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APFT - ULB,
Centre d’Anthropologie Culturelle
Avenue Jeanne 44 - 1000 Bruxelles
Tél. 32-2-650 34 25
E-mail : anthcult@ulb.ac.be

Extracts may be freely reproduced by the press or non-profit organisations, with acknowledgement.
APFT would appreciate receiving copies of any material based on this book.

Des extraits de cet ouvrage peuvent être librement reproduits par la presse ou par des organisations
sans but lucratif, en indiquant la source. APFT souhaiterait recevoir copie de tout matériel ayant fait
usage des textes ou figures contenus dans le présent document.

This study was achieved with the financial contribution of the European Commission. The authors
are solely responsible for all opinions expressed in this document, which do not necessarily reflect
those of the European Commission.

Cette étude a été réalisée avec l’aide financière de la Commission Européenne. Les auteurs sont
seuls responsables des opinions exprimées dans ce document. Elles ne reflètent pas nécessairement
celles de la Commission Européenne.

Layout & Production :


C+C Folon s.a. - Chaussée d’Alsemberg 247 - 1190 Bruxelles.
Tél. 32-2-340.67.77 - E-mail : ccfolon@skynet.be
APFT

FORÊTS DES TROPIQUES,


FORÊTS ANTHROPIQUES
SOCIODIVERSITÉ, BIODIVERSITÉ :
UN GUIDE PRATIQUE

Serge BAHUCHET, Françoise GRENAND,


Pierre GRENAND & Pierre de MARET

Programme
Avenir des Peuples des Forêts Tropicales
Bruxelles - 2000

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) Future of Rainforest Peoples (FRP)
Ce texte de synthèse constitue le Volume I de Les peuples des forêts tropicales aujourd’hui, rapport du
programme APFT. Il est basé sur les travaux contenus dans la série suivante :
Volume II : Une approche thématique
Volume III : Afrique centrale
Volume IV : Guyanes (région Caraïbes)
Volume V : Mélanésie (région Pacifique)
On trouvera dans ces volumes la bibliographie concernant les points abordés dans cette synthèse.

Conseil scientifique d’APFT :


et dirigé par Serge B AHUCHET, Professeur au Muséum national d’Histoire naturelle (France) et directeur du
Conseil scientifique d’APFT.
Roy ELLEN, Professeur à l’Université du Kent à Canterbury (Grande-Bretagne),
Igor de GARINE, Directeur de recherche émérite au CNRS (France),
Pierre GRENAND, Directeur de recherche à l’IRD (France),
Samy MANKOTO, Chargé des forêts au département de l’environnement de l’Unesco (Congo),
Pierre de MARET, Professeur à l’Université Libre de Bruxelles, Directeur du programme APFT (Belgique),
Doyle MCKEY, Professeur à l’Université de Montpellier (France),
Gerard PERSOON, Professeur à l’Université de Leiden (Pays-Bas),
Enrico PIRONIO, Administrateur principal à la Commission européenne (représentant la CE),
Wulf SCHIEFFENHÖVEL, Directeur de recherche à l’Institut Max Planck (Allemagne),
Gill SHEPHERD, Overseas Development Administration (Grande-Bretagne),

Auteurs du volume thématique :


Serge BAHUCHET (MNHN), Daniel BLEY (CNRS), Sophie BOULY de LESDAIN (CNRS), François BRAEM
(APFT-ULB), Florence BRUNOIS (APFT), Anne DELORME (APFT-ULB), Edmond D OUNIAS (IRD), Alain
FROMENT (IRD), Roy ELLEN (UKC), Igor de GARINE (CNRS), Françoise GRENAND (IRD), Pierre GRENAND
(IRD), Daou V. JOIRIS (APFT-ULB), Christin KOCHER SCHMID (UKC), Pierre de MARET (ULB), Doyle
MCKEY (Université Montpellier II), Jean-François ORRU (APFT), Hélène PAGEZY (CNRS), Gerard PERSOON
(Université Leiden), Michel ROMAINVILLE (APFT-ULB), Théodore TREFON (APFT-ULB), D. VAN EST
(Université Leiden)

Auteurs des volumes régionaux :


Claudine A NGOUE (APFT-Gabon), Matthew G. ALLEN (ANU), Mathilde A NNAUD (APFT), Alain A SSOKO
NDONG (APFT-Gabon), Serge B AHUCHET (MNHN), Aurélie BINOT (APFT), Pascale B ONNEMÈRE (CNRS),
Florence BRUNOIS (APFT), Lorenzo BRUTTI (APFT), Stéphanie CARRIÈRE (APFT), Stéphanie CARETTE
(APFT), Jean CHAPUIS, Nièves CAYUELA SERRANO (APFT), Serge COGELS (APFT), Corine DALLIÈRE, Alan
DANGOUR (UKC), Louis DEFO (APFT-Cameroun), Adrienne DEMENOU-ZAMDJIO (APFT-Cameroun), Anne
DELORME (APFT-ULB), Willy DELVINGT (Gembloux), Marc DETHIER (APFT), Edmond DOUNIAS (IRD),
Marianne ELIAS (APFT), David ELLIS (APFT), Marie FLEURY (MNHN), Alain FROMENT (IRD), Norbert GAMI
(APFT-Congo), Eric de GARINE-WICHATITSKY (Université Paris X), Thomas HENFREY (APFT), Jean
HURAULT, Delphine GREINDL (APFT), Françoise GRENAND (IRD), Pierre GRENAND (IRD), Kory IOVEVA
(APFT-Cameroun), Pablo ISLA VILLAR (APFT-ULB), Amélie JACQUET (ULB), Sylvie JEREMIE (APFT), Daou
V. JOIRIS (APFT-ULB), Alain K ARSENTY (CIRAD), Christin KOCHER SCHMID (UKC), Georgius KOPPERT
(MNHN), Christian LECLERC (APFT), Pierre LEMONNIER (CNRS), Rolin MANGALA (APFT RDC), Pierre de
MARET (ULB), Emmanuel de MERODE (APFT), Adonis MILOL (APFT-Cameroun), Joseph NZABANDORA
(APFT-RDC), Jean-François ORRU (APFT), François O UHOUD-RENOUX (APFT), Hélène PAGEZY (CNRS),
Michel R OMAINVILLE (APFT-ULB), Terry ROOPNARAINE (UKC), Hilary S OLLY (APFT), Théodore TRÉFON
(APFT-ULB), Fabienne T ZERIKIANTZ (APFT), Cédric V ERMEULEN (APFT), Pauwel de WACHTER (WWF),
Annie WALTER (IRD), Georges WEIS.
Equipe coordination, correction, mise en page, édition :
Fanny BERNARD, Michel BUISSERET, Corinne LÉGER, Florence LOISEAU, Yvette NOPPEN, Nathalie NYST,
Anne WEIS.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 2 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Table des matières Vol n° 1 - Sociodiversité, Biodiversité: un guide

Introduction 5

I PROTÉGER LES FORÊTS, AIDER LES HOMMES ?


DE MULTIPLES QUESTIONS 7

1. Pourquoi ? 9
2. Pour qui ? 15
3. Comment ? 19

II DES HOMMES ET DES FORÊTS TROPICALES : CONSTATATIONS 25

1. Afrique centrale 27
2. Les Guyanes 37
3. Mélanésie 47

III DES HOMMES ET DES FORÊTS TROPICALES : 36 QUESTIONS 53

1. Les préjugés et les modes influencent-ils les politiques de développement ? 54


2. Qui sont les peuples des forêts tropicales ? 55
3. Les structures sociales de ces populations sont-elles trop simples
pour la modernité ? 58
4. Qui détient le pouvoir chez les peuples des forêts tropicales ? 59
5. Les peuples des forêts tropicales sont-ils en voie d’extinction ? 61
6. L'accroissement démographique perturbe-t-il la disponibilité en ressources ? 62
7. Quelles perturbations environnementales les peuples
des forêts tropicales affrontent-ils ? 63
8. Comment les populations réagissent-elles au changement ? 66
9. Quel est l'impact des villes sur les écosystèmes forestiers ? 67
10. L'agriculture sur brûlis est-elle la principale cause de la déforestation ? 69
11. L’agriculture sur brûlis est-elle rentable ? 70
12. Faut-il fixer l’agriculture itinérante ? 72
13. Quelle est l’importance des rythmes saisonniers dans la vie quotidienne ? 73
14. Les ressources sauvages, luxe ou nécessité ? 75
15. Pourquoi une population forestière aurait-elle besoin de tant d’espace ? 76
16. Peut-on considérer que les peuples des forêts tropicales ont une économie ? 79

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 3 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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17. Quelle est la place donnée aux femmes dans les économies
forestières traditionnelles ? 81
18. Peut-on se nourrir en forêt ? 82
19. La malnutrition est-elle une malédiction ? 85
20. Les populations forestières menacent-elles la biodiversité ? 86
21. L’argent fait-il le progrès ? 87
22. Le gibier est-il un PFNL (produit forestier non-ligneux) ? 91
23. La route est-elle la voie du développement ? 93
24. L’écotourisme est-il un instrument de développement innocent ? 95
25. Les connaissances traditionnelles peuvent-elles servir
le développement durable ? 97
26. Des langues ou des patois ? 99
27. Quelle scolarité pour quels élèves ? 101
28. Dieu va-t-il sauver les Sauvages ? 101
29. Quelles possibilités d’évolution ? 102
30. Quelles associations peuvent répondre à l’impact de la modernité ? 103
31. Quel appui peuvent offrir aujourd’hui les ONG ? 105
32. Quelle place pour les anthropologues ? 107
33. A qui appartient la forêt ? 190
34. Quels droits accorder à la propriété intellectuelle ? 111
35. Faut-il laisser des hommes dans les aires protégées ? 112
36. Conserver ou développer ? 114

IV POUR UNE VÉRITABLE GESTION DURABLE DE LA


SOCIO-BIODIVERSITÉ DES FORETS TROPICALES :
DES PROPOSITIONS 117

1. Mieux définir les objectifs 120


2. Mieux connaître le contexte 122
3. Concevoir une stratégie aux différents niveaux 125
4. Réalisation des projets 126
5. Conclusion : quelques principes incontournables. 130

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 4 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Introduction
Le but premier du programme APFT consistait à rendre compte de la vie
quotidienne de villages forestiers en cette fin de XXème siècle. Les chercheurs se sont
donné pour tâche d’observer sur le terrain, pendant trois ans, le mode de vie de plusieurs
communautés forestières, afin d’analyser précisément ce “changement”.
Les forêts tropicales sont encore souvent considérées comme un milieu sauvage,
leurs habitants représentant un jalon dans l’évolution de l’humanité, l’ensemble devant
être préservé comme un précieux patrimoine. Inversement, elles peuvent être perçues
comme des régions où le développement tarde à imprimer sa marque durable, les nations
du Nord se devant de remédier à cet état de fait.
Le présent texte a pour but d’apporter un éclairage réaliste sur la situation
contemporaine d’une partie des forêts tropicales, celles des pays de la zone ACP
(Afrique-Caraïbes-Pacifique), qui constitue un champ d’intervention privilégié pour la
Communauté Européenne. Ces pays, notamment les régions forestières, ont la triste
particularité de présenter une certaine homogénéité, celle d’un sous-développement
chronique, si l’on prend comme point de référence la décolonisation des décennies
soixante et soixante-dix ; ils offrent un contraste frappant avec l’émergence du cône sud-
africain, de l’Asie du Sud-Est ou du Brésil par exemple.
Dans un premier chapitre, nous ferons la revue des questions que les mondes
scientifique et politique se posent actuellement sur ces forêts. Nous rappellerons les
tendances évolutives que tout observateur de bonne foi peut enregistrer depuis une
trentaine d’années, mais qu’il nous a semblé indispensable de synthétiser, tant les vieux
schémas idéologiques les plus variés semblent prégnants. Ils inhibent en effet la
construction de politiques économiques et sociales saines, qui permettraient la mise en
place de systèmes politiques viables, une conservation raisonnable de la biodiversité et
un épanouissement culturel et social serein des populations, tant urbaines que rurales.
Le deuxième chapitre présentera tout d’abord, à l’échelle régionale, nos
investigations à la lumière du questionnement précédent. Cet aspect essentiel concentre
les héritages historiques et culturels, créateurs des fameuses différences affichées par une
part sans cesse croissante des habitants d’un monde pensé comme global.
Dans le troisième chapitre, l’approche régionale sera synthétisée sous la forme de
36 questions, dans un exposé thématique et raisonné des paramètres que tout programme
de développement durable doit prendre en compte. Ces questions sont la quintessence de
notre programme. Nous y mettrons en situation les réponses possibles visant à définir un
cadre politique cohérent.
La dernière partie présentera de façon pragmatique des propositions incluant :
• les concepts tant pratiques qu’éthiques devant présider aux programmes de
développement et de conservation ;
• la précision des objectifs du développement ;
• la meilleure manière de comprendre le contexte à différentes échelles de temps et
d’espace ;
• une réflexion sur la mise en place de politiques efficaces.
Nous terminerons par des conseils pratiques pour la réalisation des projets, basés
sur les problèmes cruciaux devant être pris à bras le corps tant par les pays du Nord que
par ceux du Sud.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 5 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Papouasie-Nouvelle-Guinée - (cliché F.Brunois)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 6 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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PROTÉGER LES FORÊTS, AIDER LES HOMMES ?

DE MULTIPLES QUESTIONS

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 7 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Hutte pygmée fraîchement construite en matériaux naturels. - RCA (cliché S.Bahuchet)

Huttes pygmées résultant d’un plan de sédentarisation. - Cameroun (cliché S.Bahuchet)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 8 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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1. Pourquoi ?
Dans un contexte dominant de préservation des forêts tropicales, notre démarche a
été non de nous faire les avocats délibérés des hommes (bien que nos convictions
personnelles aillent dans ce sens), mais plutôt de réfléchir sur deux postulats simples :
• il ne peut y avoir une gestion saine de l’environnement tropical sans un
épanouissement des êtres humains qui en vivent ;
• la nature sauvage n’existe pas (ou bien peu) et, par conséquent, la persistance de
milieux riches en biodiversité prouve l’ancienneté de pratiques humaines compatibles
avec la continuité de ces milieux.
Le premier postulat est admis, au moins en apparence, par tous les acteurs
intervenant dans le milieu tropical ; cependant, les solutions préconisées divergent
sensiblement. Quant au second, il est pour l’essentiel contesté par les conservationnistes
et une partie des écologistes militants, qui considèrent que bien des milieux naturels
doivent être défendus coûte que coûte contre les actions des êtres humains.
Nos postulats ne sont pas dictés par une foi aveugle en l’homme des forêts
tropicales, ni même par une conviction profonde pour un concept, celui de la
biodiversité, dont l’ancienneté ne pèse pas bien lourd dans l’histoire de la pensée
scientifique. En revanche, nous souhaitons nous appuyer sur un continuum
d’observations, scientifiques pour l’essentiel, accumulées surtout au cours du siècle qui
vient de s’achever, et montrant que l’homme, dans quelque culture que ce soit, est
capable de gérer convenablement son milieu, pourvu qu’il dispose de bonnes conditions
sociales, politiques et économiques.
Nous gardons également en tête que les savoirs, les savoir-faire et, plus
modestement, les pratiques quotidiennes que nous décrivons font partie d’un patrimoine
précieux pour l’humanité entière. Cependant, pour riches et respectables que soient ces
savoirs locaux, ils ne peuvent en aucun cas être confondus avec une approche
scientifique, qui seule possède les outils critiques permettant de choisir les modes de
gestion viables du vivant, dès lors que nous sortons de l’échelle locale, sans omettre les
risques d’erreur. Nier cette évidence reviendrait à nier l’utilité de programmes comme
APFT ; ce serait surtout condamner toute possibilité de jeter des ponts entre les savoirs
particuliers et les orientations à grande échelle.
Ces quelques préliminaires conceptuels énoncés, il convient d’insister sur quelques
mots-clés, au caractère quelque peu antithétique, qui reviendront sans cesse tout au long
de notre travail : nous affinerons ainsi nos préférences.
Tout d’abord, face à la notion de “protection de l’environnement”, nous
privilégions celle de “gestion de l’environnement“. La protection implique des interdits
à l’encontre des êtres humains, visant à pérenniser avant tout l’existence d’espèces
animales ou végétales. La gestion de l’environnement, quant à elle, consiste à penser que
l’homme est un élément dominant du milieu naturel et que les actions sur ce dernier
peuvent, et doivent, être bénéfiques pour l’ensemble. Une telle affirmation n’exclut
cependant pas l’utilisation de méthodes répressives en cas de dérives graves, dont les
exemples sont bien documentés ; celles-ci doivent toujours être envisagées comme des
mesures d’urgence, l’objectif final étant de permettre aux êtres humains de jouir
pleinement de leur environnement.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 9 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Ceci nous amène à l’opposition entre développement et développement durable :


le premier est orienté, en principe, vers le bien-être des hommes, mais dans une
perspective immédiate. Il répond parfaitement aux critères de rapidité et d’urgence qui
caractérisent le monde contemporain : se fondant avant tout sur des indicateurs
économiques, il néglige toutes ces composantes impalpables qui constituent le sel de
l’existence de chaque être humain.
Au contraire, le développement durable introduit la notion de durée et de
reproductibilité à long terme, admettant implicitement des rythmes économiques variés.
Il implique la notion plus culturelle de qualité de vie. Il indique surtout que la marche du
monde ne peut être unilinéaire et que les systèmes économiques doivent être diversifiés,
sans toutefois être coupés les uns des autres.
Opter pour la seconde définition est de notre part une position indubitablement
politique ; loin d’être idéaliste, elle est dictée par des réalités simples :
• la protection de l’environnement connaît depuis trente ans une succession d’échecs
criants, les destructions qu’elle visait à supprimer s’étant aggravées ;
• le développement “classique” n’est pas parvenu à accroître le bien-être des peuples
du Sud ; partout, la pauvreté a progressé avec son cortège de crises sociales ou
politiques.
En s’intéressant aux plus humbles, en particulier à ceux qui n’ont pas encore
émigré vers les villes, et à l’environnement dans lequel ils évoluent, le programme APFT
s’est avant tout efforcé de rendre compte de la réalité de base des pays, soumis à la fois
aux politiques de développement et à la protection de l’environnement.

Quels objectifs au Nord ?


Le Nord a notablement changé politiquement au cours de la dernière décennie, les
Démocraties libérales devenant le modèle dominant. L’apparente unification politique du
monde n’empêche pas que “la fracture sociale” reste forte partout, incluant entre autres
l’arrivée importante (mais non massive comme d’aucuns le prétendent) de populations
du Sud vers le Nord. Ces mouvements de population indiquent essentiellement que la
misère est devenue insupportable pour les populations urbaines du Sud.
Parallèlement, les problèmes de pollution, de destruction de la nature et de qualité
de vie ne concernent plus seulement le cercle des élites bien informées, mais ils sont
entrés au coeur du débat politique global : la préservation de l’environnement intéresse
désormais tous les citoyens du Nord, elle gagne indubitablement du terrain au Sud.
Pourtant, la représentation globale que nous avons de l’environnement des pays du
Sud reste artificielle, reposant sur des réalités qui ne peuvent être mises en doute, mais
qui sont le plus souvent biaisées par une approche trop globalisante. Ainsi, nous avons
tendance à confondre l’image pitoyable des États de la ceinture équatoriale avec celui des
communautés qui en constituent la substance.
C’est pourquoi le Nord, quelque peu honteux de sa richesse et assumant mieux sa
lourde part de responsabilités dans la misère du monde, cherche à inverser ou du moins
freiner, dans une logique de charité bien ordonnée, une évolution déjà catastrophique et
qui risque de devenir tout bonnement incontrôlable. Dans le domaine qui nous concerne,
les rapports de l’homme avec son environnement, cette inversion relève du vœu pieux,

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 10 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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en raison de l’absence de politiques volontaristes, mais il traduit pour le moins un


frémissement positif :
• les sociétés traditionnelles étaient jusqu’à présent considérées comme les seules
susceptibles de vivre en équilibre avec la nature ; cette vision subsiste largement dans
l’écologisme politique, pris au sens large, qui a tendance à idéaliser les hommes
naturels que sont les Pygmées ou les Amérindiens d’Amazonie et à se projeter, y
compris au Nord, dans un passé idéalisé. Néanmoins, pour de nombreux penseurs du
Nord, l’homme, quel qu’il soit, cesse d’être un simple alibi des programmes de
conservation pour en devenir un acteur essentiel. Parallèlement, il convient de
redéfinir clairement les menaces pesant réellement sur le milieu naturel et d’en
hiérarchiser la gravité ;
• le développement durable sous sa forme induite, l’un des outils du modèle
démocratique ou du moins facilitant son exportation, n’est plus forcément considéré
comme une panacée. On admet pour le moins que la demande locale doit être prise en
compte - encore faut-il savoir la capter et sortir des nuées d’un discours humaniste
unilatéral. De surcroît, on en vient à admettre que cette demande ne doit pas être
provoquée lorsqu’elle n’existe pas. Nous verrons d’ailleurs que bien peu de
populations participent réellement (et a fortiori en sont les instigatrices) à des
opérations de développement ;
• le droit d’accès aux ressources doit être ouvert à tous, ce qui implique la nécessité
de préserver leur caractère renouvelable. Plus l’utilisation de ressources est
génératrice de richesse et de bien-être, plus les utilisateurs devraient logiquement
veiller à faire fructifier leur capital. Il s’agit d’un impératif réel mais chargé
d’ambiguïté et sur lequel nous reviendrons, car la réalité de l’exploitation nous est
apparue bien souvent périlleuse, tant pour l’être humain que pour la ressource elle-
même.
En vérité, on semble s’acheminer vers des préoccupations croisées pour la forêt
tropicale et pour ses habitants. L’un des objectifs majeurs d’APFT fut indubitablement de
faire progresser cette tendance et d’en définir les moyens.

Quels objectifs au Sud ?


Il faut ici distinguer soigneusement les objectifs des États constitués d’élites
urbaines plus ou moins coupées de la brousse de ceux des membres des communautés
forestières, qu’ils soient envisagés comme individus ou comme groupe social. On verra
plus avant que les rapports ville/forêt se caractérisent différemment selon les continents.
Partout cependant les élites d’Afrique, des Caraïbes et de Mélanésie ont, depuis les
indépendances, basé leur pouvoir sur les fantômes menaçants du colonialisme, contre
lequel elles se sont érigées en gardiennes : d’où la “chanson” de la dette (certes
indéniable mais largement utilisée comme épouvantail) qui écrase le pays (mais où passe
l’argent de l’aide au développement ?), celle des ressources que l’Occident pille (mais les
bénéficiaires des royalties des grandes compagnies sont-il tous au Nord ?). Le but de
celles-là n’est sans doute pas l’édification de démocraties fortes, l’émergence d’une
masse critique de citoyens actifs et conscientisés, ni même la construction d’une
économie nationale viable.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 11 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Maison Wayampi avec couverture traditionnelle en palme. Trois Sauts - Guyane Fr. (cliché S.Bahuchet)

Un plan de réaménagement mal conçu a provoqué l’épuisement du peuplement des palmiers (Geonema)
Cette pénurie a entraîné la construction des habitations à partir de matériaux de récupération, avec le
résultat qu’on peut voir.

Maison Wayampi construite hâtivement suite à un plan de réaménagement, avec couverture en bâche.
(cliché S.Bahuchet)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 12 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Pourtant, les classes richissimes comme les villageois les plus humbles semblent
bien partager - tout particulièrement en Afrique - quelques jugements communs qui
pèsent lourd dans l’évolution des pays du Sud :
• le modernisme occidental signifie l’accès facile aux biens de consommation, tout
particulièrement ceux qui sont luxueux et ostentatoires ;
• l’Occident est à la fois détesté (il détient les pouvoirs, entre autres celui d’opprimer)
et désiré (il est dispensateur de richesse, d’éducation et de santé). Il faut donc
préserver des bonnes relations avec le Nord, tout en le maintenant à bonne distance, à
travers des jeux économiques et politiques subtils.
Au delà de ces caractéristiques partagées, les habitants des forêts formulent face
aux pressions extérieures d’autres revendications plus spécifiques :
• la revendication du contrôle de la terre semble fondamentale, encore que nos études
régionales montrent qu’elle se décline de façon différente selon les continents ;
• la revendication des infrastructures de base (écoles, dispensaires, communications
aériennes et routières) est commune à toutes les communautés de la forêt ;
• la référence au respect de la culture est moins fréquente mais peut être parfois
affirmée sur un mode revendicatif, comme c’est le cas dans les Guyanes ; elle est sans
doute en bonne partie liée aux frustrations accompagnant les échecs du
développement.
Nos rapports régionaux sont autant d’illustrations de ces tendances, jugements et
revendications. Nous essaierons dans les chapitres suivants de voir comment peuvent être
articulés tant d’objectifs contradictoires. Mais on peut déjà avancer que les mécanismes
politiques observables à tous les niveaux des pays du Sud sont, avant tout, une stratégie
d’adéquation de leurs aspirations au progrès avec les pressions (ou les lubies ?) du Nord.

Tendances globales
Il est bien évident que les tendances globales restent induites par le Nord. Certes,
des voix se sont élevées au Sud lors du Sommet de la Terre à Rio en 1992 ; certes, l’année
1993 fut consacrée aux peuples indigènes, et nous devrions nous en réjouir. Pourtant,
nous ne pouvons manquer parallèlement de nous interroger sur les mécanismes, les
acteurs et les mobiles qui les animent et, par-dessus tout, sur les revendications parvenant
aux oreilles des décideurs du Nord.
On remarquera aisément que les prises de conscience des peuples indigènes (dont
une part non négligeable vit aussi dans les pays du Nord, en particulier aux USA et en
Russie) sont extrêmement variables. Les groupes les plus menacés culturellement,
linguistiquement et économiquement sont de loin les plus activistes, alors que ceux dont
“l’état de santé culturel” est plutôt satisfaisant agissent peu. Il est vrai que l’on ne
commence à défendre ce que l’on sait déjà menacé. A un échelle plus large, on gardera
en mémoire que l’idée de fédérer des peuples ou simplement des communautés, même à
l’échelle d’une région, est encore un concept foncièrement occidental.
D’ailleurs, on remarquera que les pays ACP dans lesquels nous avons travaillé ne
se caractérisent pas, à l’échelle internationale (sauf peut-être en Guyane française), par
un fort activisme au nom des “peuples des forêts”.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 13 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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On aura compris que ce sont les indigénistes, et non les indigènes, qui ont provoqué
cette alliance participative entre les communautés des forêts tropicales (pour ne parler
que d’elles) et les lobbies conscientisés du Nord. Pourtant, au cours des vingt dernières
années, une élite issue des communautés indigènes a pu se former, au moins en Amérique
tropicale et en Mélanésie. Elle cherche sa propre voie, tentant un compromis difficile
entre tradition et modernité.
Une des caractéristiques de ce mouvement est son alliance (sans pour autant parler
de fusion) avec le lobby vert dès la fin des années 80. Le coup d’envoi en fut donné (hors
de la zone ACP il est vrai) par l’assassinat de Chico Mendès dans l’Acre brésilien en
1988. Un conflit classique entre pauvres paysans et gros propriétaires fut rapidement
transformé par les médias du Nord en une alliance des “peuples de la forêt” pour la
préservation d’un mode de vie en harmonie avec le milieu naturel.
En Afrique, où les mouvements indigènes sont pratiquement inexistants - tous les
Africains ne sont-ils pas des indigènes ? -, l’emprise du lobby vert est particulièrement
flagrante. D’où l’invention de concepts comme “gestion participative”, sensée permettre
une conscientisation des communautés en matière d’environnement et assurer leur
développement ou, plus modestement, des revenus stables. La réalité de cette gestion
participative a été tout particulièrement évaluée par le programme APFT.
Le sentiment que nous avions, dès le début du programme, est que l’initiative reste
faible au Sud. Quant au Nord, en dépit des évolutions positives (évoquées plus haut) et
d’objectifs concrets souvent contradictoires, sa pression, parée de discours plus
humanistes que jamais, reste constante, pour des raisons très pragmatiques :
• au Sud, la nature est de toute évidence en voie de rapide transformation, en partie
liée à des changements climatiques globaux mais aussi à une exploitation toujours
plus brutale des ressources naturelles ; d’où une pression accrue des mouvements
écologistes pour le contrôle de l’exploitation des ressources à travers tout un arsenal
légal (certifications, quotas, espèces intégralement protégées...) et surtout une
pression médiatique quasi quotidienne ;
• dégradation de l’environnement et pauvreté engendrant des “conflits verts” sont
indubitablement liées, même si elles n’en sont pas les seuls facteurs : le Nord cherche
à traiter conjointement les deux questions en donnant plus de place aux agricultures
de subsistance et à une exploitation viable des ressources forestières ; cependant, les
vieux préjugés - entre autres à l’égard de l’agriculture traditionnelle sur brûlis -
persistent trop souvent 1 ;
• enfin et surtout, le Nord cherche partout à instaurer des principes de bonne
gouvernance et d’efficacité économique, dont il escompte à moyen terme des effets
positifs.
Tout ceci tend à montrer que les pays du Sud restent pour l’essentiel soumis à des
directives venant du Nord.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 14 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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2. Pour qui ?

Pour quels intérêts au Nord ?


Pendant longtemps, le Nord s’est surtout soucié d’exporter ses modèles politiques
et culturels successifs, afin d’exploiter le plus efficacement possible les ressources du Sud.
Plus récemment, il s’est préoccupé de transformer le Sud en colonie d’exportation pour
ses produits excédentaires. Dans une large mesure, il s’est trouvé concurrencé dans ce
domaine par les nouveaux pays riches d’Asie, dont l’impact est devenu considérable, entre
autres dans les pays ACP.
Parallèlement, il ne faudrait cependant pas oublier que nous restons consommateurs
de produits du Sud. Si certains sont bien spécifiques et renvoient aux racines de l’histoire
coloniale comme l’or, les bois tropicaux, la canne à sucre ou le cacao (et il en sera souvent
question dans ce texte), d’autres produits miniers, en particulier le pétrole et le gaz naturel,
sont devenus essentiels.
Contre toute attente, l’environnement et le développement sont aussi devenus des
domaines qui rapportent :
• après le soleil et la plage, la nature tropicale et ses habitants, sous leurs oripeaux
étiquetés traditionnels, sont désormais un produit commercial de première importance;
le retour au tourisme d’aventure (qui, on l’oublie trop souvent, fut l’une des premières
formes du tourisme au XIXème siècle) rebaptisé “écotourisme”, capte aujourd’hui, avec
les safaris, l’intérêt d’une clientèle aisée ou riche. Ce tourisme est également à la
recherche d’authenticité, d’où un intérêt pour les “dernières” communautés
traditionnelles - le voyeurisme étant enrobé dans la douce formule “respect de
l’homme et de son environnement” ;
• la biodiversité, allant de la banque de gènes aux plantes médicinales, est elle aussi
devenue un enjeu commercial de première importance ; on peut d’ailleurs se demander
s’il ne s’agit pas d’un effet pervers de l’intérêt renouvelé des habitants du Nord pour la
nature tropicale à travers le filtre de l’écologisme. L’intérêt pour les plantes médicinales
fournit un bon exemple de l’ambiguïté de cet engouement : si les laboratoires
pharmaceutiques s’appuient assez peu (du moins actuellement) sur les savoirs
traditionnels2, il en va différemment des nombreuses firmes qui promeuvent des
produits “verts”, paramédicaux ou de beauté. D’où une réaction des populations
indigènes souhaitant capter leur part de bénéfice. En dehors de rares espèces végétales
peu connues, la désillusion risque d’être forte, car la plupart des plantes concernées
sont utilisées par de très nombreuses populations tropicales et les colonisateurs eux-
mêmes depuis des siècles, sans compter que nombre d’entre elles sont tombées dans le
domaine public depuis fort longtemps ;
• la pauvreté et le développement dispensent des bénéfices directs à travers l’aide
alimentaire, la distribution de médicaments et de matériel divers... Ils engendrent
également des bénéfices indirects, car ils sont générateurs d’emplois, soit de haut
niveau à travers les nombreuses structures d’aide au développement nationales et
internationales3, soit de niveau moyen au sein d’une multitude d’ONG : ce que l’on
nomme parfois le charity business consiste à drainer l’argent des donateurs et de l'État
(donc des citoyens) dans les filets du réseau associatif, argent qui sert notamment à
assurer le salaire d’un nombre considérable d’agents au Nord et à alimenter de vastes

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 15 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Champ vivrier de manioc et bananiers. Ntem - Cameroun. (cliché S.Bahuchet)

L’agriculture traditionnelle s’insère dans la dynamique de la forêt naturelle, alors que l’application des
concepts agronomiques européen nécessite une stricte séparation entre la forêt et les champs.

Plantation de caféier en RCA. (cliché S.Bahuchet)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 16 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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supports médiatiques. Cette stratégie entretient l’indignation des citoyens et vante


l’activisme d’ONG toutes plus pures les unes que les autres. Il serait injuste d’omettre
cependant que ce charity business entretient un nombre croissant d’agents au Sud,
amorçant ainsi une redistribution certaine des bénéfices. Pourtant, on reste en droit de
s’interroger sur les retombées réelles sur les principaux intéressés.
Paradoxalement, ces nouveaux intérêts bien compris du Nord à exploiter la nature
tropicale et ses habitants interviennent au moment où la technologie et la misère
combinées entraînent des pressions accrues sur les écosystèmes. D’où la nécessité criante
pour le Nord d’instaurer une stabilité politique et économique au Sud. Le risque de penser
pour les autres est ici plus évident que jamais ; il s’agit en fait d’un colonialisme plus
subtil, pour le moins discordant avec le droit des peuples à décider pour eux-mêmes. Mais
peut-il en être autrement dans l’état actuel des choses ? Le programme APFT eut, entre
autres objectifs, celui de suggérer quelques pistes qui permettraient aux pays du Sud de
s’affranchir (au moins partiellement) de notre tutelle.

Pour quels intérêts au Sud ?


