Sous la direction de
t
ISABELLE BOISCLAIR, PIERRE-LUC LANDRY
et GUILLAUME POIRIER GIRARD
QuébeQueer
Le queer dans les productions littéraires,
artistiques et médiatiques québécoises
t
Les Presses de l’Université de Montréal
Sous la direction de
Isabelle Boisclair,
Pierre-Luc Landry
et Guillaume Poirier Girard
QuébeQueer
Le queer dans les productions littéraires,
artistiques et médiatiques québécoises
Les Presses de l’Université de Montréal
Mise en pages : Yolande Martel
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec
et Bibliothèque et Archives Canada
Titre : Québequeer / Isabelle Boisclair, Guillaume Poirier Girard, Pierre-Luc Landry.
Noms : Boisclair, Isabelle, 1961- auteur. | Poirier Girard, Guillaume, 1988- auteur. |
Landry, Pierre-Luc, 1984- auteur.
Description : Comprend des références bibliographiques. | Texte en français seulement.
Identifiants : Canadiana (livre imprimé) 20190016159 | Canadiana (livre numérique)
20190016167 | ISBN 9782760640689 | ISBN 9782760640696 (PDF) | ISBN 9782760640702
(EPUB)
Vedettes-matière : RVM : Théorie queer dans la littérature. | RVM : Théorie queer dans
l’art. | RVM : Littérature québécoise—Histoire et critique. | RVM : Arts québécois—
Histoire et critique.
Classification : LCC PS8101.G45 B64 2019 | CDD C840.9/35266—dc23
Dépôt légal : 1er trimestre 2020
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
© Les Presses de l’Université de Montréal, 2020
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines
de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du
Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de
développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).
imprimé au canada
Queeriser le geste suicidaire :
penser le suicide avec Nelly Arcan
Alexandre Baril 1
Queeriser2, c’est brouiller les frontières et leur binarité. Queeriser,
c’est refuser l’assimilation et le jugement de ce qui est (a)normal. Queeriser, c’est se réapproprier, recoder, redéployer dans de
nouveaux contextes et à d’autres fins des termes, les resignifier
(Halperin, 2000 [1995] ; Scott, 2017). Contrairement à d’autres travaux qui affirment queeriser le suicide (Marsh, 2010 ; McDermott
et Roen, 2016) et qui proposent des analyses prenant comme objets
d’études les communautés queers, cet essai entend queeriser le
suicide dans un sens plus large que de seulement problématiser
le suicide des personnes queers. Queeriser le suicide dans un sens
plus global, c’est refuser l’assimilation des idéations et gestes suicidaires aux paradigmes dominants d’interprétation du suicide,
qu’ils soient d’ordre médical/psychiatrique, biopsychosocial ou
social3, et qui, au-delà de leurs divergences, aboutissent à la même
1. L’auteur tient à remercier les personnes qui ont dirigé cet ouvrage collectif
pour leur lecture attentive et leurs suggestions pertinentes. Il souhaite également
remercier A.J. Ausina-Dirtystein et Sébastien Barraud pour leurs commentaires.
2. Une des premières occurrences du verbe « queeriser » en français se trouve
dans les travaux de Bourcier (1999).
3. Le paradigme médical/psychiatrique interprète le suicide comme résultant
d’une pathologie individuelle, le paradigme social l’interprète comme résultant
d’une pathologie sociale (oppression structurelle), alors que le paradigme biopsychosocial considère à la fois des éléments biologiques, psychologiques, environnementaux et sociaux dans son interprétation de la suicidalité. Pour des détails
sur ces modèles, voir Baril (2018 ; 2019), Bayatrizi (2008), Beattie et Devitt (2015),
March (2016), Taylor (2014) et Webb (2011).
326 ◆ QuébeQueer
conclusion : le suicide est anormal et n’est jamais une bonne option.
Queeriser le suicide, c’est laisser les personnes suicidaires se réapproprier, recoder et redéployer les discours sur le suicide à partir
de leurs référents, besoins et objectifs. Queeriser le suicide, c’est
resignifier le sens négatif que lui donnent les discours dominants
pour faire émerger des récits différents. Queeriser le suicide, c’est
brouiller les frontières entre les bonnes et les mauvaises décisions
sur la mort, entre la rationalité et l’irrationalité de certains gestes,
entre les affects positifs et négatifs et contester la binarité de ces
catégories. Cet essai de philosophie politique propose de queeriser
le suicide en dialoguant notamment avec les idées que nous propose Nelly Arcan sur le suicide dans son œuvre. Penser et queeriser
le suicide avec Arcan, c’est aussi remettre en question les frontières
entre Isabelle Fortier et Nelly Arcan, entre la fiction, l’autofiction et la biographie, entre la littérature et les essais politiques,
mais aussi entre les raisons légitimes et illégitimes de vouloir
mourir et les bons et mauvais choix pour affronter la souffrance
humaine. Queeriser le suicide implique aussi une queerisation
de la méthodologie de ce texte : je mobiliserai ainsi divers écrits
de l’œuvre d’Arcan, qu’il s’agisse de ses romans (Paradis clef en
main), de ses ouvrages d’autofiction (Putain et Folle), ou encore de
ses propos dans des chroniques ou entretiens publiés, pour offrir
des réflexions critiques sur les conceptualisations dominantes
du suicide4.
Deux remarques préliminaires avant de me lancer dans cette
entreprise de queerisation du suicide : la première est que je ne
souhaite aucunement encourager le suicide et la seconde est que
je suis en faveur de certaines stratégies de prévention de celui-ci.
Néanmoins, je soutiens que les personnes suicidaires constituent
une minorité opprimée et discriminée (au même titre que les
femmes, les personnes LGBTQ, les personnes racisées, etc.).
Présente dans nos sociétés, cette oppression des personnes suici4. Je remercie les personnes ayant dirigé cet ouvrage quant aux précisions
qu’elles ont apportées concernant le fait de considérer sur le même plan des textes
autofictionnels et des discours essayistiques/épitextuels à partir d’une perspective
littéraire. Je ne présuppose pas que le « je » des textes fictionnels d’Arcan soit
équivalent à celui qu’elle déploie dans ses autofictions et ses essais. Sans confondre
ces différents registres d’énonciation, je me permets ici de mobiliser ces différents
textes traitant du suicide en vue d’enrichir la réflexion de philosophie politique
proposée.
