis qui ont contribué à la mauvaise réputation d’un penseur « obscur » dans ce pays par de nombreux néologismes, ambiguïtés et même des agrammaticalités que l’on peut trouver dans les traductions américaines de ce philosophe. René Lemieux (Université Concordia à Montréal) a parlé des tendances changeantes dans les traductions de Jacques Derrida en Amérique anglophone qui concernent surtout le statut du traducteur et sa visibilité dans la traduction. Il a souligné l’hégémonie des grandes maisons d’édition et les traducteurs-philosophes renommés que l’on peut observer actuellement à l’Amérique du Nord. Lisa Foran a remarqué la corrélation entre les tendances traductologiques et la période de la haine qu’a subies la philosophie française aux Etats-Unis, ce qui fit des traducteurs les défenseurs de ce courant de pensée. Finalement, Manuela Valdivia (École des Hautes Études en sciences sociales) a parlé de la traduction pionnière que fut un des essais de Jacques Derrida, Ousia et Grammé, au Chili. Elle a analysé les différents acteurs sociaux impliqués dans la traduction, c’està-dire les maisons d’édition, les milieux académiques, mais aussi les lecteurs envisagés. Eszter Kovács (Académie hongroise des sciences), dans son intervention sur la traduction hongroise des Pensées de Montesquieu, a abordé les difficultés liées à la traduction vers une langue non-indoeuropéeenne d’une part, et d’autre part la situation politique actuelle et la valeur éducative de cet ouvrage jusque-là peu connu en Hongrie. La réflexion sur la dimension sociale de la traduction philosophique a été complétée par l’entretien sur les aspects économiques présidé par Arnaud Dewalque et Sarah Neelsen (Université de Liège). Olivier Verschueren (librairie Livre aux trésors, Liège) a parlé de son expérience de libraire, en présentant ses relations avec les éditeurs de la philosophie d’un côté, et avec les lecteurs de l’autre. Patricia Willson (Université de Liège) a présenté son expérience de traductrice en Argentine, en soulignant les conditions financières souvent pénibles de ce métier et le statut de traducteur changeant en fonction de son développement professionnel et académique. En guise de conclusion, il faut dire que le colloque « Traduction et philosophie » a été un enrichissement remarquable du domaine et que la 167 publication des actes sera sans doute un ouvrage-clé pour chaque chercheur voulant poursuivre ses recherches sur les liaisons entre la traduction et la philosophie. Les études des cas ont montré la diversité des solutions et des stratégies, les diverses études de la dimension sociale ont révélé le rôle du contexte social et économique dans l’activité traduisante, et les considérations théoriques ont permis d’approfondir la réflexion sur les traductions des textes, mais aussi sur la discipline de la traductologie et d’ouvrir le domaine à d’autres enjeux philosophiques, politiques et culturels. 168 Colloque International « Traduire les sens en littérature pour la jeunesse – Translating the Senses in Children’s Literature » Mirella PIACENTINI1 Les 13 et 14 octobre 2017 s’est tenu à l’Université Paris III, Sorbonne Nouvelle, le Colloque International « Traduire les sens en littérature pour la jeunesse – Translating the Senses in Children’s Literature », organisé par Clíona Ní Ríordaín, Virginie Douglas et Bruno Poncharal. Le colloque a rassemblé dans les salles de l’Institut du monde Anglophone des chercheurs venant de plusieurs pays (Brésil, Canada, Espagne, Grèce, Italie, Roumanie) autour d’une problématique majeure en littérature de jeunesse : la traduction des sens. La question de la traduction des sens en littérature de jeunesse s’avère être d’autant plus délicate que cette littérature se pose d’emblée comme spontanément multimodale : la mise en page, la texture, le rapport texte-image, ainsi que la musicalité et l’oralité inscrites dans la langue source sont autant d’éléments qui contribuent à faire du livre jeunesse une expérience sensorielle. Ce constat n’est pas sans conséquences pour le traducteur, appelé à transposer cette sensorialité dans la langue cible. Le colloque, organisé en quatre sessions, s’est déroulé pendant deux journées. Dans la session qui a ouvert le colloque, les intervenantes se sont penchées sur la question de la recherche du sens que les sens évoquent entre jeux textuels et jeux traductifs. Le rapport texte-image dans la traduction des albums jeunesse (Agnès LEROUX) ; l’analyse des calembours phoniques dans la traduction russe d’Alice’s in Wonderland de Lewis Carroll par Vladimir Nabokov (Julie LOISON-CHARLES) ; l’étude de la traduction des traits sensoriels qu’évoque l’ouvrage de la comtesse de Ségur, Les malheurs de Sophie, menée par Roberta PEDERZOLI à partir des cinq traductions italiennes disponibles (de la première, datant de 1871, à la récente retraduction de 2016) ; l’analyse des choix de traduction opérés pour restituer la relation de l’enfant à l’arbre à travers les sens dans un vaste corpus comprenant des ouvrages traduits en roumain de l’anglais, du français, de l’allemand et de l’espagnol (Muguras CONSTANTINESCU), ont permis aux intervenantes de souligner à quel point la créativité et la souplesse deviennent pour le traducteur des outils indispensables à la transmission de l’éveil sensoriel que la littérature pour la jeunesse stimule. Face à la complexité des rapports qui s’établissent entre les sens et le sens dans une œuvre littéraire pour la jeunesse et dans sa traduction, Isabelle COLLOMBAT a suggéré le recours à une approche fonctionnaliste comme moyen permettant de rendre compte de cette complexité. 1 Université de Milan, mirellapiacentini12@gmail.com 169 Au cours de la session consacrée au rendement de la sensorialité inscrite dans l’oralité et la musicalité du texte, la question a été abordé à partir de différents types de textes : un ouvrage de Gertrude Stein, The First Reader, dont Virginie BUHL a proposé une analyse de la traduction française confiée au poète et traducteur Martin Richet ; une sélection d’histoires de fantômes écossaises de Sorche Nic Leodhas traduites en français (Mariane UTUDJI) ; un texte théâtral pour la jeunesse, Le Petit Chaperon Uf de Jean-Claude Grumberg, traduit vers l’italien (Mirella PIACENTINI) ; un recueil de poèmes, Where the Sidewalk ends de Shel Silverstein, et un album, Little Boy Brown de Isobel Harris, traduits en français (Ludivine BOUTON-KELLY) et les livres de l’auteure américaine Leslie Patricelli (Julie ARSENAUT). Les communications ont mis en évidence la difficulté de restituer le même ‘goût’ du texte et montré à quel point une approche respectueuse du texte entraîne une réécriture allant dans le sens de la recréation du texte source. Dans sa communication, Audrey COUSSY a rappelé qu’en littérature de jeunesse les référents culinaires jouent un rôle important dans la sollicitation des sens de l’enfant : si le glissement qui semble s’opérer vers des stratégies de plus en plus sourcières – allant dans le sens de la conservation du référent d’origine – nous parle d’un désir de plus en plus partagé de faire goûter l’altérité aux jeunes, le traducteur ne doit cesser de viser au rendement de l’expérience sensorielle et gustative que ces référents véhiculent. Au cours de la troisième session du colloque, le rapport texte-image a été tout d’abord exploré dans la traduction de l’album The Three Little Wolves and the Big Bad Pig de l’auteur grec Eugène Trivizas. En particulier, Marie-Christine ANASTADISSI et Magdalini PAPPA ont soulevé la question du rapport texteimage dans le cas de l’auto-traduction, Trivizas ayant traduit l’album vers le grec. Face à une société qui sollicite l’apprentissage de la lecture des mots au détriment des images, l’autrice et illustratrice Anna CASTAGNOLI a prôné dans sa communication l’intégration dans les parcours de formation des traducteurs d’albums jeunesse de compétences allant dans le sens de la lecture des images, de manière à pouvoir saisir et restituer le rapport qui s’établit entre mots et images. La relation étroite qui lie les images au texte a été soulignée par Odile BELKEDDAR dans son analyse des traductions néerlandaise et française de l’album Les deux carrés de l’artiste russe El Lissitsky : dans la traduction de cet ouvrage, le défi majeur pour les traducteurs a été de restituer et de reproduire l’effet visuel des caractères cyrilliques en caractères latins. De même, le cas des traductions françaises de deux albums de la série Little Lit, sur lesquels a porté l'analyse de Nathalie VINCENT-ARNAUD, a montré à quel point ces albums sollicitent la sensorialité des jeunes lecteurs, créant un réseau de correspondances entre texte et images qui véhiculent des modalités graphiques très variées, mais qui passent en même temps par le recours à des jeux de mots et de rythme que le traducteur doit tenter de conserver. La 170 relation du texte à l’image fait l’objet d’interprétations culturellement déterminées, comme l’a montré Valquiria PEREIRA ALCANTARA dans son analyse de la traduction brésilienne et de la version portugaise des Revolting Rhymes de Roald Dahl. La traduction multimodale des sens a été explorée dans les communications de la quatrième et dernière session du colloque. La question des différences entre traduction et adaptation a été posée par Mary WARDLE dans son analyse des adaptations japonaises de A Study in Scarlet de Sir Arthur Conan Doyle : l’observation de l’apparat paratextuel a montré l’hybridité et le métissage interculturel et interlinguistique à l’œuvre dans ces publications, où traduction et adaptation se chevauchent. Le projet conçu par Elena CARATTI et Giovanni BAULE de la Design School du Polytechnique de Milan en collaboration avec la maison d’édition Minibombo ouvre des perspectives intéressantes : le projet, qui a permis la transposition d’albums en version papier vers des supports numériques, s’est fondé sur une démarche traductologique, de transcodage à la fois visuel, gestuel, tactile, sonore. La complexité des rapports entre code verbal et code visuel dans le cas de la transposition des contes au cinéma a été explorée par Isabel CÓMITRE NARVÁEZ et Esther SEDANO RUIZ : le cas spécifique du sous titrage pour enfants malentendants offre des pistes de réflexions importantes quant aux défis créatifs et visuels qu’entraîne l’adaptation aux besoins de jeunes lecteurs/spectateurs sourds et malentendants, face à des pratiques de soustitrage qui, à l’heure actuelle, ne permettent pas toujours une meilleure compréhension pour toutes les personnes sourdes et malentendantes. La table ronde finale, animée par les organisateurs et qui a réuni des professionnels de la traduction jeunesse, a été l’occasion d’échanges et de réflexions approfondies sur les enjeux traductologiques et les dynamiques éditoriales qui animent la littérature de jeunesse. Si le colloque a permis de faire le point sur une question cruciale en littérature de jeunesse – la traduction de sa sensorialité – la richesse des perspectives, des langues et des genres analysés a permis de lancer de nouveaux débats, encourageant ainsi la réflexion autour de la traduction de la littérature de jeunesse, de ses enjeux et de ses spécificités. 171 172 LINGUISTIQUE ET TRADUCTOLOGIE : LES ENJEUX D’UNE RELATION COMPLEXE Études réunies par Maryvonne Boisseau, Catherine Chauvin, Catherine Delesse et Yvon Keromnes Artois Presses Université, Arras, 2016 ISBN 978-2-84832-244-5, 202p. Raluca-Nicoleta BALAŢCHI1 Parmi les tendances de la recherche du XXIe siècle dans le cadre des sciences humaines, les approches interdisciplinaires comptent sans doute parmi les plus fréquentes et les plus fructueuses. La traductologie, de par la nature protéiforme de son objet d’étude (traduction : acte et résultat, processus et objet, vu dans sa dynamique ou au contraire du point de vue statique), se plie parfaitement aux études de type inter- ou même pluri-disciplinaire. La prestigieuse collection « Traductologie » de la maison d’édition Artois Presses Université, qui a fait publier depuis 1997 une quarantaine d’ouvrages dont quelques-uns représentent eux-mêmes des traductions, propose en 2016 aux spécialistes, par le recueil d’études Linguistique et traductologie : les enjeux d’une relation complexe issues du colloque éponyme tenu à Nancy en octobre 2013, de revenir sur la problématique de l’interaction permanente entre les deux sciences, aujourd’hui comprises comme indépendantes – du langage et de la traduction –, afin de faire le point sur les divers aspects que la recherche en traductologie a pu éclairer ces dernières décennies, dans son effort d’expliquer la traduction premièrement comme contact de langues. Discussion tout à fait nécessaire, malgré la distance d’un demi-siècle qui nous sépare des célèbres Problèmes théoriques de la traduction de Georges Mounin, ouverts, il est utile de le rappeler, par une partie intitulée « Linguistique et traduction », et de sa définition de la traduction en tant que « opération relative dans son succès, variable dans les niveaux de la communication qu'elle atteint » ; discussion nécessaire malgré, aussi, l’existence de nombre d’autres volumes sur la question, vu le contexte scientifique actuel, où les deux disciplines ont fortement évolué, en particulier grâce au développement du numérique. Dans leur ample présentation du volume, les éditeurs, tout en rappelant le caractère organique des liens entre les deux disciplines d’étude linguistique, argumentent l’importance de revenir sur l’analyse de cette relation complexe, pour faire le point sur l’état de cette correspondance mais également pour clarifier, d’une part, des rapports souvent compliqués, et, de l’autre, leur statut respectif au sein des sciences humaines. 