Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                
CHAPITRE 14 / INNOVER PAR LES INSTRUMENTS ? Le cas du gouvernement des squats à Paris Thomas Aguilera Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | Académique 2014 pages 417 à 444 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/l-iInstrumentation-de-l-action-publique---page-417.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Aguilera Thomas, « Chapitre 14 / Innover par les instruments ? » Le cas du gouvernement des squats à Paris, in Charlotte Halpern et al., L'instrumentation de l'action publique Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) « Académique », 2014 p. 417-444. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) in Charlotte Halpern et al., L'instrumentation de l'action publique PAR LES INSTRUMENTS ? LE CAS DU GOUVERNEMENT DES SQUATS À PARIS1 Thomas Aguilera À travers l’exemple des politiques municipales des squats à Paris, ce chapitre montre que les instruments sont des outils souples de gouvernement permettant l’innovation des politiques publiques. D’une part, les élus peuvent s’adapter à des cibles mouvantes en recyclant des outils préexistants. D’autre part, les instruments sont des vecteurs de diffusion d’innovation et de désectorialisation des politiques facilitant une ouverture de la gouvernance urbaine. Néanmoins, si l’usage de certains d’entre eux peut apparaître comme innovant en rendant gouvernables certains squatteurs jugés comme « animateurs », ils ne remettent nullement en cause la répression des autres. Au contraire, ils la légitiment. Mots clés : instruments d’action publique – innovation – squats L ’élection du candidat socialiste Bertrand Delanoë à la mairie de Paris en 2001 marque une rupture dans la gestion locale des squats de la capitale2. Le cas du 59 Rivoli l’illustre. Les squatteurs de ce lieu ont profité de la fenêtre d’opportunité ouverte par les élections municipales pour pousser le candidat Delanoë à promettre leur légalisation une fois élu. Promesse tenue par le maire qui rachète le bâtiment squatté et signe avec le collectif Chez Robert Électron libre 1. Je remercie les éditeurs de l’ouvrage pour leurs commentaires sur ce chapitre. 2. Les résultats présentés ici proviennent d’une étude consacrée au gouvernement des squats à Paris, pour laquelle nous avons construit une base de données sur soixante squats (2001-2010) dont vingt et un ouverts au printemps 2010. Cette base recense vingt-trois variables, dont les caractéristiques des squats, celles des propriétaires, les profils et les stratégies des squatteurs et les réactions des acteurs publics. À cela s’ajoutent une cinquantaine d’entretiens semi-directifs avec les acteurs des politiques des squats (squatteurs, fonctionnaires de police, bailleurs sociaux, mairie, préfecture, associations, etc.) et plus d’une centaine d’heures d’observation. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Chapitre 14 / INNOVER L'INSTRUMENTATION DE L'ACTION PUBLIQUE une convention d’occupation précaire (COP). Si les élus parisiens se défendent d’avoir créé une « jurisprudence » – ils veulent considérer cet épisode comme une exception –, les politiques ultérieures restent marquées par cette victoire des squatteurs. Les responsables municipaux eux-mêmes le concèdent : « On a innové. On a fait quelque chose de nouveau3. » Qu’en est-il exactement : y a-t-il eu innovation ou pas ? Le squat ne correspond à aucune catégorie juridique dans le droit français. Il est généralement qualifié comme une « occupation sans droit ni titre ». Pour notre part, nous adoptons la définition de Cécile Péchu : « Une action d’occupation illégale d’un local en vue de son habitation ou de son utilisation collective4. » Il est le témoin d’une ville « plurielle5 ». Les squatteurs correspondent à des « parasites » de l’espace urbain, car ils contournent les dispositifs traditionnels d’affectation des ressources, défiant la municipalité, mais aussi l’État, dans la mise en œuvre des politiques du logement ou des politiques culturelles et sociales. Face à ce défi, la mairie de Paris a cherché à innover. Le gouvernement des squats par la ville de Paris oscille, depuis 2001, entre répression et tolérance relative, notamment par l’usage courant de deux instruments d’action publique : le projet urbain et la convention d’occupation précaire6. Ces instruments témoignent-ils d’un réel changement de stratégie vis-à-vis des squats parisiens ou d’une simple illusion ? Nous tenterons de répondre à cette question en adoptant deux positionnements méthodologiques. Nous souhaitons tout d’abord réinvestir une dimension largement sous-estimée par les travaux sur les politiques publiques : le lien entre action collective protestataire et action publique, autrement dit le lien entre « gouvernants et gouvernés7 » ou encore entre policy insiders et policy outsiders8. Pour ce faire, une analyse multiniveau de la gouvernance urbaine s’impose9. Nous devons considérer les relations 3. Directeur de cabinet de l’adjoint au logement de la mairie de Paris. 4. Péchu, 2010, p. 8. 5. Pattaroni, 2007. 6. Aguilera, 2012b. 7. Castells, 1983. 8. Dupuy et Halpern, 2009, p. 704. 9. La gouvernance est définie « comme un processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux et d’institutions en vue d’atteindre des objectifs définis et discutés collectivement » (Le Galès, 2010, p. 301). Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 418 complexes entretenues par l’ensemble des acteurs à des échelles diverses, afin d’examiner les interdépendances, car « aucun acteur seul, public ou privé, n’a les connaissances et l’information requises pour résoudre des dynamiques complexes et relever tous les défis sociétaux ; aucun acteur seul n’a les compétences suffisantes pour mettre en œuvre des instruments efficaces ; aucun acteur seul n’a le pouvoir d’action suffisant pour dominer unilatéralement10 ». Les décideurs doivent compter sur la présence (consensuelle ou conflictuelle) d’acteurs sociaux qui vont les pousser à innover dans un cadre de gouvernance urbaine plus ou moins ouvert. Afin de repérer cet effet et ces innovations, nous adoptons une approche par les instruments d’action publique : c’est là le second positionnement méthodologique de ce texte. Étudier l’instrument d’action publique, tel que défini dans l’introduction générale de Gouverner par les instruments11, implique de prendre une posture spécifique de science politique, qui consiste à chercher à comprendre le « choix et l’usage des outils12 », l’opérationnalisation de l’action publique et la matérialité de la mise en œuvre au-delà des objectifs affichés13. Cette approche permet de « retracer le changement14 » ; de « démonter les apparences » et de rompre avec les « changements de surface »15 ; de mettre à jour la portée politique de l’action publique ; de comprendre la mise en automatisme de certaines interventions publiques au-delà des discours et des objectifs officiels accompagnant certains programmes d’action. Les décideurs allèguent souvent la nouveauté des politiques mises en œuvre et des instruments utilisés ; pourtant, les innovations sont rares. Les instruments sont parfois renouvelés : ces apparentes nouveautés ne sont pas neutres16. Ils relèvent parfois de simples politiques symboliques17. L’innovation reste limitée18 et les acteurs se contentent bien souvent de donner 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. Kooiman, 2003, p. 11. Lascoumes et Le Galès, 2004. Lascoumes et Le Galès, 2004, p. 12. Foucault, 1994 ; Padioleau, 1982. Palier, 2004. Lascoumes et Le Galès, 2004, p. 364. Lascoumes et Le Galès, 2004, p. 358. Edelman, 1964. Halpern et Le Galès, 2011, p. 52. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 419 Innover par les instruments ? L'INSTRUMENTATION DE L'ACTION PUBLIQUE l’illusion du changement radical tout en ne faisant que recycler d’anciens instruments19. Cela est dû à leurs caractéristiques mêmes. Christopher Hood décrit des boîtes à outils (tool-kits) dans lesquelles on va puiser pour construire des instruments20. Selon lui, les gouvernants ne disposent en fait que d’un nombre très limité de « bases » à partir desquelles ils vont concevoir de nouveaux instruments. Comme le montrent ceux mobilisés dans le cadre des politiques publiques des squats à Paris, c’est-à-dire le projet urbain et la convention d’occupation précaire, la marge de manœuvre se limite aux nouvelles combinaisons d’instruments préexistants, dans des contextes divers et pour poursuivre des buts différents. Les instruments sont démontables et la notion de kit proposée par Hood nous permet de saisir le « montage » autour de la population cible afin de l’encadrer le plus efficacement possible21. Ils sont des outils de gouvernement souples qui permettent d’osciller entre tolérance et répression. Nous ne défendons pas ici l’idée d’un gouvernement au cas par cas ; au contraire, on assiste à une normalisation de la gestion des squats qui tend à fournir aux gouvernants des solutions clés en main. Nous souhaitons plutôt montrer que la construction et l’usage de l’instrument se sont fait au format du squat. Dans ce chapitre, nous prétendons contribuer au débat autour de l’innovation, non seulement des instruments eux-mêmes, mais aussi des politiques publiques des squats, du logement et de la culture, par les instruments (comme vecteur et non comme output). Trois niveaux d’analyse s’imposent ici. Tout d’abord, le problème public « squat », redéfini autour des questions de logement et de culture principalement. Ensuite, si les instruments (projet et convention d’occupation précaire) correspondent bien à du recyclage et non à de l’invention 19. Bezès, 2004 ; Pinson, 2004 ; Palier, 2004. 20. Hood, 1983. 21. Cette perspective se distingue quelque peu de celle considérant les instruments comme avant tout des « institutions » (Lascoumes et Le Galès, 2004). En effet, Christopher Hood considère que le nombre limité de solutions (agencement des « bases ») dans un contexte donné pèse sur l’innovation. À l’inverse, penser les instruments comme des institutions, c’est plutôt voir la contrainte dans les institutions elles-mêmes, qui réduisent le champ des possibles pour les décideurs. Dans les deux cas, il y a contrainte, mais elle est de nature différente. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 420 pure, c’est leur usage qui pourrait être innovant dans une action publique qui s’adresse à des acteurs en situation d’illégalité qu’il est difficile d’atteindre au-delà d’une action juridique ou policière. Le troisième volet porte donc bien sur une innovation en termes de modes de gouvernance et de transformations de coalitions d’acteurs. Nous présenterons dans un premier temps les instruments en question en montrant qu’ils résultent d’un rapport de force entre squatteurs et élus. Ils sont produits par recyclage d’instruments existants dans d’autres domaines des politiques urbaines. Nous explorerons ensuite la dimension innovante du gouvernement des squats par les instruments. Parler d’innovation nous invite à comprendre les processus de création « produit » et « procédurale », ainsi que les modèles de diffusion. Enfin, nous tenterons de saisir les conséquences et les effets d’une telle innovation : une réelle innovation ou une continuité ? De la répression généralisée à la nouvelle gouvernance urbaine des squats : un changement de cadre ? La municipalité parisienne est au cœur de la gouvernance des squats, même si de nombreux autres acteurs interviennent22. Après un bref aperçu des différents types de squats à Paris, nous montrerons dans quelles mesures les élus parisiens, qui ont participé à une redéfinition du problème public « squat », ont peu à peu ouvert le cadre de gouvernance à certains de ces acteurs illégitimes que sont les squatteurs. Nous présenterons enfin les deux instruments majeurs utilisés. Les squats à Paris : contre-culture, lutte pour le logement, survie, trafic La genèse du squat (sous sa forme moderne) remonte au XIXe siècle23. Il s’agit d’une occupation collective et illégale d’un immeuble (ou d’un logement) vacant afin d’y loger des familles précaires. Le squat est devenu un moyen d’action dans la lutte pour le droit au logement et contre le mal-logement. Dans les années 1970, il est le lieu de la 22. Aguilera, 2010. 23. Péchu, 2010. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 421 Innover par les instruments ? L'INSTRUMENTATION DE L'ACTION PUBLIQUE contre-culture en France. Des artistes et des militants politiques s’associent pour s’approprier des espaces urbains délaissés, afin d’y construire un mode de vie alternatif et résister aux opérations de rénovation urbaine. Aujourd’hui, on retrouve tout le spectre des différentes formes de squats à Paris : cinq grandes familles sont identifiées24. La grande majorité des squats « visibles » à Paris sont occupés par une première catégorie : des artistes qui cherchent à ouvrir des espaces de création et d’exposition au cœur de la capitale. Ils revendiquent et développent des formes d’autogestion guidée par une appropriation directe des espaces publics et privés en refusant les contraintes institutionnelles et autres normes sociales. C’est le modèle du « centre social » européen25. Pour la mairie de Paris, ils sont considérés comme des « animateurs » des quartiers. La deuxième tendance correspond au mouvement pour le logement dont les plus médiatiques représentants sont l’association DAL (droit au logement) et le collectif Jeudi Noir : les squatteurs ouvrent des lieux pour y héberger des précaires, tout en attirant l’attention des médias sur la question du mal-logement, afin de faire pression sur les pouvoirs publics locaux et nationaux. La troisième catégorie, très minoritaire à Paris, correspond aux squats « autonomes » ou « anarchistes », pour qui l’occupation est une fin en soi. Le quatrième type de squat serait le squat d’immigrés et de précaires qui occupent temporairement des immeubles vacants tout en demandant une reconnaissance (régularisations pour les sans papiers)26. Enfin, la plupart des squats sont en réalité « discrets », de petites tailles et plus spontanés. On estime leur nombre à près de deux mille en Île-de-France, dont sept cents sont des squats de logements sociaux27 et la moitié serait le fait de trafics organisés. On en prend généralement connaissance une fois l’expulsion réalisée. 24. Aguilera, 2013. 25. Voir les publications du collectif de recherche Squatting Europe Kollective : http://sqek.squat.net 26. À Paris, deux cas importants ont été fortement médiatisés : le squat de Cachan, expulsé en 2006, et celui de la rue Baudelique (18e arrondissement), en 2010. 27. Quercy, 2002 ; AORIF (Union sociale pour l’habitat Île-de-France), 2006. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 422 Une rupture dans la construction du problème public « squat » ? Le changement de majorité municipale en 2001 marque un renouvellement de la conception du problème public « squat ». Durant la campagne électorale, des choix politiques forts concernant les politiques sociales, de la culture et du logement avaient été affirmés par le candidat Delanoë, en rupture avec ceux de Jean Tiberi. Ils impliquaient des positionnements spécifiques de la municipalité dans les affaires de squats et une refonte de la construction du problème public. Le volet culturel de Delanoë a souvent été mis en avant, ce dernier souhaitant valoriser de nouvelles formes de culture afin de faire de Paris une capitale culturelle européenne et de résoudre des insuffisances d’infrastructure28. La mairie de Paris, par la voix de son adjoint à la culture, Christophe Girard, a affirmé vouloir promouvoir des « lieux de culture émergents » et donc répondre à une volonté des parisiens de disposer de lieux que l’on qualifie d’« alternatifs », inscrits dans le tissu local. Pour les élus parisiens, les squats sont apparus comme des révélateurs des problèmes urbains, des désirs