Évoquer les intérêts au Sud revient à chercher des cibles. Or, nous avons coutume
de parler de “pays” en voie de développement, ce qui revient à dire que les ensembles
nationaux sont seuls pris en considération. Pourtant, l’État, pour la masse de ses
ressortissants, y est davantage un concept virtuel qu’une réalité vécue.
En effet, tous les États dans lesquels nous avons travaillé sont de création récente et
ils ne constituent pas encore de véritables nations au sens où on l’entend en Occident. Le
système clanique, régissant le pouvoir et la diversité culturelle, conduisent à un État
faible; ils sont partout des obstacles majeurs sur la route de la construction nationale.
Ainsi, les intérêts immédiats du développement s’avèrent être capitalisés par ces
clans, qui représentent le plus souvent des nébuleuses aux contours changeants,
vaguement ethniques, dans la mesure où elles résultent d’alliances complexes. Le bien
public, credo de tout régime démocratique digne de ce nom, est ici sans répit mis en péril
par le règne de l’intérêt personnel (la presse nous fournit sans cesse des noms qu’il est
inutile de reproduire ici) ou, pour être plus précis, par une chaîne d’intérêts personnels
dont les plus humbles ne récoltent que des miettes. Bref, sans nation, il n’y a pas de
citoyens, la proposition pouvant être inversée. L’impasse peut paraître flagrante : sans
nation, sans citoyens, à qui est donc destiné le développement, qu’il soit durable ou non ?
Si l’on admet la faiblesse de la société civile, les retombées d’un programme tel que
le nôtre ne peuvent qu’être des plus hypothétiques. Ce sont pourtant les habitants des
villages et des faubourgs des villes qui devraient être au centre du processus de
développement. C’est pourquoi nous avons essayé de montrer, tout au long des volumes
de ce rapport, que les communautés villageoises et les réseaux de solidarité urbains restent
les structures qui agrègent le mieux les individus. En se penchant, d’une part sur des
thèmes indicateurs de l’état actuel des forêts et des hommes des tropiques humides,
d’autre part sur des communautés représentatives des ensembles régionaux, notre étude a
tenté une déconstruction et une reconstruction des mécanismes opératoires en partant de
la base, laissant aux “politiques” du Sud et du Nord le soin de choisir des solutions
globales parmi les constats et suggestions que nous proposons.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 17 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Le manque d’entretien des routes et leur utilisation à des fins d’exploitation forestière donne le résultat que
nus constatons ici. La même route, à quelques mois d’intervalle. RDC. (cliché H.Pagézy)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 18 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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3. Comment ?

Des perspectives contradictoires


Les États du Sud sont sans cesse confrontés à des problèmes de devises, de
ressources et de cash-flow. Équilibrer un budget reste un casse-tête pour les dirigeants de
ces pays en voie de développement, qu’ils soient honnêtes ou non. Ne soyons pas naïfs,
même si l’on parvient à éliminer les régimes satrapiques qui sévissent encore un peu
partout dans les pays ACP (et de plus en plus sous une façade démocratique), il n’en reste
pas moins qu’au niveau local et régional les grandes questions, comme la carence des
systèmes de santé ou d’éducation, ne se résorberont pas en un seul jour. Plus encore, les
choix économiques demeurent délicats : conserver les forêts ne remplit pas les coffres
de l’État, les couper revient souvent à tuer la poule aux oeufs d’or. Les dilemmes de ce
type ne manquent pas, d’autant plus que les pressions dans les deux cas viennent du
Nord ! On ne s’étonnera donc pas que le choix final se résolve toujours au travers d’un
rapport de force.
Au niveau local, celui qui intéresse tout particulièrement notre étude, les
perspectives d’avenir apparaissent tout aussi contradictoires. Après un siècle et demi de
présence coloniale et missionnaire4 inculquant l’évolution obligatoire et la honte de sa
culture, peut-il en être autrement ? Pour dérisoires qu’elles paraissent, ces contradictions
méritent d’être énoncées (notre liste n’est pas limitative), car elles révèlent le désarroi
tragique des habitants des forêts tropicales :
• les habitants des communautés forestières s’inquiètent pour la disparition des
animaux ou du couvert végétal,
mais ils vendent leur gibier, s’embauchent sur les chantiers forestiers et se plaignent
des projets de conservation ;
• ils mettent fréquemment en avant la spécificité de leur organisation politique et
sociale,
mais déplorent que les biologistes et les anthropologues veuillent les enfermer dans un
mode de vie arriéré ;
• ils souhaitent vivre et faire prospérer leurs communautés, et en particulier leurs
agricultures, réclamant eux aussi pour cela leur parcelle d’aide au développement,
mais ils partent vers la ville ou s’agrègent autour des postes administratifs ou des
camps des entreprises forestières et minières, synonymes de bien-être, de nouveauté
et surtout de richesse immédiate ;
• ils vantent l’efficacité des techniques traditionnelles, la qualité du savoir des
anciens,
mais s’empressent d’acquérir les objets importés, affirmant que l’époque où ils
s’éreintaient dans une nature hostile est bien révolu ;
• ils souhaitent protéger jalousement leurs pratiques spirituelles et leurs plantes
médicinales,
mais fréquentent assidûment les dispensaires et adhèrent, tantôt avec enthousiasme,
tantôt par crainte, aux religions révélées...
La liste pourrait être poursuivie à l’envi, mais cela ne résoudrait pas la question de
la communication tronquée entre les communautés d’un côté et les fonctionnaires de
l’État et les développeurs du Nord de l’autre.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 19 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Qui localement a protesté contre le développement de l’activité aurifère en Guyane ? Personne


spontanément (cliché J.F.Oru)

La grogne naît dès le constat des dégâts collatéraux, et c’est généralement à ce stade que surgissent les
questions qui auraient dû être posées à priori. Ouverture d’une route - Cameroun (cliché S.Carrière)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 20 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Tout au long de son intervention, APFT n’a pas manqué de constater un double
discours et une double pratique. Ruse des faibles, lassés de se voir manipulés ? Peut-être.
Malaise social traduisant une perte du libre-arbitre ? Sans doute. Choc des générations ?
Assurément ! Sans chercher à les “dédouaner” pour autant, on comprendra cependant
que c’est à cette incohérence verbale que sont sans cesse confrontés les chefs de projets.
Privilégier une partie du discours, et le programme de développement court à la
catastrophe, car l’ambiguïté permet aux habitants de la forêt de se déresponsabiliser.
L’erreur est aussi du côté de ces développeurs qui appuient leur démarche sur des
convictions fondées sur l’idée d’une unilinéarité du progrès, si profondément ancrée dans
la pensée occidentale. Ils partent d’un constat (par exemple la raréfaction de l’éléphant,
la baisse de rendement des cacaoyères ou encore l’absence d’hygiène dans une région
donnée) et ils recherchent à ces problèmes des solutions claires et généralisables.
Mais les développeurs ne sont pas toujours des représentants des agences
internationales de développement. Ce sont aussi des entrepreneurs qui cherchent des
voies rentables - c’est-à-dire génératrices de bénéfices - à la promotion d’une activité ou
à l’exploitation d’une ressource. En principe, celle-ci est pensée (ou au moins présentée)
comme bénéfique pour tous et, de fait, elle est fréquemment perçue comme telle par les
habitants - au moins dans un premier temps : qui localement a protesté contre la
construction du pipe-line Tchad/Océan ? Qui localement a protesté contre le
développement de l’activité aurifère en Guyane ? Personne spontanément...
Pourtant, la grogne naît dès le constat des “dégâts collatéraux”, et c’est
généralement à ce stade que surgissent les questions qui auraient dû être posées a priori.
Là encore, si APFT n’avait pas dans ses objectifs de définir des politiques sociales
et économiques nouvelles, notre pratique anthropologique et notre approche ethno-
écologique nous ont amenés à mieux cerner les réalités des communautés forestières, ce
qui devrait permettre aux décideurs de dépasser l’apparence trompeuse des discours.

Interrelations
Dès le début de notre étude, nous avions postulé que les communautés forestières
vivaient en bout de chaîne de mouvements induits dans les capitales du Nord
(phénomène dit glocal) et nous pensions qu’il fallait “tordre le cou” au vieux concept
d’isolement autarcique. Nous avons pourtant essayé d’examiner si, en dépit de cette
affirmation, un certain degré d’autarcie ne conserve pas encore quelque charme pour les
habitants des forêts. Il ne faut jamais oublier que le degré de contact avec le monde
extérieur est très variable selon les communautés et profondément lié à leur histoire. A
contrario, être une communauté isolée n’implique pas que le monde vous laisse en paix :
par exemple, c’est dans les villages les plus reculés que les safaris vont s’installer ; les
voyagistes rechercheront des Pygmées vivant dans leurs petites huttes ou des
Amérindiens parés de plumes.
De ce point de vue, chaque village peut être considéré comme un cas particulier,
les paramètres à prendre en compte étant, d’une part la nature du contact avec la société
nationale et internationale, d’autre part l’état actuel du mode de subsistance. En outre,
l’intervenant extérieur doit garder en tête que les choses changent vite et lentement à la
fois : vite parce que l’impact d’une route par exemple peut modifier l’économie d’une

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 21 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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communauté en moins d’un an, lentement car les référents culturels des êtres humains
restent gravés dans les mentalités pendant des générations.
La persistance d’un mode de vie apparemment traditionnel ne résulte pas forcément
d’un choix, mais d’une contrainte : les habitants du nord-ouest de la Guyana chassent
toujours à l’arc, ceux de Guinée équatoriale à l’arbalète, parce que les permis de port
d’armes sont réglementés et le prix des munitions prohibitif. Des techniques
traditionnelles peuvent fort bien être utilisées à des fins destructrices et mercantiles :
piégeage en Afrique, affût dans les arbres pour la capture des oiseaux vivant en Guyana.
Dans les exemples précités, on notera d’un côté le poids de l'État, de l’autre
l’importance des marchés nationaux (viande de chasse) ou internationaux (oiseaux pour
les volières des grands hôtels des Caraïbes).
L’anthropologie classique s’intéressait aux ethnies, l’anthropologie moderne aux
communautés ; l’anthropologie de demain devra aussi se préoccuper de ces individus
évoluant en marge des nébuleuses identitaires. APFT a croisé sur sa route le poids montant
des individus : ils sont les porteurs du changement, les fers de lance de l’innovation, ils
assurent le lien avec le monde urbain... mais ils sont aussi les vecteurs de la
compromission avec les clans politiques évoqués plus haut et parfois les colporteurs des
pires aspects de la modernité. Plus que les développeurs, qu’à l’occasion ils dénoncent, on
peut se demander s’ils ne deviendront pas, à plus ou moins long terme, les agents les plus
efficaces de la mondialisation.
La question sous-jacente est surtout de savoir comment les règles et les enjeux de la
mondialisation (démocratisation, conservation de l’environnement, lois du marché)
atteignent les villages de la forêt et, surtout, quelle perception, si perception il y a, les
habitants en ont. Cet aspect a été abordé par notre programme à travers divers thèmes, tels
que l’approche psychologique ou l’impact de la scolarisation.
Il reste qu’une question importante n’a pas été soulevée par notre programme : c’est
la vision que les habitants du Nord ont de ceux du Sud. Cette image étant aux mains des
médias et du monde associatif, il serait essentiel d’effectuer une analyse critique de la
manière dont la connaissance des communautés du Sud et de leurs revendications est
véhiculée au Nord.

Concilier conservation et développement


Si notre programme s’est tout particulièrement intéressé aux perceptions et aux
usages de la nature des groupes humains des forêts tropicales, c’est parce que le problème
de la préservation du milieu naturel est devenu un enjeu pensé comme vital par les
habitants et les décideurs du Nord. Vivant hier dans et de la nature, l’homme du Nord s’est
converti en moins d’un siècle en habitant des villes. Pour un grand nombre de nos
concitoyens, la Nature est devenue un objet de contemplation et même, pour une minorité,
de vénération. Plus prosaïquement, c’est aussi vers elle que nous nous tournons pour
assouvir notre soif de loisirs. Notre conception philosophique profonde veut que la Nature
soit vide, que l’Homme n’en fasse pas partie. Hier, nous traduisions cette conception par
la nécessité de triompher de la Nature ; aujourd’hui, l’ombre de la disparition aidant, nous
avons décidé de la protéger. A l’exception des ruraux (perçus comme réactionnaires ou
pour le moins attardés !), le consensus des peuples du Nord autour de cet objectif est
incontestable.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 22 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Au Sud, cette opposition Nature/Culture peut être considérée comme inexistante,


même si la réalité est plus complexe : certaines sociétés se sentent profondément liées à
la Nature, d’autres en redoutent les forces invisibles qu’elles cherchent à maintenir en
échec, d’autres encore tentent de la domestiquer, matériellement ou idéologiquement.
Mais toutes en vivent totalement ou partiellement et nous montrerons au cours de ce
volume que la perte des savoirs présidant à l’utilisation de l’environnement aboutit
immanquablement à l’asphyxie des communautés forestières.
La pression économique extérieure est cause d’altération des modes de vie des
populations forestières, qui se transforment rapidement en destructrices de leur propre
environnement. Ceci est si récent à l’échelle de leur histoire que nous sommes autorisés à
penser que la situation n’est peut-être pas irréversible. C’est aussi pour cela que les
peuples des forêts, à la différence des habitants de nos campagnes, conservent - parfois à
juste titre d’ailleurs - leur aura de bons utilisateurs respectueux de l’environnement.
Face à une telle évolution, doit-on exclure les peuples des forêts des aires protégées,
leur abandonnant les seules aires jugées dégradées ? Un tel choix implique une bonne
connaissance des milieux et en particulier de leur capacité de régénération. Si l’on s’en
tient aux simples principes démocratiques que nous prônons, encourager les États à
adopter une telle politique serait une véritable spoliation. Il conviendrait pour le moins de
générer des revenus alternatifs aux communautés forestières.
Or, s’ils sont dûs à des pratiques commerciales, des revenus stables ne peuvent être
garantis que par des prix d’achat des produits agricoles et forestiers eux-mêmes stables, ce
qui suppose une régulation des cours, malheureusement contraire à la libéralisation des
lois du marché.
On voit ici le mot mondialisation prendre tout son sens : le sort des producteurs de
roquefort et celui des producteurs de cacao est similaire, sinon profondément identique.
En arrière-plan se profile le rêve écologiste qui, lorsqu’il est trop contraignant, devient un
enfer pavé de bonnes intentions pour une partie des habitants de notre planète ! Nous
croyons connaître les forêts tropicales et pouvoir décider de leur destin, alors que nous
sommes victimes d’un idéalisme simplificateur. A contrario, n’est-ce pas utopique
d’avancer que l’homme tropical doit continuer à vivre dans les aires protégées, s’il n’est
parfois plus en mesure de pratiquer un mode de vie traditionnel ?
Ce n’est qu’en réglant les problèmes économiques de fond des pays ACP que l’on
pourra durablement asseoir un cadre de gestion globale des aires protégées et de leur
périphérie.
Chaque lieu où nous avons travaillé s’avère être un cas particulier. Or, c’est au
niveau local que doivent être menées les actions concrètes, même si, à une autre échelle,
elles s’ancrent dans un contexte régional et bien sûr global. Ce sont ces différentes
échelles qui fournissent aux biologistes et aux anthropologues que nous sommes un cadre
de réflexion comparatif.
APFT s’étant vu imposer un cadre politique précis, celui de la zone ACP, nos
réflexions ainsi que nos conclusions sont limitées à ce cadre. Nous avons beaucoup
souffert de ne pouvoir travailler dans des pays comme l’Indonésie ou le Brésil, qui
renferment encore les plus grandes sylves du monde. Les impacts de la déforestation y
sont infiniment plus lourds et la mobilisation des peuples des forêts plus intense : un tel
laboratoire comparatif nous aurait permis d’élargir nos conclusions à propos des grandes
tendances évolutives.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 23 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Séchoir à fèves de cacao, Cameroun. (cliché E.Dounias)

Le sort des producteurs de roquefort et celui des producteurs de cacao est similaire, sinon profondément
identique.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 24 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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II

DES HOMMES ET DES FORÊTS TROPICALES :

CONSTATATIONS

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 25 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 26 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Le recul des forêts tropicales ne cesse d’être préoccupant. Ces écosystèmes


complexes sont partout en proie aux convoitises des pays riches : ressources minières,
bois, espaces pour les cultures industrielles... Les régions équatoriales sont
essentiellement considérées comme pourvoyeuses de matières premières et soumises à
de fortes pressions : on y prélève le bois, on en fouille le sous-sol minier, on en défriche
le sol pour l’agriculture, on les transforme en pâturages pour l’élevage, on y plante des
monocultures... Moyens techniques gigantesques et engins devenus extrêmement
puissants permettent d’entamer des massifs naguère inaccessibles.
La régression des surfaces forestières s’aggrave, mais la pauvreté aussi. Le PIB de
la majorité des pays équatoriaux de la zone ACP a baissé en dix ans ; le remboursement
de la dette extérieure paralyse les Etats ; les infrastructures publiques se sont
considérablement dégradées.
Toutes les populations forestières sont désormais en contact avec le monde
extérieur, dans la phase ultime d’un processus pluriséculaire. Toutes sont affectées par “le
changement” et la plupart ne le rejettent pas a priori.
Les chercheurs du programme APFT ont observé sur le terrain, pendant trois ans,
le mode de vie de plusieurs communautés forestières, afin d’analyser précisément ce
“changement”.
Nulle reconstruction historique dans cette démarche, aucune quête de
communautés reculées témoins du passé. Pas un de ces villages ordinaires n'est isolé,
même si pour certains l’accès en est fort difficile ; tous sont d'une manière ou d'une autre
en contact avec le reste du monde, notamment à travers l'économie et la politique. Notre
but est de replacer les villages, tous situés en dehors des pôles de croissance, dans le
contexte global des pays pauvres, du Tiers-Monde et du sous-développement.
Un dispositif de vingt-trois sites de terrain dans neuf pays de la zone ACP nous a
permis de recueillir des informations précises, pluridisciplinaires et comparatives. La
comparaison des modes de vie et des situations en Afrique centrale, dans les Guyanes et
en Mélanésie met en évidence les points communs que la connaissance du contexte local
permet de dégager.

1. Afrique centrale

Caractéristiques
L’Afrique des forêts a joué un rôle symbolique dans le programme APFT. C’est sur
elle que nous avons exercé la plus grosse part de nos efforts d’observation, c’est par elle
que nous entamons notre dur constat. Le milieu naturel de la forêt africaine n’est ni plus
ni moins contraignant qu’ailleurs. Ici, les cours d’eau, en dehors des grands fleuves
comme le Congo, sont peu utilisés et la pénétration se fait par voie terrestre : la colonie
a hérité d’un pattern indigène, déterminant pour la structuration de l’espace
contemporain.
L’Afrique centrale est peu peuplée ; pourtant, en dépit de la saignée opérée par la
traite, le choc démographique a été nettement moins drastique qu’en Amazonie ou en
Mélanésie insulaire. Même si, comme en Amazonie, certains hinterlands sont vides, les

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 27 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Le concept de populations totalement isolées est ici dénué de sens. Cameroun - (cliché S. Carrière)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 28 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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hommes sont présents partout ; plus qu’ailleurs, le concept de populations totalement


isolées est ici dénué de sens. La diversité culturelle est très sensible, comparable à celle
du bassin amazonien (mais avec des populations plus importantes par unité linguistique)
mais plus faible qu’en Mélanésie. On notera cependant que la grande majorité des
langues sont rattachées à la famille bantoue.
L’indépendance étant récente - c’est une évidence pour les trois zones étudiées -,
la gestion politique de l’espace est en prise directe avec l’héritage colonial : les terres
appartiennent à l'État ; la centralisation reste un mécanisme politique essentiel. Pourtant,
ce cadre structurel, peu appliqué, apparaît à l’usage tout aussi inadapté qu’à l’époque
coloniale. Les populations de la forêt équatoriale se trouvent de facto ballottées entre un
État de droit sans cesse bafoué et des structures traditionnelles qui ne répondent plus à
leurs attentes. Le manque de recul historique nous interdit cependant de prophétiser un
avenir négatif pour l’Afrique centrale.
À la différence de l’Amazonie mais comme la Mélanésie, l’Afrique centrale
dispose en effet d’un atout de poids. Tous ses habitants sont indigènes, ils sont tous
citoyens de droit. Cette réalité est cependant mal comprise dans les pays du Nord,
puisque plusieurs ONG persistent à définir comme emblématiques certaines populations
tels les Pygmées. Dans l’imaginaire occidental, elles polarisent les vieux rêves
d’adaptation parfaite à la nature, alors que les autres ont su s’adapter de façon tout aussi
satisfaisante au même environnement. De telles polarisations sont dangereuses pour les
intéressés eux-mêmes, dès lors que, en réaction, elles exacerbent des préjugés, voire des
stéréotypes raciaux.
En théorie, les États souverains rassemblent de bonnes conditions de base pour
réaliser leur construction nationale. Pourtant, il n’en est rien : l’instabilité politique
demeure et s’aggrave même parfois, l’état de guerre civile minant la vie de plusieurs des
régions qui nous ont concernés. Quant au processus de démocratisation, il tarde à
s’inscrire dans les pratiques réelles.
Le jeu le plus évident des détenteurs du pouvoir dans les États d’Afrique centrale
est bien évidemment peu lié au devenir des populations de leurs forêts. Ils divisent pour
régner, laissant les régionalismes accentuer leurs revendications et les dérives tribalistes.
L’Afrique est le lieu d’une ambiguïté poussée à son extrême :
• d’un côté, des revendications communautaires légitimes, profondément vécues par
ceux qui les formulent ;
• de l’autre, une exacerbation du fait identitaire, au profit de ceux-là mêmes qui
défendent l’unité de l’Afrique.
La redistribution des prébendes octroyées par l’aide occidentale permet le maintien
d’identités artificiellement construites et parfois dépourvues de fondements historiques
sérieux. Cette redistribution est largement favorisée par la pauvreté endémique et
accentuée par les politiques de réajustement structurel : cette proposition est cependant
infiniment plus valable pour le Sahel ou les savanes que pour la forêt.
Ni les oppositions locales, ni les instances internationales ne parvenant à réduire les
privilèges des classes dirigeantes, on assiste à une prolifération de contre-feux,
débouchant sur une alchimie complexe et faisant de l’Afrique, en dépit de ces errances,
le continent sans doute le plus insaisissable... Elle est devenue, c’est ici une hypothèse
forte, le challenge le plus durable au vieil idéal démocratique de l’Occident.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 29 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Certaines sociétés s’efforcent de limiter les déchets de leurs scieries en fabriquant sur place des profilés (en
haut) et en favorisant la fabrication de charbons de bois (en bas). - Cameroun (clichés S.Bahuchet)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 30 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Cette liberté s’exprime en particulier à travers une spiritualité hypertrophiée : la


“sorcellerie” brasse et surpasse les religions importées, qu’il s’agisse d’un christianisme
d’abord agressif puis mou ou d’un islamisme dynamique mais ne parvenant pas à
s’imposer dans les forêts. L’Afrique est par excellence la terre du syncrétisme dont le
message n’a probablement que peu de choses en commun avec la pensée occidentale. De
l’idéal chrétien au marxisme-léninisme en passant par la méridienne d’une démocratie
libérale minimale, toutes les idéologies ont été malaxées dans le creuset des vieilles
croyances africaines.
Face à ces capacités d’indépendance culturelle de l’Afrique, les indicateurs sociaux
offrent un contraste radicalement opposé. Si l’on se réfère à notre niveau communautaire
d’observation, l’équipement minimal est absent ou inopérant, l’éducation est une
parodie, la santé est en régression : les vieilles maladies resurgissent et avant tout le
paludisme, auxquelles se surajoutent l’alcoolisme et le sida. Il s’agit de questions
sérieuses qui dépassent largement les discours humanistes classiques et méritent des
réponses énergiques voire drastiques.

Enjeux et défis principaux


En vérité, l’opinion internationale se préoccupe plus de la conservation des forêts
que du bien-être de leurs habitants. C’est en raison de cette carence que notre programme
a accompagné des initiatives telles qu’Ecofac, Curef ou Cefdhac : nous avons provoqué
des débats utiles, certes, mais à l’influence bien limitée.
Les surfaces des réserves augmentent : pour qui ? pourquoi ? Dans l’incapacité
d’analyser leurs propres logiques, les programmes de conservation proposent
pitoyablement de nouvelles aires protégées. Engoncées dans des rapports de force
défavorables, comment les communautés de la forêt peuvent-elles maintenir une viabilité
qu’on obère sans cesse par des projets de développement inadaptés ?
L’Occident replâtre sans relâche un développement qui se lézarde depuis les années
soixante, tentant de corriger à la hâte ses erreurs, multipliant les institutions et les
intervenants (en particulier les organismes scientifiques), comme si la quantité
compensait la qualité, ravalant les destinataires finaux au rang de simple justification.
Dans un tel contexte, la place d’APFT ne pouvait être que réaliste... Plus ici que
partout ailleurs, les politiques de conservation sont battues en brèche, apparaissant pour
les habitants des forêts comme des entraves à leurs aspirations.
Les entreprises occidentales étant concurrencées par celles du Sud-Est asiatique,
l’exploitation des forêts a changé d’échelle. La transformation sur place du bois, qui
augmente la part des revenus dévolus aux Etats, accroît parallèlement les risques
écologiques, en multipliant le nombre d’essences exploitées. Plus encore, l’accentuation
de cette mise à sac ne profite guère aux populations elles-mêmes. Le gros de la
destruction de la sylve équatoriale n’est pas à imputer aux communautés, même si celles-
ci tentent d’en tirer leur part de profit, en commercialisant gibier et produits agricoles sur
les chantiers forestiers.
Les exploitants forestiers (tout comme les sociétés organisatrices de safaris) ont
bien compris la nécessité de séduire les habitants de la forêt, se substituant à bon compte
à l’État défaillant en entretenant les pistes, en construisant les écoles et les équipements

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 31 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Les produits de la forêt peuvent être eux aussi exploités, à condition que tous les acteurs comprennent que
l’on doit en tirer des revenus à long terme. Si aujourd’hui les hommes des forêts détruisent leurs ressources,
c’est parce qu’ils les pensent condamnées à une inéluctable disparition. RCA - (cliché S.Bahuchet)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 32 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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sportifs... C’est donc par une meilleure structuration de l’État, en améliorant sa capacité
d’intervention - y compris en s’attaquant à ses vices -, que l’on parviendra à une
exploitation raisonnable et raisonnée de la forêt. Celle-ci passe par une législation certes
adaptée, mais surtout appliquée, et une meilleure répartition des revenus. Il serait de toute
façon impensable que les lobbies verts du Nord privent l’Afrique de l’exploitation de ses
ressources naturelles.
Tel qu’il est présenté par les bailleurs de fonds et les dirigeants des États, l’enjeu
majeur pour l’Afrique serait la réduction de la pauvreté. Cette formule toujours diffusée
ad nauseam par les médias du monde relève tout simplement de l’incantation, parce
qu’elle repose sur des définitions présupposées et floues, confondant la situation d’un
villageois de la forêt dans sa maison couverte de palmes avec celle d’un habitant d’un
bidonville. La pauvreté ne peut être résorbée durablement que si l’on s’attaque à ceux
qui la créent... Ce défi politique majeur implique de douloureux examens de conscience,
dépassant amplement les limites de ce programme. Une recommandation forte et
immédiatement applicable serait d’exercer un contrôle réel sur ceux qui vivent de la
pauvreté, notamment certaines ONG. L’Union Européenne a les moyens d’exercer ce
contrôle.
Quel meilleur révélateur de notre impuissance à exercer une action pérenne que le
faible taux de réussite des projets des donneurs : mauvais ciblage du programme, faible
taux de participation des populations concernées, déperdition des financements
accompagnent cette triste évidence. L’Afrique n’est pas seule en cause, mais elle se
révèle être la caricature “exemplaire” du développement, durable ou non.
Dans un tel contexte, la mise en place d’aires protégées est une gageure car la
protection du couvert forestier et de la faune peut localement apparaître comme
secondaire face aux problèmes humains. En dépit d’aménagements plus idéologiques que
réels, le système continue à opposer de facto des zones centrales vouées à une protection
intégrale du milieu naturel et des zones périphériques, dont le rôle tampon serait fondé
sur le développement durable. La réalité est un pitoyable maintien à distance de
populations dont les désirs (et quelquefois les fantasmes alimentés par des images
d’abondance) ne peuvent que converger vers la zone centrale. Il est plus que temps de
rompre avec ce schéma : les produits de la forêt peuvent être eux aussi exploités, à
condition que tous les acteurs comprennent que l’on doit en tirer des revenus à long
terme. Si aujourd’hui les hommes des forêts détruisent leurs ressources, c’est parce qu’ils
les pensent condamnées à une inéluctable disparition. Une fois encore, l’Occident est
prisonnier des concepts qu’il a véhiculé : extinction is for ever. Le pessimisme judéo-
chrétien a fait des adeptes : pourquoi les Africains ne participeraient-ils pas à la curée ?
D’autant plus que les Occidentaux dont le cœur palpite entre le bien (démocratie, égalité,
liberté...) et le mal (la soif d’argent résumant tout) avancent sans répit (et sans pudeur ?)
des objectifs plus que contradictoires.
Typique de l’Afrique, le commerce de la viande de brousse en est un bon exemple,
qui focalise l’ire des protecteurs de l’environnement. Activité destructrice n’ayant plus
grand chose à voir avec l’économie de subsistance, son émergence dans l’économie
informelle est liée à des facteurs clairement identifiables : le réajustement structurel qui
ramène en brousse une population jeune en quête de revenus immédiats ; la fluctuation
des cours du café et du cacao qui rend peu rentables les agricultures de rente. Ces cultures
étant l’une des composantes des systèmes agroforestiers, c’est toute une économie -

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 33 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Si nous voulons que les gorilles ou les éléphants survivent, assurons d’abord un avenir décent aux
communautés humaines de la forêt. (clichés C.Aveling)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 34 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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durable pour le compte - qui se trouve ainsi compromise. La promotion de variétés de


cacao ne supportant pas l’ombrage ou celles de cultures maraîchères inexportables en
raison de l’état des pistes sont autant de solutions inadaptées qui rebutent les
communautés forestières... A l’autre bout de la chaîne, la demande urbaine en viande de
brousse perdure, simplement parce que son coût reste inférieur à celui de la viande
d’élevage locale ou importée.
C’est donc bien parce que les pays du Nord ne parviennent pas à articuler économie
de marché et politique de conservation que le pillage et la destruction des ressources
forestières restent ascendants. Si nous voulons que les gorilles ou les éléphants survivent,
assurons d’abord un avenir décent aux communautés humaines de la forêt.
L’exemple de la viande de brousse conduit directement à l’enjeu des rapports ville-
forêt. La croissance des villes a été fulgurante en Afrique au cours des quarante dernières
années. Affectant le Sahel et les savanes d’abord, le phénomène gagne l’Afrique
équatoriale. La population urbaine provient avant tout des communautés forestières et
c’est à travers des liens familiaux que se tissent des relations économiques autant
durables qu’essentielles : la ville fournit les produits manufacturés, le village
l’alimentation quotidienne. Même si la relation avec la mondialisation est évidente, les
réseaux ville/forêt sont indubitablement le lieu le plus sûr de l’originalité africaine, celui
qui se plie le moins aux injonctions des pays riches. Cet espace de liberté est sans nul
doute un paramètre positif et sa reconnaissance constitue à elle seule un enjeu majeur :
plutôt que d’en bouleverser les règles, c’est vers la nature des produits échangés que le
développeur doit orienter sa réflexion afin de limiter la pression sur les ressources
sauvages.
Un autre enjeu de taille est le désenclavement. Toute l’Afrique centrale est
prisonnière d’un réseau de communication - essentiellement routier - obsolète. Et
pourtant, s’il n’a jamais empêché personne de quitter la brousse, ce réseau n’a jamais
davantage empêché les calamités du monde moderne d’y pénétrer. L’isolement relatif
favorise même, à notre sens, le développement d’activités illicites. Plus que jamais,
l’ouverture sur l’extérieur est indispensable aux communautés de la forêt pour faire des
choix : un groupe humain ne prend bien conscience de sa valeur qu’en se comparant aux
autres. Contrairement à l’opinion des protecteurs de l’environnement et des indigénistes
intransigeants, la création et la réfection des routes sont le seul moyen pour les
populations forestières de dépasser la désespérance dans laquelle elles s’enfoncent. C’est
surtout la seule façon de valoriser les économies villageoises.

Activités d’APFT
L’Afrique offre une palette large de situations allant de pays relativement bien
structurés, comme le Cameroun, à des pays à économie artificielle, comme le Gabon, ou
à fortes séquelles coloniales, comme la Guinée équatoriale, en passant par des Etats en
crise comme les deux Congo.
Sur le plan du partenariat, nous n’avons pas mis en place de structures durables,
mais il est vrai que cet objectif - souhaitable au demeurant - ne faisait pas partie de nos
obligations contractuelles. En contrepartie, l’effort d’encadrement a été important,
puisqu’ont été formés autant de jeunes chercheurs du Sud que du Nord.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 35 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Nos choix ont porté en Afrique sur la situation des aires protégées puisqu’elles sont
partout fréquentées, exploitées et souvent habitées par les hommes : Dja au Cameroun,
Odzala au Congo, Monte Alen en Guinée équatoriale, Kivu en RDC, la Lopé au Gabon.
Nous avons également porté une attention soutenue à la dimension locale hors des aires
protégées : Ntem et Tikarie au Cameroun.
Un autre point fort a été l’étude des systèmes agricoles, qui se sont avérés riches,
variés et remplissant parfaitement leur fonction alimentaire, y compris, on l’a vu, dans le
ravitaillement des villes.
Les relations entre les villes et les campagnes ont été analysées dans plusieurs
capitales (Yaoundé, Libreville, Kinshasa) et villes secondaires (Ouesso, Pointe-Noire,
Kikwit).
La recherche-action a été particulièrement motivante en Afrique, puisqu’à côté de
la gestion des aires protégées, nous avons pu nous insérer durablement dans un projet
structurant, celui des “forêts communautaires”, qui est l’un des aspects de la mise en
place d’un nouveau code forestier au Cameroun.

