La vaLeur sensation : Le cas du surf
anne-sophie sayeux
La définition de l’éthique dans le surf est complexe. D’une part, la Fédération Française de Surf, tout en tentant de mettre en avant sa défense des valeurs
communes aux surfeurs, applique une éthique sportive classique reprenant des
principes de fair-play et de sécurité. D’autre part, des pratiquants sans affiliation
autorégulant le surf grâce à un système de règles coutumières fluctuantes, et un
système de valeurs édifié sur les sensations. Dés lors se pose la question de la
légitimité de la définition de l’éthique sportive dans le surf : « A travers les codes,
les valeurs, et les représentations, les acteurs sportifs nouent des alliances ou développent des oppositions pour la définition légitime de l’éthique sportive. Mais pour
s’inscrire dans l’univers du sport, tous acceptent de s’y référer pour la promouvoir,
la transformer ou la combattre. D’une certaine manière, l’éthique fonde l’existence
du sport et de la communauté sportive mais, également, elle amène la clôture de
l’univers sportif. L’éthique puise son contenu dans les références sociales mais elle
transporte et transfigure ces références pour mieux les coder et les sacraliser. En
même temps, elle les condense pour produire une forme idéalisée des rapports
entre l’individu et la société. L’éthique subsume l’expression des formes sportives
et la vision symbolique de l’univers sportif en un système général de représentations qui s’articulent autour de la corporéité et du développement social. » (Pigeassou, 1997). Une particularité du surf, que ne relève pas Pigeassou est que les
pratiquants ne se réfèrent pas à une éthique sportive classique mais à une éthique
construite sur les sensations. Celles-ci, bien qu’individuelles, sont partagées par
les surfeurs et offrent une base commune de références. Le surf propose donc un
autre modèle éthique, où faire corps à l’océan est la plus grande des valeurs.
MoraLe De L’inSoUMiSSion : Le SUrF
nous avons envisagé dans de précédents travaux la Fédération Française de
Surf comme un gestionnaire de morale (Sayeux, 2006, 2008, 2010). Son objectif
est d’« organiser, développer et réglementer en métropole comme dans les DOM
TOM, la pratique du surf-riding et de ses disciplines associées. » Sa mission, cherchant à toucher le plus grand nombre, à pour but de donner un cadre à l’enseignement du surf (par la formation et la labellisation des écoles de surf ), d’éduquer
ses licenciés aux questions environnementales 1, de rendre accessible la pratique
1 extrait des statuts de la FFS : « Dans l’esprit de l’Agenda 21 du Comité National Olympique et Sportif Français, la FFS intègre les notions de développement durable et de protection
de l’environnement dans ses politiques, ses règlements et les modes de gestion qui régissent son
fonctionnement, l’accomplissement des activités sportives et la tenue des manifestations spor-
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La VaLeUr SenSaTion : Le CaS DU SUrF
aux populations les plus exclues, de gérer le haut niveau et, enfin, de « défendre
les valeurs du surf ». Ce dernier point retient particulièrement notre attention, en
effet, par ces quelques mots, la fédération se positionne en tant que garante d’une
morale. La position de la fédération serait alors identique à « ceux qui créent des
normes » (Becker, 1985 : 171). en effet : « il (le croisé de morale) croit qu’il est bon
pour eux (les autres) de « bien » se conduire » (op. cit., 172). Une des volontés fédérales, en créant des normes de conduites régissant les règles de priorité (Sayeux,
2010, 2008) est d’éviter les accidents. Ce sont donc des règles sécuritaires, mais
aussi une normalisation de la règle coutumière (ibid.). ainsi la FFS, à travers ses
experts, cherche à imposer une moralisation du surf mettant en avant le respect
d’autrui, le fair-play, attaché à une éthique sportive classique.
