LA FÊTE PUBLIQUE DE LA LAUATIO DE MAGNA MATER
À CARTHAGE D’APRÈS AUGUSTIN ( DE CIUITATE DEI, II, 4)
Ridha kaabia(1)
D’origine anatolienne, le culte de Magna Mater fut introduit à Rome à la
in du IIIème siècle av. J.-C. Intégré dans les religions romaines, il a connu
différentes phases de réformes sous l’Empire(2). L’appellation oficielle de
la déesse est Mater Magna Idaea Deum, mais elle est aussi qualiiée de
plusieurs autres noms dans les sources littéraires comme Cybèle, le plus
fréquemment adopté, Phrygia mater ou Berecyntia. Ce sont des noms
employés par des auteurs latins qui rappellent son pays d’origine(3) alors
que le culte fait déjà partie des sacra romanorum.
Introduit en Afrique depuis l’époque lavienne, diffusé pendant la
période antonine, le culte de Magna Mater a connu un véritable essor sous
la dynastie sévérienne. La religion de Cybèle compte plusieurs documents
(1) Unité de recherche Anthropologie, Territoires, Savoirs et Perspectives au
Maghreb, en Afrique et en Méditerranée (AnTe SaPer UR-6-E. S.-11). Faculté
des Lettres et des Sciences Humaines-Université de Sousse. Je remercie Claire
Sotinel, Professeur d’histoire romaine à l’Université de Paris-Est Créteil, pour sa
lecture minutieuse, ses remarques judicieuses et ses conseils perspicaces.
(2) Sur l’introduction du culte de la Mère des dieux à Rome voir H. Graillot,
Le culte de Cybèle, Paris. 1912, p. 25-69 ; M. J. vermaSern, Cultus Cybelae
Attidisque, vol. IV, Brill, Leyden 1977 ; R. turCan, Les cultes orientaux dans le
monde romain, Paris, les Belles Lettres, 1992, 42-49 ; Ph. borGeaud, La Mère
des Dieux. De Cybèle à la Vierge Marie, Paris, Seuil, 1996, p. 98-107. Après la
restauration d’Auguste, les premières réformes du culte de Magna Mater connues
datent de l’époque de Claude. Une autre phase de réformes est à placer vers la in
du règne d’Antonin le Pieux. Le calendrier dit de Philoculus, qui concerne l’année
354, présente le scénario complet et déinitif du cycle liturgique métrôaque.
Cf D. fiSChWiCk, « The Cannophori and the March Festiva of Magna Mater »,
American Philological Association, vol., 97, 1966, p. 193; Ph. borGeaud, Le culte
de Cybèle…, op. cit., p. 131-135.
(3) Voir Ch. Guittard, « The Name of Cybele in Latin Poetry and Literature:
Cybela, Cybebe or Cybele/Cybelle? » Demeter, Isis, Vesta and Cybele, ed. by A.
Matrocinque and C. Ciuffrè Scibona, Studies in Greek and Roman Religion in
Honour of Giulia Sfameni Gasparro, Stuttgart, 2012, p. 212-220.
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Le cérémonial dans les sphères politiques & religieuses à travers les âges
qui attestent de l’importance de sa diffusion et de sa permanence durant
plusieurs siècles dans les provinces africaines(4). C’est notamment
parmi l’élite municipale que ce culte a trouvé un succès indéniable. La
permanence de la vie municipale notamment dans les grandes villes sous
l’empire tardif, à Carthage en l’occurrence, explique dans une large mesure
la continuité du fonctionnement du culte de Cybèle organiquement lié à
l’idéal de la cité.
Au début du cinquième siècle, Augustin, dans une perspective polémique
contre le paganisme, rapproche la déesse de Bérécynthine de la déesse
Carthaginoise Caelestis(5) et décrit une fête du cycle rituel métroâque, la
lauatio. L’évêque d’Hippone se veut un témoin oculaire de la vitalité de
ce culte en puisant dans ses souvenirs du temps où il était étudiant dans
la métropole africaine et assistait à des cérémonies religieuses et festives
du culte de Magna Mater au début des années 370, précisément entre 370
et 372. Dans la rédaction de son pamphlet contre le paganisme environ
quarante ans plus tard(6), l’auteur, devenu homme de l’Eglise, fait retour sur
quelques souvenirs de jeunesse.
(4) Sur l’introduction, la diffusion et la chronologie du culte de la Mère des dieux
dans les provinces romaines d’Afrique voir H. PaviS- d’eSCuraC, « La Magna
Mater en Afrique », BAA, 6, 1975-76, p. 223 et les tableaux I et II pages 234- 235.
(5) Il ne s’agit certainement pas d’une assimilation mais d’un simple rapprochement puisque le culte de Caelestis et celui de Cybèle continuaient à oficier à
Carthage jusqu’à l’interdiction du paganisme. Dans un commentaire de Psaumes
ultérieure à la prise de Rome par Alaric, Augustin gloriie la métropole africaine
qui a échappé aux invasions barbares tout simplement parce qu’à la protection de
Caelestis sur Carthage se substitue celle du Christ (Enarrationes in psalmos, 98,
14, C. C. L., XXIX, p. 1392 « Regnum Caelestis quale erat Carthagini ! Ubi nunc
est regnum Caelestis ? ». Augustin sait pertinemment et sans amalgame aucun que
Caelestis est la déesse poliade de la métropole africaine. Ce n’est que l’intention
polémique qui peut expliquer ce rapprochement. De toute manière, la mention du
rite de lauatio sufit, comme l’a bien souligné Ch. SaumaGne, « Le métroôn de
Carthage et ses abords », Byrsa I, Collection de l’EFR, 41, Rome, 1979, p. 291,
Ḫ à décourager toute tentative d’identiication entre le culte de Cybèle et ce lui de
Caelestis ». Pour sa part, H. PaviS- d’eSCuraC, « La Magna Mater … », art. cit, p.
233, conclue à juste titre qu’Ḫ il n’y a jamais eu identiication absolue entre les
deux grandes divinités féminines. »
(6) Augustin a commencé la rédaction de la Cité de Dieu en 412. Avant septembre
413 les trois premiers livres étaient achevés ; en 417, les dix premiers livres sont
déjà rédigés. Voir G. bardy dans l’introduction de La Cité de Dieu, Bibliothèque
Augustinienne, 5ème série, volumes 33 et 34, Paris 1959, p. 26-27.
La fête publique de la Lauatio… - Ridha Kaabia
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Le recours aux sources livresques pour critiquer le polythéisme est une
pratique courante chez les polémistes chrétiens(7). Mais ces polémistes
livrent parfois des informations qui sont les seuls à transmettre(8), cela
confère à leur témoignage une valeur inestimable et ce en dépit de leurs
tentatives de déformer et d’altérer les réalités cultuelles païennes.
La fête de cérémonie de la lauatio, qui constitue l’ultime phase de
l’ensemble du cycle rituel métrôaque, en est une belle illustration. C’est de
cette fête que traitent les pages suivantes.
Le passage en question a fait l’objet de plusieurs commentaires qui l’ont
étudié dans de diverses perspectives. Ainsi, Ch. Saumagne a déjà souligné
l’apport de ce passage suite à la découverte du temple de Magna Mater
dans la capitale provinciale(9). Ph. Borgeaud, quant à lui, considère le texte
d’Augustin comme un témoignage oculaire des dernières processions
occidentales(10). Le présent travail se veut une contribution à l’étude de
l’aspect public de la fête de lauatio tel que le rapporte Augustin. Cette fête,
qui se place sous le contrôle de l’ordo de la cité, relève notamment d’un
dynamisme de la vie civique à Carthage, à cette l’époque, indissociable
du fonctionnement vital des cultes traditionnels. Seront étudiés ici les
éléments qui constituent cette cérémonie festive, le circuit de la procession,
les objets utilisés ainsi que les inalités de la fête et du rite. Voici le texte :
Veniebamus etiam nos aliquando dulescentes ad spectacula ludibriaque
sacrilegiorum, spectabamus arrepticios, audiebamus symphoniacos, ludis
turpissimis, qui diis deabusque exhibebantur, oblectabamur, Caelesti
uirgini et Berecynthiae matri omnium(11), ante cuius lecticam die sollemni
(7) R. kaabia, Polémique chrétienne antipaïenne et épigraphie en Afrique
romaine, thèse de doctorat préparée sous la direction de Claude Lepelley et
soutenue à l’Université de Paris X- Nanterre en 2002.
(8) R. turCan, « Les pères ont-ils menti sur les mystères païens ? », Les pères de
l’Eglise au XXème siècle. Histoire-Littérature-Théologie « L’aventure des sources
chrétiennes », Collection « Patrimoines et Christianisme », Paris 1997, p. 38.
C’est le cas par exemple d’Arnobe de Sicca qui parle de son passé païen. Voir R.
kaabia, « Arnobe de Sicca du paganisme au christianisme. L’évolution cultuelle
d’un lettré romano-africain », L’Africa romana XX, Sassari, 2015, p.1217-1228.
(9) Ch. SaumaGne, « Le métroôn de Carthage … », art. cit, p. 291.
