Décalages
Volume 2 | Issue 1
2016
L’eurocommunisme, Gramsci et les althusseriens
Yohann Douet
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Douet, Yohann (2016) "L’eurocommunisme, Gramsci et les althusseriens," Décalages: Vol. 2: Iss. 1.
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Article 8
Douet: L’eurocommunisme, Gramsci et les althusseriens
YOHANN DOUET
L’eurocommunisme, Gramsci et les althusseriens
Dans les années 1970, les partis communistes européens adoptent une nouvelle
stratégie politique, qualifiée d’“ eurocommunisme ”. Le tournant qui est pris consiste à
affirmer qu’une “ voie démocratique au socialisme ” est possible, et souhaitable, en
Europe occidentale. Dans cette perspective, il est envisageable de jouer le jeu
institutionnel bourgeois en participant au gouvernement, et d’élaborer des alliances avec
d’autres partis (programme commun en France à partir de 1972, compromis historique
en Italie etc.). Et on peut s’adonner à la critique du “ socialisme réellement existant ”
pour son manque de démocratie. Pour manifester cette reconnaissance du “ pluralisme ”
et cette prise du distance à l’égard de l’URSS, certains partis abandonnent officiellement
l’objectif de “ dictature du prolétariat ” : c’est le cas du PC portugais (Xe congrès,
Octobre 1974), du PCF (XXIIe congrès, Janvier 1976) et du PCE (Février 1977).
Le vocabulaire gramscien (et en particulier l’hégémonie) est omniprésent lors de
ce tournant. Par exemple, Santiago Carrillo (secrétaire général du PCE) soutient que
Lénine avait tort de proclamer que, dans la diversité du passage au socialisme,
l’essence sera nécessairement une : la dictature du prolétariat ; [...] parce que l’essence de toutes
les diverses formes politiques de transition au socialisme, telle que nous pouvons en juger aujourd ’hui,
est l’hégémonie des travailleurs, alors que la diversité et l’abondance des formes politiques incluent
également la possibilité que la dictature du prolétariat ne soit pas nécessaire 1.
C’est donc l’“ hégémonie des travailleurs ” qui est requise pour une transition au
socialisme, et non nécessairement “ la dictature du prolétariat ”. Gramsci est donc
mobilisé, contre Lénine en quelque sorte, et une fois que l’on a remplacé la “ dictature
du prolétariat ” par l’hégémonie, on peut retrouver tous les éléments du tournant que
nous venons d’évoquer : transition démocratique, pluralisme, critique de l’URSS etc. On
comprend donc que les questions d’herméneutique gramscienne soient inextricablement
liées aux questions politiques du moment.
Cette conjoncture nouvelle donne lieu à des débats intenses qui clivent le champ
des “ althussériens ”, et se réfractent inévitablement sur la lecture qu’ils donnent de
Gramsci. C’est en particulier le cas pour Buci-Glucksmann et Poulantzas, souvent
caractérisés comme “ eurocommunistes de gauche ”, et pour Anderson et Althusser luimême, critiques à l’égard du “ tournant ”.
1.
Gramsci et l’eurocommunisme de gauche
Les “ eurocommunistes de gauche ”2 retiennent de l’eurocommunisme
1
2
S. Carrillo, Eurocomunismo y Estado, Madrid, Ed. Crítica, 1977, p. 196.
Bob Jessop résume ainsi les caractéristiques des deux tendances de l’eurocommunisme : “ les
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l’importance du pluralisme et du caractère démocratique de la transition. Pour autant, ils
refusent de voir la transition comme un processus linéaire, sans heurt, et restreint à la
sphère institutionnelle (celle de la démocratie représentative) : la démocratie dont il est
question doit être ancrée dans les luttes populaire. De même, le pluralisme dont ils
parlent n’est pas qu’un pluralisme des partis (refus du parti unique), mais aussi un
pluralisme des acteurs sociaux, de la société civile : la transition implique la participation
d’une multiplicité de mouvements sociaux (mouvement ouvrier, féminisme, écologie
etc.), d’associations, de syndicats, de conseils de salariés (importance de l’autogestion),
etc. Si la stratégie socialiste doit être démocratique, elle doit dépasser le champ des
institutions étatiques. Elle exige donc une nouvelle théorie de l’Etat et de la politique :
voyons quelle place est faite à Gramsci dans cette dernière.
1.1.
Buci-Glucksmann : Gramsci et l’Etat
En 1975, alors que les débats n’ont pas encore l’intensité des années suivante, est
publiée la thèse de Christine Buci-Glucksamnn3, Gramsci et l’Etat. Les questions de
stratégie politique des années 1970 n’y sont pas directement développées mais elle
contribue à dresser le cadre des discussions des années suivantes.
Le fil directeur du livre est la notion gramscienne d’“ Etat intégral ”4 : l’Etat en
son sens intégral ne se réduit pas à la société politique et à la coercition, mais s’étend à la
société civile et à l’hégémonie. Outre les appareils coercitifs et de gouvernement, l’Etat
s’étend aux appareils hégémoniques, c’est-à-dire à différents éléments de la société civile,
communément considérés comme “ privés ” (de l’Eglise à l’architecture, en passant par
les musées et les universités, etc.). Buci-Glucksmann reformule cette notion en parlant
d’ “ Etat élargi ”, expression qui ajoute l’idée d’un processus historique d’élargissement
eurocommunistes de droite ont tendance à considérer que la transition démocratique au socialisme sera
graduelle et progressive, fondée sur une alliance de classes anti-monopolistes, sous la direction du parti
d’avant-garde communiste, et laissera les appareils idéologiques d’Etat (AIE) largement inchangés, vu
qu’ils sont censés être neutres [...] Les eurocommunistes de gauche ont tendance à considérer que la
transition sera une longue série de ruptures et de brisures, fondée sur alliance large, nationale -populaire,
comprenant des nouveaux mouvements sociaux aux côtés des forces de classes, et organisée d’une
manière pluraliste. Ils cherchent à transformer fondamentalement les AIE, dans le cadre du processus
de démocratisation, et cherchent à restructurer l’Etat et l’économie de telle sorte qu’il y ait à la fois une
démocratie extensive à la base et un forum parlementaire unifiant ” (B. Jessop, Nicos Poulantzas. Marxist
Theory and Political Strategy, London, Macmillan, 1986, pp. 297-298 ; c’est moi qui traduit, Y. D).