La population que nous avons étudiée 1 n’est pas fédérée. elle ne fait donc
pas de compétitions et surfe toute l’année dès que les conditions naturelles s’y
prêtent. notre terrain de plus de trois années a mis en évidence que cette activité
corporelle s’établit sur un système de règles coutumières qui permet un auto-contrôle dans le groupe (ibid.). Les règles coutumières sont établies de façon à ce que
personne ne perde la face dans le territoire symbolique (Goffman, 1974). ainsi le
surfeur, dés son arrivée sur l’eau, doit se plier à certains « rites de présentation »
(op. cit. : 63). il lui faut tout d’abord respecter une première séquence basée sur
la discrétion et l’humilité, qu’il marquera par un regard détourné. Suite à cela, il
devra saluer les surfeurs déjà en place. Le respect de ces rites indique d’une part
que l’acteur connaît les règles coutumières et, par là même, qu’il est intégré, ou
qu’il souhaite s’intégrer au groupe. D’autre part, il permet à celui qui est en place
de pouvoir estimer l’arrivant et ainsi choisir de l’incorporer au groupe de pairs,
seulement s’il respecte les séquences suivantes. Le surfeur arrivant doit se mettre
en retrait par rapport aux autres pratiquants, puis observer ce qui se joue sur le
lieu. a lui d’attendre son tour pour pouvoir prendre une vague. Cette « distance
cérémonielle » (op. cit., 58) permet de respecter l’intimité des acteurs, et leurs spot
de surf. Ces « rites interpersonnels » (op. cit.) offrent donc à chacun la possibilité
de jouer son rôle, et d’être reconnu dans cette attribution. Le nouveau venu, après
avoir respecté les séquences décrites, essaye alors de prendre une vague et prouve
qu’il sait l’exploiter. Une fois sa prise de vague terminée, il laisse le tour aux autres
pratiquants. Ces trois dernières séquences touchent le « caractère » (op. cit., 178),
c’est-à-dire l’engagement de l’acteur. Le « cran » dont il va faire preuve lors de sa
prise de vague va dévoiler son niveau de « courage » (op. cit., 179). Hautement
valorisée dans la culture surfique, l’honneur de l’acteur se mesure aussi par son
« sang froid » (op. cit.) consistant à montrer au public et à soi-même que l’on sait
surfer.
Ce protocole des règles coutumières atteint son paroxysme lorsque l’acteur
surfe la vague. C’est là que sa « face » est la plus bancale : il peut la garder ou la
perdre selon le hasard. S’il sort indemne de ce « coup de dés délibérément tenté »
tives qu’elle organise ou qui sont organisées sous son égide », http://www.surfingfrance.com/
commissions/eco-surf.
1 notre étude s’est restreinte au domaine français, et plus particulièrement aux territoires
landais et basque.
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éTHiqUe DU SPorT
(op. cit., 149), alors, il aura fait preuve de caractère fort en montrant son sang
froid dans cette situation plus que bancale. Le fait de laisser le tour aux autres
surfeurs prouve « l’intégrité » (op. cit., 180) de l’acteur, car après avoir pris du
plaisir dans la vague, le surfeur n’a qu’une envie : renouveler immédiatement cette
jouissance sensorielle. C’est pourquoi renoncer à prendre immédiatement la prochaine vague, c’est faire témoigner de son « esprit chevaleresque » (op. cit., 180),
requérant un auto-contrôle. S’il agit ainsi, le surfeur fait alors preuve de grandeur
d’âme. Mais voici dépeint ici une représentation idéale où toutes les règles coutumières seraient respectées, offrant alors une session de surf sans heurt. Dans cette
phase archétypale, tout le monde pourrait ainsi « garder la face » (op. cit., 9) en
donnant une bonne image de soi.
Pour entrer dans ce territoire symbolique, il est nécessaire que l’acteur fasse
preuve de sa bonne foi. en étant imprégné de la même culture que le groupe, il
ne nuit pas à l’équilibre de celui-ci. Plusieurs critères permettent de juger cette
bonne foi. ainsi, un mode de transmission traditionnel sera plus valorisé qu’un
apprentissage en école, car le premier permet d’acquérir l’intégralité de la culture
surfique, et la connaissance de la valeur sensation. La filiation joue aussi un rôle
car elle permet d’identifier un surfeur comme « fils de » ou « proche de » garantissant sa bonne foi. enfin, le niveau de sacrifice 1 corporel décrit ci-après donne
l’ampleur de son investissement et son engagement dans l’élément (Sayeux, 2008).
