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ORTHODOXIE ET MODERNITE (11 Pages - 453 Ko)

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Théologie orthodoxe et modernité

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Théologie orthodoxe et modernité

Théologie orthodoxe et modernité


Georges N. Nahas

La problématique

En tant normal, l’Eglise vit son existence dans le monde dans un climat de tension inhérent
au fait qu’elle est dans ce monde sans lui appartenir suivant les propres paroles du Christ.
Au vingtième siècle, l’Eglise fut mise à vive épreuve et ceci est dû à une multitude de
facteurs historiques, politiques, culturels etc. L’Eglise Orthodoxe en particulier a connu des
pressions allant jusqu’à la persécution, des exodes massives qui l’obligent à repenser ses
structures canoniques déjà centenaires, et enfin un défi universel au niveau de la pensée
philosophique et sociale qui mène le croyant à se poser des questions légitimes tels que :
- Est-ce qu’il y a contradiction entre la théologie orthodoxe et la Modernité ?
- Est-ce qu’un tiraillement existe vraiment entre la Tradition et la Pensée Moderne ?
- Est-ce que l’Orthodoxie est faite pour un témoignage qui dépasse dans ses
fondements le temps et l’espace ?
Dans ce qui suit, j’essaierai dans un premier temps de contextualiser le problème, puis
j’exposerai ce que je pense être trois éléments de base de la Tradition Orthodoxe et qui me
serviront à répondre dans un dernier temps aux questions posées à partir de trois exemples
précis afin de ne pas rester dans les généralités théoriques.

La Théologie orthodoxe

Quelle définition ?
Le terme Théologie, qui traduit le grec « theologia » rend étymologiquement le fait de
« parler de Dieu », et c’est pourquoi les orthodoxes aiment dire, et à raison, que le
« théologien est celui qui prie ». Mais il n’en est pas moins important pourtant d’essayer de
donner une définition au terme afin de pouvoir cerner les réponses à la problématique de cet
article. C’est pourquoi je propose d’adopter la définition « dynamique » suivante : La
théologie orthodoxe est la façon dont le Message du Salut est traduit dans la Prière, pour et
par le service du Monde, avec le Langage propre au Temps et au Lieu du Témoignage.

Mais je dois avouer que l’une des difficultés majeures dans la réception par les croyants et
par les tiers du Message du salut est la confusion fréquente entre le Message, ultime fin de
la « theologia » et les messagers. Or le Message dans son essence est stable et doit garder
sa limpidité ; le dynamisme de la théologie repose sur le fait qu’elle doit faire passer le même
Message dans des contextes différents historiquement, géographiquement et culturellement.
Mais les messagers sont des « annonciateurs » passagers et limités par le contexte de leur
humanité. C’est pourquoi la confusion entre Message et messagers, à laquelle nous
pouvons succomber facilement, induit les erreurs suivantes :
- Elle donne une valeur d’absolu à ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire la personne du
messager ;

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Théologie orthodoxe et modernité

- Elle relève au rang du Message ce qui n’en est qu’une traduction temporaire et
personnelle et qui donc est sujette au changement ;
- Elle remplace le fond par les formes en faisant de ces dernières parties intégrantes
du Message.
L’Eglise en tant que communauté des fidèles à travers le temps se doit de faire la différence
entre ces deux aspects complémentaires (car les messagers sont indispensables pour faire
passer le Message) mais non égaux en valeur.

Modernité, Histoire et Pensée


D’autre part, il nous faut souligner que la modernité est une notion relative dont la définition a
trois dimensions complémentaires:
- la dimension historique, car ce qui est moderne dans un temps ne le reste pas
éternellement ;
- la dimension conceptuelle car les idées sont reçues différemment suivant les niveaux
d’éducation, de maturité, et d’échanges interculturels ;
- la dimension sociale qui régit le degré d’acceptation du changement et de l’évolution
aussi bien scientifique que philosophique.
Au 20e siècle, la notion de modernité est devenue une notion philosophique ; on parle ainsi
de pré-modernisme, de modernisme ou de post-modernisme sans que pour autant ces
grandes divisions du temps aient des références fixes.