3
Membre du Parti communiste et influencée par l’œuvre de Louis Althusser, elle sera dans les années
suivantes, comme nous allons le voir, l’une des principales théoriciennes de “ l’eurocommunisme de
gauche ” en France.
4
Gramsci écrit par exemple qu’entrent “ dans la notion générale d’Etat des éléments qu’il faut rattacher
à la notion de société civile (en ce sens, pourrait-on dire, qu’Etat = société politique + société civile,
c’est-à-dire une hégémonie cuirassée de coercition) ” (Cahier 6, § 88, in A. Gramsci, Cahiers de prison,
Avant-propos, notices et note de R. Paris, Paris, Gallimard, 1978-1996, t. II, p. 83), ou encore : “ par
Etat on doit comprendre aussi, en plus de l’appareil de gouvernement, l’appareil ‘privé’ d’hégémonie ou
société civile ” (Cahier 6, § 137, ibid., p. 117).
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de l’Etat (lié à l’impérialisme et à la massification de la société), à l’élargissement
conceptuel (ne plus considérer l’Etat comme simplement répressif) : l’appareil d’Etat
s’élargirait en incorporant les appareils d’hégémonie, en s’étendant dans la société, en
remplissant des fonctions (idéologiques, économiques etc.) de plus en plus nombreuses.
La notion d’Etat intégral s’oppose à une conception instrumentaliste de l’Etat. Ce
dernier, du fait de sa complexité et de son étendue, n’est pas en situation d’extériorité par
rapport aux classes mais contribue à les constituer. Et cela vaut en premier lieu pour la
classe dominante qui, loin de simplement utiliser l’Etat comme son instrument pour
réprimer les classes dominées, est également constituée, unifiée et organisée en et par lui.
Gramsci échapperait également à tout fonctionnalisme, contrairement à Althusser.
Buci-Glucksmann part certes des thèses développées par Althusser en 1969 dans
“ Idéologie et appareils idéologiques d’Etat ” (AIE), selon lesquelles l’Etat n’agit pas que
par son appareil répressif mais également par des AIE multiples et souvent considérés
comme “ privés ” : religieux, scolaire, familial, juridique, politique, syndical,
d’information, culturel. Mais elle considère que la conception d’Althusser tombe dans le
fonctionnalisme dans la mesure où pour lui les AIE sont unifiés parce qu’ils mettent tous
en œuvre l’idéologie de la classe dominante, et remplissent donc une fonction de
reproduction de sa domination. Gramsci nous permettrait de comprendre que
l’hégémonie de la classe dominante sur son Etat n’est pas totale et sans reste, et peut être
contestée. L’hégémonie ne se confond pas avec l’inculcation idéologique de la part de la
classe dominante, mais est toujours un champ de luttes. Althusser lui-même avait certes
cherché à se garder d’une telle interprétation fonctionnaliste, mais Buci-Glucksmann
considère que “ son analyse n’en demeure pas moins clivée entre l’affirmation du primat
de la lutte des classes (dialectique historique) et ce qui nous paraît un modèle par trop
‘mécaniste-fonctionnaliste’ des rapports base/superstructure, les AIE ayant comme
fonction d’assurer la reproduction des rapports sociaux ”5. Quant à Gramsci, il
dépasserait la conceptualisation en termes de reproduction mécanique des rapports de
production par l’Etat, car l’hégémonie dépasse la dichotomie base/superstructure (où la
seconde reproduirait la première) en ce qu’elle peut naître dans le champ de la
production (comme il le montre dans ses analyses sur l’américanisme), et est ouverte à la
lutte des classes et à l’intervention des groupes intellectuels et politiques.
Pour mieux comprendre la stratégie politique qu’elle tirera de cette interprétation
de Gramsci, penchons-nous tout d’abord sur l’œuvre de Poulantzas, dont elle fut la
collaboratrice dans la seconde moitié des années 1970.
1.2.
Poulantzas et Gramsci
L’ouvrage majeur de la dernière période de Poulantzas est l’Etat, le pouvoir et le
socialisme (1978), où il développe sa stratégie de transition démocratique au socialisme,
fondée sur une conception de l’Etat en termes relationnels et stratégiques. L’Etat “ ne
5
Ch. Buci-Glucksmann, Gramsci et l’Etat, Paris, Fayard, 1975, p. 84.
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doit pas être considéré comme une entité intrinsèque mais [...] comme un rapport, plus
exactement comme la condensation matérielle d’un rapport de forces entre classes et fractions de classe, tel
qu’il s’exprime, de façon spécifique toujours, au sein de l’Etat ”6. Les rapports de forces entre les
classes, ainsi que leurs stratégies propres, s’inscrivent donc dans la matérialité
institutionnelle propre de l’Etat. Il est traversé par les contradictions sociales et par la
lutte des classes : l’État n’est pas un bloc monolithique, mais un champ stratégique.
L’Etat n’est donc ni une Chose à la disposition de la classe dominante comme dans le
modèle instrumentaliste, ni un Sujet qui agirait de manière purement autonome. Il est un
“ rapport ” : la politique qu’il mène doit être considérée comme la résultante des
contradictions de classe inscrites dans sa structure même. Et ceux qui le conçoivent
comme une Chose-instrument ou comme un Sujet tombent dans la même erreur : ils
supposent une extériorité radicale entre les classes et l’Etat. Poulantzas refuse une telle
extériorité, mais n’abandonne pas l’idée selon laquelle l’Etat est un Etat de classe,
puisqu’il y a bien une classe dominante, dont l’Etat sert les intérêts. Mais il ne sert pas
ces intérêts de manière parfaitement cohérente, et sans qu’il y ait d’interventions ni de
résistances de la part des autres classes en lutte, au sein même de l’Etat. Les libertés
“ formelles ” et la démocratie représentative, par exemple, ne sont pas de purs
instruments que la bourgeoisie utiliserait afin de tromper le prolétariat en lui donnant
l’illusion d’être libre et souverain : elles sont des conquêtes de la lutte des classes, des
inscriptions de cette lutte dans la matérialité étatique.
Cette conception s’accompagne de l’idée d’une multiplication des champs d’action
et d’intervention de l’Etat, qui ne s’arrête pas à la frontière de l’économie : l’ensemble de
l’action de l’Etat,
qu’il s’agisse de la violence répressive, de l’inculcation idéologique, de la normalisation
disciplinaire, de l’organisation de l’espace et du temps ou de la création du consentement, est en relation
avec ces fonctions économiques7.