Ces trois critères permettent donc d’intégrer le groupe. ainsi, celui qui connaît le
système de règles coutumières, en les respectant ou non, sera dans une position
hiérarchique élevée. Celle-ci offre les possibilités de faire appliquer les règles tout
comme de les braver, et ce sans sanction car les plus anciens cherchent à faire
respecter ces règles coutumières, mais ils les contournent aussi très aisément.
Leurs actions se légitiment grâce à deux arguments : d’une part la surpopulation
qui, pour eux, nuit à l’identité du spot voire de la culture surfique, et d’autre part
une nécessite de sécurité (on retrouve là l’argument de la FFS). C’est ce qu’ils
appellent « faire le shérif ». ils n’hésitent alors pas à « sanctionner » les malotrus
qui arrivent sur les spots sans connaître ou appliquer les règles coutumières. Pour
désigner leurs fautes, les anciens empêcheront les irrévérencieux de prendre des
vagues, en les gênant dans leur descente, ou en les priant, plus ou moins violemment, de quitter les lieux.
Le surf est aussi un lieu d’affrontement. ici, les interactions sont « le champ de
bataille d’une guerre non déclarée entre les acteurs » (Le Breton, 2004, 122).
« Par contre, moi, y’a un mec qui fait ça (prendre sa vague) et qui n’est pas du
coin, je dis rien et je pars quand même. J’ai envie qu’il râle parce que je sais qu’il
a voulu me baiser et s’il dit : « Hop, hop, hop ! J’ai priorité », moi, j’attends, je
le fais tomber. et en général, il comprend très bien parce qu’il sait qu’il a voulu
me baiser. » (Christophe)
Dans le surf il faut aussi savoir se battre, pour obtenir « sa » vague (Sayeux,
2008, 2010).
1 Mais aussi de sacrifice social (Sayeux, 2008).
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Ces valeurs et règles surfiques coutumières du surf peuvent, à travers une
lecture rapide, avoir des liens avec la morale portée par la Fédération Française
de Surf. Pourtant, le discours fédéral développe un argument sécuritaire légitime
ayant pour ambition d’éviter de porter préjudice à autrui, morale globale du surf
institué. Pourtant cette dernière ne touche pas l’univers du surfeur libre. en effet,
ce dernier a une vision plus individuelle, une morale de lui-même beaucoup plus
locale et fondée sur la valeur sensation, comme le montre le jeux de détournement
des règles (Sayeux, 2008, 2010). L’éthique du surf libre réside dans un rapport particulier du corps à la nature qui demande le respect des conventions du groupe
sous peine de déséquilibrer son propre ordonnancement du monde. L’essence du
surf n’est-elle pas dans le mouvement, comme a pu le dépeindre Gibus De Soultrait dans son essai « L’entente du mouvement » (1995) ? en effet, cette pratique
instable oblige à une adaptation et une réadaptation constante de la règle qui, dés
lors, ne dépend que d’une chose : le milieu naturel. ainsi, le surf s’organise autour
de deux systèmes de régulation : la règle coutumière que nous venons d’exposer,
et la nature comme contraintes formelles de la pratique (Sayeux, 1999), remplaçant alors les règles du jeu (Darbon, 2002) et promouvant la valeur sensation.
SUrF SenSorieL
n’est surfeur que celui qui connaît à travers son corps l’océan. Cette affirmation, quelque peu radicale, n’est autre qu’une réalité observée et entendue sur le
terrain. Ce qui, pour les avertis, pourrait sembler n’être qu’une lapalissade est
en fait une évidence qu’il est bon de questionner. quelle est donc cette connaissance ?
