Le bar à histoires
Par Isabelle Comte
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À propos de ce livre électronique
Nos bars, nos restaurants, des lieux de convivialité qui nous manquent tant lorsqu’ils sont inaccessibles. On s’y presse pour boire un verre, siroter une boisson que l’on aime et qui finit presque par nous définir. Avec Le bar à histoires, dans tous ces verres peuvent parfois se jouer certains des évènements les plus marquants de nos vies…
À PROPOS DE L'AUTEURE
Isabelle Comte apprécie particulièrement les fins inattendues. Avec Le bar à histoires, elle signe un assemblage de bouts de vie se terminant sur une note imprévue.
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Aperçu du livre
Le bar à histoires - Isabelle Comte
Tequila Sunrise
Cocktail dont les couleurs évoquent le lever du soleil.
Armelle ouvrit lentement les yeux et fut obligée de les refermer immédiatement, incapable de supporter la luminosité aveuglante. Ce qui lui apparaissait comme un flash intense n’était en fait que le reflet coloré de l’aurore naissante filtré par une vitre sale. Elle ne comprenait pas vraiment pourquoi elle avait perçu cette lumière blafarde comme une agression jusqu’à ce qu’elle esquisse un mouvement pour se redresser.
Plusieurs sensations l’assaillirent simultanément : le sentiment de tournis, la nausée fulgurante ; puis le marteau, qui cognait méthodiquement sur sa tempe droite à intervalles réguliers, pulsant au diapason de son cœur, le tout à un rythme bien trop élevé.
En quelques secondes, Armelle se retrouva en sueur, temporairement inapte à toute tentative de mouvement, et dut se rallonger. Elle put uniquement se concentrer sur sa respiration, s’obligeant à en calmer la cadence. Se faisant, elle put alors percevoir l’écho d’une respiration longue, calme, régulière… celle d’un autre corps. Il lui était inenvisageable à cet instant de découvrir qui était cet homme. Plus tard ! Elle se donnait encore quelques secondes de répit avant de devoir affronter la situation. D’abord maîtriser la nausée, puis s’en aller. Elle n’arrivait pas à déterminer précisément s’il y avait d’autres bruits dans la maison, tout était si confus, peut-être un léger grattement lointain, mais rien de vraiment reconnaissable.
La pièce semblait dépourvue de toute décoration sur laquelle fixer son attention, aucun point d’ancrage qui l’aiderait à mobiliser ses souvenirs. Rien qui lui fournisse un indice, aucun détail familier pour stimuler sa mémoire à court terme. Juste ce mur, qui laissait présager un intérieur miteux.
Ce qu’elle savait en revanche de façon certaine, avec une lucidité froide, c’est qu’elle s’était déjà retrouvée dans cette situation. Ne changeaient que le décor et, bien sûr, l’homme dans le lit. Elle avait une fois encore bu jusqu’à perdre le contrôle d’elle-même, perdre la mémoire de ses actes et se réveiller ici, à côté d’un homme, intime pendant la nuit, mais redevenu anonyme dans la clarté du lendemain. Le schéma se répétait, invariablement.
Armelle savait parfaitement comment elle en arrivait là. Elle se laissait griser par les cocktails aux couleurs chatoyantes et sucrés à souhait. Elle était incapable de se freiner, de se fixer une limite et de s’y tenir scrupuleusement. Sa conscience lui faisait signe lorsqu’elle s’approchait de la ligne rouge, l’alertait tandis qu’elle ressentait et reconnaissait ce flottement, cette distance avec le réel. Mais alors même qu’elle savait déterminer ce moment de bascule, elle décidait systématiquement de l’ignorer. Elle ne pouvait pas résister, toute volonté amoindrie par le plaisir de ne plus réfléchir, d’être loin de son quotidien et de se laisser porter par le moment présent. De déterminer elle-même sa propre conduite, même déviante, humiliation incluse.
Chaque fois bien sûr, elle se promettait que ce serait la dernière, que ces week-ends sous l’emprise de l’alcool, mais aussi de l’oubli et des relations sans lendemain seraient maintenant derrière elle, qu’elle ne vivrait plus aucun de ces moments dégradants. Jusqu’au week-end suivant, où toutes ses résolutions se liquéfiaient, se diluant dans le fond coloré de ses tequila sunrise.
