Labor et Fides
squats
Julien Gregorio
Genève 2002-2012
ISBN 978-2-8309-1358-3
© 2012 by Labor et Fides
1, rue Beauregard, CH-1204, Genève
Tél. 022 311 32 69
Fax : 022 781 30 51
e-mail : contact@laboretides.com
internet : www.laboretides.com
Difusion en Suisse : OLF, Fribourg
Difusion en France et Belgique : Editions du Cerf, Paris
Difusion au Canada : Fides, Montréal
sommaire
7
13
120
126
Introduction de Julien Gregorio
Images de squat
95
124
Légendes par lieux
Luca Pataroni, Les friches du possible
Légendes par pages
Remerciements
5
EPFL, Lausanne.
sociologie urbaine,
au Laboratoire de
Sociologue chercheur
petite pLongée dans
L’histoire et Le quotidien
des squats genevois
Luca Pataroni
Les friChes
du possiBLe
La force des photos de Julien Gregorio
s’agissait donc pas d’utopie mais bien d’« hétéro-
tient au fait qu’à travers l’expérience des squat-
topies » – pour reprendre le mot forgé par le philo-
ters dont elles témoignent, elles nous ramènent
sophe Michel Foucault – « ces espaces diférents,
aux fondements de notre rapport au monde et aux
ces autres lieux, une espèce de contestation à la
autres. En efet, le mouvement squat ne se réduit
fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons »
pas à la seule problématique du logement – serait-
(Foucault, 2009). Ces autres lieux – qui vont du jar-
il « social » –, mais il constitue plus profondément
din au monastère en passant par le lit des parents
une remise en question des manières d’habiter
où les enfants s’inventent un monde imaginaire –
et de vivre ensemble, inventées en grande partie
sont nécessaires à toute société, car ils sont les
aux XIXe et XXe siècles et qui semblent pourtant
espaces où l’on tient à distance l’ordre établi et ses
déjà immuables. En cela, il questionne notre ordre
exigences de conformité, ain d’accueillir et ména-
social et urbain et sa (faible) capacité à accueillir
ger les processus les plus vulnérables – d’appren-
celui ou celle qui difère, ainsi que les processus
tissage, de création ou encore de méditation – où
fragiles où s’expérimentent de nouveaux mondes.
se forge notre humanité.
des néCessaires
hétérotopies
L’invention
du squat
Le mouvement squat à Genève, en par-
Avant de pénétrer dans cet univers des
ticulier à son apogée dans les années 1990, a bien
squats et d’en rappeler les étapes majeures (occu-
constitué une « planète », c’est-à-dire l’irruption
pation, installation, habitation, évacuation, perpé-
dans l’univers ordonné de la ville de Genève d’un
tuation), il faut revenir brièvement sur l’histoire du
monde pluriel et foisonnant à l’orbite quelque peu
squat et des squaters. En efet, le squat entendu
décalé. En transgressant l’ordre établi, les squat-
comme le fait d’occuper illégalement un terrain ou
ters ont ouvert un univers de possibles, ofrant des
un bâtiment relève d’une histoire plus large des
lieux où pouvaient s’imaginer et s’expérimenter
formes de revendication et de contestation de la
les projets les plus fous et les plus fragiles. Il ne
propriété privée où se mêlent des objectifs et des
95
formes très contrastées. Comme le suggère Cécile
émerger à partir des années 1960 – et des mou-
Péchu, on peut faire remonter à la in du XIXe siècle
vements critiques qui ont culminé dans les événe-
l’invention même du squat1 comme forme d’action
ments de mai 68 – une autre facete du mouvement
politique (Péchu, 2010, pp. 21 et ss.). Elle prend sa
squat. En effet, dans la foulée des expériences
source, en France, dans les « déménagements à la
communautaires et des appels à changer la vie,
cloche de bois » organisés de manière collective
les occupations illégales deviennent l’occasion
par les anarchistes dès les années 1880. Il s’agis-
d’expérimenter d’autres modes d’organisation du
sait d’organiser des déménagements express des
quotidien. On occupe pour vivre autrement et pas
familles redevables de plusieurs termes de loyer de
seulement pour répondre à un « besoin ». Il s’agit
sorte que les huissiers ne puissent pas saisir leurs
ainsi plus largement de contester le droit de pro-
meubles. En 1911, l’Union syndicale des locataires
priété et, plus largement, les formes d’organisation
ouvriers et employés, sous l’impulsion de Georges
capitaliste de la société.
Cochon, son secrétaire syndical, reprend et géné-
Les diférentes expériences de squat
ralise cete pratique comme forme de protestation
que l’on peut observer en Europe naviguent entre
politique, à côté d’autres moyens d’action comme
ces deux pôles. Les squats servent à des degrés
la grève des loyers. Les déménagements sont pu-
variables de refuge, de plate-forme pour dénoncer
blics et accompagnés de « rafut » à la fenêtre des
certaines injustices et de lieu pour vivre autrement.
mauvais propriétaires. Dès 1912, on voit émerger
Certains sont mixtes et cherchent une reconnais-
dans la foulée des « emménagements » dans des
sance légale, d’autres sont plus radicaux et évitent
appartements vides ain de loger des familles dans
tout compromis, d’autres encore sont « clandes-
le besoin. S’inventent ainsi des formes d’action di-
tins » et ne servent que de refuge à une population
recte qui ont pour visée à la fois de répondre à un
particulièrement vulnérable. L’un dans l’autre, ils
besoin et d’assurer une « propagande par les faits »
constituent toutefois tous des lieux où les logiques
(Péchu, 2010, p. 35).
du marché sont aténuées, voire suspendues. Ils
Après la Seconde Guerre mondiale, on
participent ainsi de la promotion des espaces non
voit se multiplier les actions de squat pour loger
marchands nécessaires pour accueillir des popu-
des familles avec enfants dans le besoin. L’appel
lations et/ou des processus fragiles tels que la
de l’Abbé Pierre en 1954 amènera à la création
poursuite de formes de vie alternatives, la mise sur
de comités d’aide aux sans-logis dont les actions
pied de relations conviviales, la réalisation d’expé-
iront de la création de centres d’accueil au squat
riences artistiques et de projets peu lucratifs ou
d’immeubles inoccupés. Squater est dans cete
encore la possibilité pour les populations moins
perspective avant tout une réponse à une détres-
aisées de s’approprier les espaces nécessaires
se. De nos jours, des associations comme celle du
pour vivre bien et développer des projets inédits.
Droit au logement (DAL) perpétue cete tradition
Ces espaces sont d’autant plus nécessaires que
humanitaire du squat en occupant des immeubles
les formes de développement capitaliste des vil-
vides pour y loger des familles dans le besoin. La
les contemporaines tendent petit à petit à inclure
médiatisation des occupations permet en outre de
l’ensemble des lieux et des activités dans les rets
dénoncer les injustices des politiques du logement
des logiques marchandes. En d’autres termes, sans
et de promouvoir un véritable « droit au logement »
argent plus de vie sociale ni de plaisir, plus de créa-
devant permetre d’ofrir à chacun des conditions
tion ni de projets insensés.
de vie dignes.
Dans cete perspective, la politique de
A côté de cete première tradition du
tolérance mise en place à Genève à partir du mi-
squat, tout en y étant étroitement mêlée, on a vu
lieu des années 1980, et désormais disparue, peut
96
être lue comme une forme de pare-vent – gagné
personnes ; c’est la condition même pour repenser
de haute lute – ayant permis de faire exister et
les frontières de notre vivre ensemble.
coexister durant quelques décennies des squats
sonnes démunies, d’abriter des expériences de vie
Cadrage
historique
collective questionnant notre rapport au monde et
La période où les photos ont été prises
aux autres et, enin, d’enrichir la richesse de la vie
– 2002-2011 – représente une période charnière du
nocturne et artistique de la ville.
mouvement squat. En efet, cete période corres-
aux visages multiples qui ont permis tour à tour,
et parfois ensemble, d’ofrir un refuge à des per-
Si l’on revient maintenant aux photos de
pond à l’abandon de la politique de tolérance ca-
Julien Gregorio, ce qu’on y voit s’inscrit clairement
ractéristiques des années 1990 et au retour d’une
dans une tradition militante du squat où il ne s’agit
posture plus répressive de la part de l’Etat, laquelle
pas simplement de donner un toit à des démunis,
fut facilitée à la fois par la relance du marché de la
mais de créer des espaces alternatifs permetant
construction mais aussi par une fragmentation du
de questionner les modes de vie dominants dans
mouvement squat qui a peu à peu perdu son sou-
notre société (et le système marchand qui les
tien populaire. Toutefois, comme en témoignent les
encadrent).
photos de la dernière partie de l’ouvrage, le mou-
Comment peut-on nous reprocher d’entrer en
dissidence, d’adopter une logique de refus visà-vis de cete représentation infecte de la vie.