(10) Ph. borGeaud, Le culte de Cybèle…, op. cit., p. 169-170.
(11) Augustin distingue entre les deux divinités par l’emploi de la conjonction
« et » que la traduction de G. CombeS ne prend pas en considération. H. PaviSd’eSCuraC, « La Magna Mater … » art. cit, p. 232, a mis l’accent sur cette nette
distinction et propose de traduire « de Caelestis vierge et de la Bérécyntienne,
mère de toutes les choses ». Mais cette traduction ne tient pas compte de l’emploi
108
Le cérémonial dans les sphères politiques & religieuses à travers les âges
lauationis eius talia per publicum cantitabantur a nequissimis scaenicis,
qualia, non dico matrem deorum, sed matrem qualiumcumque senatorum
uel quorumlibet honestorum uirorum, immo uero qualia nec matrem
ipsorum scaenicorum deceret audire. Habet enim quiddam erga parentes
humana uerecundia, quod nec ipsa nequitia possit auferre. Illam proinde
turpitudinem obscenorum dictorum atque factorum scaenicos ipsos domi
suae proludenti causa coram matribus suis agere puderet, quam per
publicum agebant coram deorum matre spectante et audiente utriusque
sexus frequentissima multitudine. Quae si inlecta curiositate adesse potuit
circumfusa, saltem offensa castitate debuit abire confusa. Quae sunt
sacrilegia, si illa sunt sacra. Aut quae inquinatio, si illa lauatio ! Et haec
fercula appellabantur, quasi celebraretur conuiuium, quo uelut suis epulis
inmunda daemonia pascerentur(12).
Et la traduction :
« Nous aussi, jadis, au temps de notre adolescence, nous venions assister
à ces spectacles ridicules et sacrilèges. Nous regardions les possédés, nous
écoutions les symphonistes, nous prenions plaisirs aux jeux infâmes offerts
aux dieux et aux déesses, à la Vierge Célestes, à Bérécynthe, mère de tous
les dieux. Or, au jour anniversaire de sa puriication Ẓlauatio), les plus vils
histrions chantaient devant sa litière de telles obscénités qu’eût rougi de les
entendre, je ne dis pas, la mère des dieux, mais la mère de n’importe quel
sénateur, de n’importe quel honnête homme, bien plus, les mères de ces
histrions eux-mêmes. Car il y a dans l’homme à l’égard de ses parents une
pudeur qu’aucune perversité ne saurait abolir. Ainsi donc, cette turpitude
de parole et de gestes obscènes que les histrions auraient rougi de produire
chez eux devant leur mère, pour préparer la représentation, ils l’exhibaient
en public devant la Mère des dieux, en présence d’une foule immense de
spectateurs et d’auditeurs des deux sexes. Si cette foule a pu venir faire
cercle autour d’eux, attirée par la curiosité, elle aurait dû au moins repartir
confuse, offensée dans sa pudeur. Qu’est ce qu’un sacrilège si ce sont là des
rites sacrés ς Qu’est-ce qu’une souillure si c’est là une puriication ς Et cela
s’appelait Fercula, « les Services », comme si on y célébrait un banquet où
les immondes démons faisait bombance, avec pour ainsi dire des mets de
leur choix (13) ».
Augustin ne traite pas du rite de lauatio en soi et de ses circonstances.
D’ailleurs, il ne parle ni du départ du cortège, ni de la pratique rituelle, ni
du lieu où se déroulait le rite. L’auteur met plutôt l’accent sur la festivité
en ville, sur la procession et s’attarde sur sa description. Il l’associe aux
spectacles, thème de choix pour la polémique antipaïenne. Les éléments
du datif.
(12) Augustin, Ciu. Dei, IV, 4, Bibliothèque Augustinienne, vol. 33, p. 316-318.
(13) Traduction de G. CombèS La cité de Dieu, op. cit., p. 317-319.
La fête publique de la Lauatio… - Ridha Kaabia
109
qui constituent la description de la procession sont : la musique, les chants,
la danse et un objet de culte, la litière, ailleurs il mentionne les fercula.
Bien que lacunaires, ces informations permettent dans une certaine mesure
de reconstituer l’aspect carnavalesque de cette fête liée au rite de lauatio de
Cybèle au début du dernier tiers du quatrième siècle à Carthage. En assistant
à ces concerts, symphoniaci, l’adolescent Augustin prenait plaisir. Mais
l’auteur de la Cité de Dieu s’abstient de livrer davantage des informations
sur cet élément musical qui constitue le nerf principal de toute sorte de
procession.
Nous pouvons combler le silence d’Augustin grâce à Lucrèce, mort en
55 av. J.-C. et d’Ovide, poète du siècle d’Auguste. Le premier décrit la
procession faite en l’honneur de la déesse dans les cités grecques. Dans
cette procession
« les tambourins tendus, dit-il, tonnent sous le choc des paumes,
les cymbales concaves bruissent autour de la statue (de la divinité), les
trompettes profèrent la menace de leur chant rauque, et le rythme phrygien
de la lûte jette le délire dans les cœurs(ذ14) ».
Le second, Ovide, transmet une description du cortège de la déesse à
Rome.
Ḫ Alors résonnera la lûte bérécynthienne au cornet courbé, ce sera
la fête de la Mère Idéenne, écrit-il. On verra la procession des eunuques
qui frappent leurs tambourins creux, et font tinter en les entrechoquant
les cymbales d’airain. La déesse, installée sur les nuques de ses servants
efféminés, sera portée à travers les rues de la Ville au milieu des
clameurs(15) ».
Ces deux textes datent d’avant la réforme de Claude, du temps où
ce culte était encore considéré comme étranger. Il est donc impératif de
prendre en considération l’écart chronologique entre ces témoignages et
celui d’Augustin, et surtout de tenir compte des mutations introduites sur
le culte phrygien dans le cadre de son adaptation aux normes religieuses
romaines. Ceci dit que certains éléments qui constituent la cérémonie,
comme la musique par exemple, ont été maintenus mais ont certainement
subi des changements.
(14) Lucrece, De natura rerum, II, 618-620: « …tympana tenta tonant palmis
et cymbala circum concaua, raucisonoque minantur cornua cantu, et phrygio
stimulat numero caua tibia mentis. »
(15) Ovide, Fastes, IV, 183-185: « protinus inlexo Berecyntia tibia cornu labit, et
Idaeae festa parentis erunt. Ibunt semimares et inania tympana tundent, aeraque
tinnitus aere repulsa dabunt ; ipsa sedens molli comitum ceruice feretur Urbis per
medias exululata uias. »
110
Le cérémonial dans les sphères politiques & religieuses à travers les âges
Dans ces processions, les instruments utilisés : la lûte Ẓtibia)(16) et
les cymbales, les tambourins et les trompettes produisent une musique
qui rythme l’avancée du cortège de la déesse. Cette harmonie entre le
mouvement du cortège et la tonalité musicale, à caractère émotionnel,
confère à l’ambiance générale une « esthétique religieuse » pour reprendre
une expression d’A. Motte(17) . En dépit de la frénésie qu’elle suscite auprès
de la foule, la musique s’identiie au rituel qu’elle accompagne et son
bon ofice lui attribue un caractère solennel(18). Abstraction faite de son
parti pris, seul ce témoignage d’Augustin nous apprend qu’à cette époque
tardive les oreilles de Cybèle entendaient encore la musique du moins dans
la métropole africaine(19).
Associés à un rythme musical frénétique pour la foule mais austère
et solennel pour les acteurs du culte, les chants sont l’expression de la
ferveur qui anime les participants. Des hymnes chantés auraient évoqué
probablement le mythe de Cybèle et Attis avec ce qui se rapporte
à la passion, à la sexualité, à la douleur, à la castration et au sang. Or,
dans le cadre de l’évolution du culte, on aurait chanté des hymnes qui
assimilaient Magna Mater à la Terre mère- Nourricière et son rôle dans le
renouvellement du cycle de la végétation, mais d’autres thèmes, produit
d’un « savoir collectif (20) » sont élaborés selon la perception du culte à
l’époque(21). Des thèmes auxquels le jeune Augustin prenait certainement
(16) Chr. vendrieS, « Pour les oreilles de Cybèle : images plurielles de la musique
sur les autels », P. Brulé et C. Vendries éd. Chanter les dieux. Musique et religions
dans l’Antiquité grecque et romaine, Rennes, 2001, note 24 : « la sonorité (de la
tibia) était rauque en raison du passage d’une section tubulaire cylindrique à une
section conique grâce à la corne placée à l’extrémité de l’un des tuyaux ».
(17) A. motte, Ḫ Fêtes chez les hommes, fêtes chez les dieux : signiication de la
fête dans la Grèce antique » », A. Motte et Ch.-M. Ternes éd., Dieux, Fêtes, Sacré
dans la Grèce et la Rome antiques, Brepols, 2003, p. 121.
(18) V. PéChé, « Collegium tibicinum romanorum, une association de musiciens au
service de la religion romaine », Chanter les dieux…op. cit., p. 313.