Il critique Althusser pour avoir eu une conception trop restrictive de l’Etat, et
n’avoir pas su la rendre adéquate à l’“ élargissement réel ” et historique de l’Etat
moderne8. Car la dichotomie entre appareils répressif d’Etat (ARE) et AIE est
schématique et insuffisante. Non seulement elle laisse de côté le rôle économique de
l’Etat (la présence de l’Etat dans les rapports de production eux-mêmes, qu’il ne se
contente pas de reproduire de manière extérieure), mais elle oublie que l’action de l’Etat
ne se limite pas à la répression et à l’inculcation idéologique, mais “ agit aussi de façon
positive, crée, transforme, fait du réel ”9. L’Etat ne se contente pas de réprimer et de
N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, “ Préface ” de R. Keucheyan, “ Postface ” de B. Jessop,
Paris, Les Prairies ordinaires, 2013, p. 191.
7
Ibid., p. 235.
8
“ [...] la formulation de l’espace étatique en termes d’appareils répressifs et d’appareils idéologiques [...]
a le mérite d’élargir la sphère étatique en y incluant une série d’appareils, souvent ‘privés’, d’hégémonie
et d’insister sur l’action idéologique de l’Etat, mais n’implique pas moins une conception de l’Etat et de
son action qui reste encore restrictive ” (ibid., p. 71).
9
Ibid., p. 67.
6
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Douet: L’eurocommunisme, Gramsci et les althusseriens
tromper :
le rapport des masses au pouvoir et à l’Etat dans ce qu’on désigne notamment comme
consensus, possède toujours un substrat matériel. Entre autres parce que l’Etat travaillant à l’hégémonie
de classe, agit dans le champ d’un équilibre instable de compromis entre les classes dominantes et les
classes dominées10.
Ce passage clé de la critique que Poulantzas fait d’Althusser est très proche d’un
texte de Gramsci11, mais la référence à ce dernier est absente, et c’est au contraire la
conception d’Althusser qui est censée être “ fondée sur les analyses de Gramsci ” 12. On
peut supposer que cette absence, qui se confirme d’ailleurs dans le reste de l’ouvrage,
vient du fait que Poulantzas, tout en se réappropriant un grand nombre de ses réflexions,
cherche à se distancer de Gramsci, trop lié aux débats autour de l’eurocommunisme.
Mais cette prise de distance a peut-être une autre raison : la critique que fait
Poulantzas de la stratégie gramscienne de la transition. En effet, Poulantzas ne se
confronte véritablement à Gramsci que dans la conclusion de l’ouvrage, où il tire les
conséquences stratégiques de sa conception de l’Etat. Il y défend l’idée d’une voie
démocratique au socialisme, contre la conception léniniste du “ double pouvoir ”. Pour
cette dernière, la stratégie révolutionnaire consisterait à construire un nouveau pouvoir
autonome (les soviets dans le cas de la révolution d’Octobre), hors de l’ancien Etat, puis
à s’emparer du pouvoir d’Etat mais simplement pour “ briser ” l’appareil d’Etat
bourgeois et le remplacer par le nouvel appareil. Poulantzas considère qu’une telle
stratégie se fonde sur une conception de l’Etat comme “ bloc monolithique ”,
entièrement aux mains de la bourgeoisie. Or, comme nous l’avons vu, l’Etat est certes un
Etat de classe, mais toujours traversé par les contradictions et la lutte de classes. Et
réciproquement, les classes ne sont pas dans une extériorité pure par rapport à l’Etat :
pas même le prolétariat. Par conséquent, le schéma de l’attaque frontale, de la prise
d’assaut de palais d’Hiver, est illusoire et dangereux. Il faut au contraire tâcher de
changer le rapport de force intérieur à l’Etat, en faisant jouer les contradictions qui le
traversent : la révolution portugaise de 1974, par exemple, n’a pas été directement
provoquée par l’intervention ou la mobilisation des masses, mais par le retournement
contre le pouvoir d’éléments de l’appareil d’Etat, et même de l’ARE lui-même (les
officiers du MFA), même si la contradiction fondamentale du capitalisme déterminait en
dernière instance les contradictions internes à l’Etat.
La notion gramscienne de “ guerre de position ” relèverait du schéma léniniste du
double pouvoir : malgré tout ce qu’y ajoute Gramsci en termes de lutte idéologique, de
patience politique et de complexité organisationnelle, il s’agirait toujours de prendre
10
Ibid.
“ La vie de l’Etat se trouve conçue comme une formation continuelle et un dépassement continuel
d’équilibres instables (dans le cadre de la loi) entre les intérêts du groupe fondamental et ceux des
groupes subordonnés, équilibrés dans lesquels les intérêts du groupe dominant prévalent, mais jusqu’à
un certain point, c’est-à-dire sans aller jusqu’à l’intérêt étroitement économico-corporatif ” (Cahier 13,
§ 17, in Cahiers de prison, cit., t. III, pp. 381-382).
12
N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, cit., p. 66.
11
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d’assaut l’Etat de l’extérieur13. Gramsci serait donc conduit à ignorer la nécessité du
pluralisme, puisque son analyse se fonde toujours sur l’idée d’un Parti-Prince organisant
cette guerre de position, afin de remplacer l’Etat par un nouvel Etat, et prenant donc la
forme d’un anti-Etat. De même, il ne verrait pas l’importance de la démocratie
représentative qui n’est pas qu’un élément du pouvoir bourgeois à “ briser ”, mais au
contraire une conquête des luttes populaires. La “ voie démocratique au socialisme ” de
Poulantzas s’oppose donc à la “ guerre de position ” en tant qu’elle cherche à articuler
l’action à l’intérieur de l’Etat (accession au pouvoir par des voies légales) et action hors
de l’Etat, dans et avec les masses (autogestion, mouvements sociaux etc.)14. Ce n’est que
par une telle articulation qu’on peut espérer réaliser la transition : sans l’action dans
l’Etat, elle se condamnerait à l’échec et à l’impuissance, mais sans l’ancrage dans les luttes
populaires “ de base ” elle n’aboutirait qu’à une nouvelle forme de social-démocratie,
intégrée dans l’Etat et l’ordre dominant. Le moment décisif de cette transition ne sera
donc plus la prise du palais d’Hiver, l’invasion de l’Etat afin de le briser, mais le
basculement de son rapport de force interne en faveur des classes dominées.