Squater n’est pas une réponse à un besoin
vement se poursuit sous deux voies bien diférentes. D’un côté, il a permis l’invention de nouvelles
formes de logements sociaux, à l’instar des baux
associatifs où s’articulent de manière inédite un
de logement. C’est créer des situations de
projet de vie collective et les politiques sociales
rupture avec cete représentation. Investir de
du logement. D’un autre côté, les plus militants
nouveaux espaces. Jouir. (Tract anonyme)
poursuivent leur remise en question des formes
marchandes du vivre ensemble en se faisant plus
C’est cete volonté de questionner et
nomades et en occupant de nouveaux espaces
d’élargir les cadres de notre vie quotidienne qui
(roulotes, terres agricoles). Au cœur de ces évolu-
fournit le il conducteur des photos, menant des
tions résonnent encore les espoirs des lutes urbai-
occupations d’immeuble vides aux expériences de
nes menées dans les années 1970 pour construire
vie dans les roulotes. Dans cete exploration, la
un univers social fondé sur les idéaux de liberté,
critique de la spéculation et du droit de propriété se
d’hospitalité, de partage et de créativité.
mêle aux questions les plus pratiques concernant
Il est temps maintenant de plonger à la
l’improvisation d’une cuisine dans un vieil immeu-
fois dans l’histoire du mouvement et du quotidien
ble vide, le choix d’une couleur vive pour repeindre
des squaters. Notre chemin suivra les cinq étapes
des volets, le partage de toiletes communes ou
qui ponctuent la vie de tout squat : occupation, ins-
encore la mise sur pied d’un système de chauf-
tallation, habitation, évacuation, perpétuation.
fage à bois. Elle se mêle aussi à l’enthousiasme
des occupations et des travaux collectifs, aux rires
des moments de partage, à la peur inquiète quand
oCCupation
plane la menace d’expulsion ou encore aux colè-
Le premier temps qui scande à la fois
res qui explosent quand la cohabitation devient
l’histoire de chaque squat mais aussi celle du mou-
trop lourde. On touche là à des expériences où
vement dans son entier est celui de l’occupation.
les enjeux politiques se nouent au plus intime des
Au moment de l’occupation, les squatters font
97
irruption dans l’ordre de la ville. En transgressant
rues, interventions festives dans les assemblées of-
un des droits fondateurs de nos sociétés libérales –
icielles) correspondent aussi à l’émergence d’une
le droit de propriété –, ils font entendre haut et fort
nouvelle gauche en rupture avec la social-démo-
leurs critiques et leur appel à un autre ordre social.
cratie et le communisme – pour lesquels la justice
Il s’agit d’un moment hautement politique où il im-
sociale passait par le progrès technique et la ratio-
porte non seulement de faire entendre ses convic-
nalisation de la société. Signiicatif à cet égard était
tions, mais aussi de trouver les appuis politiques
le soutien d’une partie du parti socialiste au projet
et populaires nécessaires pour organiser un vrai
de démolition des Grotes (dans l’idée d’ofrir des
rapport de force avec l’Etat et la police, nécessaire
logements sociaux de qualité sur le modèle des
pour la survie du squat. Au-delà du caractère for-
cités nouvelles comme le Lignon). Cete nouvelle
mellement illégal des occupations, il en va ici de la
gauche, issue des critiques et des idéaux au cœur
question de la légitimité des occupations. Un petit
de mai 68, prônait elle l’autogestion et nourrissait
détour dans l’histoire du mouvement squat va nous
une méiance certaine envers la technique et les
permetre de saisir les motifs qui ont accompagné
standards associés avec le développement d’un
sa naissance, ainsi que les espoirs et les désirs qui
capitalisme d’Etat qui non seulement renforçait
amènent à venir occuper et vivre dans un squat.
les inégalités, mais appauvrissait également à ses
Le mouvement squat à Genève est né
yeux l’expérience humaine. Dès lors, les occupa-
au milieu des années 1970 de la résistance organi-
tions, en permetant de s’organiser collectivement
sée contre le projet de démolition et de reconstruc-
au quotidien, devaient non seulement permetre de
tion du quartier des Grotes, laissé partiellement à
résister au projet de démolition et de maintenir les
l’abandon depuis des décennies. A sa place devait
ouvriers au centre-ville, mais aussi faire advenir ici
s’élever un quartier de tours « moderne » et plus
et maintenant un autre monde social. Elles devai-
dense. Comme dans beaucoup de pays d’Europe
ent permetre de retrouver une maîtrise sur son en-
à la même époque, ce projet d’un urbanisme dit
vironnement et faire place à des relations sociales
« fonctionnaliste » fut l’objet de vives critiques. On
moins individualistes.
y voyait la négation du tissu urbain traditionnel, le
Les critiques qui portent le mouvement
renforcement du mouvement d’expulsion des po-
squat sont ainsi multiples. Elles concernent tout
pulations ouvrières du centre-ville et, plus large-
autant les politiques de normalisation et de stan-
ment, la consécration d’une logique de production
dardisation, l’absence de concertation des autori-
rationaliste et capitaliste du territoire.
tés, les logiques de marché ou encore l’individua-
Des militants d’extrême gauche vinrent
soutenir à ce moment-là la population traditionnel-
lisation de la société. On les retrouve posées de
manière ironique dans ce journal mural de 2001 :
lement populaire du quartier (artisans, ouvriers) –
et l’association d’habitants naissante – en occupant les nombreux appartements laissés vides en
prévision de la démolition. Par ces occupations,
les squaters et celles et ceux qui les soutenaient
voulaient montrer que les logements étaient en-
Les Grotes étaient une honte pour Genève.
Comment ! Une ville si riche, si internationale, qui n’a pas encore ini de se standardiser !
Comment ! Une cité d’Europe occidentale qui
n’a pas encore refoulé tous ses quartiers populaires à la périphérie […]. Netoyez-moi
core habitables (contrairement à ce qu’airmaient
bien cet immonde champignon, cet espace
les autorités) et qu’il fallait les rénover plutôt que
étrange, incongru, tout de guingois, vivant,
les détruire.
trufé de squats. […] Uniformisez-moi la cou-
Ces occupations, et l’ensemble des ac-
leur de ces façades, maladroitement pein-
tions directes qui les entouraient (charivari dans les
tes par celles et ceux qui habitent derrière.
98
Dans les années 1980, plusieurs générations d’habitants ont tenté de maintenir le caractère populaire
du quartier des Grotes en s’opposant à des projets immobiliers dévastateurs par des occupations
massives. Peu avant leur évacuation, en janvier 2002, les habitants du squat de la Faucille reprennent
les critiques qui ont porté ce mouvement dans un texte aiché sur les murs du quartier.
Le Grotesque, journal mural, janvier 2002
99
Expulsez-moi ces squats et haussez-moi
pour lui donner une valeur réelle, à savoir
donc ces loyers. Plus rien ne doit être laissé
des habitants. Je nie un monde, celui de la
à l’improvisation, ni aux habitant-e-s. Le ser-
propriété de papier et des chifres bancaires,
vice de l’urbanisme est bien plus apte que
et j’en airme un autre, celui de la propriété
quiconque à choisir la norme qui est bonne
d’usage. (Tract anonyme.)
pour tout le monde et surtout pour l’image
de la ville […]. La même neteté, la même
asepsie, la même sécurité, la même séche-
Ces critiques – et la défense d’une
conception alternative de la vie urbaine basée
resse couvrira tous les trotoirs. […] Notre
sur la solidarité, l’autogestion, la convivialité et la
ville entière […] sera complètement morte.
créativité – ont permis de légitimer les occupations
(Le Grotesque, journal mural, n°2, septem-
aux yeux d’une partie de la population. Cete légiti-
bre 2001.)
mité publique était indispensable ain de forger le
contre-pouvoir – alliant squaters, une partie des
Ces critiques dessinent en contrepartie
un univers social où devraient primer des principes
syndicats et des partis de gauche – nécessaire
pour résister face à la répression.
tels que la solidarité (contre l’extension des logi-
Ainsi, dès la fin des années 1970, le
ques marchandes), la convivialité (contre le repli
mouvement s’étend peu à peu à l’ensemble de
individualiste), la créativité (contre la standardisa-
la ville. Les occupations sont présentées ainsi
tion) ou encore l’autogestion (contre les politiques
comme un moyen de luter contre la spéculation
autoritaires).
et la réduction du logement à un objet marchand.