Queeriser le geste suicidaire ◆ 327
daires que je qualifie de « suicidiste » (Baril, 2018) est de surcroît
reproduite par certain·e·s militant·e·s et théoricien·ne·s queers (et
anti-oppression en général) qui, en tenant des discours univoques
et négatifs sur le suicide, tendent à disqualifier les expériences
subjectives des personnes concernées5 (par exemple : March, 2010 ;
McDermott et Roen, 2016). Il est urgent, selon moi, de reconnaître
les oppressions sociales, culturelles, médicales/psychiatriques,
économiques et juridiques que vivent les personnes suicidaires et
surtout d’être à l’écoute de leurs voix si l’on veut être en mesure
d’établir des stratégies de prévention du suicide plus efficaces6.
Surtout, il est temps de sortir des métarécits du suicide qui, en
dépit de leur diversité, racontent tous la même histoire pathologique du suicide (que cette pathologie soit située au cœur de
l’individu comme dans le modèle médical ou dans la société
comme dans le modèle social), vu comme anormal, aberrant et,
ultimement, comme signe de l’échec le plus important d’une vie.
Queeriser le suicide, c’est ouvrir la porte à des clés d’interprétation
multiples du suicide. C’est également, dans une volonté de penser
le suicide avec Nelly Arcan, une façon de ne pas réduire la mort
d’Isabelle Fortier à une irrationalité fondée sur la maladie mentale
ou à une souffrance sociale comme l’hétérosexisme7.
5. Pour une critique ciblée de ces postures queers, voir Baril (2017 ; 2019).
6. Toutes les études quantitatives nous indiquent qu’en dépit des efforts
déployés, les taux de suicide demeurent assez stables. À ce sujet, voir Beattie et
Devitt, 2015 ; Organisation mondiale de la Santé [OMS], 2014 ; Stefan, 2016.
7. C’est le cas notamment de Taylor qui écrit : « Dans le cas d’Arcan, le désir
de mort était fort probablement produit par des pratiques oppressives fondées
sur le genre et la sexualité » (« In the case of Arcan, the desire for death was likely
produced through practices of gender and sexual oppression » ; 2014 : 20). Les
perspectives de Taylor sur le suicide ne peuvent être réduites au modèle social.
Dans des échanges personnels qu’elle me permet de citer, elle m’a parlé de réticences qu’elle avait également au sujet du modèle social au moment de l’écriture
de son article, mais qui sont peut-être moins mises en lumière dans celui-ci : « I
also felt reluctant to give any “grand narrative” of why people commit suicide, e.g.
replacing “it is always mental illness” with “it is always oppression” ». Il s’agit là
d’une nuance importante qui reflète plus sa perspective théorique complexe sur
Nelly Arcan et le suicide.Cette traduction de même que toutes les autres sont de
l’auteur. Poulin-Thibault abonde dans un sens similaire : « Cela est d’autant plus
évident que la lectrice ou le lecteur lit le suicide d’Arcan […] comme le résultat de
son mal-être face aux structures patriarcales puisque l’écrivaine s’affichait ellemême comme hyperféminisée » (2017 : 38).
328 ◆ QuébeQueer
Putain de vie, putain d’existence
La perspective d’avoir un avenir l’effrayait, lui faisait
honte, voire l’offensait. Qu’avait-il [réfère à un personnage suicidaire] fait pour naître ? Lui avait-on demandé
son avis avant de le jeter dans l’être ? La vie était une
agression, un viol fondamental. Le laisser vivre voulait
dire ne pas le soigner, lui refuser l’aide dont il avait
besoin, c’était dire non à l’amputation de ce qu’il haïssait, de ce qui le rendait si malheureux : la vie en soi, la
vie tout court (Arcan, 2009 : 106).
Il ne serait pas exagéré de dire que les thématiques de la mort et
du suicide tapissent l’œuvre entière de Nelly Arcan (Larochelle,
2015 ; Taylor, 2014). On pourrait même dire qu’en prêtant ces
paroles à ses narratrices, Isabelle Fortier avait annoncé le geste
suicidaire qu’elle accomplira par pendaison près d’une décennie
plus tard, d’abord dans Putain : « je me tuerai devant vous au bout
d’une corde, je ferai de ma mort une affiche qui se multipliera sur
les murs, je mourrai comme on meurt au théâtre, dans le fracas
des tollés » (Arcan, 2001 : 87), puis dans Folle8 : « Quand ma mort
arrivera, on lira peut-être cette lettre, on y verra une prédiction »
(Arcan, 2004a : 139). Le dernier mot que l’on retrouve d’ailleurs
dans Putain (2001) est « mort », alors que la conclusion de Folle
(2004) se compose des dernières lignes d’une lettre de suicide, deux
œuvres autofictionnelles incluant plusieurs éléments autobiographiques9. Quant au roman posthume Paradis clef en main (2009),
bien qu’il se termine sur une note d’espoir où l’héroïne affirme son
désir de vivre après un suicide manqué, cet espoir se trouve
débouté par la fin de la rédaction du roman, marquée par le suicide
de Fortier en 2009.
Contrairement aux discours dominants sur le suicide qui le
conçoivent comme un mauvais choix10, voire une aberration, que
8. Voir les passages suivants particulièrement révélateurs à ce sujet : Arcan
(2001 : 87, 89, 97, 124, 142, 144-145) et Arcan (2004a : 13-16, 112-113, 139, 143-144, 157,
202, 205).
9. Fortier, dans certains entretiens, comme avec Christiane Charrette (2001),
déclare que Putain est une « œuvre autobiographique », un « texte viscéral […] et
c’est l’affect qui amorce la réflexion ».
10. Il est parfois aussi vu comme un non-choix face à l’oppression ou un
manque d’agentivité d’un sujet dit irrationnel.