Revenons maintenant à Buci-Glucksmann, qui défend une stratégie similaire à
celle de Poulantzas, mais à partir de Gramsci.
1.3.
Gramsci stratège de l’eurocommunisme de gauche
Buci-Glucksmann élabore ses conceptions stratégiques dans de nombreux articles
des années 1976-197815.
Elle considère que “ l’élargissement ” de l’Etat, son extension à toutes les sphères
de la vie sociale et économique (Etat-providence, interventionniste-keynésien, fordiste
etc.) participe d’une réorganisation de la bourgeoisie, qui s’efforce de dépasser les
contradictions du capitalisme et la résistance du mouvement ouvrier. En cela, cet
“ Ce processus long de prise du pouvoir dans une voie démocratique au socialisme consiste, pour
l’essentiel, à déployer, renforcer, coordonner et diriger les centres de résistance diffus dont les masses
disposent toujours au sein des réseaux étatiques, en créant et en en développant de nouveaux, de telle
sorte que ces centres deviennent, sur le terrain stratégique qu’est l’Etat, les centres effectifs du pouvoir
réel. Il ne s’agit donc pas d’une simple alternative entre guerre frontale de mouvement et guerre de
positions car cette dernière, au sens de Gramsci consiste toujours en un encerclement de l’Etat-château
fort ” (ibid., pp. 356-357).
14
L’objectif de Poulantzas est donc de parvenir à une “ transformation radicale de l’Etat en articulant
l’élargissement et l’approfondissement des institutions de la démocratie représentative et des libertés
(qui furent aussi une conquête des masses populaires) avec le déploiement des formes de démocratie
directe à la base et l’essaimage des foyers autogestionnaires, là est le problème essentiel d’une voie
démocratique au socialisme et d’un socialisme démocratique ” (ibid., pp. 353-354). La notion de
dictature du prolétariat empêcherait de poser cette tâche d’articulation.
15
En particulier dans la revue “ Dialectiques ”. Cette revue trimestrielle qui a pu tirer jusqu’à 10.000
exemplaires, ouvre ses pages à l’althussérisme ainsi qu’aux études sur Gramsci. Elle devient ainsi un
important lieu de débat autour des questions stratégiques posées par le tournant eurocommuniste. Le n.
17 de Janvier 1977 comprend ainsi une table ronde sur la dictature du prolétariat. Balibar, qui vient de
publier Sur la dictature du prolétariat y affronte Buci-Glucksmann.
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élargissement de l’Etat est une “ guerre de position ” menée par les classes dominantes.
Si hégémonie il y a, elle est relativement faible, et est en crise, car elle ne vient pas d ’une
nature réellement “ expansive ” de la classe bourgeoise, mais doit passer par l’appareil
d’Etat.
A cette hégémonie et à cette guerre de position bourgeoise, doit s’opposer la
guerre de position et l’hégémonie propre des classes populaires 16. Parce que leurs
adversaires mènent une “ guerre de position ”, les classes dominées doivent abandonner
le modèle frontal et substitutif (substitution de l’Etat des soviets à l’Etat bourgeois) de
Lénine. Elles doivent elles aussi mener une “ guerre de position ”, et la transition ne peut
se faire que par un « double pouvoir de longue durée ”. Pour autant, elles ne mènent pas
une stratégie symétrique à la stratégie bourgeoise, et n’entretiennent pas le même rapport
à l’Etat. En effet, si la transition au socialisme doit bien prendre la forme d ’un
“ élargissement de l’Etat ”, ce n’est pas dans le même sens que l’élargissement de l’Etat
capitaliste qui ne cherche qu’à stabiliser la domination en contrôlant la société “ d’en
haut ». Le but des classes dominées doit à l’inverse être d’élargir l’Etat en le rendant plus
démocratique, plus ouvert aux interventions et aux aspirations de la base 17. Il s’agit de
changer l’appareil d’Etat, de modifier ses formes et ses structures hiérarchiques.
Buci-Glucksmann, contrairement à Poulantzas, garde donc le terme gramscien de
“ guerre de position ”, mais celui-ci renvoie en réalité à la même tâche politique que celle
énoncée par Poulantzas : parvenir à articuler action dans l’Etat et action hors de l’Etat.
Pour penser cette articulation, elle mobilise 18 un autre concept gramscien : celui de
révolution active, ou anti-passive19. L’erreur est de considérer l’Etat comme une chose :
comme une chose à raser parce qu’elle est aux mains de la classe adverse (léninisme), ou
comme une chose neutre à occuper et à utiliser dans ses propres intérêts (socialdémocratie). Dans les deux cas, on conçoit le passage au socialisme comme t ransition
“ par en haut ”, comme “ révolution passive ” menée par l’Etat (par le nouvel Etat
prolétarien des bolchéviks ou par l’ancien Etat utilisé par la social-démocratie). Mais ces
deux perspectives laissent de côté la révolution “ par en bas ”, le rôle des masses : elles
ne conçoivent pas la transition comme une “ révolution démocratique de masse ”,
comme une “ révolution active ”, ou encore comme une “ révolution anti-passive ” antiétatiste. Elles présupposent toutes deux que l’étatique est le tout de la politique. Or, du
fait même du processus d’élargissement de l’Etat, on assiste à une “ socialisation de la
politique ” : toutes les sphères sociales ont un enjeu politique et peuvent être un terrain
de lutte. Il ne s’agit donc pas de prendre d’assaut la citadelle étatique, mais d’intervenir de
manière pluraliste dans tous les domaines sociaux. Pour mener une telle “ révolution
Pour Buci-Glucksmann cette “ double ” guerre de position est déjà thématisée par Gramsci. Cf. Ead.,
“ State, transition and passive revolution ” (1977) in Ch. Mouffe (dir.), Gramsci and Marxist Theory,
London, Routledge and Kegan Paul, 1979, pp. 207-236.
17
Ibid., pp. 232-233.
18
Comme Poulantzas : cf. L’État, le pouvoir, le socialisme, cit., p. 364.
19
Cf. Ch. Buci-Glucksmann, “ State, transition and passive revolution ”, cit. et Ead.,
“ Eurocommunisme, transition et pratiques politiques ”, in P. Birnbaum, J.-M. Vincent (dir.), Critique des
pratiques de la politique, Paris, Galilée, 1978, pp. 103-120.