Dans son essence, la question tourne autour du rôle de la pensée humaine dans l’évolution
de l’Humanité. C’est pourquoi, les essais de diabolisation de la modernité et/ou de la pensée
critique en général sont anachroniques et ne peuvent avoir de fondement dans la théologie
orthodoxe. En effet, la modernité est indépendante de l’Eglise, et cette dernière ne peut ne
pas en tenir compte car la Modernité est la toile de fond de son témoignage. Cela ne veut
pas dire que l’Eglise est appelée à tout accepter en bloc, mais Elle ne peut aussi aller vers
l’autre extrême et tout diaboliser.
Cela soulève trois questions interdépendantes :
- Doit-on dénigrer le rôle de la Pensée en prenant la Révélation comme prétexte ?
- Peut-on dénigrer le rôle de la Pensée au nom de la théologie ?
- Une intégration entre Pensée et Théologie est-elle possible à partir de la Tradition
Orthodoxe ?
Du point de vue orthodoxe, les réponses à ces questions ne peuvent découler que d’une
compréhension approfondie de la théologie et d’une connaissance objective des
questionnements de la Pensée moderne. Tout essai réductif risque d’avoir des
conséquences néfastes sur le témoignage chrétien. D’où la question de savoir quels sont les
impératifs qui peuvent permettre à la théologie orthodoxe de rendre compte de l’amour de
Dieu pour le Monde et l’imminence de sa Présence ?

Quelques réflexions sur la théologie orthodoxe


Il serait prétentieux de dire qu’il est possible de mettre en quelques mots ce qui constitue les
lignes directrices de la théologie orthodoxe. Mais il m’a semblé opportun de souligner

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Théologie orthodoxe et modernité

certains aspects de cette théologie qui, d’après moi, font sa spécificité dans le monde
chrétien et sont des éléments moteurs d’importance pour sa visibilité dans la Tradition.

Théologie orthodoxe et vie en Christ


Il n’y a pas de théologie dans l’Orthodoxie qui ne soit inhérente à la façon dont les personnes
et la communauté croissent en Christ. Le chant du baptême est très révélateur dans ce sens
puisque chaque croyant est appelé à « se vêtir du Christ », donc à le porter. Donc ce à quoi
appelle la théologie n’est pas un sur-ajout comme un produit de luxe, mais un changement
ontologique. La « theologia » est là pour aider croyants et Eglise à mieux assumer le fait
qu’ils sont devenus « christophores ».
Ainsi, TOUT baptisé est potentiellement appelé à croître dans le Christ tout en assumant sa
vie et les conditions dans lesquelles il évolue. Et le croyant croît dans le cadre de sa vie
normale et n’a pas de vies parallèles qui le rendraient schizophrène. De fait, la Vie en Christ
perd son sens si c’est une vie à laquelle sont appelés uniquement des élus. Cela va à
l’encontre de la notion de « Salut » comme elle est défendue par la tradition orthodoxe. C’est
pour cela que le chrétien ne peut pas se soustraire au monde, et donc ne peut pas fuir la
modernité ; elle est, au contraire, lieu de témoignage, occasion de vivre sa foi et horizon pour
valoriser la présence de Dieu dans le monde. Dans l’Eglise orthodoxe, il n’y a pas d’élus, pas
de séparation entre Eglise enseignante et Eglise enseignée : nous sommes tous appelés à
témoigner dans l’Eglise et vis-à-vis du Monde avec et par l’Eglise.