1 Université « Ştefan cel Mare » de Suceava, raluka2@yahoo.fr. 173 L’originalité du volume réside selon nous, en tout premier lieu, dans la réunion de points de vue complémentaires sur cette relation, certains articles soulignant clairement les difficultés de la mise en rapport des deux disciplines, d’autres démontrant de manière fort convaincante l’applicabilité des théories linguistiques en matière de traduction. Il s’agit plus précisément d’une série de dix études traductologiques réalisées par des auteurs qui sont spécialistes de linguistique et dont certains sont aussi praticiens de la traduction, travaillant sur des paires de langues aussi diverses que français-anglais, français-allemand, italien-anglais, allemand-anglais-français, qui mettent en lumière des théories linguistiques de différentes souches pour analyser la traduction de divers types de textes (littérature, sciences humaines, sciences exactes, textes institutionnels), avec des positions et approches bien différentes par rapport à cette mise en relation : si pour certains auteurs il ne s’agit pas vraiment d’une pluridisciplinarité, mais d’une « hétérogénéité constitutive » de la traduction (Jean Szlamowicz), puisqu'on a du mal à trouver l'unité de la discipline appelée traductologie, pour d’autres, la linguistique sert autant à la description des stratégies de traduction, qu’à la formation des traducteurs. A côté des analyses traductologiques proprement dites, un deuxième point qui fait l’originalité du volume et crée sa spécificité parmi les nombreuses publications sur la question est la remise en discussion de l’actualité des approches de Jacqueline GuilleminFlescher, par une relecture de ses études assortie d’une bibliographie complète de son œuvre, les deux réalisées par la réputée linguiste et traductologue Maryvonne Boisseau. De manière intéressante, le volume est ouvert par deux articles qui s’attaquent aux difficultés mêmes de la rencontre des deux disciplines mises en contact, car ils mettent en lumière le manque d’unité disciplinaire d’une part de la traductologie (Jean Szlamowicz) et de l’autre de la linguistique (Yvon Keromnes). Ainsi, l’objectif du premier article est d’étudier la relation proposée dans le titre du volume dans une perspective largement théorique, qui aboutit à la mise en examen même du statut de science de la traductologie. La considérant plutôt comme un champ de réflexion, à cause de son manque d’unité disciplinaire, Jean Szlamowicz apprécie que le seul espace qui pourrait représenter le domaine d’étude souverain de la traductologie serait celui où la traduction peut être véritablement considérée comme « épreuve pratique des normes et de l’écart entre les langues » (p.37), qui est celui de l’écriture transculturelle. Fort de son expérience de traducteur de littérature, le spécialiste de l’Université de Bourgogne s’appuie sur de nombreux exemples tirés de traductions littéraires pour soutenir sa thèse d’une traductologie centrée sur la dimension culturelle du texte traduit et les normes de l’écriture. Ce sont des conclusions qui peuvent être reliées, selon nous, à l’opinion de la traductrice, écrivaine et traductologue roumaine Irina Mavrodin qui affirmait dans un essai de son volume de 2006 : « dans une traduction, les problèmes linguistiques sont 174 le moins difficile à gérer, si on les compare aux difficultés qui paraissent au niveau de l’écriture « plus insidieuses ». Le problème du manque d’unité disciplinaire, tout comme les difficultés de la mise en relation des deux domaines de savoir, sont des aspects également signalés par Yvon Keromnes dans l’article suivant, rédigé en anglais, et ce dès le titre, car le chercheur de l’Université de Lorraine opte pour l’adjectif qualificatif mootable (“Where Linguistics Meets Translation Theory – A Mootable Point”), qu’il sent d’ailleurs le besoin de justifier en bas de page, appréciant donc qu’il s’agit d’une problématique controversée mais qui a néanmoins l’avantage d’une approche dynamique, toute discussion étant en fait fructueuse. Préoccupé, dans une première partie, par l’unité disciplinaire de la linguistique elle-même, il suggère que la relation entre les deux champs peut prendre de multiples facettes, dépendant en fait du modèle d’analyse linguistique qui est envisagé. Avec un corpus d’étude tout à fait intéressant de traductions anglaises et françaises d’un paragraphe tiré de Freud, qui pose à notre avis, en dehors de la problématique débattue par l’article, celle, très épineuse, des compétences ou du profil du traducteur d’un texte de sciences humaines, le chercheur conclut qu’il est possible d’identifier un espace commun de rencontre entre théories linguistiques et théories traductologiques ; mais, vu l’immense variété des textes auxquels se confrontent les traducteurs, certains champs linguistiques vont être plus souvent activés que d’autres. Les quatre articles qui suivent s’occupent de problèmes ponctuels, à même de souligner les possibilités des deux domaines d’assurer un éclairage des problèmes de langue/ de traduction. La traduction des onomatopées est discutée par Susanne Pauer à partir de la théorie de Saussure sur l'arbitraire du signe. Le fait de soumettre au test de la traduction ces unités particulières de discours justifie, selon la chercheuse de l’Université d’Innsbruck, une remise en cause de la perspective saussurienne et une considération du sens qu'elles portent et qui doit bien évidemment être préservé en traduction, les onomatopées étant donc des unités de sens et de forme. La traduction des syntagmes nominaux de l'anglais vers le français est étudiée par Pierre Lejeune dans les textes de type institutionnel à l'aide des instruments de la linguistique contrastive, avec comme objectif majeur l'amélioration des compétences des traducteurs dans le transfert de ces types de syntagmes de la langue source à la langue cible. Le côté didactique de la traduction représente également un aspect important pour Natalie Kübler, qui souligne, dans son article, l'importance de l'utilisation des corpus dans l'apprentissage de la traduction pragmatique ou de spécialité. La linguistique, plus exactement la pragmatique, est également jugée utile dans l'analyse des stratégies de traduction par Kate Beeching, qui s'occupe dans son article de la traduction de l'expression sort of, la mise en contraste de la langue source et de la langue cible suggérant l'existence d'un axe de pragmaticalisation. 175 Trois articles s'arrêtent sur des problèmes spécifiques à la traduction du syntagme verbal, en particulier le temps (analyses de la traduction du prétérit de l’anglais vers le français par Clara Mallier, de l’imparfait du français vers l’anglais par Yves Bardière) et l'aspect (analyse de l’évolution de la périphrase progressive de l’italien sous l’influence de l’anglais, par Giovanna Titus-Brianti), à partir d'un corpus littéraire (Dennis Lehane, Jules Verne) ou spécialisé (revues scientifiques). Au-delà des conclusions spécifiques pour chaque étude de cas et chaque paire de langues, on peut retenir comme dénominateur commun l'éclairage qu'ils apportent sur les points de rencontre de la linguistique et de la traductologie. Située à la charnière de plusieurs domaines d’études, la traductologie apparaît, à la lumière des analyses réunies dans ce volume, plutôt comme une interdiscipline : pour la traductologie, regardée dans ses rapports à la linguistique, qui sont effectivement complexes, ceci peut être autant un point fort, par la multitude des correspondances qui viennent enrichir les deux domaines, qu’un point faible, qui fait que l’on continue à s’interroger, en début du XXIe, sur son statut de discipline scientifique. Bibliographie : Mavrodin, Irina, 2006, Despre traducere : literal şi în toate sensurile, Scrisul Românesc, Craiova. Mounin, Georges, 1963, Les problèmes théoriques de la traduction, Gallimard, Paris. 176 LINGUISTICA ANTVERPIENSIA vol. 14 / 2015 « Towards a Genetics of Translation » Anthony Cordingley & Chiara Montini (eds.) ISSN : 2295-5739, 218 p. Daniela HĂISAN1 Il arrive parfois qu’un changement de paradigme dans tel ou tel domaine soit préfiguré, annoncé, consolidé par les journaux académiques qui y consacre un numéro. Ce qui commence comme censément un simple numéro entre autres évolue vers un véritable volume thématique qui vole de ses propres ailes, souvent avec une existence indépendante de la série. C’est le cas, oserions-nous dire, d’un numéro de la revue Linguistica Antverpiensia (New Series – Themes in Translation Studies) paru en 2015 dont la thématique tourne autour de la configuration d’une nouvelle branche et à la fois d’une nouvelle tendance en traductologie, issue de la confluence entre la critique génétique et la (socio-)traductologie. Dans leur ample et édifiante Introduction (Genetic Translation Studies : An Emerging Discipline), les coordinateurs du numéro, Anthony Cordingley et Chiara Montini, cartographient le sujet dans son ensemble. Ils indiquent et analysent, dans un premier temps, les fondements de cette nouvelle approche, à savoir l’École française de critique génétique. Les années 1960s-1970s, situées sous le signe du passage du structuralisme au post-structuralisme, ont fourni une atmosphère propice à la désintégration de l’autorité du texte, de l’œuvre publiée, de l’auteur même (v. Barthes, 1971), jusqu’alors intangibles. Selon Bellemin-Noël (1972), les critiques « génétiques » ont tenté de contester la stabilité sacro-sainte du texte publié en montrant qu’il n’est jamais question de texte « définitif » sinon d’un élément dans le continuum de la création textuelle. L’approche génétique, donc, rend compte des phases diachroniques de la création d’un texte à l’aide d’un dossier génétique comprenant les avant-textes (Ferrer, 2010), qui peuvent être exogénétiques (notes, articles, images, livres – autant de sources pour l’œuvre « en gestation ») ou endogénétiques (manuscrits, brouillons, épreuves corrigées etc.). Une fois introduite, cette terminologie de base (reprise dans les dix articles du volume) prépare le terrain pour une définition de la traductologie génétique. Si l’approche génétique est courante partout dans le monde pour ce qui est surtout du texte littéraire, la traductologie génétique, encore à ses balbutiements, est en revanche centrée sur les transformations du texte traduit 1 Université « Ştefan cel Mare », Suceava, Roumanie, daniella.haisan@gmail.com. 177 tout au long des différentes étapes de sa création. L’émergence de cette forme nouvelle de recherche traductologique, dont le point fort est la capacité de problématiser l’idée (assez récente) du traducteur comme « agent » de la traduction, offre une perspective rafraîchissante sur le statut même de la traduction. Considérée non plus comme posterieure, subordonnée, éphémère, répétition défaillante d’un « original », la traduction est interprétée sous l’angle de sa textualité, en tant que post-texte (la prochaine étape dans la genèse du texte-source). L’approche génétique est donc instrumentale à la visibilité des complexités du processus de création. Très longtemps, les traducteurs, pauvres en capital auctorial, ont rarement gardé leurs manuscrits et documents de travail, considérés comme sans valeur. Heureusement, les ecrivains-traducteurs (tels Artaud, Baudelaire, Beckett, Benjamin, Chateaubriand, Cicero, Dryden, Fitzgerald, Hölderlin, Mallarmé, Milton, Nabokov, Pavese, Petrarch, Pound, Valéry etc.) ont contribué à ce qu’on appelle, employant la terminologie de Pierre Bourdieu, « pouvoir symbolique » dans le « champ » culturel, ce qui a ouvert la voie à l’étude génétique. Ce « retour au traducteur », la réhabilitation du traducteur tout comme de la traduction, ainsi que l’avènement de la révolution digitale, constituent, selon Cordingley et Montini, les fondements de la recherche génétique en traduction. Qui plus est, l’emploi des avant-textes de la traduction aide à réorienter la traductologie par l’acte de situer