des habitants et des solutions – innovantes, originales et alternatives – proposées. Le regard des élus de la nouvelle administration a changé : ils ne considèrent plus les squatteurs comme des criminels ou des clandestins et comprennent qu’il s’agit bien souvent d’une stratégie de survie. Si le squat correspond à une remise en cause et au piratage des dispositifs traditionnels des ressources logement, entre résistance et contestation29, il est aussi le lieu de demandes sociales pour des squatteurs en situation de « nonrecours30 ». Le cadre des politiques du logement s’est élargi et la mairie est souvent amenée à se faire médiatrice de conflits entre propriétaires, squatteurs et justice. Les squatteurs sont aujourd’hui considérés à la fois comme cibles et insiders de l’action publique et, en tant que tels, des acteurs à part entière de la gouvernance urbaine impliquant la mairie centrale et ses différents cabinets, l’État, par le biais de la 28. La ville de Paris peine à répondre aux demandes d’ateliers d’artistes (Lextrait, 2001 ). La durée moyenne d’attente d’un atelier est de près de trente ans ; chaque année, seulement cinq à six ateliers sont attribués à Paris, pour une liste d’attente de plus de mille artistes par an (Langlois-Mallet, 2008). 29. Péchu, 2010. 30. Warin, 2010. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 423 Innover par les instruments ? L'INSTRUMENTATION DE L'ACTION PUBLIQUE préfecture, et sa police, les élus d’arrondissement, mais aussi les bailleurs sociaux, les propriétaires privés (particuliers ou institutionnels) et les associations. Cette ouverture de la gouvernance urbaine aux squatteurs – inenvisageable avant les années 2000 – ne concerne pas les squats de militants radicaux, d’immigrés, de sans-papiers, de sansabri ou de consommateurs de drogue, pour qui le seul instrument toujours en vigueur est celui de l’expulsion à la suite d’une décision de justice ou parfois illégalement. Nous verrons en quoi la permanence du volet répressif pour ces derniers types de squats représente une limitation forte à l’idée d’innovation. Gouverner l’illégal par les instruments : normaliser par le projet et le contrat La rupture observable dans notre cas concerne une partie seulement du problème « squat » et se concrétise dans l’usage d’instruments d’action publique visant à la normalisation d’une catégorie de squats, ceux d’artistes, plutôt qu’à leur simple expulsion. Deux instruments majeurs permettent d’orienter et de réguler le rapport aux squatteurs et, ce faisant, de sélectionner, de trier, en en intégrant une partie et en marginalisant les autres, c’est-à-dire en créant un nouveau clivage insiders/outsiders. Le premier est le projet urbain, qui constitue une procédure maintenant courante pour les aménageurs31. Face à une occupation, la Mairie qui veut récupérer son bien peut lancer un appel à projet sur le bâtiment. Les élus le mobilisent, car ce type d’instrument, flexible, permet d’établir des relations avec les populations cibles, faisant appel à leur participation et nuançant par là même la frontière gouvernantsgouvernés. L’argument de la procédure démocratique de transparence (code des marchés publics) et de participation des usagers des lieux autorise la sélection des occupations de l’espace urbain32. L’appel à projet légitime, pendant la procédure, le statut des squatteurs qui se comportent alors comme des acteurs légaux et comme de véritables urbanistes, puisqu’ils peuvent déposer un dossier, comme ce fut le cas pour le squat de la Petite Rockette rue Saint-Maur ou celui de la Forge 31. Pinson, 2009. 32. Pinson, 2004, p. 205. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 424 de Belleville en 2009. Ils sont intégrés dans le jeu de la légalité, dans la normalisation administrative. Ils doivent présenter des budgets et des bilans d’activité, respecter des critères de sécurité et des modes d’occupation bien précis. Ils sont contraints d’accepter les règles du jeu. Pour la Mairie, l’appel à projet constitue un véritable dispositif de pouvoir lui permettant de contrôler les interstices qui lui échappent : si les squatteurs gagnent, ils sont tenus de respecter les critères et normes du projet, sinon ils sont évincés. Nous pouvons toutefois nous interroger sur les objectifs réels de la Mairie lorsqu’elle lance ses appels à projet, car ils ne sont pas remportés par les squatteurs. Elle se sert des projets pour évincer les occupants, parfois en les imposant sans les soumettre à candidature. Dans notre échantillon de soixante squats, vingt projets ont été imposés : ils concernent principalement des logements sociaux (sept projets), des crèches (une dizaine de propositions), des foyers de travailleurs (deux cas). Pour les squatteurs et leurs avocats, ces projets sont « bidon », montés ad hoc dans le seul but de récupérer la main mise sur le bien immobilier. Le second instrument est celui de la convention d’occupation précaire, un outil juridique issu du droit commercial. Il s’agit d’un contrat passé entre les squatteurs et le propriétaire, par lequel celui-ci confère à ceux-là le droit d’occuper provisoirement le local, moyennant une redevance souvent minime. Les acteurs publics (État et mairie centrale) usent souvent de cet instrument, à deux titres. Lorsqu’ils sont propriétaires d’un lieu squatté, ils peuvent signer en tant que propriétaire. Le plus souvent, la Mairie intervient en tant que médiatrice entre propriétaires et squatteurs, proposant une convention et menant les négociations jusqu’à la signature. Elle peut même racheter le bâtiment privé pour être en mesure de signer une telle convention, comme ce fut le cas pour le 59 Rivoli ou la Petite Rockette. Cette procédure est souvent acceptée, car elle apparaît comme un compromis : les squatteurs peuvent rester et les propriétaires évitent des procédures juridiques d’expulsion lourdes. Dans notre échantillon de vingt et un squats ouverts en 2010, quatorze sont concernés33. Le rapport squatteurs-propriétaires est ainsi 33. Depuis les années 2000, la COP représente 34 % des cas, contre 53 % pour les expulsions immédiates. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 425 Innover par les instruments ? L'INSTRUMENTATION DE L'ACTION PUBLIQUE normalisé. Les squatteurs passent d’un statut d’illégalité à celui de contractuel. Ils sont absorbés par la légalité et sont une nouvelle fois contraints d’accepter les règles du jeu. En effet, la convention fixe la durée, le montant de l’indemnité et les modalités de l’occupation du lieu (nombre d’habitants, de visiteurs, type d’activités tolérées, etc.). L’espace est de nouveau sécurisé. À travers la convention, les normes de sécurité représentent un vecteur de gouvernement majeur. Chaque convention signée est en effet l’occasion de fixer des normes concernant l’occupation du bâtiment, lesquelles sont invoquées pour les refus. Cet instrument permet à la Mairie de contrôler les usages de la ville. Pour gérer ces deux instruments, les politiques urbaines des squats se sont peu à peu institutionnalisées. La mairie de Paris dispose de son « Monsieur Squats » en charge des dossiers du côté du cabinet du logement ou de la culture. Un budget de subventions a été mis en place via l’octroi des conventions d’occupation précaire34, les travaux de remise aux normes s’élevant à 11 millions d’euros depuis 2001. Ses interventions sont systématisées, deviennent des routines pour les élus et les fonctionnaires, et l’agenda politique témoigne d’une régularité d’intervention : les politiques des squats existent à Paris. La mairie de Paris est désormais capable de gouverner ses squats35. Le pouvoir est réinséré dans les interstices urbains par le recyclage d’instruments spécifiques à la question des squats. L’innovation réside donc dans le fait de mobiliser des outils préexistants, afin de les appliquer à une pratique illégale. Elle est donc procédurale. Face au vide juridique concernant le squat en France et à l’incapacité des gouvernants à contrôler ces occupations, ces derniers « importent » des outils issus d’autres domaines pour les combiner et construire un instrument de pouvoir sur les squats. Les instruments s’adaptent alors parfaitement au gouvernement de pratiques illégales, mouvantes et éphémères, car le squat est, par définition, précaire sur le plan juridique, les habitants 34. La signature d’une convention d’occupation précaire doit être approuvée par vote lors du Conseil de Paris. Le loyer assuré par les squatteurs étant largement inférieur aux prix du marché, la Mairie fait passer ce différentiel négatif dans le budget en tant que « subventions ». Cela revient à considérer que le Conseil de Paris octroie des subventions aux squatteurs. 