Queeriser le geste suicidaire ◆ 329
ceux-ci relèvent du modèle médical/psychiatrique, du modèle
social ou du modèle biopsychosocial, la locutrice dans le roman
d’Arcan parle plutôt de la vie en tant qu’« aberration » (Arcan, 2001 :
89). Dans ses essais comme dans ses romans, Arcan insiste sur le
caractère invisible et indescriptible du « mal de vivre »11 (Larochelle,
2015 : 33) des personnes suicidaires. Dans Putain, la narratrice
indique : « je suis malade de ne pouvoir nommer le mal que j’ai, et
vous verrez que je mourrai de ça » (Arcan, 2001 : 144). Le simple fait
de vivre, d’exister et d’en avoir conscience est la source d’une
douleur existentielle profonde chez ses personnages (Arcan, 2001 ;
2009), la vie étant décrite « dans certains cas, [comme] une maladie à soigner [par le suicide] » (Arcan, 2009 : 109). « Vouloir se tuer
par simple fait d’être en vie » (Arcan, 2009 : 32), comme le dit la
narratrice de Paradis clef en main, n’est toutefois pas un discours
intelligible selon les modèles d’interprétation du suicide en
vigueur. Ces modèles rejettent ainsi les discours des personnes
suicidaires dans le règne de l’inintelligible. La douleur de vivre
que rapportent des personnes suicidaires dans les discussions
publiques sur le sujet (Bayliss, 2016 ; BBC, 2017 ; CBC Radio, 2016 ;
Chiose, 2017 ; Maier-Clayton, 2016) ou dans les études qualitatives
(Shneidman, 1993 ; Stefan, 2016) doit avoir une cause et donc une
cure, qu’il s’agisse d’un débalancement affectif ou biochimique de
l’individu traitable à l’aide de psychothérapies ou de médicaments,
d’oppressions sociales (racisme, colonialisme, hétérosexisme,
capacitisme, etc.) résolues à l’aide de révolutions sociopolitiques,
ou de prédispositions génétiques déclenchées par des facteurs
sociaux et environnementaux traitées à l’aide de stratégies combinées. Cette douleur de vivre doit être enrayée et ne peut exister
en soi, dans sa complexité. Laisser exister ce mal-être et ses frontières floues menacerait la vie. Laisser s’exprimer cette douleur de
vivre risquerait de court-circuiter les stratégies mises en avant
dans les divers modèles de gestion du suicide dont les téléologies,
ancrées dans le biopouvoir, sont univoques : détecter, prévenir et
traiter cette douleur de vivre, peu importe les solutions proposées.
11. En entrevue, Fortier parle de « mal de vivre » et de « difficulté de vivre »
qui persistent en elle malgré une certaine dimension cathartique de l’écriture
(Larochelle, 2015 : 33). Dans son œuvre d’autofiction Putain, la narratrice évoque
aussi au « mal de vivre » (2001 : 47), « un mal qu’on s’efforce de ne pas nommer »
(2001 : 99).
330 ◆ QuébeQueer
Ces solutions vont même jusqu’à l’incarcération forcée (cellule
d’isolement et institutionnalisation psychiatrique), la médication
imposée et le retrait du privilège de consentir ou non à des traitements (Stefan, 2016 ; Szasz, 1999). Alors que ces pratiques sont
considérées comme violentes par les personnes se réclamant de
perspectives « mad »12 (Burstow, 2015 ; Burstow, LeFrançois et
Diamond, 2014 ; LeFrançois, Menzies et Reaume, 2013), les divers·es
chercheur·euse·s et intervenant·e·s les voient comme des interventions nécessaires pour les personnes suicidaires.
Aucun autre récit que ces récits dominants n’est accepté et
acceptable sur le suicide. Si laisser mourir ces personnes suicidaires en paix de manière individuelle est une solution acceptable
pour quelques rares auteur·e·s (Stefan, 2016 ; Szasz, 1999), aucun·e
à ce jour n’a proposé de soutenir ces personnes dans leurs démarches pour un suicide assisté dans une optique anti-oppression
queer et anticapacitiste13. Queeriser le suicide, c’est ainsi accepter
qu’il existe de multiples acceptions de ce qui constitue une vie
vivable, une mort acceptable et plusieurs significations entourant
les idéations et gestes suicidaires. Néanmoins, à l’instar de l’hétérosexualité qui, dans un cadre hétéronormatif, est la seule option
considérée comme saine, normale, valable, légitime, délégitimant
du même coup les identités, vies et discours des communautés
LGBTQ, le désir de rester en vie, par opposition au suicide, est la
seule option considérée comme saine, normale, valable, légitime
dans un cadre biopolitique qui repose sur une injonction à la vie
et à la futurité (Baril, 2017), délégitimant du même coup les identités, vies et discours des personnes suicidaires. Arcan/Fortier,
dans son œuvre, a tenté de dégager, pour reprendre son terme, la
« complexité » (Arcan, 2004b ; 2008) entourant les gestes suicidaires, pour aller au-delà de cette conception univoque, homogène
et négative du suicide – une approche qui relève selon moi d’une
12. Les perspectives mad relèvent des mad studies qui, à la manière des études
queers, ont resignifié la notion de « folie » (madness), en ont fait un vecteur d’affirmation positive et de revendications politiques.
13. Scott (2017) est l’un·e des rares auteur·e·s à envisager le potentiel queer
dans l’œuvre d’Arcan. Elle montre comment le défaitisme, les affects négatifs et
la pulsion de mort chez Arcan rompent avec l’injonction au bonheur et la temporalité hétérosexuelle fondée sur la famille, la reproduction et la futurité, la situant
ainsi dans une perspective queer antisociale et antirelationnelle. Scott ne théorise
toutefois pas le suicide de Fortier dans son analyse.