le texte-source au sein de la genèse de la traduction, de rendre compte de la visibilité et / ou subjectivité du traducteur et, finalement, de rendre compte de la traduction en tant que processus interactif. La plupart des articles inclus dans le volume discuté ici visent la spécificité et le poids de l’approche génétique sur les textes écrits, tandis que les deux derniers élargissent la portée de cette méthode au-delà de la recherche littéraire. Eva C. Karpinsky, qui signe le premier article (Gender, Genetics, Translation : Encounters in the Feminist Translator’s Archive of Barbara Godard), dévoile l’importance de la collaboration entre auteur et traducteur dans le développement d’une poétique de traduction chez Barbara Godard. Centré sur les manuscrits de Godard pendant son travail sur les textes de Nicole Brossard (L’Amèr : ou le chapitre effrité et Amantes, publiés en anglais comme These Our Mothers et Lovhers), l’article conteste la vision classique de la traduction comme transfert linéaire de sens et offre, en échange, des preuves que la traduction est une combinaison créative et un processus multidirectionnel de la pensée. Le sens apparent (traduction en anglais : Surfaces of Meaning), L’Amèr et Amantes forment ce qu’on appelle le « triptyque lesbien », où Brossard réécrit l’identité politique lesbienne. Dans les documents de travail de Godard, Eva Karpinsky trouve beaucoup d’exemples d’interférence : les notes (de bas de page) de la traductrice montrent qu’elle accorde beaucoup d’importance aux sons, aux 178 signifiés. Le texte, véritable palimpseste, trahit la présence des relations intersubjectives impliqueés dans le processus de traduction. La même réciprocité entre les stratégies génétiques d’un traducteur et sa poétique de traduction est explorée par Dirk Van Hulle dans son article Translation and Genetic Criticism : Genetic and Editorial Approaches to the « Untranslatable » in Joyce and Beckett. Van Hulle identifie cinq contextes où la critique génétique et la traductologie se reconnaissent mutuellement : le cas où l’étude de la genèse du texte-source est utile au(x) traducteur(s) ; où la traduction attire l’attention sur la genèse complexe du texte-source ; où la genèse du texte-source devient partie intégrante de la traduction ; où la genèse de la traduction complique et modifie la source ; finalement, où l’étude génétique des textes dits « intraduisibles » les rendent compréhensibles et donc traduisibles. Les cahiers de travail d’un traducteur : analyse d’un traduire-écrire. Donaldo Schüler traducteur de James Joyce, l’article de Marie-Hélène Paret Passos, analyse les 11 cahiers de l’écrivain et traducteur brésilien qui contiennent des notes sur sa traduction de Finnegans Wake en portugais et rendent compte d’une lecture traductive (c’est-à-dire lire pour traduire) extrêmement complexe. Dans l’atelier du traducteur : Giorgio Caproni à l’épreuve de la poésie française, rédigé par Elisa Bricco, présente les manuscrits du traducteur comme l’espace où le travail herméneutique du traducteur est le plus visible. Dans le riche dossier génétique de Giorgio Caproni, l’un des grands poètes italiens de la deuxième moitié du XXe siècle, l’auteure découvre parmi ses interventions et retouches le fait qu’en traduisant, Caproni abandonne peu à peu le littéralisme en faveur d’une traduction plus libre. La prémisse de l’article de Sergio Romanelli (Manuscripts and Translations : Spaces for Creation) est énoncée explicitement dans le titre : pour lui, le manuscrit et la traduction sont des espaces privilégiés de la création, des ateliers où le texte, les signes se renouvellent sans cesse. Xingzhong Guan combine, dans son Pursuit of Beauty by an Aesthete : A Study of Harold Acton’s Manuscripts of Popular Chinese Plays, l’approche génétique avec la théorie de la traduction théâtrale. Les changements opérés par Harold Acton au stade ultime de sa traduction montrent le fait qu’il accorde la priorité à la cohérence au détriment des détails lexicaux ou syntaxiques. Serenella Zanotti et Rosa Maria Bollettieri Bosinelli (Exploring the Backstage of Translations : A Study of Translation-Related Manuscripts in the Anthony Burgess Archives) avancent le fait que l’analyse des documents de travail des traducteurs est importante non pas seulement du point de vue philologique ; elle est cruciale aussi pour la reconstruction de la préhistoire traductive. Dans l’article Genética del doblaje cinematográfico. La versión del traductor como proto-texto en el filme Rio (le seul rédigé en espagnol), Julio de los Reyes Lozano découvre plusieurs niveaux de communication extra-textuelle qui caractérisent 179 la traduction pour le doublage : des symboles, des annotations offrent des multiples amplifications ou expriment les doutes du traducteur. Une fois ces annotations identifiées et classifiées, elles seront utiles dans la description de la relation dialogique entre les professionnels du doublage. Computer-Based Collaborative Revision as a Virtual Lab of Translation Genetics (Giovanna Scocchera) illustre la manière dont la révision, aussi, devait être intégrée dans cette approche génétraductive. Une des étapes-clé dans n’importe quel type d’écriture, la révision (soit autorévision, soit la révision faite par un autre), surtout la révision informatisée, est un précieux instrument didactique et une pratique extrêmement nécessaire de nos jours. Les types d’interventions les plus fréquents dans le processus de révision concernent, selon Scocchera, le ton, les éventuelles incohérences, les redondances, les coquilles, les calques, la syntaxe, la fluence et l’interprétation. Dans le dixième et dernier article du volume, Methodological Path to the Genesis of a Digital Translation, Lingjuan Fan insiste sur le fait que le concept-clé de la critique génétique, à savoir l’avant-texte, doit être constamment mis à jour avec l’environnement en ligne. Les commentaires en ligne dans le cadre d’une traduction collaborative et interactive devaient être reconnus comme partie de la genèse de la traduction. Vers la fin du numéro, une rubrique permanente du journal regroupe cinq comptes-rendus qui signalent des nouveautés sur le marché du livre traductologique, donnant un regard critique très judicieux sur les ouvrages concernés : Audiovisual Translation : Theories, Methods and Issues (L. PérezGonzález) ; Media and Translation : An Interdisciplinary Approach (édité par D. Abend-David) ; Transfiction : Research into the Realities of Translation Fiction (édité par K. Kaindl et K. Spitzl) ; Le masque de l’écriture. Philosophie et traduction de la Renaissance aux Lumières (sous la direction de C. Le Blanc et L. Simonutti) ; Kinder als Dolmetscher in der Arzt-Patienten-Interaktion (A. Schmidt-Glenewinkel). Ce numéro de 2015 de la revue Linguistica Antverpiensia, déjà devenu un point de repère en traductologie, vaut certainement la peine d’être lu par les adeptes de la critique génétique, tout comme par les traducteurs, les traductologues, les écrivains, les éditeurs, les étudiants, les philologues, et la liste pourrait (sans doute) continuer. Bibliographie : Barthes, R. (1971) : « De l’œuvre au texte », Revue d’esthétique, 24(3), pp. 225–232. Bellemin-Noël, J. (1972) : Le texte et l’avant-texte : les brouillons d’un poème de Milosz, Paris : Larousse. Ferrer, D. (2010) : « Avant-texte ». Dictionnaire de Critique Génétique. www.item.ens.fr. (Novembre 2017) 180 TRADUCERI ȘI TRADUCĂTORI. PAGINI DIN ISTORIA CULTURII ROMÂNE Petre Gheorghe Bârlea Editura Universității ,,Alexandru Ioan Cuza ”, Iași, 2016, 450p ISBN : 978-606-714-273-0 Zamfira LAURIC (CERNĂUŢAN)2 La traduction des éléments culturels préoccupe de plus en plus les traductologues et les traducteurs de nos jours. Dans les études de l’espace traductologique le transfert culturel concerne les aspects « intellectuels d’une civilisation », les « orientations esthétiques et philosophiques », les « habitudes vestimentaires ou alimentaires », les « formes acquises de comportements dans les sociétés humaines » (Wuilmart citée par Țenchea 2008, 59). Le livre de l’auteur et professeur Petre Gheorghe Bârlea présente la relation entre l'acte de traduction et la construction d'une culture en faisant appel à l’histoire des traductions. Petre Gheorghe Bârlea est diplômé de la Faculté de Philologie Classique et Philologie Moderne de Bucarest ; il est docteur en linguistique générale et comparée/linguistique indo-européenne à la même université (Coord.: Prof. Dr. Lucia Wald) avec le thème : Le système des antonymes en latin et dans les principales langues romanes (français, italien, espagnol, portugais, roumain) ( en original “Sistemul antonimelor în limba latină și în principalele limbi romanice (franceză, italiană, spaniolă, portugheză, română”). À présent, il est titulaire de la Faculté des Lettres, département de Philologie Roumaine, Langues Classiques, Balkaniques et Slaves à l'Université « Ovidius » de Constanța. Son activité didactique est étroitement liée à des universités de Prague, Paris, Vienne, Ciudad Real, Cleveland où il a été invité comme professeur associé. Les livres publiés reflètent des préoccupations actuelles : Contraria Latina – Contraria Romanica, 1999 ; Introducere în studiul latinei creștine [Introduction dans l’étude du latin chrétien], 2000; Peithous Demiourgos. Retorica greco-latină [Peithous Demiourgos. La rhétorique gréco-latine], 2004 ; Ana cea Bună. Lingvistică și mitologie [Anne la Bonne. Linguistique et mythologie], 2007 ; Limba poveștilor populare românești [La langue des contes populaires roumains], 2008 ; Multilingvism și interculturalitate [Multilinguisme et interculturalité], 2010 ; Traduceri și traducători. Pagini din istoria culturii române [Traductions et traducteurs. Pages de l’histoire de la culture roumaine], 2016. Il est : coordinateur d'un Dicționar de locuri imaginare… [Dictionnaire de lieux imaginaires ...], 2006 et 2009; traducteur : A. Schopenhauer, Dialectica eristică sau Arta de a avea întotdeauna dreptate [La dialectique éristique ou L’Arte d’avoir toujours raison], 2010; éditeur de 2 Université « Ștefan cel Mare » de Suceava, Roumanie, zamfiralauric@yahoo.fr 181 textes : E. Lovinescu, O privire asupra clasicismului [E. Lovinescu, Un regard sur le classicisme], 2012; directeur fondateur de la revue Diversité et Identité Culturelle en Europe (DICE), 2004. Selon le professeur et linguiste roumain Gheorghe Chivu, le livre Traduceri și traducători. Pagini din istoria culturii române [Traductions et traducteurs. Pages de l’histoire de la culture roumaine], paru aux Éditions « Alexandru Ioan Cuza » de Iași vise à renforcer les formes de la culture, nuancer le raffinement littéraire de la langue, définir les éléments de la mentalité culturelle 3. Avec des riches connaissances en traductologie et en histoire des traductions, Petre Gheorghe Bârlea publie un livre sur la traduction orienté vers l’histoire de la culture de l’espace roumain. Il s’est proposé de voir comment les tendances culturelles européennes et universelles se sont manifestées dans l’espace scientifique roumain. Pour arriver à des conclusions pertinentes, l’auteur a en vue des traductions des œuvres fondamentales de l’humanité. En commençant par les poèmes homériques ou les textes bibliques, en passant par les classiques latins, les écritures théologiques et philosophiques, les romans et les contes de Jules Verne, mais aussi l’œuvre de Elena Văcărescu et Udriște Năsturel, Petre Gheorghe Bârlea écrit une œuvre d’une grande importance dans le domaine de la traductologie et de l’histoire des traductions dans l’espace roumain. Les études qui composent le livre dont nous parlons constituent une matière extrêmement dense, complexe et variée avec des renvois bibliographiques indispensables pour la traductologie et l’histoire des traductions. Outre les onze chapitres de l’ouvrage, le volume contient « Cuvânt lămuritor » [Mot éclairant] et « Bibliografie referitoare la traductologie » [Bibliographie concernant la traductologie]. L’étude qui ouvre la série des traductions analysées par l’auteur s’intitule « Româna literară în fața poemelor homerice » [La langue roumaine littéraire devant les poèmes homériques] où il présente l’histoire des traductions des œuvres d’Homère (L’Iliade et L’Odyssée) et la réception de ces œuvres dans l’espace culturel roumain. Dans l’étude que l’auteur intitule « Traducerea sintagmei o theós zelotēs în versiunile veterotestamentare » [La traduction du syntagme o theós zelotēs dans les vers vétérotestamentaires], il se propose de suivre l’histoire du terme quannā, ses valences dans les langues vieilles et sacrées et les équivalences en roumain. Pour voir quelles sont les traductions de ce mot il fait appel aux versions roumaines de la Bible. Dans la suite de l’ouvrage, se remarque l’étude « Despre așa zisele traduceri ale Diaconului Coresi și despre rolul lor în făurirea limbii române literare » [Sur les soi-disant traductions du Notre traduction ; nous avons traduit les mots du professeur Gheorghe Chivu trouvés sur la quatrième de couverture où il présente brièvement le contenu du livre. 