Constatations
• Le secteur informel constitue le rouage le plus dynamique du fonctionnement de
l’économie africaine. Même si ce mécanisme endogène s’est mis en place en marge des
projets de développement, son indépendance doit cependant être relativisée, dès lors
qu’il s’inscrit dans un cadre de monétarisation généralisée. A contrario, on peut arguer
qu’en s’adaptant à la monétarisation, l’économie informelle constitue un ajustement
efficace face à la mondialisation. Dans le cadre plus particulier de notre étude, elle est le
seul lien solide entre les communautés forestières et la ville, démontrant par là même que
l’intervention extérieure ne peut se définir sans elle.
• L’Afrique centrale est dominée classiquement par des systèmes sociaux
acéphales. De telles sociétés sont plus ouvertes à la déstructuration des réseaux de
pouvoirs que les sociétés stratifiées, ce qui favorise l’émergence de l’initiative
individuelle. Néanmoins, si dans quelques endroits, les sociétés initiatiques restent
vivaces, partout ailleurs un système associatif dynamique prend le relais.
L’individualisme exacerbé n’est peut-être qu’une prolongation rurale des maux de la
ville ; il peut aussi être le moteur de l’émergence de forces neuves. Dans tous les cas, une
véritable rénovation communautaire ne peut guère passer que par un consensus entre
classes d’âge. D’où l’urgence à former des cadres puisés dans le vivier communautaire
lui-même.
• Les économies de subsistance restent les seules capables de sustenter les
populations, de ville comme de brousse. Dans ces économies extrêmement opportunistes,
l’agriculture pèse d’un poids accrû (face à la dégradation des forêts), mais la chasse, la
pêche et la cueillette fournissent encore la majorité des protéines. Notons que les espèces
assurant cet apport sont rarement les espèces les plus emblématiques des
protectionnistes. Il n’en reste pas moins que le commerce des produits forestiers non-
ligneux doit être organisé, en tenant compte tout particulièrement de la flexibilité de la
demande et en jouant sur la variété, si l’on ne veut pas reproduire les erreurs de
l’agriculture de rente.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 36 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• Au delà des constats économiques les plus saillants - mais sans en être
complètement disjoint -, le “problème pygmée” est devenu obsessionnel en Afrique
centrale. En quête de “peuples indigènes” emblématiques, les Diogènes du Nord ont
enfin aperçu avec leur lanterne une cause exportable pour le grand combat
environnementaliste. Ici Touareg (la persécution est réelle), là Masaï (l’esthétique
triomphe), Bushmen et Pygmées enfin (la commisération est à son comble). Ces belles
âmes oublient les autres, tous les autres, dont la légitimité territoriale, historique, spatiale,
bref, existentielle, ne peut être mise en question. D’où une affirmation brutale : il n’y a
pas, il ne doit pas y avoir de “problème pygmée” en Afrique. Il est impératif de prendre
en compte les interrelations séculaires entre les Pygmées et leurs voisins, si l’on ne veut
pas rapidement déboucher sur de lamentables conflits interethniques.
• Au final, l’enjeu majeur pour une exploitation viable - et donc durable - de
l’espace forestier passe par la formation. La carence en cadres, en responsables et en
techniciens qualifiés, opérant réellement sur le terrain, est criante. Pire encore, alors que
la transmission des savoirs traditionnels connaît un hiatus, on assiste à une régression de
l’alphabétisation. L’Union européenne doit peser de tout son poids pour parvenir à un
rééquilibrage.

2. Les Guyanes

Caractéristiques
Le massif des Guyanes, vaste formation de roches anciennes, recouvre les trois
Guyanes proprement dites, ainsi qu’une partie du Venezuela et du Brésil. C’est une
région dont la pénétration par les Européens a été tardive et dont la cartographie détaillée
n’a été réalisée que tout récemment.
Notre étude a porté sur la Guyana et la Guyane française. Si la première est une
nation indépendante séparée de la Grande-Bretagne depuis 1966, la seconde est un
département français jouissant du statut de région. La Guyana est un pays en voie de
développement au sens strict du terme, la Guyane française une région assistée.
Les plantations se sont développées sur la côte à l’époque de l’esclavage, l’espace
agricole qu’elles avaient engendré ne s’étant maintenu qu’au Surinam et en Guyana. Le
reste de l’économie relève de l’extractivisme (or, gomme de balata, bois, cœurs de
palmiers...) et a connu au cours des cent dernières années de grandes fluctuations. D’une
façon générale, l’économie est fragile. De son côté, l’hinterland reste largement isolé et
participe peu de l’économie des trois Guyanes.
Les peuples colonisateurs et les populations serviles importées d’Afrique sont
restés cantonnés dans la zone côtière, au détriment des Amérindiens côtiers. Comme
partout en Amazonie, les populations autochtones subissant le choc microbien ont connu
un écroulement démographique (entre 60 et 90 % de la population initiale), ce qui a
contribué à donner à l’intérieur des Guyanes sa physionomie de désert humain... et,
secondairement, sa réputation de milieu naturel dépourvu d’influences anthropiques. Ce
vide a en partie été atténué au centre de la région par le peuplement des Noirs Marrons,

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 37 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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…l’autre raison majeure de la protection des forêts des Guyanes est l’écotourisme, pour lequel existe une
forte demande. Elle s’exerce surtout en direction des populations autochtones et l’on est en droit de se
demander si elle est éthiquement acceptable.(cliché P.Grenand)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 38 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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esclaves fuyant les plantations hollandaises et qui parvinrent, en moins d’un demi-siècle,
à se mouler dans un milieu à l’échelle de leur désir de liberté.
Négligées, marginalement exploitées ou parfois combattues (ce fut surtout le sort
des Noirs Marrons), les populations de l’intérieur ne participèrent que bien peu à la
construction politique des Guyanes. L’histoire s’est jouée et se joue encore sur le littoral,
pour ne pas dire dans les trois métropoles côtières (Georgetown, Paramaribo et Cayenne).
Il existe donc un clivage historique persistant entre les autochtones amérindiens et les
Noirs Marrons, d’une part, et les descendants des populations issues de la colonisation
(mulâtres nommés aujourd’hui créoles, Indiens d’Inde, Indonésiens de Java, Européens,
Libanais...), d’autre part, les premiers ne participant pratiquement pas ou peu aux
décisions politiques. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant si ce n’est qu’au cours des deux
dernières décennies que s’est développé un mouvement revendicatif autochtone, le
phénomène étant à corréler avec l’ouverture rapide de ces populations sur le monde
extérieur.
Faisant figure de pays riche, la Guyane française reçoit depuis une trentaine
d’années de nombreux immigrants venant surtout du Brésil et d’Haïti, voyant ainsi sa
diversité culturelle s’accentuer. Il n’en reste pas moins que le pouvoir n’est pas
redistribué. Surtout, quel que soit le statut politique, l’ensemble des Guyanes est affecté
par les heurs et malheurs propres aux sociétés modernes orphelines de repères
philosophiques : corruption, violence, drogue, décomposition sociale. Pourtant, ici point
de surpeuplement, point de sous-alimentation.
La diversité culturelle s’accompagne d’une grande diversité linguistique : anglais
en Guyana, néerlandais à Surinam, français en Guyane, portugais et espagnol régionaux
ailleurs, auxquels s’ajoutent différents créoles et les langues amérindiennes. En dépit
d’une volonté des États d’établir un contrôle des frontières, celles-ci sont plus que
poreuses et les mouvements de population sont intenses, concernant toutes les
communautés, parfois sur des distances considérables.
L’isolement global des forêts des Guyanes, leur destruction limitée si on la
compare à d’autres pays de la ceinture tropicale et leur fausse réputation de milieu jamais
modifié par l’Homme ont amené les pays du Nord à vouloir y développer un vaste
ensemble d’aires protégées. Ici, comme en Afrique, on retrouve les grands groupes
environnementalistes comme le WWF, l’UICN (relayés par de petites ONG locales), les
projets concernant la Guyane française restant cependant sous contrôle de l’État. Au delà
d’un fort affichage médiatique avec un indéniable effet de feed-back sur les
communautés locales, la présence de ces projets sur le terrain reste bien terne. De plus,
ils sont soumis à des attaques venant de toutes parts : développeurs classiques,
politiciens, indigénistes, lobbies miniers et forestiers. Au delà de l’intérêt évident pour le
maintien de la biodiversité, dans un contexte de développement brutal de l’exploitation
aurifère (Guyane française, Guyana) et de la foresterie (Surinam, Guyana), l’autre raison
majeure de la protection des forêts des Guyanes est l’écotourisme, pour lequel existe une
forte demande. Elle s’exerce surtout en direction des populations autochtones et l’on est
en droit de se demander si elle est éthiquement acceptable.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 39 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Enjeux et défis principaux


Ce qui peut apparaître comme un enjeu pour les forces dirigeantes des trois
Guyanes, et plus encore pour les nations du Nord qui contrôlent le jeu économique, se
traduit souvent par une frustration de plus pour les Amérindiens, les Noirs Marrons ou
même les Créoles ruraux isolés.
Tout d’abord, l’opposition entre la côte et l’intérieur demeure, la création de
structures politiques de base comme les communes en Guyane française se révélant être
des relais du pouvoir extérieur. Territoire politiquement inachevé où les frontières des
États s’estompent, l’intérieur reste un espace à domestiquer ; après avoir longtemps été,
pour ceux qui l’habitent, un espace de liberté, il tend à devenir un espace d’exclusion. La
réduction de cette opposition constitue un enjeu symbolique, qui permettrait à la Guyana
et au Surinam de parvenir à un réel statut d’État Nation, et à la Guyane française
d’asseoir une indépendance historiquement inéluctable.
Les opérations de développement en cours depuis trente ans, si elles ne sont pas
dénuées en principe d’une dynamique intégrative, ne semblent pas parvenir aux résultats
escomptés. Elles doivent compter, il est vrai, avec un milieu naturel difficile (c’est par
ailleurs lui que l’on veut protéger) et un profil démographique peu favorable. Depuis la
décolonisation, la population de la Guyana et du Surinam stagne, alors qu’ augmentent
celle de la Guyane française et, pour des raisons sensiblement différentes, celle des
Guyanes brésilienne et vénézuélienne5. Pourtant, en Guyana, au Surinam et en Guyane
française, quelle que soit la tendance globale, la population urbaine croît, le monde rural
étant soumis soit à la même désertification qu’auparavant, soit piqueté au gré des camps
forestiers ou miniers par une population très mobile. Une certitude demeure : tout ce qui
se passe en brousse est déterminé, à quelque échelle que l’on se place, dans les
métropoles périphériques. On va en forêt, on n’y demeure pas.
Les constructions de barrages hydroélectriques se traduisent partout par une forte
perturbation du milieu et, régionalement, par des déplacements de population
(Venezuela, Surinam). Les coûteuses opérations de sauvetage de faune qui ont tenté de
minimiser cette perturbation sont l’arbre qui cache la forêt. Les bénéficiaires de ces
infrastructures sont les populations urbaines et surtout les grands projets industriels. Si
les barrages et les industries qui leur sont associées constituent bien une avancée en terme
de développement classique, ils ne participent en aucun cas du développement durable.
La protection de l’environnement constitue un autre enjeu de taille. En Amérique
tropicale, le terme d’aire protégée recouvre des réalités qui ne doivent en aucun cas être
confondues.
• Tout d’abord, il s’agit d’aires indigènes, réservées aux Amérindiens : présentes en
Guyana et au Brésil, elles sont très limitées au Venezuela, absentes totalement au
Surinam et sont apparues très récemment en Guyane française, sous le nom de zones
de droit d’usage pour des raisons d’ordre constitutionnel. À ces aires indigènes, le
Brésil a ajouté des réserves extractivistes, unités de développement durable réservées
aux populations rurales isolées. À la différence des réserves et parcs naturels, ces aires
sont vivement revendiquées par les populations forestières.
• D’un autre côté, les réserves naturelles sont apparues, à une échelle très limitée et
souvent symbolique, au Surinam et en Amapá (Brésil) dès les années 1970. Depuis

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 40 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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cette époque, l’idée, impulsée basiquement par les pays du Nord et fortement
instrumentée à la fois par les écologues et les écologistes, a beaucoup progressé,
même si dans la réalité, elle ne se traduit que par des limites sur les cartes. Jusqu’à
présent sans conséquences dramatiques sur les populations forestières, les retombées
positives et durables, tant en Guyana qu’en Guyane française, tardent à surgir. Quant
à l’aspect conservation, si critiqué en Afrique, il est ici inexistant : dans les Guyanes,
on pollue les rivières et l’on tue les gibiers internationalement protégés en toute
impunité (ou presque). Il est vrai également que, dans ces pays, sont déclarées espèces
protégées des animaux participant à l’alimentation quotidienne des populations
rurales.
Il serait cependant irresponsable de nier que, dans un contexte de pression
administrative accrue et surtout d’accélération de l’exploitation des richesses extractives,
l’attitude des populations forestières a beaucoup évolué au cours des quarante dernières
années. L’impact de ces changements est d’autant plus lourd que, dans les années
cinquante, certaines communautés amérindiennes restaient totalement isolées, alors que
d’autres (ainsi que les Noirs Marrons) n’avaient que des contacts sporadiques avec les
administrations coloniales.
Pression missionnaire au Surinam et en Guyana, pression politico-administrative
en Guyane française et en Guyana ont largement préparé la voie du désarroi
contemporain des Amérindiens, des Noirs Marrons et même des populations rurales
déracinées. Si ces facteurs de base restent bien présents et paradoxalement bien peu
contrôlés par les pouvoirs centraux, les effets opposés de l’extractivisme sauvage et des
programmes de protection de la nature agissent comme autant de pressions nouvelles,
accélérant l’aliénation profonde des autochtones. Au-delà des chocs sur les consciences,
les impacts peuvent être aussi très concrets : lobbies politiques, forestiers et miniers
combattent farouchement la reconnaissance des aires indigènes et refusent de reconnaître
aux Amérindiens et aux Noirs Marrons une représentation politique spécifique ou le bien
innocent droit à une éducation bilingue.
Le résultat est pour la plupart de ces groupes une déculturation rapide, la
conscientisation politique et culturelle étant, ici comme ailleurs, aux mains de ceux qui
se sont le mieux appropriés les savoirs et les pratiques sociales des détenteurs du pouvoir
politique et économique. Parallèlement, on assiste à une folklorisation des sociétés
forestières, y compris par ceux qui prétendent les défendre, ce qui n’est pas sans rappeler
le passé récent des communautés rurales européennes.
Le drame réside surtout dans le fait que, le changement étant extrêmement brutal,
des attitudes remontant au pré-contact peuvent se superposer à l’accès aux technologies
de pointe. En dépit de percées significatives, en particulier en ce qui concerne le droit à
la terre, l’action associative locale des Amérindiens et des Noirs Marrons s’avère très
dépendante des schémas de pensée occidentaux et ses victoires politiques fragiles. Dans
le contexte actuel de mondialisation, il est peu probable que soit surmontée cette fragilité
politique, aggravée par un factionnalisme ethnique persistant ; le mieux que l’on puisse
attendre des ONG autochtones est un activisme communautaire en direction de projets
économiquement et socialement viables.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 41 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Les exploitations forestières et minières, même celles dites artisanales, disposent aujourd’hui de moyens
mécanisés.(cliché J.F.Oru)

D’autres ressources moins importantes, comme les coeurs de palmier, les oiseaux vivants ou la viande de
chasse sont désormais commercialisés. Cœurs de palmiers de Guyana commercialisés en France
(cliché S.Bahuchet)

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Activités d’APFT
Dans les Guyanes, les chercheurs engagés dans le programme sont venus
essentiellement du Nord : ce constat est évident pour la Guyane française, plus nuancé
concernant la Guyana, où un intérêt réel, concrétisé par une réflexion forte et généreuse,
existe pour la forêt et ses habitants. Les aspects politiques les plus explosifs n’ont pu
cependant être abordés de front par les jeunes chercheurs d’APFT. Pour surmonter cet
écueil, il nous a semblé indispensable de fournir un portrait le plus fidèle possible des
communautés forestières des Guyanes. Il s’est agi de rendre compte à la fois des
permanences et des changements. Les détails en sont précisés dans le volume régional
Caraïbes. Le poids des recherches a pesé surtout sur les savanes du Rupununi et les forêts
marécageuses du Nord-Ouest en Guyana et sur le haut Maroni et le bas Oyapock en
Guyane française. Rappelons ici les résultats et les constats les plus saillants.
• En dépit de leur isolement, toutes les communautés de l’intérieur des Guyanes sont
désormais affectées par le système politico-administratif de l’État dont elles
dépendent, et en particulier par l’électoralisme.
• L’engagement dans le système monétaire global affecte la plus grande partie des
communautés. Cette affirmation est surtout vraie pour les moins de trente ans, les
exceptions concernant davantage des familles que des communautés. La quête de
l’argent concerne aussi bien des activités nouvelles (or, foresterie, emplois tertiaires)
que la vente de produits naturels. Le tourisme ou son substitut, l’écotourisme, apparaît
un peu partout, mais c’est seulement au Belize que sa place est vraiment importante.
Dans les Guyanes, ce tourisme est surtout une activité “artisanale” le plus souvent
saine et limitée mais dont les dérives (chasse aux félins, voyeurisme, tourisme sexuel)
mériteraient une attention accrue des bailleurs de fonds éventuels.
• Les infrastructures, insuffisantes (Guyana, Surinam) ou surabondantes (Guyane
française), sont partout mal gérées, en mauvais état et souvent ruinées, par manque
d’employés et de cadres locaux qualifiés : dans l’un et l’autre cas, on aboutit à une
carence chronique dans l’enseignement, la santé, l’équipement et les communications.
En terme de pouvoir réel, l’administration locale reste partout aux mains d’agents
extérieurs aux communautés.
• La pression sur les ressources naturelles, longtemps sporadique, inégale selon les
régions et dotée de moyens à faible impact, a changé profondément de rythme et
d’échelle au cours des trente dernières années : les exploitations forestières et
minières, même celles dites artisanales, disposent aujourd’hui de moyens mécanisés.
D’autres ressources moins importantes, comme les cœurs de palmiers, les oiseaux
vivants ou la viande de chasse, sont désormais commercialisées. À ce rythme, on
imagine fort bien que la liste n’est en aucun cas limitative.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 43 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Constatations
Si le contexte politique dans lequel évoluent les populations des forêts des Guyanes
ne semble guère prometteur à court terme, quelques éléments positifs ont été constatés.
• L’agriculture sur brûlis fournit l’essentiel des calories des communautés
forestières. D’une façon générale, les savoirs, et tout particulièrement ceux concernant la
biodiversité, sont riches. Rien que pour le manioc, Amérindiens et Noirs Marrons ont su
pousser à l’extrême la diversification - génétique et culinaire - de cette plante. Les seuls
obstacles à la pérennisation du système découlent des politiques de sédentarisation
promues par les administrations gouvernementales.
• Au delà des contraintes extérieures, tout ce qui constitue le sel de la vie perdure :
les systèmes de parenté, dont les règles de mariage (bien que l’articulation avec les
normes officielles sont souvent rocambolesques), les valeurs philosophiques, les rythmes
quotidiens de la vie sociale...
• Si l’indépendance technologique s’amenuise, les activités de subsistance (la
pêche plus que la chasse et la chasse plus que la cueillette) non seulement conservent une
place centrale dans l’alimentation, mais aussi ponctuent le quotidien des habitants de
l’intérieur des Guyanes. La méfiance à l’égard des politiques de protection de
l’environnement en est d’ailleurs un bon révélateur.
Notre équipe partage, de façon réaliste, le sentiment que l’épanouissement possible
des sociétés forestières des Guyanes repose sur quatre préalables fondamentaux :
• un droit de propriété collective de la terre : tant que ces sociétés conserveront un
ressort communautaire puissant, il est indispensable de leur garantir un accès collectif à
l’espace qu’elles occupent et de les protéger contre les invasions massives ; dans l’état
actuel des rapports de force, seules les nations démocratiques du Nord peuvent assurer
cette garantie ;
• un peuplement harmonieux : l’ennemi principal du maintien de la biodiversité
est la concentration en gros villages sédentaires, source de défrichement et de destruction
de la faune ; la forêt doit demeurer une “terre humaine” ; la dispersion de l’habitat est un
puissant facteur de symbiose entre les êtres humains et le milieu naturel ;
• une liberté d’initiative : la représentation des communautés forestières ne doit
plus être induite de l’extérieur ; les administrations doivent respecter (voire favoriser)
l’émergence de leaders locaux, traditionalistes ou modernistes ; le choix des évolutions
ne peut surgir que des jeux de pouvoir endogènes, quel qu’en soit le prix à payer à court
terme ;
• une conscience de soi : ces communautés sont assaillies de partout ; le seul
moyen de leur permettre d’émerger de leur marasme social est de préconiser un
développement lent, mettant l’accent sur des infrastructures de base modestes mais
gérées localement, ainsi qu’une éducation adaptée axée autant sur une formation
technique que sur la promotion de la langue maternelle. Par ailleurs, les États doivent
contrôler, voire rejeter sans appel dans le cas des sectes, la présence des religions
monothéistes partout où elles ne respectent pas le libre choix des individus.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 44 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Les activités de subsistance (la pêche plus que la chasse et la chasse plus que la cueillette) non seulement
conservent une place centrale dans l’alimentation, mais aussi ponctuent le quotidien des habitants de
l’intérieur des Guyanes.(cliché P. Grenand)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 45 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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La ségrégation hommes/femmes est une constante, sans pour autant que les femmes soient discriminées.

Préparation de la fécule du palmier sagou en Papouasie-Nouvelle-Guinée (cliché C. Kocher Schmid)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 46 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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3. Mélanésie

Caractéristiques
La Papouasie-Nouvelle-Guinée, les Îles Salomon et le Vanuatu appartiennent
géographiquement à la Mélanésie, univers culturellement délimitable, à l’opposé de
l’Afrique centrale, que l’on peut rattacher à plusieurs sous-ensembles géographiques et
culturels pertinents, ou des Guyanes, qui ne peuvent être séparées de la Grande
Amazonie. Cet ensemble est d’ailleurs de plus en plus pensé comme tel par ses élites.
Le Pacifique en général et la Mélanésie en particulier sont les régions du monde où
l’Occident a étendu le plus tardivement sa mainmise (XVIIIème siècle). Il n’en reste pas
moins qu’en dépit d’une évolution profonde des mentalités depuis le XVIème siècle,
l’évolution économique de l’Europe vers un capitalisme brutal a engendré, ici comme
ailleurs, des conséquences tragiques pour les populations de ces régions : travail servile,
épidémies désastreuses, destruction des valeurs philosophiques.
En dépit de ce triste constat, la géographie du Pacifique a longtemps joué en faveur
de ses habitants, son insularité demeurant une réalité incontournable. En effet, seule la
Nouvelle-Guinée atteint une surface très importante (884.000 km2). Partout les
diversités ethnique et linguistique sont énormes, sans doute les plus importantes du
monde avec 806 groupes ethniques différents pour l’ensemble de la Nouvelle-Guinée et
une centaine pour le Vanuatu6. La population reste très rurale, offrant un important
contraste avec les Guyanes et l’Afrique équatoriale (82 % au Vanuatu et 87 % en
Papouasie-Nouvelle-Guinée). Comme en Afrique cependant, l’essentiel de la population
est d’origine locale ; c’est seulement en Irian Jaya (Papouasie occidentale) que l’on
observe une colonisation indonésienne musclée.
L’unité mélanésienne contemporaine se confirme, puisque, dans les trois pays où
nous avons travaillé, est en usage, sous des formes mutuellement compréhensibles, la
même langue véhiculaire, le néo-mélanésien, nommé tok pidgin en Papouasie-Nouvelle-
Guinée, pijin aux Îles Salomon et bislama au Vanuatu.
Les systèmes de parenté sont partout complexes avec dominance d’organisations
claniques ; la ségrégation hommes/femmes est très constante sans pour autant que les
femmes soient discriminées ; l’élevage du porc est directement lié au contrôle du
pouvoir. La majorité des peuples mélanésiens sont des sociétés agricoles où le rapport à
la forêt et aux autres composantes classiques du milieu naturel (rivières, mer,
montagnes...) pèse infiniment moins lourd qu’en Afrique centrale et en Amazonie.
Bien que les modes de subsistance soient plutôt diversifiés, les Mélanésiens sont
moins dépendants du monde sauvage que les habitants de l’Afrique centrale et de
l’Amazonie. Ils comptent parmi les agriculteurs les plus raffinés du monde.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 47 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Le panier sagou dont plusieurs


espèces sont cultivées fourni une
fécule alimentaire, aliment de base de
nombreuses populations forestières.
(cliché C.Kocher Schmid)

Nous sommes ici dans une des régions


du monde avec l’Europe et l’Extrême-
Orient où l’homme en domestiquant
nombre de plantes, a été lui-même
massivement créateur de biodiversité.

Dans un contexte de populations


demeurées "authentiques", à l’aune des
fantasmes occidentaux relayés ici par
ceux des Japonais, le tourisme laisse
bien entrevoir un horizon doré très
tentant pour les nouveaux Etats et les
tour operators. Tout dépend de la
volonté (et de la capacité ?) des
sociétés mélanésiennes à le recevoir.

Costume de fête en fibres et feuilles


chez les Kasua, Papouasie-Nouvelle-
Guinée (cliché F.Brunois)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 48 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Enjeux et défis principaux


La Mélanésie est un ensemble de régions où le poids de la présence humaine est
beaucoup plus lourd qu’en Afrique centrale et en Amazonie. La proportion en forêt est
moindre, mais représente tout de même 78,5 % en Papouasie-Nouvelle-Guinée.
Cependant, appliquer le qualificatif de “naturel” à ces forêts est des plus hasardeux.
Pourtant la biodiversité, qu’elle soit anthropique ou non, est incontestablement
menacée par les grandes compagnies forestières du Sud-Est asiatique, surtout en
Nouvelle-Guinée, où l’endémisme est important (11.000 espèces connues). L’essentiel
est que nous sommes ici dans une des régions du monde, avec l’Europe et l’Extrême-
Orient, où l’homme, en domestiquant nombre de plantes, a été lui-même massivement
créateur de biodiversité. C’est donc autant à la continuité des agrosystèmes qu’à celui des
milieux présumés naturels que nous devons nous attacher.
De fait, cette richesse est sans doute partiellement préservée par l’enclavement qui
demeure extrêmement fort, même dans des îles n’excédant pas quelques milliers de
kilomètres carrés (Santo au Vanuatu en est un excellent exemple). Pourtant, l’exploitation
forestière est devenue un enjeu considérable, puisque, dès 1991, 17 % des forêts de
Papouasie-Nouvelle-Guinée étaient mis en concessions forestières.
L’exploitation minière, elle aussi, a pris une importance considérable dans
l’économie de Papouasie-Nouvelle-Guinée, puisqu’elle représente 45 % de la valeur des
exportations.
Dans un contexte de populations demeurées “authentiques”, à l’aune des fantasmes
occidentaux relayés ici par ceux des Japonais, le tourisme laisse bien entrevoir un
horizon doré très tentant pour les nouveaux États et les tour-operateurs. Tout dépend de
la volonté (et de la capacité ?) des sociétés mélanésiennes à le recevoir. L’aspect plage
et soleil s’avérant plutôt limité face à la Polynésie voisine, le voyeurisme prend ici tout
son sens.
Plus qu’en Afrique équatoriale, autant qu’en Amazonie, la plus grande partie des
communautés de Mélanésie est restée isolée jusqu’à tout récemment. Le désenclavement
par route et par avion est en cours, mais l’on peut craindre qu’au lieu de favoriser un
développement durable de ces régions, il draine les populations de l’intérieur vers la côte,
comme nous avons pu l’observer dans le cas de villes moyennes en Papouasie-Nouvelle-
Guinée et au Vanuatu. Si en Afrique un flux constant existe dans les deux sens entre les
villages et la ville, ici on sort du bush ou l’on y reste. D’où une place nettement affichée
pour la dimension traditionaliste (mouvements kastom, millénarismes divers, cargo
cults).
Dans ces sociétés traditionnelles, les hommes, et plus particulièrement les anciens,
gardent un rôle prééminent ; les femmes participent peu aux décisions politiques, même
si elles pèsent lourd dans le champ de l’économique : quelles conséquences peuvent
avoir dans ce cas les schémas, tantôt libéraux, tantôt égalitaires, proposés par les
Occidentaux, surtout s’ils s’insèrent dans des systèmes économiques de subsistance en
crise ?

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 49 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Distribution de portions de porc cuit dans un four en terre au cours d’une festivité. (cliché C. Kocher
Schmid)

Ce sont les savoirs associés à ces valeurs qui méritent toute notre attention. De bons exemples en sont
donnés par le statut très complexe du porc tantôt sauvage, tantôt domestique…

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 50 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Activités d’APFT
C’est incontestablement en Mélanésie que le nombre de chercheurs seniors et
juniors a atteint un record avec, en particulier, une forte participation de chercheurs locaux
en Papouasie-Nouvelle-Guinée.
Certaines régions ont été prospectées de façon intensive parce qu’elles illustraient
tout particulièrement les approches d’APFT : Pawaia/Pio-Tura ; région de Vanimo-
Kilimeri ; Santo/Vanuatu. D’autres ont été retenues en raison de la longue expérience des
chercheurs : Ikundi/Ankave ; Musula/Kasua ; Nokopo/Yopno ; Trangap/Oksapmin.
Le programme s’est concentré sur les systèmes de subsistance, les équilibres
alimentaires et les changements culturels. En particulier, les perturbations occasionnées
par les missions et les entreprises forestières et minières ont été examinées avec beaucoup
d’acuité. Ainsi, à Vanimo-Kilimeri, les négociations avec les compagnies forestières sont
au cœur de la vie des communautés, tandis qu’à Trangap/Oksapmin, l’or... et les missions
ont déjà profondément gangrené la société. Musula/Kasua, Ikundi/Ankave et North West
Santo tendent à montrer que des évolutions plus lentes, fondées sur une forte résistance
culturelle des groupes concernés, seraient peut-être plus viables.
L’exploitation forestière, apparue au cours des deux dernières décennies, illustre un
cas exemplaire de déstructuration sociale, imputable au capitalisme sauvage, et qui
renvoie à la situation de pays comme la Guyana ou le Cameroun : elle dépasse les
décisions habituelles des communautés forestières par l’amplitude de son impact et elle
introduit un facteur de division majeure dans des groupes unis, l’attrait de richesses
temporaires n’étant pas l’un des moindres.
Pourtant, il est important de souligner que, si la Mélanésie est tout particulièrement
concernée par les changements climatiques globaux (El Niño), c’est sans doute des trois
régions étudiées celle qui affiche la situation de crise la moins forte.

Constatations
Est-ce un avantage, la Mélanésie contemporaine est constituée d’États jeunes tout
récemment séparés de la tutelle coloniale. Les valeurs morales traditionnelles restent
fortes dans la plus grande partie des territoires concernés et les élites restent
profondément guidées par ces valeurs.
Néanmoins, ce sont les savoirs associés à ces valeurs qui méritent toute notre
attention. De bons exemples en sont donnés par le statut très complexe du porc tantôt
sauvage, tantôt domestique, ou la domestication extrêmement élaborée de l’arbre à pain
à travers toute la Mélanésie.
La démographie est galopante au moins dans certaines régions de Mélanésie, ce qui
n’est pas toujours révélé par les recensements officiels. Cette croissance peut agir comme
un facteur plutôt négatif, au moins chez certaines communautés agraires aux terroirs
limités.
Dans le domaine du pouvoir politique, beaucoup de ces pays ont cherché à articuler
système démocratique et chefferie (big men), avec plus (Vanuatu) ou moins (Papouasie-
Nouvelle-Guinée) de succès.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 51 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Dans certaines régions, l’action des sectes fondamentalistes entraîne pourtant une
perte des tabous qui jouaient comme protection des sites sacrés. Il est de première
importance que l’influence délétère de ces sectes soit prise en considération, ici plus que
nulle part ailleurs, par les politiques de développement durable. La perte de régulateurs
sociaux, dont ces sectes sont responsables, combinée à l’accès à l’argent facile des
royalties, toujours très temporaires, versé par les compagnies forestières et minières, a
pour conséquence évidente la corruption des mieux nantis et le banditisme chez les plus
déracinés. La progression de ces indicateurs négatifs est rapide en Papouasie-Nouvelle-
Guinée, émergente aux Îles Salomon et encore faible au Vanuatu. D’une façon quasi
systématique, là où ces lignes de fracture sont observables, l’estime de soi recule au
profit de solutions simplistes.
Pourtant, et c’est là un élément positif, il existe aussi en Mélanésie une forte
proximité des leaders avec les communautés rurales.
Pour comprendre les évolutions à long terme, on doit retenir que de nombreuses
sociétés mélanésiennes sont traversées par de puissants mouvements de rejet des valeurs
importées, en raison sans doute de la brutalité d’un contact tardif avec un Occident déjà
très technologisé, le point culminant ayant sans doute été atteint pendant la guerre
américano-japonaise dans le Pacifique. Aujourd’hui, il s’agit soit de retours en arrière
radicaux, comme le mouvement kastom du Vanuatu, soit de la “grand’ peur” du
changement de millénaire en Papouasie-Nouvelle-Guinée.
En Mélanésie plus qu’ailleurs, le culturel prévaut indubitablement sur le naturel,
d’où la difficulté pour les commis-voyageurs de l’environnement d’imposer des
politiques de conservation. Notre équipe n’a d’ailleurs pu travailler que sur un seul
exemple d’aire protégée (Pio-Tura), ce qui est sans doute révélateur.
Face à ce constat plutôt sombre, il s’agit d’une région où la coopération régionale
est croissante : une conscience culturelle pan-mélanésienne s’affirme de façon forte ;
néanmoins, l’Australie et la Nouvelle-Zélande restent de puissants arbitres. L’Europe ne
peut afficher une politique contraire à ces forces régionales solidement établies, sans
risquer de destabiliser ces pays en voie d’émergence.
La faiblesse des politiques d’environnement est porteuse d’ambiguïté. Il nous
semble que nous atteignons ici la limite des systèmes communautaires d’autogestion
lorsqu’ils sont propulsés hors de leur logique traditionnelle : en effet, les jeunes États, en
laissant les communautés totalement maîtresses de leur territoire, les livrent à la
spéculation capitaliste la plus éhontée en l’absence de tout mécanisme de rééquilibrage.
Sous peine de tomber dans la situation peu enviable de l’Afrique centrale, le pari de la
Mélanésie est donc de trouver rapidement un équilibre stable, entre des valeurs
traditionnelles officiellement valorisées et un État-Nation réellement vécu par tous.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 52 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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III

DES HOMMES ET DES FORÊTS TROPICALES :

36 QUESTIONS

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 53 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Les constatations qui vont suivre, et les lignes d’action qu’elles nous ont inspirées,
nous semblent pertinentes à l’aube du milénaire, pour l’ensemble des communautés
forestières. Le but de ce chapitre est d’énoncer des constatations et des connaissances qui
doivent servir de soubassement à toute entreprise de développement et de conservation.
Connaître ce qui existe, avant de le changer, nous semble une démarche stratégique de
la plus haute importance. Il importe aussi pour nous de dénoncer nombre de fausses
vérités, de lieux communs qui déforment la réalité et désorientent les projets. En effet,
l’efficacité de l'action en faveur du développement et de l'environnement des populations
sylvicoles passe nécessairement par quelques mises au point propres à redonner aux
décideurs une image plus nette des lieux, des hommes et des enjeux.
Ce faisant, nous situons ainsi le quadruple rôle de l’anthropologue : celui-ci
apporte des données techniques nécessaires à l’accomplissement pratique d’un
programme, mais il doit aussi, en tout premier lieu, informer sur les connaissances
fondamentales et objectives sur les populations concernées. Il doit enfin transmettre, tel
un truchement, les préoccupations de sa communauté d’accueil. Réciproquement, il
informera celle-ci de la réalité du monde extérieur, qu’elle ignore ou méjuge souvent.