Théologie Orthodoxe et Dimension Communautaire


Un autre aspect de la théologie orthodoxe, qui me semble fondamental, est sa dimension
communautaire. A l’encontre des théologies latine et protestante (car schématiquement la
première est plutôt une théologie « d’enseignement, de haut en bas » et la seconde promeut
une théologie « d’individus »), la théologie orthodoxe est basée sur l’interaction entre les
personnes et la communauté dans un esprit de communion. L’image que donne Denis
l’Aréopagite de la vie de l’Eglise réunie autour de l’Agneau est incontournable. C’est la
continuité de cette image vécue dans les sacrements et surtout dans l’Eucharistie qui fait
que la Conscience de l’Eglise est le gage de la pérennité de la Présence de Dieu dans le
monde. Et cette image dynamique crée une dialectique continue spécifique à l’Orthodoxie et
qui fait que : d’une part les individus gardent leur spécificité et engagent la communauté à
mieux assumer ses responsabilités et d’autre part la communauté reste garante par son
jugement et sa sagesse du respect de ses membres de l’essence de la Foi et de la Tradition.

C’est pour cela que la notion synodale de « Sobornost » est inhérente à la Praxis orthodoxe.
Cette dimension communautaire prend plus de valeur dans un monde moderne, dont les
limites se rétrécissent et qui a de plus en plus besoin de développer des liens de
communication. Les chrétiens vivent et témoignent aujourd’hui dans un espace sécularisé
mais pas nécessairement en position d’adversité : la vision dialectique de la dimension
communautaire donne ainsi aux individus la possibilité de se ressourcer dans les
fondements de la Foi dont la Communauté est la garante et donne à la Communauté la
possibilité de rester présente dans le monde et alerte à ses besoins par le biais des croyants
qui y témoignent leur foi.

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Théologie orthodoxe et modernité

L’individualisme défendu par des théories philosophiques modernes (basées parfois sur des
approches théologiques occidentales) est diamétralement opposé à cette vision orthodoxe.
C’est pourquoi les jeunes orthodoxes sont aujourd’hui encore des messagers potentiels de la
Bonne Nouvelle dont le Monde a besoin.

Théologie orthodoxe et témoignage


Ceci nous permet de passer à une autre dimension inhérente à la théologie orthodoxe celle
de l’incontournable témoignage de la Rédemption. La Rédemption n’est pas pour les
orthodoxes un simple événement historique, mais un dogme de foi et donc de vie : ne pas
témoigner équivaut à ne pas croire. Tel est le fond de la Foi Orthodoxe et ce défi est le grand
dilemme actuel de l’Orthodoxie. En effet, témoigner de la Foi est requis aussi bien des
croyants que de la communauté : les croyants doivent pouvoir lier leur vie à leur foi et être
capable d’en rendre compte et la communauté doit être une communauté qui témoigne dans
ses actes tout en étant la conscience de ses membres dans leur praxis.
Il est dommage que certains milieux orthodoxes réduisent le fait du témoignage à la seule
vie liturgique de l’Eglise. Tout en étant profondément liturgique, la vie de l’Eglise n’en est pas
moins biblique et dogmatique avec tout ce que ces deux adjectifs requièrent au niveau de la
vie. Dans ce sens, la vie de l’Eglise se doit de traduire aujourd’hui, maintenant, et dans les
conditions du monde et de l’homme actuels, le message évangélique et le contenu de la Foi.
Le propre de la théologie orthodoxe réside dans sa défense de l’Unité trinitaire non au
niveau de l’idée, ce qui rendrait notre approche philosophique et même idéologique, mais au
niveau de la vision qu’a l’Eglise de l’immanence de l’Incarnation dans sa vie et dans celle de
ses membres. Aussi, l’individu est appelé à être totalement « intègre » dans une harmonie
totale de tous ses potentiels à l’image de la Trinité, et l’Eglise doit elle aussi, à l’image du
Christ incarné dont elle est elle le Corps et dont continue le Message, vivre cette « intégrité »
afin que sa face visible soit révélatrice de la force qui est en elle (celle du Saint Esprit) et par
laquelle elle reconnaît le Père comme étant la Source de tout bien dans le monde.