3 182 Diacre Coresi et sur leur rôle dans la consolidation de la langue roumaine littéraire]. Ici l’auteur parle de l’importance de l’imprimerie et de la typographie au XVIe siècle, de l’activité de Coresi, mais aussi du rôle qu’ont joué la langue et la culture roumaine dans les textes coresiens. Petre Gheorghe Bârlea fait ensuite quelques remarques dans le chapitre « Udriște Năsturel, între latină, slavonă și română » [Udriște Năsturel, entre le slavon, le latin et le roumain] sur les écritures de Udriște Năsturel qui ont un caractère culturel-religieux. Cette fois-ci, l’auteur suit les traductions du latin vers le slavon et les textes écrits directement en roumain. Dans le chapitre suivant « Latina, castiliana și evoluția românei literare. Istoria unei traduceri multilingve » [Le latin, le castillan et l’évolution de la langue roumaine littéraire. L’histoire d’une traduction multilingue], l’auteur souligne le fait que les traductions des langues vieilles (l’hébreu, le grec, le latin) occupent une place très importante dans la formation et le développement de la langue littéraire de chaque peuple. Un chapitre assez intéressant est représenté par « Traducerile lui Mihai Eminescu » [Les traductions de Mihai Eminescu] où sont présentées les premières traductions faites par Mihai Eminescu, mais aussi ses traductions du latin vers le roumain qui selon l’auteur sont de véritables créations. Le volume discuté ici comprend aussi trois chapitres qui traitent le rôle des traductions du latin dans la formation de la langue roumaine littéraire à savoir « Rolul traducerilor din clasicii latini în formarea limbi literare » [Le rôle des traductions de classiques latins dans la formation de la langue littéraire], le rapport roumain/français dans les écritures de Elena Văcărescu « Versiune și retroversiune în opera Elenei Văcărescu » [Version et rétroversion dans l’œuvre de Elena Văcărescu] et la théorie et la pratique des traductions dans le chapitre « Teorie și practică în traducerile lui E. Lovinescu din clasicii greco-latini » [Théorie et pratique dans les traductions de E. Lovinescu de classiques grécolatins]. L’étude sur laquelle nous nous arrêtons brièvement dans ce qui suit expriment sans doute un choix subjectif et illustrent et nuancent bien la problématique de l’histoire des traductions. Le chapitre « Traduceri din Jules Verne în limba română » [Traductions de Jules Verne en langue roumaine] nous intéresse particulièrement et nous allons le présenter plus en détail. Auteur prolifique et rapidement célèbre, travailleur infatigable, Jules Verne a exercé sur toutes les époques une étonnante fascination par ces œuvres. Selon l’auteur, la réception de l’œuvre de Jules Verne dans l’espace culturel roumain peut être reconstituée en quatre grandes étapes : l’avantguerre, l’entre-deux-guerres, l’époque communiste et post-communiste. Dans ce chapitre il présenté une histoire des traductions de toutes ces époques que nous allons résumer ci-dessous. 183 Dans la période de l’avant-guerre les trois premières traductions de Jules Verne en roumain et dont il y a des preuves en ce sens sont des récits l’un publié dans la revue Tribuna (1892) dont le traducteur est vraisemblablement Victor Onișor, ensuite Fritt-Flacc (1896) à Sibiu dans la revue Cronica et Dix heures en chasse (en traduction Zece ore de vânătoare, 1896) dans le journal Dreptatea ayant comme traducteur Ion Iosif Șchiopul. Le premier roman de Jules Verne traduit en roumain est Le Château des Carpathes (Castelul din Carpați. Roman din vieața poporului românesc din Ardeal) traduit par Victor Onișor en 1897. Dans la même période ont été traduits les romans Le Pilote du Danube (Pilotul de pe Dunăre, roman posthume), l’Ile Mystérieuse (Insula Misterioasă, 1904) en feuilleton, Cinq semaines en ballon (Cinci săptămâni în balon, 1909). Dans la période de l’entre-deux-guerres l’auteur mentionne qu’en 1921 paraît Autour de la Lune (Împrejurul Lunii, 1923) réédité plus tard comme Les Cinq cents millions de la Bégume (Cele cinci sute de milioane ale Begumei), De la Terre à la Lune (De la pământ la Lună, 1923). Parmi les traductions les plus importantes de cette période il y a aussi Le Tour du monde en quatre-vingts jours (Ocolul lumii în 80 de zile (1933 ?), Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l'Afrique australe (Aventurile celor trei ruși și trei englezi în Africa Australă, 1933), Un capitaine de quinze ans (Un căpitan la 15 ani, 1934). Dans l’époque communiste, Jules Verne a été un auteur privilégié qui a connu de nombreuses traductions. Des traducteurs expérimentés et connus dans l’époque comme Ion Pas, Radu Tudoran, Mihai Petroveanu ou moins connus tels que Simona Schileru, Anghel Ghițulescu, Lucia Donea Sadoveanu ont traduit en cette période les romans les plus importants de Jules Verne : Vingt mille lieues sous les mers (20.000 de leghe sub mări, 1949), Cinq semaines en ballon (Cinci săptămâni în balon, 1951), Les Enfants du capitaine Grant (Copiii căpitanului Grant, 1950), Mathias Sandorf (1957), Voyage au centre de la Terre (O călătorie spre centrul pământului, 1958), Les Aventures du capitaine Hatteras (Căpitanul Hatteras, 1973), Les Indes noires (Indiile negre , 1979). Pendant cette époque, les œuvres de Jules Verne ont connu aussi beaucoup de retraductions et rééditions. La période post-communiste a été la plus riche du point de vue des éditions, car de nombreuses maisons d’édition ont fait leur apparition (Snagov, Exigent, Eduard, Hera, Tedit F.Z.H, Corint, Adevărul) et ont sorti sur le marché des traductions de Jules Verne . Selon l’Index Translationum de 2010, Jules Verne était le deuxième auteur le plus traduit. En 2011 il a été déclaré l’auteur français le plus traduit au monde. La dernière étude de ce remarquable ouvrage renvoie à « Retorica lui Arthur Schopenhauer și dificultățile traducerii » [La rhétorique d’Arthur Schopenhauer et les difficultés de la traduction] où l’auteur souligne la difficulté de traduire les textes philosophiques d’Arthur Schopenhauer. 184 L’ouvrage de Petre Gheorghe Bârlea est très riche du point de vue traductologique, bien documenté et structuré et représente un bon exemple d’analyse sur la traduction et l’histoire des traductions. Ce travail crée une base scientifique précieuse pour les chercheurs en traductologie. Bibliographie : Țenchea, Maria (2008) : Dicționar contextual de termeni traductologici, franceză-română, Editura Universității de Vest, Timișoara 185 186 VIES ET MÉTAMORPHOSES DES CONTES DE GRIMM. TRADUCTIONS, RÉCEPTION, ADAPTATIONS Sous la direction de Dominique Peyrache-Leborgne Presses Universitaires de Rennes, Collection « Interferences », 2017 ISBN 978-2-7535-5381-1, 201p. Ionela-Gabriela ARGANISCIUC1 La littérature de jeunesse prend de plus en plus essor grâce à des colloques et ouvrages qui dans les dernières décennies sont de plus en plus nombreux. L’aspect dissident du champ académique de la littérature de jeunesse fait aussi référence à la traduction de cette littérature. Les livres de jeunesse et leurs traductions ont attiré l'attention des chercheurs et le cas de Grimm est un exemple éloquent que les contes, y compris leurs traductions et adaptations, ne sont plus perçus comme étant seulement un moyen d’amusement, mais ils dépassent cet aspect ludique. Les textes réunis dans l’ouvrage Vies et métamorphoses des contes de Grimm. Traductions, réception, adaptations sous la direction de Dominique PeyracheLeborgne sont le produit de deux journées d’étude organisées par l’Université de Nantes et celle de Clermont-Ferrand, les 13-14 décembre 2013. Plusieurs chercheurs s’occupant de la littérature de jeunesse, plus spécifiquement des contes des frères Grimm ont regroupé auteur d’eux des chercheurs appartenant à d’autres domaines comme : la linguistique, l’histoire de l’art, la traduction. Comme Dominique Peyrache-Leborgne l’affirme dans l’« Avant-Propos », la fin de cet ouvrage a été l’interrogation en ce qui concerne les « différentes facettes de la vie protéiforme de ces contes » (p.7). L’interdisciplinarité est la caractéristique la plus évidente pour les articles de ce volume. Dès le titre nous nous rendons compte que les aspects clés de cet ouvrage sont les traductions par lesquelles les auteurs ont eu un grand succès sur le marché international, la réception en général par le public allemand ou le public cible des traductions, et les adaptations par le biais de l’opéra, du cinéma ou de l’iconotexte. L’ouvrage est structuré en trois parties : « Génétique des contes, intertextualité et traductions », « Réécritures et intermédialité », « Le livre illustré » précédées par un « Avant-Propos » et suivies d’une « Conclusion », les deux dernières appartenant au responsable du volume. La première partie débute avec un article de Bernhard Lauer « Les contes des Grimm dans les langues du monde : aller et retour » qui schématise les tendances dans des langues-cultures concernant des espaces comme le Danemark et les Pays-Bas, l’Angleterre, la Russie, la Finlande, l’Ecosse, la 1 Université « Ştefan cel Mare » de Suceava, ionelaarganisciuc@yahoo.fr 187 Malte, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique et même dans des langues artificielles comme l’esperanto, l’ido ou dans le langage mimico-gestuel. Cet article ponctue le grand intérêt au niveau international pour les contes de Grimm dépassant les différences d’ordre culturel. Les problèmes de traduction en ce qui concerne la traduction des contes de Grimm sont soutenus par le biais de l’article de Frédéric Weinmann, « Petite Églantine. Épines traductologiques des Contes de Grimm » qui fait une analyse attentive des fragments de son corpus soulignant le caractère oral des contes qui pourrait expliquer les nombreuses versions signées par les frères Grimm. En fait, les frères Grimm mettent en langage écrit le texte oral d’une vieille paysanne. La ressemblance avec le conte de Perrault La Belle au bois dormant justifie l’affirmation que c’est une « traduction libre et anonyme » du conte de Perrault de Frédéric Weinmann. L’absence d’un original entraîne les diverses ramifications ultérieures. Nous notons également la contribution de Pascale Auraix-Jonchière qui prend en considération le motif floral, le sommeil, la tentation et les échos intertextuels dans le conte Blanche Neige. Ces formes que nous venons de mentionner existent déjà dans la mémoire collective et Grimm ne fait que réécrire des motifs qui envoient à des ouvrages comme L’Âne d’or d’Apulée, Les Métamorphoses d’Ovide ou à des motifs récurrents dans la mythologie comme la descente aux enfers. Cette réécriture des motifs est un fait un dialogue intertextuel qui suppose plusieurs procès selon Auraix-Jonchière : sélectionner, déphaser, même inverser les séquences ou les motifs. Le succès des Contes de Grimm se ressent également en Roumanie et Muguraş Constantinescu offre un tableau généreux sur la traduction de ces contes dans l’espace roumain. Si les premières traductions se caractérisent par un degré assez élevé de liberté traductive, comme le mentionne la traductologue, la traduction « canonique » de Dan Faur est considérée comme étant trop naturalisante s’approchant des contes populaires roumains et la traduction de Viorica S. Constantinescu est appréciée par le fait qu’elle garde les éléments culturels de l’original. En plus, cette dernière traduction qui répond au lecteur avisé, mais aussi au jeune lecteur se veut devenir « canonique ». Muguraş Constantinescu prend en considération aussi le marché éditorial qui joue un rôle majeur dans la « vie » des contes si nous nous rapportons au titre de ce volume. L’importance de l’éditeur est attachée également à la situation politique et au développement général du pays. La traductologue met en évidence le fait que la tendance actuelle éditoriale des livres pour enfants et de réaliser un livre-objet interactif. La deuxième partie noua éclaircit sur trois manières de réécrire les contes soit par le biais de l’opéra, soit par la cinématographie, soit par l’iconotexte. Beatrice Didier traite le conte et l’opéra à travers le merveilleux qui les lie. Il y a des fragments dans les contes Cendrillon ou Blanche Neige qui appellent l’opéra et 188 le ballet. L’Opera suppose aussi des transpositions étonnantes à première vue, mais qui s’expliquent par des raisons d’équilibre musical. Cet article présente d’une manière exhaustive les différents transferts musicaux que nous considérons comme très enrichissants et attrayants pour un public plus large. À remarquer l’article d’Alain Montandon, « Sur quelques traductions cinématographiques