(19) Cette expression m’est inspirée de l’article cité supra (note 15) de Chr. vendrieS.
(20) F. PreSCendi et als, « Fêtes et jeux dans le monde romain », ThesCRA, VII,
2011, p. 207.
(21) Dans les Métamorphoses d’Apulée, XI, 9, 5, nous avons écho des choses
similaires, ainsi deux groupes de jeunes chantaient un hymne composé par un
poète de mérite. La mise à jour des poèmes chantés lors de la procession est aussi
une preuve incontestable de l’évolution des composantes de la fête. Inspirées de la
réalité de l’époque, ces paroles illustrent l’association organique entre le vécu, la
création artistique et ce culte ; F. PreSCendi, art. cit., p. 207, a bien souligné « que
l’activité de ces poètes doit être expliquée comme l’expression du savoir collectif
(au moins celui de l’élite cultivée) qui s’exprime selon les structures d’élaboration
propres à cette même culture. »
La fête publique de la Lauatio… - Ridha Kaabia
111
plaisir. Mais devenu homme de l’Eglise, fervent polémiste contre le
paganisme, il les qualiie d’obscènes Ḫ qu’il eût était honteux de les
entendre ». Sans rentrer dans les détails du discours polémique dont on
connait l’intention, on peut accorder crédit au témoignage d’Augustin
quant au sujet de ces chants. D’ailleurs il met au devant ce thème qu’il
qualiie de turpitude de paroles choquantes pour la morale. S’agit-il des
paroles qui ne tiennent pas forcément des conventions sociales et des idées
reçues ? C’est peut-être une manière d’Augustin pour insister sur le fait
que certaines chansons traitent des thèmes « crus » comme on dit de nos
jours. Les hymnes chantés sont en parfaite harmonie avec ce qu’avance
Augustin et semblent être repris par les participants.
Certaines paroles ont plus d’effet sur la foule quand elles constituent un
refrain. Il s’agit de répéter régulièrement des paroles qui viennent à la in de
chaque couplet d’une même chanson. Le refrain sert en effet à rythmer un
hymne, à le rendre musical et à créer un effet d’insistance sur certains vers.
Le plaisir que la foule éprouve en écoutant le refrain donne envie d’écouter
encore d’avantage la chanson. L’attraction de la musique et les refrains qui
scandent la chanson rendent les participants captifs dans ces moments où on
se sent en communion. C’est une ambiance de réjouissance collective et de
liesse populaire. Repris par la foule, le refrain provoque et rythme la danse.
Mouvement du corps, la danse vient compléter le cycle de la musique
et des chants. Augustin s’emporte aussi contre cet élément de procession
qu’il qualiie de Ḫ gestes obscènes ḫ. Il cherche en effet à mettre les gestes
et les positions des danseurs dans une sphère libidineuse et voluptueuse qui
affecte la pudeur. En cela, il associe histrions, qui sont en rapport avec le
personnel du culte, et la foule dans son immensité. La danse crée en effet
une harmonie qui met les artisans du spectacle et les spectateurs dans une
ambiance festive indissociable d’une célébration cultuelle.
Ainsi musique, chants et danse afligent les yeux et les oreilles selon
Augustin devenu chrétien. Mais son témoignage est toutefois suggestif car
il insiste sur le fait de voir et entendre, deux composantes fondamentales
de toute cérémonie. Ce côté visuel que manifeste la procession de la fête
de lauatio depuis des siècles est bien maintenu dans toutes les phases de
réformes du culte. Ce fait explique d’ailleurs cette insistance frappante
d’Augustin et d’Arnobe, presque un siècle auparavant(22).
Ces propos visent avant tout à dénoncer ce que l’auteur considère
comme une « immoralité » issue d’un mythe dont l’interprétation semble
(22) Arnobe, VII, 32, éd. Marchesi, p. 383 « Lauatio, inquit, deum matris est
hodie, Sordescunt enim diui et ad sordes eluendans lauentibus aquis opus atque
adiuncta cineris frictione. »
112
Le cérémonial dans les sphères politiques & religieuses à travers les âges
manifester une certaine vitalité car encore évoquée dans ce type de fête
religieuse dans le dernier tiers du quatrième siècle. Ceci est vrai même
si la critique de la mythologie était déjà faite par les païens eux-mêmes.
Augustin prétend pour ainsi dire banaliser cette fête jusqu’au point d’en
nier toute la raison d’être. Mais la critique augustinienne de la fête de
lauatio, ressemble moins à de diatribes adressées à une religion caduque
et décadente(23) qu’au souvenir d’une expérience qu’Augustin en a vécu au
temps de sa jeunesse à Carthage(24).
Pour accorder crédit aux propos d’Augustin, il est utile de rappeler
que dans toute cérémonie publique une ambiance de permissivité peut
caractériser le déroulement de la fête publique. Pendant un temps donné,
des gestes symboliques mais réglés peuvent être exécutés. Les participants
prennent contact avec ce qui ne rentre pas forcément dans les limites de
l’ordinaire(25). Cela permet, aux dires de N. Spineto, « l’extension des
limites de ce qui est pensable »(26), et des moments d’excès ne sont certes
pas à écarter. H. Graillot(27), suivi de R. Turcan(28), a réduit cette ambiance
euphorique à une partie de la procession. Il note que des chants et des
pantomimes manifestent un « caractère licencieux » mais plutôt après avoir
terminé le rite de lauatio. Il serait plutôt cohérent de penser que cet aspect
festif caractérise toute la marche processionnelle exceptés les moments de
la pratique rituelle pendant lesquels un silence doit être observé.
Cependant, il faut souligner que les éléments de la procession
sont accompagnés d’une grande attention pour la réglementation de
la cérémonie. Il s’agit d’un ensemble de normes qui régissent les fêtes
publiques. Dans ce sens, le calendrier festif établi par les responsables de
la colonie de Carthage détermine le temps et le circuit de la cérémonie.
Sans mentionner le volet espace sur lequel je reviendrai, Augustin précise
(23) R. turCan, « Les pères ont-ils menti … », art. cit, p. 35-36.
(24) Augustin, Ciuitate Dei, VII, 26, texte cité infra note 34.
(25) R. CailloiS, L’homme et le sacré, Paris, Flammarion (1950), 1993, 209 ; N.
SPineto, « Théories de la fête dans l’histoire des religions », A. Motte et Ch.-M.
Ternes éd., Dieux, Fêtes, Sacré dans la Grèce et la Rome antiques, Brepols 2003,
p. 292, « La fête se déroule pendant un temps ‘distingué’ de la durée normale,
pendant lequel on vit d’une manière différente de l’ordinaire. »
(26) N. SPineto, « Théories de la fête… », art. cit., p. 285.
(27) H. Graillot, Le culte de Cybèle…, op. cit., p. 140.
(28) R. turCan, Les cultes orientaux …, op.cit., 1992, p. 53, note qu’après la
lauatio, Ḫ le cortège fait alors demi-tour en musique, et sous les leurs, parmi les
danses et les pantomimes. »
La fête publique de la Lauatio… - Ridha Kaabia
113
d’ailleurs que cette cérémonie se déroule le jour solennel de lauatio, c’est
le 27 mars comme le précise le calendrier de Philocalus de l’année 354(29).
Les cérémonies religieuses romaines ne constituent nullement un
espace de liberté, elles sont soumises à des interdits, car elles sont faites
pour les divinités et non pas pour les hommes. Ce sont plutôt les feriae qui
les accompagnent qui permettent une ambiance de loisir. Force donc est de
distinguer entre l’action liturgique qui doit s’exercer scrupuleusement sous
peine d’impiété et les feriae célébrées pour le peuple. De cette distinction,
Augustin ne soufle mot. Son but est d’entrainer le paganisme dans la boue,
et ce conformément aux dires de R. Turcan « naturellement, on ne va pas
demander à un militant de dire la stricte vérité sur les croyances et les
pratiques du parti adverse(30) ».
Selon Augustin, c’est surtout l’ambiance printanière qui motive les
gens à processionner à cette occasion. Il s’agit donc d’une procession aux
couleurs de printemps qui s’associe à une fête religieuse. Le jour de lauatio
de Cybèle se place ainsi à la charnière du sacré et du profane, du spectacle
liturgique et du divertissement(31). On ne peut pas préciser s’il s’agit pour
la foule d’une fête typiquement religieuse ou d’un pur moment de loisir et
de spectacle, l’un des fondements de la culture romaine. Durant ce temps,
l’extase de la fête demeure indissociable d’une piété et d’un sentiment
considérés comme un don de la divinité(32). Mais cette extase est surtout
structurée et contrôlée par la cité. Dans ses aspects carnavalesque et rituel,
la lauatio offre bel et bien une expérience collective du sacré à dimension
festive à laquelle assiste une « foule immense de spectateurs et d’auditeurs
de l’un et l’autre sexe » aux dires d’Augustin.
Mais qui sont ces gens ? Et que viennent- ils faire ?