1. Les préjugés et les modes influencent-ils


les politiques de développement ?
a) Importance de la question
La méconnaissance des structures, du fonctionnement et du mode d'intégration des
populations au milieu forestier est frappante. Stéréotypes et lieux communs orientent,
plus ou moins consciemment, notre regard et nos attitudes envers les peuples des forêts
tropicales. Clichés et idées simplistes, tenant lieu de bases scientifiques, servent trop
souvent d'assise à des initiatives dès lors vouées à l'échec, moins par mauvaise volonté
que par paresse intellectuelle, car ils ne correspondent pas à la réalité.
Des faux présupposés de départ conduisent nécessairement à de mauvaises
politiques.

b) Éléments de réponse
• L’attitude globale est faite de mécompréhension, sinon de malveillance, et l’on
compare toujours d’une manière défavorable les techniques et les valeurs des
communautés forestières avec celles de la société dominante :
- l’agriculture sur brûlis par rapport à l’agriculture permanente ;
- la mobilité saisonnière par rapport à l’habitat sédentaire ;
- les petites communautés dispersées par rapport au regroupement en grands villages;
- la chasse et la pêche par rapport à l’élevage ;
- les rites païens par rapport à la religion officielle (chrétienne ou musulmane) ;
- la diversité linguistique qui diviserait par rapport à la langue nationale supposée
unificatrice.
Toutes les opérations qui ont découlé de telles affirmations ont, de fait, abouti à des
échecs.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 54 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• L’économie de subsistance est, elle aussi, jugée négativement : les peuples


forestiers sont considérés comme pauvres puisqu’ils ne produisent pas d’excédent et ne
capitalisent pas. Ces sociétés minoritaires occupent des espaces considérés comme
sauvages, mal gérés, sous-exploités car susceptibles de renfermer des richesses
insoupçonnées.
• L’échec fréquent des opérations mal adaptées aux besoins des populations
locales vient renforcer les préjugés négatifs, car on leur en fait alors porter la
responsabilité.
• Les préjugés entraînent, chez les responsables de projets, des attitudes
psychologiques qui entravent les contacts avec les populations-cibles. Inversement,
celles-ci placent les agents de développement dans leur propre champ d’expérience, sans
même que ces derniers en aient conscience. L’Occidental est ainsi perçu comme
représentant d’un groupe étranger et non pas comme une personne ou une individualité.
Il faut prendre conscience du fait que les attitudes des populations vis-à-vis des
intervenants extérieurs sont modelées par l’histoire, tant coloniale que récente.

c) Conséquences pour le développement


• Prendre conscience de sa propre place : l’agent de développement doit savoir
où il est ; il doit respecter ses interlocuteurs ; il doit être cohérent et rigoureux.
• S’informer sur les populations en place, leur histoire et notamment l’histoire
récente de leurs relations avec les pouvoirs coloniaux.
• Connaître le contexte historique et politique de son intervention.
• Informer, car l’acteur d’un projet doit accompagner les populations, selon leur
profil psychologique particulier, à toutes les phases du projet, en sensibilisant et en
formant.
• Actualiser les connaissances anciennes, qui doivent impérativement être mises à
jour avant toute action.
• Adapter au local et ne pas appliquer des modèles généraux, mais composer des
projets en partant des besoins et des réalités locales.

2. Qui sont les peuples des forêts tropicales ?


a) Importance de la question
À ne prendre en considération que quelques populations emblématiques, voire
mythiques (telles les Pygmées ou les Yanomami), on court le risque :
- de provoquer jalousie et ressentiment,
- de négliger toutes les autres, bien plus nombreuses,
- et de toutes les spolier de leurs droits à l’existence.
Tous les peuples forestiers ne se ressemblent pas ; oublier ou nier leur extrême
diversité culturelle, économique et sociale, la croire issue d’un extrême souci du détail
des ethnologues, conduisent à des plans de développement préconçus, inadaptés et
irréalistes.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 55 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Sao Tomé (cliché S.Carrière)

Guyane Fr. (cliché P.Grenand)

Papouasie-Nouvelle-Guinée
(cliché P.Lemonnier)

Cameroun (cliché E.Dounias)

Tous les peuples forestiers ne se ressemblent pas ; oublier ou nier leur extrême diversité culturelle,
économique et sociale, la croire issue d’un extrême souci du détail des ethnologues, conduit à des plans de
développement préconçus, inadaptés et irréalistes.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 56 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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b) Éléments de réponse
• Les forêts denses humides sont habitées, dans leur ensemble, depuis plusieurs
milliers d’années (l’archéologie en est partout témoin) : il n’y a pas de forêt vierge.
• Depuis, plusieurs couches de peuplement se sont succédé, dont les avant-
dernières sont liées à l’histoire coloniale (arrivée des Blancs, déplacements de
populations liées à l’exploitation et à la traite) et les dernières au développement moderne
(installation d’ouvriers ou de paysans sans terre). Il en résulte un peuplement complexe,
diversement mélangé, et des types économiques dépendant tous peu ou prou de la forêt.
• Les chasseurs-collecteurs comme les Pygmées sont maintenant très minoritaires
(moins de 300.000 personnes dans le bassin congolais). Dans leur immense majorité, les
habitants des forêts denses humides sont des agriculteurs sur brûlis, qui vivent aussi
grâce aux ressources sauvages de la forêt, depuis de nombreux siècles, voire des
millénaires ; à ce titre, ils sont directement menacés dans leur existence et dans leur
essence par la disparition éventuelle de cette forêt.
• Les principales régions forestières des pays ACP abritent plus de 4 millions de
personnes : les populations rurales forestières sont près de 3 millions en Afrique centrale,
près de 140.000 dans les Guyanes (région Caraïbes) et plus d'un million en Mélanésie
(dont 265.000 en Papouasie-Nouvelle-Guinée, 150.000 aux Îles Salomon et 100.000 au
Vanuatu). Ces peuples représentent une infinie diversité culturelle, une mosaïque de près
de 1.000 ethnies et groupes (il s’agit d’un ordre de grandeur indicatif, et probablement
d’un minimum). Retenons surtout qu’ils sont les seuls habitants de ces immenses
régions.
• Des populations différentes signifient autant de langues, d’attitudes, d’histoires
différentes, ainsi que des relations intercommunautaires variées.

c) Conséquences pour le développement


• Recenser les diverses communautés en présence, leurs langues, et leur histoire
avant tout projet.
• Ne pas unifier artificiellement par commodité politique.
• Adapter les projets aux diversités culturelles locales, afin d’être plus réalistes.
• Présenter les projets, avec des interprètes, dans les langues locales ou au moins
véhiculaires.
• Prendre en compte les attitudes des populations voisines les unes par rapport
aux autres, et anticiper sur des attitudes de méfiance, de jalousie, de rejet ou d’hostilité.
• Ne pas concentrer les actions de développement sur une poignée de groupes
forestiers, car c'est prendre le risque de dresser contre ces groupes des populations qui se
sentiraient injustement écartées et lésées.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 57 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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3. Les structures sociales de ces populations


sont-elles trop simples pour la modernité ?
a) Importance de la question
Pour être fonctionnel, un programme de développement ou de conservation doit
s’appuyer sur les structures sociales locales, a fortiori s’il cherche à être participatif. Il
importe de ne pas projeter notre système occidental moderne sur les populations
forestières, malgré l’influence coloniale et l’usage d’un vocabulaire similaire dans les
langues officielles (français ou anglais).

b) Éléments de réponse
• Les facteurs liés à la parenté, aussi secondaires qu’ils puissent paraître à
l’économiste et à l’environnementaliste, ont des implications considérables face au
changement et au développement. Ce sont les changements sociaux radicaux
(déplacement, dispersion ou regroupement de populations de cultures différentes) qui
provoquent la rupture du réseau familial. Les gens perdent leurs bases de soutien pour les
temps difficiles, qu’ils remplacent par tout autre moyen, par exemple en tombant dans la
délinquance ou en acceptant des politiques d’assistanat.
• A l’opposé, la pesanteur de l’organisation sociale, les demandes de la parentèle
grèvent les opportunités individuelles de développer ses propres ressources. Ce qui est
qualifié de paresse ou de manque d’initiative est tout simplement hésitation, car en même
temps qu’ils s’engagent dans le changement, les gens s’embourbent dans leurs
obligations sociales.
• Les systèmes de parenté constituent la charpente des communautés. Celles-ci
sont caractérisées par une forte atomisation spatiale, un peuplement faible, une
population jeune. Ce sont les relations de parenté qui définissent, dès sa naissance,
l’univers social de chaque individu et sa position dans cet univers.
• Les relations de parenté lient les membres de la société à un réseau de sécurité
sociale par lequel, tant que les conditions le permettent, ils sont assurés que leurs besoins
de base, tant matériels qu’affectifs, seront pris en charge par d’autres. Tout en laissant une
assez grande liberté à l'individu, la société se caractérise par l'extrême importance
accordée à la famille étendue.
• Les sociétés organisées autour des relations de parenté présentent des
caractéristiques qui s’opposent souvent aux projets de développement. Par exemple, dans
les cas où la terre appartient à des groupes lignagers précis, son accès est étendu à une
plus large population ; or, il est bien rare qu’un chef de projet consulte toutes les parties.
Il en va de même avec les biens matériels : la parenté entraînant de nombreuses
obligations, y compris financières, l’argent gagné est largement redistribué, rendant
difficile l’accumulation de capital.
• La polygamie, encore relativement bien présente, a longtemps été la
compensation du chef pour les devoirs qu'il avait à accomplir pour sa communauté,
laquelle “échangeait” ainsi une partie de ses femmes contre son bien-être. Pourtant, les
valeurs de patrilinéarité et de famille nucléaire resserrant les enfants autour du couple
parental, valeurs qui sont celles de l'Occident, tendent aujourd'hui, sous la pression
diffuse de toutes les religions confondues, à se généraliser.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 58 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• Partout, l’organisation traditionnelle est remise en cause par les classes d’âge les
plus jeunes ; c’est aussi parmi elles qu’émergent les nouveaux porte-parole.

c) Conséquences pour le développement


• Ne pas sous-estimer les aspects positifs d’une organisation sociale égalitaire
fondée sur les relations de parenté.
• Ne pas briser le système de sécurité sociale fondé sur cette parenté. Cette prise
en charge serait extrêmement coûteuse à remplacer par d’autres moyens ; elle est
d’ailleurs émotionnellement irremplaçable.
• Prendre en compte les revendications positives des jeunes générations en
matière de développement, mais s’assurer de leurs capacités à devenir d’authentiques
représentants de leurs concitoyens.
• Préserver un niveau suffisant d’autosubsistance, seul garant de la stabilité des
communautés.

4. Qui détient le pouvoir chez les peuples


des forêts tropicales ?
a) Importance de la question
Un pouvoir le plus souvent diffus et peu marqué a souvent nui au dialogue avec
l’extérieur. Considérer que ces peuples sont “sans roi, sans foi, sans loi” autorise à
traverser leur territoire sans permission et à l’exploiter sans compensation. Dans un
contexte participatif, avec qui conclure un contrat ? Dans un projet de développement, il
est fondamental de déterminer qui est concerné et à qui s'adresser lors de l'élaboration et
de la mise en place du projet : en se trompant de cible ou en ne respectant pas les
processus décisionnels, le programme est voué à l'échec. L’agent de développement a
besoin d’interlocuteurs autorisés.

b) Éléments de réponse
• Les sociétés forestières sont souvent acéphales. La parenté préside presque
toujours à la prise de parole ou au choix politique d’un individu.
• Ceux qui occupent une position de leadership le font sur la base de leurs
capacités et de leur expérience. De ce fait, un groupe peut avoir plusieurs “chefs” dans
diverses sphères de la vie.
• Le chef est fréquemment celui qui distribue le plus, car il a la charge du bien-être
de sa communauté. Ainsi, les positions d’influence sont maintenues par l’art subtil de
faire naître un consensus au sein du groupe. Ayant autant de devoirs que de droits, le chef
voit son pouvoir borné à sa capacité à fédérer les siens.
• Dans de nombreuses sociétés (Afrique, Guyanes...), l’égalité est maintenue
principalement par le nivellement : qui cherche à transformer son statut et le respect dont
il jouit en position de dominance est rapidement ramené par le groupe à un comportement
plus modeste, par la critique, l’ostracisme, voire la sorcellerie.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 59 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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La case du chef du village


est toujours signalée par un
drapeau national. Ashoka -
Gabon -
(cliché S.Bahuchet)

Le pouvoir prend plusieurs


formes et les médecins
traditionnels sont porteurs
de pouvoirs magiques et
religieux qu’on respecte et
redoute.

Intervention d'un guéris -


seur pour apaiser une jeune
femme victime de cépha -
lées.
Cameroun -
(cliché E.Dounias)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 60 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• Un leadership défini sur des bases aussi ténues ne dispose pas des moyens
nécessaires pour régler les problèmes liés au développement. En vérité, les membres de
la communauté hésitent à confier leurs désirs à un porte-parole.
• D'une manière générale, les composantes des communautés sont relativement
indépendantes et les décisions ne s'adressent qu'au groupe concerné.
• Les situations de discorde et les conflits de toutes origines sont réglés dans des
rituels d'apaisement particulièrement bien mis en scène, lors de fêtes où se réunissent de
nombreux participants. Ainsi est compensée l'absence d'organe clair de gouvernement et
d'institution juridique autonome.
• La chefferie traditionnelle est en crise, contestée par une partie de la jeunesse
scolarisée. Celle-ci fournit de nouveaux “médiateurs”, d’origine et de qualité très
variables, pas toujours fiables.
c) Conséquences pour le développement
• Déterminer quels interlocuteurs le planificateur trouve face à lui. Prendre en
considération la structure de décision et de représentation dans toute sa relativité.
• Peser les effets du changement apporté par le projet sur les réseaux de pouvoir,
et s’ils venaient à être rompus, songer au coût de leur remplacement.
• S’adresser à des individus et pas seulement à des groupes : encourager les
projets individuels viables, même si l’initiative n’émane pas d’une collectivité (dans la
mesure, bien entendu, où cette initiative n’entame pas l’équilibre du groupe).
• Aider à la formation civique des jeunes et des nouveaux médiateurs.

5. Les peuples des forêts tropicales


sont-ils en voie d’extinction ?
a) Importance de la question
De par la tragique histoire des contacts avec le monde occidental, il est habituel de
s’inquiéter de l’extinction des peuples forestiers. Croire cette extinction inéluctable peut
rendre illusoire toute action en faveur de leur développement. Corrélativement, d’aucuns
y voient un phénomène favorisant la conservation intégrale de la forêt.
b) Éléments de réponse
• L’idée de la forêt vierge est une illusion liée à l’effondrement
démographique,consécutif aux contacts avec l’Occident (choc microbien, traite
esclavagiste, travail forcé de l’époque coloniale).
• Les peuples forestiers ne s’éteignent plus. Depuis une quarantaine d’années, le
croît démographique est partout sensible : actuellement près de la moitié de la
population a moins de 15 ans (tandis que les personnes dépassant 65 ans ne représentent
pas 5 %). Cependant, la mortalité avant l’âge de 5 ans reste importante.
• L’âge des filles au mariage reste jeune, avec même une tendance à baisser. Une
femme peut être grand-mère à trente ans, tout en ayant elle-même des enfants en bas âge.
Les grands-parents sont donc de moins en moins disponibles pour remplir leur rôle, avec
pour conséquence un fléchissement de la transmission des connaissances d’une
génération à l’autre.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 61 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• De manière plus marquée en Afrique qu’ailleurs, la migration vers les villes


compense le solde naturel positif, mais sans jamais se traduire par un exode massif. De
tels mouvements modifient profondément la composition de la population car ce sont
majoritairement les jeunes adultes qui migrent.

c) Conséquences pour le développement


• Ne pas s’appuyer sur les recensements officiels car l’expérience de terrain
montre à quel point ils sont peu fiables.
• Faire progresser les connaissances démographiques au niveau local, par
exemple par la mise en place d’observatoires de population et le suivi des flux
migratoires.
• Améliorer la couverture médicale et surtout développer la protection maternelle
et infantile.
• Faire admettre aux politiques d’État que le contrôle des naissances entraîne une
amélioration de la pyramide des âges et donc va dans le sens du développement durable.
• S’assurer dans les villages de la présence suffisante de la tranche d’âge active,
pour que chaque projet mis en place soit viable.

6. L'accroissement démographique perturbe-t-il


la disponibilité en ressources ?
a) Importance de la question
La croissance démographique globale des pays en voie de développement fait
craindre une surexploitation des ressources, destructrice de l'environnement. À terme, le
scénario le plus catastrophiste prévoit que la démographie galopante épuisera totalement
les ressources, laissant ces populations sans aucun moyen de subsistance. In fine, peut-
on estimer quelle charge de population le milieu peut supporter ?

b) Éléments de réponse
• Dans de nombreuses régions tropicales, les populations étaient considérablement
plus nombreuses avant le contact (indirect puis direct) avec les Européens, qui
introduisirent nombre de maladies mortelles et déplacèrent des populations en masse,
avec comme conséquence une forte mortalité. La situation de sous-peuplement actuel est
le résultat de ce choc historique. On peut donc considérer que la forêt équatoriale est
capable de supporter une densité de population plus grande, comme cela fut le cas dans
le passé.
• Les groupes forestiers montrent une forte diversité d’ampleur, mais la majorité
d’entre eux dépassent rarement 5.000 personnes. Il s’agit le plus souvent de petites
communautés, éventuellement dispersées en petits hameaux sur de vastes territoires. La
densité de population est actuellement faible partout. L’impact sur la biodiversité est en
conséquence très diffus.
• C’est lorsqu’il y a compétition sur les terres et que les capacités de rotation des
activités ou d’expansion territoriale sont figées que le risque sur la disponibilité des
ressources s’installe. Notamment à la suite de la définition de plans de zonage trop

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 62 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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étroits, l’établissement d’aires protégées mal placées ou l’attribution à d’autres de


surfaces agro-industrielles (plantations, exploitations forestières), on observe
systématiquement une moindre rotation des cultures, un raccourcissement des jachères,
une surexploitation de la forêt par la chasse et la collecte.
• L’accroissement de la population s’accompagne d’une émigration rurale vers les
villes. Actuellement, la plus grande pression sur les ressources forestières est provoquée
par l’expansion des villes plutôt que par l’accroissement de la population rurale.
L’augmentation de la population allogène dans les régions forestières, l’accroissement
des villes, les bourgs liés à des exploitations forestières ou minières provoquent une
demande intense de gibier ou de poisson avec des risques de disparition des populations
sauvages.
• Les regroupements de villages dispersés, les déplacements forcés et la fixation
des habitats mobiles, trop rapides, ont le même résultat : accroître la pression sur les
ressources.

c) Conséquences pour le développement


• Prendre en compte l’accroissement prédictible de la population dans les plans
de zonage et dans l’établissement des aires protégées.
• Calculer les surfaces des plans de zonage en fonction, et des jachères longues et
de l’accroissement de la population, afin qu’ils ne soient pas trop exigus.
• Ne pas regrouper arbitrairement les petites communautés dispersées en gros
villages fixes ; mesurer le danger des pôles d’attraction que sont les écoles, dispensaires,
points d’eau, s’ils sont en nombre restreint.
• Limiter l’invasion des terres forestières par des paysans d’autres provinces.
• Anticiper l’attraction qu’exerce l’implantation d’un projet sur les populations
des autres régions (villages d’entreprise, quartier général d’une aire protégée), aménager
les équipements et prévoir le ravitaillement.
• Développer l’approvisionnement des villes et planifier l’aménagement des
périphéries urbaines en organisant l’occupation spontanée.

7. Quelles perturbations environnementales


les peuples des forêts tropicales affrontent-ils ?
a) Importance de la question
Certes, la forêt est en péril, mais les pressions qu’elle subit se reportent aussi sur
les populations qui y habitent. Corrélativement, ce qui semble un projet de
développement peut aussi être ressenti par les habitants comme une perturbation
catastrophique de leur environnement.

b) Éléments de réponse
La recherche par les gouvernements des produits d’exportation (bois, minerais,
végétaux, énergie) comporte des risques pour l’environnement mais aussi pour les
populations locales.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 63 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Exploitation forestière. Afrique (cliché S.Bahuchet)

Exploitation minière. Guyane Fr. (cliché J.F.Oru)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 64 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• Exploitation forestière : en perturbant les équilibres écologiques sur de vastes


surfaces, elle modifie les ressources disponibles pour les hommes ; les populations
locales sont affectées d’une part par le déclin de leurs ressources vitales (gibier, poisson,
matériaux de construction…), d’autre part par l’intrusion de populations allogènes. Les
entreprises forestières amènent des employés vivant en villages d’entreprise. Ces bourgs
à grande population ont de gros besoins alimentaires et perturbent les fragiles circuits
locaux de commerce, en augmentant la demande en viande de chasse, sans parler de
l’alcoolisme et de la prostitution. Par ailleurs, les routes ouvertes en forêt profonde pour
l’exploitation favorisent la pénétration d’étrangers à la région, soit pour la chasse
commerciale, soit pour l’installation et la colonisation agricole permanente.
• Exploitation minière : à une très forte perturbation de l’environnement
(destruction du couvert végétal, pollution des cours d’eaux) s’ajoute l’afflux de
populations exogènes qui provoque, certes sur des surfaces moindres, le même
déséquilibre que les exploitations forestières, auquel s’ajoute l’insécurité liée aux mines
clandestines.
• Exploitation hydroélectrique : la construction de barrages entraîne la
submersion des vallées et donc des terres des populations locales. L’installation de
pêcheurs sur les rives des lacs de retenue accentue la compétition sur les terres.
• Agriculture industrielle et développement des cultures de rentes (café, cacao,
palmier à huile, cocotier, hévéa, canne à sucre…) : elle cause la perte de terres agricoles
et de parcours des populations locales, leur intégration partielle dans l’exploitation
comme main-d’œuvre agricole et l’afflux de travailleurs exogènes.
• Élevage extensif : le déboisement pour créer des pâturages a les mêmes
conséquences pour le développement que l’agriculture industrielle.
• Colonisation paysanne : la recherche organisée ou spontanée de nouvelles terres
par des paysans d’autres régions provoque des déboisements intenses, la spoliation des
habitants en place et des défrichements permanents. S’y ajoutent des sur-chasses et des
sur-pêches, avec une compétition sur les ressources et sur les terres entre populations de
poids démographique différent.
• Implantation d’une aire protégée : elle conduit à l’éviction des habitants ou tout
au moins à une limitation importante de leurs activités. Dans certains cas, elle provoque
un déplacement des populations.

c) Conséquences pour le développement


• Concevoir des plans d’aménagement à l’échelle régionale en prenant en compte
l’ensemble des populations présentes et les réseaux qui les unissent.
• Limiter et réguler les flux migratoires vers les régions forestières.
• Être vigilant au respect des droits des habitants face aux populations migrantes.
• Ne pas subventionner les projets nécessitant un déplacement de populations
forestières.
• Faire respecter très rigoureusement les réglementations des exploitations
minières et forestières, et travailler à les améliorer en matière de protection de
l’environnement.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 65 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• Renforcer les pouvoirs de surveillance des États en créant des corps de


fonctionnaires, formés aux réalités régionales et disposant de moyens suffisants et
correctement rétribués.

8. Comment les populations réagissent-elles au changement ?


a) Importance de la question
En dehors de tout projet de développement, les populations forestières génèrent
leur propre dynamique de changement face aux perturbations d’ordre sociologique,
économique ou écologique. Quelles stratégies sont développées dans de telles
circonstances ? L'attitude face au changement conditionne pour une large part
l'acceptation ou le refus des programmes de développement. Quelles conditions doivent
être réunies pour que le changement soit accepté ? Dans quelle mesure les populations
peuvent-elles se le réapproprier ? Les changements proposés - bien souvent imposés -
par l'extérieur correspondent-ils aux besoins réels des populations ?

b) Éléments de réponse
• Les peuples forestiers ne sont pas isolés et l’histoire de leurs contacts avec
l’extérieur est très ancienne. Réseaux de commerce à longue distance, pénétration de
produits et de techniques, d’aliments, de populations aussi, le “changement” ne
commence pas avec la mondialisation !
• Dans leur majorité, les communautés forestières aspirent au confort et aux biens
qui sont véhiculés par la civilisation occidentale. L’outillage moderne est apprécié parce
qu’il facilite le travail ; son usage n’est pas nécessairement synonyme de surexploitation
du milieu, s’il n’y a pas de sollicitations extérieures (notamment commerciales).
• Les grandes tendances du développement moderne des forêts équatoriales
provoquent, dans toutes les régions, des transformations similaires du mode de vie des
populations indigènes, résultant pour partie de réactions spontanées, mais le plus souvent
de l’incitation administrative.
• Les perturbations qui accompagnent le changement en multiplient le coût :
- perte des territoires ancestraux, modification des droits fonciers traditionnels :
sentiment de déracinement ;
- marginalisation économique et sociale : pauvreté ou, pire, sentiment de pauvreté ;
- augmentation des conflits de générations, perte de prestige et d'autorité des aînés,
comme représentant un mode de vie considéré comme périmé et inefficace :
désordres sociaux ;
- troubles nutritionnels dus soit à la disparition des ressources protéiques sauvages,
soit au rejet des activités de prédation ; alcoolisme créant l’illusion que l’échange et
la convivialité ne peuvent plus être assurés par les aliments et boissons traditionnels.
• Les communautés traditionnellement maîtresses de leur production ne coûtent
rien à personne. L’exploitation économique de leur milieu, qui conduit à sa destruction,
ne rapporte à court terme qu’à une minorité affairo-capitaliste et non pas à la Nation (ni
même aux populations indigènes). Au contraire, dès que ces sociétés sont déstructurées,
elle coûtent cher à l’État dont elles dépendent. Non seulement l’État ne peut plus les
prendre en charge, mais encore elles contribuent à son appauvrissement.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 66 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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c) Conséquences pour le développement


• Évaluer la capacité d’innovation d’une communauté et l’intégrer dans la
conception du projet de développement.
• Anticiper sur les effets d’un projet de développement.
• Limiter les pertes de savoirs nécessaires aux techniques de la vie en forêt et
garantes de l’équilibre social, notamment en rejetant des programmes de scolarisation
mal conçus, ou ceux qui éloignent les adultes des enfants et des vieillards.
• Valoriser les savoirs et les techniques traditionnels, en les intégrant dans le cycle
scolaire.

9. Quel est l'impact des villes sur les écosystèmes forestiers ?


a) Importance de la question
Les citadins ont un besoin vital de la forêt mais emploient ses ressources d'une
manière peu compatible avec un développement durable. Le bois, le gibier et d'autres
produits forestiers non-ligneux sont utilisés quotidiennement. Cette pression urbaine
s'explique par une pauvreté généralisée, la faiblesse des systèmes étatiques et
l'attachement culturel des citadins à la forêt.

b) Éléments de réponse
• L’accroissement sensible des villes, grandes et moyennes, situées en zone
forestière, entraîne de sérieux problèmes d’approvisionnement (en aliments, en bois de
feu, en terres agricoles). Il s’accompagne d’une urbanisation sauvage dévoreuse d’espace.
• L’émigration rurale qui contrebalance l’accroissement démographique
(notamment en Afrique centrale) est un facteur important de l’accroissement des villes.
• Cette dynamique de croissance urbaine rapide a des implications multiples sur
les efforts de développement et de conservation ruraux, particulièrement là où, comme
en Afrique centrale, ville et forêt sont proches l’une de l’autre.
• L’opposition classique rural contre urbain s’estompe : la modernité pénètre les
villages tandis que les comportements villageois sont fréquents en ville. Les produits
d’origine forestière y sont devenus usuels ; de nombreux hauts fonctionnaires,
politiciens ou hommes d’affaires sont originaires de villages avec lesquels ils
maintiennent des relations épisodiques (les Guyanes formant l’exception). Inversement,
les villageois expriment de fortes attentes auprès de “leurs élites”.
• Les perceptions citadines de la forêt et de sa conservation jouent un rôle, du fait
que les décideurs vivent en ville. Même si actuellement l’influence des citadins est assez
négative, on observe aussi la naissance d’une prise de conscience sur la nécessité de la
conservation.

c) Conséquences pour le développement


• Favoriser et planifier l’approvisionnement des villes : c’est la carence des
systèmes d’État n’assurant pas les besoins des populations urbaines qui accroît la
dépendance de celles-ci sur les produits forestiers.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 67 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Afrique. (cliché S.Bahuchet)

Attribuer la destruction de la forêt aux pratiques agricoles des populations, n’est-ce pas une solution facile
pour ne pas affronter les grandes compagnies forestières ou les politiques d’expansion agricole associée à
des fronts pionniers ?

Guyane Fr.(cliché M.Fleury)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 68 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• Prendre en compte les besoins des habitants des villes avec autant de sérieux et
de moyens que les projets de conservation.
• Enquêter sur la consommation des produits forestiers par les citadins, en mettant
en évidence les motivations économiques et sociales.
• Analyser les réseaux d'échanges, les liens sociaux entre citadins et ruraux et les
nouvelles dynamiques associatives.
• Trouver des moyens appropriés (financiers, techniques, institutionnels...)
destinés aux décideurs des villes pour les inciter à prendre au sérieux la conservation.
• Étudier la perception de la forêt par les habitants des villes (notamment les
enfants des écoles) avant de concevoir des plans de sensibilisation à l’environnement par
l’éducation.

10. L'agriculture sur brûlis est-elle la principale cause


de la déforestation ?
a) Importance de la question
L'agriculture sur brûlis est universellement accusée d'être la première cause de la
disparition des forêts denses humides. Dans les esprits occidentaux, l'espace forestier doit
rester vierge de toute présence, ce qui garantit sa préservation. Pourtant, les populations
forestières vivent depuis plusieurs milliers d'années dans cet écosystème qui perdure
jusqu'à nos jours. Attribuer la destruction de la forêt aux pratiques agricoles des
populations, n’est-ce pas une solution facile pour ne pas affronter les grandes
compagnies forestières ou les politiques d’expansion agricole associées à des fronts
pionniers ?

b) Éléments de réponse
• Ne pas confondre “agriculture sur brûlis” et “défrichement par le feu” :
l’agriculture sur brûlis traditionnelle est itinérante et donc temporaire ; le défrichement
par le feu, très largement pratiqué par des colons ou des éleveurs à la recherche de
nouvelles terres, est destiné à une occupation permanente. Les surfaces concernées par
ce défrichement sont de 20 à 50 fois plus importantes (selon les régions) que celles
consacrées à l’agriculture itinérante sur brûlis.
• Un raccourcissement drastique du temps de jachère est dommageable au milieu.
Le principal facteur de changement est l’augmentation de la densité de population, soit
par accroissement naturel, soit par contingentement dans des aires limitées. Cet
accroissement augmente la pression sur les terres ; en même temps, le développement
économique des pays pousse les agriculteurs à augmenter les cultures de rente destinées
à l'exportation, diminuant les cultures vivrières.
• En cas de limitation des terres disponibles, le risque majeur réside dans la
réduction de la durée de jachère, accélérant les rotations et favorisant l'extension des
forêts secondaires, sans leur laisser le temps de repousser jusqu'au stade mature. Un
essartage répété sur ces forêts secondaires s'avère très dangereux, car il favorise une
évolution vers des brousses, puis des herbages stériles, impropres au pacage, entraînant
la disparition du couvert arboré continu. Cette jachère interrompue marque un

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 69 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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dysfonctionnement de l’agriculture sur brûlis, consécutivement à une pression politique


et économique inadaptée. Il y a alors nécessité absolue d’enrichir les jachères.
• Un manque de terres implique que la production par unité de terre doive
s’accroître, mais ce gain est contrebalancé par la nécessité de pratiques de travail de plus
en plus complexes et ardues. De plus, lorsqu’il s’avère impossible de restaurer la fertilité
du sol par la végétation naturelle, il devient nécessaire d’utiliser des engrais coûteux pour
combler ce manque d’énergie.
• De nombreuses techniques traditionnelles, variant selon les continents, sont
employées pour favoriser la reprise forestière, qui toutes intègrent les arbres dans le
système agricole : pas de dessouchage lors du défrichage ; maintien dans l'abattis
d’arbres jugés intéressants ; enrichissement de la jachère par transplantation d’espèces
utiles...

c) Conséquences pour le développement


• Déterminer les surfaces minimales nécessaires qui doivent relever du domaine
agricole dans les plans de zonages ou d'aménagement, en prenant en compte la durée des
jachères longues.
• Favoriser les recherches sur l’enrichissement de la jachère par la sélection et
diffusion d’espèces utiles régionalement.
• Promouvoir l’agroforesterie, à partir des jachères et des cultures traditionnelles.
• Intégrer la mosaïque agricole abattis/friches, en tant qu’élément constitutif de la
biodiversité, dans les stratégies de conservation de la forêt mature.