Queeriser le geste suicidaire ◆ 331
queerisation du suicide14. Bien qu’il soit peu visible dans l’espace
public et dans les mouvements ou champs d’études anti-oppression, le groupe des personnes suicidaires, comme groupe opprimé,
existe. Son invisibilité s’explique notamment par le fait que plusieurs des personnes suicidaires ne s’expriment pas publiquement,
par peur d’être empêchées d’accomplir leur suicide et des conséquences négatives d’une telle prise de parole (Baril, 2018 ; 2019). S’il
est vrai, comme le rappelle la narratrice de Paradis clef en main,
que certaines personnes suicidaires ne se préoccupent que de leur
sort et tendent à poursuivre leur chemin en solo (Arcan, 2009 : 18),
le testament littéraire et politique qu’Arcan nous lègue atteste une
autre approche. En effet, son œuvre fictive et non fictive témoigne
d’un fort intérêt à théoriser les discours, espoirs et revendications
des personnes suicidaires. Dans la chronique citée ci-dessous, elle
soutient que seules les personnes suicidaires devraient avoir le
dernier mot sur la possibilité de vivre ou de mourir :
Si tout le monde consent à dire que le suicide est une terrible tragédie
[…] personne ne peut se résoudre à admettre que la vie de chacun
appartient de droit à l’État, ou encore à la famille, encore moins aux
amis. La vie est propre à celui qui la vit. Et s’il est vrai que le suicide
est un lègue [sic] terrible qu’il faut absolument prévenir, c’est aussi
vrai que ne pas faire souffrir son entourage ne peut constituer, du
moins à long terme, une raison suffisante pour vivre (Arcan, 2008)15.
En fonction d’une injonction à la vie et à la futurité qui sous-tend
les modèles d’interprétation du suicide et leurs modes d’intervention, les discours des personnes suicidaires, comme ceux d’Arcan/
Fortier sur la putain de vie et la putain d’existence, restent inaudibles. Comme l’écrit Arcan dans Folle, « les gens sains le sont trop
pour concevoir qu’on puisse planifier sa mort » (2004a : 14). Lorsqu’ils ne sont pas délégitimés par les discours paternalistes tenus
par les mouvements ou études anti-oppression stipulant qu’une
solution individuelle comme le suicide ne peut constituer une
14. Halperin soutient que le queer se définit dans son rapport d’opposition à
ce qui est considéré comme normal et légitime (2000 [1995] : 75). S’opposer aux
visions normales du suicide peut être vu comme une queerisation du suicide.
15. Cet argument est similaire à un passage de Paradis clef en main (2009 :
17-18). En entretien, Fortier indique qu’un des objectifs principaux derrière ce
roman était de se poser la question : « À qui appartient notre vie ? Est-ce que l’on
peut en disposer comme on veut ? » (Larochelle, 2015 : 33).
332 ◆ QuébeQueer
réponse face à la violence et aux problèmes sociaux, les discours
des personnes suicidaires sont considérés comme irrationnels. Si
Isabelle Fortier était folle de vivre selon sa perspective située, elle
a surtout été, selon les interprétations dominantes du suicide, folle
de mourir comme elle l’a fait.
Folle de vivre, folle de mourir
L’un des problèmes, c’est peut-être que l’on croit avoir
tout compris [par rapport au suicide]. Car ce comportement des plus angoissants est d’une telle complexité
qu’il nous échappe encore (Arcan, 2008).
Comme la citation en exergue le montre, une des limites importantes des travaux en suicidologie est la présomption que l’on
possède déjà des explications valables (et donc de bonnes solutions) à propos du suicide. Qu’elles attribuent des causes biologiques, biopsychosociales ou sociales au suicide, ces explications
ne laissent que peu, voire pas d’espace aux discours des personnes
suicidaires. Comme le montre Webb, le premier chercheur en
suicidologie ayant déclaré avoir eu un passé suicidaire, les modèles
d’interprétation du suicide et d’intervention dominants sont
contre-productifs :
Dans le contexte actuel de peur, d’ignorance et de préjugés, parler
de ses sentiments suicidaires crée un risque réel d’être jugé·e,
enfermé·e et médicamenté·e. Les personnes suicidaires savent cela
et, comme la plupart des gens, feront leur possible pour éviter que ça
leur arrive. Nous cachons nos sentiments aux autres, adoptons la
clandestinité. Et le cycle meurtrier du silence, des tabous et des
préjugés est renforcé. […] Il existe une faille fondamentale au cœur
de la pensée contemporaine sur le suicide, à savoir l’incapacité de
comprendre la suicidalité telle qu’elle est vécue [je souligne] par les
personnes qui en font l’expérience16 (2011 : 5).
16. « In the current environment of fear, ignorance and prejudice, talking
about your suicidal feelings runs the very real risk of finding yourself being judged,
locked up and drugged. Suicidal people know this and, like most people, will do
their best to prevent it happening to them. We hide our feelings from others, go
underground. And the deadly cycle of silence, taboo and prejudice is reinforced
[…] There is a fundamental flaw at the core of contemporary thinking about suicide ; which is the failure to understand suicidality as it is lived by those who
experience it ».
Queeriser le geste suicidaire ◆ 333
Je soutiens que cette résistance à écouter et à respecter le point
de vue des personnes suicidaires repose sur une forme de capacitisme mental (mentalism/sanism17), c’est-à-dire une forme de
discrimination envers les personnes ayant des handicaps mentaux, psychologiques ou émotifs (Baril, 2017 ; 2018). Au regard
de diktats capacitistes, les personnes suicidaires sont jugées
irrationnelles et inaptes au consentement à mourir. Comme le
mentionne Bayliss (2016), les personnes suicidaires se retrouvent
dans une situation perdante ou de « catch-22 », pour reprendre
son expression : « Je ne veux pas vivre, mais le fait même de ne
pas vouloir vivre signifie qu’il m’est impossible de consentir à
mourir »18. Certaines recherches en sciences de la santé, comme
celles de Hewitt (2010 ; 2013), commencent à critiquer cette forme
de délégitimation de l’autonomie, de l’agentivité et de la capacité
à prendre des décisions des personnes ayant des problèmes de
santé mentale. Hewitt distingue l’irrationalité temporaire, qui
survient épisodiquement chez les personnes ayant des troubles de
santé mentale, de l’irrationalité permanente (par exemple, à un
stade avancé de la maladie d’Alzheimer) (2013). Si les personnes
suicidaires peuvent vivre des épisodes d’irrationalité temporaires
durant lesquels il serait dangereux d’autoriser le suicide, il en est
autrement pour les désirs de mort qu’elles manifestent sur de très
longues périodes. Autrement dit, il est problématique de délégitimer les désirs de mort soutenus des personnes suicidaires sous
prétexte qu’elles sont irrationnelles, car elles ne vivent pas une
forme d’irrationalité permanente. D’ailleurs, cette conception de
la personne suicidaire comme irrationnelle, impulsive et « folle »
est récente dans l’histoire.