Cette foule peut-être divisée en deux catégories : le personnel du culte et
le public. Dans la première catégorie igurent ceux qui servent d’une manière
ou d’une autre le culte de Magna Mater: le supérieur des prêtres, peut-être
l’archigalle, et les prêtres qu’il ne faut pas forcément confondre avec les
galles dans le clergé romain(33). Ces derniers ne sont plus les membres d’un
(29) D. fiShWiCk, « The Cannophori and the March Festiva … », art. cit., p. 193.
(30) R. turCan, « Les pères ont-ils menti … », art. cit, p. 38.
(31) Ph. borGeaud, La Mère des Dieux…, op. cit., 132.
(32) R. turCan, « La fête dans les rituels initiatiques », dans Dieux, Fêtes, Sacré
dans la Grèce et la Rome antique, Brepols, 2003, p. 10; A. motte, « Fêtes chez les
hommes, fêtes chez les dieux … », art.cit., p. 119 « Le caractère divertissant de la
fête ne doit pas faire perdre de vue la inalité religieuse de la cérémonie. ḫ
(33) Sur cette nuance voir la mise au point de F. van heaPeren, « Les acteurs du
culte de Magna Mater à Rome et dans les provinces occidentales de l’Empire », S.
114
Le cérémonial dans les sphères politiques & religieuses à travers les âges
clergé exotique, des castrés orientaux importés, des esclaves, des affranchis
ou des pérégrins au service de la déesse. Ils ne sont qu’un lointain souvenir
que la polémique chrétienne antipaïenne continue à combattre d’une manière
vaine et anachronique. Les galles sont en effet des citoyens romains depuis
la réforme de l’empereur Claude et la castration n’est plus de l’ordre du
jour. Augustin le savait pertinemment, mais saisit l’occasion pour dénigrer
davantage ce culte :
« …Ces invertis, dit-il, consacrés à la Grande Mère, au mépris de tout
ce qui, pour un homme et une femme constitue la pudeur et qu’on voyait
hier encore, les cheveux humides de parfums, le visage fardé, les membres
lasques, la démarche efféminée, errer sur les places et dans les rues de
Carthage, réclament même au public de quoi subvenir à leur honteuse
existence. »(34)
Parmi le personnel du culte igurent les membres des collèges des
dendrophores(35) et des cannophores(36), mais ces derniers ne sont attestés
qu’en Italie(37), les musiciens(38) essentiellement le lûtiste Ẓtibicen), les
joueurs et joueuses de tambourins (tymapanistae /tympanistriae) et de
cymbales (cymbalistae/ cymbalistriae) et les hymnologi qui semblent être
Benoist, A. Daguet-Gagey et Chr. Hoët- Van Cauwenberghe éd. Figures d’empire,
fragments de mémoire. Pouvoir et identité dans le monde romain impérial (IIe s.
av. n. è. - VIè de n. è.), 2011, Lille, Septentrion, p. 476-477.
(34) Augustin, Ciu. Dei, VII, 26 : « Itemque de mollibus eidem Matri Magnae
omnem virorum mulierumque verecundiam consecratis, qui usque in hesternum
diem madidis capillis facie dealbata, luentibus membris incessu femineo per
plateas vicosque Karthaginis etiam a populis unde turpiter viverent exigebant ».
Traduction G. Bardy, vol. 34, p. 195.
(35) L’appartenance des membres de ce collège à l’élite locale est bien illustrée
par l’épigraphie. A Carthage, les dendrophores ont obtenu le patronage d’un proc.,
procurateur ou proconsul.(C.I.L., VIII, 12570). Pour d’autres exemples africains
voir H. PaviS- d’eSCuraC, « La Magna Mater … », art. cit, p. 227.
(36) Institué par Claude, le collège des Dendrophores est chargé le 22 mars de
la cérémonie de l’entrée de l’arbre (arbor intrat). C’est une cérémonie qui se
comprend à la lumière de l’épisode de la mort d’Attis sous un pin. Innovation
attribuée au règne d’Antonin le Pieux, le collège des Cannophores est chargé de
la procession de l’entrée de roseau (canna intrat) le 15 mars. Cette procession
rattache la naissance et l’enfance d’Attis au cycle des fêtes printanières. Pour plus
de détails sur les deux collèges voir entre autres R. turCan, Les cultes orientaux
dans le monde romain, op. cit., 50-53 ; Ph. borGeaud, La Mère des Dieux…, op.
cit., p. 132-133.
(37) D. fiShWiCk, « The Cannophori and the March Festiva … », art. cit, p. 200202.
(38) H. Graillot, Le culte de Cybèle…, op. cit., p. 255-259.
La fête publique de la Lauatio… - Ridha Kaabia
115
attachés au culte de Magna Mater(39), les porteurs de la civière de la statue
divine, les responsables du lieu du culte et d’autres agents subalternes
comme ceux qui portent les igurines et les objets sacrés. C’est uniquement
cette catégorie qui d’une part s’occupe de tout ce qui est rituel et liturgique,
et d’autre part fait partie du déilé et produit par conséquent le spectacle en
se donnant à voir et à entendre.
Dans les villes provinciales, comme à Rome et dans les villes italiennes,
les prêtres et les collèges du culte de Magna Mater étaient subordonnés à
l’institution des quindecemuiri sacris faciundis, collège des quinze chargés
de faire les sacriices à Rome, à laquelle incombe le contrôle des cultes
romains(40). C’est un indice irréfutable que partout où il oficiait, ce culte
était supervisé par les autorités civiques à l’échelle municipale, à l’échelle
provinciale et à l’échelle centrale.
La seconde catégorie de la foule est constituée des spectateurs, ceux
qui sont venus pour jouir du spectacle. Il s’agit des membres de l’élite de
la cité, toujours attachés aux croyances traditionnelles. Le succès du culte
de Magna Mater parmi l’élite municipale africaine est un fait bien connu
par les inscriptions(41). D’ailleurs c’est dans ces milieux que la réaction
païenne était bien active. A partir de la seconde moitié du IVème siècle, la
piété païenne parmi l’élite « s’exalte (et) devient plus ardente…il lui faut
des rites, des symboles (et) des liturgies » notait Pierre de Labriolle(42). Les
relations étaient étroites entre des groupes aristocratiques carthaginois et
(39) Chr. vendrieS, « Pour les oreilles de Cybèle », art. cit., note 63, considère
que « le tibicen était le seul musicien spécialisé (véritable musicien de métier rodé
aux dificultés de la technique de jeu de cet instrument complexeẓ et que les autres
instruments ne nécessitent pas un apprentissage particulier » ; voir aussi F. van
heaPPern, « Les acteurs du culte de Magna … », art. cit, p. 475.
(40) Ibid, p. 472 « les prêtres de la déesse étaient en effet choisis par le sénat local
et pouvaient être conirmés par un décret des quindécemvirs de Rome qui leur
permettaient de porter les insignes de leur fonction – occabus et corona – ainsi que
d’exercer leur sacerdoce à l’intérieur des limites de leur colonie » ; voir aussi A.-K.
reiGer, « Tradition locale contre unité supra-régionale: le culte de Magna Mater »,
Trivium 4, 2009, p. 15; F. van heaPPern, « Les fonctions des autorités politiques
et religieuses romaines en matière de ‘cultes orientaux’, Religions orientales culti misterici: neue Perspektiven = Nouvelles perspectives = prospettive nuove,
Potsdamer Altertumswissenschaftliche Beiträge 16. Stuttgart: Steiner 2006, 41-44
et J. SCheid, « Les Livres sibyllins et les archives des quindécemvirs ». La mémoire
perdue. Recherches sur l’administration romaine, Col. EFR, 243, 1998, 25.
(41) Pour plus de détails voir H. PaviS- d’eSCuraC, « La Magna Mater … », art.
cit, p. 226-227.
(42) H. de labriolle, La réaction païenne. Étude sur la polémique antichrétienne
du Ier au VIème siècle, Paris. 1934, 2005, p. 348.
116
Le cérémonial dans les sphères politiques & religieuses à travers les âges
romains, notamment parmi ceux qui maintenaient les traditions du cercle
sénatorial de Symmaque(43) dont l’attachement au culte de Cybèle est
fort bien connu. Dans une lettre envoyée à son frère Flavien, Symmaque
écrivait en effet: « les fêtes de la Mère des dieux approchant, je pensais
que vous prépariez votre retour (44) ». Dans le milieu aristocratique païen, le
cycle métrôaque semble être un évènement marquant à l’occasion duquel
des préparatifs sont engagés et des mesures sont prises.
Le reste de la foule est composé des citoyens ordinaires de la métropole
provinciale et probablement des citoyens de quelques cités voisines puisque
que les grandes manifestations festives n’étaient possibles que dans les
grandes villes comme Carthage. La fête de lauatio pourrait donc avoir des
dimensions intercommunautaires (au sens civique du mot) et permet de
ixer des liens précis entre les citoyens de plusieurs communes voisines de
Carthage. Le culte métrôaque n’était d’ailleurs pas le monopole de l’élite
municipale. La présence de cette foule, dont Augustin se rappelle encore
plus de quarante ans plus tard, témoigne de la popularité de cette religion
dont le dynamisme est organiquement lié à la masse des citoyens.