11. L’agriculture sur brûlis est-elle rentable ?


a) Importance de la question
Reprenant les vieilles politiques coloniales européennes, de nombreux pays ont
engagé une politique contre la pratique de l’agriculture itinérante, avec des arguments
fallacieux : on impute à l’essartage la déforestation, on lui reproche de détruire des
arbres de valeur que l’on devrait vendre. En clair, on lui préfère l’exploitation forestière,
qui rapporte au pays. On n’omet qu’une seule chose : l’agriculture a pour vocation
première de nourrir les hommes, pas les budgets d’État…
Les peuples forestiers seraient-ils improductifs ? Leur agriculture présumée
archaïque, ne dégageant aucun surplus, suffirait à peine à nourrir les villageois, pauvres
et très souvent en proie à la famine. Il faudrait donc se hâter de transformer ces pratiques
répréhensibles, introduire de nouvelles cultures, afin de “faire participer ces populations
à l’effort de construction nationale”.

b) Éléments de réponse
• L’agriculture sur brûlis fait partie d’un système. Elle s’associe, dans le calendrier
et l’emploi du temps des agriculteurs, avec d’autres activités forestières, chasse,
piégeage, pêche et collecte, ainsi que, dans certaines régions, avec des cultures arborées
destinées à l’exportation.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 70 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• L’agriculteur - contraint de composer avec une multitude de paramètres -


recherche constamment le meilleur compromis. Son objectif est d’optimiser son système
de production, pas d’augmenter sa productivité.
• Les paysans traditionnels cherchent dans leur pratique agricole à minimiser les
risques plus qu’à minimiser leur travail. Ainsi, le travail collectif peut être préféré au
travail individuel et les relations sociales d’entraide primeront sur les activités
individuelles.
• L’agriculture sur brûlis est capable de dégager des surplus, qui sont
proportionnés aux besoins de la communauté et à ses réseaux d’entraide : ces surplus
fonctionnent comme volet de sécurité en cas d'épidémie, de changement d'emplacement
de village ou de crise sociale passagère. Les cycles agricoles traditionnels non seulement
sont efficaces, mais encore parviennent à optimiser de mauvaises terres. Ainsi, lorsque le
tissu social est cohérent, les rendements, même dans des terres pauvres, sont équivalents
à ceux des terres riches (observations au Brésil et en Guyane). Inversement, les
rendements les plus faibles s’observent certes là où les sols sont pauvres, mais surtout
quand le tissu social a éclaté ou que l’économie de marché accapare tous les efforts.
• L'agriculture traditionnelle peut être qualifiée de “polyculture simultanée”, par le
fait que toute parcelle plantée comporte de nombreuses plantes différentes en mélange
(plusieurs dizaines d’espèces et variétés juxtaposées dans un même champ). Une telle
diversité, qui résulte de l’histoire et de la maîtrise de l’agriculture par ces populations,
constitue un patrimoine génétique irremplaçable.
• La jachère n’est jamais réellement “abandonnée” : la forêt secondaire qui
repousse attire de nombreux animaux et nombre d’activités de chasse s’y passent ; on y
cueille des plantes sauvages fournissant des aliments, des médicaments et des matières
premières et on y ramasse du bois mort.
• L’agriculture forestière est un système à faible apport et à faible risque (low
input-low risk) ; elle reste, pour les années qui viennent, le meilleur choix que la plupart
des populations forestières puissent faire.

c) Conséquences pour le développement


• Replacer l’agriculture dans un système de production plus large, dont elle n’est
pas exclusive.
• Former les techniciens agricoles à la logique du système de l’agriculture sur
brûlis : le paysan forestier se heurte trop souvent à des techniciens agricoles et à des
opérateurs économiques formés à la seule école de la rentabilité.
• Réfléchir aux circuits de commercialisation plutôt qu’à l’amélioration de la
technique agricole.
• Préserver la diversité biologique des cultivars, en particulier par la conservation
in-situ.
• Analyser les techniques paysannes d’arboriculture qui ont fait leurs preuves et
ne pas se contenter, dans les cultures de rente, de les remplacer par des techniques
d’origine occidentale.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 71 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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12. Faut-il fixer l’agriculture itinérante ?


a) Importance de la question
Accusée de dévorer la forêt primaire, l’agriculture itinérante sur brûlis est aussi
considérée comme improductive. Tous les programmes posent donc en priorité la
fixation de cette agriculture “primitive et archaïque”. Qu’en est-il réellement ? Y a-t-il
une alternative ?

b) Éléments de réponse
• L’agriculture itinérante sur brûlis est un système agraire dans lequel les champs
sont dégagés par le feu et sont cultivés d’une manière discontinue, impliquant des
périodes de friches plus longues que la durée de la mise en culture.
• Le critère fondamental de l’agriculture itinérante est la nécessité absolue d’une
jachère : la reconstitution du couvert forestier fait partie intégrante de ce système
agricole. En forêt tropicale, le stockage des nutriments s’effectue dans la végétation
portée par le sol et non dans le sol lui-même. La végétation forestière crée son propre
cycle de nutriments, qui fonctionne en totale abstraction du sol servant de substrat. Le but
des opérations de défrichage et de brûlis est de transférer temporairement ces nutriments
vers le sol, le temps que ce dernier accueille les cultures. Le caractère temporaire de ce
transfert est important : si l’exposition du sol aux conditions atmosphériques se prolonge
après la perte de litière, celui-ci subit des transformations qui empêcheront la
reconstitution du couvert forestier. La régression du milieu devient alors irrémédiable.
• Parler de “fertilité du sol” n’a ici aucun sens. C’est l’ensemble du système qui
détermine la fertilité : le sol n’y est qu’une composante aux côtés de la végétation, de la
microfaune, de la macrofaune disséminatrice, des mycorrhizes, etc. Le paysan met à
profit la fertilité du milieu, non celle de la terre. Le rôle de la jachère n’est pas “de
restituer les propriétés du sol”, mais de boucler un cycle de nutriments que le paysan et
ses descendants mobiliseront à nouveau lorsqu’ils souhaiteront cultiver l’emplacement
derechef.
• C’est l’itinérance qui garantit la fertilité, la productivité des parcelles agricoles.
Fixer l’agriculture forestière ne peut se faire que si l’on trouve une autre source de
reconstitution des sols.
• L’agriculture sur brûlis s’insère dans le cycle écologique de la forêt elle-même.
Par la “captation” du cycle de nutriments, elle constitue un système agricole auto-
régénérant. Ce trait la différencie des systèmes agricoles occidentaux, qui nécessitent des
apports en énergie et en nutriments (“intrants”) pour fonctionner. Dans les pays en voie
de développement, en plus d'être écologiquement bénéfique pour l'écosystème forestier
lui-même, l'agriculture sur brûlis est, au point de vue économique, parfaitement adaptée
à des communautés paysannes enclavées et faiblement monétarisées, dans des régions à
faible densité démographique.

c) Conséquences pour le développement


• Prendre en compte la nécessité des jachères longues (15-30 ans), permettant
seules la régénération forestière après exploitation agricole.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 72 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• Garantir à l’agriculture des surfaces dévolues suffisamment larges : la


limitation des surfaces cultivées conduit à une agriculture intensive qui appauvrit les
terres.
• Privilégier les systèmes agricoles de polyculture et d'arboriculture, qui
maintiennent une diversité culturale nécessaire à un régime alimentaire équilibré et
permettent de contrebalancer les effets pervers d'une économie fondée sur les seules
monocultures de rente.
• Encourager la recherche agronomique sur les systèmes vivriers, avec une
rotation agricole équilibrée et des jachères améliorées.
• Tenir compte de l’accroissement potentiel de la population, afin de la compenser
par des augmentations de surfaces suffisantes.

13. Quelle est l’importance des rythmes saisonniers


dans la vie quotidienne ?
a) Importance de la question
L’organisation du temps est une question centrale pour la planification ; comment
de nouvelles activités générées par des projets s’insèrent-elles dans un calendrier
préexistant ? De même, pour les enfants, se pose l’adéquation du calendrier scolaire avec
celui des activités des parents.

b) Éléments de réponse
• L’organisation de l’espace et du temps n’est pas laissée au hasard ; elle obéit à
un calendrier très strict et très précis visant à optimiser les activités de production. Une
des préoccupations majeures des paysans consiste à harmoniser les activités agricoles
avec la collecte des produits sauvages ou la pêche : s’ils peuvent moduler les premières
en fonction, par exemple de la pluviométrie ou de la maturité des plantes cultivées, les
secondes obéissent à des rythmes biologiques variables d’une année à l’autre.
Traditionnellement, les plus petits changements saisonniers sont perçus à l’aide de micro-
indices, tels le chant d’une grenouille particulière ou la migration de tel oiseau.
• Les différentes échelles de temps (court, moyen et long terme) rythment les
activités non seulement économiques, mais aussi sociales et symboliques.
• Ces calendriers d’activités reposent sur une conception du temps lente et
cyclique, basée sur le respect des rythmes naturels. Le choc était inévitable avec la
conception occidentale du temps légal, arbitraire et de plus inféodé à des pulsions
économiques mondiales.

c) Conséquences pour le développement


• Mesurer avec précision la disponibilité des gens, qui varie d’un sexe à l’autre et
d’une saison à l’autre en raison des impératifs du calendrier traditionnel : en cas de
conflit entre les impératifs calendaires du développeur et le sien propre, le villageois aura
tendance à choisir le second.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 73 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Vanuatu -
(cliché F. Tzérikianz)

La forêt procure à ses habitants


une grande diversité de
matériaux et aliments
nécessaires à leur vie
quotidienne.

Guyane
(cliché P. Grenand)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 74 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• Veiller à articuler l’année scolaire sur les grands rythmes saisonniers


traditionnels aura pour conséquence :
- de réduire l’absentéisme des enfants à l’école ;
- de ne pas priver les enfants d’un apprentissage technique important pour leur vie
d’adulte qu’ils acquièrent en partageant les activités de leurs parents.

14. Les ressources sauvages, luxe ou nécessité ?


a) Importance de la question
Limiter l'accès des populations aux ressources sauvages par la création d'aires
protégées est l'une des solutions envisagées pour préserver l'environnement. Mais quelle
est la dépendance alimentaire ou matérielle des populations à l'égard des ressources
spontanées ? En quoi la consommation ou l’usage de ces ressources, si minimes soient-
elles, font-ils partie de la culture et de l'identité propres aux communautés ?

b) Éléments de réponse
• Chasse, pêche et collecte : toutes les communautés forestières équilibrent leur
alimentation par de nombreux produits sauvages obtenus par les activités de prédation ;
l’agriculture donne la part quantitative du régime alimentaire, la forêt en fournit la part
qualitative.
• Autrement dit, l’agriculture fournit principalement l’aliment glucidique de base
(calorique), alors que la forêt fournit les protéines, les lipides et une partie des vitamines.
La collecte, variable en importance, est pratiquée partout, tant pour des produits animaux
(batraciens, reptiles, mollusques, insectes) que végétaux (tubercules, pousses de plantes,
fruits, graines et amandes, champignons…). La chasse et la pêche traditionnelles sont
pratiquées sur des espaces très grands, les proies nombreuses en espèces variant
beaucoup selon les saisons, allégeant ainsi la pression en un point donné et favorisant une
exploitation souple et extensive d’un territoire.
• Matières premières : la forêt procure à ses habitants une grande diversité de
matériaux et de produits nécessaires à leur vie quotidienne (constructions, outils,
vannerie, instruments de musique, plantes médicinales...) provenant de très nombreuses
espèces prélevées soigneusement en fonction des usages. Nombre de ces matériaux sont
indispensables ; ils n’ont aucun équivalent et ils ne coûtent rien, sinon le temps pour aller
les chercher. Beaucoup croissent dans les forêts secondarisées et les recrûs agricoles, qui
ne sont donc pas des zones inutiles ; de plus, les espèces végétales qui les constituent
attirent aussi une quantité appréciable de gibier.

c) Conséquences pour le développement


• Évaluer l’importance alimentaire, technique et économique des produits sauvages,
avant d’en interdire les prélèvements. Cette évaluation nécessite des quantifications
précises et un suivi sur un cycle saisonnier complet, et non pas seulement des sondages.
• Étudier la dynamique des populations animales et végétales spontanées utilisées
par les communautés humaines, en vue d’un suivi (monitoring), et avant l’établissement
d’eventuels quotas.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 75 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• Délimiter avec précaution l’ensemble des aires de circulation nécessaires pour


l’obtention des ressources spontanées.
• Estimer la possibilité et le coût des produits de substitution.
• Encourager, lorsqu’elles existent, les initiatives locales de gestion d’espèces
fragilisées.

15. Pourquoi une population forestière aurait-elle


besoin de tant d’espace ?
a) Importance de la question
La pression démographique, l’exploitation des cultures de rente, les populations
urbaines paupérisées accélèrent la compétition sur la terre. Cependant, la vie économique
des habitants des forêts tropicales se limite-t-elle aux surfaces cultivées ? Ils se déplacent
et circulent et leurs activités ne sont pas fixes.

b) Éléments de réponse
• On a coutume de dire en Amazonie “Peu d’Indiens pour beaucoup de terres”.
L’optimalité de l’économie des peuples forestiers implique un territoire important, lui-
même associé à la dispersion et la diversité des ressources. En dehors du fait bien réel du
dépeuplement historique des zones forestières, l’emprise des hommes sur le territoire
demeure modérée. Elle n’est pas pour autant liée à une incapacité des populations
forestières : dans les rares régions équatoriales favorables à l’agriculture intensive, les
densités humaines sont ou ont été importantes (vallée de l’Amazone, hautes terres de
Nouvelle-Guinée). Or, nulle part sous l’Équateur, l’Occident n’a pu ni imposer ses
systèmes d’exploitation de l’espace, ni implanter un peuplement européen durable.
• L’agriculture sur brûlis, lorsqu’elle est pratiquée sans contrainte, ne constitue
jamais un défrichement continu et ne représente pas la surface la plus importante du
territoire communautaire.
• La pratique de la chasse, de la pêche et de la collecte (tant alimentaire que
technique) s’effectue sur des espaces de forêts considérablement plus larges que les
activités agricoles. Ainsi, en Amazonie, la superficie nécessaire pour faire vivre une
population de 150 personnes est de 250 km2 pour une forêt dense continue. Les distances
parcourues sont importantes, elles obligent à une grande mobilité et souvent à une
installation temporaire loin du village. Une des contraintes écologiques tient dans
l’hétérogénéité de la forêt et de la dispersion des ressources : les individus d’une espèce
d’arbre particulière sont très souvent espacés de plusieurs dizaines de kilomètres - il peut
même n’y en avoir qu’un seul exemplaire sur l’aire de parcours d’une communauté.
• Le nomadisme, le semi-nomadisme ou la mobilité sont souvent perçus comme un
facteur de sauvagerie. On les associe classiquement à une notion très lâche de territoire
non marqué par des frontières. Cependant, les emplacements d'anciens villages, les
cimetières, les sites sacrés, matérialisés quelquefois par un seul arbre ou un modeste
alignement de pierres, sont de bons marqueurs de territoire ; pourtant, leurs limites et
leur importance généalogique, stratégique et diplomatique sont bien réelles aux yeux des
populations locales et de leurs voisines.

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• Basés sur la diversité des modes d'exploitation du milieu, les cas d'imbrication de
territoire sont très répandus : des groupes de chasseurs-cueilleurs, d'agriculteurs ou de
pêcheurs peuvent cohabiter dans un même milieu. La diversité des modes d'exploitation
conduit à une spécialisation culturelle favorable à l'échange entre les groupes. Cette
spécialisation, dont le corollaire est la sous-exploitation volontaire des biotopes,
participe, elle aussi, de leur pérennité.
• Les intervenants extérieurs ont tendance à sous-estimer la superficie des terres
nécessaires à la pérennité des systèmes locaux de production, car ils ne prennent
généralement en compte que les espaces cultivés, négligeant parfois même les jachères
longues. Plus encore, la tendance à la progression démographique n’est pratiquement
jamais considérée dans les opérations de délimitation.

c) Conséquences pour le développement


• Comprendre le mode de gestion spatiale et temporelle et l’organisation sociale
du travail, avant toute mise en place de plans d’attribution des terres, que ce soit au
niveau national ou au sein d’aires protégées.
• Encourager une occupation dispersée de l’espace, avec des infrastructures
modernes adaptées, et la diversification des activités afin d’éviter de trop fortes pressions
sur une ressource unique et sur des surfaces trop faibles.
• Prendre en compte, quelle que soit la législation territoriale adoptée, les
territoires de chasse, pêche, collecte dans toute leur ampleur, soit en attribuant lesdits
territoires à la communauté, soit en autorisant la circulation et les activités de
prélèvement sur des territoires ayant d’autres propriétaires et d’autres attributions
économiques. A l’inverse, empêcher les activités de chasse, pêche et collecte, revient à
supprimer du régime alimentaire les ressources protéiques et vitaminiques : il devient
alors vital d’en procurer d’autres.
• Se méfier des conséquences que peuvent avoir sur le bien-être des populations
des législations trop protectionnistes : la chasse étant interdite, est-on bien certain que
les indigènes sauront et voudront élever du petit bétail pour remplacer le gibier ? Les
résistances, à la fois techniques et psychologiques, à l’élevage, sont nombreuses : dans
la plupart des sociétés forestières, il est souvent rudimentaire, occupant une fonction
sociale et religieuse, plus qu’alimentaire.
• Envisager, en cas de limitation permanente d'accès aux aires utilisées, une
estimation des risques et préjudices, puis des dédommagements à appliquer. L’expérience
montre cependant que l’indemnisation ne doit pas être monétaire, sous peine de ne
profiter qu’à quelques privilégiés.
• Délimiter des surfaces réservées à l’usage domestique des populations
villageoises, lors de l'établissement des plans de zonages. Plusieurs formules légales
existent de par le monde ; l’essentiel reste que les communautés obtiennent des garanties
solides et durables sur l’espace qu’elles exploitent. Si des surfaces suffisantes leur sont
allouées, les populations forestières non seulement ne détruiront pas leur milieu, mais en
deviendront ipso facto les protectrices.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 77 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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La pêche collective à la nivrée (ici, préparation de la nivrée) est une activité saisonnière très importante
pour l’approvisionnement alimentaire des amérindiens de Guyane. La pression extérieure (des villes)
pour commercialiser le poisson peut entraîner une raréfaction de la ressource. (cliché P. Grenand)

Les amandes de badamier (Terminalia catapa) font l’objet d’un petit commerce d’appoint vers les
épiceries et marchés des diverses îles du Vanuatu. (cliché F. Tzérikianz)

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16. Peut-on considérer que les peuples des forêts tropicales


ont une économie ?
a) Importance de la question
Tous les efforts de ces peuples dits de l’âge de pierre viseraient à satisfaire des
besoins immédiats, sans stratégie d’accumulation à long terme... La seule solution serait
alors de remédier à cette improvisation permanente en leur apportant de vraies
connaissances techniques ! La méconnaissance que nous avons de leurs stratégies
économiques provoque le sentiment que le développement nécessite leur intégration dans
l’économie de marché, perturbant ainsi gravement les façons traditionnelles dont les
biens sont produits et circulent. L’agent de développement ne se prive-t-il pas alors d’un
relais crucial au sein de la communauté ?

b) Éléments de réponse
• Plusieurs systèmes économiques coexistent actuellement dans les trois grandes
régions étudiées, avec divers degrés d’insertion dans l’économie monétaire et
commerciale :
- des groupes isolés, devenus rares, économiquement autonomes, aux contacts très
limités avec le monde extérieur (surtout en Amazonie et en Nouvelle-Guinée) ;
- des groupes en contact modéré, produisant un surplus dans le cadre de leurs activités
traditionnelles, en vue d’un approvisionnement régional, pour les besoins internes des
populations voisines ; d'ordinaire, il s'agit d'échanges non monétaires ;
- des groupes toujours en contact modéré, entrant cette fois dans des circuits de
commerce régional monétarisé qui sont généralement très anciens (et, en ce sens,
traditionnels) ;
- de groupes répondant à la demande extérieure, en conservant une autonomie
culturelle marquée, mais en modifiant leurs activités traditionnelles
d'autosubsistance ; c’est le cas de tous les agriculteurs sur brûlis ayant également des
petites cultures de rente (comme le café, le poivre ou le cacao) ou celles qui collectent
des produits sauvages non-ligneux.
• Nombre de populations “traditionnelles” sont les seules à utiliser d’une manière
rationnelle et non destructrice les régions forestières, dont elles “exportent” certaines
ressources vers d’autres régions de l’État ; elles mettent en valeur, dans l’intérêt de la
Nation, des terres inaccessibles pour lesquelles aucune autre activité durable ne serait
d’ailleurs envisageable.
• Les systèmes de production forestiers des régions ACP sont caractérisés par de
nombreuses activités (culture itinérante, chasse, cueillette, pêche). Les techniques
utilisées sont d'une complexité et d'une diversité extrêmes ; elles mettent en jeu un champ
de connaissances large et structuré. Par exemple, la pratique de l'agriculture sur brûlis
suppose la prise en compte de différents facteurs tels que type de sol, type de forêt où
s'implanter, diversité des plantes cultivées, durée de la jachère... La connaissance fine des
rythmes saisonniers sous-tend des calendriers d’activités très élaborés où activités
agricoles et activités de prédation s’intercalent.
• Les populations connaissent encore des ressources et des techniques
d'exploitation du milieu qu’elles n’utilisent que rarement, mais qui constituent
d’importants recours en cas de crises.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 79 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Récolte des tubercules d’ignames à Santo. (cliché F.Tzérikianz)

Outre l’entretien du ménage (cuisine, enfants...), la sphère d’activité des femmes est centrée sur
l’agriculture vivrière, dont les hommes assurent la phase de défrichement.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 80 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• Les activités rémunératrices qui se répandent (culture d’exportation, vente de


produits forestiers, salariat saisonnier...) s’insèrent dans un système économique
comportant déjà de multiples activités ; elles s’ajoutent et ne se substituent pas aux
autres. Ainsi, ces systèmes, basés sur la pluriactivité, tendent vers une complexification
des activités et une diversification des produits, avec de nouveaux circuits de distribution.
• “L’opportunisme économique” dont font preuve les sociétés forestières devrait
inspirer d’autres modèles, plus pragmatiques que le modèle moderne favorisé par les
politiques de développement, basé sur la simplification et la spécialisation des activités.

c) Conséquences pour le développement


• Promouvoir une éducation économique.
• Maintenir la diversité des activités et donc des stratégies.
• Favoriser les approvisionnements régionaux (vivrier, PFNL, artisanat...) plutôt
que les activités destinées à l'exportation (cultures de rente).
• Promouvoir l'inventaire et la conservation de la diversité des techniques
traditionnelles, pour leur rôle culturel (apport aux écomusées, par exemple).
• Ne pas entraver la mobilité saisonnière (sans pour autant prôner un nomadisme
absolu).
• Préserver les systèmes paysans qui fonctionnent encore : ils contribuent à
réduire la paupérisation, donc l’exode rural, évitant ainsi l'accroissement des villes et ses
conséquences néfastes (insécurité, risques de violences sociales, etc.).

17. Quelle est la place donnée aux femmes


dans les économies forestières traditionnelles ?
a) Importance de la question
Il est actuellement de bon ton de mentionner spécifiquement “les femmes” dans les
termes de référence des projets, quels qu’ils soient. Quelle est la pertinence de cette
question pour les communautés forestières ?

b) Éléments de réponse
• Jusqu’à tout récemment, on rencontrait, dans les sociétés forestières, une forte
division sexuelle du travail basée sur une complémentarité des tâches. Le poids relatif
des hommes et des femmes reste très variable d’une société à l’autre.
• Outre l’entretien du ménage (cuisine, enfants...), la sphère d’activité des femmes
est centrée sur l’agriculture vivrière, dont les hommes assurent la phase de défrichement.
Ce sont les femmes qui choisissent les cultivars, plantent, récoltent et transforment. S’il
y a vente de surplus, le produit leur en revient souvent.
• L’introduction des cultures de rente a provoqué un premier déséquilibre, car elle
est monopolisée par les hommes tant pour les travaux (même s’ils requièrent la main-
d’œuvre féminine à la récolte) que pour la vente et les revenus induits.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 81 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• L’intrusion du système monétaire a créé un second déséquilibre, avec des


hommes maîtres des revenus financiers (qu’ils partent vers l’extérieur, plantent des
cultures de rente ou vendent leur chasse) et des femmes restant dans les communautés. Il
en résulte un poids accrû des tâches incombant à ces dernières et une répartition inégale
de ces nouveaux revenus. Les aspects les plus aigus de l’inégalité entre hommes et
femmes sont donc paradoxalement une conséquence de la modernité.
• L’accent mis sur l’agriculture dans l’économie accroît le rôle des femmes dans
l’approvisionnement journalier et, en conséquence, pousse à une marginalisation
croissante des hommes, traditionnellement peu impliqués dans ce domaine d’activité.
• La place décroissante des activités de chasse dans l’économie villageoise
entraîne un désœuvrement des hommes, voire une réelle défection, toujours
accompagnée d’une perte de leur prestige. De ce fait, la part de ce que les femmes
doivent savoir faire pour maintenir l’équilibre de la société augmente fortement.
• Cet accroissement du rôle central des femmes induit une pression sur leurs
enfants et, tout particulièrement, sur les fillettes, qui viennent suppléer leur mère dans
l’éducation des petits et dans nombre de corvées quotidiennes. Cela aggrave les
difficultés d’accès des filles à la scolarisation.

c) Conséquences pour le développement


• Ne pas créer des situations de conflits en déséquilibrant des structures
économiques fonctionnelles.
• Veiller à garantir des revenus monétaires aux femmes, en favorisant la vente des
produits vivriers.
• Revaloriser le rôle des hommes dans l’économie villageoise, notamment lorsque
les activités de prédation deviennent limitées.
• Être vigilant sur la présence des fillettes à l’école. Développer l’alphabétisation
des femmes non scolarisées.
• Prendre en compte les associations féminines comme moteur important de la
stabilité voire de la modernisation des villages.

18. Peut-on se nourrir en forêt ?


a) Importance de la question
Même dans une perspective de développement, il importe de connaître sur quoi
repose la vie quotidienne, l’alimentation, objet de toutes les préoccupations des êtres
vivants. Elle organise l’ensemble des activités d’un groupe humain : elle subira en tout
premier lieu le poids de tous les changements qui interviendront.

b) Éléments de réponse
• L'alimentation des populations de la forêt pluviale est, dans l'ensemble,
nutritionnellement satisfaisante. Elle est encore largement fondée sur la subsistance,
dépendant fortement d’un environnement nourricier d’une grande variété.
• Dans tous les cas, sur tous les continents, l’agriculture produit les aliments de
base (apport calorique), alors que la forêt fournit l’essentiel des protéines et les éléments

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 82 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Préparation de la purée de taro. Santo. (cliché F. Tzérikianz)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 83 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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qualitatifs du régime (par les activités de collecte - plantes, insectes - et de prédation -


chasse et pêche).
• Il n'existe pas de soudure alimentaire saisonnière comparable à ce que l'on
observe dans des climats plus secs (soudaniens). Lorsqu’elle est évoquée, elle est la
conséquence d'un excès de dépense énergétique due aux travaux agricoles, plutôt que
d’une pénurie d'aliments essentiels. Le traumatisme est plus psychologique que
nutritionnel.
• Les populations forestières tiennent aux qualités gastronomiques de leur cuisine.
On relève que les techniques de cuisson sont fréquemment prolongées.
• Les difficultés alimentaires commencent lorsque l’emploi du temps privilégie les
cultures de rente plutôt que l’agriculture vivrière, la chasse et la pêche : on assiste alors
à une véritable paupérisation.
• Quel que soit l'attrait du style de vie urbain moderne et des produits alimentaires
importés, les habitants de la zone forestière ne disposent pas d'un revenu monétaire
suffisamment important et permanent pour s'affranchir du système alimentaire local,
auto-produit.
• L'augmentation des sommes consacrées aux achats alimentaires passe par
l'amélioration des ressources monétaires féminines. Le revenu des hommes est, dans une
large mesure, consacré à tout autre chose qu'au poste alimentaire. Dans cette perspective,
on doit attirer l'attention sur le volume des sommes consacrées à la consommation des
boissons alcoolisées.
• La surexploitation des ressources animales repose sur un faisceau de facteurs qui
rend difficile tout changement de comportement à brève échéance. La poursuite de la
chasse et de la pêche de subsistance reste essentielle à l'équilibre du régime ; elle exige,
à côté d'un contrôle effectif, le maintien d'un dialogue amical et de longue haleine avec
la population. Ce n’est qu’à très long terme, et avec des programmes d’éducation sérieux,
que l'élevage et la domestication d’espèces sauvages pourront apporter une solution.

c) Conséquences pour le développement


• Analyser très finement, sur la bases de données quantifiées, la variété des
situations socio-économiques.
• Garantir l’accès à la biodiversité qui seule permet aux communautés un régime
alimentaire équilibré et solide, reposant sur l'usage conjoint des ressources alimentaires
domestiques et sauvages.
• Maintenir un intérêt pour la forêt et un minimum de connaissances naturalistes
dans la population scolarisée, pour qu’elle puisse maîtriser les techniques nécessaires à
son alimentation.
• Baser des programmes de nutrition appliquée, adaptés aux conditions locales du
moment, sur l’intérêt profond des populations de la forêt pour la production vivrière, le
jardinage et la cuisine, au lieu d’importer des modèles occidentaux inadaptés.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 84 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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19. La malnutrition est-elle une malédiction ?


a) Importance de la question
L’image d’une Afrique en proie à la famine s’applique-t-elle aux peuples des
forêts ? Le développement se justifie-t-il par un combat contre la malnutrition ?
Inversement, le climat inhérent au milieu tropical humide impose-t-il des contraintes
spécifiques aux projets ?

b) Éléments de réponse
• D’une manière générale, l’état nutritionnel des adultes des communautés
forestières est bon. Il faut pour cela que les régimes basés sur une prédominance de la
consommation du manioc soient complétés par l’approvisionnement en protéines
forestières.
• On observe toujours une nette aggravation de la malnutrition si ces protéines sont
détournées de leur fonction alimentaire pour le commerce (poisson et gibier).
• Inversement, on relève un état nutritionnel assez défavorable chez les enfants. Il
se marque par des anémies et des retards de croissance affectant à la fois le poids et la
taille (stunting). Ce problème majeur de santé publique est imputable à une combinaison
de facteurs, parmi lesquels les maladies parasitaires débilitantes, plutôt que la
consommation alimentaire, jouent un rôle important. Inquiétante est en effet la
prévalance élevée de vers intestinaux. Si le régime alimentaire n’est pas toujours bien
réparti dans la famille, il est qualitativement satisfaisant et fréquemment complété par les
enfants eux-mêmes à l’issue de petites activités de pêche et de collecte (fruits, insectes,
œufs, reptiles, petits rongeurs...).
• La forêt apparaît comme un milieu chaud et humide spécialement malsain, très
favorable à la multiplication des pathogènes, le danger venant en priorité des maladies
transmissibles. La mortalité infantile est élevée, dominée par des infections virales
(notamment diarrhées et rougeole). La forte prévalance du paludisme associée aux
parasites intestinaux entraîne une anémie clinique générale (hématologie), malgré un
régime riche en protéines animales.
• L’enclavement général des villages, lié à une sédentarisation croissante, le sous-
équipement en structures sanitaires s’ajoutent au haut niveau de circulation des virus
pour rendre précaires, sur le plan sanitaire, les conditions de vie en forêt.
• Au contraire des communautés forestières, les régimes alimentaires des
populations acculturées semblent plus précaires, notamment à cause d’une plus grande
difficulté à se procurer des protéines sauvages et un manque de disponibilité pour les
travaux agricoles, qui limitent l’approvisionnement. Cependant, un meilleur accès aux
soins de santé primaire pallie apparemment ce déséquilibre nutritionnel, avec de
moindres morbidité et mortalité infantiles.
• Ces populations tendent à utiliser l’argent qu’elles gagnent davantage pour
l'acquisition de biens jugés prestigieux que pour celle de nourriture. Qui plus est, les
aliments importés qui parviennent en brousse sont non seulement de piètre qualité
(dumping, rupture de la chaîne du froid...), mais encore d’un faible intérêt diététique
(boissons gazeuses, féculents, sucreries...).