En effet, les actes suicidaires ont historiquement été pensés
comme des actions que chaque personne pouvait effectuer ; ils ont
été interprétés comme des péchés, puis des crimes. Ce n’est que
vers le 19e siècle que la personnalité suicidaire est vue depuis une
lorgnette pathologique (Bayatrizi, 2008 ; Corriveau et al., 2016 ;
Taylor, 2014). Cette saisie médicale des personnes suicidaires leur
17. Sur le sanism, voir Burstow, LeFrançois et Diamond (2014), LeFrançois,
Menzies et Reaume (2013).
18. « I don’t want to live, but the very fact that I don’t want to live means I can’t
possibly consent to die ».
334 ◆ QuébeQueer
a enlevé toute agentivité et toute autonomie décisionnelle (Bayatrizi, 2008 : 97). Bayatrizi demande : « Avons-nous peur de la personne qui dit non à la société et à la vie19 ? » (2008 : 121). Si Bayatrizi
ne répond pas explicitement à cette question rhétorique, ma
réponse est oui. Les personnes suicidaires sont réduites au silence
par cette peur sociale, fondée sur une injonction à la vie et à la
futurité et sur des principes capacitistes. D’une part, les personnes
suicidaires voulant parvenir à leur(s) fin(s) doivent rester silencieuses ; manifester leur désir ferait échouer leur plan, en raison
d’une pléthore de mesures de sécurité cherchant à prévenir leur
suicide. Arcan parle d’ailleurs de ces mesures de sécurité dans ses
chroniques (Arcan, 2004b ; 2008), ses œuvres fictives (Arcan, 2009)
et ses autofictions (Arcan, 2004a). D’autre part, lorsque les personnes suicidaires s’expriment, leur désir de mourir est jugé
irrationnel et illégitime et doit à ce titre faire l’objet d’une éradication. Autrement dit, le désir de mourir n’accède pas au domaine
du pensable, du dicible et du faisable, il ne peut pas être entendu
en lui-même, il peut seulement l’être dans une logique préventive.
Découlant de ce capacitisme mental, le suicide est souvent
perçu comme un geste irréfléchi, irrationnel et impulsif (Beattie
et Devitt, 2015 ; Corriveau et al., 2016 ; Hewitt, 2010, 2013 ; Szasz,
1999). Pourtant, en réitérant dans chacune de ses œuvres de fiction,
d’autofiction et dans certaines chroniques ses idées sur le suicide,
Arcan/Fortier montre bien que ses idéations suicidaires et celles
de ses personnages sont loin d’être irréfléchies, irrationnelles et
impulsives. La missive de suicide que constitue Folle (Arcan,
2004a : 205) mentionne d’ailleurs que l’écriture de la lettre s’est
échelonnée sur un mois, laissant amplement le temps à la narratrice/Isabelle Fortier de penser aux conséquences de son choix.
En revenant constamment sur le suicide dans son œuvre, Arcan/
Fortier démontre la persistance de son désir de mort. Une lecture
anticapacitiste du suicide, qui ne réduirait pas les sujets suicidaires à des victimes de troubles mentaux incapables de prendre
des décisions sur leur mort, ainsi qu’une lecture queer du suicide,
qui resignifierait le caractère anormal, déviant et inintelligible des
gestes suicidaires, permettent de renouveler les modèles d’interprétation du suicide et d’intervention, dans lesquels les discours
19. « Are we afraid of the one who says no to society and to life ? »
Queeriser le geste suicidaire ◆ 335
suicidaires ne sont pas délégitimés. Une interprétation anticapacitiste/crip et queer du suicide invite plutôt à se laisser interpeller
par ces discours et les valeurs qu’ils portent.
Paradis clef en main ou l’aide médicale à mourir pour
les personnes suicidaires
S’il y a un sujet qu’il faut aborder avec une bonne épaisseur
de gants blancs, tenu en laisse par une rectitude politique
indécrottable, c’est bien le suicide. Quelque chose à voir
avec une aura de contagion (Arcan, 2008).
Arcan a raison de dire que le sujet du suicide est difficile à aborder
et qu’il fait émerger des débats publics houleux, comme cela a été
le cas au Canada avec les discussions sur le suicide et le suicide
assisté suivant l’adoption du projet de loi C-14 concernant la
décriminalisation de l’aide médicale à mourir en 2016. Dans sa
formulation actuelle, la loi vise à fournir une aide médicale à
mourir aux personnes dont la « mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible » (Gouvernement du Canada, 2016), y compris
aux personnes handicapées et psychiatrisées ; elle demeure interdite aux « personnes atteintes uniquement d’une maladie mentale », incluant les personnes suicidaires voulant mourir en raison
de leur souffrance mentale, psychologique ou émotive, comme
Isabelle Fortier ou Adam Maier-Clayton20.
Cette loi et d’autres similaires21 représentent un double affront
envers les personnes handicapées22. D’une part, en fonction de
diktats âgistes, capacitistes, néolibéraux et productivistes, ces
lois légitiment le suicide assisté pour des sujets construits comme
« abjects », notamment les personnes âgées, malades ou handicapées physiquement. Conformément aux régimes d’intelligibilité
dominants, il semble normal que ces personnes veuillent mourir
et qu’elles aient accès à une aide pour le faire. D’autre part, en fonction des mêmes diktats, ces lois considèrent comme irrationnelles
20. Adam Maier-Clayton a revendiqué publiquement l’inclusion des personnes
suicidaires dans la loi sur l’aide médicale à mourir, en vain. Il s’est donné la mort
seul (BBC, 2017 ; Chiose, 2017 ; Maier-Clayton, 2016).