des contes de Grimm », dans lequel il affirme clairement que par le biais du cinéma on fait de la traduction parce qu’on transpose d’un langage vers un autre. La diversité filmique réside dans sa dimension spectaculaire. Le chercheur présente les différentes techniques par l’intermédiaire desquelles les contes se sont jouis d’un grand succès. Alain Montandon laisse cette voie d’étude cinématographique ouverte grâce à la variété de ce champ. Nous arrivons au troisième moyen de réécrire les contes de Grimm, c’est-à-dire l’iconotexte pris en compte par Anne-Sophie Gomez. Elle analyse les illustrations de Janosch2 (Horst Eckert) qui ont connu un grand succès des la parution et apprécie l’originalité des illustrations, reprises dans plusieurs éditions. Les interventions au niveau iconique, mais aussi textuel sont les traits définitoires de Janosch qui n’ont été pas encore analysés d’une manière détaillée. Nous observons que cette partie, vaste de par son champ de recherche, suscite de nouvelles études, plus approfondies. La deuxième partie sur le sujet d’iconotexte est en quelque sorte un préambule pour la troisième partie qui traite le livre illustré. Dominique Peyrache-Leborgne, dans son article « Violence et douceur des contes de Grimm, dans le texte et dans l’image, des frontispices anciens aux albums contemporains » rend les contrastes des contes dans les textes et dans les illustrations. L’image crée pour le même conte des lectures plurielles en se situant entre deux extrêmes : angoisse et plaisir, violence et douceur. Christiane Connan-Pintado suit les empreintes que le conte Rainponce a laissé dans la littérature de jeunesse française et dans son article « Au fil des mots et des motifs : Raiponce en France dans l'édition pour la jeunesse » elle fait une étude fine des projets éditoriaux, des formes et enjeux des reformulations d’ordre textuel et iconique. Le conte analysé n’a été que tardivement traduit en français, mais il a été connu par l’intermédiaire des éditions étrangères. La réalisation cinématographique du conte est une voie vers la réécriture, signe de son appropriation en France. La chercheuse a affirmé en dernier ressort que les images sont plus intégrées dans la mémoire collective après la lecture d’un conte. Un autre sujet important qui a attiré notre attention est l’intericonicité dans le cas des contes de Grimm, largement discuté par François Fièvre. 2 Auteur et illustrateur allemand 189 Maurice Sendak est le « responsable » de l’utilisation d’une « mise en abyme en miroirs ». Les illustrations de Sendak ne se veulent pas être amusantes, mais qu’elles valent par elles-mêmes. L’originalité de ces illustrations vient des déplacements d’ordre esthétique et idéologique qui offre une dimension personnelle sur les contes, une richesse visuelle héritière de ses prédécesseurs, mais également innovatrice. Le Conte du genévrier a été sujet d’intérêt pour deux chercheurs : Catherine d’Humières – « Reconfigurations iconographiques du Conte du genévrier à travers les visions artistiques d'Alejandra Acosta et de Gilles Rapaport » et Elvira Luengo Gascon – « Dialogisme et identité du cannibalisme dans Le Conte du Genévrier ». La première chercheuse analyse la dimension iconique de deux illustrateurs. Elle révèle le fait que Alejandra Acosta propose une lecture personnelle du conte se résumant au « thaumatrope ». Pour Rapaport les illustrations se jouent en termes de couleur. L’oxymore ténébreux-lumineux est perceptible chez les deux illustrateurs : Alejandra Acosta utilise les teintes douces, tandis que Gilles Rapaport emploie les couleurs stridentes et pochoirs. Le cannibalisme est pris en compte par Elvira Luengo Gascon et expliqué par le conflit œdipien. La dimension psychanalytique est un outil pour l’appréhension de la dévoration sous le signe du symbolique et mythique. Comme Dominique Peyrache-Leborgne l’affirme, le conte tend vers l’universel par le biais de la réécriture reconnaissant des mythes primitifs, mais aussi des mythes actuels. Nous pouvons placer cet ouvrage au carrefour de plusieurs domaines d’intérêt : linguistique, traductologie, cinématographie, sémiotique et nous pouvons affirmer qu’il complète les recherches sur les contes de Grimm d’une manière exhaustive. Le tableau théorique-analytique de la littérature de jeunesse et de sa traduction est enrichi par cet ouvrage dont nous reconnaissons le mérite de mettre sur la scène de la critique de la littérature de jeunesse des instruments salutaires pour la compréhension de ce genre de littérature. 190 Studii de traductologie românească, volumele I și II Coordonator: Georgiana Lungu-Badea Colecția METABOLE Editura Universității de Vest, Timișoara, 2017, Vol. I 296 p, Vol. II 171 p ISBN 978-973-125-465-4 Marinela RACOLȚA (POPOVICI)1 La maison d’édition de l’Université d’Ouest de Timişoara, Roumanie vient de publier cette année l’ouvrage de traductologie, Studii de traductologie românească (Études de traductologie roumaine). Structuré en deux volumes : I. Discurs traductiv, discurs metatraductiv (Discours traductif, discours métatraductif) dont les coordinatrices sont Georgiana Lungu-Badea, professeur à l’Université d’Ouest et Nadia Obrocea, linguiste de la même université, et II. Încercare de cartografiere a cercetării în domeniu (Essai de cartographie de la recherche dans le domaine) ayant comme coordinatrice toujours Georgiana Lungu-Badea, cet ouvrage représente une référence importante pour tous ceux qui s‘intéressent à la traductologie. Il s’agit d’un ouvrage particulièrement riche et complexe qui a le mérite de contribuer à l’identification des tendances courantes de la traductologie roumaine. Notre intention de « synthétiser » un ouvrage d’une telle envergure pourrait être qualifiée d’audacieuse et c’est pour cela que nous avons choisi une approche scholastique : commencer par une présentation du premier volume, continuer avec la présentation du deuxième et finir par une conclusion sur l’ensemble de cet ouvrage. Cela dit, il faut remarquer dès le début que la structure du premier volume illustre la dichotomie traductologie pure/traductologie appliquée proposée par Holmes en 1988 et sous le signe de laquelle s’inscrivent les contributions scientifiques, comme l’affirme une des coordinatrices du volume dans la Préface (affirmation reprise dans un fragment mis en exergue sur la quatrième couverture du volume). Il comprend 15 articles précédés par la préface que nous avons déjà mentionnée. À part le rôle largement connu d’« ambassadeur » du volume, par la présentation de sa structure et de sa visée, cette préface a la particularité d’être extrêmement documentée, en introduisant le lecteur dans le champ de recherche de la traductologie. Cela nous permet d’avancer l’idée que l’ouvrage s’adresse dans la même mesure à un jeune public en voie de formation et à un public déjà spécialisé et expérimenté. Pour revenir à la structure binaire que nous avons mentionnée, nous voyons que la préface propose une division du volume en deux volets (division qui ne se retrouvent pas dans l’organisation du sommaire). Le premier volet regroupe des études sur 1 Université « Ştefan cel Mare » de Suceava, marinela_racolta@yahoo.com 192 le discours méta-traductif (avec les contributions de : Ileana Oancea et Nadia Obrocea, Cristina Varga, Diana Moțoc, Anda Rădulescu) et sur le discours post-traductif (Muguraș Constantinescu, Simona Constantinovici, Valy Ceia), des études sur l’histoire de la traduction (Larisa Schippel et Hélène Lenz). Le deuxième volet comprend des vues descriptives et des analyses linguistiques (Richard Sârbu) aussi bien que de la critique des traductions avec ou sans impact didactique (Dana Crăciun, Ludmila Zbanț, Georgiana Lungu-Badea, Luminița Vleja, Christina Mițariu). Nous nous rendons compte dès la Préface que nous avons affaire à un volume qui, par la complexité de la problématique et la diversité des approches, se propose de certifier l’utilité des concepts théoriques et la pertinence des analyses interdisciplinaires, tout en soulignant la dimension multiple de la discipline appelée traductologie. Les signataires des deux premiers articles du volume nous proposent deux études sur le discours méta-traductif, centrées sur les théories du linguiste roumain Eugeniu Coșeriu. L’intention de faire une présentation de la perspective du linguiste sur la traduction et de sa réception dans la recherche scientifique de Roumanie a guidé les auteures Ileana Oancea et Nadia Obrocea vers « Misère et splendeur de la traduction ». Le modèle de Coșeriu. Il s’agit dans la première partie de l’article d’une présentation pointue et bien documentée de la théorie traductologique de Coșeriu qu’on connaît moins en tant que traductologue et dans la deuxième partie d’une présentation des études de linguistique et traductologie roumaine qui valorisent la conception du linguiste dans le domaine, aussi bien que d’une analyse très ample et détaillée de la traduction d’une strophe de la poésie Dintre sute de catarge… du poète roumain Mihai Eminescu sous le signe de l’intraduisible de la poésie, pour conclure sur l’idée reprise par Coșeriu que la traduction est un acte créateur qui oscille entre « misère » et « splendeur », d’excellentes métaphores pour cette activité culturelle. Cristina Varga nous surprend dans son article par une question : « Est-il Coșeriu d’actualité dans la théorie de la traduction ? » Cette fois-ci, nous nous trouvons en tant que lecteurs face à une approche audacieuse de l’auteure : faire une statistique des occurrences des théories de Coșeriu dans les études de théorie de la traduction publiés dans la période : 2010-2016 afin de montrer le caractère actuel des théories portant sur la traduction du linguiste. Un travail très complexe de comptabilisation des occurrences des éléments distinctifs pour l’ensemble des théories de traductologie de l’auteur envisagé, avec un corpus comptant 24 titres, classifiés par la langue de rédaction : espagnol - 12, anglais - 8, français - 2 et allemand - 2. L’auteure va encore plus loin et nous présente la distribution des citations par langues de rédaction des études aussi bien qu’une comptabilisation des occurrences de chacun des 8 concepts théoriques en fonction de la fréquence d’utilisation. Cette approche mathématique lui permet de dresser des conclusions ponctuelles : par rapport à 193 la période antérieure à 2010 on peut constater une baisse du numéro des publications qui mentionnent le linguiste et même une connaissance superficielle de son activité en tant que traductologue. L’article est clos quand même dans une note optimiste, avec le constat qu’il y a une croissance des études en anglais qui mentionnent le nom d’Eugeniu Coșeriu, ce qui contribue à une plus grande réception de ses idées sur le plan international. Dans notre périple nous passons à une autre personnalité illustre de la théorie et pratique de la traduction : Irina Mavrodin. Dans « La réflexion traductologique mavrodinienne : entre pratico-théorie de la traduction et poétique/poïetique de la traduction », Muguraș Constantinescu s’attarde sur le parcours traductologique d’Irina Mavrodin, son travail et ses études dans le domaine de la théorie et la pratique de la traduction ainsi que personnalité remarquable de la traductologie roumaine, en nous proposant une présentation diachronique de la vision traductive de la traductologue qui situe au centre « le faire traducteur ». La réflexion de l’auteure nous introduit dans l’itinéraire parcouru par Irina Mavrodin dans le monde de la traduction et de la traductologie, à partir de son premier article paru en 1981 et jusqu’aux derniers études posthumes, en nous dévoilant une vision à la fois fragmentaire et unitaire qui continue d’influencer des générations de spécialistes en la matière. À la différence de l’article précédent, l’étude de Simona Constantinovici « Irina Mavrodin. En quête de la traduction parfaite » examine une autre facette de la personnalité complexe d’Irina Mavrodin : celle de poète-traducteur. Une position à part, privilégiée, grâce à la capacité supérieure d’identifier les nuances textuelles et de les inscrire dans un autre système linguistique, grâce à l’appétence marquée pour la musicalité, le rythme et les assonances de la phrase, propres à la poéticité d’un texte. Elle situe Irina Mavrodin dans une « série de la productivité : poésie – poétique/critique littéraire – traduction » (p. 71) et la qualifie comme « traducteur esthéticien, préoccupé par le côté artistique, par l’expressivité de la création - traduction » (p. 83). Valy Ceia s’intéresse dans son travail « G.I. Tohăneanu, stances traductives » aux caractéristiques définitoires pour ce traducteur du latin qu’on connaît moins dans cette qualité de traducteur. Elle nous propose un survol des ouvrages traduits : Les Saturnales de Macrobe et l’intégralité de l’œuvre de Virgile – l'Énéide, les Géorgiques et les Bucoliques afin d’esquisser le portrait emblématique de cette personnalité en tant que traducteur. Valy Ceia nous montre la préoccupation de Tohăneanu pour le respect accordé à la langue source, à la langue cible, à la sensibilité artistique et à la tradition (c’est-à-dire aux traductions antérieures auxquelles il faut se rapporter en tant que traducteur). Elle conclut son article par une phrase de Lori Saint-Martin qui, d’après elle, caractérise et synthétise le mieux l’effort créateur de G.I. 194 Tohăneanu : « Étranger-familier, loin-proche, même-Autre, dedans-dehors ; la traduction littéraire n’a que des paradoxes à offrir » (p. 97). Larisa Schippel, professeure à l’Université de Vienne nous propose une étude sur l’histoire des traductions centrée d’une part sur les différences des fonctions de la traduction impliquée dans les processus de construction d’une nation et de l’autre part sur les processus de la traduction dans les empires multi-ethniques. Pour ce qui est des fonctions de la traduction dans la construction d’une nation, l’auteure identifie trois étapes : 1. La construction d’une nation car la traduction est étudiée en première instance à partir la perspective de sa contribution au développement de la langue et la littérature nationale : « La traduction a en règle générale précédé la création littéraire autonome ; elle a été la grande accoucheuse des littératures » (Cary 1962, 108). 