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Emma Goldman - L'anarchie, Un Idéal D'émancipation

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Culture et idées

Emma Goldman : l’anarchie, « un idéal


d’émancipation »

Catherine Marin (Reporterre)


28 mai 2019 à 09h55, Mis à jour le 27 juillet 2019 à 09h31
Durée de lecture : 8 minutes

En , Emma Goldman faisait partie, selon le FBI, « des


plus dangereux anarchistes d’Amérique ». Enfin traduits
intégralement en français, ses mémoires, « Vivre ma vie.
Une anarchiste au temps des révolutions », sont l’occasion
de dépasser les clichés sur l’anarchisme.
Sous sa couverture rouge et noire, la traduction intégrale des mémoires
d’Emma Goldman, révolutionnaire anarchiste et féministe, vaut son pesant de
plaisir. Intitulé Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions, ce
truculent récit, tout à la fois autobiographie et reportage, fait revivre la gauche
radicale au tournant des XIXe et XXe siècles, ses militants et acteurs
mythiques (Pierre Kropotkine, le père de l’anarchisme moderne, Jack
London…). L’anarchisme en ressort vivifié, dionysiaque et fort d’un projet
d’émancipation individuelle et collective.

D’ascendance juive, Emma Goldman est née en 1869 en Lituanie, alors


province russe. Bravant un père brutal qui lui refusait l’accès aux études (« La
fille d’un Juif a seulement besoin de savoir découper menu les nouilles et
donner à son homme plein d’enfants »), elle rejoignit sa sœur aînée à
Rochester, aux États-Unis, à tout juste 16 ans. Quatre ans plus tard,
bouleversée par la condamnation, « sans preuve », de huit orateurs
anarchistes à Chicago, elle partit pour New York rencontrer les « cercles
socialistes ». Ce fut sa « vraie naissance », celle qui ouvre le livre. Son récit se
déploie ensuite jusqu’en 1928, avec un séjour de deux ans dans ce qu’elle
appela la « dictature bolchevique », objet d’un passionnant chapitre : « Rêves
d’une vie brisés en Russie. »

« Mon bel idéal, c’est la liberté, le droit de s’exprimer


pour chacun, et pour tous le droit de jouir de belles
choses »
À la suite de son départ épique de Russie, fin 1921, et dans l’impossibilité de
retourner aux États-Unis — considérée comme « dangereuse », elle en fut
expulsée en 1919 pour son engagement contre la conscription, au nom de « la
liberté de conscience » —, elle se retrouva apatride. Elle erra alors de
l’Allemagne à l’Angleterre, pays dont elle connaissait la langue, dans l’attente
d’un visa pour s’installer. Elle trouva finalement refuge en France, « berceau de
l’anarchisme », et y rédigea ses mémoires, de 1928 à 1930. Elle mourut en
1940, à Toronto, non sans avoir apporté un soutien ardent aux républicains
espagnols et aux prisonniers politiques en Russie.

Emma Goldman vers 1900.

Pour le plus grand intérêt des lecteurs de Vivre ma vie, celle que la presse
étasunienne appela « Emma la Rouge » ne laisse guère prise aux caricatures
courantes de l’anarchiste, entre « lanceur de bombes », « brute sanguinaire »,
militant austère.

Est-ce dû à une « enfance épouvantable » ? Aux images inoubliables de la


cruauté du régime tsariste — celle notamment d’un paysan « à moitié nu qu’on
cinglait à coups de knout », ses « cris perçants », « les traits déformés des
gendarmes » ? À sa connaissance intime de « l’esclavage industriel » — qu’elle
partage avec ces millions d’« étrangers accueillis aux États-Unis (…) mais
exploités sans pitié » ? Cette ardente militante va développer une conception
de l’anarchisme qui sera « le contraire de la violence ».

Elle ne commit jamais d’attentat (une stratégie « erronée », dit-elle) et, en


1921, malgré les pressions diverses, elle refusa de fermer les yeux sur la
répression et la famine en Russie au prétexte que « la fin justifie les moyens ».
Quant à l’austérité dogmatique, voici ce qu’elle répondit à l’un de ces
anarchistes sourcilleux lui faisant remarquer qu’« il ne sied pas à une
agitatrice de danser (…) avec un tel abandon irresponsable » : « Si le
mouvement devait se transformer en cloître, je ne pourrais pas y rester. Car,
mon bel idéal, c’est la liberté, le droit de s’exprimer pour chacun, et pour tous le
droit de jouir de belles choses. » Eh non, insista-t-elle, l’anarchisme n’est pas
une passion triste, « un éveilleur de pensée », plutôt, qui démultiplie le désir de
vivre et d’agir.

Une véritable révolution sociale ne peut advenir que


« par la base »
Elle l’illustra par une stratégie double. D’un côté, les « manifestes enflammés »,
les « meetings monstres », « petites fêtes », et autres caisses de soutien aux
victimes de la « terrible guerre de classes ». Comme Louise Michel, cette
« femme merveilleuse » qu’elle rencontra à Londres, Emma Goldman appela le
peuple « mourant de faim » à faire respecter sa souveraineté par un État
« indifférent » :

Vous tous, hommes et femmes, ne voyez-


vous pas que l’État (…) vous broie pour
préserver la classe dominante, vos
maîtres ? (…) Alors, allez manifester
devant le palais des riches, exigez du
travail. S’ils ne vous en donnent pas,
exigez du pain. S’ils vous refusent les
deux, prenez le pain. C’est votre droit le
plus sacré ! »
Elle le paya d’un an de prison.