21. Voir les travaux de Stefan (2016) sur les lois à l’échelle internationale
concernant le suicide assisté.
22. Je développe les réflexions suivantes en détail dans Baril (2017 ; 2018).
336 ◆ QuébeQueer
les personnes suicidaires et délégitiment leurs voix. Il serait anathématique d’aider à mourir une personne jeune, non handicapée
ou malade physiquement et ayant un futur prometteur. Bref, ces
lois reposent sur une double forme de capacitisme. D’un côté, les
personnes handicapées et malades physiquement ont le droit de
mettre fin à leurs jours à partir de la présomption d’une qualité
de vie réduite. De l’autre, les personnes suicidaires vivant avec
des handicaps émotifs ou psychologiques à la source de leur
désir de mort demeurent inaudibles en raison d’un capacitisme
mental. En plus d’être inhumaine, cette exclusion capacitiste des
personnes suicidaires de l’aide médicale à mourir est motivée
par des idéologies injustifiées et injustifiables, telles que l’injonction à la vie et à la futurité23. Arcan évoque d’ailleurs ce qu’il y a
d’inhumain à forcer des gens à vivre au-delà de leur volonté ou de
leur capacité à le faire. La narratrice de Folle écrit : « Si je faisais
partie de n’importe quelle autre espèce animale, il y a longtemps
qu’on m’aurait laissé crever tranquille, les animaux ont parfois
plus de cœur que les hommes, ils ne trouvent pas de remède pour
ressusciter leurs morts » (Arcan, 2004a : 39).
À partir d’une approche anticapacitiste/crip et queer du suicide, de même qu’une approche fondée sur la compassion et la
réduction des méfaits (Baril, 2017), mon objectif ne consiste pas à
rendre la loi sur l’aide médicale à mourir plus inclusive, mais de
proposer un projet aux fondements différents. Je suggère un renversement des lois actuelles. Je postule que les personnes qui
devraient être prioritairement ciblées pour recevoir une aide
médicale à mourir sont les personnes qui veulent mourir, telles les
personnes suicidaires, indépendamment de leur condition physique ou de l’imminence de leur mort naturelle. Je répète qu’il ne
s’agit pas de faire l’apologie du suicide par sa vision romancée, au
contraire. Je crois qu’un changement des lois et politiques permettrait de réduire le contrôle et la surveillance exercés sur les personnes suicidaires et leur permettrait de s’exprimer, facilitant
l’intervention pour sauver plus de vies, tout en accompagnant les
23. Injonction à laquelle on pourrait ajouter l’injonction au bonheur dont
parle Ahmed (2010) ou Cvetkovitch (2012) dans leurs analyses des affects négatifs.
Arcan aborde celle-ci lorsque la narratrice de Folle écrit : « Très tôt j’ai compris
que, dans la vie, il fallait être heureux ; depuis, je vis sous pression » (2004a : 145).
Queeriser le geste suicidaire ◆ 337
personnes déterminées à mourir dans un processus de suicide
assisté. Si on peut lire Paradis clef en main (2009) comme une
critique du suicide assisté, ce roman peut aussi être interprété
comme un plaidoyer en faveur du suicide assisté et une critique
de l’industrie illicite du suicide assisté que produit la criminalisation (in)directe du suicide. Comme Fortier le rappelle, la criminalisation, l’interdiction et la stigmatisation de certains phénomènes
(usage de drogues, travail du sexe, suicide, etc.) ne sont pas des
solutions aux problèmes sociaux :
Mais aborder un problème en interdisant ce problème, en plaçant le
« bonbon » hors de portée, derrière des barrières, est la meilleure
façon de ne pas l’aborder. Les suicidaires empêchés de sauter du pont
Jacques-Cartier vont aller sauter ailleurs, c’est tout. En posant ces
barrières, on agit comme devant les prostituées et les commerces de
babioles érotiques : on leur désigne un quartier, on les repousse
seulement un peu plus loin, hors de la vue (Arcan, 2004b).
Selon les modèles d’interprétation du suicide et des stratégies
de prévention en place, il n’existe pas d’espaces sûrs pour les
personnes suicidaires pour exprimer leur désir de mourir (Baril,
2017 ; Stefan, 2016 ; Webb, 2011). La mise en place de formes de
soutien au suicide aurait le potentiel de créer des espaces sûrs.
C’est par des discussions franches sur le suicide dans ces espaces
et processus d’accompagnement qu’il serait possible de prévenir
certains suicides en permettant aux personnes suicidaires de
parler, car comme le montrent les recherches, malgré les campagnes de prévention et les efforts déployés pour inviter les personnes suicidaires à parler, celles-ci continuent de se suicider en
silence (Beattie and Devitt 2015 ; OMS, 2014 ; Stefan, 2016 ; Szasz,
1999). Je suggère donc une approche fondée sur la compassion et
l’imputabilité envers les personnes suicidaires, visant à adopter
des « approches de prévention non coercitives » (Szasz, 1999), tout
en accompagnant dans une mort assistée les personnes ayant
un désir de mourir continu et qui auraient pris leur décision de
manière éclairée.
J’émets également l’hypothèse qu’une telle approche pourrait
sauver plus de vies que les stratégies de prévention actuelles24.
24. Webb (2011) et Werth (1998) évoquent cette possibilité à partir d’approches
différentes de la mienne.