Pour conclure ce point je dirais donc que: (i) L’Eglise est responsable du monde, que cette
responsabilité est un devoir divin et qu’en tant communauté des fidèles, elle ne peut ne pas
traduire cette responsabilité dans sa vie et dans la vie de ses membres ; (ii) L’Eglise
orthodoxe possède dans sa théologie les bases nécessaires pour être un interlocuteur
valable de la Modernité. Redécouvrir cette spécificité inhérente à sa nature est un devoir
urgent car le Monde a besoin de ce message d’Espoir dont elle est la détentrice ; (iii) C’est à
l’Eglise, en tant qu’« annonciatrice », d’aller au-devant du monde pour lui faire passer le
message de Vie. Il est grand temps pour l’Eglise orthodoxe d’adopter une politique
d’ouverture qui ne se suffit pas d’être « réactive », mais qui s’implique dans les
problématiques de la Modernité pour participer en amont aux solutions possibles qui
préserveront le bien de l’Humanité suivant les impératifs du Salut.

Quelles problématiques dans la Modernité ?


Avant de donner quelques cas en exemple pour illustrer mes propos, je me propose dans ce
qui suit de voir rapidement s’il y a certains éléments communs à la base de ces cas, et qui

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Théologie orthodoxe et modernité

peuvent nous permettre d’adopter certaines lignes de réflexion comme des points de départ
d’une approche cohérente et soutenue.

Y-a-t-il un dénominateur commun ?


A partir du siècle des Lumières et du fameux « je pense donc je suis » de Descartes, un
individualisme à outrance s’établit dans la pensée moderne, auquel n’est pas étranger le
développement de la théologie protestante en réaction à la pédagogie adoptée par la
théologie latine dès le Moyen-âge. De plus, les « magister dixit » de la théologie latine sont
remises en question surtout après la Révolution française qui proclame dans les Droits de
l’Homme un nouveau registre de « commandements ». En parallèle, l’Eglise d’Orient, sous
pression partout où elle est majoritaire, n’a pas fait part de sa spécificité et n’a pu, des
siècles durant, faire entendre un son de cloche chrétien différent. Ce qui explique que
plusieurs courants philosophiques apparus tout au long du XXème siècle font presque
uniquement référence à la pensée théologique chrétienne comme elle est apparue en
Occident aussi bien au point de vue social, que politique ou ecclésial.

D’autre part, le monde séculier a connu des changements d’importance et on peut


enregistrer quantité de macro phénomènes qui ont créé à l’aube du siècle nouveau de
nouveaux paradigmes sociaux.
Le début du XXème siècle a été très fertile au niveau des idées qui ont influencé le
développement des Sciences Sociales et de leurs relations aux Sciences Humaines et aux
Beaux-arts. Les idées qui commençaient à voir le jour de façon embryonnaire au début du
XIXème siècle ont eu un effet immédiat sur les aspects relationnels politiques, sociaux et
familiaux et ont changé définitivement la vision que le monde avait conservée durant des
centenaires des relations qui étaient à la base du tissu sociétal.
De même, le développement des Sciences exactes et appliquées à partir du milieu du XXème
siècle ont été à la base de la remise en question d’autres fondements éthiques : Les
questionnements portant sur la Vie ne sont plus discutés à partir des axiomes moraux de la
religion, mais à partir des Droits de l’Homme, d’être maître de sa vie. Les problèmes portant
sur la pauvreté dans le monde ne sont plus discutés à partir du principe de l’équité, mais à
partir des principes de la société de consommation régis par l’absolu du droit économique.
Le principe de la force est érigée en droit du plus fort d’établir ses propres normes au
désavantage d’autres us et coutumes etc.
Entre temps, cette période de développement des Sciences a été une période d’une quasi-
absence d’espace de communication entre le Monde en cours de modernisation et les
Eglises. Ni le Monde sécularisé, ni les Eglises n’ont su développer un forum de
communication qui aurait permis d’approfondir les idées pour trouver des points de
convergence, pour accepter les critiques, pour préparer l’avenir à partir des expériences
acquises. Plus le temps passait, plus le gouffre s’élargissait entre le Monde et le
Christianisme comme s’ils étaient des antagonistes. Le retour au sacré devenait parfois un
retour à des formes de religiosité différentes de l’héritage chrétien figé dans des aspects
considérés négatifs.
Enfin, la fin du siècle passé a vu la naissance de l’Informatique et des moyens de
communication, ce qui donna à l’Homme une stature planétaire qui dépasse, d’une certaine
façon, les dimensions du temps et de l’espace. Or cette révolution technologique n’introduit