35. Aguilera, 2012b. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 426 sont fragiles et les occupations temporaires. Il fallait donc trouver le moyen de concilier cette temporalité du court terme avec l’exigence de construire une ville durable, de préserver le respect de la propriété tout en reconnaissant la crise du logement dans la capitale, ainsi que l’illégitimité des vacances de bâtiment sur de longues périodes. Mais, face à des cibles fluctuantes, les acteurs municipaux doivent aussi innover par la transformation des modes de gouvernance et par la redéfinition des alliances. Innover les politiques publiques par les instruments L’innovation par les instruments implique un renouvellement des pratiques sur plusieurs plans : les dispositifs techniques des instruments eux-mêmes (les rendre souples), mais surtout l’usage qu’il en est fait dans la construction des politiques des squats. Plus généralement, les politiques du logement et de la culture sont impactées par ces transformations. Il convient également de repérer les facteurs de diffusion de l’innovation dans les politiques publiques. Une innovation procédurale : jouer avec les instruments pour changer les politiques publiques Si les instruments eux-mêmes n’ont rien de révolutionnaire, cherchons la nouveauté du côté de leurs usages, c’est-à-dire de l’innovation procédurale. L’innovation majeure semble bien être l’intégration des squatteurs dans le jeu de la gouvernance urbaine. Les squatteurs ne sont plus seulement des cibles, ils participent pleinement à la construction de l’instrument et sont force de proposition pour une politique du logement plus efficace à l’égard des plus démunis. Ils tentent de transférer leur créativité sur les dispositifs institutionnels. Les collectivités peuvent répondre à leurs exigences alternatives par des réponses adaptées et adaptables36 qui, à terme, se structurent, se généralisent, jusqu’à s’ériger en normes37 et à se diffuser. En cela, la situation observée à Paris est conforme à ce que Luca Pattaroni et Marc Breviglieri qualifient de politiques de « tolérance relative » à 36. Breviglieri et Pattaroni, 2011. 37. Borraz, 2004. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 427 Innover par les instruments ? L'INSTRUMENTATION DE L'ACTION PUBLIQUE Genève, qui n’est autre que le résultat d’une volonté politique du compromis38. Ainsi, face à des situations de précarité et de fragilité mises à jour par les squatteurs, les gouvernants réagissent en innovant. Quel est l’impact de la mobilisation des squatteurs sur les politiques publiques ? Envisager le squat comme un défi lancé aux politiques urbaines nous amène à explorer les liens entre action collective protestataire et action publique39. L’innovation ne se fait pas dans le vide, les décideurs répondent à des sollicitations et à des propositions alternatives. L’analyse des instruments doit intégrer les cibles des politiques publiques comme acteurs de l’innovation à part entière, en tentant de rompre la frontière entre policy insiders et policy outsiders40 – qu’une approche par les instruments aurait tendance à renforcer – et en tentant de comprendre des mobilisations centrées sur les policy outcomes. Pour Claire Dupuy et Charlotte Halpern, les reconfigurations des échelons politiques dans un contexte de gouvernance multiniveau nous amènent à refuser une imputation a priori des rôles. Si certains, en mobilisant des analyses en termes d’institutionnalisation ou de cooptation41, tentent de démontrer que des acteurs considérés dans un premier temps comme marginaux peuvent devenir des policy insiders, nous voulons, pour notre part, mettre en évidence le fait que les instruments correspondent à un espace privilégié d’ouverture à l’ensemble des protagonistes qui se mettent plus facilement d’accord sur l’usage de tel ou tel instrument que sur les objectifs fixés42. Le gouvernement par les instruments laisse une marge de manœuvre et de négociation avec des acteurs qui pourraient, à première vue, être qualifiés d’illégitimes parce que profanes et déviants. Les instruments ouvrent le cadre de gouvernance aux squatteurs et constituent un vecteur d’innovation puissant des politiques publiques qui deviennent plus accessibles. Les squatteurs n’ont pas les mêmes objectifs que les élus de la mairie de Paris mais ils participent au choix des tool-kits en négociant avec eux. 38. 39. 40. 41. 42. Breviglieri et Pattaroni, 2011. Gamson, 1975 ; Giugni, 2004 ; Amenta et al., 2010. Dupuy et Halpern, 2009, p. 704. Pruijt, 2003 ; Uitermark, 2004 ; Martinez, 2010 ; Hayes, 2002. Hood, 1983 et 2007. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 428 Des politiques des squats à celles du logement et de la culture : l’innovation au-delà des squats En portant la négociation sur les modalités techniques de l’instrument plutôt que sur les objectifs poursuivis, les squatteurs parisiens sortent du périmètre restreint de la seule gestion des squats et opèrent un lien avec d’autres secteurs de politiques publiques. Leur intégration, grâce aux espaces de négociation ouverts par les instruments, contribue à la recomposition de la politique publique des squats, ainsi que celles d’autres secteurs, comme la culture, le logement et, parfois, les affaires sociales. Cet effet, repérable via l’analyse des instruments, doit être vu comme une conséquence de l’usage des instruments présentés ci-dessus. Trois niveaux d’effets peuvent être distingués à Paris43. Précisons que ce ne sont pas les mêmes types de squatteurs qui agissent sur chacun d’eux. Le premier niveau est celui de l’agenda politique. La stimulation de l’agenda des politiques du logement est principalement le fait, à Paris, de deux groupes de squatteurs : DAL et Jeudi Noir44. Ils utilisent toute leur force médiatique pour mettre en évidence la question du mal-logement, au niveau local mais aussi national. Le squat n’est qu’un moyen parmi d’autres de médiatisation et de pression sur les acteurs publics pour qu’ils relogent les squatteurs, mais aussi pour qu’ils rendent les politiques du logement plus efficaces. Au niveau local, les militants mettent en évidence la vacance de bâtiments et donnent des adresses aux élus pour qu’ils les recyclent en logement social. Par cette mise en visibilité des problèmes de logement, ils accélèrent les procédures administratives et les projets. Les élus parisiens admettent eux-mêmes l’influence de ces répertoires d’action sur leur travail. « Les squatteurs, ils nous poussent à aller plus vite et à dépasser la bureaucratie lente de la mairie ! Quand ils trouvent des bâtiments vides, ils les occupent et nous, ça nous pousse à accélérer le projet qu’il y a dessus. Moi, ils m’aident dans mon travail en fait quand ils coopèrent ! » (directeur de cabinet du logement de la mairie de Paris). 43. Ce résultat rejoint celui de Gonzalez (2004) à Barcelone, qui montre que les squatteurs ont également un impact, qu’il qualifie de « périphérique », sur les politiques de jeunesse et de logement. 44. Aguilera, 2012a. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 429 Innover par les instruments ? L'INSTRUMENTATION DE L'ACTION PUBLIQUE Les politiques nationales du logement sont elles aussi impactées. Les luttes du DAL depuis les années 1990 ont produit trois résultats majeurs : le relogement quasi systématique des familles par la préfecture ou la Société d’économie mixte de la mairie de Paris (SIEMP) ; l’attribution de la valeur d’« objectif constitutionnel » au droit au logement, puis son opposabilité ; l’utilisation partielle de l’ordonnance de réquisition de 1945. De même, le débat lancé, en 2012, par la ministre de l’Égalité du territoire et du Logement, Cécile Duflot, sur les réquisitions possibles de bâtiments vacants45, de façon pérenne ou temporaire pour l’hiver, est bien le prolongement de pressions exercées par les squatteurs par la voie des médias ou lors de réunions entre dirigeants et militants46. Le deuxième niveau est celui de la mise en œuvre de certaines politiques. Les squatteurs occupent des espaces (physiques et politiques) laissés vacants par les autorités locales. Dans ces niches, ils développent des activités autonomes, alternatives et innovantes, souvent basées sur l’autogestion. Les squats sont à la fois des laboratoires d’idées et des substituts aux déficiences des politiques publiques. Tout d’abord, ils sont une « alternative à la rue47 », un refuge qui peut héberger les plus démunis lorsque l’État et la Mairie n’en ont ni les moyens ni la volonté politique. Ils accueillent également des garderies pour enfants (qui manquent à Paris) ou des sans-abri, comme à la Petite Rockette48. Ils logent surtout, comme nous l’avons déjà mentionné, des artistes, que la mairie de Paris peine également à accueillir. Le « Paris culturel » ne serait-il pas avant tout celui des squats49 ? Les squats sont devenus de véritables poumons dans certains quartiers, pour les riverains, les militants, voire les commerçants, grâce aux 45. « Mal-logés : Cécile Duflot n’exclut pas la réquisition de logements vacants », Le Monde, 27 octobre 2012. 46. Les militants de Jeudi noir ont été auditionnés par le Conseil économique social et environnemental (26 décembre 2012), les députés (loi Caresche, mars 2011) et la ministre elle-même en janvier 2013. 47. Bouillon, 2005. 48. La dizaine d’artistes de La Petite Rockette, rue Saint-Maur, a accueilli en permanence entre 2005 et 2011, avec l’aide de Médecins du Monde qui possédait une antenne médicale dans l’enceinte du squat, des sans-abri et des consommateurs de drogue, afin de les aider à la réinsertion par le lien social et l’art. 49. Vivant, 2008. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 430 nombreuses activités qui s’y développent. Sans les conventions d’occupation précaire et les projets, la mairie de Paris n’aurait jamais aussi bien pris la mesure des potentialités fortes et des compétences développées dans les squats. Les élus ont compris qu’ils avaient tout intérêt à les exploiter pour combler les vides des politiques du logement, sociales ou culturelles. La Mairie est parfois allée jusqu’à mandater des squatteurs pour qu’ils fassent vivre des lieux : le 59 Rivoli en constitue un exemple phare, qui accueille plus de 40 000 visiteurs par an, ce qui en fait le troisième centre d’art contemporain parisien. Certains immeubles sont trop coûteux à rénover ou à surveiller. Le cabinet du logement préfère donc « louer » le bâtiment, via une COP, à des squatteurs connus et avec qui des relations de confiance ont pu être établies. Citons le cas de l’association MACAQ (Mouvement d’animation culturelle et artistique de quartier). Ce collectif s’est vu confier, par convention d’occupation précaire, un bâtiment vide de 462 m2 dans le 17e arrondissement, moyennant un loyer de 600 euros par mois, la contrepartie étant une charge d’animation du quartier et d’ouverture des lieux au tissu associatif local (en plus de l’organisation annuelle du Carnaval de Paris). Enfin, le troisième niveau d’effets concerne les projets municipaux eux-mêmes. L’idée des baux associatifs ou des contrats de confiance en Suisse sont les parfaits représentants des innovations institutionnelles impulsées par les squats50. En France, le dispositif « Louez solidaire », très médiatisé à Paris, pourrait bien être considéré comme le produit d’un rapport de forces entre élus et squatteurs militants du droit au logement. Mais ce sont surtout les politiques culturelles qui reflètent ces retombées à Paris. Le centre culturel du 100 rue de Charenton résulte d’une démarche de squatteurs. Ces derniers affirment même s’être fait « voler » le lieu et leurs idées par la mairie51. Des lieux aujourd’hui fort fréquentés, parfois d’anciens squats en COP, tirent également leur attraction de ce côté underground proposé par les squats : Point FMR, Glazart, 104, Palais de Tokyo, Batofar, Les Frigos, 6B, Tour 13, etc. L’esthétique, l’organisation participative de certains 50. Breviglieri et Pattaroni, 2011. 51. Cette même critique du vol d’idée a aussi été formulée à l’encontre du Palais de Tokyo. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 431 Innover par les instruments ? L'INSTRUMENTATION DE L'ACTION PUBLIQUE lieux, leur ouverture sur l’espace public et le quartier et la programmation artistique proviennent des squats. Les exemples sont nombreux. Dans certains cas, des squatteurs ont été cooptés et ont occupé des postes officiels (cabinet de la culture, Palais de Tokyo, etc.). Quel modèle de diffusion de l’innovation ? La situation observée à Paris peut être confrontée aux phénomènes observés dans d’autres pays européens. Lors de nos entretiens, les responsables de la mairie de Paris ont assuré être les premiers à mener une telle politique. Pourtant les élus hollandais, suisses et allemands les ont devancés dans ce domaine. Par exemple, les provos puis les krackers d’Amsterdam, qui s’opposaient, dans les années 1970, aux opérations de rénovation et d’aménagement, ont très tôt été intégrés aux processus de décision. Il faut dire que le droit de propriété privée y est moins contraignant qu’en France : un bâtiment vide depuis trois mois peut être squatté. Pourquoi, à Berlin, à Genève, à Amsterdam et à Barcelone, des instruments comme les baux sociaux ont pu massivement être utilisés alors que Paris continuait d’expulser ses squatteurs ? À cause d’un droit national moins favorable aux squats ? À cause d’une mairie politiquement à droite ? À cause d’une culture de l’occupation moins développée ? L’attention portée aux instruments montre les limites d’une analyse en termes de diffusion et de circulation des innovations : « Toute innovation suppose un environnement qui lui soit favorable52. » Si les baux associatifs sont massivement mobilisés depuis plus de vingt ans en Europe, quels vecteurs ont freiné, puis favorisé, leur transfert à Paris ? La réponse est à chercher dans les réseaux. En effet, les squatteurs appartiennent à des réseaux européens53 où les expériences et les idées circulent et alimentent de nombreux débats, notamment sur la question de l’institutionnalisation d’un mouvement social souvent soupçonné de décliner, ou du moins de perdre en radicalité, si des négociations sont engagées avec les autorités54. Les acteurs de la mairie de Paris ont vu un intérêt dans le mouvement des squatteurs, une issue pour faire 52. Akrichet al., 1988, p. 11. 53. Cf. Intersquat : www.intersquat.org/ ; SQEK : www.sqek.squat.net 54. Piven et Cloward, 1977 ; Castells, 1983 ; Martinez, 2010. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 432 durer les lieux. Ils ont cherché des outils dans leur boîte juridique, du côté du droit commercial pour la convention ou de l’aménagement pour le projet urbain. L’utilisation de la COP, qui a permis de systématiser et de normaliser les interventions municipales, s’est largement généralisée à Paris. Elle est aujourd’hui érigée en norme de régulation sociale du désordre55. Nous réfutons donc l’hypothèse d’une gestion des squats au cas par cas. Innover ou changer les politiques publiques pour stabiliser l’ordre politique ? Dans quelle mesure l’innovation par les instruments est-elle effective et produit-elle un changement de politique publique face aux squats ? Nous montrerons tout d’abord que les instruments ne sont pas mobilisés de la même manière selon les types de squats, confirmant l’idée d’une souplesse du travail gouvernemental et d’une gestion différenciée. Sommes-nous alors en présence d’un changement radical de politiques des squats ou d’une procédure incrémentale ? Nous conclurons que l’innovation par les instruments relève plus souvent de l’expérimentation et de l’illusion, qui ne vise qu’à préserver l’ordre établi et qui ne débouche pas sur une véritable action publique cohérente. Des usages et des effets différentiels des nouveaux instruments Les économistes se déclarent compétents pour évaluer la réussite ou l’échec d’une innovation en examinant les parts de marché gagnées par l’innovateur, ainsi que la capacité d’un produit ou d’une procédure à changer le consommateur56. En science politique, ce travail paraît bien délicat lorsque l’on s’intéresse à une mobilisation collective ou à une politique57. Évitant une perspective trop normative et subjective, nous nous contenterons ici d’examiner si les innovations énoncées correspondent à de réelles ruptures ou à de simples illusions du changement et nous interrogerons leurs effets. 55. Lelong et Mallard, 2000. 56. Akrichet al., 1988. 57. Dupuy et Halpern, 2009, p. 719. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 433 Innover par les instruments ? L'INSTRUMENTATION DE L'ACTION PUBLIQUE Nous avons montré que les nouveaux instruments employés pour gouverner ne sont que des assemblages d’outils préexistants, la véritable innovation résidant plutôt dans l’usage qu’il en est fait. Cependant, un examen systématique des affaires de squats à Paris nous révèle qu’ils sont soumis à un « gouvernement différentiel des illégalismes58 », cela permettant de rendre compte de la classification induite par les instruments entre squatteurs intégrés (policy insiders) et ceux marginalisés (policy outsiders). La Mairie est plus apte à tolérer des squats d’artistes, ou « squats animateurs », que des squats de militants radicaux, de précaires, de sans-papiers, d’usagers de drogue : les « squats perturbateurs »59. Les premiers sont pris comme cibles et intégrés au processus de gouvernance par les instruments, alors que les seconds ne sont pas concernés par ce type de procédé. Aucune négociation et aucune ouverture ne leur sont accordées. L’innovation par les instruments reste donc limitée et ne s’applique pas à tous les squats. Une dimension est souvent sous-estimée par les théoriciens des instruments d’action publique (IAP) : les populations cibles peuvent résister aux instruments. Nous avons bien montré qu’elles ne sont pas passives et que leur activité ne va pas tout le temps dans le sens d’une collaboration ou du consensus. Ainsi, si les gouvernants peuvent choisir, ou non, de mobiliser tel ou tel instrument, certains squatteurs peuvent également refuser de rentrer en contact et de le suivre. C’est souvent le fait de squatteurs dits « radicaux » qui rejettent tout processus de négociation et d’institutionnalisation qui seraient en contradiction avec leurs objectifs politiques. Au-delà de la résistance, ils peuvent se réapproprier les instruments à leur propre fin, comme l’a montré l’exemple de l’affaire MACAQ, une sous-location de l’espace squatté puis conventionné à des entreprises privées60. 58. Aguilera, 2012b. 59. La catégorisation animateurs-perturbateurs reflète l’étiquetage politique effectué par les pouvoirs publics locaux et nationaux et ne correspond à aucun jugement de notre part. Nous invitons le lecteur à se référer au travail de Florence Bouillon sur la question de la catégorisation des bons et mauvais squatteurs par les acteurs publics, les juges et les policiers (Bouillon, 2010). 60. L’affaire a été mise à jour par Willy Le Devin, journaliste du quotidien Libération ayant recueilli des témoignages anonymes de pratiques frauduleuses : « Arrangements de bas étage », Libération, 19 janvier 2011 et « Les juteux marchés des squats de MACAQ », Libération,18 août 2011. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 434 Deux techniques manquent à l’appel pour les élus de la mairie. La première est la statistique. Aucun acteur n’est en mesure de présenter une base de données des squats parisiens actualisée et exhaustive. Les gouvernants manœuvrent « dans le vide », contraints d’agir par réaction aux occupations lorsque celles-ci se déclarent en place publique. Le second instrument suit le premier : la cartographie. Les décideurs se sont peu attachés à situer leur action sur le territoire, alors que les adresses des squats comptent pourtant dans leur décision. Les « détecteurs » de Hood sont défaillants, tandis que les squatteurs, qui ont tendance à « géo-référencer » leurs pratiques, ont fait de l’espace une ressource. Les gouvernants utilisent les instruments comme des vecteurs souples de pouvoir. Ils peuvent se permettre de les mobiliser dans certains cas, sans devoir les appliquer à d’autres et ainsi sans remettre en cause un référentiel global de politiques publiques qui fait primer la règle absolue de la propriété privée. La Mairie peut ainsi se positionner comme elle l’entend selon les cas, choisir d’utiliser tel instrument et poursuivre sa politique répressive vis-à-vis des squats « perturbateurs ». L’innovation par les instruments pourrait alors être considérée comme étant au service d’un fort conservatisme : s’adapter aux squats par les instruments à la marge pour sauver la politique répressive générale en place ? Cette hypothèse nous invite à repenser l’idée de changement dans les politiques publiques61. Changement incrémental ou radical ? Un gouvernement dual des squats Une étude sur le temps long, depuis le XIXe siècle qui marque l’avènement de la forme moderne du squat62, nous permettrait d’éclaircir la nature et le degré d’un changement potentiel. Des changements à la marge et incrémentaux63 semblent intervenir, surtout après les années 1970 marquées par de longues périodes de squats militants et contre-culturels. Les acteurs agissent par rationalité limitée64 et tentent avant tout de lutter contre l’instabilité, voire la destruction, 61. 62. 63. 64. Palier, Surel et al., 2010. Péchu, 2006 et 2010. Lindblom, 1959. Simon, 1957. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 435 Innover par les instruments ? L'INSTRUMENTATION DE L'ACTION PUBLIQUE de l’ordre politique65. Il s’agit de contenir les illégalismes. Dans un contexte général de répression de l’illégal, les politiques des squats émergent difficilement au-delà de la simple répression. Dans les années 2000, les acteurs publics essaient de s’ajuster, tout en comparant les expériences européennes. Nous l’avons évoqué, une rupture a marqué la vie des squats parisiens avec l’arrivée de l’administration Delanoë à la mairie de Paris en 2001. Les squatteurs auraient profité d’une nouvelle fenêtre d’opportunité, même si nous devons nous garder d’interpréter ces innovations comme produisant un changement paradigmatique66. Si nous reprenons les six étapes de formalisation du changement de paradigme proposées par Michael Howlett et M. Ramesh, le changement s’arrête à la troisième67 : il n’y a ni eu fragmentation de l’autorité garante du paradigme précédent, ni contestation forte, ni institutionnalisation d’un nouveau paradigme. Nous nous retrouvons donc plutôt dans une situation de « changement graduel transformateur68 » et plus particulièrement de layering : les programmes de gouvernement se superposent. Si innovation il y a, elle vient s’ajouter aux instruments existants sans remettre en cause les choix précédents (la répression). Sur la période 2001-2010, les cabinets de la culture et du logement proposent des médiations (entre propriétaires et squatteurs) dans 55 % des cas, des COP dans 20 % des cas, l’expulsion dans 25 % des autres cas. De nouvelles règles formelles et informelles sont intégrées au processus de décision, mais sans une véritable rupture avec les politiques précédentes. Le fait que les acteurs disqualifient certains squats et pas d’autres nous invite à penser un gouvernement dual et segmenté du problème. Superposer deux niveaux d’action et deux objectifs permet de les légitimer l’un et l’autre. Nous pouvons conclure le propos sur le changement ainsi : l’innovation par les instruments a joué un rôle fort dans le gouvernement des squats « animateurs » ; les innovations 65. Sfez, 1992. 