Ces principes rejoignent l’idéal d’un
Ce thème de la lute contre la spéculation va per-
droit à la ville tel que le décrit dès 1967 Henri Le-
metre de consolider les alliances politiques autour
fevbre. Par « droit à la ville », ce dernier entend un
du mouvement squat. Au il des années 1980, les
droit à l’usage de la ville, comme lieu de rencontre
occupations sont de plus en plus soigneusement
et de jouissance. Il oppose – en élève de Marx –
préparées et soutenues politiquement.
cete « valeur d’usage » à la « valeur d’échange »
Ce rapport de force entraîne dès le mi-
de la ville où cete dernière est réduite à un lieu
lieu des années 1980 un changement de politique
de « lucre et de proit » dans laquelle prime avant
de la part des autorités. Claude Haegi, alors magis-
tout l’échange marchand (espaces achetés et ven-
trat à la ville, signe en 1985 le premier « contrat de
dus, consommation de produits, etc.). Face à une
coniance » qui met à disposition des squaters un
ville qui semblait de plus en plus régie par les lois
immeuble vide appartenant à la ville. L’idée, très
du marché, il fallait défendre la possibilité qu’elle
libérale somme toute, du magistrat est de pallier
puisse être pensée, aménagée et appropriée par
provisoirement au manque de logement tout en
ceux qui l’habitent en premier lieu plutôt que par
« responsabilisant » les squaters via un contrat.
ceux qui la possèdent inancièrement.
Une partie des squaters refuse toutefois cete solution institutionnelle y voyant, non sans certaines
Puis j’apprends que ces bâtiments sont vides
parce qu’ils servent à fabriquer de l’argent.
L’appel est encore plus fort. Non seulement
je peux me réapproprier un espace vierge
100
raisons, une forme de récupération qui ferait disparaître la charge critique des occupations. Malgré tout, ces mêmes squaters bénéicieront dans
et y créer une zone autonome temporaire,
une certaine mesure de la politique de relative
une brèche dans le contrôle de la cité, mais
tolérance2 qui se met en place suite aux premiers
en plus je freine les bénéices improductifs
de contrats de coniance. En efet, les évacuations
des riches, je casse la valeur inancière du
sont peu à peu suspendues – y compris dans le
bâtiment, sa valeur inventée, sa petite mort,
cas de biens immobiliers privés et en l’absence
de contrat de coniance – dans l’idée qu’il valait
devenus peu à peu plus militants. D’autres, très
mieux tolérer les occupations de biens immobiliers
méiants envers les squaters, ont petit à petit dé-
laissés abusivement vides que d’aviver les conlits
couvert qu’ils étaient en fait des personnes somme
sociaux par la répression.
toute bien ordinaires. Les autorités de leur côté ont
Cete politique de tolérance a eu pour
appris aussi pour partie à composer avec ces ha-
efet la multiplication des occupations, débouchant
bitants exigeants et, à l’inverse, les squaters ont
sur les chifres records du milieu des années 1990
découvert certaines vertus du dialogue et appris à
(entre 150 et 250 lieux occupés en même temps,
composer – de manière critique certes – avec les
suivant les sources et les manières de compter).
exigences de construction d’un ordre commun à
Durant cete période, du fait qu’il n’était plus néces-
l’échelle de la ville.
saire d’établir un vrai rapport de force pour pouvoir
Comme nous le verrons plus loin en-
occuper un lieu, une bonne partie des occupations
core, les années 2000 ont toutefois été marquées
se sont déroulées en toute discrétion, sans mani-
par le retour d’une politique plus répressive,
festations publiques de soutien ni même d’indica-
anéantissant les lents processus d’apprentis-
tions claires du caractère occupé des lieux (absen-
sage et les compromis les plus innovants. On a
ce de banderoles revendicatives sur les façades,
vu alors réapparaître, à côté d’occupations assez
etc.). Cete période fut toutefois aussi marquée par
musclées dues à la radicalisation d’une partie du
des occupations plus militantes et radicales où l’on
mouvement en réponse à la répression, un jeu
pointait du doigts à la fois les logiques spéculatives
d’alliances autour d’occupations fortement mé-
à l’œuvre dans le marché immobilier et la nécessité
diatisées comme celles des hôtels California et
de créer des lieux d’autodétermination.
Carlton aux Pâquis.
La in des années 1990 et le début des
Puisque cete société ne nous ofre pas le
droit de vivre selon nos envies et nos rythmes, nous nous permettons de le prendre sans rien lui demander. (ManiFeste
Apacheria)
années 2000 ont par ailleurs été marqués aussi
par une nouvelle cible des occupations : les locaux
commerciaux. Ces derniers n’avaient pas été inclus
dans la politique de tolérance instaurée uniquement à l’égard des occupations de lieux destinés
Le visage des occupation des années
à l’habitation. Ainsi, toute occupation de locaux
1990 et du début des années 2000 est donc multi-
commerciaux se soldait immédiatement par une
ple, tout comme le sont les lieux occupés (maisons
évacuation. Mue par la diminution des logements
communautaires, grands immeubles bigarrés, ap-
vides ainsi que par un désir de se réapproprier les
partements-refuges, etc.). Cete diversité a permis
milliers de mètres carrés commerciaux laissés vi-
à un nombre bien plus important de personnes,
des au cœur de la ville, la frange la plus militante
et pas seulement des militantes et des militants,
des squaters a lancé en 1998 un mouvement d’oc-
d’approcher les squats et de les fréquenter plus
cupation des locaux commerciaux.
ou moins régulièrement (leurs bars, leurs théâtres,
leurs salles de concert, etc.) et parfois aussi de
franchir le pas pour y vivre. Les espaces de confrontation, mais aussi de dialogues avec les autorités
Le pouvoir refuse qu’on squate les locaux
commerciaux car il craint que les zones
d’autonomie des squats se répandent, se renforcent et se banalisent. Il craint que les gens
et les voisins, ont initié plus profondément divers
se réapproprient leurs maisons, leur travail et
apprentissages.
leurs vies. Il a peur que les gens n’aient plus
Certains cherchant à vivre simplement
dans les squats pour des raisons inancières sont
peur. (Tract de soutien au mouvement d’occupation des locaux commerciaux, 1998.)
101
A la in des année 1990, le mouvement squat genevois se lance à l’abordage des locaux commerciaux,
et d’une friche de 360 000 m2 de surfaces vides. Les évacuations seront à chaque fois immédiates.