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 85 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• C’est aussi dans les bourgs d’entreprises ou de scieries que le sida se répand,
alors qu’il reste rare dans les villages forestiers. Indéniablement, les contacts croissants
des habitants des forêts avec les employés des compagnies forestières ou avec les
chercheurs d’or seront une cause de diffusion de l’épidémie.

c) Conséquences pour le développement


• Engager la lutte contre le paludisme, au niveau collectif (destruction des gîtes,
traitement de l’habitat, distribution périodique systématique de chimioprophylaxie ciblée
sur les groupes vulnérables - enfants, femmes enceintes).
• Diriger les actions vers la médecine et la santé publique (assainissement,
vaccinations, réhydratation par voie orale), plutôt que vers l’amélioration de
l’alimentation, eu égard à l’abondance des régimes alimentaires mais au fait que les
maladies infectieuses et parasitaires sont nombreuses dans ces zones humides.
• Prendre en compte la forte demande des populations en soins médicaux : des
traitements simples et les vaccinations standard sont de nature à juguler plus de la moitié
de la mortalité actuellement observée. Les antibiotiques et les anti-parasitaires (anti-
paludéens et anti-hélmintiques) peuvent contrôler le reste.
• Combattre le péril fécal, par des traitements qui ne doivent pas être administrés
ponctuellement ni de façon désordonnée, mais généraux, à cause de la rapide
recontamination.
• Condamner avec virulence toute forme d’aide alimentaire, en temps de paix,
dans ces régions non sujettes à la famine.

20. Les populations forestières menacent-elles


la biodiversité ?
a) Importance de la question
Les projets de conservation sont généralement justifiés par la nécessité d’une
protection de la biodiversité contre les atteintes que lui font subir les populations locales
ou migrantes. Qu’en est-il réellement ? Dans l’objectif de préservation de la biodiversité
et de développement durable, il importe de connaître précisément, non seulement les
effets des activités des populations sur la faune et la flore, mais aussi l’importance des
effectifs naturels eux-mêmes.

b) Éléments de réponse
• Les activités humaines, et en premier lieu l’agriculture, influencent depuis
longtemps la structure de la végétation forestière. Le fonctionnement de cette agriculture
se fonde dans le cycle naturel de régénération forestière, à travers la dynamique des
clairières (chablis).
• Les pratiques agricoles elles-mêmes favorisent le maintien d'un couvert arboré
(par l’absence de dessouchage, par la présence d’arbres dans les champs, par la
croissance prolongée des jachères). Cela peut aboutir à la création de forêts anthropiques,
entièrement constituées d’espèces utiles (alimentaires, technologiques, médicinales et
même commerciales), dans lesquelles chaque arbre a fait l’objet d’une protection, voire
d’une plantation (agroforêts).

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• Lorsqu’on laisse aux populations locales les moyens de pratiquer leur genre de
vie sans contrainte majeure (notamment spatialement), elles ne sont pas destructrices du
milieu, grâce à la dispersion des impacts sur les ressources et le faible taux consommé
(faible densité de population). Ce sont toujours des facteurs externes qui provoquent
l’accroissement ou le déséquilibre des prélèvements : la viande de brousse est réclamée
par les citadins ; les pays industrialisés importent des meubles en rotin ; le personnel des
exploitations forestières ou aurifères se nourrit du poisson local...
• L’adoption de techniques modernes (armes à feu, piégeage avec câbles
métalliques, filets de pêche en nylon, pirogues à moteur, tronçonneuses...), qui se répand
dans toutes les régions, n’entraîne pas mécaniquement une augmentation des
prélèvements. On observe régulièrement que la nouvelle technique “se moule” dans les
pratiques déjà existantes : tant que la production reste basée sur l’autosubsistance, la
modernisation des moyens de production sert essentiellement à diminuer l’effort et le
temps de travail. En revanche, ces techniques favorisent le commerce de produits
sauvages lorsqu’il y a demande extérieure.
• La très large gamme de plantes cultivées dans chaque village montre que les
populations forestières génèrent elles-mêmes de la biodiversité, par la création de
nombreuses variétés.

c) Conséquences pour le développement


• Entreprendre systématiquement des études sur les peuplements sauvages
(plantes et animaux) et leur dynamique, avant toute autre action.
• Veiller au maintien de la diversité des variétés cultivées, et donc inventorier et
conserver la diversité génétique des cultivars, de préférence in situ en impliquant les
cultivateurs eux-mêmes.
• Étudier des réglementations réalistes qui tiennent compte à la fois de l’économie
de subsistance et des capacités naturelles de reconstitution des peuplements.
• Promouvoir des recherches visant à intégrer les agro-systèmes dans une
stratégie de conservation de la biodiversité conçue à l’échelle du paysage régional, plutôt
que centrée sur les seules aires protégées.

21. L’argent fait-il le progrès ?


a) Importance de la question
Notre économie occidentale est entièrement fondée sur l’usage de la monnaie et la
compensation de toutes les activités par l’argent. En va-t-il de même dans les
communautés forestières que touchent les projets de développement ? Impulsés plus ou
moins directement par les pays du Nord, ceux-ci sont fondés sur la logique marchande.
Est-elle universelle ? Est-ce parce qu’un État est pauvre qu’il faut aussi considérer que
ces habitants vivent dans la pauvreté ?

b) Éléments de réponse
• De nombreuses communautés forestières n’utilisent pas encore l’argent.
Lorsqu’elles en disposent, il n’entre pas dans les transactions quotidiennes, mais reste

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limité aux relations avec le monde extérieur (villes), à travers un usage individuel et non
partagé. L’usage de l’argent se développe par les contraintes administratives (taxes,
impôts, frais de scolarité et de santé) et à la suite du développement des activités
coloniales (cultures de rente comme le café ou le cacao, collecte de produits forestiers
non-ligneux (PFNL) tels que caoutchouc, balata ou santal). De ce fait, les populations
forestières sont de plus en plus partie prenante de l’économie de marché.
• Tous les programmes de développement s’appuient sur la logique de l’économie
de marché. Tous créent des besoins dans les communautés, que seul l’argent peut
satisfaire.
• La pauvreté est une notion occidentale fondée sur l’usage de l’argent et qui est
évaluée selon des critères et standards définis dans les pays du Nord ; elle ne peut
s’appliquer directement au mode de vie rural. Par ailleurs, les statistiques en usage sont
globales ; elles ne rendent pas compte des disparités existant à l’intérieur d’un pays en
fonction des différentes catégories de populations (villes, forêt, populations déplacées,
sociétés encore structurées...).
• L’insertion dans l’économie de marché provoque souvent la paupérisation des
populations et non leur développement. Pour faire face à des besoins primaires
immédiats (santé, école, etc.), les populations se voient contraintes de vendre les surplus
qui leur feront cruellement défaut en période de soudure, de devenir destructrices de leur
environnement par la chasse et la pêche professionnelles et l’extractivisme intensif.
• A l’inverse, on rencontre des populations disposant de surplus qu’elles ne
peuvent vendre à l’extérieur, faute de moyens de transport ou de débouchés. Ce n’est
alors pas la rentabilité de l’agriculture qui est à mettre en cause, mais les circuits de
distribution. Il est donc nécessaire de se préoccuper des débouchés commerciaux avant
de développer la production d’une activité.
• Les activités génératrices de revenus monétaires imposent un certain rythme. La
culture d'exportation demande main-d'œuvre, présence et disponibilité lors de la récolte.
Cependant, le gain en est ponctuel : les efforts de toute une année ne sont rémunérés
qu'en une seule fois, lors de la vente de la production, alors même que les dépenses
éventuelles auront dû être effectuées au cours de l'année (achat de produits
phytosanitaires, salaires de main-d'œuvre occasionnelle...). L'attrait de la chasse
commerciale en Afrique centrale réside précisément dans le fait que le gain accompagne
directement l'action, tout au long de l’année.
• Les activités rémunératrices sont structurellement liées à l’individu et non au
groupe : c’est d’abord à un individu que s’adresse le patron ou l’acheteur. Les risques liés
au développement d'activités de production marchande sont :
- la compétition entre le gain individuel et les besoins de la communauté (au
détriment des procédés de partage et d'entraide). Les vieillards et les familles
défavorisées (par exemple les veuves et les orphelins) en sont les premières victimes;
- la création de conflits lors de la distribution des gains collectifs (par exemple ceux
liés aux compensations et royalties) par faiblesse des structures politiques autochtones
et l'absence d'autorité incontestable.
• Les programmes étant basés sur l'accroissement de la production marchande
(biens d'exportation), la politique commerciale internationale a des conséquences
profondes et brutales pour les communautés forestières des pays ACP, qui les subissent

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 88 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Séchage de fèves de cacao - Cameroun (cliché S.Bahuchet)

Les activités génératrices de revenus monétaires imposent un certain rythme. La culture d'exportation
demande main d'oeuvre, présence et disponibilité lors de la récolte.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 89 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Brochette de larves de coléoptères des palmiers en vente au bord des routes pour les voyageurs. -
Cameroun - (cliché S.Bahuchet)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 90 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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sans défense et sans mécanisme régulateur. La libéralisation du commerce (accords du


GATT et de l’OMC) a conduit les gouvernements des pays du Sud à abroger leur
réglementation de l’achat des produits agricoles, à cesser les aides et la fourniture
d’intrants et de semences. Les fluctuations des cours internationaux, qui ne sont plus
compensées par des mécanismes nationaux, provoquent chez les producteurs villageois
de très fortes baisses de revenus, voire une perte totale certaines années. La nécessité de
revenus monétaires conduit alors les paysans à chercher d’autres produits
commercialisables (en Afrique centrale, le choix s’est porté vers le gibier).

c) Conséquences pour le développement


• Encourager le maintien des cultures vivrières et non le développement des
cultures d’exportation.
• Garantir aux produits d’exportation un prix minimal stable.
• Développer les activités agricoles à l’échelle régionale et non pour
l’exportation, en mettant en place des réseaux de distribution.
• Privilégier les réseaux locaux de distribution pour limiter les intermédiaires
coûteux.
• S’appuyer sur les structures associatives existantes et les systèmes endogènes de
micro-crédit.

22. Le gibier est-il un PFNL (produit forestier non-ligneux) ?


a) Importance de la question
Les ressources non-ligneuses semblent susceptibles de dégager des revenus
économiques pour les populations forestières, plus proches de leurs intérêts et plus en
respect avec la préservation de l'espace forestier que l’exploitation du bois. Qu’en est-il
réellement ? Comment cette nouvelle activité commerciale peut-elle s’insérer dans
l’économie villageoise ? Paradoxalement, c’est le commerce de la viande de brousse qui
se développe spontanément actuellement, face à l’exploitation forestière. Que faut-il en
penser ? Est-ce là une activité durable ?

b) Éléments de réponse
• Un certain nombre de produits forestiers végétaux non-ligneux (non-timber
forest products), alimentaires et techniques, jouent un rôle de premier plan dans
l’économie de nombreuses sociétés ; utilisés pour les besoins particuliers des
communautés, ils entrent généralement depuis longtemps dans des circuits commerciaux
à plus ou moins grande échelle. C’est le cas en Afrique de l’huile de Baillonella, des noix
d’Irvingia et de Ricinodendron, des rotins Eremospatha, Calamus, des palmes et folioles
de Raphia, des feuilles de Marantacées (pour l’emballage) ; dans les Guyanes, des fruits
des palmiers Mauritia flexuosa (aussi fécule), Jessenia bataua et Euterpe oleracea, des
“noix du Brésil” de Bertholletia excelsa, des gommes et latex (Couma utilis, balata), des
fibres de palmier Leopoldinia ; en Mélanésie, des fécules de sagou (Metroxylon), des
sacs en fibres tressées de Broussonetia, des tissus d’écorces de Ficus...

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 91 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• Les produits animaux entrent notablement dans le commerce régional : poisson,


larves d’insectes (“vers de palmiers” et chenilles) et viande de gibier ; en Mélanésie, le
commerce des plumes d’oiseaux est important. La capture et la vente des oiseaux vivants
pour les hôtels de luxe ou pour les éleveurs des pays du Nord sont également pratiquées
par les habitants des forêts.
• Les promoteurs de projets tendent à confondre le commerce d’intérêt régional
des PFNL (approvisionnement des marchés des villes) avec l’exploitation destinée aux
industries ou aux boutiques des pays du Nord. C’est une grave erreur d’échelle.
• Le contexte économique de la mise en place d’un commerce de PFNL est très
complexe ; il dépend essentiellement d’une demande (principalement des citadins) et
d’un besoin de revenus (de la part des villageois producteurs). Ainsi, c’est la perte des
revenus des cultures d’exportation (cacao) qui favorise la chasse commerciale en Afrique
centrale.
• L’extraction des produits non-ligneux porte en elle des risques économiques non
négligeables :
- épuisement des peuplements par surexploitation ;
- en cas d’exportation, et de mono-extraction, chute des cours ;
- détournement du circuit par des non-indigènes, qui s’installent dans les zones
productives et concurrencent les indigènes ;
- exploitation des récolteurs par les intermédiaires, qui sont maîtres des prix et des
conditions de transaction.
• D’un point de vue écologique, la question reste entière du caractère renouvelable
de l’extraction des ressources non-ligneuses, c’est-à-dire dans quelle proportion le taux
d’extraction reste inférieur au taux de régénération naturelle. “L'extractivisme” nécessite
une connaissance scientifique des dynamiques de populations sauvages (qui est
actuellement loin d’être acquise) ; il nécessite aussi des mécanismes légaux de régulation
du commerce qui ne sont pas simples à mettre en œuvre.
• Certains problèmes sont inhérents au domaine des plantes médicinales. S’il s’agit
réellement de se fournir dans la forêt en plantes sèches, le risque existe de falsification
des produits vendus par les récolteurs. Inversement, les sociétés pharmaceutiques
peuvent s’intéresser aux plantes médicinales sauvages des zones équatoriales en vue de
l’extraction des principes actifs, qui seront ensuite synthétisés. Dès lors,
l’approvisionnement en produits sauvages n’aura plus aucun intérêt.

c) Conséquences pour le développement


• Étudier les peuplements et leur dynamique, afin de déterminer des seuils
d’extraction.
• Étudier des modes d’estimation de la valeur d’usage et commerciale des PFNL.
• Organiser des coopératives, associations ou groupements d’intérêt afin de
veiller à l’exploitation rationnelle des ressources vendues, afin d’en garantir le
renouvellement, de structurer les réseaux de circulation de manière à limiter les
intermédiaires extérieurs.
• Sensibiliser les acheteurs et utilisateurs (nationaux et occidentaux) au caractère
durable de l’exploitation extractiviste concernée, et de la qualité de fabrication des
produits commercialisés.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 92 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• Influencer les États afin qu’ils appliquent des règles commerciales équitables
pour les villageois.
• Favoriser les réseaux d’approvisionnement des marchés locaux plutôt que les
extractions destinées à l’exportation.
• Développer des programmes d’approvisionnement des villes en protéines issues
de l’élevage ou de la pêche, en vue de limiter la demande en viande sauvage.

23. La route est-elle la voie du développement ?


a) Importance de la question
L’ouverture d’une route provoque des réactions contradictoires. Attendue par les
populations riveraines, elle est considérée par les agents de développement comme le
vecteur principal du progrès, alors que les conservationnistes au contraire y voient une
menace importante contre les aires protégées et, plus globalement contre la forêt. Que
peut-on penser de ce dilemme ?

b) Éléments de réponse
• La route cristallise l’opposition qui demeure dans les esprits entre la conservation
et le développement. A ce titre, elle est l’objet d’actions contradictoires, qui opposent les
défenseurs d’une nature sauvage, non déflorée par cette intrusion dans un espace n’ayant
pas la virginité qu’on lui prête, et les développeurs, qui visent au désenclavement des
populations forestières.
• Les conséquences pour le développement de la création d'une route ne sont pas
univoques. La route est une source de destruction de l'environnement et donc
d’appauvrissement des populations. Dans le même temps, elle favorise l’écoulement de
la production agricole et donc l’intégration des communautés à l’économie régionale,
voire nationale et internationale, et favorise aussi l’accès des populations locales à divers
services, comme les soins de santé ou l'école – à la condition, toutefois, qu’existe un
trafic routier suffisant. Bien souvent, les conséquences pour le développement de la route
mettent à jour des dysfonctionnements préexistants.
• Une route ne désenclave que si elle provoque une augmentation du trafic de
véhicules... et pas seulement des grumiers.
• Pour les villageois, la création d’une route ne sera suivie d’une augmentation des
revenus tirés de l’activité agricole que si les débouchés économiques augmentent (et
notamment par augmentation du trafic) et si la production des cultures s’accroît (mais ce
sera au détriment soit des surfaces défrichées, soit de la durée des jachères).
• La route ne crée pas les maux que sont la prostitution, l’alcoolisme ou
l’insécurité ; elle augmente la proportion de pratiques existantes. De plus, dans de
nombreuses régions, la lenteur des communications retarde la mise en place de l’État de
droit.
• En ce qui concerne l’entretien des routes existantes, les États ne peuvent plus en
assumer la charge, mais les communautés ne s’en chargent pas, par une attitude
ambivalente qui s’explique notamment par le contexte colonial de la création des routes
(travail forcé par exemple).

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 93 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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La route est-elle la voie du développement ? (cliché S.Bahuchet)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 94 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• Ce n’est pas tant la route qui offre des débouchés économiques que les structures
qui accompagnent sa création (scieries...). Elle s’accompagne aussi de problèmes sociaux
(prostitution, MST, accidents de circulation) et environnementaux (pollutions,
défrichements sauvages, braconnage...).

c) Conséquences pour le développement


• Acquérir en priorité des données précises et quantifiées sur les effets, positifs ou
négatifs, de la construction d'une route, en ce qui concerne ses implications en matière
de conservation et de développement.
• Consulter les populations avant les travaux, respecter leurs desiderata pour le
tracé (habitations, cultures, tombes, lieux sacrés...), verser des compensations équitables
en fonction des dégradations prévues.
• Limiter les conséquences négatives pour le développement de l’ouverture d’une
route : réduire la vitesse des véhicules dans les villages (dos d’âne), imposer le respect
des techniques limitant les impacts écologiques, interdire le transport de viande sauvage
aux camions d’entreprises...
• Favoriser les politiques de transports publics sur les routes nouvellement créées
ou améliorées.
• Ne pas négliger les autres voies d’accès à la forêt, telles que le train, le cours
d'eau, voire l'avionnette.

24. L’écotourisme est-il un instrument


de développement innocent ?
a) Importance de la question
Moyen de contact et de compréhension entre les mondes, outil de valorisation des
aires protégées, source de revenus économiques, le tourisme, sous son avatar soft et en
vogue “d’écotourisme”, est présent dans tous les projets forestiers. Ses promoteurs se
placent-ils du point de vue des communautés villageoises pour en mesurer l’impact et
l’intérêt ? Pour qui l’écotourisme est-il un instrument de développement ?

b) Éléments de réponse
• Le tourisme est déjà la première industrie mondiale ; les secteurs de l’éco- et de
l’ethnotourisme affichent quant à eux un potentiel de croissance impressionnant, même
si aucune expérience n’est encore pleinement convaincante. Cependant, on peut
s’interroger sur l’élasticité de l’offre à long terme (trop de tourisme gâche tout) et de la
demande (même pour aller à l’exotisme, le touriste n’est prêt ni à investir dans la
conservation, ni à sacrifier son confort et sa sécurité).
• Une activité touristique bien comprise peut contribuer à la lutte contre la
pauvreté et ainsi, indirectement, à la conservation, puisque la pauvreté est une des causes
de destruction de l’environnement. Ce secteur d’activité peut être créateur de nombreux
emplois, y compris non qualifiés, dans la mesure où la viabilité de l’activité économique
liée au tourisme dépend largement de la pérennisation du contexte, environnemental,
social et culturel.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 95 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Guyane - (cliché P.Grenand)

Parmi les retombées positives de


ce type d’activité, il faut citer la
valorisation aux yeux des
populations elles-mêmes de
leurs ressources naturelles et de
leurs savoir-faire.

Gabon - (cliché A.Binot)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 96 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• Les possibilités de développement généré par le tourisme n’impliquent pas


nécessairement de gros investissements et peuvent donc être initiées et gérées au niveau
local, ce qui en accroît les possibilités de retombées au même niveau. En outre, parmi les
retombées positives de ce type d’activité, il faut citer la valorisation aux yeux des
populations elles-mêmes de leurs ressources naturelles et de leurs savoir-faire.
• Lorsque l’écotourisme devient ethnotourisme, il révèle un intérêt non seulement
pour une nature, mais aussi pour des populations et des traditions “authentiques et
exotiques”. Le risque est alors d’enfermer les populations concernées dans l’image que
s’en fait le touriste ou qu’en ont les voyagistes, avec la perte d’autonomie, de dignité et
de libre choix qui peut en résulter.
• Les risques de dérives sont nombreux. Il est absolument indispensable que les
initiatives en matière d’ethno-écotourisme soient soigneusement planifiées au niveau
national et local, voire régional. Il est essentiel de préserver la dignité des populations en
même temps que l’intégrité de l’environnement. Dans ce processus, que ce soit pour
l’identification, la mise en œuvre ou l’accompagnement, l’expertise anthropologique est
essentielle. En la matière, l’improvisation n’est plus de mise.

c) Conséquences pour le développement


• Précéder la mise en place de tout projet d’écotourisme d’une négociation avec
les communautés villageoises périphériques, qui doivent être pleinement informées. Leur
implication sera explicitée (emplois, visiteurs...), ainsi que les contraintes liées au
déroulement du programme (visites, infrastructures...).
• Négocier avec la communauté l’intégration éventuelle de son habitat dans le
circuit, avant l’arrivée des touristes dans les aires habitées. Les communautés ne sont pas
des ressources naturelles : il ne peut y avoir d’ethnotourisme qui ne soit préparé
ouvertement.
• Veiller à ce que les retombées du tourisme atteignent effectivement la
communauté (et pas seulement par les dons directs et hasardeux des visiteurs),
notamment en étudiant avec la communauté une amélioration de ses infrastructures.
Veiller aussi à ce que l’initiative et ses revenus ne soient pas détournés par des
intermédiaires.
• Surveiller régulièrement l’influence de la “touristification” des populations sur
le fonctionnement des communautés.
• Éviter en tout état de cause le tourisme de masse, en établissant des quotas de
fréquentation.

25. Les connaissances traditionnelles peuvent-elles


servir le développement durable ?
a) Importance de la question
L’échec des projets de développement peut souvent être imputé à une trop grande
distance entre sa conception par les promoteurs et les attentes et possibilités techniques
des destinataires. En même temps, des connaissances et des techniques “douces”
élaborées au fil des siècles pourraient probablement être mobilisées pour un

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 97 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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développement à plus petite échelle mais mieux accepté par les populations. Dans quelle
mesure ces techniques et les connaissances traditionnelles peuvent-elles devenir une
source d'inspiration pour l'élaboration de nouveaux plans de gestion efficaces ?

b) Éléments de réponse
• Si d’aucuns contestent encore aujourd’hui les savoirs des populations forestières
sur le milieu, c’est parce que, jusqu’à présent, les études ont davantage porté sur
l’inventaire des taxonomies indigènes que sur les connaissances des interactions au sein
des écosystèmes. On a fractionné un savoir qu’au contraire, elles appréhendent dans sa
globalité. Or, c’est précisément sur cette connaissance fine des systèmes écologiques que
l’on doit baser les projets de développement durable.
• Les connaissances locales sur les ressources environnementales n’existent que
dans un contexte social donné et sont diffusées à travers les réseaux sociaux. Extraites de
leur contexte, et donc du système dans lequel elles fonctionnent, elles perdent de leur
pertinence.
• Les savoirs et les savoir-faire locaux ne sont pas figés dans le temps ; ils
réagissent aux influences extérieures pour déboucher sur de nouvelles dynamiques
(diffusion des variétés cultivées, assimilation de nouveaux instruments...). C’est à celles-
ci que doit être particulièrement sensible le développeur.
• Le savoir scientifique occidental n’est pas “par essence” supérieur aux savoirs
traditionnels ; les deux se complètent et doivent s’enrichir mutuellement plutôt que se
remplacer, notamment lorsque l’application de solutions “scientifiques” a conduit à des
échecs retentissants.
• Le savoir des populations forestières résulte d’une construction intellectuelle et
non d’une accumulation de recettes et de superstitions. En reconnaissant le caractère
sérieux de ces systèmes de pensée, le technicien du développement pourra instaurer un
véritable dialogue constructif avec les paysans forestiers. Le succès de tout plan de
développement passe par le respect de ses interlocuteurs.

c) Conséquences pour le développement


• Se baser sur des dynamiques existantes pour introduire des techniques nouvelles
ou infléchir des pratiques locales.
• Introduire des techniques radicalement nouvelles dans une société donnée sera
suivi d’échec si celles-ci sont par trop distantes des savoirs en vigueur dans la
communauté concernée.
• Rechercher les solutions de technologies “hybrides”, basées sur une
complémentarité des savoirs scientifiques et des savoir-faire locaux.
• N’exporter une technique spécifique, opératoire en un lieu donné, qu’avec
énormément de précautions.
• Tester à petite échelle des activités alternatives, choisies au niveau local,
étudiées puis réappliquées localement.
• Promouvoir des activités culturelles et artisanales susceptibles de valoriser le
patrimoine des populations.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 98 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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26. Des langues ou des patois ?


a) Importance de la question
La prédominance des langues des pays du Nord, devenues langues nationales ou
officielles de toutes les anciennes colonies, conduit à une perception négative des langues
maternelles des communautés forestières. Une langue de tradition orale est-elle
nécessairement approximative et rudimentaire, sans grammaire ni vocabulaire ? Est-ce
parce qu’une langue s’écrit qu’elle a seule le droit d’exister ? Les autres ne sont-elles
que des “patois” qui doivent être éradiqués pour le bien et l’unité de la Nation ? Et,
surtout, quel est l’avenir des langues indigènes ?

b) Éléments de réponse
• Les peuples de la forêt sont des sociétés à tradition orale mais ne sont pas pour
autant sans mémoire et sans histoire. Ils partagent la même disposition au langage que
toute l'humanité et ont développé, avec le support de grammaires complexes et de
lexiques précis, des capacités cognitives propres à rendre compte de la richesse de leurs
savoirs et de leurs savoir-faire.
• Ces langues sont actuellement les seules, dans chacune des régions où elles sont
parlées, à disposer de riches nomenclatures naturalistes, c’est-à-dire un vocabulaire
spécialisé capable de couvrir tout le champ du milieu naturel ambiant.
• Chaque langue peut présenter des variantes locales, que l'on nomme dialectes,
qui sont en fait des marqueurs géographiques ou historiques. Un dialecte n'est pas une
sous-langue, mais un état de langue. La tradition des pays occidentaux d'avoir privilégié
un dialecte pour langue standard de la nation, que l'État impose alors par l'écriture et la
scolarisation, a été exportée hors des frontières de l'Europe, donnant une fausse image de
la réalité langagière du monde.
• Les efforts conjugués de la colonisation, de la christianisation et de la
scolarisation ont cependant eu des effets désastreux sur l’état des langues des peuples
forestiers. Nombres de langues indigènes se sont éteintes et beaucoup d’autres sont
aujourd’hui menacées.

c) Conséquences pour le développement


• Favoriser la diffusion des langues véhiculaires en usage dans le pays, car elles
font de leurs locuteurs des individus polyglottes, nécessairement projetés au delà du
monde immédiat qui les entoure.
• Donner aux langues maternelles dont le nombre de locuteurs est significatif, les
moyens de survivre (cette démarche qui n’est pas contradictoire avec la précédente, et se
conduit dans le même temps).
• Considérer la richesse lexicale des langues maternelles comme une valeur
patrimoniale mondiale, qui font de leurs locuteurs des ouvriers sylvicoles, des guides
d’écotourisme, ou encore des techniciens agronomes inégalés.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 99 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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L’école en forêt. - Cameroun - (cliché G.Philippart de Foy)

Toutes les communautés souhaitent que leurs enfants soient instruits. Mais les attentes des populations sont
rarement analysées par les responsables de l’éducation.

Scolarisation en langue locale à l’école maternelle. Cameroun - (cliché S.Bahuchet)

Contrairement à ce qui se passe ici, Les éducateurs oublient toujours que la langue d’enseignement n’est
pas la langue maternelle de leurs élèves, mais une langue étrangère

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 100 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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27. Quelle scolarité pour quels élèves ?


a) Importance de la question
La nécessité d’une éducation démocratique pour tous les enfants n’est contestée par
personne. Au delà de l’intention se pose néanmoins le problème de l’efficacité de
l’enseignement, donc de son adaptation. Dans quelle langue doit-il être dispensé ? Faut-
il scolariser ou alphabétiser ? Comment l’éducation nationale s’insère-t-elle dans les
structures des communautés ?
b) Éléments de réponse
• Toutes les communautés souhaitent que leurs enfants soient instruits. Mais les
attentes des populations sont rarement analysées par les responsables de l’éducation.
• Les éducateurs oublient toujours que la langue d’enseignement n’est pas la
langue maternelle de leurs élèves, mais une langue étrangère ; quant aux programmes
scolaires, ils sont toujours allogènes, calqués sur des programmes des pays du Nord et
inadaptés tant aux pays du Sud qu’aux populations locales elles-mêmes.
• Dans de jeunes pays dont plus de la moitié de la population a moins de 15 ans,
on ne peut s’étonner que les moyens mis par les États dans les infrastructures scolaires
soient généralement insuffisants, mais on doit pourtant agir dans le sens d’une
démocratisation de l'enseignement et favoriser, à travers un enseignement de qualité,
l’épanouissement des jeunes dans les deux mondes qu’ils côtoient.
c) Conséquences pour le développement
• Ne pas entraver, par la pratique scolaire, l'éducation familiale et tribale, qui
reste la seule dispensatrice de l'apprentissage des techniques et de la connaissance du
milieu.
• Adapter le calendrier aux activités de la communauté et alléger les programmes.
• Introduire la langue maternelle à l’école, lorsque le nombre de locuteurs est
significatif. Enseigner les langues nationales avec l’appareil didactique mis au point pour
les langues étrangères, afin d’assurer le succès de leur diffusion.
• Bâtir un enseignement technique diversifié et adapté aux besoins de la Nation.
• Pousser sans scrupule vers une scolarité sublimée les quelques élèves dont on est
sûr qu’elle leur convienne, et leur donner un enseignement élitiste, afin qu’ils deviennent
les médecins, juges d’instruction, ingénieurs…, qui font cruellement défaut au pays.

28. Dieu va-t-il sauver les Sauvages ?


a) Importance de la question
Au delà de cette formulation ironique, il est indéniable que la majorité des peuples
forestiers est, sinon convertie, au moins en contact intense avec des représentants des
religions révélées, et quelquefois depuis longtemps. Quel est l’impact de ces religions
exogènes sur ces communautés ? Les représentants de ces religions ont souvent dans
leur mission des objectifs économiques qui ressemblent à ceux véhiculés par les agents
de développement. Qu’en est-il exactement ? Quel rôle peuvent jouer les religions dans
les programmes d’éducation, de développement et de conservation ?

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 101 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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b) Éléments de réponse
• Alors que la pénétration du catholicisme et du protestantisme est relativement
ancienne (Afrique, Amazonie), les régions forestières font actuellement l’objet de
missions intrusives de la part de sections radicales protestantes (Guyanes, Mélanésie).
Ces mouvements s’opposent avec vigueur aux croyances et habitudes traditionnelles des
communautés forestières. De son côté, l’influence de l’Islam reste discrète.
• En instituant des infrastructures non procurées par les États (santé, transports,
écoles...), les Églises donnent accès à la connaissance de l’Occident ; elles sont
quelquefois les seules portes vers le développement.
• Le christianisme a des effets positifs et d’autres négatifs, qui s’équilibrent.
- Aspects positifs : sur la santé et sur l’hygiène (notamment des nouveaux-nés) ; pour
la diffusion de plantes cultivées ; pour l’éducation (mais de style occidental) ; pour la
lutte contre l’alcoolisme.
- Aspects négatifs : sur l’alimentation (introduction d’interdits alimentaires,
modifications du choix des aliments) ; sur l’habitat (concentration non maîtrisée) ;
destruction des structures sociales endogènes ; accroissement de la population
(opposition au contrôle des naissances) ; perte de l’estime de soi (apparition de “la
honte”).

c) Conséquences pour le développement


• Analyser soigneusement, au cas par cas, le rôle exact des Églises au niveau tant
régional que communautaire, afin de s’appuyer sur elles le cas échéant pour la mise en
place des projets de développement et de conservation.
• Situer la place exacte dans la communauté des associations de fidèles, et
notamment le rôle des femmes converties et de leurs regroupements.
• Éviter cependant de cautionner l’évangélisation et freiner ses effets pervers.

29. Quelles possibilités d’évolution ?


a) Importance de la question
Les populations forestières sont-elles par essence conservatrices, passives, fermées
au changement ? Tous les projets sont-ils voués à l’échec ? Quelles sont les voies pour
intéresser les communautés locales aux entreprises de développement et de
conservation ?

b) Éléments de réponse
• L’évolution ne commence pas avec la modernité. Au cours de leur histoire, faite
comme la nôtre de conquêtes et de migrations, les peuples des forêts ont développé des
stratégies différenciées d’adaptation, de refus ou d’adoption de traits culturels allogènes.
Néanmoins, ces techniques nouvelles entraient toutes dans une “niche” prête à les
recevoir. Un fusil ou une tronçonneuse sont des pièces qui peuvent sans dommage
s’intégrer au puzzle culturel en place, ce dont sont incapables un bulldozer ou un
hélicoptère.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 102 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• Habituées à se mouvoir sur le temps long, les sociétés forestières ont du mal à
assimiler les rythmes rapides qu’impose la modernité. L’évolution des sociétés humaines,
quoi que l’on en pense, n’est jamais linéaire ; elle est faite autant de volonté de
changement que de pulsions réactionnaires.
• Les populations locales forment un tout hétérogène, composé d’une multitude de
sous-groupes aux intérêts divergents, et qui se distinguent les uns des autres dans leurs
capacités à s’approprier les ressources des projets.
• Les actions entreprises par les développeurs sont le plus souvent présentées
comme dispensatrices de bien-être dont les populations locales seraient les bénéficiaires.
En conséquence, ces dernières les attendent comme un dû et les accueillent passivement.
N’ayant pas participé à leur réalisation, elles ne s’approprient jamais les structures mises
en place, parfois à grands frais ; l’entretien et les réparations passent alors à leurs yeux
comme étant du ressort du promoteur. Ce désintérêt, jamais considéré à sa juste valeur,
est toujours pris pour une incapacité chronique d’évolution.
• Enfin, l’intervenant extérieur doit garder en tête que les choses changent vite et
lentement à la fois : vite parce que l’impact d’une route, par exemple, peut modifier
l’économie d’une communauté en moins d’un an, lentement car les référents culturels
des êtres humains restent gravés dans les mentalités pendant des générations.

c) Conséquences pour le développement


• Avoir toujours en tête que la réussite de l’innovation passe nécessairement par la
présence d’une masse critique d’individus ayant reçu la formation adéquate pour la
rendre opérationnelle.
• Contextualiser les projets de développement dans le but de s’assurer qu’ils
participent de la demande locale.
• Faire émerger la prise de parole publique afin de définir les besoins réels de la
population, y compris ceux des éventuelles catégories sociales dominées.
• Envisager les communautés comme des partenaires dont les objectifs, différant
de ceux des bailleurs de fonds, doivent être intégrés aux programmes dès leur conception.
La concertation et la réévaluation doivent être permanentes.