16
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active ”, il faut élaborer de “ nouvelles pratiques de la politique ”, qui permettent
l’expression et l’intervention d’acteurs sociaux issus de la base : le prolétariat lui-même
(avec notamment l’autogestion), mais aussi les “ nouveaux mouvements sociaux ”
(mouvements féministe, écologiste, étudiant, l’auto-organisation des quartiers etc.) qui
sont dorénavant directement confrontés à l’action de l’Etat élargi (puisqu’il intervient
dans la politique familiale, l’éducation, l’urbanisme, les transports, la santé,
l’environnement, l’équipement collectif etc.). Mais ces nouvelles pratiques de la
politique n’impliquent pas, bien au contraire, de se désengager du terrain étatique
proprement dit : la politique déborde certes l’Etat, mais elle doit s’efforcer d’y intervenir,
de faire jouer ses contradictions internes, et donc donner une place à la démocratie
représentative. Tout comme Gramsci avait pu défendre l’idée d’une “ Constituante ”
dans le cadre de la guerre de position contre le fascisme, Buci-Glucksmann affirme qu’il
faut investir les cadres de la démocratie représentative afin de la démocratiser, dans le
cadre de la guerre de position contre “ l’étatisme autoritaire ”20 qui apparaît dans les
années 1970.
La mobilisation conjointe des deux concepts gramsciens de “ révolution passive ”
et de “ guerre de position ” trace donc une ligne politique qui échappe aux pièges des
deux types de révolutions passives “ étatistes ” du XXe siècle (le stalinisme, qui fait fond
sur la stratégie léniniste de la transition, et la social-démocratie), sans pour autant
retomber dans un spontanéisme qui ignorerait l’importance de l’Etat comme lieu et
enjeu de la lutte des classes (oubli de la “ guerre de position ”).
Un autre concept gramscien est utilisé par Buci-Glucksmann, et lui permet de se
démarquer plus clairement des “ eurocommunistes de droite ” et de leur conception
linéaire de la transition (qui découle de leur minimisation de l’initiative populaire) : celui
de “ guerre de mouvement ”. La stratégie générale doit certes être celle de la guerre de
position, mais cela n’empêche pas qu’à un niveau tactique, la “ guerre de mouvement ”
puisse être utilisée : il y aura des moments d’accélération, de rupture, de basculement des
rapports de force (en particulier à l’intérieur de l’Etat). Parce que la voie démocratique au
socialisme ne peut pas être linéaire, il faut penser l’articulation entre ces deux types de
lutte. Mais sans oublier le primat de la guerre de position: car, même s’il y a une “ crise
de l’Etat ” dans les années 1970, c’est une crise d’hégémonie21, et non une crise
directement révolutionnaire qui ouvrirait la voie à une attaque frontale ou à une “ guerre
de mouvement ” (comme dans la Russie de 1917).
Poulantzas et Buci-Glucksmann donnent donc une lecture de Gramsci
surdéterminée par leurs lignes politiques. C’est également le cas d’Anderson et
d’Althusser, mais à partir d’options stratégiques radicalement différentes : les critiques
sévères qu’ils font de Gramsci sont directement liées à leur opposition à
l’eurocommunisme, quand bien même serait-il “ de gauche ”.
Cf. N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, cit., pp. 287-345.
“ Aujourd’hui, la crise des dictatures (Portugal, Grèce, Espagne), comme la crise de l’État en France
et en Italie, tendent à montrer que crise révolutionnaire et crise de l’État ne coïncident plus, du moins
au départ, selon un modèle d’attaque frontale ” (“ Sur le concept de crise de l’État et son histoire ” in
N. Poulantzas (dir.), La crise de l’Etat, Paris, PUF, 1976, p. 64).
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Douet: L’eurocommunisme, Gramsci et les althusseriens
2.
Les insuffisances de Gramsci?
2.1.
Anderson et les “ antinomies de Gramsci ”
Rédacteur en chef de la “ New Left Review ” depuis 1964, Perry Anderson a
contribué à ouvrir les pages de la revue à Althusser et aux althussériens. En 1976, il
publie The Antinomies of Antonio Gramsci22. Il est à l’époque proche du trotskysme 23, et est
partisan d’une stratégie de “ double pouvoir ” : il est donc très clairement opposé à
l’eurocommunisme sous toutes ses formes. Voyons quels liens cette position politique
entretient avec sa lecture de Gramsci.
Pour lui, le contenu des Cahiers de prison ne serait pas univoque : on y trouverait
trois manières différentes de comprendre l’agencement entre la société politique (Etat au
sens strict), la société civile, la coercition et le consentement. On aurait donc trois figures
alternatives :
- la figure 1 insiste sur la distinction Etat/société civile, où l’Etat représenterait la
coercition, et la société civile le consentement. En Occident (contrairement à l’Orient, à
la Russie de 1917 par exemple), la société civile aurait la prépondérance.
- dans la figure 2, les fonctions de consensus et de coercition sont distribuées à la
fois dans l’Etat et dans la société civile. L’hégémonie est alors une combinaison de
coercition et de consensus, et n’est plus confondue avec le consensus comme dans la
figure 1.
- la figure 3 est celle de “ l’Etat intégral ”, où l’Etat est conçu comme comprenant
à la fois l’appareil gouvernemental et l’appareil “ privé ” de l’hégémonie.
Certains arguments émis par Anderson pour montrer l’inconsistance de ces
figures touchent directement notre problème :
- contre la figure 1, Anderson considère qu’elle renvoie à une surévaluation de la
société civile, et donc au lieu commun bourgeois selon lequel l’Etat en Occident,
subordonné à la société civile, est ouvert à la participation populaire, contrairement à
l’Etat en Orient. Mais surtout, cette conception ignore une donnée fondamentale : le
consensus n’est pas obtenu uniquement par les appareils de la société civile ( “ radio,
télévision, cinéma, églises, journaux, partis politiques”24 etc.), mais surtout par la forme
de l’Etat parlementaire lui-même (la croyance en la souveraineté du peuple par
l’intermédiaire des élections). En critiquant Gramsci il critique donc “ les illusions de la
social-démocratie de gauche ”25, et donc celles de “ l’eurocommunisme ” pour qui la
démocratie représentative, conquête des luttes de classes, peut être un point d’appui pour
la transition au socialisme. Pour Anderson, conquête populaire ou non, la démocratie
représentative est un élément crucial du dispositif idéologique bourgeois, l’instrument
22
Publié en français sous le titre Sur Gramsci, Paris, Maspero, 1978.
En particulier de l’International Marxist Group (IMG).