338 ◆ QuébeQueer
Dans les rares pays fournissant notamment une aide médicale à
mourir aux personnes suicidaires dont les demandes se fondent
sur des souffrances émotives (Stefan 2016 ; The Economist, 2015),
plusieurs personnes changent d’idée au fil du processus ; cela leur
permet de discuter avec leurs proches et des professionnel·le.s de
leurs idéations suicidaires, leur évitant ainsi de se tapir dans le
silence et de se suicider sans avoir envisagé toutes les avenues
possibles. En d’autres termes, l’accès au suicide assisté pourrait
avoir des effets préventifs, comme le montre le cas d’Emily, cette
jeune Belge ayant reçu l’autorisation d’une mort assistée au vu
de ses souffrances psychologiques, et qui a choisi la vie durant la
préparation de sa mort. Quand un journaliste lui demande ce qui
se serait produit si ce processus n’avait pas été offert, elle dit :
« Sans l’option de l’euthanasie, des années de souffrance auraient
été exacerbées et conclues par une mort horrible et esseulée. Je
me serais tuée » 25 (The Economist, 2015). La narratrice de Folle
insiste d’ailleurs sur le fait que c’est la possibilité réelle de mourir
qui l’a gardée en vie : « C’est la mort fixée au jour de mes trente
ans qui m’a tenue, au fond, en vie si longtemps »26 (Arcan, 2004a :
202). N’est-il pas aussi possible de lire le dernier roman d’Arcan
dans le sillon de cette idée voulant qu’un accès au suicide assisté
puisse donner lieu à un processus transformateur dans lequel
certaines personnes reprennent le goût de vivre ? L’héroïne de
Paradis clef en main mentionne à plusieurs reprises comment
le processus de suicide assisté l’a conduite à embrasser la vie
(Arcan, 2009).
L’approche proposée ici aurait peut-être l’avantage de sauver
davantage de vies, mais la queerisation du suicide n’a pas pour but
de sauver toutes les vies, particulièrement celles des personnes qui
ne veulent pas « être sauvées ». Si, comme Arcan (2008) le défend,
on doit travailler à prévenir les suicides qui pourraient l’être, on ne
peut pas exiger d’une personne qu’elle reste en vie pour faire plaisir
aux autres, encore moins parce qu’au nom d’une injonction à la
vie et à la futurité, les personnes non suicidaires pensent qu’elles
25. « Without the option of euthanasia, years of suffering would have been
compounded by a gruesome, lonely death. I would have killed myself ».
26. L’écriture d’une lettre de suicide sur plusieurs semaines pourrait avoir un
effet similaire chez certaines personnes suicidaires, comme Arcan le décrit dans
Folle (2004a). À ce sujet, voir Calderón (2017).
Queeriser le geste suicidaire ◆ 339
savent mieux que les personnes suicidaires ce qui est bon ou mauvais pour elles. Lorsque Bayliss a exprimé son désir de mourir à The
Current (CBC Radio, 2016), il était désolant de voir les psychologues,
sociologues et autres « logues » de tout acabit se prononcer comme
« expert·e·s » sur le sort devant lui être réservé. Si la queerisation du
suicide peut s’effectuer par l’entremise de plusieurs réinterprétations et resignifications des idéations et gestes suicidaires, elle ne
peut être faite, selon moi, sans d’abord prêter attention aux propos
des premières personnes concernées. Queeriser le suicide, c’est
parier que les personnes suicidaires et leurs discours « abjects »
ont peut-être davantage à nous apprendre sur le suicide et les
modèles d’intervention que les discours et modèles actuels. Dans
ce contexte, je laisse la parole, pour conclure, à Arcan qui écrit
que « [s]i on en veut aux gens qui se suicident, c’est parce qu’ils
ont toujours le dernier mot » (2004a : 14).
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340 ◆ QuébeQueer
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table des matières
Avant-propos. La pensée queer
7
Isabelle Boisclair, Pierre-Luc Landry
et Guillaume Poirier Girard
[INTER MÈDE]
[sans titre]
33
Charline Bataille
CORPS ET AFFECTS
L’enfant mascara et le double mouvement de la honte sous le
manteau du camp
37
Nicole Côté
Prendre parole : bégaiements queer dans Mouthquake
de Daniel Allen Cox
53
Domenico A. Beneventi
Souffrance et résistance : l’art queer de la dépression
69
Marie Darsigny
Politique de l’inceste. Les colères de Pattie O’Green
dans Mettre la hache
87
Isabelle Boisclair
[INTER MÈDE]
Qui de nous toutes inspire(nt) les autres
MP Boisvert
105
MODES DE VIE
Queues théorie, ou le « suçage » comme mode de vie
117
Loïc Bourdeau
« Fourre-moi jusqu’à ce que j’oublie que j’existe » :
subjectivité queer et usages ascétiques de l’abjection
135
Étienne Bergeron
« Assister, informer, défendre ». Le Virulent (1986-1989 ?),
bulletin du Comité Sida Aide Montréal (C-SAM)
et outil de lutte contre le VIH et le sida
153
Nicholas Giguère
[INTER MÈDE]
Mon profil sur OkCupid
171
Lora Zepam
ESPACES ET TEMPORALITÉS
Subjectivités lesbiennes queer et hétérotopies
dans Les nuits de l’Undergound de Marie-Claire Blais
179
Guillaume Poirier Girard
Géographie queer d’un Montréal exalté. Urbanité trans
et (en)jeux de frontières dans Fierce Femmes and
Notorious Liars de Kai Cheng Thom
197
Roxane Nadeau
Jouer le village de deux façons. With Bated Breath et
Faire des enfants
211
Robert Schwartzwald
Autonomie hétéronormative et auto-hétéronomie
queer. Espace et socialité dans Ourse bleue de Virginia
Pésémapéo Bordeleau
229
Zishad Lak
« Fuck l’enfant ». Le temps queer et québécois au féminin
247
Corrie Scott
[INTER MÈDE]
Les Rois-marges
Alex Noël
261
BIOPOLITIQUE
Hosanna, l’art queer du « flop »
271
Jorge Calderón
I pour intersex(ué)e, incorporation et imaginaire
289
Maude Lafleur
FAT + QUEER : réflexions sur l’intersection entre
la grosseur et l’identité queer
305
Pierre-Luc Landry
Queeriser le geste suicidaire : penser le suicide avec
Nelly Arcan
325
Alexandre Baril
[INTER MÈDE]
Ne tolérez pas le transmédicalisme
343
Sophie Labelle
PRÉSENTER/REPRÉSENTER
Une histoire de blackface
347
Marilou Craft
Pratiques scéniques queers chez projets hybris :
échecs et utopies, en fragments
363
Marie-Claude Garneau
À la recherche de « quelque chose qui échappe,
qui se déplace et se recompose en glissant »
ou comment est né mon goût pour la science-fiction
379
Sylvie Bérard
[INTER MÈDE]
[sans titre]
Tiger Opal
397
CULTURE POP
Dépasser les stéréotypes et le conformisme. Queeriser
les représentations LGBT* à la télévision québécoise
401
Tara Chanady
Juste humoriste
419
Joyce Baker
Identités de position queer dans la musique populaire
au Québec
437
Stéphane Girard
Céline, es-tu queer ?