De l’autre, à une époque où ni la liberté syndicale ni la liberté d’expression


n’étaient garanties, elle multiplia les prises de position publiques pour soutenir,
notamment, « le droit des travailleurs à l’autodéfense » et encourager
l’expérimentation collective, convaincue qu’une véritable révolution sociale ne
peut advenir que « par la base ». Ce à quoi font écho les expériences de
municipalisme libertaire tentées aujourd’hui. Emma Goldman s’employa par
ailleurs à déjouer la « morale mesquine », cause de « grandes souffrances » et
d’entrave à l’épanouissement individuel : défense de la contraception,
dénonciation de l’ostracisme à l’égard des homosexuels, etc. Elle fut sans fin
sur la corde raide entre émancipation individuelle et émancipation collective,
les deux versants du projet de refondation sociale anarchiste.
Emma Goldman, en pleine intervention publique sur le contrôle des naissances, à Union Square
(New York), le 20 mai 1916. Ayant exercé la profession d’infirmière, elle connaissait bien « la lutte
des femmes miséreuses contre les grossesses à répétition ».

Lorsqu’Emma Goldman, alors encore dans sa vingtième année, se rendit


compte qu’elle pouvait « influencer les gens avec des mots », elle en « pleur[a]
de joie ». Elle ne cessa plus dès lors de parcourir les États-Unis et l’Europe,
puis le Canada, pour y donner des conférences en relation plus ou moins
étroite avec l’actualité des luttes (jusqu’à 120 par an).

En 1906, elle démultiplia l’écho de ces conférences en créant la revue Mother


Earth, soit « la Terre libre pour l’individu libre ! ».
Mother Earth contribua à façonner la conscience politique de son temps en
brisant les barrières entre des milieux qui ne communiquaient guère : celui de
la rue et celui des intellectuels et des artistes. La revue put aborder à la fois
l’assassinat des mineurs de Ludlow, « afin d’éveiller les travailleurs à ses
leçons », l’éducation libertaire, par exemple la « formidable expérience
pédagogique » de La Ruche, du Français Sébastien Faure, menée avec les
enfants dans un cadre naturel, et la signification sociale du théâtre européen.
Car « l’art et la vie sont les deux mamelles de la révolte ».

Le récit d’émancipation d’une femme avide de vivre


bien que condamnée à un destin « résigné »
Cette position déplut à la fois à certains camarades anarchistes, qui trouvèrent
que « Mother Earth n’[était] pas assez révolutionnaire, au motif sans doute que
l’anarchisme y était appréhendé moins comme un dogme que comme un idéal
d’émancipation » et à « certains gens de lettres new-yorkais pour lesquels l’art
signifiait la fuite devant la réalité ».

Enfin, Mother Earth ouvrit l’anarchisme aux questions portées par la


philosophie et les arts de son époque. Nietzsche, et sa Généalogie de la
morale, par exemple, ou Freud, rencontré à Vienne, qui lui permit de saisir « ce
que signifie réellement la répression sexuelle et ses conséquences sur la
pensée et l’action humaines », vinrent stimuler les débats sur les fondements
de l’émancipation individuelle, tandis que la poésie de Gorki ou le théâtre
d’Ibsen, en « touchant le cœur et l’esprit », devaient faciliter la compréhension
des phénomènes psychologiques et sociaux.

Vivre ma vie est aussi le récit d’émancipation d’une femme avide de vivre, bien
que condamnée à un destin « résigné ». Emma Goldman s’y montre bravant les
autorités les unes après les autres : père, mari, mentor, compagnons érotiques
trop possessifs, puissants et État, pour « trouver ses propres repères ». Elle
s’y découvre également dans sa vie affective et amoureuse. Des premières
« sensations érotiques » (« à 6 ans, avec le berger Petrouchka ») aux
« préjugés sociaux qui mutilent la nature féminine », des bienfaits de l’amour
libre (qui ouvre « à tant de richesses spirituelles ») aux difficultés de vivre avec
des hommes qui « n’admettent d’autre divinité qu’eux-mêmes », son récit
condense les expériences féminines parmi les plus fondamentales.

Enfin, toujours désireuse d’« ouvrir la route », cette féministe de combat


interroge l’émancipation féminine d’une façon qui, aujourd’hui encore, pourrait
susciter quelques débats animés. Notamment lorsqu’elle interpelle la femme
sur son ambivalence vis-à-vis de « l’homme » : devenue mère, écrit-elle, « elle
est la première à cultiver sa vanité et sa suffisance (…) car elle déteste la
faiblesse et désire l’homme viril ».

On referme les mille pages de Vivre ma vie la tête échauffée et le cœur


revigoré. La densité psychologique du récit, sa vivacité, son ironie, bien
rendues par une traduction fluide et expressive, donnent le sentiment d’avoir
traversé un monde, un monde où l’humanité se réinvente, noble et solidaire.
« Car tous les êtres humains (…) sont nés avec un droit égal de participer au
banquet de la vie. »

Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions, d’Emma


Goldman, traduction Laure Batier et Jacqueline Reuss, éditions
L’Échappée, novembre 2018, 1.104 p., 29,90 €.

Après cet article


Culture et idées
Voltairine reviens, le sexisme est toujours là !

Précisions
Source : Catherine Marin pour Reporterre

Photos : cahier central de Vivre ma vie

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