24
Ibid., p. 48.
25
Ibid., p. 44.
23
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central du consensus : les tâches révolutionnaires ne peuvent donc se résumer à une
“ conquête d’hégémonie ” dans la seule société civile par le biais d’une simple campagne
de démystification.
- la figure 2 ignorerait l’asymétrie entre coercition et consensus : la première est
“ déterminante ”, même si la seconde est souvent “ dominante ”. En reprenant cette
distinction althussérienne, il veut montrer que la répression, le “ monopole de la violence
légitime ”, est l’arrière-plan constant et nécessaire du maintien des rapports de
production capitalistes, même si elle n’agit pas toujours directement. En temps no rmal,
ce qui assure ce maintien est certes le consentement des classes dominées (qui est donc
souvent “ dominant ”), mais ce consentement (obtenu comme on l’a vu par les
dispositifs de la démocratie représentatives, et par tous les appareils d ’hégémonie) a luimême pour condition de possibilité la garantie donnée par la force répressive de l’Etat
(qui reste “ déterminante ”). La prise en compte d’une telle asymétrie entre Etat et
société civile, est fondamentale pour comprendre la nature de l’Etat bourgeois, centre de
la coercition.
- la figure 3 tendrait à confondre l’Etat et la société civile, à masquer “ les
frontières ” de l’Etat qui, bien que difficiles à déterminer, doivent être prises en compte.
Pour Anderson, Althusser a repris cette figure, et en considérant que la distinction entre
appareils public et privés n’est pas pertinente, en rejetant la notion de société civile pour
l’intégrer dans l’Etat par le biais du concept d’AIE, il tombe dans les mêmes impasses
que Gramsci. Cette perspective ouvre la voie à deux erreurs stratégiques symétriques :
une erreur “ gauchiste ” qui voit l’Etat partout et l’attaque indifféremment sur tous les
fronts (la famille étant par exemple mise sur le plan que la police, la culture que l’armée
etc.); et une erreur “ réformiste ”, que l’on pourrait également déduire logiquement de
l’idée selon laquelle les locaux des syndicats ou les studios de cinéma feraient partie de
l’appareil d’Etat en Occident (auquel cas la victoire d’une liste syndicale communiste ou
le tournage d’un film militant seraient censés compter comme des conquêtes
progressives de “ parties ” d’un appareil d’Etat divisible – au mépris de l’axiome marxiste
fondamental qui affirme l’unité politique de l’Etat bourgeois, ce qui rend précisément
nécessaire une révolution pour y mettre fin) 26.
Cette dernière critique peut bien sûr porter sur les “ eurocommunistes ” qui, dans
la perspective d’Anderson, risquent d’enfreindre l’axiome de l’unité de l’Etat bourgeois,
lorsqu’ils insistent sur ses contradictions, ses incohérences, et sa perméabilité aux luttes
de classes.
Pour Anderson, la transition au socialisme ne peut que passer par un moment de
“ coercition ”, du fait de la nature répressive de l’Etat capitaliste (cf. critique de la figure
2). De même, si l’unification du prolétariat et la conquête des classes alliées (dans le
cadre du front unique) est nécessaire, elle ne peut se faire qu’en démontrant que la
démocratie prolétarienne est plus expansive, promet plus de libertés, que la démocratie
représentative bourgeoise (cf. critique de la figure 1) : et cette démonstration ne peut être
faite qu’en établissant un “ double pouvoir ”, en se situant contre et hors du pouvoir
26
Ibid., p. 65.
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bourgeois, ce qui est permis par l’existence d’un “ dehors ” de l’Etat, d’une société
civile (cf. critique de la figure 3). Anderson défend donc, par le biais de sa lecture de
Gramsci, une ligne politique directement opposée aux conceptions eurocommunistes.
Althusser est fortement influencé, sinon par les perspectives stratégiques
d’Anderson, du moins par son interprétation de Gramsci.
2.2.
Le rapport ambigu d’Althusser à Gramsci
L’abandon de la dictature du prolétariat par le PCF en Janvier 1976 semble avoir
donné l’impulsion aux nouvelles élaborations d’Althusser sur l’Etat et les stratégies de
transition. Il y réagit dès 1976 avec une conférence le 6 juillet à Barcelone27, puis avec un
court texte sur le 22ème congrès28. Etienne Balibar, proche collaborateur, publie en dès 1976
Sur la dictature du prolétariat 29.
Althusser voit de tels textes comme des interventions dans la conjoncture
théorico-politique : conscient que sa propre parole a une certaine autorité, il veut en
contrôler les effets et fait donc usage de prudence rhétorique. Dans la conférence de
Barcelone, plutôt que de critiquer Gramsci directement, il affirme que celui-ci aurait
probablement parlé de “ dictature du prolétariat ” plutôt que d’hégémonie s’il n’avait pas
été soumis à la censure fasciste. Et, lorsqu’il affronte les eurocommunistes, Althusser ne
le fait pas de manière frontale en rejetant l’idée de transition démocratique au nom de la
dictature du prolétariat, comme si c’étaient deux options exclusives. Il affirme plutôt que
la dictature du prolétariat est un élément “ théorique ” nécessaire du marxisme, que l’on
ne peut donc pas abandonner, mais qui laisse ouverte différentes possibilités
“ stratégiques ” selon la singularité des conjonctures 30 : révolution violente, transition
démocratique etc.
L’attachement au concept de dictature du prolétariat est lié à trois thèses,
résumées par Balibar dans Sur la dictature du prolétariat :
- Thèse 1 : Le pouvoir bourgeois est une dictature, qui ne se restreint pas au
politique mais s’exerce aussi aux niveaux idéologique et économique. Il n’est pas donc
pas compréhensible en termes “ juridiques ” (souveraineté, Etat de droit etc.), et en cela
peut être dit “ absolu ” (ce qui ne veut bien sûr pas dire “ sans résistance ”).
“ Dictature ” ne signifie donc pas l’emploi de moyens sanglants, mais l’idée que le
pouvoir de classe n’est limité par aucune norme, ni restreint à une instance particulière.
En ce sens, le socialisme ne peut être que la dictature du prolétariat, l’accession du
Un texte inédit de Louis Althusser – conférence sur la dictature du prolétariat à Barcelone, “ Période ”:
http://revueperiode.net/un-texte-inedit-de-louis-althusser-conference-sur-la-dictature-du-proletariat-abarcelone/.