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Théologie orthodoxe et modernité

pas uniquement de nouveaux gadgets techniques ; loin de là. Le Monde est entré dans une
phase de transparence certes, mais avec la possibilité de falsifier les données à une grande
échelle et de faire parvenir des messages erronés à toute vitesse et dans les quatre coins du
Monde. Avec tous ces changements les Eglises se trouvent confrontées à une nouvelle
donnée en tout ce qui concerne leurs façons d’adopter une position d’ouverture et de
dialogue avec un monde qui n’a plus de limites.

Les Eglises (surtout l’Eglise orthodoxe) n’ont pas fait évoluer en parallèle leur discours.
Quand ils l’ont fait, ils l’ont fait en réaction à – et non pas en harmonie avec – l’évolution du
monde moderne. C’est pourquoi toutes les problématiques actuelles de la Modernité
semblent avoir pour dénominateurs communs du point de vue conceptuel les éléments
suivants:
- La confusion philosophique entre personne et individu, fait de l’individu une fin en soi
indépendamment de son milieu, de sa communauté et du monde, alors que
l’approche orthodoxe préfère voir en l’homme une personne, un individu en
communication optant pour une ouverture vers l’harmonie au lieu du cloisonnement
dans la différence.
- La primauté est donnée à tout ce qui est quantifiable (donc visible et mesurable) au
détriment de ce qui est qualitatif (donc lié à la nature des choses et à leur valeur).
Sans denier l’importance du quantifiable, l’approche chrétienne, particulièrement
orthodoxe, considère que la personne humaine ne peut être réduite à ses
composantes physiques et que l’intégrité et la complémentarité de toutes ses
composantes est le gage de son évolution et de son épanouissement.
- Le Monde occidental ne donne qu’une importance relative au discours religieux et le
confine souvent dans ce qui est proprement intrinsèque aux religions. Parallèlement,
le retour au sacré, évoquée ici ou là, ne va pas nécessairement dans le sens de cette
intégration chère aux orthodoxes, mais verse souvent dans l’exotérisme ou le
piétisme en réaction à la rigidité qu’ont connue des siècles durant les establishments
religieux chrétiens. Preuve en est certaines approches qui optent pour un discours
législateur (comme les fatwa) pur et dur, qui se trouve aux antipodes de l’approche
orthodoxe d’ouverture et d’économie paroissiale et qui verse en fin de compte dans
l’intégrisme.

Quelques cas en exemples


Pour illustrer ces propos, je propose certains cas de figure pour qu’ils soient des occasions
de réflexion commune dans toutes nos Eglises, toutes sociétés confondues, car c’est dans la
convergence de toutes ces expériences que réside la richesse de la Consciences de l’Eglise,
seule détentrice de la Foi.