Dès que le surfeur sort de son véhicule pour se préparer sur le parking, le son
des vagues éclatant sur le rivage envahit son espace sonore. Ce rythme régulier
de l’océan génère une ambiance plus ou moins tendue selon la puissance des intonations. Ces sons font appel à la mémoire individuelle mais aussi à la mémoire
collective, oscillant alors entre l’océan de plaisir et l’océan de crainte. en effet,
milieu toujours en mouvement, anarchique, presque vivant, l’océan est sauvage.
il inspire peur et dégoût : « Ce règne de l’inachevé, vibrant et vague prolongement
du chaos, symbolise le désordre antérieur à la civilisation » (Corbin, 1988, 12). au
Moyen-âge, il est considéré comme « l’antithèse de la stabilité idéale » (VilainGandossi, 2003, 439). Théâtre du déluge, il entraîne la destruction ou la rédemption, selon la volonté divine. Ce cataclysme, note Christiane Villain-Gandossi (op.
cit., p. 442), peut prendre deux formes. L’une, active, représentée par la vague
colossale dévorant tout sur son passage, et l’autre, passive, à travers la marée insidieuse qui, imperceptiblement, aspire les êtres dans les profondeurs océanes.
Le son des ces ondes se projetant sur la grève réveille alors une crainte collective
ancestrale, mémoire négative du rapport qu’entretien notre civilisation à l’océan.
Mais cette peur est aussi adrénaline chez le surfeur, l’incitant à enfiler rapidement
sa combinaison de néoprène pour courir jusqu’à l’eau. Car, bien qu’il ne voie pas
encore les vagues, il les sent déjà. Sa mémoire corporelle intime, stimulée par
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l’audition, l’appelle à renouveler au plus vite son jeu corporel avec les rouleaux.
Ces sons permettent à l’acteur de se situer immédiatement dans son action à
venir : surfer. C’est bien cette immédiateté qu’il faut relever dans l’audition : ici,
pas de filtre demandant d’analyser ce qui est perçu, comme si le son des vagues
affectait directement à l’âme des surfeurs. Car ceux-ci font partie du « certain
nombre d’hommes » qui, pour Sansot, « entendent encore (ou à nouveau) l’herbe
qui pousse, le raisin quand il mûrit, la colère du ciel ou de l’océan » (2009, 108).
Ce fond sonore envahit l’espace de la pratique, il s’amplifie à mesure que l’on s’approche de l’eau, se mélange aux bruits de la vie courante sur la plage. Une fois
dans l’eau, dos au rivage, le bruit détonnant des vagues rythme l’attente, et se lie
aux sons des discussions entre surfeurs, des moteurs de jets-ski passant plus au
large, des cris des enfants jouant sur le rivage. Mais lorsque l’individu surfe, l’entente de cette ambiance sonore semble disparaître :
Je suis assis sur ma planche à attendre les vagues et le moment où je surfe, y’a
des sensations qui disparaissent (…). J’ai l’impression aussi que j’entends plus
les mêmes choses. quand t’es assis sur ta planche à attendre la vague et ben
t’entends les vagues qui s’éclatent un peu plus loin, des gars qui parlent, peut
être je sais pas, j’allais dire les bruits de la ville mais… Mais pas forcément, mais
tu vois un chien qui aboie sur la plage ou le brouhaha des gens qui parlent sur
la plage quand c’est l’été, des trucs comme ça… ben après quand je surfe, peut
être parce que je fais plus attention mais tout ces bruits, je les entends plus.