30. Quelles associations peuvent répondre


à l’impact de la modernité ?
a) Importance de la question
Décentralisation et participation constituent les axes principaux des politiques
actuelles de l’aide au développement. Le concept de gestion participative suppose de
s’appuyer sur une organisation autochtone. Le promoteur d’un projet cherchera dès lors
à construire les groupes sociaux nécessaires à son action. Faut-il créer des associations
de toute pièce, selon des modèles européens ? Y a-t-il des possibilités différentes ? Au
contraire, quelle place doit-on accorder aux initiatives développées par les populations
elles-mêmes ?

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 103 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Réunion d’une association de femmes, Cameroun - (cliché M.Romainville)

Ces associations intègrent, dans une même structure, des activités d’entraide sociale et économique, des
activités festives et conviviales et des activités à caractère communautaire, qui s’interpénètrent fortement.
Elles ont toutes une fonction de redistribution.

Redistribution dans une tontine, Cameroun - (cliché M.Romainville)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 104 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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b) Éléments de réponse
• Les communautés rurales traditionnelles sont animées par des systèmes de
partage et d’entraide qui dépassent la circulation des produits pour “partager le risque” ;
ces systèmes sont généralement menacés par la monétarisation qui pousse à
l’individualisme.
• Le phénomène associatif est très diversifié dans les pays ACP. On connaît les
associations locales de type ONG, généralement créées sur initiative extérieure et
inspirées par des statuts occidentaux : elles constituent une sorte d’interface avec les
différentes instances, nationales et internationales, et sont dépendantes de ressources
extérieures. On néglige généralement les “associations de base”, endogènes, qui
s’organisent de façon autonome selon des structures sociales autochtones ; elles visent
généralement à développer des dispositifs d’entraide pour pallier la précarisation des
conditions de vie.
• Ces associations intègrent, dans une même structure, des activités d’entraide
sociale et économique, des activités festives et conviviales et des activités à caractère
communautaire, qui s’interpénètrent fortement. Elles ont toutes une fonction de
redistribution.

c) Conséquences pour le développement


• Réaliser une identification et un recensement des pratiques associatives
endogènes existant dans la communauté-cible, en préalable à tout programme.
• Intégrer ces associations comme partenaire à part entière dans le programme de
développement et de conservation.
• Favoriser l’appui à des dispositifs d’épargne, plutôt que d’octroyer des crédits.
• Utiliser les associations, notamment à l’occasion des réunions des membres,
comme relais pour les campagne d’information et d’éducation.

31. Quel appui peuvent offrir aujourd’hui les ONG ?


a) Importance de la question
Les ONG se posent dorénavant en interlocuteurs privilégiés, avec d’autant plus de
force que les pouvoirs publics sont fréquemment déficients. Sont-elles réellement les
alliées sincères dont les peuples forestiers ont besoin, ou bien ceux-ci doivent-ils
construire un autre type de partenariat ?

b) Éléments de réponse
• L’actuel succès des ONG est né de la déprise de l’État, lorsque celui-ci cesse, pour
diverses raisons (guerres, corruption, crise économique...), de s’occuper de secteurs qui
lui reviennent en propre (santé, éducation, sécurité alimentaire, conservation de
l’environnement...).
• L’expression ONG (organisation non-gouvernementale) est un terme fourre-tout,
ne reposant sur aucun fondement juridique (il y a autant de statuts que de nations) et
masquant une extrême diversité. Certaines sont des associations locales ou nationales,

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 105 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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mais beaucoup d’autres sont des structures internationales (par ex. UICN). Certaines
étiquettes internationales sont en réalité sous-divisées en associations à base nationale
ayant leurs stratégies propres (WWF par exemple).
• Trois grands domaines sont couverts par des ONG, qui éventuellement se
chevauchent : organisations concernées en priorité par la protection de l’environnement,
organisations tournées en premier lieu vers la défense des populations minoritaires
(habituellement regroupées sous l’expressions “indigénistes”) et, enfin organisations de
charité et de développement des pays pauvres (relayant fréquemment la fonction
caritative des Églises).
• Le sigle ONG n’est pas en lui-même garant d’une légitimité particulière par
rapport aux populations “indigènes”. La plupart de ces associations émanent de
l’extérieur des communautés.
• Le mode de fonctionnement des ONG, qui devrait leur garantir leur
indépendance politique, porte en lui d’importants risques de dérive.
- Leur budget devant être assuré par des donateurs privés, les dons seront suscités par
des campagnes d’opinion, avec comme conséquence que l’action des ONG pourra être
régulée par la logique propre aux habitants des pays du Nord, qui sont rarement bien
informés des problèmes et des priorités des habitants des pays du Sud. Ainsi les
programmes ne seront-ils pas nécessairement basés sur la demande de ceux-ci ou
adaptés aux réalités locales. Il n’y a d’ailleurs pas d’organisme de contrôle.
- Le deuxième risque est celui du coût de l’organisation elle-même. Dans le cas des
grosses ONG, indéniablement, le budget consacré au fonctionnement lui-même
dépasse l’investissement dans les projets qu’elles gèrent sur le terrain. Le risque est
que la finalité de l’ONG soit non pas le développement ou la conservation, mais la
perpétuation de l’organisation elle-même et de tous ses employés.
- Autre conséquence directe, l’agenda des ONG basées dans les pays du Nord répond
de plus en plus à leurs propres logiques et aux priorités des pays du Nord.
• L’attitude internationale qui, sur la base d’une défiance vis-à-vis de pouvoirs
publics déficients dans les pays du Sud, fait reposer sur les seules ONG les programmes
de développement et de conservation, renforce paradoxalement, mais très réellement,
l’affaiblissement croissant de l’État et la démobilisation des fonctionnaires encore
pourvus d’un sens civique.
• Inversement, les communautés locales cherchent de plus en plus à mettre sur
pied leurs propres organisations, elles sont demandeuses d’aide pour créer des structures
de gestion de projets qu’elles souhaitent contrôler.

c) Conséquences pour le développement


• Analyser avec la plus grande attention les structures de décisions et de pouvoir
dans les grandes ONG avant de leur confier des programmes.
• Exercer un contrôle budgétaire et un suivi sur le terrain sur les projets gérés par
des ONG.
• Veiller à l’existence de relais des pouvoirs publics dans les projets délégués aux
ONG.
• Vérifier in situ l’insertion locale d’une ONG et le mode de participation de la
communauté-cible, avant la mise en place d’un programme.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 106 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• Privilégier les petites structures locales, plutôt que les grands associations
internationales, pour la mise en place des projets à une échelle d’intervention juste.
• Former des cadres locaux.
• Apporter aux communautés une aide juridique de départ.

32. Quelle place pour les anthropologues ?


a) Importance de la question
Les anthropologues ne sont-ils que des intellectuels, dogmatiques et rêveurs ?
Peuvent-ils contribuer à la réussite des projets ou ne sont-ils que des intermédiaires
partiaux ? La question importe tant aux anthropologues eux-mêmes (y a-t-il une place
dans la Cité pour cette discipline ?) et aux agents de développement (ces gens de terrains
sont-ils autre chose que des obstacles ?).

b) Éléments de réponse
• L’histoire de l’anthropologie montre à quel point cette science est co-évolutive
de l’entreprise coloniale. Elle montre aussi que l’anthropologue a de tout temps été perçu
comme un obstacle à la réalisation du projet colonial. La décolonisation faite, les
anthropologues restent perçus de la même façon : aujourd’hui, ils sont suspects aux yeux
des politiques (locaux ou non), des ONG et mêmes de certains leaders autochtones, dont
ils contrarient parfois les stratégies de pouvoir.
• Il est vrai que l’anthropologie contemporaine, lorsqu’elle se veut appliquée, a
tendance à diaboliser toute intervention extérieure et à magnifier les communautés
locales. L’anthropologue est sans cesse partagé entre deux responsabilités : à l’égard de
ses pairs et de ses bailleurs de fonds d’un côté, envers les populations étudiées de l’autre.
Cependant, si sa pratique du terrain a été suffisamment longue, il reste néanmoins
l’étranger qui connaît le mieux une population donnée, avec laquelle il a dialogué et dont
il a partagé l’intimité.
• L’implication que l’on attend d’un anthropologue, en tant qu’expert, est
fréquemment réduite à celle d’un facilitateur auprès des populations. Pire encore, on le
consultera après coup, lorsqu’un projet aura été compromis par le rejet des populations
locales.
• Deux anthropologies semblent émerger :
- l’anthropologie universitaire qui a sa propre justification, à savoir l’étude de la
diversité des sociétés humaines et l’universalité des grands phénomènes sociaux et
culturels ;
- l’anthropologie appliquée est tout autre chose : elle ne peut exister qu’en relation
avec d’autres disciplines ; elle doit surtout être en prise permanente avec la réalité
quotidienne.
• Dans le cadre du développement durable, le rôle de l’anthropologue est avant
tout celui d’un traducteur et d’un exégète, dont le but est d’abord de nouer le dialogue
entre les parties concernées. Si le monde moderne et ses rythmes ne permettent guère la
pratique conjointe de ces deux anthropologies, il est souhaitable cependant qu’elles
n’évoluent pas en pratiques indépendantes. L’idéal serait qu’un chercheur puisse passer
de l’une à l’autre au cours de sa carrière.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 107 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Cameroun - (cliché H.Solly)

Dans le cadre du développement durable, le rôle de l’anthropologue est avant tout celui d’un traducteur et
d’un exégète, dont le but est d’abord de nouer le dialogue entre les parties concernées.

Vanuatu - (cliché F.Tzérikianz)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 108 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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c) Conséquences pour le développement


• Créer, dans les instances européennes, des help desks où se retrouveraient non
seulement des anthropologues mais aussi des praticiens et des chercheurs de plusieurs
disciplines.
• Former des anthropologues au Sud, non seulement pour travailler chez eux,
mais surtout afin qu’ils puissent intervenir dans d’autres pays, voire d’autres continents.
Cette tâche est urgente.
• Faire évaluer en toute indépendance, par des anthropologues, la viabilité des
pratiques et des structures locales.
• Encourager la diffusion et la vulgarisation des résultats de recherche, par une
politique éditoriale ambitieuse, la demande locale étant de plus en plus pressante.
• Faire évaluer le contenu des projets par des anthropologues, et impliquer ceux-
ci dès la rédaction des termes de référence.
• Faire suivre par des anthropologues les projets et leur impact réel sur
l’épanouissement et le bien-être des communautés.

33. A qui appartient la forêt ?


a) Importance de la question
S’opposent ici les États et les populations locales, sur des bases historiques lourdes
de conséquences pour le développement. Par obligation, les projets s’inscrivent dans une
législation nationale, qui ne laisse pas nécessairement la place la plus juste aux
communautés. La question des délimitations, des redevances et des compensations est
prédominante, de même que celle de l’évolution d’un droit dont les origines sont toutes
coloniales et qui n’est donc pas toujours le plus adapté aux réalités culturelles et aux
besoins des pays tropicaux.

b) Éléments de réponse
• Pour la majorité des groupes indigènes forestiers, le rapport à la terre s’effectue
sur une base communautaire : c’est la communauté qui possède la terre et les membres
de cette communauté ont le droit de travailler cette terre mais n’en possèdent que les
produits (droit d’usufruit). L’individu n’a pas la possibilité de céder la terre à un étranger
à la communauté, ni de la vendre ; seul le groupe dans son ensemble en aurait le pouvoir.
• Les droits communautaires ne se limitent pas aux seules parcelles défrichées
pour l’agriculture. Sur ce terroir, tous les membres de la communauté effectuent leurs
activités quotidiennes (chasse, pêche et collecte).
• Les limites, ainsi que leur degré de précision, varient (cours d’eau, lignes de
crête, accidents de terrain, axes de déplacement - sentes, pistes pédestres...), mais elles
existent toujours sous une forme ou une autre. Les sites des anciens villages, des tombes,
comme les lieux-dits légendaires ou mythiques, sont également des marques territoriales,
même lorsqu’ils sont isolés en pleine forêt inhabitée. Il ne faut pas confondre une terre
qui n’est pas utilisée avec une terre sans titre.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 109 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• Dans de nombreuses sociétés, des droits d’usage sont maintenus à la famille qui
a défriché une parcelle, lorsque celle-ci est laissée en jachère. Les arbres cultivés ne sont
pas traités comme faisant partie de la terre, auquel cas ils appartiennent à la personne qui
les a plantés et sont considérés comme une propriété individuelle. Les produits des arbres
sauvages intéressants “appartiennent” fréquemment à celui qui les a repérés le premier.
• Le processus historique colonial a eu pour effet pratique de déposséder les
autochtones de leurs droits territoriaux, la plupart des forêts ayant été classées dans les
domaines d’État. Un net décalage existe en ce qui concerne le droit foncier : les
populations indigènes vivent dans les forêts selon leur droit foncier traditionnel, alors que
les États-Nations ont instauré des législations foncières modernes qui légalement se sont
substituées aux coutumes. Dès lors, le droit coutumier n’est que toléré tacitement par les
États, qui sont libres d’utiliser les terres selon des priorités de leur choix, sans en référer
aux indigènes. Une grande partie des problèmes et conflits actuels tiennent à la stupeur
des communautés indigènes de voir leurs terroirs ancestraux et vitaux envahis et
transformés par des activités externes, sans qu’elles en soient partie prenante et sans
qu’elles en reçoivent des bénéfices.
• Deux différences fondamentales séparent le droit foncier coutumier et le droit
foncier moderne (c’est-à-dire d’inspiration européenne) :
- pour les communautés indigènes, la terre appartient au groupe, jamais à l'individu;
pour le droit “positif”, la propriété est individuelle ;
- pour les communautés indigènes, la terre est un espace inaliénable, appartenant
éternellement au groupe ; pour le droit positif, toute terre est cessible.
• Les peuples des forêts tropicales sont généralement vulnérables face aux
intervenants extérieurs, quand il s’agit de négocier de nouvelles attributions foncières ou
de concéder des droits d’exploitation, à cause de la dilution des pouvoirs dans leurs
sociétés.

c) Conséquences pour le développement


• Évaluer les incidences foncières de tout projet avant sa mise en œuvre.
• Identifier, avec les communautés elles-mêmes, les sites sacrés et ceux
d’importance culturelle, et les limites sur le terrain des activités, y compris non agricoles.
• Ne pas subventionner des projets qui ne garantissent pas des justes
dédommagements aux communautés, et ne pas se satisfaire de l’affirmation que le
“développement” d’une région profite à tous les habitants du pays. Veiller aussi à ce que
les compensations (et les retombées du développement) arrivent effectivement à leurs
destinataires.
• Établir le dispositif spatial et foncier du projet avec les communautés, sur la base
de contrats définis et négociés en commun.
• Influencer les États afin qu’ils appliquent les lois existantes sur les gestions
communautaires des terres et des forêts.
• Assujettir tout projet d’un contrôle sur le long terme, par des organismes
indépendants, pour vérifier l’application du contrat, l’effectivité et la justice des
compensations et des traitements promis.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 110 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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34. Quels droits accorder à la propriété intellectuelle ?


a) Importance de la question
La montée croissante de la valeur marchande de la biodiversité (à travers les
brevets sur le vivant) rend de plus en plus problématique la rémunération des populations
indigènes, sur les territoires desquelles des produits sont prélevés. C’est dans ce contexte
que les droits de propriété intellectuelle ont été proposés, comme retour potentiel vers les
autochtones. Est-ce aussi simple ? Quels savoirs, quels usages prendre en compte ?
Comment les évaluer justement, à qui les attribuer ? Comment séparer l’individuel, le
communautaire, le local ou le régional ?

b) Éléments de réponse
• Les savoirs traditionnels se diffusent à l’intérieur d’une population selon des
modes de transmission communautaire. La connaissance des qualités des ressources est
acquise au cours de la vie par les individus, auprès de leurs parents. Fréquemment, ces
connaissances ethnobiologiques sont diffusées largement au niveau régional, bien que
l’usage de tel ou tel produit puisse avoir une valeur identitaire.
• L’art médicinal des tradipraticiens, partiellement enseigné lors d’apprentissages,
fait partie des rares savoirs spécialisés des populations forestières ; la rémunération de
leurs prestations, toujours complexe, prend différentes formes selon les sociétés.
• La philosophie de nombreuses sociétés forestières s’accorde mal à celle de
l’Occident ; elle est basée sur une conception très différente des relations de l’homme à
la nature et une place de l’individu particulière dans l’ensemble interdépendant que
constituent tous les êtres, humains et non humains. Pour ces sociétés, l’usage individuel
ne peut en aucun cas contrevenir à la reproduction de la nature socialisée.
• Nombre d’éléments de la vie quotidienne des communautés forestières peuvent
faire l’objet, à un degré ou à un autre, d’une exploitation commerciale, par exemple leur
mode de vie lui-même (par le tourisme), leur image (films et photographies), leurs
connaissances (livres, transferts de techniques) ou leur matériel génétique (plantes
cultivées, génome humain -ADN)... Une telle commercialisation ne devrait toujours se
faire qu’avec l’assentiment des intéressés, mais c’est loin d’être le cas. Étant déjà
impliquées dans des processus de monétarisation, les communautés forestières ont des
besoins ; elles sont dépendantes du commerce et il ne peut être question de les déposséder
de revenus possibles au profit d’autres intervenants. A défaut d’obligation légale, on peut
à tout le moins invoquer l’obligation morale et le principe de juste rétribution.
• Le statut des ressources génétiques (sous le terme de “diversité biologique”) est
fixé dans la Convention de la biodiversité, Art. 3 : “Les États ont le droit souverain
d’exploiter leurs propres ressources selon leur propre politique de l’environnement”. En
revanche, le droit des populations qui vivent de et au milieu de ses ressources n’est
mentionné qu’allusivement. Les peuples des forêts tropicales n’ont aucun droit sur leurs
propres ressources. C’est en réaction à ce fait que les droits de propriété intellectuelle
sont invoqués. En effet, dans des situations où les États désorganisés ne disposent pas de
structures de redistribution, les communautés ne bénéficient jamais du moindre retour sur
les bénéfices obtenus.
• Les droits de propriété intellectuelle (DPI) permettent à un individu de toucher
des revenus financiers sur la cession de son savoir propre, de son invention ou de sa
création. Néanmoins, l’application de ces droits, pour généreuse qu’elle soit, reste
excessivement complexe, par l’imbrication des acteurs concernés et des niveaux

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 111 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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successifs. Il est en particulier très difficile de s’assurer de la spécificité d’un savoir ou


d’une invention. Études et analyses restent encore à faire, pour chaque situation précise.
• Selon les cas, d’autres outils juridiques peuvent aussi être envisagés, qui sont
peut-être plus adaptés à la pratique communautaire que le DPI : par exemple, le
copyright, la marque déposée (Trademark), l’appellation délimitée, le brevet, le contrat...
• L’important débat sur la propriété intellectuelle ne doit pas en masquer un autre,
tout aussi grave, celui de l’application, jusque dans la forêt, du droit du travail. En effet,
le développement de l’extraction des ressources non-ligneuses (PFNL) est, dans la
pratique, semé d’embûches à cause de la position sociale subalterne qu’occupent ces
sociétés minoritaires ; leur participation au commerce, régional comme international, est
souvent rendue défavorable par le jeu des intermédiaires, qui modifient à leur profit la
valeur des produits échangés et n’assurent pas la juste rémunération du travail accompli.

c) Conséquences pour le développement


• Créer des organismes indépendants pour contrôler l’usage fait des savoirs
indigènes et des ressources.
• Aider les communautés à comprendre les enjeux et le système et à se forger les
outils de négociation, tel est le rôle de la CE.
• Étudier des procédures contractuelles, qui garantissent aux populations locales
des revenus monétaires en cas de succès (tout en n’empêchant pas, par excès de rigidité,
les recherches scientifiques).
• Veiller à l’établissement de procédures qui garantissent aux populations locales
quelques retombées lorsque les recherches (notamment pharmacologiques) sont
couronnées de succès.
• Traiter la communauté en partenaire; informer, expliquer, négocier, discuter à
égalité.
• Accompagner les projets de mesures assurant aux populations elles-mêmes les
bénéfices de leur travail.
• Conserver impérativement le caractère communautaire des savoirs. Déposer un
brevet, même partagé par la communauté, ne doit en aucun cas se faire sur une base
strictement locale, lorsqu’il s’agit de plantes ou de produits dont l’usage est général.
• Considérer différemment le cas des plantes cultivées, dont l’utilisation est
géographiquement restreinte, de celui des ressources sauvages, communément répandues
sur de plus vastes régions.

35. Faut-il laisser des hommes dans les aires protégées ?


a) Importance de la question
Pour conserver la nature, faut-il créer des zones refuges isolées ? Dans cette
conception, l’Homme est irrémédiablement destructeur. Faut-il donc exclure les
habitants des forêts ?
Inversement, d’aucuns considèrent que les populations indigènes sont porteuses
d’une sagesse écologique qui les rend conservatrices de la nature. Faut-il alors créer
coûte que coûte des réserves ? Peut-on impliquer les populations locales dans leur
gestion ?

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 112 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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b) Éléments de réponse
• La création d’une aire protégée destinée à la conservation de la nature peut
constituer pour une communauté locale une catastrophe plus grave que l’ouverture d’un
chantier forestier ou similaire à la construction d’un barrage. En effet, cette communauté,
jusque-là libre sur un territoire qu’elle a parcouru des générations durant et qui lui
fournissait ses moyens d’existence, se retrouvera privée de ceux-ci, dépouillée de sa
terre, voire déplacée sur des terres inconnues.
• Les activités traditionnelles sont compatibles avec le maintien d’un couvert
forestier et d’une faune diversifiés : il ne faut pas oublier que les écosystèmes
équatoriaux actuels sont issus des activités humaines. Il n’y a pas de forêt vierge. Les
perturbations que subissent les forêts actuelles ont leur origine dans les activités à
vocation commerciale : exploitation du bois, défrichements agricoles pour la
colonisation paysanne, chasses et collectes commerciales. Ces perturbations ne sont
jamais dues aux actions des communautés menant une économie de subsistance.
• La récente volonté de la part des projets de conservation de ne plus expulser les
riverains, mais au contraire de les maintenir dans leurs villages au sein des aires
protégées, n’implique malheureusement pas pour autant une modification de la
conception classique du rôle négatif de l’Homme dans l’écosystème : le comportement
des villageois est toujours considéré comme étant a priori irrationnel et responsable des
problèmes environnementaux.
• Du point de vue des populations, ce que les projets actuels de conservation
réalisent dans les faits relève de deux approches paradoxales. D’une part, les agences de
conservation mettent en place des activités de développement avec des comités locaux de
gestion, d’autre part elles maintiennent des structures coercitives, avec des plans de
zonage classiques (c’est-à-dire restrictifs) et un arsenal répressif. Ce paradoxe est
renforcé par le fait que la composante participative (comités de gestions, projets de
développement) est généralement peu, voire pas, opérationnelle, tandis que le dispositif
coercitif (plans de zonage et campagnes de répression classiques) est fonctionnel dès la
mise en place des projets.
• Il en résulte de nombreux conflits entre les riverains et les projets, ainsi qu’une
très faible contribution des populations locales aux projets de développement proposés
par les responsables des aires protégées. L’idée que soit universelle la notion de
conservation pour le bien des générations futures est aussi une illusion des Occidentaux,
conduisant à de graves mésententes sur le bien-fondé de l’aire protégée.
• Il est loin d’être prouvé que le dispositif participatif (comités de gestion) et de
développement intégré (activités de développement) contribue efficacement aux
objectifs de la conservation, dans la mesure où il n’existe pas de suivi socio-économique
au sein des aires protégées existantes et qu’il n’est donc pas possible, à l’heure actuelle,
d’évaluer le seuil de tolérance des activités humaines par rapport aux ressources.

c) Conséquences pour le développement


• Mettre autant de moyens (en hommes et en temps) dans l’approche des
problèmes liés aux communautés humaines que dans celle consacrée aux problèmes
techniques et biologiques de la conservation.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 113 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• Concevoir des outils de gestion permettant d'apprécier le seuil d'exploitation


tolérable par rapport aux taux de reproductivité des ressources naturelles ; mener des
suivis biologiques et socio-économiques dans les aires protégées actuelles.
• Élaborer, en concertation égalitaire avec les communautés, des plans de zonage
qui tiennent réellement compte de toutes les activités vitales, permettant le maintien des
jachères longues, et incluant des aires de parcours réalistes pour les activités forestières.
• Établir l’ensemble des besoins économiques des communautés, y compris ceux
liés à la chasse commerciale, afin de proposer des activités de substitution réalistes.
• Concevoir des plans de conservation de la biodiversité au niveau régional, qui
prennent en compte la richesse spécifique de la mosaïque des agroécosystèmes, y
compris les cultivars traditionnels.
• Ne pas adopter l'approche participative et du développement intégré dans
n’importe quelle situation, notamment en cas de densité de population trop élevée.
• Valoriser les savoirs locaux sur le milieu, dans le cadre des activités de l’aire
protégée.
• Ne pas lier systématiquement visites dans les aires protégées (tourisme de
nature, écotourisme) avec visites touristiques des villages indigènes (ethnotourisme).

36. Conserver ou développer ?


a) Importance de la question
Depuis la Convention de Rio, les notions de conservation de la biodiversité et de
développement durable ont été associées. Qu’en est-il réellement sur le terrain ? Ces
deux objectifs sont-ils compatibles et les programmes réussissent-ils à les coordonner ?
Comment les communautés locales réagissent-elles à ces efforts ?

Il faut parvenir à ce que les populations locales prennent conscience de la fragilité des écosystèmes et de
la raréfaction des ressources sauvages. Cameroun - (cliché E.Josse)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 114 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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b) Éléments de réponse
• La mise en place d'un projet de développement ou de conservation est un
processus complexe, engageant de multiples responsabilités : le projet est proposé par un
“promoteur”, national ou étranger ; sa création est décidée par un ou plusieurs
responsables politiques, généralement nationaux. Sa mise en œuvre est engagée par
d'autres, à nouveau nationaux et étrangers, fréquemment associés. L’initiative en revient
rarement, sinon jamais, aux populations locales.
• Il faut parvenir à ce que les populations locales prennent conscience de la
fragilité des écosystèmes et de la raréfaction des ressources sauvages. Toutefois, engager
des actions d’éducation environnementale lorsque des entreprises exploitent sans
vergogne les environs, décrédibilise l’opération.
• La caractérisation de ce qui est utilisable doit être menée de pair avec celle de ce
qui est à conserver. Les utilisateurs doivent aussi être les conservateurs. Sur ces bases,
on peut observer des cas de réussite, tels les Inuit dans l’État autonome du Nunavut
(Canada) et les populations rurales amazoniennes des réserves extractivistes de certains
États du Brésil : gestion et planification communautaires de la chasse dans un cas et des
produits forestiers non-ligneux dans l’autre.
• Tout développement non durable ne saurait être autre chose qu’une simple
exploitation. Tant dans le concept de la conservation que dans celui du développement,
il importe donc d’accorder au facteur temps une importance primordiale : seul le respect
de rythmes économiques différenciés, voire décalés, impliquant ipso facto la notion plus
culturelle de qualité de vie, débouche sur un développement endogène.
• L'établissement de projets aboutit toujours à reposer la question des relations de
l'État et du citoyen. La décision d'un programme de développement répond à un impératif
national supérieur, pour lequel est invoqué l'intérêt économique. Le projet dégagera des
revenus, ne serait-ce qu'à travers les taxes perçues par l'État. Ces projets sont justifiés par
le fait supposé que ces revenus bénéficieront aux habitants de la région d'implantation,
au travers d’investissements dans les infrastructures publiques locales (routes, écoles,
hôpitaux…).

c) Conséquences pour le développement


• Sensibiliser à la fragilité des écosystèmes tous les intervenants, extérieurs
comme locaux.
• Faire participer les communautés à tous les stades de l’élaboration des plans
d’aménagement.
• Former les populations à la logique et aux contraintes de la conservation. Dans
le même temps, former les intervenants extérieurs aux mécanismes sociaux des
communautés locales.
• Imposer aux promoteurs l’évaluation et le suivi sur place des implantations
réalisées.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 115 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Cueillette de fruits de palmier wasay (Euterpe oleracea) - Guyane Fr. (cliché S.Bahuchet)

C’est en accompagnant leurs parents dans les activités forestières que les enfants apprennent les savoirs et
les savoirs faire de leurs cultures. Ils sont les meilleurs garants de la gestion durable des forêts.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 116 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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IV

POUR UNE VÉRITABLE GESTION DURABLE


DE LA SOCIO-BIO-DIVERSITÉ
DES FORÊTS TROPICALES :

DES PROPOSITIONS

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 117 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Il sera bientôt temps de commémorer le dixième anniversaire du Sommet de la


Terre à Rio. En matière de forêts tropicales, le bilan est pour le moins mitigé. En dépit
des importants efforts consentis, le rythme de disparition des forêts tropicales ne s'est
guère ralenti et leurs habitants restent acculés à des situations précaires. Malgré beaucoup
de bon vouloir, il ne semble pas y avoir de volonté politique suffisante au plus haut
niveau pour prendre les mesures nécessaires et faire passer l'intérêt commun avant celui
de quelques-uns, ni pour faire primer les solutions à long terme sur des expédients qui ne
résolvent que très temporairement les problèmes.
Il faut cesser de se leurrer et de leurrer les opinions publiques. On ne fait pas tout
ce qu'on peut pour préserver les forêts tropicales. Certes, les situations sont très diverses
et les contraintes souvent énormes, mais il existe aussi de multiples opportunités de faire
mieux, plus efficacement.
Dans une série de cas, cela passe par une exigence accrue vis-à-vis des
gouvernements et des administrations des pays concernés, au risque d'être taxé de
néocolonialisme. Même si en matière d'écologie, le droit ou le devoir d'ingérence est
encore peu pratiqué, il n'en va pas de même au plan humanitaire. Or, c'est aussi de cela
qu'il s'agit souvent, eu égard à la situation contemporaine de nombreuses communautés
forestières.
En intervenant de façon plus décisive, le risque est grand de déroger ainsi à l'esprit
de partenariat qui préside en principe aux relations ACP-UE. Bien que cela dépasse le
cadre de cette étude et de nos compétences, il nous semble nécessaire d'affirmer d'emblée
que toutes les propositions qui suivent doivent être sous-tendues, portées par une
véritable volonté politique au sens le plus général et le plus noble, celui du bien commun.
Faute de quoi on ne fait le plus souvent qu'entretenir une illusion d’action, alors que l'on
se contente de dépenser l'argent du contribuable européen, sans guère d'autres résultats.
Une véritable volonté politique est nécessaire, indispensable même, mais pas
suffisante, pour tout un ensemble de raisons.
• Au niveau des stratégies générales, les liens entre le développement durable, la
conservation de la biodiversité et la lutte contre la pauvreté sont complexes et leurs
objectifs parfois contradictoires.
• Les approches souvent trop compartimentées et les interventions menées sur la base
de politiques sectorielles aboutissent, d'une part à considérer les problèmes de la forêt
isolément, d'autre part à priver de cohérence toute action menée. Cette tendance est
encore aggravée par la concurrence entre donneurs et intervenants.
• À propos des forêts tropicales et de leurs habitants, les préjugés, contrevérités et
stéréotypes abondent, inspirant inconsciemment les attitudes et actions en leur faveur.
Ils présentent pourtant des dangers majeurs : globaliser notre perception des
situations, idéaliser, positivement ou négativement, le rôle des populations et les
caractéristiques de l'environnement, aboutissant à uniformiser les politiques mises en
œuvre.
• L'approche est non seulement trop réductrice, elle est aussi trop souvent statique.
Or, presque toutes les sociétés forestières sont touchées par la modernité et tous les
pays concernés, impliqués dans le processus de globalisation. Les changements, dont
le rythme s'accélère, affectent aussi bien les activités que les perceptions et les
discours.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 118 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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En matière de politique de conservation des forêts tropicales et de développement


durable, les mentalités changent aussi rapidement. En cinq ans, depuis le lancement du
programme APFT, une série de concepts ont été radicalement révisés. Ainsi, de plus en
plus nombreux sont ceux qui considèrent que les contraintes majeures, en matière de
conservation de la biodiversité en général et de gestion des aires protégées en particulier,
sont davantage d'ordre social que biologique ou législatif.
Si cette analyse, qui a inspiré toute la démarche d'APFT, est de plus en plus
largement partagée, il faut reconnaître que cela s'est rarement traduit par une
réorientation significative des financements en faveur des sciences humaines, tant de la
part des bailleurs de fonds que de la part des principales ONG actives dans le domaine,
ou encore de celle des ministères des États concernés. Il faut y voir le fait que le secteur
reste contrôlé par des cadres formés aux sciences naturelles, à l'agronomie et à la
foresterie, et donc peu enclins à investir et à s'investir dans des domaines qui leur sont
moins familiers.
Six ans plus tard, le soutien fourni par la Commission Européenne à un programme
comme APFT reste donc l'exception, cependant que la démarche et l'expérience
accumulée par notre équipe demeurent sans équivalent.
Tout en tenant compte des différents documents qui inspirent la politique de la CE
en la matière (notamment Forests in Development : the EC Approach, 1999, et EC
Biodiversity Action Plan Discussion, 2000), les propositions et recommandations qui
suivent sont basées sur cette expérience. Elles se veulent avant tout pragmatiques et
directement applicables.
Notre but étant de fournir une aide à la décision pour la gestion des écosystèmes
forestiers, en vue de concilier exploitation et conservation, nous avons tenté d'aller du
général au particulier, en envisageant successivement :
• les aspects conceptuels :
- mieux définir les objectifs,
- mieux connaître le contexte,
- concevoir une stratégie aux différents niveaux ;
• les aspects méthodologiques :
- concrétisation et réalisation de projets ;
• les aspects pratiques :
- mise en oeuvre, impact, monitoring, communication.
En matière de philosophie d'intervention, il importe de privilégier le processus
plutôt que le projet et donc de viser une continuité suffisante dans l'intervention pour en
assurer la durabilité.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 119 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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1. Mieux définir les objectifs