Personne et société
La notion juridique de « Droit » a fait son apparition dans le Monde depuis l’Antiquité ; les Dix
Commandements en sont un exemple ainsi que la Charte de Hammourabi. Mais c’est avec
les révolutions américaine et française qu’a commencé à voir le jour de façon plus précise la
notion des droits de l’individu. Le XXème siècle a vu ainsi la publication d’une série de chartes
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Théologie orthodoxe et modernité

sur de tels droits. Malgré l’importance de ces textes, on ne peut pas ne pas faire remarquer
la préséance qui y est donnée au droit face à la notion de devoir et de responsabilité. De
plus, la triangulaire française Liberté-Egalité-Fraternité a sa problématique intrinsèque qui la
rend fragile du point de vue sociétal. On peut ainsi citer quelques questions en exemples : (i)
Quelle liberté a l’individu dans le cadre sociétal et comment cette liberté est-elle liée à la
notion de responsabilité ? (ii) Quelle égalité prôner dans un monde où les sociétés sont
multiples et non harmonieuses intrinsèquement ? (iii) Quelle fraternité existe dans un monde
divisé par la pauvreté, la lutte des classes, l’absence de critères humains de
responsabilisation ? De telles questions sont rarement posées dans un monde politisé à
outrance et régi par les seuls intérêts économiques. Le bât blesse à 2 niveaux :
- d’une part, l’individu considère que son identité s’affirme « contre » l’autre ; c’est
pourquoi il insiste sur ses droits et minimise l’importance de ces responsabilités ;
- d’autre part, la société a vis-à-vis d’elle-même un regard individualiste eu égard aux
autres sociétés et normatif vis-à-vis de ses membres, ce qui se traduit par ses
antagonismes externes et internes.

Pour répondre à de tels questionnements les approches chrétiennes ne sont pas identiques.
La théologie protestante se suffit de l’individualisme comme principe de base de sa
théologie ; dans une lecture assez réductrice des textes sacrés les commandements
deviennent l’unique référence de la praxis devenant ainsi les piliers du capitalisme moderne.
La théologie latine opte pour un discours ambigu vis-à-vis de la personne du croyant.
Historiquement ce discours a connu beaucoup de changements mais reste ancré dans le
principe immuable des deux niveaux, celui de l’Eglise Enseignante et celui de l’Eglise
Enseignée et dans lequel la personne humaine est réduite à une dimension réceptive.
La théologie orthodoxe elle, défend la notion de personne dans une approche
anthropologique originale, hélas très peu connue et encore moins vécue. Ce qui fait que
l’impact de l’apport orthodoxe sur les problématiques modernes est presque absent.
Pourtant cette spécificité orthodoxe propose de facto une triangulaire de remplacement
basée sur le principe de l’Incarnation. Ceci n’est pas en opposition avec le contenu de la
triangulaire de la Révolution Française, mais elle propose un complément au niveau des
actes : (i) la Liberté n’a de valeur que dans le cadre de la Responsabilité qui en crée les
limites, (ii) l’Egalité n’a de valeur que dans l’Amour qui accepte cette égalité et la rend
effective dans la vie, et (iii) la Fraternité n’a de valeur que dans le Service qui la matérialise
au quotidien. D’un point de vue orthodoxe, personnes et société sont appelées à donner la
même importance aux deux triangulaires : [Liberté-Egalité-Fraternité] et [Responsabilité-
Amour-Service]. Si l’Eglise adopte pour elle-même cette dernière triangulaire et en fait un
programme de vie comme corollaire de sa foi dans l’Incarnation, elle tiendra alors un
discours plus cohérent et plus proche de ce qu’attend d’Elle le monde moderne.

Ethique et morale
Un autre problème fondamental qui pourtant n’est posé qu’en filigrane dans la pensée
moderne et dans la pensée religieuse est celui de l’Ethique, dans ses relations avec les
normes et les valeurs sociales et leurs retombées sur la vie des personnes. Ce problème se
décline en plusieurs questions comme par exemple : Est-ce que l’Ethique est synonyme de
Morale ? Est-ce que les normes remplacent les valeurs ? Y-a-t-il un absolu à défendre dans