« A l’abordage ! », aiche sérigraphiée, 1999
102
Ce mouvement n’est toutefois jamais
parvenu à forger les alliances nécessaires pour
dont les « lashmobs » actuelles constituent la
version dépolitisée.
modiier de manière conséquente la politique des
On le voit, l’occupation ne concerne
autorités, et aucune occupation de locaux commer-
pas seulement les lieux de vie au sens restreint
ciaux n’a duré au-delà de quelques semaines.
du logement, mais plus largement la réappropria-
Par-delà la diversité des motifs et des
tion des espaces publics au quotidien qu’il s’agit
formes d’occupation, on peut tout de même identi-
de soustraire à l’emprise à la fois des logiques
ier dans cete tradition militante du squat un fond
marchandes et d’une séparation des fonctions qui
commun, interprété de manière plus ou moins
tolère mal l’expression festive et le débordement.
radicale suivant les squats. Ce fond commun est
celui d’une conception alternative de l’organisation du vivre ensemble fondé, on l’a suggéré, sur
des principes de solidarité et de collectivisation,
de convivialité et d’hospitalité, d’autogestion et de
L’habitant doit aussi pouvoir gérer non seulement sa maison mais aussi sa rue. Il veut
peut-être y planter des palmiers, y élever des
yacks ou transformer les voitures en feu de
joie. (Tract anonyme.)
participation et enin de créativité et de spontanéité. D’une certaine manière, le mouvement squat
s’élève contre toutes les logiques – étatiques ou
instaLLation
liées au marché – susceptibles d’entraver les pro-
Au-delà du seul moment de l’occupa-
jets d’autodétermination des espaces et des ryth-
tion, tout l’enjeu est de prendre possession des
mes de vie. Les squats doivent donc être des lieux
lieux et de ses abords pour réaliser en actes les
où se réalisent au quotidien dans les relations et
idéaux d’autogestion et de vie commune. Ainsi,
la matière des lieux ces principes alternatifs d’or-
dès l’entrée dans le bâtiment, les squaters s’ef-
ganisation du vivre ensemble.
forcent de rendre habitables les lieux investis. Cela
Un autre trait caractéristique du mou-
débute par des solutions d’urgence (pour dormir,
vement squat, c’est sa conception festive du com-
se laver, cuisiner), puis les aménagements se pré-
bat politique, qui est celle plus généralement des
cisent, dessinant peu à peu les contours matériels
nouvelles formes de lutes initiées dès les années
de la communauté en devenir. C’est à travers ce
1960. Ainsi, les manifestations et les actions du
deuxième temps de l’installation que s’airme le
mouvement squat ont souvent pris des tours lu-
projet politique d’une vie collective en rupture avec
diques. Parmi de nombreux exemples, on peut
les modèles plus individualistes. Il s’agit pour les
citer la « Calvin Pride », manifestation parodique
squaters de conigurer des lieux de vie qui portent
pour dénoncer le caractère frileux et austère des
les traces des idéaux qu’ils défendent, des espaces
politiques genevoises, ou encore un défilé nu
qui vont permetre de vivre ensemble au quotidien.
pour protester contre les évacuations de squat
On voit dès lors tomber les murs qui dessinaient
dans les années 1990. Plus ludiques et subversi-
les frontières claires du privé et du public, carac-
ves encore, on trouve des actions telles que les
téristiques des immeubles locatifs. Les anciens
parties de football improvisées à cinquante dans
appartements sont reliés pour former des espaces
certaines grandes surfaces commerciales ou
collectifs plus amples et partagés. Les portes sont
directement dans la rue. Ces actions s’inspirent
enlevées ou laissées ouvertes.
du mouvement Reclaim the Street, né au début
Au cœur de ces nouveaux agencements,
des années 1990, et de sa fameuse critical mass
on trouve la « salle commune ». Essentielle dans
(rencontre « spontanée » d’un grand nombre de
tout squat, elle représente à la fois l’idéal politique
cyclistes qui permet d’occuper la voie publique),
d’autogestion (espace de réunion) et de convivialité
103
De nombreuses manifestations à pied, à rouletes ou à vélo
sont organisées pour dénoncer le pouvoir des propriétaires
immobiliers et dénoncer évacuations et bâtiments vides.
« Calvin Pride », aiche sérigraphiée, 1999
« Grand rallye roulant », aiche, 2009
104
(espace de partage et de fête). Bien souvent, elle
signiicative son logement, les locataires osant à
est aussi facilement accessible pour le visiteur de
peine repeindre leurs murs. A l’inverse, les squat-
passage qui peut s’y reposer quelque temps, voire
ters disposent de peu de sécurité mais d’une in-
y dormir. On voit émerger dans la foulée d’autres
croyable liberté en matière d’aménagement.
espaces emblématiques des idéaux défendus par
Et ainsi, dans une société où le locataire
les squaters tels que les « sleep’in » – une pièce-
a peur de planter un clou au mur, il y a quelque
dortoir pour héberger les gens de passage – ou
chose de profondément jubilatoire à pouvoir dis-
encore des lieux ouverts sur l’extérieur (bar clan-
poser des choses, à pouvoir se lever et détruire un
destin, galerie d’art expérimentale, salle de théâtre,
mur simplement parce qu’il gène son projet de vie.
etc.). En même temps, l’installation dans les lieux
Par ces gestes de réappropriation, les squaters
concerne aussi le délicat travail d’assignation à
réintègrent le logement dans les sphères du désir
chacun d’un lieu où dormir, d’un lieu intime néces-
et de la ierté. Il en va là de la possibilité matérielle
saire pour pouvoir durablement cohabiter.
de vivre autrement, hors des formes et des rythmes
Ces nouveaux agencements – allant du
plus intime au plus commun – sont discutés en gé-
imposés par la société.
Ce n’est pas tous les jours qu’on a la pos-
néral par l’ensemble des occupants. Les réunions
sibilité de vivre comme on l’entend, sans
collectives sont ainsi au cœur de la vie des squats,
contraintes et sans la présence de conven-
à la croisée des désirs de chacun et du projet de vie
tions imposées par ce système et ceux qui en
en commun. Dans les squats les plus militants, les
tiennent les rênes. […] Avoir un espace géré
décisions sont prises non pas à la majorité mais
par nous-mêmes, où nous pouvons faire ce
à l’unanimité, impliquant de longues assemblées,
que nous désirons, peindre, musiquer, man-
parfois houleuses, car l’idée n’est pas d’éviter le
ger du hareng, fêter, rire, discuter, partager le
conlit mais de le susciter pour former peu à peu
frigo, dormir, pleurer, laver les chaussetes,
un consensus.
marcher pieds nus ou nus tout court, être
Ce temps de l’installation est aussi un
temps d’efervescence et d’enthousiasme. Efervescence et enthousiasme qui tiennent au plaisir
moche ou beau, c’est tout ça et bien plus
encore que nous cherchons. (ManiFeste
Apacheria)
fondamental de s’approprier ensemble un lieu de
Les premiers mois de vie du squat sont
vie et de le conigurer selon ses désirs. Dans les
marqués ainsi par un investissement physique et
enquêtes sur la propriété privée, il a été mis en évi-
afectif intense. Squater n’est pas une sinécure,
dence qu’un des motifs les plus essentiels qui in-
particulièrement quand on occupe un logement
cite à devenir propriétaire est celui de pouvoir amé-
laissé longtemps à l’abandon. Un autre rapport au
nager l’espace à sa guise (Thalmann, 2002). C’est
logement se dessine ainsi, basé non plus sur le
là une des conditions essentielles pour pouvoir
paiement régulier d’un loyer mais sur les eforts
véritablement s’approprier son logement, au-delà
consentis pour s’approprier les lieux et les rendre
de la question formelle du statut d’occupation.
habitables. En d’autres termes, il s’agit de travailler
A vrai dire, il y a deux éléments es-
moins à gagner un salaire – qui en in de compte
sentiels dans le droit de propriété : la sécurité et
enrichira le propriétaire via loyer – tout en œuvrant
l’appropriation. Le statut de locataire – et l’ensem-
plus à l’entretien des lieux de vie.
ble des droits qui le protège – a permis, dans une
Art 5 : le choix de la maison Freundler plutôt
certaine mesure, de garantir la sécurité du loge-
que d’un squat prêt à l’emploi est délibéré.
ment. Toutefois, cela s’est fait au détriment bien
Il découle de la volonté d’investir temps,
souvent de la possibilité de s’approprier de manière
argent, énergie, dans un rapport concret
105
d’amélioration et d’entretien avec le lieu
jusqu’à cent personnes autour d’un repas gratuit
d’habitation et d’ouverture avec le parc at-
ofert à tour de rôle par un squat diférent. La fa-
tenant.
meuse « course de radeau » voyait chaque année
Art 6 : le rapport entre habitant(e)s et habitat
– et jusqu’à nos jours – les embarcations les plus
ne se fait donc pas par un loyer. (Convention
insolites déier les lois de la lotaison, ou encore
de la Villa Freundler proposée à la ville de
les tournois de football intersquats réunissaient
Genève.)
des squaters de toute l’Europe autour d’un ballon
rond.