Ces spectateurs n’ont aucune part active dans l’action rituelle, moment
pendant lequel un silence absolu doit être observé sous peine de vicier
la cérémonie « qu’il faudra recommencer entièrement (45) ». A cet égard,
une discipline semble nécessaire pour le bon déroulement des rites, chose
qu’Augustin passe sous silence. Pendant cette fête, la foule est animée par
le désir de voir la statue divine et d’honorer la divinité en public et non pas
au sein du lieu de culte. Les cérémonies du jour de lauatio constituent en
effet un moment privilégié de rencontre périodique entre la communauté
des dévots et des citoyens en général, d’une part, et la divinité, de l’autre.
La présence divine est ainsi intensément ressentie. Cette occasion est à
considérer comme un moment fort de la vie religieuse, sociale et politique
de la cité(46). La rencontre périodique des membres de la collectivité civique
contribue à « raviver et relancer ce sens de la cohésion indispensable pour
le corps civique ou pour la cité(47) ». Le sentiment collectif engendré par
cette cérémonie à caractère cultuel et festif indissociable converge vers
une cohésion sociale qui se manifeste pendant un temps sacré de la vie
(43) C. lePelley, Les cités de l’Afrique romaine au Bas-Empire, tome II, Paris,
1981, p. 40.
(44) Symmaque, Lettres, XXXIV, 1:« Adornare te reditum, quod sacra Deum
matris appeterent, arbitrabar. »
(45) J. ChamPeaux, « La fête romaine. Fête publique, fête pour le peuple », Dieux,
Fêtes, Sacré dans la Grèce et la Rome antiques, Brepols, 2003, p. 170.
(46) A. motte, « Fêtes chez les hommes, fêtes chez les dieux… », art. cit., p. 118 ;
V. Huet et als, « Fêtes et jeux dans le monde romain », art. cit., p. 197.
(47) N. SPineto, « Théories de la fête… », art. cit., p. 282.
La fête publique de la Lauatio… - Ridha Kaabia
117
civique. Mais cela ne plait forcément pas à l’auteur. C’est surtout ce côté
social manifesté par la présence remarquable de la foule de deux sexes
qui provoque la hantise de l’évêque d’Hippone « spectante et audiente
utriusque sexus frequentissima multitudine » dit-il.
Le sens religieux véhiculé par la mythologie dont les rites constituent
en partie la reconstitution est un fait qui passe pour absurde déjà pour les
païens eux-mêmes. La question qui intrigue Augustin ici est comment ces
‘futilités’ rassemblent aussi des gens qui devaient constituer un potentiel
de idèles pour l’Eglise. C’est surtout ce côté cérémonial et festif auquel le
jeune Augustin prenait plaisir qui attirait la foule et non pas forcément le
côté cultuel et rituel. Le désir du jeune étudiant à Carthage trahit donc les
propos de l’évêque. Ce que dénonce l’auteur est une réalité contemporaine
dans laquelle le facteur civique vient donner à l’ancienne religion du
dynamisme et de la vitalité.
Les fêtes religieuses publiques peuvent être l’occasion de processions(48)
comme il est le cas pour la fête du rite de lauatio de Magna Mater. Mais le
témoignage d’Augustin n’apporte rien quant au circuit de cette procession.
L’évêque d’Hippone note uniquement que la statue de la déesse est portée
sur une litière sans préciser d’où elle partait et quelle était sa destination.
Ailleurs, il dénonce ceux qui sont au service de la déesse, errant à travers
les rues et les places de Carthage à la quête d’aumône(49). C’est une pratique
étrangère aux cultes romains que Rome a tolérée uniquement lors du cycle
métrôque du 15 au 27 mars et peut-être lors des Megalensia dans l’Urbs
entre le 4 et le 10 avril(50).
D’emblée il faut rappeler que lors des cérémonies religieuses, l’ensemble
de l’espace public est investi par les acteurs du culte(51). La procession de
lauatio en était une illustration. Elle traverse la ville de Carthage selon
un itinéraire ou un parcours signiicatif et bien précis qui traduit un lien
particulier avec le culte. C’est un aller-retour entre le point de départ, le
(48) Sur les processions dans le monde grec voir true et als, Ḫ Greek Processions ḫ,
ThesCRA, I, Los Angeles, 2004, p. 1-20; sur les processions dans le monde romain
voir dans le même volume, F. FLESS « Römische Prozessionen », p. 33-58 et A.L. abaeCherli, « Fercula, Carpenta and Tensae in Roman Procession », Bolletino
dell’ Associazione Inernazionale Studi Mediterranei, 6, 1936, p. 1-20.
(49) Augustin, Ciuitate Dei, VII 26.
(50) Ciceron, De Legibus, 2, 9, 22: « Praeter Idaeae matris famulos, eosque
iustis diebus, ne quis stipem cogito »; ovide, Fastes, 4, 350: « Dic inquam, parua
cur stipe quaerat opes? Contulit aes populus de quo delubra Metellus. Fecit,
ait, dandae mos stipis inde manet » ; Augustin, Ciuitate Dei, VII, 26 voir texte
supra note 33.
(51) W. van andrinGa et als, « Fêtes et jeux dans le monde romain », art. cit., p.
203.
118
Le cérémonial dans les sphères politiques & religieuses à travers les âges
temple de Cybèle, et le point d’arrivée, le lieu où se déroule le rite de
lauatio qui semble avoir lieu sur le rivage(52).
Les propos d’Augustin doivent être étudiés à la lumière des données
archéologiques qui apportent leur contribution à la reconnaissance du
plan de la ville de Carthage, et ce dans l’objectif de tenter de reconstituer
l’itinéraire de la marche processionnelle et de déterminer une « spatialité
festive » selon une expression de S. Estienne(53).
La découverte du métrôon de Carthage par Charles Saumagne a rendu
relativement possible l’établissement du circuit processionnel de la fête
de lauatio de Cybèle. Une exploration méthodique suivie de sondages
effectuée sur le lanc est de la colline de Byrsa dès 1923 et poursuivie
en 1925-1926 a abouti à la découverte de ce lieu de culte ; quelques
conclusions ont été publiées à l’époque(54), mais les résultats entiers de ces
travaux ont été rendus publics à titre posthume en 1979(55).
Reprenons ici la localisation établie par Ch. Saumagne : « le métrôon de
la colonie romaine de Carthage absorbait par sa masse elle- même et par ses
abords latéraux environ la moitié méridionale de l’insula déinie d’une part
par le decumanus maximus au Sud et le decumanus I nord, et d’autre part
par les cardines V et VI est (56) ». Les dimensions de l’ensemble du temple,
calculées sur les côtés extérieurs, sont 21, 40 m de largeur et 34, 40 m de
longueur(57), soit une supericie totale de ι36 m2. Ce sont des dimensions plus
importantes que celles du métrôon de Rome(58) qui fait 586 m2.
(52) H. Graillot, Le culte de Cybèle…, op. cit., p. 137 « Dans les cultes métrôques
de l’Asie mineure, le rite puriicateur avait lieu tantôt dans un cours d’eau comme
à Pessinonte, tantôt dans le bassin d’une source ou dans un étang, comme à
Aneyre, parfois même au bord de la mer comme à Cyzique » ; à Rome, le rite de
lauatio s’effectue dans l’Almo, un petit afluent du Tibre au sud de la capitale ;
à Carthage écrit Ch. SaumaGne, « Le métroôn de Carthage … », art. cit., p. 291:
« sur le rivage, un môle spacieux, prolongeant l’avenue (le decumanus maximus)
recevait la déesse ; là, à l’abri des vagues qu’arrêtait un épais enrochement, était
accompli le rite de lauatio » ; idem, « Colonia Iulia Karthago » B.C.T.H., 1924,
p. 134.
(53) S. eStienne et als, « Fêtes et jeux dans le monde romain », art. cit., p. 247.
(54) Idem, « Colonia Iulia Karthago » art. cit., p. 131-140 ; idem, « Note de
topographie carthaginoise. La colline de saint Louis », B.A.C., p. 188-189.
(55) La publication était assurée par Lancel dans Byrsa, I, 1979, p. 283-317.
(56) Ch. SaumaGne, « Le métroôn de Carthage … », art. cit., p. 283; voir aussi L.
ladJimi-Sebaï, « La colline de Byrsa à l’époque romaine. Étude épigraphique et
état de la question », Karthago, XXVI, Paris, 2005, p. 80.
(57) Ch. SaumaGne, « Le métroôn de Carthage … », art. cit., p. 286.
(58) H. Graillot, Le culte de Cybèle…, op. cit., p. 324, le métrôon de Rome
mesure : 34, 30m x 17, 10m.