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Théologie orthodoxe et modernité

le discours sur l’Ethique ? Quelle relation existe entre Ethique et Tolérance ? Existe-t-il un
référentiel unique qui peut être pris comme base du débat social sur le problème ?
Au nom de la liberté de l’individu, la Modernité est pour la relativisation de l’approche.
L’aspect social est mis en valeur pour créer un cadre juridique beaucoup plus que pour
donner des éléments de réponse. Certaines notions sont alors mises en évidence plus que
d’autres, ou au profit d’autres, sans raison valable apparente. Plusieurs cas de figure de la
pensée moderne ne peuvent être discutés que dans le cadre de cette opposition entre des
pôles de pensée appartenant à des registres différents. Par exemple :
- la notion de Justice quand elle est mise en parallèle avec le Légal créant une
opposition entre Ethique et Morale ;
- la notion de Démocratie quand elle est mise en parallèle avec la notion de rightness
(ce qui est bon et correct) ;
- la notion de Propriété quand elle est mise en parallèle avec celle de la Pauvreté en
général et de la pauvreté en Dieu ;
- la notion de Bien-être quand elle est mise en parallèle avec la notion du Bien
commun.
Le problème réside justement dans le fait que l’Ethique est devenue synonyme de la morale
ambiante, à cause de l’individualisation de la pensée et parce que les normes sociales ont
remplacé les valeurs à cause du matérialisme ambiant. Alors que l’Ethique est un concept
plus englobant et surtout plus riche du point de vue humain et religieux.

Schématiquement, la pensée religieuse occidentale a deux choix très opposés. Alors que la
théologie latine semble plaider pour un positionnement juridique à partir de la casuistique
introduite avec l’approche scolastique, la théologie protestante semble plaider pour un
positionnement basé sur une morale individuelle au nom de la liberté de la personne.
Pour sa part, la théologie orthodoxe se refuse clairement à toute prise de position qui
rendrait impossible une flexibilité qui tiendrait compte des situations et considérations en
cause, plaidant pour la spécificité de la personne et des communautés dans un cadre de
lignes directrices précises. Est-ce une position de faiblesse dans le cadre du positionnement
social de la théologie orthodoxe ? Oui et non.
C’est une position de faiblesse quand cette « économie » n’a pas de critères autrement dit, si
ces lignes directrices ne sont pas claires et ne sont pas revues suivant les changements
culturels et sociaux qui interviennent au fil du temps. Cela (et c’est le cas aujourd’hui) donne
l’impression que l’Eglise orthodoxe n’a rien à dire au monde d’aujourd’hui et n’a pas
développé un discours de dialogue avec la modernité, et qu’Elle se résume à une Eglise
piétiste dans laquelle la Praxis est en contradiction avec son discours sur l’Incarnation.
Mais c’est en même temps une position de force si deux conditions complémentaires sont
respectées. D’une part cela demande que l’Eglise orthodoxe développe un processus de
réflexion continue sur les problèmes d’Ethique concernant le monde d’aujourd’hui et d’autre
part cela nécessite le développement de pratiques d’encadrement (à tous les niveaux) qui
mettent en relief la réalité du suivi de l’Eglise des intérêts des personnes et des sociétés.
Mais il est à regretter que l’Eglise Orthodoxe n’a pas su trouver une structure ecclésiale qui
permettrait de mettre en commun les réflexions des Eglises locales, les expériences des
fidèles, les données scientifiques et sociales des acteurs de la modernité. Ce qui devait être
la force du principe de l’Autocéphalie cher à l’Orthodoxie, car c’est le gage d’un témoignage
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Théologie orthodoxe et modernité

axé sur les besoins du Monde environnant de l’Eglise, est mis aujourd’hui en porte-à-faux.
En effet alors que le Monde ne connait plus de frontières par le biais des nouvelles
technologies, les différentes Eglises locales sont plus enclines à se confiner dans un
phylétisme de fait, qui leur fait rater l’occasion de témoigner ensemble de leur spécificité. La
Théologie Orthodoxe porte en elle le potentiel de répondre à ce grand défi de la Modernité,
mais Elle n’arrive pas à se doter des moyens qui lui permettent de mettre ce potentiel en
œuvre.