2. La déconstruction qui signifie un changement de perspective, car la traductologie a montré que les traductions ne servent toujours ou uniquement les intérêts nationaux. De ce point de vue, la traductologie a un potentiel subversif, en « dérangeant » les conceptions nationalistes. 3. L’étape « foucaultienne » : en révélant et découvrant les agents d’hégémonie, la traductologie dévient une critique d’idéologie et de société. Dans la deuxième partie de son étude, l’auteure utilise les catégories définies par Michaela Wolf en relation avec l’Empire des Habsbourg pour les appliquer à l’Empire russe et propose une comparaison entre le développement national en Allemagne et en Roumanie pour constater que l’instauration d’un régime national impose l’instauration d’une seule langue nationale, quelles que soient les réalités linguistiques du pays. Dans la dernière partie de son article, l’auteure plaide pour une traductologie transculturelle qui va au-delà du cadre national des études pour montrer que la traduction a un statut encore plus décisif pour la société que celui qu’on lui attribue déjà. Par l’intermédiaire de son étude « Sur une traduction en français du Journal de voyage en Chine de Nicolae Milescu (Spătarul) », Hélène Lenz propose une réponse affirmative à la question rhétorique « Il y a-t-il une traductologie roumaine ? » posée en 2013 par Georgiana Lungu Badea dans son volume Idei și metaidei românești en faisant référence à Nicolae Milescu dont l’œuvre et la personnalité constitue sans doute une première étape d’une réflexion et d’une pratique traductologique roumaine. Anda Rădulescu montre dans son article « Développements du concept de culturème dans les études de traductologie roumaine » les principaux domaines d’occurrence du terme (à savoir cinq : linguistique, didactique des langues étrangères, social, culturel, communicationnel) pour mettre en évidence la diversité des études consacrés à ce concept et les efforts des spécialistes 195 roumains de trouver des domaines variés, de proposer des grilles de lecture traductologique, de le classifier en fonction des critères bien établis et d’analyser les solutions traductives afin de prouver la complexité du concept. Diana Moțoc propose une analyse comparative du concept de culturème dans la traductologie roumaine et espagnole afin de découvrir des similitudes, des différences, des points de convergence et de divergence des deux approches représentées dans cet article par les études de Lucía Molina et Amparo Hurtado Albir pour l’espace hispanique et par les études de Georgiana Lungu Badea pour ce qui est de l’espace roumain. Cette approche comparative de l’auteure rend encore une fois compte de la plurivalence du culturème et de sa conceptualisation différente pour souligner la complexité et la profondeur du modèle théorique roumain proposé par Georgiana Lungu Badea. L’article « Incursions en Palimpstine : La traduction de la littérature postcoloniale dans le contexte roumain » écrit par Dana Crăciun vient d’ouvrir la discussion sur le potentiel d’orientalisation de la pratique traductive quant aux textes postcoloniaux. L’auteure remarque l’absence d’un métatexte traductologique centré sur ce type de textes et note, en tant qu’enseignant universitaire et traductrice, le fait qu’en Roumanie on a cessé de pratiquer une vraie critique de la traduction sans oublier de souligner le développement de la composante culturelle dans la traductologie dans les derniers deux décennies. Puis, l’auteure s’attarde dans sa conclusion sur la rupture entre la théorie et la pratique traductive qui peut avoir des conséquences sur la qualité de la traduction. Elle plaide pour le renoncement aux stéréotypes et aux réticences et pour des traducteurs qui se trouvent sur la charnière, entre la théorie et la pratique, afin d’obtenir une meilleure cohérence dans la traduction de la littérature postcoloniale et aussi de la littérature en général. Richard Sârbu apporte sous la « loupe » de l’analyse le concept de représentativité d’une traduction dans son article « La sélectivité syntagmatique et les contraintes lexicales dans la traduction représentative ». L’auteur nous propose une présentation rigoureuse des critères de représentativité qui devraient être respectés par un texte cible en rapport au texte source qui, d’une manière synthétisée, visent d’abord le contenu informationnel d’un texte, y compris les compensations stylistiques, et ensuite les correspondances de fond et de forme d’une certaine construction. Ces deux critères se trouvent dans un rapport d’interférence, ayant chacun une zone spécifique et une zone commune, et conformément à l’auteur, c’est justement cette interférence qui fait que la notion de représentativité soit aussi complexe. Ludmila Zbanț s’attarde dans son étude « L’approche linguistiquepragmatique des traductions de la prose pour les enfants écrite par Spiridon Vangheli » sur les stratégies de traduction de la littérature d’enfance, sur les restrictions d’ordre moral, éthique, éducationnel qui s’imposent. Par 196 l’intermédiaire d’une analyse comparative très pointue des traductions des textes de Spiridon Vangheli en plusieurs langues, l’auteure montre que les occurrences de l’adaptation aux attentes du destinataire (qui s’opère à différents degrés) ne sont pas rares et qu’elles visent le texte aussi bien que le paratexte. Dans ses « Notes sur la traduction des noms propres littéraires », Georgiana Lungu Badea propose une remise à jour de son étude « Translation of Literary Proper Names » publié en 2013. L’auteure se propose de dénoncer le préjugé qui dit que la traduction des noms propres ne pose pas de problèmes pour le traducteur car ils sont rendus dans la traduction par le report ou le transcodage. L’auteure montre aussi par son étude qu’afin d’avoir une relation écrivain - traducteur - lecteur-cible semblable à la relation auteur - lecteursource, tout procédé de traduction : traduction littérale, report, adaptation, création de nouveaux noms propres ou de nouveaux ergonymes peut être justifié à condition qu’il réponde aux attentes et intentions traductives multiples. Les deux dernières interventions de ce volume nous introduisent à la traduction de la poésie. Une première perspective sur « La traduction de la poésie dans le contexte des recherches traductologiques » nous est présentée par Luminița Velea qui voit la traduction littéraire comme science et art à la fois, or comme art soutenu par la science. Elle attire l’attention sur les difficultés de la traduction des poésies et sur la confrontation permanente du traducteur avec plusieurs points de vue ayant une seule constante : la traduction est à la fois acte critique et interprétation, car le traducteur est lecteur et interprète de l’original, en devenant médiateur et créateur, étant en dernière instance le critique de son propre acte (p. 282). En revanche, Christina Andreea Mițariu propose une incursion aux poèmes des troubadours dans son article « L’approche des poèmes troubadouresques – entre réécriture et traduction » pour voir en quelle mesure peut-on garder inaltérée l’osmose entre poésie et amour, en passant l’épreuve de la transposition en différentes cultures par la traduction et même la réécriture. L’auteure vise une brève problématisation de la manière contemporaine de nous rapporter au trobar, à une réinvention de cet art dans le contexte actuel, en considérant la traduction comme un vrai processus de création, une réécriture qui emploie les ressources du poète initial pour les transposer dans une autre réalité historique et linguistique. Elle conclut par souligner les mérites de l’art troubadouresque et par admettre que la modernité nous offre une panoplie d’instruments (traductions récentes et moins récentes dans les grandes langues de la culture) qui nous permettent de maximiser la performance de la traduction, tout en soulignant que la traduction, même la meilleure, reste une tentative d’interprétation et qu’elle représente le défi d’être devancée par une autre, encore plus « fidèle » à l’esprit ayant animé l’original (p. 295). 197 Le deuxième volume de l’ouvrage, Încercare de cartografiere a cercetării în domeniu (Essai de cartographie de la recherche dans le domaine), bien que moins dense que le précédent, en comprenant uniquement sept études, vient compléter avec succès le panorama des études de traductologie du premier volume, que nous venons de discuter, en confirmant l’intérêt croissant des chercheurs roumains pour le phénomène traductologique en Roumanie. La coordinatrice, Georgiana Lungu Badea signe la Note pour la présente édition et affirme que ce volume renforce la caractère multi-aspectuel de la traductologie et qu’il certifie l’utilité des concepts et la pertinence des analyses interdisciplinaires appliquées à la traduction-processus et aux traductions-résultat. D’ailleurs, c’est toujours Georgiana Lungu Badea qui ouvre la série des articles par une étude qui passe en revue les « Hypostases de la traductologie en Roumanie (2000 - 2015) ». En appuyant ses conclusions sur une base de données d’environ 180 titres de volumes d’auteur et collectifs organisés en ordre alphabétique et quantitatif dans l’annexe de l’article et correspondant à la période envisagée, l’auteure montre que bien qu’on ne puisse pas parler encore de théories de traduction roumaines, on peut parler d’un rapprochement aux théories et concepts européens. Elle souligne le fait qu’en général, les études traductives et de traductologie roumaines attestent l’absence de l’autocentrisme et la cohabitation de plusieurs théories et plaide pour la création d’un programme de recherche collectif qui explore l’impact des textes fondateurs de la traductologie anglaise, française, allemande, russe etc. sur la traductologie roumaine en identifiant les modalités d’intégration de ces théories en Roumanie, afin d’investiguer en profondeur les réflexions des auteurs roumains sur le sujet. Conçu dans la même ligne que l’article précédent, le « Court chapitre de traductologie roumaine récente » de Loredana Pungă conduit aux conclusions suivantes : les domaines d’intérêt pour les chercheurs sont la traduction générale, la traduction spécialisée et la traduction littéraire, la traduction audiovisuelle, la didactique et l’évaluation de la traduction. En fondant son analyse sur les études le traductologie des professeurs d’anglais de la Faculté de Lettres, Histoire et Téologie de l’Université d’Ouest de Timișoara (leurs publications sont mentionnées dans la section Corpus de l’article), l’auteure estime que des domaines comme l’historiographie des études traductologiques, la terminologie traductologique, l’interprétation ou la traduction assistée sont pour le moment abordés d’une manière superficielle ou restent inexploités. L’auteure montre aussi que les études ont aussi un caractère descriptif évident et une importance didactique implicite et insiste sur la nécessité des études dans les domaines qui manquent pour le moment du tableau de la recherche traductologique. Iulia Cosma s’intéresse aux « Réflexions de la traductologie italienne en Roumanie ». Avec un corpus d’étude riche (150 titres bibliographiques 198 inventoriés dans l’Annexe de l’article), l’auteure propose des conclusions pertinentes qui portent sur l’influence de nature qualitative plutôt que quantitative des études traductologiques