(Greg)
alors, paradoxalement, le fait de surfer effacerait les sons pour baigner le pratiquant d’un silence libératoire, lui permettant de n’être qu’un avec l’océan.
aux sons se mêle l’odeur, celle de l’océan qui en appel à « la dimension culturelle de toute expérience olfactive » (Candau, Jeanjean, 2006), convoquant l’histoire
collective du rapport au rivage et aux vertus de soin du milieu marin (Corbin,
1988), mais aussi à une dimension plus individuelle et affective des pratiquants,
car, comme l’écrit Wathelet : « Nous faisons l’hypothèse que « l’environnement »
possède une « historicité » significative au regard de la transmission et du partage
des compétences olfactives, et à l’échelle d’un collectif d’individus partageant un
ensemble suffisamment identique de compétences olfactives. » (2009 : 91). L’attachement des surfeurs à cette odeur iodée peut remonter à des souvenirs d’enfance
et de vacances à la plage, aux premiers jeux de vagues. C’est aussi la réminiscence des joies liées à l’élément marin expérimentées lors des dernières sessions
de surf, car, comme l’écrit Lenclud (2006) : « Le pouvoir évocateur des odeurs,
autrement dit leur symbolicité, est immense dans la mesure où le champ de l’évocation est constitué par tous les souvenirs susceptibles de confirmer le sentiment
de reconnaissance de l’effet que cela fait de tomber sur cette odeur. ». Cette odeur,
rassurante pour les surfeurs, peut manquer lorsqu’elle n’est plus sentie depuis
longtemps. imprégnant la peau et les cheveux des pratiquants, elle peut se mêler
à celle d’une wax 1 particulière. La Sex Wax de Mr Zogs dont les pratiquants endui1 Pain de paraffine que l’on frotte sur la planche pour éviter de glisser de la planche.
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sent leur planche est parfumée, arômes de noix de coco, de monoï, qui se colle au
corps. ainsi, ces odeurs accompagnent les surfeurs dans leurs véhicules et leurs
demeures, jusqu’au ce que la douche savonneuse fasse disparaître ces senteurs si
caractéristiques de la plage, mélange d’iode et de fragrance exotiques. L’océan a
aussi une saveur, qui passe par le nez lors de l’immersion, se fixe sur les lèvres et
pénètre la bouche jusqu’à la nausée quand il est avalé par inadvertance. Le goût
de l’océan reste sur la peau, et la fragilise. Le corps dénudé est en contact direct
avec l’air, le soleil, ou les embruns, voire la pluie. Les saisons passent sur la peau
des pratiquants. Le vent froid de l’automne et l’hiver, le vent tiède du printemps
et de l’été s’accrochent à l’épiderme et produisent des sensations plus ou moins
agréables. Le froid est plutôt négatif, il engourdit les membres et tend les muscles,
il présage d’une session difficile car la peau mouillée sera encore plus sensible à
l’atmosphère glaciale. Bien entendu, ce froid est bien souvent annonciateur d’une
eau à basse température. Cela peut être terriblement douloureux pour les pratiquants, voire dangereux, entraînant alors des mots de tête, mais aussi des risques
d’hydrocution ou d’exostose 1 de l’oreille (appelée aussi « maladie de l’oreille du
surfeur »). Mais le froid peut aussi être perçu comme positif en ce sens où il réveille
le corps, contracte les muscles et renforce l’individu, dans un imaginaire partagé
de « techniques d’endurcissement » (andrieu, 2010 : 90). La chaleur du soleil quant
à elle est perçue plutôt positivement. L’énergie solaire est valorisée dans notre
société (andrieu, 2011). Le soleil est régénérateur, il soigne le corps et le moral
des citadins car « Être bronzé est devenu un mot d’ordre de santé et de bien-être. »
(andrieu, 2005 : 5). Mais le soleil peut aussi être un ennemi pour le surfeur en
lui brûlant la peau lorsqu’il attend interminablement sur sa planche la vague libératrice. Dés lors, c’est un soleil nocif qui développe des tumeurs cancéreuses,
redouté par les surfeurs. Les embruns, telle une matérialisation de l’iode, sont
perçus comme étant bénéfiques. Sorte des particules odorantes de l’océan, elles
pénètrent les pores des surfeurs, purifiant et renforçant alors le corps. La peau du
surfeur est mobilisée par les éléments naturels dés qu’il sort de son véhicule. que
ce soit dans l’immersion d’un air mouvant ou humide, dans les sensations atmosphériques, la peau unit le surfeur aux éléments : « Organe du contact, la peau est
en même temps une barrière protectrice, une séparation, une surface d’interposition entre le monde sensible et le sens qui lui donne forme. » (Bergé, 2008 : 241).