66. Hall, 1993. 67. Howlett et Ramesh, 1995. Les trois premières étapes du changement de paradigme sont : une période d’ajustements incrémentaux ; une période d’accumulation de dysfonctionnements du système en place ; une période de tests et d’expérimentation. 68. Streeck et Thelen, 2005. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 436 concernant les squats « perturbateurs » sont restées marginales, la répression a même pu s’accentuer. Innover et après ? Au-delà de ce gouvernement dual des squats, considérons les innovations qui ont impacté les politiques publiques du logement et de la culture. Que reste-t-il sur le long terme ? Cette question nous est suggérée par le travail de comparaison avec les autres capitales européennes qui ont testé, bien avant Paris, ces procédures. Si les politiques de relative tolérance des squats par les instruments à Amsterdam, à Berlin, à Genève ou encore à Barcelone ont pu stabiliser les relations collectivités-squatteurs, les squats subissent, depuis les années 2000, une vive criminalisation, se traduisant par des« pressions politiques » répressives69. Les acteurs locaux ne sont pas les seuls en cause, puisque des lois nationales viennent appuyer ces politiques. Il semble que tout le travail municipal d’innovation échoue aujourd’hui face à une vague conservatrice. La rupture paradigmatique serait donc plus à voir dans ce sens : après des années d’innovations incrémentales, le changement, à la fois des instruments et des objectifs, fait pencher la balance du côté de la répression70. Il est plus facile d’innover dans le sens de la répression régalienne et portée par l’État qu’en tentant d’ouvrir l’action publique aux outsiders. Néanmoins, une enquête réalisée à Madrid, similaire à celle effectuée à Paris, montre que le niveau de répression (fort à Madrid) ne signifie pas nécessairement une absence d’effets des squatteurs sur les politiques publiques. Dans la capitale espagnole, les politiques culturelles ont pu être fortement impactées par un très faible nombre de cas dans lesquels squatteurs et acteurs publics ont joué la pleine carte de l’institutionnalisation. Si Paris a pris des décisions en retard sur ses homologues européens, faut-il s’attendre à une fin de cycle de gouvernement par les instruments par le retour de la répression générale des squats ? Dans ce cas, les innovations des politiques urbaines par les instruments 69. Owens, 2009. 70. Hall, 1993. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 437 Innover par les instruments ? L'INSTRUMENTATION DE L'ACTION PUBLIQUE n’auraient correspondu qu’à des expérimentations avortées par un sentier de dépendance trop fort à la force souveraine de l’État de droit, libéral et légaliste. L’innovation demeurerait au stade de l’épisode et le gouvernement standard referait surface. Conclusion L’innovation par les instruments donne lieu à une analyse en deux temps. Le premier volet correspond au travail sur les instruments eux-mêmes. Conçus comme des dispositifs techniques et sociaux de gouvernement, ils permettent de retracer les changements des politiques publiques. Si nous suivons une analyse classique des instruments71, ils sont construits par combinaison d’outils disponibles. Le second volet consiste à dépasser la vision de l’instrument comme interface entre les policy insiders et les policy outsiders. C’est un outil souple de gouvernement qui autorise, dans certains cas, les acteurs a priori outsiders à participer au processus de gouvernance urbaine. Le passage par les instruments nous a permis de mettre au jour un gouvernement dual et segmenté des squats. Les outils de gouvernement changent selon les populations cibles auxquelles l’action publique est dédiée. Les instruments permettent aux décideurs municipaux d’adapter leurs positions et leurs relations en fonction des cas de figure et sont souvent des vecteurs de compromis entre propriétaires et squatteurs. Le non-usage des instruments fait tout autant sens : certains squats ne deviennent même plus les cibles des politiques municipales et sont abandonnés à leur sort dans les procédures juridiques et policières, menant toujours à l’expulsion. Les instruments d’action publique sont donc un objet d’étude pour le politiste, mais correspondent aussi à une posture d’analyse autorisant l’identification de résultats qui resteraient, sinon, ignorés. Ils permettent tout d’abord d’intégrer une forte dimension dynamique du gouvernement urbain. Ils offrent ensuite l’opportunité d’interroger la pertinence d’un discours politique des 71. Hood, 1983. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 438 Figure 1 : IAP, squats et innovations Source : conception de l’auteur. acteurs qui avancent souvent leur volonté de rupture. Ils distinguent objectifs, discours et formes des politiques publiques et mettent en évidence le fait que l’introduction de nouveaux instruments n’implique pas nécessairement un changement radical de politiques. Nous avons montré que, si innovations il y a dans les politiques des squats, du logement et de la culture, elles restent limitées et surtout dépendantes d’une volonté politique de gouverner par symbole72 et d’éviter le blâme des électeurs parisiens relativement favorables aux occupations des locaux vacants73. En guise de conclusion, rappelons la nécessité de ne pas réifier ni de sublimer cette idée d’innovation par les instruments pour deux raisons : tout d’abord, les innovations viennent des cibles elles-mêmes ou en tout cas sont suggérées lors de conflits avec les policy makers ; ces cibles résistent aux instruments et aux tentatives d’innovations (effectives ou symboliques) de 72. Edelman, 1964. 73. Weaver, 1986. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 439 Innover par les instruments ? L'INSTRUMENTATION DE L'ACTION PUBLIQUE politiques publiques plus qu’on ne pourrait le croire en n’étudiant que les élites politiques, leurs discours et la simple mise en œuvre. Cela confirme l’intérêt d’un travail centré sur les résistances des publics (bénéficiaires, cibles) aux instruments d’action publique. Bibliographie AGUILERA (Thomas) (2010), « Réguler et policer les squats à Paris. Politiques publiques et construction de l’ordre », Workingpapers du programme Villes &Territoires, 8, Paris, Sciences Po, http://blogs. sciences-po.fr/recherche-villes/ AGUILERA (Thomas) (2012a), « DAL et Jeudi noir : deux usages du squat dans la lutte contre le mal-logement », Métropolitiques, 25 avril (http://www.metropolitiques.eu/). AGUILERA (Thomas) (2012b), « Gouverner les illégalismes. Les politiques urbaines face aux squats à Paris », Gouvernement et Action publique, 1 (3), p. 101-124. AGUILERA (Thomas) (2013), « Configurations of Squats in Paris and the Ile-de-France Region: Diversity of Goals and Resources », dans SQEK, Squatting in Europe. Radical Spaces, Urban Struggles, Wivenhoe, New York (N.Y.) et Port Watson, Minor CompositionsAutonomedia, p. 209-230. AKRICH (Madeleine), CALLON (Michel) et LATOUR (Bruno) (1988), « À quoi tient le succès des innovations ? », Gérer et Comprendre. Annales des Mines, 11, p. 4-17. AMENTA (Edwin), NEAL (Caren), CHIARELLO (Elizabeth) et YANG (Su) (2010), « The Political Consequences of Social Movements », Annual Review of Sociology, 36 (1), p. 287-307. AORIF (Union sociale pour l’habitat Île-de-France) (2006), « Les squats dans le patrimoine des bailleurs sociaux d’Île-de-France », dossier « Ressources », 1, mars. BAYLEY (David) (1985), Patterns of Policing. A Comparative International Analysis, New Brunswick (N.J.), Rutgers University Press. BEZÈS (Philippe) (2004), « Rationalisation salariale dans l’administration française. Un instrument indiscret », dans P. Lascoumes et P. Le Galès (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, p. 71-122. BORRAZ (Olivier) (2004), « Les normes. Instruments dépolitisés de l’action publique », dans P. Lascoumes et P. Le Galès (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, p. 123-161. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 440 BOUILLON (Florence) (2005), « Le squat, une alternative à la rue ? », dans J. Brody, La Rue, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, p. 179-194. BOUILLON (Florence) (2010), « Le squatter, le policier, le juge et le préfet : procédures en actes et classements ad hoc », Déviance et Société, 34 (2), p. 175-188. BREVIGLIERI (Marc) et PATTARONI (Luca) (2011), « Conflitti e compromessi.Dalla critica militante alle innovazioni istituzionali nelle politiche abitative a Ginevra », dans N. Podesta et T. Vitale (dir.), Dalla proposta alla protesta, e ritorno. Conflitti locali e innovazione politica, Milan, Bruno Mondadori, p. 135-164. CASTELLS (Manuel) (1983), The City and the Grassroots. A Cross-Cultural Theory of Urban Social Movements, Berkeley (Calif.), University of California Press. DUPUY (Claire) et HALPERN (Charlotte) (2009), « Les politiques publiques face à leur protestataires », Revue française de science politique, 59 (4), août, p. 701-722. EDELMAN (Murray) (1964), The Symbolic Uses of Politics, Urbana (Ill.), University of Illinois Press. FAVRE (Pierre) (2003), « Qui gouverne quand personne ne gouverne ? », dans P. Favre et al., Être gouverné. Études en l’honneur de Jean Leca, Paris, Presses de Sciences Po. FISCHER (Nicolas) et SPIRE (Alexis) (2009), « L’État face aux illégalismes », Politix, 22 (3), p. 7-20. FOUCAULT (Michel) (2001), « Crimes et châtiments en URSS et ailleurs... », dans M. Foucault, Dits et Écrits (tome II), Paris, Gallimard. FOUCAULT (Michel) (1994), « La technologie politique des individus », dans M. Foucault, Dits et Écrits (tome IV), Paris, Gallimard. GAMSON (William) (1975), The Strategy of Social Protest, Homewood (Ill.), The Dorsey Press. GARCIA (Robert) (2004), « La okupación y las políticaspúblicas: negociación, legalización y gestión local del conflicto urbano », dans R. Adellet et M. Martínez (dir.), ¿Dónde están las llaves? Prácticas y contextos sociales del movimiento okupa, Madrid, La Catarata, p. 151-178. GIUGNI (Marco) (2004), Social Protest and Policy Change. Ecology, Antinuclear, and Peace Movements in Comparative Perspective, Lanham (Md.), Rowman and Littlefield. HALL (Peter) (1993), « Policy Paradigms, Social Learning and the State: The Case of Economic Policymaking in Britain », Comparative Politics, 25 (3), p. 275-293. HALPERN (Charlotte) et LE GALÈS (Patrick) (2011), « Pas d’action publique autonome sans instruments propres. Analyse comparée et Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 441 Innover par les instruments ? L'INSTRUMENTATION DE L'ACTION PUBLIQUE longitudinale des politiques environnementales et urbaines de l’Union européenne », Revue française de science politique, 61 (1), p. 51-78. HAYES (Graeme) (2002), Environmental Protest and the State in France, New York (N.Y.), Palgrave Macmillan. HOOD (Christopher) (1983), The Tools of Government, Londres, Macmillan. HOOD (Christopher) (2007), The Tools of Government in a Digital Age, Londres, Palgrave Macmillan. HOWLETT (Michael) et RAMESH (M.) (1995), Studying Public Policy. Policy Cycles and Policy Subsystems, Toronto, Oxford University Press. KINGDON (John) (1984), Agendas, Alternatives and Public Policies, New York (N.Y.), Harper Collins. LANGLOIS-MALLET (David) (2008), L’Aide aux ateliers d’artistes. Problèmes individuels, problématiques collectives ? De l’atelier logement à l’atelier bureau, rapport pour la région Île-de-France sous la coordination de Corinne Rufet, Paris. LASCOUMES (Pierre) et LE GALÈS (Patrick) (dir.) (2004), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po. LE GALÈS (Patrick) (2010), « Gouvernance », dans L. Boussaguet et al., Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Références », p. 299-308. LELONG (Benoît) et MALLARD (Alexandre) (dir.) (2000), « Dossier sur la fabrication des normes », Réseaux, 102 (18). LEXTRAIT (François) (2001), Une Nouvelle Époque de l’action culturelle, rapport à Michel Duffour, Paris, secrétariat d’État au Patrimoine et à la Décentralisation culturelle. LINDBLOM (Charles) (1959), « The Science of Muddling Through », Public Administration Review, 19 (2), p. 79-88. MARTINEZ (Miguel) (2010), « Los procesos de institutionalizacion en el movimiento de okupaciones. Estrategias, discursos y experiencias », dans M. Dominguez, M. Martinez et E. Lorenzi, Okupaciones en Movimiento. Derivas, estrategias y practicas, Madrid, Tierradenadie Ediciones, p. 53-132. OWENS (Linus) (2009), Cracking under Pressure. Narrating the Decline of the Amsterdam Squatters’ Movement, Amsterdam, Amsterdam University Press. PADIOLEAU (Jean-Gustave) (1982), L’État au concret, Paris, PUF. PALIER (Bruno) (2004), « Les instruments, traceurs du changement. La politique des retraites en France », dans P. Lascoumes et P. Le Galès (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, p. 273-300. PALIER (Bruno), SUREL (Yves) et al. (2010), Quand les politiques changent. Temporalités et niveaux de l’action publique, Paris, L’Harmattan. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 442 PATTARONI (Luca) (2007), « La ville plurielle. Quand les squatteurs ébranlent l’ordre urbain », dans M. Bassand, V. Kaufman et D. Joye, Enjeux de la sociologie urbaine, Lausanne, PPUR, p. 283-314. PÉCHU (Cécile) (2006), « Entre résistance et contestation. La genèse du squat comme mode d’action », Travaux de science politique de l’Université de Lausanne, 24, p. 3-51. PÉCHU (Cécile) (2010), Les Squats, Paris, Presses de Sciences Po. PINSON (Gilles) (2004), « Le projet urbain comme instrument de l’action publique », dans P. Lascoumes et P. Le Galès (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, p. 199-236. PINSON (Gilles) (2009), Gouverner la ville par projet. Urbanisme et gouvernance des villes européennes, Paris, Presses de Sciences Po. PIVEN (Frances Fox) et CLOWARD (Richard) (1977), Poor People’s Movements. Why They Succeed, How They Fail, New York (N.Y.), Pantheon Books. PRUIJT (Hans) (2003), « Is the Institutionalization of Urban Movements Inevitable? A Comparison of the Opportunities for Sustained Squatting in New York City and Amsterdam », International Journal of Urban and Regional Research, 27 (1), p. 133-157. SFEZ (Lucien) (1992), Critique de la décision, Paris, Presses de Sciences Po. SIMON (Herbert) (1957), Administrative Behavior. A Study of DecisionMaking Process in Administrative Organization, New York (N.Y.), Macmillan. STREECK (Wolfang) et THELEN (Kathleen) (eds) (2005), Beyond Continuity. Institutional Change in Advanced Political Economies, Oxford, Oxford University Press. UITERMARK (Justus) (2004), « The Co-optation of Squatteurs in Amsterdam and the Emergence of a Movement Meritocracy: A Critical Reply to Pruijt », International Journal of Urban and Regional Research, 28 (3), p. 687-698. VIVANT (Elsa) (2008), « Le rôle des pratiques culturelles off dans les dynamiques urbaines », thèse de doctorat dirigée par François Ascher, Paris, Université Paris 8, Institut français d’urbanisme. WARIN (Philippe) (2010), « Les politiques publiques face à la nondemande sociale », dans O. Borraz et V. Guiraudon (dir.), Politiques publiques, tome II : Des politiques publiques pour changer la société ?, Paris, Presses de Sciences Po, p. 287-312. WEAVER (Kent) (1986), « The politics of Blame Avoidance », Journal of Public Policy, 6 (4), p. 371-398. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) 443 Innover par les instruments ? Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/03/2015 17h17. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)