Dans cet efort commun, les occupants
se rapprochent et tissent des liens durables. Ils
font preuve de débrouillardise et de créativité dans
leurs aménagements. Le bricolage est d’ailleurs
En remettant le 5 bd Emile-Jacques-Dalcroze en activité et en le réafectant au logement, nous le sortons de l’abandon dans
lequel le maintenaient les spéculateurs et
élevé au rang de vertu dans le mouvement squat.
lui rendons vie en l’habitant, en y relogeant
Il participe, avec le recyclage, des tactiques de la
une crèche expulsée, en y installant une bi-
lute quotidienne contre un environnement perçu
bliothèque, divers ateliers et en y proposant
comme trop standardisé et consumériste. Ainsi,
des débats, des projections, des concerts...
les murs et les volets se parent de couleur, une
Ces diférentes activités sont ouvertes à qui
vieille baignoire vient trôner au milieu d’une pièce,
veut. Qu’on se le dise. Notre réponse en est
les places de parking sont transformées en jardins
une parmi tant d’autres possibles et nous
improvisés… Peu à peu, les objets et les personnes
encourageons tout le monde à réagir à sa
débordent et sortent des cadres étroits où les situe
façon, collectivement et solidairement. Nous,
l’ordre réglé de la ville moderne.
Mais le squat n’est pas seulement débordement, il est aussi le cadre qui a rendu pos-
réapproprieureuses d’espaces de vie libre, ne
« parasitons » que le Genève qui rêve l’argent
roi, les exploiteurs qui vivent sur le dos de
ceux et celles qui travaillent pour eux, les
sibles d’autres manières de vivre et de consom-
riches héritiers qui nous font la morale, ceux
mer. En installant dans leurs murs des bars, des
et celles qui préfèrent faire de l’argent virtuel
restaurants ou encore des ateliers, les squaters
avec des locaux habitables plutôt que de lo-
ont permis au il des années 1990 de développer
ger des personnes réelles. (Occupation du 5
de vraies cultures et économies alternatives. Des
bd Emile-Jacques-Dalcroze, 25 août 2007.)
systèmes de récupération permetaient de faire circuler objets et nourriture. Des crèches autogérées
En ofrant ces espaces alternatifs, les
accueillaient les enfants des squaters et des voi-
squats ont permis d’ofrir un monde de possibles,
sins. On pouvait aussi boire et danser le soir pour
en particulier pour les plus jeunes et les plus vul-
des sommes modiques (parfois la boisson était
nérables qui subissent de plein fouet les exigences
payée en fonction des ressources de chacun). On
du marché. Toutefois, en prenant place dans la ville,
pouvait encore exposer ou créer un nouveau projet
en airmant dans la matérialité du monde l’espoir
artistique sans devoir forcément passer par la case
d’un autre rapport aux autres et aux personnes, le
des subventions. On sait d’ailleurs le succès désor-
mouvement squat est en même temps venu heur-
mais européen de certaines troupes de danse ou de
ter parfois de plein fouet les cadres et les normes
théâtre nées dans les squats (le théâtre Malandro
établies qui régissent la vie commune à l’échelle de
de Omar Porras par exemple). Le réseau squat était
la ville, entraînant des réponses diverses allant de
encore le lieu de bien d’autres événements solidai-
la négociations à l’évacuation. Avant de considé-
res et ludiques. Ainsi, les « boulans » réunissaient
rer l’étape de la répression, il faut encore s’atarder
106
Ouverte dans une ancienne boulangerie
de la rue de la Terrassière, la Boulan
a été dans les premiers temps un
lieu de rencontres gastronomiques
hebdomadaires, dont les bénéices
servaient à alimenter un fonds de
solidarité. Puis, non contente de soutenir
la subversion, elle a voulu participer à
la transformation des rapports sociaux,
en instaurant la gratuité. La Boulan s’est
ensuite lancée à l’assaut des quartiers,
des rues, des parcs publics. Elle a soutenu
à coups de choucroutes et de risoti les
occupations. Des saisons de Boulans
tournantes sont régulièrement organisées
entre lieux collectifs.
« La boulan tous les mardis », aiche
sérigraphiée, 2000
« La force de l’habitude », aiche
sérigraphiée, 2000
107
un peu sur le quotidien des squats qui transparaît
l’usage (Breviglieri, 2009). C’est ainsi que chacun
dans les images de Julien Gregorio. Quotidien qui
de nous tisse peu à peu ses routines et son univers
n’est pas seulement celui des tâches collectives,
familier où il puise la force d’afronter la vie en pu-
des réunions et des fêtes mais aussi celui du repos
blic. En se metant à habiter, la personne forge sa
et des routines intimes.
singularité et son propre rythme, en tenant à distance en particulier les injonctions des autres et,
haBitation
plus largement, les règles de la vie sociale.
Comme on l’a rappelé avec insistance,
été squater ou simplement colocataire le sait, il
les squats ne sont pas seulement des lieux de lut-
est diicile de cohabiter, c’est-à-dire de partager
te mais aussi de vie. Dans cete perspective, s’ils
son univers familier avec d’autres, d’autant plus si
veulent perdurer, ils doivent aussi faire place aux
ces derniers ne sont pas des amis ou des amants.
Dès lors, et toute personne qui aura
habitants dans leur singularités et leurs habitudes ;
L’horizon militant du squat rend encore plus dii-
c’est-à-dire permetre à chacun d’habiter véritable-
cile ce partage puisqu’il voit souvent avec méiance
ment les lieux occupés. A cet égard, le modèle du
le repli sur l’« habiter » comme abandon du projet
squat pourrait être emprunté au philosophe Roland
collectif (Breviglieri et Pataroni, 2007). Comment
Barthes et son idéal d’une communauté « idioryth-
dès lors organiser cete communauté à la fois mi-
mique ». Il entend par là une communauté où cha-
litante et idiorythmique ?
cun pourrait vivre à son rythme. Une telle commu-
De fait, il est intéressant de voir com-
nauté se tiendrait à l’exact opposé des institutions
ment les squaters, au il du temps, apprennent à
telles que les prisons, les casernes ou encore les
composer avec ce désir d’habiter. Peu à peu, on
monastères qui fonctionnent en imposant à chacun
voit réapparaître certains des murs abatus. On
un rythme commun. Au contraire, la communauté
tolère aussi la privatisation de certains lieux. Plus
idiorythmique doit pouvoir faire place aux désirs et
largement, on assiste à l’émergence de certaines
aux habitudes de chacun. On trouve ainsi les traces
règles qui permettent de mesurer l’effort et les
d’un tel idéal dans les communautés de squaters
responsabilités de chacun et d’éviter que certains
où l’on valorise la spontanéité et où l’on se méie
s’épuisent à trop s’investir et ne jamais pouvoir se
fortement de tout système de règles trop formel.
metre en retrait.
En même temps, les squats sont des
Ces modiications sont parfois lues de
communautés souvent exigeantes en termes de
l’extérieur comme un « embourgeoisement », mais
contribution de chacun, que ce soit pour efectuer
de fait cete critique manque de comprendre les
les travaux nécessaires à l’entretien et au netoyage
enjeux d’une communauté durable qui doit aussi
des lieux autogérés, s’assurer des repas collectifs
composer avec ces autres facetes de notre huma-
ou encore régler ensemble les questions inanciè-
nité. D’ailleurs, les squaters les plus expérimentés
res. Une ligne de tension majeure émerge alors au
ont très bien compris ces enjeux et ils acceptent
cœur des squats entre les exigences militantes de
avec ironie leurs propres contradictions, garantes
la vie collective et le besoin d’habiter propre à toute
de leur richesse humaine. L’enjeu dès lors n’est pas
personne.
de nier ces autres inclinations, ou de vouloir efaCe besoin d’habiter, ou plutôt cete « in-
cer ses propres contradictions, mais de trouver un
clination à habiter » telle que la nomme et l’analyse
équilibre fragile entre le projet militant et le confort
Marc Breviglieri, renvoie à l’expérience intime de
personnel, entre la communauté conviviale et dé-
la personne, la manière dont elle s’approprie peu
bordante et le collectif plus réglé. Les squaters
à peu un monde familier en le personnalisant par
sont ainsi pris entre la nécessité de se régler et
108
Matchs de foot dont le terrain est la ville
entière, courses de radeaux sur le Rhône,
tournoi international de boxe en soutien à
des anarchistes emprisonnés, courses de
caisses à savon et autres joutes sportives :
hors des maisons, une autre façon de
récupérer le territoire.