La fête publique de la Lauatio… - Ridha Kaabia
119
Le métrôon de Carthage est composé de deux parties : une vaste salle
hypostyle au Nord et le pronaos avec les colonnades de la façade au sud. La
salle hypostyle mesure à l’intérieur 20, 50m x 16, κ0m soit une supericie
de 344m2, un espace capable d’accueillir un nombre non négligeable de
dévots. Ce temple a connu entre 331et 333 des travaux de renforcement
de murs et de restauration(59), ce qui témoigne d’ailleurs de la vitalité du
culte de Cybèle à Carthage d’autant plus que les travaux étaient dirigés par
le proconsul L. Aradius Valerius Proculus en personne, lui-même membre
du collège des quindecemuiri sacris faciundis. Or, il faut noter que ces
travaux n’ont pas abouti à un agrandissement de la supericie initiale. Dès
sa construction, le métrôon était conçu pour être imposant par sa masse
et sa supericie, en effet le soubassement du podium était implanté dans
le sol vierge ; de même, le côté long de la salle hypostyle est « orienté à
30° N. N. E. / S. S. O. conformément au plan de la cadastration julienne et
parallèlement aux cardines (60) ».
Lors du cycle métrôaque, le métrôon constitue l’épicentre de la fête. C’est
dans le quartier de ce lieu de culte que se rassemble la foule le jour de lauatio
au matin. Le cortège, qui entoure la statue divine, quitte le métrôon par le
cardo V est, rejoint le decumanus maximus, fait halte devant le templum
gentis Augustae bordé par le decumanus maximus du côté sud-est, et le
cardo IV est du côté nord-ouest ; ce temple se situe d’ailleurs vers l’accès est
du forum. Auguste a en effet manifesté un attachement au culte de Magna
mater(61), divinité ancestrale liée à son ascendance troyenne(62), et ce en sus
de l’inluence de son épouse Livie, attachée à la gens Claudia dont les liens
avec ce culte étaient étroits(63). Sur le forum, la pompe ne peut pas ne pas faire
halte devant le Capitole (?) dont les divinités sont les protectrices de l’Etat
romain ; Cybèle fut en fait introduite à Rome pour sauver la République. Cette
halte est une occasion pour rassembler davantage de citoyens. Des passages
et des haltes devant la statue de l’Auguste en place(64) et devant celles des
empereurs qui étaient à l’origine des réformes du culte métrôaque sont aussi
(59) Ch. SaumaGne, « Le métroôn de Carthage … », art. cit., p. 285 parle de
« renforcement des murs par des contreforts à une époque ultérieure » de la
construction du temple selon la dédicace C.I.L. VIII, 24521. Pour plus de détails
voir C. lePelley, Les cités… t. I, op. cit., p. 91 note 98 ; idem, Les cités…, op. cit.,
t. II, p. 11, note 12.
(60) Ch. SaumaGne, « Le métroôn de Carthage … », art. cit., p. 284.
(61) P. lambreChtS, « Cybèle, divinité étrangère ou nationale », Bulletin de
la Société royale belge d’Anthropologie et de Préhistoire, 62, 1951, p. 53 et 60.
(62) virGile, Aeneis, IX, 80-92.
(63) P. lambreChtS, « Livie-Cybèle », La Nouvelle Clio, IV, 1952, p. 251-260.
(64) Le témoignage d’Augustin se place sous le règne conjoint de Valentinien et
de Valens.
120
Le cérémonial dans les sphères politiques & religieuses à travers les âges
envisageables(65). Après quoi, le cortège regagne le decumanus maximus en
direction du rivage(66). D’autres haltes étaient certainement au programme
avant d’atteindre la plage où devait s’effectuer le rite de lauatio. Ces haltes
qui rythmaient l’avancée du cortège étaient signiicatives et avaient un lien
étroit avec la vocation du culte et la fonction de la divinité. Une fois le rite
est accompli par le grand prêtre qui lave la statue divine, l’outil du transport
et d’autres objets de culte, le cortège it demi-tour pour regagner le métrôon
par le decumanus maximus et le cardo V est.
fiGure n°1 :
Circuit proposé de la procession de lauatio de Magna Mater à Carthage.
Il est à souligner que ni la tradition littéraire ni l’épigraphie ne nous
permet de reconstituer les étapes du circuit de la procession de la lauatio.
(65) On peut citer au moins Claude et Antonin le Pieux au règne du quel on
attribue l’instauration du rite du taurobole, du collège des Cannophores et peut être
l’institution de l’Archigalle. Récemment F. van haePern, « Les acteurs du culte de
Magna Mater… », art. cit., p. 474, a suggéré, sans toutefois avancer des arguments
solides, de placer la création de l’archigallat plutôt sous le règne de Claude.
(66) Ch. SaumaGne, « Le métroôn de Carthage … », art. cit., p. 291.
La fête publique de la Lauatio… - Ridha Kaabia
121
Face à cette carence en information, toute tentative de reconstituer le
parcours de la procession du 27 mars demeure hypothétique(67).
Il ne faut certes pas penser que le circuit n’a pas connu de modiications
tout au long de la vie du culte. Au il du temps, des changements devaient
sans doute y être introduits. En effet, la procession solennelle de lauatio
contribue à la fois à actualiser le lien entre le métroôn et le circuit de
la pompe, à structurer religieusement l’espace de la cité et permet par
conséquent d’y établir l’inscription matérielle du culte(68).
Le centre sur lequel se focalisait l’attention de tous les participants
pendant le jour de lauatio est l’image divine qui est accompagnée
d’objets de cérémonies(69) telles que les violettes(70). Le déplacement
de la statue divine se fait par le biais de plusieurs outils qui nous sont
connus par la tradition littéraire mais aussi par l’iconographie. Ovide
mentionne que la déesse est conduite sur un char pour être baignée,
c’est une voiture trainée par deux génisses, qu’il appelle plaustrum(71).
Ammien(72) et Prudence(73) parlent de carpentum, un chariot à deux ou
à quatre roues trainé par deux chevaux, c’est une carrosse couverte à
berceau ; ce moyen de transport est attesté à Sitiis selon une dédicace
(67) R. turCan, « Le circuit rituel de la Lauatio », Demeter, Isis, Vesta and Cybele.
Studies in Greek and Roman Religion in Honour of Giulia Sfameni Gasparro,
Stuttgart 2012, p. 240-245, a essayé de reconstituer le parcours processionnel du
circuit rituel de lauatio à Rome. Il met, à juste titre, en garde le lecteur que sa
tentative « a lieu de paraitre plutôt aventureuse. » Il faut rappeler que le cas romain
est de loin plus riche en documentation littéraire, épigraphique, archéologique et
numismatique que celui carthaginois.
(68) V. mathieu, « Étudier les lieux de culte du polythéisme dans la Rome du IVème
siècle apr. J.-C.: Rélexions sur les sources et la méthode autour du temple de la
Mater Magna », Gallia, 71, 1, 2014, p. 261.
(69) Lors de la fête d’Isis, Apulée rapporte, Métamorphoses, XI, 9, 2-4 qu’on
portait des divers attributs : des lanternes, des torches et des bougies.
(70) M. J. vermaSern, Corpus Cultus Cybelae Attidisque…, op. cit., p. 108-109,
124 ; idem, Cybele and Attis. The Mythe and the Cult, London, 1978, p. 17-19, n0
42 et pl. 11-17.
(71) Ovide, Fastes, VI, 345: « ipsa sedens plaustro… » Ailleurs, il mentionne que
Magna Mater est portée sur les nuques de ses servants à travers les rues de
la Ville. Il s’agit de la procession des fêtes des Megalensia.
(72) Ammien Marcellin, Histoire, XXIII, 3, 7: « Ubi diem sextum kalendas
<Apriles > quo Romae Matri deorum pompae celebrantur annales et carpentum
quo uehitur simulacrum Almonis undis ablui perhibetur.. »
(73) Peristeph, Hymnes, X, 154-155: « Nudare plantas ante carpentum scio.
Proceres togatos matris Ideae sacris. »
122
Le cérémonial dans les sphères politiques & religieuses à travers les âges
de 288(74). Ambroise, quant à lui, parle de currus(75), un char de triomphe
ou voiture à deux roues. Le témoignage d’Augustin nous informe que la
statue de la déesse est transportée sur une lectica, civière ou lit portatif
souvent utilisé pour transporter des personnages de haut rang aussi bien
par nécessité que pour le plaisir(76). Au sujet de la cérémonie, Augustin
mentionne aussi le ferculum au pluriel, un terme dont l’usage à une
double signiication. Dans un sens, ferculum désigne une plateforme
à travers laquelle ou au dessous de laquelle courent deux barres qui
apparaissent de l’un et de l’autre côté. Il est transporté à bras et plus
ordinairement sur les épaules par deux personnes ou plus, souvent
quatre(77).
Cette civière ou brancard sert à porter toute espèce d’objet lors des
cérémonies comme les statues divines et des images symboliques qui
faisaient partie des cérémonies(78). Rappelons que l’essentiel de nos
connaissances sur le ferculum vient des monuments de triomphe plutôt
que des documents à caractère religieux(79). Mais la mention des fercula
en rapport avec la cérémonie du 27 mars à Carthage, c’est-à-dire en
dehors de l’Urbs, où aucune procession triomphale ne peut se passer,
conirme l’utilisation du ferculum dans des processions à caractère
religieux dans les villes, ainsi à Pompéi comme l’indique une peinture
murale(80) (ig. 2).