À chaque soirée, chaque verre offert par un inconnu, la jeune femme s’engouffrait dans un nouvel espoir. Le destin allait lui faire rencontrer un homme bien, un homme qui serait le sien, pour toute sa vie, ou du moins une partie. D’ailleurs, celui qui, en ce moment, lui jetait des œillades, puis s’avançait prudemment pour lui offrir un cocktail, serait-ce lui ? Elle ne pouvait finalement jamais refuser, par crainte de passer à côté de son âme sœur. Aucune chance de trouver l’homme de sa destinée en restant sur son canapé. Sortir dans les bars était donc devenu indispensable pour sa chasse à l’homme parfait.
Elle avait déjà dû gérer des lendemains gênants, teintés de honte et de dégoût d’elle-même. Comment l’alcool arrivait-il à lui enlever tout critère sélectif, tout sens critique ? Pourquoi n’avait-elle pas vu qu’il n’était pas son type d’homme, que sa conversation, ses goûts, ses blagues étaient si insignifiants, si loin d’elle, et de son idéal masculin ? Pourquoi avait-elle accepté de le suivre alors qu’il ne lui plaisait pas vraiment ?
Probablement parce que lui, ainsi que tous les hommes précédents, si imparfaits, si médiocres même parfois, étaient tout de même la preuve qu’elle avait encore de l’allure, qu’on la courtisait, qu’elle méritait que l’on fasse des efforts pour réussir à la séduire. Cette simple attention suffisait à faire tomber ses barrières, ses résolutions. Alors elle buvait suffisamment pour troubler sa vision et faire taire son analyse. Rien ne restait ensuite fixé en elle, ni son nom, ni la sensation de son corps, ni les mots qu’ils avaient pu échanger. Inconsciemment, son esprit devinait qu’il n’y avait rien d’intéressant à retenir, rien à conserver, si ce n’est la honte. L’oubli semblait finalement préférable, pour ne pas affronter la déchéance de ces nuits-là.
Dès que sa respiration lui permit de refouler suffisamment les vagues de nausée, Armelle mobilisa toute son énergie pour sortir du lit, aussi silencieusement que possible. Le mur lui avait déjà donné le verdict : elle n’allait pas aimer ce qu’elle allait découvrir ni l’homme qui habitait ici, qui serait probablement à l’image de ce décor. Son objectif était de se lever silencieusement, d’arriver à récupérer ses affaires puis réussir à fuir avant qu’il ne se réveille. S’il s’éveillait, il faudrait alors qu’ils se regardent dans la lumière crue du matin, qu’ils parlent, et qu’elle prononce des phrases d’adieux embarrassantes.
L’homme, dont elle était incapable de se rappeler le prénom, était couché sur le ventre, enroulé dans la couette, le visage enfoui dans l’oreiller. Armelle n’arrivait pas à discerner ses traits. Tant mieux. Cela donnait légèrement moins de réalité à ce matin déjà glauque.
Tout à coup, l’inconnu se mit à bouger. Armelle se figea, retenant son souffle. Tournant sur lui-même pour se repositionner en chien de fusil, il offrit à sa vue l’ensemble de son bras gauche. Dans son mouvement, des images multicolores de chiens effrayants se mirent à la fixer. Une multitude de tatouages agressifs de chiens hargneux, tous crocs dehors. Armelle frissonna, cette image ayant permis à son subconscient une vague réminiscence de cette nuit. Elle avait déjà dû être surprise et mal à l’aise devant ce tableau animal lorsque l’homme s’était déshabillé hier soir.
Maintenant immobile, replongé dans son sommeil, il lui laissa enfin le champ libre. Elle se força à se concentrer uniquement sur la recherche de ses affaires, enfila à la hâte sa petite robe noire, si jolie hier soir au bar, si incongrue ce matin, fourra ses sous-vêtements dans les poches de sa veste et attrapa son mini sac en simili cuir.