« Bella liga », aiche sérigraphiée, 2001
« Tournoi de ping-pong », aiche
sérigraphiée, 2002
109
« Grand gala de boxe », aiche
sérigraphiée, 1999
« Grand tournoi », aiche
sérigraphiée, 1999
« Course de radeau », aiche
sérigraphiée, 1999
110
de s’institutionnaliser pour faire exister leur projet
Du point de vue de la légalité, de nom-
durablement dans l’ordre de la ville et le besoin de
breuses règles juridiques délimitent les conditions
garder vivante une tradition contestatrice, source
d’une évacuation. On ne pourra pas les aborder ici,
de vie et de débordement.
mais il est important de savoir que les squaters
Au fil du temps, les squatters vont
sont protégés aussi dans leur « possession » des
ainsi s’eforcer de garder la mémoire de leur pro-
lieux et qu’il est donc illégal pour un propriétaire
jet politique et relancer par diférentes actions et
de les évacuer de lui-même (ou via une milice pri-
activités l’enthousiasme des premiers moments
vée). On ne peut pas se faire justice soi-même. Le
et la veine militante du mouvement. Des travaux
propriétaire est ainsi amené à initier une procédure
collectifs, l’ouverture d’un nouveau lieu, une action
juridique pour pouvoir récupérer son bien. Pendant
de contestation, la recomposition des habitants,
de nombreuses années – à l’initiative du procureur
l’organisation d’une fête de rue, d’un concours de
Bernard Bertossa –, les autorités juridiques met-
radeau ou d’un tournoi de foot sont autant d’occa-
taient en balance l’intérêt du propriétaire de récu-
sion de relancer les débats et la participation per-
pérer un bien qu’il avait laissé en général à l’aban-
metant de maintenir vivant un mode de vie plus
don et l’importance de préserver l’ordre public.
engagé et convivial. Ces moments sont importants
Ainsi, on n’évacuait pas – ain de ne pas susciter
car, comme on va le voir, l’institutionnalisation du
des manifestations sauvages et autres « troubles
mouvement est à la fois garante d’une certaine sur-
publics » – tant que le bien immobilier était voué
vie de ses idéaux tout en étant porteuse aussi de sa
à rester vide (c’est-à-dire tant qu’il n’y avait pas de
mort lente. Toutefois, avant cete mort lointaine, la
projet autorisé et solvable soit de destruction, soit
disparition du squat à Genève a surtout été le fait
de rénovation). Cete doctrine a permis, comme on
d’un durcissement politique provoqué par une forte
l’a vu, la mise sur pied de la politique de relative to-
crise du logement et le retour des investissements
lérance caractéristique des années 1990. Elle a été
immobiliers dans les villes.
plus ou moins abandonnée par le procureur Daniel
Zappelli, élu en 2002, qui a appliqué une politique
evaCuation
de « tolérance zéro » à l’égard des squats.
Toutefois, les débats autour des éva-
Le dernier temps d’un squat est celui de
cuations dépassent largement la question de leur
son évacuation. Le moment de l’évacuation renvoie
légalité pour poser, tout comme les occupations,
brutalement les squaters à leur statut d’occupants
celle de leur légitimité. Ainsi les évacuations mus-
illégaux et fait table rase des eforts pour inventer
clées des premiers squats aux Grotes (en parti-
des compromis innovants. Elle résout les problè-
culier celle du squat de la rue Empeyta en 1975)
mes soulevés par les squaters en réairmant le
ont provoqué des mobilisations importantes contre
primat de la propriété et la logique du marché. Exit
ce qui apparaissait comme un exercice illégitime
l’interrogation sur les limites de la propriété ou les
et surtout disproportionné de la force étatique. De
eforts pour trouver des formes inédites d’habitat
même trente ans plus tard, l’évacuation du squat
collectif.
Rhino a suscité de nombreuses manifestations de
La question de l’évacuation fait surgir
toutefois de nouvelles questions politiques et juri-
soutien.
A la suite des événements répressifs, j’ai par-
diques. En efet, il s’agit là de l’exercice d’un usage
ticipé à la lute pour la survie du quartier. Il y
étatique de la violence qui se doit d’être autorisé
avait le désir de vivre des activités en com-
légalement, d’une part, et peut être jugé aussi plus
mun, de les expérimenter. (Une occupante
ou moins légitime, d’autre part.
citée in Collectif d’auteurs, n°96, 1979.)
111
Entre deux, l’histoire des évacuations a
évacuations ne concernent plus désormais les
présenté de multiples visages. Ainsi, durant les an-
squaters – quasiment tous expulsés – mais bien
nées 1990, de nombreuses évacuations – comme
les populations les plus précaires. En 2009, 493
de nombreuses occupations – se irent sans bruit,
personnes ont été expulsées de leur logement
encadrées souvent par la brigade des squats qui
et 559 en 2010, et les procédures d’expulsion se
orientait les occupants vers de nouveaux lieux
multiplient aujourd’hui. Au fondement de cete
vides. Certains squats résistèrent toutefois vio-
évolution, on trouve à la fois une augmentation
lemment à leur évacuation avec des barricades
abusive des prix des loyers et un prix du mètre
ou des squaters qui s’atachaient à la façade des
carré qui ne cesse lui aussi d’augmenter, rendant
immeubles évacués. Ces résistances sont le fait
non seulement illusoire l’idée d’une tolérance en-
de la frange la plus militante du mouvement qui a
vers le squat, mais aussi de plus en plus diicile
toujours refusé de jouer le jeu de l’institutionnali-
la construction de logements sociaux.
sation ou encore de réduire le squat à une seule
Et de fait, l’accroissement de la pres-
question de logement pour personnes démunies
sion sur la marché immobilier, liée au fort déve-
(que l’on reloge simplement ailleurs).
loppement démographique de Genève et à la re-
Les évacuations ne sont pas seulement
lance du marché de la construction depuis la in
un problème public, mais elles concernent avant
des années 1990 (suite à la baisse en particulier
tout celles et ceux qui se retrouvent à la rue. A cet
des taux hypothécaires), a joué un rôle probable-
égard, il est intéressant de voir que la diversité des
ment majeur dans la in de l’exception genevoise
origines, qui n’avait somme toute pas grand efet
en matière de tolérance à l’égard des squats. On
sur le quotidien au sein des squats, joue un rôle non
constate d’ailleurs que leur nombre avait déjà for-
négligeable au moment de l’évacuation. En efet,
tement diminué au début des années 2000 (avant
bien souvent les plus démunis – pauvres à la fois
même l’élection de Daniel Zappelli). La politi-
inancièrement et en réseaux sociaux, comme c’est
que répressive mise en place par la suite n’a fait
le cas en particulier des étrangers (en situation illé-
qu’accélérer le mouvement que le marché de la
gale ou pas) – se retrouvent fortement afectés par
construction – atisé par la croissance de la Ge-
l’évacuation, alors que les habitants bien ancrés
nève de la inance et des multinationales – avait
localement trouvent plus facilement des solutions
initié. De manière très schématique, on peut dire
provisoires, voire durables, de relogement (héber-
que c’est l’accroissement d’une ville « gagnante »
gement chez des amis ou dans la famille, garanties
et « globale » misant sur une population aisée et
pour pouvoir entrer dans le marché locatif, etc.). Le
le développement d’un parc immobilier de plus
temps de l’évacuation nous replonge ainsi dans la
en plus haut de gamme, aux loyers excessifs3, qui
dure réalité d’un marché du logement marqué par
poussent à la marge non seulement les franges
la crise et régi essentiellement par des acteurs pri-
populaires de la population, mais étoufent aussi
vés à la recherche de proits, face auquel les gens
les espaces propices à l’expérimentation et au dé-
ne sont de loin pas tous égaux.
veloppement d’échanges non marchands dans la
A cet égard, avec la quasi-disparition
ville. On retombe ainsi dans le conlit – au cœur
du mouvement squat (on compte à peine une
des lutes urbaines des années 1970 – entre la va-
dizaine de squats en 2011), on mesure mieux
leur d’usage de la ville et sa valeur d’échange. Et
maintenant son rôle aussi dans l’aténuation de
c’est bien semble-t-il la valeur d’échange qui tend
l’impact du marché et de la spéculation immobi-
à marquer le pas à l’heure actuelle, l’usage prenant
lière sur les populations marginales et, plus lar-
peu à peu l’unique visage de la consommation (de
gement, la vie sociale et artistique de la ville. Les
terrain, de culture, de loisir, etc.).