28
L. Althusser, 22ème congrès, Paris, Maspero, 1977.
29
E. Balibar, Sur la dictature du prolétariat, Paris, Maspero, 1976.
30
C’est ce qu’affirme également Balibar au cours de la table ronde sur la dictature du prolétariat
organisée par “ Dialectiques ”: Buci-Glucksmann lui répond qu’une théorie comme celle de la dictature
du prolétariat implique inévitablement certaines options stratégiques.
27
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prolétariat au statut de classe dominante : mais avec cette spécificité que le prolétariat
n’est pas une classe exploiteuse, mais veut au contraire mettre fin à toute domination et
exploitation, et donc à sa propre dictature et à son propre Etat.
- Thèse 2 : la prise du pouvoir d’Etat ne peut consister à remplacer la bourgeoisie
à la tête de son propre appareil d’Etat. Celui-ci doit être “ brisé ” dans ses formes
hiérarchiques de domination, pour laisser place au nouvel Etat prolétarien (celui des
soviets dans la perspective léniniste), à un Etat plus démocratique, fondé sur la
participation des masses et privilégiant la démocratie directe.
- Thèse 3 : la dictature du prolétariat se confond avec le socialisme, c’est-à-dire
avec une phase historique transitoire et contradictoire, où coexistent capitalisme et
communisme : elle doit être dépassée et l’Etat prolétarien, la dictature du prolétariat, doit
donc avoir pour objectif de “ dépérir ”.
Sur ces bases, Althusser, surtout dans Marx dans ses limites 31, développe une théorie
de l’Etat. L’Etat serait une “ machine ” ou un “ appareil ” spécial, séparé de la société du
fait de sa structure propre. Il aurait pour fonction d’assurer la reproduction des rapports
de production, et le ferait en transformant la force de la lutte des classes (et donc celle de
la classe dominante) en pouvoir (légal). L’Etat comprend bien des AIE, mais les
appareils répressifs sont, comme pour Anderson 32, déterminants. Althusser reprend
donc sa théorie de 1969, mais en insistant sur la fonction de reproduction de l’Etat, ainsi
que sur son unité : on peut penser que les critiques d’Anderson n’ont pas été sans effet,
mais ce sont probablement les théories de Poulantzas et de Buci-Glucksmann qui l’ont
poussé à insister sur l’idée que l’Etat est unifié, et que les contradictions qui le traversent
ne sont que secondaires 33, et ne peuvent éclater que dans des conditions exceptionnelles,
et le plus souvent sous l’effet de la lutte des masses, comme dans la Russie de 1917.
Ainsi, les concessions bourgeoises doivent moins être conçues comme des
conquêtes du prolétariat (cf. Poulantzas et Buci-Glucksmann), qu’à partir de leur
fonction de division de ce dernier (avec la démocratie représentative et l’illusion de la
souveraineté populaire), ou dans la fonction de reproduction du capital lui -même (avec
les “ services publics ”). Pour Althusser, l’Etat est donc bien un “ instrument ” de la
bourgeoisie : mais non pas un instrument qui serait immédiatement aux mains d’un sujet
que serait la classe bourgeoise, mais un instrument séparé, fonctionnant selon sa logique
propre, une machine donc, qui par son fonctionnement assure la reproduction du
système capitaliste et donc la domination de la classe bourgeoise. L’Etat-machine
d’Althusser combine donc instrumentalisme et fonctionnalisme, les deux cibles des critiques
31
Publié de manière posthume in L. Althusser, Ecrits philosophiques et politiques, t. I, Paris, Stock/Imec,
1994, pp. 367-537.
32
Ibid., p. 474.
33
“ Il faut des circonstances exceptionnelles [...] pour voir le corps de la force publique armée rompre
avec la ‘séparation’ que l’Etat lui impose. Cette vérité permet de juger à son prix, qui est très aléatoire
toute une série de spéculations contemporaines, qui expriment plus un vœu subjectif que la réalité et
qui portent sur une prétendue ‘crise de l’Etat’, dans la mesure où elle serait attendue de mouvements
qui toucheraient certains des personnels de l’Etat, lequel serait ainsi ‘ traversé ‘ par la lutte des classes ”
(ibid., p. 484).
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de Poulantzas et de Buci-Glucksmann.
Quelle stratégie élaborer sur ces bases, et quel rapport à l’œuvre de Gramsci tout
cela implique-t-il ? Dans “ Le marxisme comme théorie finie ” (1978) 34, Althusser
commence par refuser l’usage gramscien de la catégorie de “ société civile ” opposée à la
“ société politique ” : cette distinction se fonderait sur la distinction juridique bourgeoise
entre privé et public, et ne serait donc valable qu’aux yeux de la bourgeoisie. On le
comprend mieux si l’on se rappelle que la “ dictature ” de la bourgeoisie est absolue,
c’est-à-dire ne s’arrête pas à des normes juridiques comme celles du public et du privé.
Althusser réaffirme donc le bien fondé de sa conception des AIE, contre la trop
imprécise notion gramscienne d’appareils hégémoniques, qui ne seraient définis que par
leur effet (l’hégémonie) et non par leur mode de fonctionnement (l’idéologie). La
perspective d’Althusser permettrait en outre de mieux penser l’unité de l’hégémonie :
“ l’hégémonie s’exerce sous des formes qui, même si leur ‘origine’ est spontanée
et ’privée’, sont intégrées et transformées dans des formes idéologiques qui ont un
rapport organique avec l’Etat ”35.
Althusser retrouve d’une certaine manière l’idée d’Etat intégral, et même
“ élargi ” :
En ce qui concerne l’Etat, il s’agit avant tout de ne pas réduire sa réalité à la sphère visible de ses
seuls appareils, même dissimulés derrière le théâtre idéologique de la politique d’Etat (le “ système ”
politique). L’Etat a toujours été “ élargi ”, et il faut bien s’entendre sur ce point, contre l’équivoque de
ceux qui font de cet “ élargissement ” un événement récent, et qui changerait toutes les données du
problème. Ce sont les formes de cet élargissement qui ont changé [...], mais pas le principe de
l’élargissement [...] qui est visible dans la monarchie absolue (pour ne pas remonter plus haut) 36.