À pas de loup, elle réussit à quitter la chambre, ouvrant la porte avec mille précautions puis se retrouva dans une pièce unique. Cela lui rappelait vaguement quelque chose… s’était-elle assise sur ce tabouret hier soir ? Elle se souvenait d’une sorte de conversation, ou plutôt d’une explication exaltée de la part de l’inconnu, qu’il lui avait livrée en gesticulant, visiblement passionné par son propre sujet. Impossible de se souvenir dans ce matin vaseux de quoi il s’agissait. Ce qu’elle se remémorait en revanche, c’était le sentiment d’ennui, le désintérêt qu’elle avait ressenti durant son exposé.
Elle aperçut l’extérieur par la grande fenêtre du salon. La nuit gardait encore pour quelques minutes son empreinte sur le ciel et la terre. Le lever de soleil offrait le même dégradé de couleurs que ses tequila sunrise, déversant un éclairage en forme de nuancier jaune et orangé sur l’environnement. Un immense terrain, l’herbe haute, au-delà duquel s’étendaient à perte de vue des champs de blé, des rivières de tournesols. Aucune autre construction dans cette direction, rien que la campagne, sublime, jusqu’à l’horizon. « Et merde ! » Comment rentrer en ville ? Armelle devait trouver le village le plus proche, et donc des transports ; un bus peut-être, ou mieux, une gare pour attraper le premier train qui lui permettrait de rentrer à Bordeaux.
Préoccupée par la distance, la faisabilité et l’urgence de se retrouver chez elle, Armelle ouvrit la porte à toute volée et s’élança dehors…
À peine franchi le seuil, elle ne put faire qu’un seul pas à l’extérieur, puis resta figée dans son élan. La peur lui fit écarquiller les yeux et elle se souvint brusquement de l’objet de la discussion de la veille. Une coulée de sueur glacée se propagea tout le long de sa colonne vertébrale. Elle voulut crier, mais le son resta coincé dans sa gorge, tandis qu’une bile acide remontait le long de son œsophage. Seul un faible gémissement franchit ses lèvres. Ce son pourtant presque inaudible eut pour effet immédiat de décupler le danger.
L’instant d’avant, encore saoule et pressée, la seconde suivante dégrisée et immobile, Armelle fut incapable de réfléchir posément, d’envisager une stratégie, ni de tenter une quelconque action. Elle ne put que le fixer, les yeux dans les yeux.
En une fraction de seconde, son esprit lui envoya le souvenir de son arrivée ici dans la nuit noire, l’inconnu criant quelque chose de bref et d’autoritaire en se garant devant la maison pour qu’elle puisse sortir de la voiture et le suivre en toute sécurité jusqu’à son lit. Elle n’avait pas voulu se confronter à cet homme ce matin, oubliant ainsi que sa protection lui était nécessaire.
Quelques minutes auparavant, son esprit cotonneux n’avait vu dans les tatouages de l’homme que des images.
Sans ordre contraire de son maître, le rottweiler la considéra immédiatement comme une menace et réagit en conséquence, lui sautant au cou, plantant ses crocs puissants dans sa carotide. Il ne lâcherait prise que plusieurs minutes plus tard, lorsque la couleur vive du soleil illuminerait le ciel, et qu’enfin son maître finirait par émerger de sa nuit d’amour alcoolisée.
Mai Tai
Cocktail polynésien dont le nom Tahitien signifie « le meilleur ».
Paul descend doucement l’escalier en pierre. Je le vois depuis mon poste d’observation, à travers la grande vitre du bar. Je m’assois toujours à la même place, puis je le guette. C’est devenu mon rituel quotidien. J’arrive à dix-huit heures trente, commande un Mai Tai, puis attends qu’il apparaisse en haut de l’escalier et avance le long du trottoir jusqu’à sa porte d’entrée. Tous les jours, j’assiste à son retour chez lui. Jamais je ne lui parle, ne l’approche même. Je n’en ai plus le droit. Juste celui de laisser affluer mes souvenirs.
1949. Je me revois, si jeune, en classe de première au lycée de Gascogne. Mon nom écrit très lisiblement sur l’avant de mon pupitre au premier rang : Pascale TOPUIS. J’étais une élève brillante, condamnée à l’excellence pour pouvoir prétendre aux études supérieures,