Le sens dont parlent le plus facilement les surfeurs est la vue, ceci est sans
doute du à la primauté culturelle que l’on donne à ce sens. Un long apprentissage
du regard est nécessaire pour apprendre à lire les vagues. Dés ses premiers pas en
surf, le pratiquant doit assimiler une connaissance visuelle de l’océan. ainsi, il lui
faut savoir ce qu’est une bonne vague et une vague non exploitable. Le regard qu’il
pose sur le large lui confère la possibilité de trouver le peak sans cesse en mouvement si le fond est sableux, et fixe si le fond est rocheux (ou composé de corail).
Un fois le lieu à atteindre identifié par l’œil, il analysera la surface de l’eau au bord
1 il s’agit d’un rétrécissement du conduit auditif externe de l’oreille du aux irritations provoquées par une station prolongée en eau froide, mêlé au vent et aux vagues.
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afin de trouver les lieux de passage jusqu’au peack. ainsi, il perçoit dans l’écume
bouillonnante ou les zones d’eau lissées des lieux de difficulté ou de passage. il
saura s’il y a du courant et dans quel sens il se meut. il identifiera les baïnes qui lui
offriront la possibilité d’économiser de l’énergie en se laissant porter au large. Cela
permet aussi de savoir se situer, en prenant des points de repères sur la plage pour
ne pas trop dériver (Sayeux, 2010). L’observation des vagues permet de connaître
leur « consistance », c’est-à-dire si leur matière est proche de la glace (glassy) ou
plutôt granuleuse, ce qui influera la vitesse de la planche sur l’eau. Voir la matière
océanique permet de savoir si une vague est molle ou non, selon sa façon de se
déplacer, si elle creuse, si elle ouvre, si elle ferme, si elle frise… Le regard du surfeur
sur la vague n’est pas celui du novice, son vocabulaire en montre bien sa grande
connaissance (Sayeux, 2010), acquise après un long apprentissage pouvant s’étaler
sur plusieurs années. De l’œil découle une mise une ordre surfique de l’océan,
car « l’œil est actif, mobile, sélectif, explorateur du paysage visuel, il se déploie à
volonté pour aller au loin chercher un détail ou revenir plus prêt » (Le Breton,
2006 : 63), c’est une perception du fond et la surface de l’eau. Ce regard permet
une projection dans l’océan et mobilise le corps tout entier, car ce qui est perçu
par l’œil a été et sera éprouvé par le corps tout entier. C’est un regard subjectif
qui découle du croisement entre le visuel et les autres sensations mobilisées par
le surf. avec l’oreille, l’œil permettra d’incorporer le rythme de l’océan sur lequel,
comme en danse, le surfeur devra caler ses mouvements pour arriver à un degré
certain d’harmonie.
« Pour apprendre à surfer on doit avoir l’œil et le pied marin. quand on va pour
apprendre à surfer… on est là à regarder avant de se jeter. » (Marc)
Pour prolonger l’idée de Marc, c’est bien le corps entier qui doit être marin.
Plus loin encore que le « sens marin » (Peignist, 2011), tous ces sens mobilisés dans
le surf, véritables « kaléidoscope du sensible » (Sayeux, 208, 95) montrent en quoi
cette pratique est à envisager comme une « immersion écologique » (andrieu,
2010 : 132). Ce n’est plus l’individu face à la nature mais bien l’individu dans la
nature dont il s’agit ici. ainsi, cette « sensation de recouvrement par la matière »
(Sayeux, 2008, 101) voire par les matières engage une transformation profonde
de l’homme. Son corps bien sûr est le premier à subir ce changement, mais cette
mutation se répercute aussi sur son système de valeurs. Le surfeur appartient
à l’océan, il doit accepter d’être malmené, bousculé, plaqué au sol par celui. en
contrepartie, il aura droit à quelques secondes de descente de vague, moment
intense de vitesse, vertige, et d’excitations.