italiennes qui n’ont pas contribué de manière significative au développement de la traductologie roumaine à cause du décalage temporel des études par rapport à l’Occident (en réitérant la suprématie des écoles francophones et anglophones) et du nombre réduit des chercheurs italiens. Daniela Gheltofan nous indique les « Coordonnées traductives traductologiques dans le discours des traducteurs de langue russe » pour souligner le fait que l’activité traductive des linguistes roumains de langue russe contribue à la mise en évidence des relations interculturelles des deux sociétés (roumaine et russe), à l’épanouissement et à la particularisation de ces cultures, en les rapprochant à l’espace occidental. Dans son article « Repères chronologiques dans l’évolution de la recherche traductologique du collectif de langue et littérature allemande de Timișoara », Karla Lupșan nous offre un regard d’ensemble sur l’évolution de la recherche dans le domaine de la traductologie, sur les principales tendances et directions de recherche. L’auteure montre que l’étude comparatif des langues allemande et roumaine trouve son écho dans l’activité scientifique actuelle des enseignants et des étudiants germanophones, évidence montrée par le grand numéro des traductions, travaux de licence, mémoires de dissertation, articles scientifiques ou thèses de doctorat dans le domaine. Elle remarque aussi que la recherche scientifique actuelle est située sous le signe de la globalisation, de la tendance d’uniformisation de la recherche au niveau global et qu’on cherche à promouvoir une science interactive, interdisciplinaire et accessible, tout en s’adaptant au marché de travail. Mața Țaran Andreici adopte une approche diachronique et synchronique des perspectives traductives dans les traductions du serbe en roumain. En nous présentant une évolution chronologique des traductions du serbe en roumain et du roumain en serbe, l’auteure montre que la traduction a mis en relief les différences des deux langues et des deux cultures, ayant un rôle formatif pour la culture nationale et un rôle informatif pour l’individu. La dernière contribution au volume qui fait l’objet de notre analyse appartient à Ileana Neli Eiben qui s’intéresse à l’« Autotraduction en Roumanie. De la pratique à l’étude de l’autotraduction en français et roumain ». L’auteure remarque un développement considérable de l’étude de l’autotraduction dans les deux dernières décennies, en étroite relation avec l’intensification de l’activité scientifique qui a déterminé la croissance du chiffre des publications concernant ce type particulier de transfert interlinguistique, tout en notant la contribution remarquable de Irina Mavrodin. 199 Ce long périple à travers les études de traductologie roumaine rend compte de l’intérêt indéniable des chercheurs roumains pour le domaine et pour les directions de recherche mentionnées, tout en renforçant le caractère multidimensionnel du concept de « traductologie ». En pensant au rôle joué par cet ouvrage dans la conscience des récepteurs, nous trouvons que la métaphore d’un flocon de neige qui se transforme dans une boule et puis dans une avalanche qui bouleverse tout sur son chemin serait la plus appropriée pour exprimer tantôts l’importance individuelle de chaque article scientifique réuni dans les deux volumes, tantôt l’importance collective d’un ouvrage qui représente une référence importante pour tous ceux qui s‘intéressent à la traductologie. 200 LES AUTEURS Muguraş Constantinescu est professeur de littérature française et de la traduction littéraire à l’Université « Ştefan cel Mare » de Suceava. Elle est rédactrice en chef de la revue Atelier de Traduction, directrice du Centre de Recherches INTER LITTERAS, coordinatrice du master Théorie et Pratique de la Traduction, codirectrice de la collaction Studia doctoralia ; a publié notamment les volumes Pratique de la traduction, La traduction entre pratique et théorie, Les Contes de Perrault en palimpseste, Pour une lecture critique des traductions. Réflexions et pratiques (L’Harmattan, Paris, 2013), Lire et traduire la littérature de jeunesse (aux Éditions Peter Lang, Bruxelles, 2013), ainsi que des ouvrages traduits de Charles Perrault, Raymond Jean, Pascal Bruckner, Gilbert Durand, Jean Burgos, Gérard Genette, Alain Montandon, JeanJacques Wunenburger. Directrice du projet de recherche exploratoire CNCS PNII-ID-PCE-2011-3-0812 Traduction culturelle et littérature(s) francophone(s) : histoire, réception et critique des traductions, Contrat 133/27.10.2011. mugurasc@gmail.com Henri Awaiss, actuellement directeur de l’Observatoire des Langues, il a été directeur de l’Institut de Langues et de Traduction (ILT) et directeur de l’Ecole de Traducteurs et d’Interprètes de Beyrouth (ETIB) à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. La Collection Sources-Cibles, qu’il co-dirige avec Jarjura Hardane, spécialisée en langue et traduction compte de nombreux titres, parmi lesquels on rappelle: Jean-René Ladmiral, le dernier des archéotraductosaures interviewé par l'ETIB, dirigé par Henri Awaiss et Jarjoura Hardane, 2010, Mes Deux Amours-Langues,Traduction, dirigé par Henri Awaiss et Jarjoura Hardane, 2009, Eau de rose, eau de vinaigre : une production à quatre mains qui traite de l’écriture, de la traduction et de la jouissance. Deux des principaux domaines de recherche d’Henri Awaiss sont l’enseignement de l’arabe aux non-arabophones (dans ce sens il a élabore des matériels pédagogiques) et la traductologie, l’histoire de la traduction et la traduction du domaine littéraire. Henri Awaiss rend compte de ses recherches dans de nombreux séminaires d’études, des colloques et des tables rondes au Liban, dans les pays de la région et en Europe, au Canada. Henri Awaiss s’est investi à l’Université Saint-Joseph (USJ) dans quatre domaines à savoir : l’enseignement, la recherche, la formation, la publication d’ouvrages de réflexion en traduction, notamment Al Kimiya et la collection Sources-cibles en codirection. En 2012 une nouvelle faculté la 13e est née : La Faculté des Langues (FdL) à laquelle est rattachée l’ETIB. M. le Professeur Henri AWAISS est élu Doyen. henri.awaisss.edu.lb 201 Jad Hatem est professeur de philosophie, de littérature et de sciences religieuses à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth depuis 1976. Il a fondé et dirigé les revues Extasis (1980-1993), L’Orient des dieux (2001-2009) et La Splendeur du Carmel (1989-…). Il a également fondé Alcinoé qui en est à son sixième numéro. Il dirige depuis 1981 IRIS : Annales de philosophie de l’Université Saint-Joseph. Ces centres d’intérêt sont le problème du mal, la philosophie de l’amour, la phénoménologie de la création poétique. Il porte une vive attention à la littérature qu’il a examinée suivant ses centres d’intérêt philosophiques (par exemple son essai : Semer le Messie selon Fondane poète). Par ailleurs, Jad Hatem a publié plusieurs monographies sur la mystique comparée et les sectes ésotériques issues de l’Islam. Son œuvre théologique se concentre essentiellement sur la christologie. Pour finir, il est l’auteur d’une œuvre poétique reconnue, d’un roman et d’une pièce de théâtre. Jad.hatem@usj.edu.lb Jarjoura Hardane a été le doyen de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, directeur de l’École de traducteurs et d’interprètes de l’USJ (1981) et professeur à l’Université de Toulouse-Le Mirail en France (1989-1996). Avant d’être élu à la tête de l’Afelsh, il a été président de l’Association internationale structuro-globale audiovisuelle SGAV de 2004 à 2010. Il est co-auteur avec Henri Awaiss de l’ouvrage Eau de rose, eau de vinaigre – écrire, traduire, jouir, Collection Sources Cibles, Université Saint-Joseph, Ecole de Traducteurs et d'Interprètes, 2005 ainsi que d’autres ouvrages : Jean-René Ladmiral, le dernier des archéotraductosaures interviewé par l'ETIB, dirigé par Henri Awaiss et Jarjoura Hardane, 2010, Mes Deux Amours-Langues, Traduction, dirigé par Henri Awaiss et Jarjoura Hardane, 2009. Jarjoura.hardane@usj.edu.lb May Haddad est Professeur associé à L’École de Traducteurs et d’Interprètes de Beyrouth (ETIB) de l’Université Saint-Joseph. Elle enseigne la traduction et l’histoire de la traduction à l’ETIB et à la branche de l’École à Dubaï. Elle est actuellement conseillée aux études, directrice du Centre d’Études et de Recherches en Traductologie et en Terminologie Arabe (CERTTA), responsable du cycle doctoral à l’ETIB et à la Faculté des Langues. Elle est également membre du projet de recherche : cognition et traductologie et responsable de l’axe de recherche sur l’histoire de la traduction. May Haddad a plusieurs publications dont Sur les pas de la traductologie arabe (sa thèse publiée en arabe) ainsi que plusieurs articles notamment dans Alkimiya (revue de l’ETIB) et contributions à plus d’un colloque au Liban, dans les pays de la région et en Europe. Les domaines d’intérêt de May Haddad sont : l’histoire de la traduction, la recherche en traductologie, l’enseignement de la traduction, l’enseignement de l’arabe aux non arabophones et la méthode verbo-tonale de correction phonétique. may.haddad@usj.edu.lb 202 Antoine Constantin Caille est professeur invité adjoint à l'École des langues modernes à l'Institut de technologie de Géorgie. Il a obtenu son doctorat à l'Université de Louisiane à Lafayette en études francophones en 2015. Son travail se concentre sur la théorie critique, la littérature française / francophone du XIXe et XXe siècle et le cinéma. La plupart de sa thèse a été retravaillé pour être publiée comme une série d'articles dans différentes revues avec comité de lecture. Il travaille actuellement sur deux projets de livres, l'un sur l'écologie et l'éducation dans les films, et un autre sur les difficultés de traduction entre l'anglais et le français. antoineconstantincaille@gmail.com Junhan Kim est professeur de recherche au département de langue et littérature françaises de l’université Korea (Séoul, Corée du Sud). Il a soutenu en 1998 à l’université de Paris-Sorbonne une thèse intitulée Le Mystère de sainte Barbe en cinq journée : édition critique des deux premières journées d’après le manuscrit BNF fr. 976. Ses recherches concernent principalement la traduction médiévale en France, et il s’intéresse surtout à la version française de la Légende dorée traduite par Jean de Vignay. junhan@korea.ac.kr Mathilde Vischer Mourtzakis est professeure associée au Département de traduction de la Faculté de traduction et d’interprétation depuis 2013. Elle a obtenu un doctorat en traductologie à l’Université de Lausanne en 2007, qui étudie le dialogue entre les poétiques de deux poètes-traducteurs contemporains. Ses principales publications portent sur la traduction de la poésie et sur les liens entre écriture et traduction. Les axes de recherche qu’elle développe sont l’autotraduction littéraire, la génétique des textes traduits, la collaboration entre auteurs et traducteurs et les textes d’auteurs plurilingues. Elle a également publié des traductions de nombreux auteurs contemporains de langue italienne. Elle est notamment membre du Comité scientifique du « Festival Babel di letteratura e traduzione » et de la collection des « Cahiers de poésie bilingue », dirigée par Prof. Christine Raguet (Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3). Mathilde.Vischer@unige.ch Ahmad Helaiss occupe depuis 2015 le poste de professeur assistant « maître de conférences » à l’Université Roi Saoud à Riyad (Arabie Saoudite) à la Faculté des Langues et de Traduction. Il est titulaire d’un doctorat en sciences du langage de l’Université de Rouen en 2014. Sa thèse s’intitule : les dynamiques des représentations sociales dans la mise en oeuvre d’une didactique de l’interculturel : analyse de discours d’apprenants saoudiens en situation de mobilité étudiante en France. Ses recherches portent principalement sur la 203 didactique des langues et cultures, l’approche interculturelle, traduction/interprétation, les représentations sociales, et la mobilité académique. alholeissy@hotmail.com la Rita Rousselle Matta, diplômée de l’Ecole de Traducteurs et d’Interprètes de Beyrouth, Université Saint Joseph (USJ), elle a traduit de nombreux ouvrages notamment pour la Chaire UNESCO Etudes Comparées des Religions, le Conseil Economique et Social et la Fondation Libanaise pour la Paix Civile Permanente. Doctorante, elle prépare actuellement la dernière phase de sa thèse à l’USJ. Elle s’investit dans l’enseignement de l’anglais au niveau lycée (Mission Laïque Française) et universitaire (USJ et Université Libanaise), et dans la recherche (Centre d’Etudes du Monde Arabe Moderne, USJ). rita.roussellematta@net.usj.edu.lb Rawan GHALY, née à Beyrouth, Liban. Elle a suivi ses études universitaires à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ). Elle est