457
Thomas Leblanc
Xavier Dolan : queer ou coincé ?
475
Florian Grandena et Pascal Gagné
Les collaborateur·trice·s
491
Dans la collection
nouvelles études québécoises
Titres parus aux Presses de l’Université de Montréal
Manon Auger, Les journaux intimes et personnels au Québec. Poétique d’un
genre littéraire incertain
Chantal Bouchard, Méchante langue. La légitimité linguistique du français
parlé au Québec
Karine Cellard, Leçons de littérature. Un siècle de manuels scolaires au Québec
Karine Cellard et Martine-Emmanuelle Lapointe, Transmission et héritages
de la littérature québécoise
Sophie Dubois, Refus global. Histoire d’une réception partielle
Hervé Guay, L’éveil culturel. Théâtre et presse à Montréal, 1898-1914
Martin Jalbert, Le sursis littéraire. Politique de Gauvreau, Miron, Aquin
Daniel Laforest, L’âge de plastique. Lire la ville contemporaine au Québec
Sous la direction de Karim Larose et Frédéric Rondeau, La contre-culture au
Québec
Adrien Rannaud, De l’amour et de l’audace. Femmes et roman au Québec dans
les années 1930
Frédéric Rondeau, Le manque en partage. La poésie de Michel Beaulieu et
Gilbert Langevin
Lori Saint-Martin, Au-delà du nom. La question du père dans la littérature
québécoise actuelle
Nathalie Watteyne (dir.), Le centenaire d’Anne Hébert. Approches critiques
Titres parus chez Fides
Frédérique Bernier, Les essais de Jacques Brault. De seuils en effacements
Antoine Boisclair, L’École du regard. Poésie et peinture chez Saint-Denys
Garneau, Roland Giguère et Robert Melançon
Chantal Bouchard, La langue et le nombril. Une histoire sociolinguistique du
Québec
Pascal Brissette, Nelligan dans tous ses états. Un mythe national
Micheline Cambron, Le journal Le Canadien. Littérature, espace public et
utopie, 1836-1845
Daniel Chartier, L’émergence des classiques. La rédemption de la littérature
québécoise des années 1930
Nicole Deschamps et Jean Cléo Godin, Livres et pays d’Alain Grandbois
Sous la direction de Carla Fratta et Élisabeth Nardout-Lafarge, Italies imaginaires du Québec
Rainier Grutman, Des langues qui résonnent. L’ hétéroliguisme au xixe siècle
québécois
André Lamontagne, Le roman québécois contemporain. Les voix sous les mots
Gilles Lapointe, L’envol des signes. Borduas et ses lettres
Martine-Emmanuelle Lapointe, Emblèmes d’une littérature. Le Libraire,
Prochain épisode et L’avalée des avalés
Sous la direction de Benoît Melançon et Pierre Popovic, Saint-Denys Garneau
et La Relève
Ginette Michaud, L’autre Ferron
Élisabeth Nardout-Lafarge, Réjean Ducharme. Une poétique du débris
Jean-Christian Pleau, La Révolution québécoise. Hubert Aquin et Gaston Miron
au tournant des années soixante
Pamela V. Sing, Villages imaginaires. Édouard Montpetit, Jacques Ferron et
Jacques Poulin
Christine Tellier, Jeunesse et poésie. De l’Ordre du Bon Temps aux Éditions de
l’Hexagone
Agnès Whitfield, Le métier du double. Portraits de traducteurs et traductrices
littéraires
NOUVELLES
´
ETUDES
´ ´
QUEBECOISES
Une collection qui
témoigne des nouvelles
voies de la recherche
en études québécoises.
Isabelle Boisclair est professeure titulaire d’études littéraires et culturelles à de l’Université de Sherbrooke.
Pierre-Luc Landry est auteur, directeur littéraire aux éditions Triptyque
et professeur adjoint au Département de français de l’Université de
Victoria, en Colombie-Britannique.
Guillaume Poirier Girard a été chargé de cours à Simon Fraser
University et à l’Université de Sherbrooke, où il termine un doctorat en
études littéraires et culturelles.
44,95 $t40 e
Couverture : © Virginie Jourdain, L’avant-propos, aquarelle, .
Disponible en version numérique
www.pum.umontreal.ca
ISBN ----
t
E
n plus d’offrir un portrait des productions culturelles
queer au Québec tant francophones qu’anglophones,
dont certaines autochtones, cet ouvrage s’attarde à révéler
le caractère queer de celles qui ne le sont pas de facto. Il se
présente comme un manuel de référence sur le sujet, avec
des essais critiques – qui portent autant sur la littérature et le
monde du spectacle que sur les arts médiatiques ou la presse
gay – et des textes expérimentaux – fictions, dessins, récits
autobiographiques.
Plus de œuvres de fiction publiées entre et y
sont analysées sous différents aspects, avec des méthodologies
diverses, mais toujours sous l’éclairage queer (un terme à
la nature instable, paradoxale, que calque la forme éclatée
de l’ouvrage). Du polyamour à l’inceste, en passant par le
racisme, l’urbanité, le suicide, le non-désir d’enfant, l’alimentation ou les processus de production, le queer met en scène
des personnages hétéros ou homosexuels, intersexués, cis,
trans, travailleur·euse·s du sexe, gros et plusieurs autres…
Cette juxtaposition d’états, de genres, de thèmes, de formes
et de pratiques constitue l’une des forces de ce livre qui intéressera bien sûr un lectorat d’intellectuel·le·s et de personnes
issues des communautés LGBTQIAS+, mais pas seulement. Il
deviendra, sans nul doute, une ressource indispensable pour
l’enseignement de nouvelles perspectives dans le cadre des
sciences humaines et sociales.