(74) C.I.L., VIII, 8457 (=20343).
(75) Ambroise, Epistula, XVIII, 30 « Unde igitur exemplum, quod currus suos
simulato Almonis in lumine lauat Cybele ? »
(76) P. Girard, « Lectica », DAGR, vol. V, p. 1004.
(77) A. L. abaeCherli, « Fercula, Carpenta and Tensae … », art. cit., p. 2.
(78) maCrobe, Saturnales, I, 23, 13 ; voir A. ernout et A. meillet, D.E.L.L. Paris,
2001, p. 226.
(79) A. L. abaeCherli, « Fercula, Carpenta and Tensae … », art. cit., p. 3.
(80) LIMC, VIII suppl. Kybele 73* = M. J. vermaSeren, Cybele and Attis…, op.
cit., p. 18, pl. XII et XVII avec bibliographie.
La fête publique de la Lauatio… - Ridha Kaabia
123
fiGure N°2 : Peinture murale dans la maison de M. Vecillius Verecundus,
Via Abbondanza, à Pompéi (Vermaseren 1978, pl. XII).
La déesse trône sur un ferculum en bois
Dans un autre sens, le ferculum désigne un grand plateau sur lequel on
rangeait plusieurs plats qui formaient un repas appelé service. Ces plateaux
étaient assimilés aux fercula des cérémonies publiques dans Juvénal(81) et
Apulée(82) par exemple, mais ici, le sens du mot est teinté d’une coloration
polémique. Transportée sur une lectica ou sur un ferculum, la statue du
culte rend la divinité rituellement présente aux regards de ceux qui assistent
à la fête. Mais Augustin par un jeu de mot vise à soustraire toute valeur
cultuelle à cette apparition divine et au protocole qui l’accompagne en la
réduisant à un banquet où viennent festoyer les immondes démons. En
jouant sur les deux sens du mot, Augustin ne voulait-il pas condamner dans
une même forme la cérémonie de Magna Mater et les orgies des banquets?(83)
Mais derrière ces propos antipaïens, il nous livre les realia de l’époque.
Au sujet de la statue divine transportée lors de la procession, Il n’y a
aucune certitude qu’il s’agit de la statue originelle, celle déposée dans le
naos, ou d’une autre peut-être plus petite et légère et donc facile à manipuler.
Par ailleurs, nous savons que certaines statues consacrées, dont la fabrication
ne nécessitait pas le recours aux matériaux de luxe et d’emploi durable,
étaient spécialement destinée aux processions. Ainsi par exemple la statue
de la Victoire, faite en gypse, était transportée sur un ferculum lors des jeux
de cirque sous Septime Sévère(84). Pierre à plâtre, le gypse est certes une
matière légère, mais minéral tendre et à forte solubilité dans l’eau salée, il
(81) Juvenal, Satires, VII, 184.
(82) Apulée, Métamorphoses, X, 16, 3.
(83) A. audellent, Carthage romaine, Paris, 1901, p. 387, note 5.
(84) Histoire Auguste, La vie de Sévère, 22.
124
Le cérémonial dans les sphères politiques & religieuses à travers les âges
ne convient donc pas au rite de baignade de la statue divine, encore moins
dans la mer.
Par ailleurs, Cicéron met en garde les hommes de ne pas marcher
avec une lenteur douce comme celles des porteurs des fercula lors des
pompes(85). Certes des facteurs qui relèvent de la bonne organisation et de
l’esthétique du cortège rythment l’avancée de la statue divine, mais le poids
de la statue y est certainement pour quelque chose (ig. 3). Les lecticarii
et les ferculani, qui sont d’ailleurs choisis parmi les hommes robustes(86),
sont assistés d’un staff de deux ou quatre hommes. Parfois ils utilisent des
sortes de béquilles qui devaient servir de supports pour baisser le ferculum
ou la lectica pendant les haltes de la procession(87) (ig. 4).
fiGure n°3 : Un monument en marbre, peut-être un cinerarium. Les Ferculani
portent le bonnet phrygien. Sont-ils des galles ς ẒFitzwilliam Museum,
Cambrige, Vermaseren, 1978, pl. 39)
Cela plaide en faveur d’une hypothèse selon laquelle la statue divine
mobilisée pour le rite de lauatio devait être d’un poids certain et qui
devait être manipulée avec le plus grand soin(88). Cependant, le relief de la
(85) Ciceron, De oficiis, I, 36 : « Cauendum est autem, ne aut traditatibus utamur
in gressu millioribus, ut pomparum ferculis similes esse uideamur. »
(86) P. Girard, « Lectica », art. cit., p. 1004.
(87) A. L. abaeCherli,« Fercula, Carpenta and Tensae … », art. cit., p. 2.
(88) On rappelle ici les propos de H. Graillot, Le culte de Cybèle…, op. cit.,
p. 139, où il mentionne que « les prêtres vont chercher la statue cultuelle, icône
d’argent dont la pierre noir forme le visage ». Il faut penser que des statues de
Magna Mater ont été copiées sur le modèle romain et envoyées partout dans
l’Empire où se trouvaient des métrôons. Toutefois, la pierre noire ne concerne que
la statue de la déesse dans le temple du Palatin.
La fête publique de la Lauatio… - Ridha Kaabia
125
métropole africaine est loin de se caractériser par sa platitude, les pentes et
les collines ne facilitent point la tâche du transport d’une statue en marbre
visiblement dificile à transporter. La matière de la statue divine exhibée le
jour de la lauatio n’est donc toujours pas tranchée.
fiGure n°4 : Relief en terre cuite représentant des ferculani avec leurs béquilles
(Musée du Louvre, Abaecherli, 1936, pl. III, 1)
Nous ne savons pas par ailleurs si les lecticarii et les ferculani font
partie du personnel du culte de Magna Mater comme le laisse entendre
Ovide en soulignant que la déesse est portée sur les nuques de ses servants.
Il serait envisageable que lors des processions on faisait recours à des
professionnels qui étaient organisés dans des collèges avec une hiérarchie,
et où les critères physique et professionnel étaient sans doute importants
pour le recrutement dans ces collèges(89). Une loi de 415 destinée
probablement à Seleucus, préfet du prétoire pour l’Italie et l’Afrique(90),
(89) C.I.L.,VI, 5198, 6301 mentionnent supra lecticarios ; C.I.L., VI, 8874 (épitaphe
d’un) praepositus lectika(riotum) ; I.L.Alg., I, 2136 à Madure: lecticariorum
princeps; C.I.L., VIII, 20574 (à Thamallula en Maurétanie Sitiienneẓ une dédicace
à Vénus faite par un lecticarius ; C.I.L., VIII, 24531(à Carthage, une tablette en
marbre) une dédicace à une divinité inconnue dans laquelle un lecticarius s’est
acquitté de son vœu.
(90) C. Th., XVI, 10, 20, 2 (la deuxième partie du paragraphe 2): « …omnis
expensa illius temporis ad superstitionem pertinens, quae jure damnata est,
omniaque loca, quae frediani, quae dendrophori, quae singula quaeque nomina
et professiones gentiliciae tenuerunt epulis uel sumptibus deputata, possint hoc
errore submoto compendia nostrae domus subleuare ». « … que tous les revenus
dépensés autrefois pour la superstition justement condamnée, et tout les lieux que
126
Le cérémonial dans les sphères politiques & religieuses à travers les âges
fait connaitre que des collèges religieux des frediani et des dendrophores(91)
étaient actifs et possédaient un patrimoine que le pouvoir central voulait
récupérer suite à l’interdiction du paganisme. Les dendrophores sont les
membres du collège chargé de porter le pin sacré d’Attis, l’arbor intrat
qui a lieu le XI des calendes d’avril, soit le 22 mars. Quant au frediani,
leur nom qui demeurait ambigu, signiierait, selon une hypothèse de J.
Rougé(92), ferculani, ceux qui devaient porter les fercula, civières sur
lesquelles reposaient des statues. Cet hapax de « grande vraisemblance »
semble être accepté(93).
Outre la statue de culte qui constitue le centre de la procession,
d’autres images divines peuvent être portées pendant la cérémonie comme
par exemple celles d’Attis qui n’a d’ailleurs le droit à aucun privilège le
jour de lauatio. Mais la foule peut apporter des images dessinées selon
l’imagination personnelle de chaque porteur(94). Ces représentations
constituent une marge de libre initiative qu’offrent les manifestations de
ce culte aux participants à la fête, et renforce d’avantage l’importance de
l’initiative personnelle et le goût de l’époque dans la célébration de cette
fête.
De tout le cycle métrôaque qui débute le 15 mars, Augustin ne met en
lumière que la fête du rite de lauatio sans pour autant faire allusion aucune
les frediani, les dendrohpres et les confréries païennes quel que soit leur nom,
détenaient pour servir à leurs banquets ou à leurs dépenses, que tout cela, puisque
cette erreur a été abolie, vienne accroître les proits de notre domaine. ḫ ẒTraduction
de J.-M. Salamito, « Les dendrophores dans l’Empire chrétien. À propos de Code
Théodosien, XIV, 8, 1 et XVI, 10, 20, 2 » Mélanges de l’EFR. Antiquité, 1987,
vol. 99, p. 1009.)