La souffrance est partie constitutive du surf. L’océan, à travers certaines descriptions recueillies, peut faire penser à une machine incontrôlable dans laquelle
le pratiquant est bousculé. Mais cela est vécu sans amertume. Bien ou mal surfer,
c’est finalement arriver à faire corps ou non avec les éléments. Si l’on se fait mal,
c’est qu’on a faussement évalué ses capacités : l’humilité est nécessaire face à un
élément naturel qui peut vous broyer. La blessure, lorsqu’elle arrive, est donc « le
prix à payer » pour les surfeurs. Pour jouer avec l’océan, il faut savoir à certains
moments « payer sa dette ». C’est le sacrifice, le don de soi pour atteindre le
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plaisir, passant par une maltraitance du corps, qui se manifeste directement dans
la chair.
nombreux sont les marquages du corps engendrés par la pratique. Loin
d’être dénigrés, ils sont signes d’appartenance à une identité collective. ils sont
preuves du sacrifice des pratiquants (Sayeux, 2008 : 90). Proche des scarifications,
ces marques disposent de fonctions similaires : « Scarification, déprimée ou en
relief, tatouage (du “tatatau” de Tahiti) et peinture consiste à faire passer sur la
face visible de la peau, à partir du symbolique social, les traces contenues dans la
face cachée (même si cet accès à la visibilité signe leur perte). » (Maertens, 1978 :
32). Ces traces corporelles servent de mémorandum au surfeur. De la surface du
corps à sa profondeur, l’océan s’inscrit dans leur anatomie. nombreuses sont les
cicatrices, tous comme les hématomes, les usures de la peau, les crevasses, les
cheveux décolorés ou les dents cassées. au bout de quelques années de pratique,
l’exostose du conduit auditif peut apparaître. L’oreille se transforme alors par le
contact régulier avec l’eau froide. La musculature se modifie, le haut du corps est
surdéveloppé par rapport au bas, donnant une forme générale du corps triangulaire. Ces modifications, pour certains pratiquants sont la preuve d’une hybridation entre un corps humain et un corps marin. Pour eux, la maladie de l’oreille
du surfeur transforme l’oreille en ouïe de poisson. Certains remarquent en hiver
une couche graisseuse qui se fixe sur le haut du corps, les renvoyant à un imaginaire d’homme-cétacés qui, grâce à cette nouvelle masse, gagnerait en flottabilité.
Ces modifications, dans l’imaginaire de nombreux surfeurs, sont la preuve d’une
nature qui pénètre profondément et matériellement le corps. Ces transformations physiques prouvent alors l’engagement du surfeur dans sa pratique, et son
degré d’immersion dans la nature.
nous avons introduit notre propos par cette affirmation : n’est surfeur que
celui qui connaît à travers son corps l’océan. nous avons dévoilé en quoi cette
connaissance passe par le corps jusqu’à le marquer profondément. Pour les pratiquants la sensation est la valeur intrinsèque du surf, s’accommodant mal de
l’éthique prescriptive fédérale. Cette valeur offre aux individus un sentiment
d’appartenance à une communauté, éphémère certes, mais partageant les mêmes
codes culturels et normes. Les règles coutumières, bien présentes, ne sont pas
pourtant pas figées dans des injonctions inébranlables. Bien au contraire, la particularité de celles-ci est leur adaptabilité à l’environnement sensible auquel appartient le surfeur. ici donc un mode alternatif proposant une autre éthique sportive,
où écouter les éléments et écouter son corps est la règle. Cette valeur sensation
propose un rapport au monde où l’entendre, le sentir, le goûter, le voir, le toucher 1
font la connaissance et l’éthique de la pratique. Le surfeur crée son univers propre
à travers sa connaissance remarquable de l’environnement naturel et corporel.
1 Le surf ne se réduit bien entendu pas aux seuls cinq sens, nous avons ici développé les
plus courants.
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