112
A la in des années 2000, le mouvement des mal-logés tente de réunir locataires
et squaters autour de la problématique du logement et pour luter contre la
précarisation, les expulsions et la gentriication des quartiers populaires.
« assemblée des mal logé_es », aiche, 2008
113
Il faut dire toutefois aussi que l’éclate-
gentriication les plus visibles (Jonction, Pâquis).
ment du mouvement squat, tiraillé entre une frange
Le mouvement des Indignés, plus récent, s’inscrit
moins militante – devenue dominante au cours des
lui aussi dans la poursuite des lutes urbaines. Mais
années 1990 – et une autre qui s’est radicalisée
là encore, les rapports de force sont restés large-
durant la même période, refusant tout compromis
ment inégaux.
avec les partis politiques, voire même les syndicats,
Ce constat relativement pessimiste est
a joué en sa défaveur. Ainsi les plus militants, refu-
entretenu par la nostalgie qui émane des photos
sant tout compromis, se sont retrouvés sans appuis
de Julien Gregorio et qui témoignent en efet pour
politiques et populaires face à la répression. Ils n’ont
partie d’un univers quasiment disparu alors qu’il
pas été capables de faire entendre à la population
a constitué le quotidien de milliers de jeunes – et
le sens de leur combat qui est peu à peu apparu
de bien plus si l’on compte celles et ceux qui ont
comme marginal et peu solidaire, éloigné d’une
fréquenté les lieux ouverts dans les squats – au il
lute collective face à une désappropriation, par les
des trente ans du mouvement. En même temps, le
logiques du marché, du pouvoir des habitants sur le
livre donne aussi à voir des expériences contempo-
logement (et en particulier des locataires).
raines sous la forme d’un habitat plus « nomade »
Le mouvements des mal-logés, né à la
(roulotes) ou encore de l’appropriation d’espaces
in des années 2000, apparaît comme une tenta-
de production agricole, voire d’autoconstruction.
tive de relancer un mouvement populaire – alliant
Il faut dès lors s’interroger en dernier lieu sur la
locataires et squaters – pour luter contre la préca-
perpétuation du mouvement squat, ou plutôt de
risation des conditions de logement (augmentation
ses idéaux, sous des formes variées.
des évacuations, hausse des loyers, gentriication
des quartiers populaires).
Tous concernés. Il ne s’agit pas de gens « en
marge » qui ont un problème personnel (la
marge d’ailleurs grandit sans cesse !). Il ne
s’agit pas d’un « dysfonctionnement » du
perpétuation
Le mouvement squat, et plus largement
les lutes urbaines dont il est issu, a nourri un certain
nombres d’innovations institutionnelles qui gardent
marché, mais d’un efet pervers fondamen-
en elles, parfois très aténuées, les traces des princi-
tal du marché immobilier, particulièrement
pes militants défendus dans les occupations.
aigu quand les propriétaires peuvent proi-
La première de ces innovations qui vient
ter d’une situation d’extrême rareté, comme
à l’esprit est celle des coopératives dites « associa-
celle que nous vivons actuellement. […] Il
tives », à l’instar de la CODHA, créée par des ac-
ne s’agit pas pour nous de pendre un « ilet
teurs issus en partie du mouvement squat. Il s’agit
social » dans quelques abris (il y a déjà 100
là de coopératives de logement qui non seulement
personnes chaque nuit dans les abris antia-
cherchent à garantir une forme de propriété col-
tomiques !) ou baraquements, mais de reven-
lective à leurs membres, mais défendent aussi des
diquer le droit de cité pour toutes et tous. Il ne
s’agit d’ailleurs pas seulement de logements,
mais aussi de droit à des espaces d’activités
sociales, culturelles et productives. (Assemblée des mal-logés, novembre 2007.)
modes de production et de gestion plus participatifs. On retrouve dans les immeubles construits par
ces coopératives des éléments typiques tels que
des salles communes qui servent aussi pour les
réunions des habitants, nécessaires à la gestion
Le mouvement peine toutefois à pren-
collective de l’immeuble.
dre de l’ampleur, si ce n’est sous la forme de lutes
Plus singulier encore, mais très rare,
dans les quartiers marqués par les processus de
on trouve à Genève quelques « baux associatifs » –
114
négociés dans le cadre d’anciens immeubles squat-
sur un terrain partiellement pollué et donc peu ren-
tés ou au bénéice d’un « contrat de coniance » –
table pour la commune d’accueil.
qui tentent de combiner les mécanismes du loge-
De fait, la stratégie de ces squaters est
ment social (traditionnellement pensé comme une
plus celle des colons – ou des pionniers américains
prestation individuelle) avec l’aspiration à une vie
– qui s’échappent et vont occuper de nouvelles ter-
plus collective et l’autogestion des lieux habités.
res qu’une stratégie de confrontation où l’on cher-
Avec ces baux associatifs, l’association d’habitants
che à résister pour ofrir d’autres possibles au cœur
conserve ainsi un droit de regard important sur les
de la ville. Dans une certaine mesure, elles sym-
nouveaux venus et la gestion de l’immeuble. Cete
bolisent l’abandon des centres-villes aux logiques
solution ofre des perspectives intéressantes pour
capitalistes là où les lutes urbaines cherchaient à
repenser l’équilibre entre sécurité et appropriation,
reconquérir un véritable droit d’usage. Cete stra-
ainsi que plus largement la question de la propriété
tégie donne vie néanmoins à un projet de vie col-
sociale du parc immobilier.
lective inédit, partiellement en marge du système
Si l’on quite ces chemins plus institu-
capitaliste (en tout cas concernant le mode d’accès
tionnels, on voit se perpétuer, comme le montrent
et de gestion du logement), qui accroît substantiel-
aussi les photos de Julien Gregorio et sous bien
lement l’autodétermination du lieu de vie. Doit-on
d’autres formes, la volonté de développer des for-
alors y voir le reliquat de quelques marginaux « qui
mes de vie alternatives où priment la maîtrise de
n’ont pas pu décrocher » (comme j’ai pu l’entendre)
son environnement et l’airmation d’une dimen-
ou encore la constitution d’un simple lieu de repli
sion collective dans la production et la gestion du
pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas parti-
quotidien.
ciper d’une société néolibérale ? Ou doit-on plutôt
Le choix de roulottes comme lieu de
y observer une exploration originale et subversive
vie est ici exemplaire de l’élargissement des pos-
des formes de logements et des modes de vie ca-
sibles. Ces roulottes ont d’abord été nomades,
ractéristiques d’une période postindustrielle ? En
puisqu’elles sont apparues en premier lieu dans
efet, le thème du nomadisme, et plus largement de
un jardin de squat au début des années 2000 suite
la mobilité, est au cœur du « capitalisme en réseau »
à l’évacuation d’une série d’autres lieux occupés.
(Boltanski et Chiapello, 1999). Les nouvelles for-
Confrontés à la rareté croissante des logements
mes d’organisation de la production ont engendré
vides et désireux d’accroître aussi leurs marges
un autre rapport au territoire marqué par la mobilité
de liberté, certains squaters ont décidé d’investir
(accroissement massif du pendularisme), le mitage
un lieu de vie moins ancré, s’inscrivant ainsi dans
du territoire et l’éclatement de la pertinence des
un mouvement plus large à l’échelle européenne
zones d’aménagement qui organisaient le territoire
de retour volontaire vers des formes plus noma-
bien ordonné de l’économie fordiste (Du Pasquier
des d’habitat (les Wagenburg allemands étant des
et Marco, 2009).
précurseurs ainsi que les travellers anglais). Ils af-
Dans cete perspective, les roulotes
irmaient ainsi leur volonté de se détacher des mo-
sont peut-être une réponse – marginale et contes-
dèles de propriété dominants dans notre société
tatrice – où l’on tente de se réapproprier les fran-
pour explorer un autre rapport au logement et au
ges de ces univers de mobilités, sources d’éman-
territoire. S’ensuivirent une série de migrations –
cipation mais aussi de soufrance et d’inégalités
provoquées par des expulsions successives qui du
inédites. Des roulotes et une vie collective à la
coup n’afectaient plus l’habitat des squaters, juste
place d’un ensemble de villas habitées par des
leur localisation – vers des terrains de plus en plus
ménages à multiples résidences… On est ici dans
éloignés du centre-ville. Ils purent enin s’établir
les paradoxes des formes de résistance qui, d’une
115
De nombreux terrains ont été occupés à Genève (rue de Lyon, Nations, Moillebeau,
Malagny, Genthod, Lignon, Champ des Filles...) pour les cultiver et y réinventer un habitat
au sens large. Le 18 mai 2002, l’occupation du château de Malagny se termine très mal. La
police atend les squaters et piège vingt-sept personnes à l’intérieur de la propriété.