(91) Le nom de dendrophores était appliqué à des gens de métier (des bûcherons et
des commerçants de bois) qui jouaient un rôle dans certaines cérémonies du cule
de Cybèle peut-être depuis le règne de Claude. La confrérie religieuse et le collège
de métier (des dendrophores) n’étaient donc pas distincts. Pour plus de détails
voir J.-P. WaltzinG, Etude historique sur les corporations professionnelles chez les
Romains depuis les origines jusqu’à la chute de l’Empire de l’Occident, tome1,
Louvin, 1895, p. 249-251.
(92) J. rouGé, « Code Théodosien, XVI, 10, 20: essai d’interprétation », Revue
historique du droit français et étranger, p. 1981, 58-59.
(93) J.-M., Salamito « Les dendrophores dans l’Empire chrétien. À propos
de CodeThéodosien, XIV, 8, 1 et XVI, 10, 20, 2 », Mélanges de l’Ecole française
de Rome. Antiquité, 1987, vol. 99, p. 1009-1010.
(94) Ce qu’avance aPulée, Métamorphoses, XI, 11, quand il parle des images
faites à la manière des Egyptiens lors d’une procession d’Isis, pourrait avoir des
parallèles lors de la procession de lauatio de Cybèle à Carthage comme ailleurs.
La fête publique de la Lauatio… - Ridha Kaabia
127
à la inalité de ce rite et en quoi il peut constituer un dérangement à la
nouvelle religion.
Pour saisir la signiication de lauatio, il faut considérer ce rite dans
son contexte, celui du cycle métrôaque. A l’instar de toutes cérémonies
religieuses, les festivités de mars ne sont qu’une construction historique
sujette à des altérations et à des innovations continues aussi bien dans
leurs composantes que dans la signiication des éléments qui se rattachent
à elles(95). Depuis la restauration d’Auguste et les réformes de Claude
et d’Antonin le Pieux jusqu’à ce que nous fait connaitre le calendrier
Philocalus au milieu du IVème siècle, le culte de Magna Mater a connu une
évolution. Celle-ci est saisissable dans certaines pratiques rituelles, dans
les institutions qui gèrent le culte et surtout dans la perception du mythe et
la signiication des rites. Le rapport entre la religion de Cybèle et le salut
de l’empereur, l’instauration de nouvelles institutions comme les collèges
des dendrophores, ceux des cannaphores et l’archigallat par exemple ainsi
que l’évolution du calendrier sont des faits signiicatifs et relètent qu’à
l’instar de toutes les religions païennes, ce culte est loin d’être immuable
et stagnant.
Inscrites dans le calendrier religieux, les cérémonies festives relèvent
d’un ordre sacré du temps qui se trouve lié à des rythmes saisonniers,
eux-mêmes tributaires de cycles cosmiques(96). La inalité de ce rite est
de faire éprouver quelque chose qui conduit la cité vers le bien être(97).
Ainsi à partir de la deuxième moitié du seconde siècle, l’ensemble du cycle
rituel métrôaque assure la fécondité de la terre, le renouveau annuel du
cycle végétal et au même temps le salut de l’empereur et des communautés
politiques(98). L’explication naturaliste, qui consiste à comprendre le rite
dans une optique agraire est au centre de la vocation de cette cérémonie.
Or le contexte de l’introduction du culte d’une part et l’interprétation du
mythe qui supporte de différentes approches de l’autre permettent d’élargir
(95) Cette approche était déjà efleurée par P. lambreChtS, « Les fêtes ‘Phrygiennes’
de Cybèle et d’Attis », Bulletin de l’Institut Historique Belge de Rome, 27, 1952,
p. 141-170 ; suivi par D. fiSChWiCk « The Cannophori and the March Festiva … »,
art. cit., p. 195-201, développée par M. J. vermaSeren, Corpus Cultus Cybelae
Attidisque, op. cit., p. 13-24 et reprise par J. alvar, Romanising Orinetal Gods.
Myth, Salvation end Ethic in the Cults of Cybele, Isis and Mithras, Brill, Leyde,
2008, p. 286-293.
(96) A. motte, « Fêtes chez les hommes, fêtes chez les dieux… », art. cit., p. 121.
(97) Michel meSlin, « La symbolique des cultes de Cybèle et de Mithra », Le
symbolisme dans le culte des grandes religions, éd. J. Ries, Louvain-La-Neuve,
1985, p. 173.
(98) Ph. borGeaud, La Mère des Dieux…, op. cit., p. 132.
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Le cérémonial dans les sphères politiques & religieuses à travers les âges
le champ de l’intervention divine qui est en rapport avec la vie civique et
politique. C’est cette relation étroite avec la nature mais aussi et surtout
avec la cité et son élite qui a assuré le dynamisme du culte de Magna Mater
à l’époque tardive.
Le culte de Cybèle dans la métropole africaine a pu surmonter la rude
épreuve de la proclamation du christianisme comme l’unique religion
publique sous Théodose en 391 et par conséquent l’interdiction des cultes
païens vers l’extrême in du IVème siècle. En effet la loi de 415 évoque
encore des collèges religieux en rapport avec ce culte(99). Alors que le temple
de Caelestis, divinité poliade de Carthage, semble avoir été désaffecté dès
l’année 399 dans le cadre de la mission des comtes Jovius et Gudentius(100)
et entièrement détruit entre 417 et 421(101).
La manière par laquelle le culte de Cybèle était structuré lui assurait une
vitalité dont Augustin se rappelle jusqu’à la date de la rédaction de la Cité de
Dieu. Or la place que l’évêque d’Hippone accorde au récit la fête de lauatio
laisse supposer qu’elle gênait particulièrement les chrétiens à l’époque.
Outre les troubles des mœurs, Augustin en veut au culte de Magna Mater et
précisément à la fête de lauatio et à la quête de l’aumône que fait persister
le paganisme dans sa forme festive. Une telle forme assurait une assise
sociale importante lors des cérémonies, chose que la nouvelle religion
n’était pas encore à même de garantir du temps de la jeunesse d’Augustin,
plus d’un demi-siècle après la tolérance du christianisme dans le paysage
religieux romain. C’est donc de par sa nature collective et répétée que cette
fête pouvait gêner. L’attraction que mène la cérémonie de lauatio dans
sa forme publique et carnavalesque sur la masse peut en quelque sorte
rivaliser avec la mission d’Augustin devenu homme de l’église engagée.
(99) C. Th., XVI, 10, 20 (voir supra note 89).
(100) Ciu. Dei, XVIII, 54, CCL., XLVIII, p. 635 : « (…) in ciuitate notissima
et eminintissima Carthagine Africae, Gaudentius et Iouius comites imperaroris
Honorii, quarto decimo kelendas aprilis, falsorum derorum temple euerterunt ».
Au mois d’août de la même année Honorius (C. Th., XVI, 10, 18) ordonna au
proconsul Apollodore de veiller à ce que les temples désaffectés ne soient pas
détruits. Pour d’amples informations voir C. lePelley, Les cités…, op.cit., t. I, p.
353.
(101) Quodvultdeus, Livres des promesses, III, 44, 574-579. Ce temple fermé en
399, fut ensuite dévolu en 407- 408 aux autorités ecclésiastiques qui consacrèrent
l’édiice au culte chrétien pendant la fête des Pâques. Mais la coniscation du
temple et la destruction des idoles n’avaient pas anéanti totalement les sentiments
païens. Entre 417 et 421, ce temple de Caelestis fut détruit et transformé en
cimetière pour éviter une agitation éventuelle de la population païenne. Pour plus
de détails voir Z. ben abdallah et L. ennabli, « Caelestis et Carthage », Antiquités
Africaines, 34, 1998, 179, 183.
La fête publique de la Lauatio… - Ridha Kaabia
129
***
- La fête qui accompagne le rite de lauatio fait partie de l’activité
religieuse et constitue un moment de divertissement pour les citoyens dans
un milieu urbain en l’occurrence la métropole africaine.
- Dans sa forme publique, le culte de Cybèle constitue encore un élément
de cohésion sociale et de dynamisme de la vie civique à Carthage deux
décennies avant l’abolition oficielle du paganisme.
- Dans cette cérémonie, on trouve réunies les composantes organiques de
l’expérience religieuse dans laquelle le divin est sensible par l’homme.
- Ce souvenir est pour l’évêque d’Hippone l’occasion de s’interroger sur
la raison d’être de cette fête qui continue à être célébrée conformément
à la tradition ancestrale et qui mobilise, conformément à la tradition, le
personnel de culte, l’élite et une foule de citoyens à une époque de grand
essor de christianisme.
-Sans le témoignage d’Augustin, le côté le plus remarquable de la fête
de lauatio à Carthage dans la seconde moitié du IVème siècle nous serait
inconnu.
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Le cérémonial dans les sphères politiques & religieuses à travers les âges
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