La Commission Européenne et les États membres se sont fixé un certain nombre
de cibles en matière de développement durable. Elles concernent la pauvreté, l'éducation,
la santé et l'environnement. Elles doivent être abordées simultanément, même si leurs
liens sont complexes.
Les objectifs généraux, comme les objectifs spécifiques, gagneraient souvent à être
mieux explicités. Des notions générales, telles “biodiversité”, “conservation”,
“pauvreté”, “développement”, “développement durable”, souvent galvaudées, doivent
être questionnées.
Le terme de biodiversité est relativement vague et son usage est au départ plus
politique que scientifique. La mise en œuvre de ce concept nécessite une analyse fine de
ses présupposés scientifiques, idéologiques, culturels et cognitifs. S'interroger sur la
biodiversité, ce n'est pas seulement s'intéresser aux millions d'espèces connues ou encore
à découvrir (microfaune du sol, mousses et lichens…), mais encore examiner l'usage qui
en est fait.
La notion de pauvreté est, elle aussi, très relative ; fondée sur des indicateurs
définis au Nord, lorsqu’elle est bien réelle, elle résulte souvent directement du
développement et de l'intégration progressive à l'économie de marché.
Quant à la notion de développement, elle a déjà fait couler des fleuves d'encre. La
notion de durabilité est elle-même vague et les échelles de temps envisagées gagneraient
à être précisées.
Bref, beaucoup de concepts-clés sont flous et porteurs de présupposés loin d'être
scientifiquement et idéologiquement neutres. Il faut en être conscient. Concepts et cibles
étant imprécis et sujets à discussion, il n'est guère surprenant que les objectifs qui en
découlent le soient aussi.
Il est nécessaire de favoriser une plus grande cohérence entre les différents secteurs
d'intervention de la Commission Européenne, entre ses actions et celles des États
membres, puis avec celles des autres donneurs. À défaut d'y parvenir au plan
international, il faut y pousser à l'intérieur des pays receveurs.
Si l'on est conscient que les objectifs des parties prenantes au Sud et au Nord
divergent souvent, au niveau gouvernemental comme au niveau des populations, il est
préférable d'en débattre dans la clarté et, dans la mesure du possible, de les expliciter.
Une fois les objectifs des différents intervenants ainsi élucidés et précisés, des plus
généraux aux plus particuliers, il est souhaitable de les hiérarchiser aux différents
niveaux d'intervention.
Quelques autres principes doivent être pris en considération ; il faut :
• veiller à l'adéquation de l'ampleur du projet et de ses objectifs avec les ressources
(temps, moyens et hommes disponibles) ;
• tenir compte dès le départ de la demande sociale ;
• inscrire les projets dans la continuité, la durée, et donc favoriser les processus
plutôt que les actions ponctuelles, trop labiles ;
• contribuer à l'amélioration des capacités locales (capacity building) ;
• enfin, diversifier les activités, de façon à développer des synergies et diversifier
le risque qui consiste à tout miser sur un seul type d'activités.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 120 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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De quelques objectifs spécifiques


Nous insisterons ici sur quelques objectifs spécifiques qui nous semblent, à
l’expérience du terrain, prioritaires.
• En terme de formation
- Former des anthropologues au Sud est urgent, afin qu’ils interviennent dans les
projets de développement et de conservation non seulement dans leur propre pays,
mais aussi dans d’autres pays, voire d’autres continents.
- Former des cadres locaux, aider les États à créer des corps de fonctionnaires
disposant de moyens suffisants et correctement rétribués.
- Aider à la formation civique des jeunes et des nouveaux médiateurs.
- Apporter aux communautés locales une aide juridique de départ, notamment pour se
forger des outils de négociation.
- Bâtir un enseignement technique diversifié et adapté aux besoins de la Nation.
• En ce qui concerne la santé publique, des objectifs très attendus par les
communautés
- Améliorer la couverture médicale : développer la protection maternelle et infantile ;
engager la lutte contre le paludisme, les parasitoses intestinales et l’alcoolisme ;
organiser les vaccinations.
• Des objectifs de valorisation :
- Effectuer l'inventaire en vue de la conservation des techniques traditionnelles, pour
leur rôle culturel (écomusées notamment) ; promouvoir des activités culturelles et
artisanales qui sont susceptibles de valoriser le patrimoine des populations locales.

De quelques principes préliminaires


Enfin, au risque de paraître trivial, nous pensons utile de rappeler quelques
questions préliminaires à la définition d’un projet.
• Un projet résulte d'une évaluation de l'opportunité, entraînant un choix de priorités
de société. Mais pour quels bénéficiaires ? Tout projet a un coût, non seulement
financier mais aussi social : sera-t-il supporté par ceux-là même qui en tireront des
bénéfices ? Ces choix entraîneront des changements, mais pour qui ? Sont-ils
possibles, raisonnables ? Autrement dit, les bénéfices attendus compenseront-ils les
changements demandés à certaines catégories de la population ?
• L'établissement de projets aboutit toujours à reposer la question des relations de
l'État et du citoyen. La décision d'un programme de développement répond à un
impératif national supérieur, pour lequel est invoqué l'intérêt économique. Le projet
dégagera des revenus, ne serait-ce qu'à travers les taxes perçues par l'État. Ces projets
sont justifiés par le fait supposé que ces revenus bénéficieront aux habitants de la
région d'implantation, au travers des investissements dans les infrastructures
publiques locales (routes, écoles, hôpitaux…). Quelle garantie le promoteur a-t-il que
tel sera réellement le cas ?
• Le choix ayant été effectué d'un projet de développement ou de conservation, le
promoteur se préoccupera alors de convaincre les habitants de son bien-fondé, afin

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 121 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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d'en permettre l'implantation. Cette question ne doit-elle pas être posée avant que la
solution ne soit choisie ? Les responsables politiques européens doivent savoir pour
quelles catégories de citoyens ils travaillent. Des choix de société entraînent
nécessairement des conflits. Ont-ils été évalués ? Que sait-on des conséquences des
décisions prises ?
La création, dans les instances européennes, de help desks où se retrouveraient des
anthropologues, avec aussi des praticiens et des chercheurs de plusieurs disciplines,
serait un moyen de préparer les réponses à ces questions.

2. Mieux connaître le contexte

Principes
Chaque situation est particulière et doit être traitée comme telle. Au sein d'une
même population, dans un même écosystème, il peut y avoir de grandes différences.
Malgré ce qui est dit, prévu et annoncé, le contexte préliminaire reste souvent mal
étudié, mal compris et donc mal pris en compte. En particulier, le volet social doit retenir
davantage l'attention. Tout projet d'intervention doit, au préalable, avoir analysé le
contexte et rassemblé des données conséquentes sur l'environnement physique et les
aspects culturels, sociaux, politiques et économiques, si nécessaires aux différents
niveaux : global, régional, national et local.
Il faut s'interroger sur les présupposés implicites des concepteurs, que ce soit en
matière d'environnement, de bénéficiaires ou d'effets recherchés.

Contexte historique
On ne doit pas omettre d'analyser les raisons historiques des situations rencontrées
et des politiques suivies. L'histoire des relations entre les hommes et l'environnement est
ancienne et complexe. L'étude des paléoenvironnements et de l'archéologie permet de
replacer les processus en cours dans des échelles de temps significatives.
De même, l'histoire des relations entre autochtones et allochtones, l'origine du
pouvoir traditionnel, mais aussi la politique coloniale, les législations anciennes et leur
(non-)application, la genèse des aires protégées et leurs implications pour les populations
méritent de retenir l'attention. L'historique des politiques et des stratégies aux différents
niveaux, de même que celui des projets de développement antérieurs, sont très
révélateurs. L'expérience passée influe sur les attentes des différents acteurs, sur ce qu'ils
espèrent ou pas du changement. Elle conditionne leur attitude face aux projets.

Contexte environnemental
On constate une sous-estimation assez systématique de la place et du rôle que
l'Homme a joué dans les écosystèmes forestiers et leur dynamique. Même si ces
écosystèmes ont évolué pendant des millions d'années avant l'apparition de l'Homme, on
ne connaît nul endroit où la forêt actuelle n'ait été transformée, voire créée de toute pièce.
La façon dont traditionnellement les ressources forestières étaient perçues, gérées et

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 122 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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exploitées mérite la poursuite d'analyses détaillées.


Que l'on soit chasseur-collecteur ou agriculteur, la diversité, caractéristique
majeure de la forêt, a induit des stratégies qui composent avec les processus écologiques
naturels et accompagnent, voire influencent, la dynamique des écosystème forestiers.
La diversité des activités et des stratégies permet de diversifier le risque, de
s'adapter progressivement aux changements, d'éviter une trop forte pression sur une
ressource unique et de préserver l'indépendance alimentaire des populations. Ce
faisceau d'imbrication est aujourd'hui unanimement reconnu ; il doit impérativement être
maintenu. Plus diversifié sera l'écosystème, plus stable il sera et mieux il assurera sa
pérennité. C'est particulièrement vrai en ce qui concerne l'agriculture.
Souvent accusée à tort d'être la première cause de déforestation, l'agriculture
itinérante sur brûlis est elle aussi remarquablement diversifiée. Très bien adaptés aux
dynamiques écologiques complexes et fragiles des écosystèmes forestiers tropicaux, les
agriculteurs sur brûlis participent de leur dynamique et favorisent la recolonisation
forestière ultérieure, en particulier par leur refus absolument systématique du
dessouchage et de la coupe de grandes parcelles d'un seul tenant. Les déséquilibres de
densités de population, bien plus sûrement d'ailleurs que la baisse de la disponibilité en
terre et l'augmentation de la population, allongent la durée de mise en culture au
détriment de la jachère, compromettant gravement la stabilité, la rentabilité et la
durabilité des systèmes agraires itinérants sur brûlis. Il devient impérieux de faire porter
l'effort de recherche sur les moyens à mettre en œuvre pour mesurer les évolutions
actuelles et sur la conception d'outils de gestion permettant d'apprécier le seuil
d'exploitation tolérable, par rapport au taux de reproductivité des ressources naturelles -
c’est particulièrement important lorsqu’il est prévu d’introduire des quotas de
prélèvement.

Contexte social, économique et politique


Que ce soit dans le domaine de la conservation, du développement ou de la
coopération en général, la majorité des échecs est liée à une méconnaissance ou à une
sous-estimation du facteur humain. Malgré cela, de nombreux projets continuent à être
lancés sans que des spécialistes des sciences humaines y aient été associés.
Une recommandation importante en découle : mettre autant de moyens (en
hommes et en temps) dans l’approche des problèmes liés aux communautés humaines
que dans celle consacrée aux problèmes techniques et biologiques de la conservation.
C'est tout particulièrement requis lorsqu’il s’agit des forêts tropicales, de leurs
populations et des actions qui y sont menées, car les équilibres y sont extrêmement
fragiles, les situations particulièrement complexes et les préjugés tenaces.

Au plan socio-économique
Il faut notamment déterminer :
• Quels sont les groupes sociaux en présence ? Quelles sont leurs organisations, leurs
représentations, leurs attentes ? On doit veiller à ne pas privilégier certains groupes
(par exemple des chasseurs-collecteurs au détriment des agriculteurs), sous peine de
provoquer des tensions.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 123 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• Comment les populations conçoivent-elles les changements ? Comment


appréhendent-elles le futur ? En effet, selon les groupes, on rencontrera une
perception différente des rythmes et du changement ; les limites temporelles seront
plus ou moins longues, ce qui influera sur leur désir de gérer de façon durable la forêt
ou au contraire de l'exploiter pour répondre aux besoins immédiats.
• Comment expriment-elles leurs besoins et aspirations ?
• Quelle est la mobilité saisonnière et quelles en sont les causes économiques,
sociales ?
• Quel est le mode de gestion spatial et temporel du territoire et quelle est
l'organisation sociale du travail ? Plus spécifiquement, comment sont organisées la
récolte, la chasse, la production, l'utilisation des produits forestiers non-ligneux ?
• Quel est le calendrier des activités ?
• Quel est l'usage de l'espace et des ressources ?
Une attention particulière doit être accordée à l’identification des associations
locales endogènes, à leur représentativité et à leur capacité d’autonomie : elles devraient
constituer un relais crucial pour la mise en place des projets.

Au plan politique
Il faut aussi préciser :
• Quelles sont les élites ? Quels sont le poids et la zone de pouvoir de chacune d'entre
elles ?
• Comment sont gérés les liens avec les villes, l'administration, les partis politiques ?
• Quel sera le bon interlocuteur appartenant à la communauté locale ? Ce choix,
décisif et primordial dans ces sociétés souvent acéphales et basées sur une prise de
décision consensuelle, doit être fait avec toute la circonspection et toute l'attention
nécessaires.
• Y a-t-il des conflits en cours ? Les projets de développement devront veiller à ne
pas les exacerber.

Au plan économico-environnemental
Il faut dans tous les cas examiner :
• Quelles sont les nécessités en matière de subsistance et donc de prélèvement de
produits forestiers, de maintien des jachères d'une durée suffisante ?
• Comment circulent les biens et les produits ? Quels sont les liens entre les forêts et
les centres urbains ?
• Quels sont les dispositifs législatifs et réglementaires et sont-ils compatibles avec
les usages coutumiers ?
• Dans le contexte économique du moment, qu'attend-on de la ressource forestière ?
Quelle est sa part dans l'économie locale et nationale ?
• Quelles sont les sociétés d'exploitation forestière et quelle est l'origine de leurs
capitaux ?
• Quel est l'état de l'information et de la sensibilisation vis-à-vis des changements
climatiques et des menaces écologiques ?

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 124 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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3. Concevoir une stratégie aux différents niveaux

La nécessité, aux niveaux régional et national, d'une approche cohérente et d'une


politique clairement définie fait en principe l'unanimité.
Selon un schéma qui suit à peu de choses près celui du cycle d'un projet, on peut
bâtir le modèle d'une politique forestière nationale ; il passe par des phases successives :
définition des objectifs, préparation des projets, puis exécution sur le terrain, ensuite
monitoring et évaluation, ce qui amène à éventuellement modifier les objectifs, réorienter
les projets…
Or, ce modèle rationnel reste idéal, car dans la réalité on ne prend guère en compte
l'histoire parfois très ancienne des politiques ou des projets ; les interactions et les
interférences entre les différents acteurs peuvent faire se télescoper des phases qui
devraient demeurer distinctes. La pesanteur de l'habitude, le poids de la bureaucratie, la
pression du lobbying et l'ampleur des marchandages font aussi partie des forces
insidieuses qui influent sur les choix politiques.
En tout état de cause, ce qui reste crucial, ce n'est pas tant de savoir comment se
décident les choix politiques, mais de bien apprécier qui a le pouvoir et l'influence pour
faire aboutir les choix politiques effectifs.
Il ne nous appartient pas ici d'esquisser une stratégie globale (des livres entiers,
certains très bons, y ont été consacrés), ni de faire le procès de la coopération pour le
développement, dont les incohérences et les contradictions ont maintes fois été
dénoncées. Les actions d'aide ont souvent souffert de tout vouloir faire en même temps.
Une approche par les objectifs et les méthodes s'oppose à l'approche sectorielle ou
thématique. Or, cette dernière vise à des apports ponctuels, à répondre à des situations de
crise ou à la promotion de valeurs de changement social selon le modèle occidental,
plutôt qu'au développement du pays partenaire. L'aide doit se situer dans une logique
d'accompagnement, se baser sur le partenariat et donc miser sur l'engagement fort du
partenaire.
De ce point de vue, on aura garde de pas mésestimer les rapports de pouvoir entre
les responsables des projets occidentaux de développement ou de conservation et les
populations. Pour fonder le partenariat et la relation d'association, il faut respecter
l'Autre, valoriser le savoir local et pas seulement celui des Occidentaux, veiller à bien
informer les populations, prendre en compte la hiérarchie interne des villages et faire
preuve de plus d'humilité dans nos contacts.
L'engagement du partenaire sera plus sincère et sa responsabilité bien plus engagée
si les intervenants extérieurs limitent la leur. Sur le strict plan de l'efficacité, il est d'une
absolue nécessité que les responsables gouvernementaux comme les communautés
locales s'approprient les objectifs poursuivis. Dans la définition des stratégies pour la
conservation durable et le développement des forêts tropicales, les résultats d'APFT
peuvent aider à réagir contre la double tendance à marginaliser les populations indigènes
et à simplifier les problèmes et donc la façon de les résoudre.
S'il est essentiel de partir des populations autochtones, la démarche ne doit
cependant pas négliger les allochtones : citadins, ONG, associations, missions
religieuses et experts. Il faut appréhender l'espace forestier comme partie intégrante du
territoire national (sans omettre, lorsqu'elles existent, les logiques supranationales) et se

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 125 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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rendre compte des multiples liens qui existent désormais entre le global et le local (le
glocal), entre la ville et la campagne (le rurbain).
Ainsi, il est nécessaire de combiner conservation et exploitation, en intégrant dans
les Stratégies Nationales pour la Biodiversité (NBS) à la fois les aires protégées et les
zones intercalaires, qui pourraient se révéler cruciales par exemple en cas de
changements climatiques. De même, dans une stratégie de conservation à l'échelle du
paysage, les agroécosystèmes et les forêts secondaires périphériques deviennent un
élément important de la biodiversité.
Vu la complexité des écosystèmes, des processus en cours, des relations entre les
populations et des environnements très divers, il est primordial de mieux délimiter ce qui
est connu de ce qui ne l'est pas encore, afin de ne lancer des projets que lorsque sont
disponibles les connaissances scientifiques nécessaires à leur bon déroulement.

Une attention toute particulière doit donc être apportée à une politique
d’aménagement conçue au niveau régional.
• La planification doit prendre en compte la diversité des activités et donc des
stratégies des populations locales, qui se traduit par une occupation répartie de
l’espace et une mobilité saisonnière : il faut privilégier des habitats dispersés et les
pourvoir d’infrastructures modernes, légères et adaptées ; il faut déterminer les
surfaces des zonages en prévoyant des aires de parcours et des surfaces dévolues à
l’agriculture suffisantes, mais surtout qui prennent en compte l’accroissement
prédictible de la population.
• Pour tenir compte de l’impact des villes sur les populations forestières, il est
impératif de favoriser et planifier l’approvisionnement des villes, de penser les circuits
de commercialisation (vivres ou PFNL) en terme d’aménagement régional et, surtout,
de privilégier les activités visant à approvisionner les marchés locaux plutôt que les
extractions destinées à l’exportation.

4. Réalisation des projets

Parler en terme de processus plutôt que de projet permet de garder en tête que l’on
agit dans le temps long et que l’intervention s’inscrit dans une dynamique.
Suivons le cycle d’un projet type associant conservation et développement.
Qu’il soit bien clair qu’aucun projet ne saurait réussir sans le concours des
différents spécialistes concernés, de sciences naturelles et de sciences humaines.
L’attitude des acteurs du projet devra être régie par un principe de base simple : il
faut respecter ses interlocuteurs ; il faut traiter la communauté en partenaire, informer,
expliquer, négocier à égalité et, surtout, la faire participer à tous les stades de
l’élaboration des plans d’aménagement.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 126 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Analyse du contexte pour une mise en place locale


• La prise en compte du contexte est essentielle ; les expériences passées restent
dans la mémoire collective des villageois et influencent leur attitude : qu’un projet,
élaboré de l’extérieur, arrive dans un climat de conflit interethnique, que soient survenues
jadis des spoliations de terre, que le cours mondial d’une culture de rente ait ruiné les
villageois, il a peu de chances d’aboutir.
• Aucun projet ne saurait aboutir sans détermination préalable des groupes sociaux en
présence, de leur organisation et de leur système de représentation. En particulier, le
circuit des prises de décision doit avoir été mis en évidence, ainsi que le mode de
circulation des informations. On ne doit pas sous-estimer les liens avec les élites
urbaines, les administrations qui servent de relais administratif et les dirigeants
politiques ayant conservé des attaches au village. Ces préalables aideront à
caractériser les attentes des villageois, leurs préjugés et surtout la manière dont ils les
expriment.
• Le responsable de projet devra s’attacher à relever de façon détaillée le terroir non
seulement agricole, mais forestier, et inventorier les usages qui en sont faits et les
ressources qu’il procure. Cet inventaire ne devra pas omettre les lieux de mémoire, les
sites sacrés sur lesquels s’ancrent les pratiques rituelles. On aura tout bénéfice à
dresser le calendrier des activités et des ressources.
• La production et la circulation des biens et des produits doit faire l’objet
d’observations minutieuses, afin de préciser la base microéconomique sur laquelle
s’inscrira l’intervention. Le recensement des structures associatives existantes et des
systèmes endogènes de micro-crédit est une étape importante du cycle du projet.
L’ensemble de ces informations permettra de juger de la pertinence, de la
faisabilité et de la viabilité du projet envisagé.

Mise en œuvre
Assez systématiquement, le non-recours préalable aux sciences humaines peut
mener à une impasse, exacerber les tensions, provoquer les conflits et nécessiter dans
l’urgence l’appel d’un spécialiste. Malheureusement, dans de telles situations, la marge
de manœuvre de l’anthropologue est d’emblée singulièrement réduite.
Les cas où la communauté elle-même a un projet collectif et réaliste sont rares. Par
contre, l’analyse minutieuse du contexte socio-économique (dont il vient d’être question)
aura suscité une réflexion collective, débouchant sur la formulation de projets ou la
réappropriation de propositions dont l’origine est extérieure à la communauté concernée.
• Cette démarche favorise une maturation que ne permettent pas les nombreuses
méthodes d’évaluation rapide. D’une façon générale, le recours à ces méthodes donne
l’impression trompeuse qu’une attention suffisante a été portée aux facteurs socio-
culturels, mais vu la complexité des situations, c’est rarement vrai. En outre, l’enquête
d’opinion au village n’est généralement pas corroborée par une validation en grandeur
réelle (terroirs, calendriers, productions, consommation, budgets, etc.). Lorsqu’il est
néanmoins nécessaire de recourir à de telles méthodes, elles ne produiront de résultats
véritablement utilisables que si elles sont appliquées par des spécialistes aguerris du
domaine des sciences humaines.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 127 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• Identifier des partenaires est une tâche essentielle. Prendre appui sur des comités
locaux de gestion est naturel : l’agent de développement aura tout intérêt à se faire
expliquer le fonctionnement des associations, des tontines, des associations féminines.
La dynamique sociale dont témoignent ces pratiques endogènes leur donne rang de
partenaires privilégiés dans tout projet de développement et de conservation.
• Faire précéder la mise en place d’une négociation avec les communautés villageoises
concernées s’avère crucial, tout particulièrement pour les projets d’écotourisme, dont
les villageois doivent être pleinement informés des avantages comme des
inconvénients.
• La prise en compte des techniques paysannes existant localement, notamment en ce
qui concerne l’agriculture et l’arboriculture, qui ont fait leurs preuves, doit primer sur
leur remplacement par des techniques d’origine occidentale à l’efficacité incertaine en
climat tropical. De même, les savoir-faire locaux, dûment documentés, sont autant de
techniques perdurables susceptibles de s’intégrer harmonieusement dans un
écodéveloppement durable.

Suivi et évaluation
Suivre l’impact d’un projet sur les populations locales est une étape nécessaire, et
bien reconnue ; néanmoins, les changements socio-économiques et écologiques font peu
l’objet d’investigations précises et longues. Sont ainsi à prendre en compte :
• les effets sur la santé et l’alimentation des modifications économiques, notamment
en cas de limitation d’accès aux ressources sauvages ;
• l’influence de l’accroissement démographique sur les terres et la disponibilité en
ressources ;
• les conséquences socio-économiques de la proximité des projets, sur les revenus et
les mécanismes microéconomiques des communautés. Dans le cas de projets
d’écotourisme notamment, il faut veiller à ce que les retombées positives en soient
effectives pour la communauté. L’influence de la “touristification” sur le
fonctionnement des communautés est aussi à observer.
• on devra imposer aux promoteurs des projets l’évaluation et le suivi sur place des
implantations réalisées.
En définitive, on recommandera de faire suivre par des anthropologues les projets
et leur impact réel sur l’épanouissement et le bien-être des communautés.
Les aspects légaux et contractuels doivent aussi faire l’objet d’une attention
particulière :
• il importe de faire respecter très rigoureusement les réglementations des
exploitations minières et forestières, en matière de protection de l’environnement et
de retombées sur les populations riveraines ;
• tout projet doit être assujetti à un contrôle sur le long terme, par des organismes
indépendants, afin de vérifier l’application du contrat, l’effectivité et la justice des
compensations et des traitements promis.
Dans le cas particulier des savoirs locaux et de l’utilisation à des fins industrielles
des produits locaux, on devra créer des organismes indépendants afin de contrôler
l’usage fait de ces savoirs indigènes et des ressources.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 128 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Information, éducation et communication


Information et communication sont destinées d’abord aux communautés locales : à
toutes les étapes du projet, il faut expliquer la teneur du projet, discuter, négocier, y
compris dans les langues locales la plupart du temps. Les associations locales,
notamment à l’occasion des réunions des membres, peuvent être des relais à ne pas
négliger pour les campagne d’information et d’éducation.
On devra aussi encourager la diffusion et la vulgarisation des résultats des
recherches menées dans le cadre des projets par une politique éditoriale ambitieuse, car
la demande locale est de plus en plus pressante. Il faudra même promouvoir des
campagnes de recueils et de publications, notamment des savoirs locaux, afin de les
préserver pour les générations futures. A ce propos, la participation des personnes âgées,
“mémoires” des villages, à l’enseignement scolaire devrait être une généralité.
Information et communication doivent aussi s’effectuer en direction des villes, où
vivent les décideurs nationaux, et dans les écoles des villes, où sont éduqués les futurs
décideurs. En retour, il faut étudier la perception de la forêt par les habitants des villes
(dont les enfants des écoles) avant de concevoir des plans de sensibilisation à
l’environnement par l’éducation.
La communication vers les habitants des pays du Nord vient ensuite ; elle doit être
basée sur des connaissances réelles afin de ne pas continuer à véhiculer les banalités et
faussetés que nous avons dénoncées ici. Il est du devoir d’un organisme comme la
Commission Européenne de transmettre des informations exactes, ce qui lui permettrait
également de sensibiliser l’opinion publique européenne aux réalisations positives
résultant des efforts de l’UE pour les questions relatives aux forêts tropicales et à leurs
habitants.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 129 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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5. Conclusion : quelques principes incontournables

Quitte à paraître redondants, essayons d’énoncer quelques grands principes qui


devraient permettre à l’Union européenne d’afficher, pour les forêts tropicales, une
politique.
• Il est indispensable d’allier idéalisme et réalisme si l’on ne veut pas déboucher
sur une grave crise au Sud : c’est pourquoi l’Union Européenne doit tenter un équilibre
entre une logique d’efficacité et une logique opportuniste. En particulier doivent être
définies non seulement quelle exploitation des forêts, mais aussi quelle conservation,
sont, non pas économiquement possibles, mais humainement acceptables. Il s’agit là
d’une urgence qui devrait mobiliser l’énergie tant des politiques que des scientifiques.
• Dans leur grande majorité, les habitants des forêts souhaitent le changement mais
ne veulent pas perdre les fondements de leur vie. Encore faut-il qu’ils aient le pouvoir et
les moyens de choisir leur développement. Partout où se fait sentir cette volonté de
changement, une aide à la décision doit être mise en place, afin que la participation ne se
fasse plus dans le sens unique du décideur vers la communauté.
• Pourtant, le développement ne doit pas apparaître comme une nécessité :
n’oublions jamais que ce concept résulte essentiellement d’une domination sans cesse
accrue du Nord sur le Sud et qu’il a pour vocation de traiter de situations de crise
touchant aussi bien les hommes que leur environnement.
• Parallèlement, le principe de non-intervention ou d’intervention discrète doit être
appliqué partout où les communautés vivent bien. Si ce principe de précaution avait été
appliqué durant les cinquante dernières années, les avanies d’un modernisme mal digéré
auraient été épargnées à des centaines de milliers de personnes. Ceci sous-entend une
réévaluation des concepts de pauvreté et de bien-être.
• Dans tous les cas, les décideurs européens doivent veiller au maintien des
économies autosubsistantes : c’est leur disparition qui est cause de la véritable pauvreté.
La viabilité de telles économies repose en priorité sur la garantie de territoires répondant
à leurs pratiques. A l’inverse, le modèle consumériste pénètre de façon insidieuse
jusqu’au coeur des forêts : en coupant les peuples forestiers de leurs savoirs et en les
détournant de leurs pratiques, il est le vecteur majeur d’une pauvreté irréversible.
• En vérité, les communautés forestières n’ont pas une connaissance innée de la
nature. La finesse de leurs connaissances et de leur adaptation est une construction
éminemment culturelle, qu’il convient de respecter, voire d’encourager. On remarquera
que, contrairement au mythe couramment répandu de l’harmonie entre l’Homme et la
Nature, une majorité de peuples forestiers a développé à l’égard de la forêt une crainte
respectueuse qui les pousse à rechercher un équilibre toujours fragile. A cet égard, il
convient de rappeler que de nombreuses sociétés aujourd’hui déstructurées ont vu leurs
savoirs s’éroder et leurs pratiques perdre de leur efficacité ou même devenir franchement
destructrices : dans de tels cas, l’éducation, et particulièrement une formation biologique
ou écologique, prend tout son sens.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 130 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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• La protection de l’environnement ne peut se réaliser que si elle s’inscrit dans une


politique de plans d’aménagement à l’échelle des États concernés. L’illusion est grande
de penser que ces plans d’aménagement puissent être élaborés uniquement grâce au
support de technologies de pointes, telles que les couvertures satellitaires. Seules des
enquêtes de terrain permettent de rendre compte de la diversité des situations et évitent
les généralisations hâtives, porteuses d’échec du développement “classique”.
• La réorganisation des politiques de développement de la Communauté
Européenne est devenue indispensable. Elle passe par :
- la définition des projets à partir des besoins réels des communautés ;
- le financement de la formation d’experts compétents tant du Nord que du Sud ;
- un plan d’intervention cohérent au niveau régional avec les gouvernements
concernés ;
- une redéfinition de la place et du nombre des ONG intervenantes par un audit
général, dans le but devenu absolument nécessaire d’aboutir à une charte définissant
les critères de leur habilitation et le cadre de leur compétence ;
- une meilleure représentation qualitative et quantitative des structures de l’État dans
les régions forestières ; des fonctionnaires bien formés et correctement rétribués
devraient contrôler et suivre, avec l’appui de scientifiques, l’évolution des projets de
développement et de conservation.
Même si elle n’est plus aujourd’hui seule en cause, l’Europe porte la lourde
responsabilité historique de la persistance de la crise du Tiers-Monde.
En adoptant une politique humaniste et volontariste à l’égard des hommes des
forêts tropicales, elle peut atténuer ce triste état de fait. Le monde change vite et les cinq
années de l’aventure d’APFT ne nous permettent guère d’être optimistes. Pourtant, nous
avons la conviction que le cours de l’histoire peut encore être infléchi pour les peuples
des forêts tropicales et qu’il peut leur être garanti bien-être, survie culturelle et ouverture
positive sur le vaste monde.

NOTES
1 Un bon exemple en est fourni par la récente campagne lancée au Brésil par le WWF contre les feux de
forêt pointant encore une fois, et contre toute vraisemblance, l’agriculture traditionnelle comme
principale responsable de la déforestation.
2 La rapidité des screanings chimiques par famille botanique et la synthèse des molécules découvertes dans
les plantes rend cette quête amplement caduque.
3 Pour être honnête, les auteurs de ces lignes, ne bénéficient-ils pas eux-mêmes de façon importante mais
dépourvue d’ambiguïté de crédits européens destinés au sens large au développement ?
4 Si l’impact déstructurant des missions protestantes et catholiques s’est quelque peu atténué sans pour
autant disparaître, il a été largement relayé par celui des sectes millénaristes (adventistes, pentecôtistes,
témoins de Jéhovah...).
5 La croissance démographique de la Guyane Française concerne surtout les villes, alors que celle de
l’Amapa, du Roraima et de la Guyane vénézuelienne concerne à la fois les villes et les zones rurales.
6 Cette diversité reste inexpliquée, puisque dans un même contexte insulaire, la Polynésie offre une
profonde unité linguistique dans un triangle immense constitué par les îles Hawaii, l’île de Pâques et la
Nouvelle-Zélande.

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 131 Future of Rainforest Peoples (FRP)
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Vers où ?
Cameroun - (cliché S.Bahuchet)

Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) 132 Future of Rainforest Peoples (FRP)
APFT
Avenir des Peuples des Forêts Tropicales
est un programme financé par la Commission Européenne
qui associe sciences de la nature et sciences de l'esprit
pour explorer en profondeur les problèmes auxquels sont confrontés
les populations des forêts.

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