Corps, Chair et Être


Un autre problème central du Monde moderne est celui du Corps. Nous vivons dans des
temps où la chosification du Corps est un symptôme visible et courant, où la banalisation de
la relation au Corps est acceptée comme un état de fait et ceci est à mon avis un résultat
naturel de la vision que le monde moderne a de l’Homme en général et des individus en
particulier. C’est pourquoi, quand le monde moderne s’intéresse à l’aspect corporel il le
fait soit au sens de la morale ambiante dictée par des normes développées dans la société
et qui dépendent beaucoup de changements sociétaux ambiants, soit au sens des éthiques
de sauvegarde de la société résultant d’acquis sociaux accumulés durant des années ou soit
au sens scientifique pour éloigner les dérives potentielles d’ordre biologique ou
physiologique.

Or l’approche chrétienne est diamétralement opposée à celle du monde moderne puisqu’elle


refuse aussi bien la chosification du Corps que sa banalisation, puisqu’elle tient au respect
de l’expression corporelle comme étant partie intégrante de la spécificité humaine et
puisqu’elle dénonce toute dérive au nom de la Science et par ce biais elle s’implique dans le
souci mondial de la Bioéthique. Malgré cela, le discours chrétien n’est pas à l’unisson vis-à-
vis du monde moderne : le discours protestant, plus ouvert, reste axé sur l’aspect individuel
tandis que le discours latin reste moralisant et ne prend pas en considération les dimensions
sociales actuelles.
La pensée orthodoxe, quant à elle, est loin d’être claire et adaptée au dialogue avec le
monde d’aujourd’hui. Pourtant, la théologie orthodoxe a la possibilité de produire un discours
innovant en présentant sa vision anthropologique qui défend l’unité de la personne humaine,
en récapitulant la différence à faire entre Corps et Chair, en alliant son discours éthique à sa
conception de l’Être comme étant appelé à « être », en soutenant la dimension sociale sans
pour autant en devenir esclave et enfin en considérant la vie en communauté comme une
condition sine qua none de la pédagogie de l’Eglise.
Mais, de fait, le problème reste entier car nous n’avons jusque là pas eu le courage de revoir
notre discours ambigu à propos du Corps et en confondant ce qui est de la Chair avec ce qui
est du Corps (pourtant le temple du Saint Esprit). D’autre part notre système paroissial de
suivi et d’accompagnement pédagogiques reste embryonnaire et éparse et n’a pas
développé des lignes directrices d’avant-garde. Enfin, nous ne faisons pas de l’Ethique une
affaire commune panorthodoxe dans notre réflexion théologique.

Conclusion
Au risque de me répéter, je dirais en conclusion :

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Théologie orthodoxe et modernité

a. La théologie orthodoxe a le potentiel d’entrer en dialogue avec la Modernité. Elle a


une spécificité qui lui permet d’avoir un discours novateur tout en restant en
conformité avec la Tradition. Mais ce potentiel a besoin d’être développé et mis en
évidence comme un effort commun de l’Eglise Orthodoxe, Une et Catholique.
b. L’Eglise orthodoxe a besoin de créer des forums de discussion entre pasteurs,
hommes et femmes de sciences, hommes et femmes de bonne foi, jeunes gens et
jeunes filles, sociologues et pédagogues, afin d’élaborer dans la continuité une vision
d’avenir. De tels forums auront l’avantage d’être des espaces de proximité pour
élaborer en commun un discours orienté vers le futur et riche de l’expérience du
passé. Mais ces forums seront aussi pour l’Eglise l’occasion de faire entendre son
témoignage à un moment où les jeunes sont sollicités par un déluge de messages de
tout genre.
c. La vie de l’Eglise Orthodoxe est régie par la Foi, les Ecritures Saintes et la Tradition
Vivante. C’est au nom de l’ouverture avec laquelle notre théologie a su harmoniser
ces différentes composantes de son message que nous sommes appelés à dialoguer
avec la Modernité.

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