Althusser nie donc qu’un “ élargissement ” récent de l’Etat change les données de
problème, et implique un abandon de la dictature du prolétariat (comme le défend Buci Glucksmann). L’Etat élargi ne se comprend au contraire que lié à la notion de dictature
de classe, puisque c’est parce qu’une classe exerce son pouvoir de manière “ absolue ”
que l’Etat peut être conçu comme “ élargi ” : la fonction de reproduction des rapports
de production qu’il assure ne s’arrête pas aux frontières de l’Etat “ visible ”, mais s’étend
jusque dans “ l’invisible ” (les AIE).
A partir de là, Althusser relève l’insuffisance fondamentale de Gramsci, qui
n’envisagerait “ pas l’Etat sous le rapport de la reproduction des conditions sociales (et même
matérielle) de la production, donc dans le rapport à la [...] ‘reproduction’ des rapports de
production ”37. De cet oubli de la reproduction et de l’infrastructure, découle une
critique de la notion d’hégémonie. Du fait même de l’équivocité de ce terme 38, tout se
jouerait chez Gramsci au niveau de l’hégémonie. Et, puisque l’hégémonie de l’Etat
bourgeois et de la classe prolétarienne sont deux espèces du même genre, toutes les
34
In L. Althusser, Solitude de Machiavel, Paris, PUF, 1998, pp. 285-294.
Ibid., p. 288.
36
Ibid.
37
L. Althusser, Ecrits philosophiques et politiques, t. I, cit., p. 469.
38
Cf. Anderson, qu’Althusser reprend sur ce point.
35
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questions politiques se posent non seulement en termes de lutte entre deux hégémonies
alternatives, mais même de “ crise d’hégémonie ”, de “ contradiction interne à
l’Hégémonie ”39. En définitive, la pensée de Gramsci renvoie à “ l’idéalisme absolu d’une
Hégémonie sans base matérielle ”40, à un problème d’unité culturelle de la société (où
l’idéologie est réduite à la culture). Et cette impasse vient précisément de l’oblitération
des rapports de production, et de leur reproduction, dont découle un oubli de la Force
(celle de la lutte des classes, puis celle transformée par la “ machine ” de l’Etat). Par
conséquent, la “ neutralisation ” de l’infrastructure par Gramsci implique celle de l’Etat
lui-même, dans sa nature de “ machine ” spéciale et séparée : “ à parler de ‘crise
d’Hégémonie’, et donc de l’Hégémonie comme le dernier mot sur l’Etat, les petites
formules de Gramsci avaient pour effet de dissimuler la question de la nature matérielle
de la machine d’Etat ”, ce qui “ peut nourrir toutes les élucubrations réformistes
imaginables sur la nature de l’Etat, et le ‘devenir Etat’ du parti ”41.
La neutralisation gramscienne de l’infrastructure, de la reproduction, de la nature
spéciale et séparée de la machine Etat conduisent donc à concevoir la transition comme
“ devenir Etat ” du Parti42 : que ce soit sur le mode social-démocrate (le parti s’intégrant
dans l’Etat) ou sur le mode stalinien (le parti se confondant avec les fonctions dirigeante
de l’Etat). Pour Althusser le parti doit être hors Etat, non seulement sous l’Etat
bourgeois, mais même sous l’Etat prolétarien : car ce dernier doit être organisé de telle
sorte à “ dépérir ”, et l’action critique du parti doit le pousser à le faire de l’extérieur.
C’est cette autonomie du parti par rapport à l’Etat qui permet de penser la possibilité (voire la
nécessité) de ce qu’on appelle formellement le “ pluralisme ”. Il y a tout avantage à ce qu’existent des
partis sous la transition [...] mais à une condition, c’est que le parti ouvrier ne soit pas comme les autres,
c’est-à-dire seulement une pièce de l’appareil idéologique d’Etat politique (le régime parlementaire),
mais fondamentalement hors Etat par son activité dans les masses, impulsant dans les masses l’action
propre à la destruction-transformation des appareils d’Etat bourgeois, et le dépérissement du nouvel
Etat révolutionnaire. Le piège numéro un, c’est l’Etat43.
Althusser prend donc en compte les exigences eurocommunistes (pluralisme,
séparation du parti et de l’Etat, critique de l’URSS etc.), mais dénonce les dangers de
l’action interne à l’Etat.
La politique doit donc se faire hors de l’Etat. Mais, puisque l’Etat althussérien est
à la fois très “ élargi ” (avec les AIE) et très unifié (par sa nature de machine et sa
fonction de reproduction), l’extérieur radical à partir duquel la politique communiste doit
être menée est difficile à caractériser. Pour Althusser, il réside à la fois dans l’autonomie
du parti et dans l’action des“ masses ”. On peut dire avec Giuseppe Vacca que cette
exigence d’un parti en dehors de la sphère de l’Etat est prise dans une oscillation entre néo39
Ibid., p. 518.
Ibid.
41
Ibid., p. 519.
42
L. Althusser, Solitude de Machiavel, cit., p. 290.
43
Ibid.
40
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Douet: L’eurocommunisme, Gramsci et les althusseriens
léninisme et basisme : reprise de la conception léniniste du parti anti-Etat comme agent de la révolution
(dictature du prolétariat + dépérissement), et tendance à dissoudre le parti dans le mouvement de la
base44.
La conception althussérienne qui critique l’eurocommunisme tout en acceptant
certaines de ses exigences, et critique Gramsci tout en intégrant certains de ses éléments
théoriques, débouche donc sur une stratégie difficile à pratiquer.
3.
Conclusion
L’héritage gramscien a donc été assumé de manières opposées par les
althussériens dans la conjoncture de l’eurocommunisme. Le concept d’Etat intégral a été
particulièrement important, pour déterminer si une action intérieure à l’Etat est possible.
Les deux stratégies proposées, celle d’une articulation de l’action dans l’Etat et hors de
l’Etat, et celle d’une autonomie radicale du parti et de son ancrage dans les masses sont
deux lignes de crêtes, difficiles à suivre. Mais si tel est le cas c’est parce qu’elles se
refusent à admettre une solution qui n’en est pas une : mener la transition “ par en
haut ”. En effet, la politique ne peut laisser de côté “ les masses ”, et se restreindre au
domaine de l’Etat, à la sphère institutionnelle. La transition ne peut qu’être une
“ révolution active ”, avoir pour sujet les classes populaires : telle est peut-être la
seule thèse des Cahiers de prison partagée par tous les participants au débat.
Résumé de la réponse de Giuseppe Vacca à l’article d’Althusser, Le marxisme comme théorie finie,
“ Dialectiques ”, 1978, n. 24-25, p. 76.
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