titulaire d’une licence en langues vivantes (option traduction), et d’un master en traductologie. Actuellement, elle est une doctorante en 3ème année et devrait soutenir sa thèse en juin 2018. Elle fait également, au sein de son université, partie d’une unité de recherche dans laquelle ils étudient l’impact des sciences cognitives sur l’acte de traduction. rawanghaly91@gmail.com Raluca-Nicoleta Balaţchi est enseignante de langue française au Département de Langue et Littérature Françaises de la Faculté des Lettres et Sciences de la Communication de l’Université « Ştefan cel Mare » de Suceava, Roumanie, où elle donne des cours de syntaxe du français contemporain et de traductologie. Docteur ès lettres de l’Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iaşi, Roumanie, depuis 2007 avec une thèse sur l’expression de la subjectivité en français. Auteur d’un livre sur la subjectivité linguistique, de deux livres de traductologie portant sur la traduction de la littérature et des sciences humaines, d’une cinquantaine d’articles de spécialité dans le domaine des sciences du langage et de la traductologie, et de deux traductions. raluka2@yahoo.fr Barbara Brzezicka est enseignante-chercheuse à l'Université de Gdańsk, en Pologne. En 2016, elle a soutenu sa thèse de doctorat consacrée à la traduction philosophique en général et aux traductions polonaises de Jacques Derrida en particulier. La thèse sera publiée aux éditions PWN en 2018. Elle a publié plusieurs articles sur la traduction et la philosophie, notamment Apport de la terminographie à la traduction philosophique (Studia Universitatis Moldaviae, Ştiinţe Umanistice, nr 10 (80), 2014) et Jacques Derrida: 204 intraduisible ou mal traduit? (Romanica Silesiana 12, 2017). Elle enseigne la traduction, l'interprétation et les éléments de la culture française et francophone. Elle a traduit vers le polonais Devant l'image de Georges Didi-Huberman, Les bêtes des tranchées d'Éric Baratay et plusieurs textes de Jacques Derrida, dont De l'esprit, Fors et Mémoires d'aveugle. barbara.brzezicka@ug.edu.pl Mirella Piacentini est traductrice et chargée de cours à l’Université de Padoue (Département d’Études Linguistiques et Littéraires) et à l’Université de Milan (Département de Sciences de la Médiation Linguistique et Culturelle). Responsable des cours de phonétique et phonologie françaises à Padoue, elle enseigne la traductologie et la traduction littéraire de jeunesse aux étudiants de Master de l’Université de Milan. Pour sa traduction (du français vers l’italien) de H. Vignal, Trop de chance, Actes Sud, 2007 (H. Vignal, Troppa Fortuna, Camelopardus, 2011) - classée deuxième au Prix Andersen Italie 2012 – elle a figurée sur la liste d’honneur IBBY 2012 à titre de « Meilleur traducteur » pour l’Italie. Elle est membre du Centre de documentation et de recherche pour la didactique de la langue française dans l’université italienne (Do.Ri.f) ; de la Société Universitaire pour les Études de Langue et Littérature Françaises (SUSLLF) ; de l’Association Nationale de Recherche et d’Action Théâtrale (ANRAT) et de la Société Française de Traductologie (SoFT). Elle a créé, coordonne et dirige la collection de théâtre jeunesse « Stelle di carta. Parole in scena » pour la maison d’édition Cleup (Padoue). mirellapiacentini12@gmail.com Daniela Hăisan est enseignante dans le cadre du département d’anglais de la Faculté des Lettres et Sciences de la Communication de l’Université « Ştefan cel Mare » de Suceava. Elle a soutenu un doctorat en traductologie et a participé à plusieurs colloques internationaux sur la traduction. Elle est membre du comité de rédaction de la revue Atelier de traduction et fait partie du programme CNCS PN-II-ID-PCE-20113-0812 (Projet de recherche exploratoire) Traduction culturelle et littérature(s)n francophone(s) : histoire, réception et critique des traductions, Contrat 133/27.10.2011. daniella.haisan@gmail.com Ionela-Gabriela Arganisciuc est diplômée de la Faculté des Lettres et des Sciences de la Communication de l’Université « Ştefan cel Mare », Suceava en langues étrangères : français-anglais. En 2014, elle a soutenu son mémoire de licence sur l'anaphore en français ayant comme corpus les contes, et en 2016 son mémoire de master sur la réécriture et traduction des contes de Charles Perrault en roumain. Elle est à présent doctorante sous la direction de Muguraş Constantinescu à l’Université de Suceava, en préparant une thèse sur la traduction, retraduction, adaptation et réécriture des contes de Perrault. ionelaarganisciuc@yahoo.fr 205 Zamfira Lauric (Cernăuţan) est diplômée de la Faculté de Lettres et Sciences de la Communication de l’Université « Ştefan cel Mare » de Suceava, en langues étrangères : français-anglais. Elle a soutenu en 2013 son mémoire de licence sur la traduction du discours rapporté dans les médias, en 2015 sa thèse de dissertation sur les problèmes de traduction du discours rapporté dans l’œuvre Trois Contes de Gustave Flaubert à l’Université « Ştefan cel Mare » de Suceava. Elle est à présent doctorante sous la direction de Muguraş Constantinescu à l’Université de Suceava, en préparant une thèse sur L’œuvre de Jules Verne en roumain: adaptations, traductions et rééditions. zamfiralauric@yahoo.fr Marinela Racolţa (Popovici), diplômée de la Faculté des Lettres et Sciences de la Communication de l’Université « Ştefan cel Mare », Suceava, spécialisation : français anglais. Elle a soutenu en 2015 son mémoire de licence sur les représentations de l’identité culturelle française dans l’œuvre des écrivains étrangers (Étude de cas : Peter Mayle) et prépare à présent son mémoire de master sur les aspects culturels de la traduction de l’œuvre Poisson d’or de J.M.G Le Clézio, sous la direction de Muguraş Constantinescu. marinela_racolta@yahoo.com Sava Camelia Violeta, diplômée de la Faculté des Lettres et Sciences de la Communication de l’Université « Ştefan cel Mare » de Suceava, en langues roumainfrançais. En 2015 elle a soutenu en roumain le mémoire de licence « Balada fantastică. Teme şi motive mitice », sous la direction de Claudia Costin. En 2017 elle a présenté le mémoire de dissertation sur la traduction des culturèmes maghrébins dans l’œuvre Amours sorcières de Tahar Ben Jelloun, sous la direction d’Elena Brânduşa Steiciuc, à l’Université « Ştefan cel Mare » de Suceava. scameliavioleta@yahoo.com Anişoara-Daniela Motrescu est diplômée de la Faculté des Lettres et Sciences de la Communication de l’Université « Ştefan cel Mare » de Suceava, où elle a suivi une formation au niveau licence (français-anglais) et au niveau mastère (Théorie et pratique de la traduction). mironescu_anisoara@yahoo.com 206 APPEL A CONTRIBUTIONS ATELIER DE TRADUCTION 29 Dossier : Banlieues en textes : traduction, adaptation, réception Vieillard-Baron a souligné que la traduction du mot « banlieue » dans les langues étrangères ne peut se faire sans interrogation critique (Vieillard-Baron, 2001). Si le mot « banlieue » est en soi problématique, les difficultés de traduction ne se limitent pas au terme lui-même, mais engagent la réalité (ou plutôt les réalités) qu’il représente. « Singulier-pluriel » (Paquot, 2008), la banlieue est un espace clôt et ouvert, « manifestation d’une culture des interstices et d’une fracture sociale souvent profonde » (Goudaillier, 2001), « ensemble instable de réalisations linguistiques » (Kasbarian, 1997), que les écrivains ont arpenté sans cesse. Après les émeutes qui ont touché les cités françaises à partir de novembre 2005, la banlieue a eu droit à un regain d’intérêt du point de vue socioculturel aussi bien que littéraire. Les romans d’écrivains mettant en scène « la zone » se sont multipliéset, grâce à un marché de la traduction de plus en plus large et mondialisé,ils ont dépassé les frontières nationales.Dès lors, le problème se pose : comment traduire une réalité et un langage si spécifiques et quels en sont les enjeux ? A l’image de son titre, cette livraison d’Atelier de traduction accueille des contributions critiques concernant les « banlieues en textes », dans un spectre qui va de la traduction à la réception.Les propositions d’articles pourront s’inscriredans les axes de réflexion suivants : relectures et actualisation des perspectives traductologiques (Berman, Venuti, Nouss…) ;postures adoptées par les traducteurs (exotisante/naturalisante ; visible/invisible…) ; traitement des realia spécifiques à la banlieue (gloses explicatives, développementsdéfinitionnels, adaptations, techniques de compensation et de renégociation...) ;traitement des emprunts (notamment des arabismes), des termes argotiques ou verlanisés ; analyse des systèmes culturels et des politiques éditoriales (choix des auteurs et des textes ; présentation et réception des traductions ; présence/absence d’apparats péritextuels et épitextuels…). La traduction des textes littéraires constitue l’objet privilégié de ce numéro mais, l’oralité étant largement en question, cette livraison entend développer également une réflexion surla traduction audio-visuelle, pour explorer de quelle manière les pratiques du sous-titrage et du doublage peuvent entrer en résonance avec la traduction littéraire. Les propositions d’articles concernant des ouvrages ou des aspects encore peu étudiés seront particulièrement appréciées. Les contributions sur cette thématique seront incluses dans la rubrique Dossier. Vous pouvez également proposer des contributions pour les sections suivantes : → Articles : section ouverte à toute contribution portant sur la pratico-théorie de la traduction. Tout en privilégiant la traduction littéraire, la rubrique reste ouverte à des analyses concernant la traduction pragmatique, la problématique de la terminologie, la question de l’interprétariat ou la traduction audio-visuelle. → Portraits de traducteurs/ traductrices qui ont marqué l’histoire de la traduction à travers différents espaces culturels. → Relectures traductologiques porte sur un ou plusieurs ouvrages de traductologie qui par leur contribution au développement de la traductologie, au sens large du terme, mérite une nouvelle lecture. 207 → Chroniques et comptes rendus critiques d’ouvrages récemment parus, traitant de la traduction (actes des colloques, dictionnaires, ouvrages collectifs, ouvrages d’auteur, etc.) ainsi que des comptes rendus de congres et colloques. Ce numéro sera coordonné par le professeur Ilaria Vitali de l’Université de Macerata et par le professeur Muguraş Constantinescu de l’Université Stefan cel Mare de Suceava. Vous êtes priés d’envoyer les articles jusqu’au 28 février 2018 aux adresses suivantes : pour la section Dossier : ilaria.vitali@unimc.it pour les Autres sections:mugurasc@gmail.com Pour d’autres informations pratiques, nous vous invitons à consulter le site de la revue : http://www.usv.ro/atelierdetraduction 208 CONSEILS AUX AUTEURS POUR LA PRÉSENTATION DES TEXTES L’article sera envoyé par courriel dans un fichier Word (.doc) attaché qui portera le nom de l’auteur. L’article aura entre 25 000 et 30 000 signes et sera rédigé en français. Le titre sera écrit en lettres majuscules et centré. Le prénom et le nom de l’auteur seront alignés à droite. L’affiliation de l’auteur et son adresse électronique seront précisées dans une note de bas de page. Le texte de l’article sera accompagné : - d’un résumé de 500 à 600 signes en anglais ; - de cinq mots-clés en anglais, séparés par une virgule ; - d’une présentation de l’activité professionnelle de l’auteur et de ses domaines d’intérêt, rédigée en français, qui aura entre 500 et 600 signes. La police sera Garamond 12 pt, sauf pour le résumé, les mots-clés et la bibliographie (11 pt), interligne simple. Le format du document sera B5. Il n’y aura pas de retrait pour le premier paragraphe des sections. Les majuscules seront accentuées. Les notes de bas de page sont réservées à des informations complémentaires. Les références bibliographiques seront écrites entre parenthèses dans le texte, selon le modèle : (Meschonnic, 1999 : 25). Les notes seront numérotées à partir de 1 à chaque page. Les citations et les exemples dans le texte ne dépasseront pas trois lignes et seront mis entre guillemets à la française (« ... »). Les citations et les exemples qui excèdent trois lignes seront mis en retrait et en caractères de 11 pt, sans guillemets. Toutes les citations dans une langue autre que le français seront traduites en notes de bas de page. La bibliographie sera placée en fin d’article et sera rédigée selon le modèle suivant : Delisle, Jean (2003) : La traduction raisonnée : manuel d’initiation à la traduction professionnelle de l’anglais vers le français. 2e éd. Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa. RESPONSABLE : Muguraş Constantinescu URL DE RÉFÉRENCE http://www.usv.ro/atelierdetraduction/ ADRESSE : Université Ştefan cel Mare Suceava, Roumanie 209