« Occupation du château et de ses terres », aiche sérigraphiée, 2002
116
certaine manière, sont aussi à la pointe des évo-
éloignées des logiques de marché que certains
lutions contemporaines. De même, les idéaux qui
labels « bios » – au désir de promouvoir des for-
ont nourri le mouvement squat – et avant cela les
mes de consommation ancrées localement. Plus
critiques des années 1960 – ont pénétré les logi-
largement, l’occupation de terrains en friche – pour
ques capitalistes où l’on ne parle désormais plus
y implanter des cultures potagères ou encore des
que d’autonomie, de créativité et de mobilité. Il
espaces de vie auto-construits – constitue une
n’est d’ailleurs pas étonnant que l’institutionnali-
nouvelle stratégie qui vient directement question-
sation des squats – dès les premiers contrats de
ner les politiques foncières et, plus largement, le
coniance – s’est faite en saluant le côté « entrepre-
système de zones hérités du XXe siècle. En promou-
neur » et « créatif » des squaters. La critique se fait
vant des nouvelles formes d’enchevêtrement des
ainsi ratraper, et intégrer, par les élites au pouvoir.
fonctions, ces expériences se retrouvent de facto à
Quelle place alors pour une réelle subversion ?
la pointe des débats sur l’urbanisme. En particulier,
On trouve bien d’autres processus insti-
la question de l’auto-construction – qui concerne
tutionnels inluencés par les critiques des années
autant la cabane en paille que l’extension d’une
1960 et 1970. Ainsi, par exemple, les écoquartiers
maison en zone villa – ouvre des pistes inédites
sont aussi les héritiers de la sensibilité sociale et
en matière de densiication.
écologique de ces mouvements. Comme pour les
L’esprit des squats se perpétue ainsi
coopératives, l’institutionnalisation des réponses
dans l’exploration des possibles alternatifs, sou-
à entraîné dans ce cas des compromis inédits avec
cieux de tenir à distance les logiques de marché qui
les logiques capitalistes sans toutefois les remet-
souvent font perdre une bonne part de leur subs-
tre en cause. Les idéaux des lutes urbaines per-
tance aux projets plus institués. A chaque fois, il
dent dans ce processus une part de leur caractère
s’agit de jouer dans les interstices de l’ordre éta-
subversif et de leur tranchant.
bli, de créer des niches suisamment solides pour
Dans cete perspective, l’espoir des for-
abriter d’autres possibles, plus fragiles et pourtant
mes militantes où l’on décide volontairement de
essentiels, ain qu’émerge une vraie diversité de
se metre à la marge – à l’image aussi des com-
formes de vie et d’organisation des rapports so-
munautés à Tarnac ou ailleurs en Europe – est de
ciaux. Ces expériences et la critique qui les porte
nourrir l’imaginaire des possibles et d’entretenir en
parviendront-elles à gagner en puissance politique
même temps – par le biais des nouvelles technolo-
ain de trouver un appui populaire plus large comme
gies en particulier – des réseaux de résistance actif.
dans les années 1970 et 1980 ? Un appui nécessaire
De plus, ce n’est pas simplement un repli. Ainsi, les
pour venir ébranler les formes d’organisation do-
habitants de roulotes sont aussi actifs dans la vie
minantes et faire place à de nouveaux possibles ?
sociale genevoise, s’engageant ici pour animer un
Cete question prend toute son actualité à l’heure
bar lors d’un festival de lecture ou encore là pour
où s’étend – sous les auspices des logiques inan-
faire vivre de vieilles serres en cœur de la ville. A cet
cières internationales et des politiques de mise en
égard, les territoires des lutes urbaines changent
concurrence des villes globales – un modèle de
peut-être d’échelle et c’est le rapport entre lieux de
développement urbain relativement réducteur qui
vie et lieux de résistance qui évolue.
lisse jour après jour le visage de Genève.
Toujours dans ce déplacement des lieux
Face à cete évolution, il nous semble
de la subversion et du possible, les expériences de
important de garder la mémoire des expériences
potagers collectifs ou de jardins communautaires
passées et de tendre l’oreille – et la main – à cel-
autogérés peuvent être lues comme des répon-
les qui viennent. C’est là la condition pour que
ses alternatives – moins conventionnelles et plus
ne meurent pas l’imaginaire des possibles et les
117
hétérotopies nécessaires à une vie proprement humaine. A cet égard, on peut dire qu’en dernier lieu
l’histoire du mouvement squat à Genève a été aussi
celle de la conquête et de l’invention, durant quel-
Pour en savoir plus
BREVIGLIERI M., 2009, « Les habitations
d’un genre nouveau. Le squat urbain et la
possibilité du “conlit négocié” sur la qualité
ques décennies, d’une ville un peu plus hospitalière
de vie », in : PATTARONI L., RABINOVICH A.
à la diversité des personnes et des manières de
& KAUFMANN V. (dir.), Habitat en devenir,
vivre ; une ville capable de faire place aux projets
Lausanne, Presses polytechniques et uni-
les plus fous et les plus fragiles, une ville où l’ab-
versitaires romandes.
sence d’argent ne signiiait pas automatiquement
la mise au ban. Où sont désormais les friches – les
hétérotopies réelles et imaginaires – qui ofriront
aux citadins l’occasion de rêver et d’expérimenter
un monde meilleur ?
Luca Pattaroni, sociologue chercheur au
Laboratoire de sociologie urbaine, EPFL,
Lausanne.
BREVIGLIERI M., PATTARONI L., 2005, « Le
souci de propriété. Vie privée et déclin du
militantisme dans un squat genevois », in :
MOREL A., La société des voisins, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme
(Ethnologie de la France), pp. 275-289.
BOLTANSKI L., CHIAPELLO E., 1999, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.
DU PASQUIER J.-N., MARCO D., 2009, « Le
rapport territorial : essai de déinition », Paris,
1
Dès 1800, to squat est utilisé pour désigner l’activité des
3e forum de la régulation.
pionniers américains qui s’installent sans titre légal sur un
terrain (Péchu, 2010). C’est seulement au tournant du XXe
siècle que le mot sera utilisé pour désigner l’occupation
illégale d’un bâtiment. En français, l’utilisation du nom
masculin « squat » n’apparaît que dans les années 1970.
2
La tolérance est relative, car même s’ils ne sont pas
évacués, les squaters qui ne sont pas au bénéice d’un
contrat de coniance demeurent punissables. Et l’on a vu
en efet, en particulier dès la in des années 1990, des
squaters condamnés à des peines diverses, dont de la
prison ferme.
3
On pourrait citer de nombreux exemples, mais le plus
impressionnant est probablement le projet « 1 Gevray » qui
remplace l’ancien hôtel California, squaté puis consacré
durant deux ans à du logement étudiants, par un immeuble d’appartements hauts de gamme vendus à plus de 2
FOUCAULT M., 2009, Le corps utopique suivi
de Les hétérotopie, Paris, Nouvelles Editions
Lignes.
PATTARONI L., 2006, « La ville plurielle :
quand les squatters ébranlent l’ordre urbain », in : BASSAND M., KAUFMANN V. &
JOYE D. (éd.), Enjeux de la sociologie urbaine, Lausanne, Presses polytechniques et
universitaires romandes, 2e édition.
PECHU C., 2010, Les squats, Paris, Les Presses de Sciences Po.
ROSSIAUD J., 2005, « Le mouvement squat à
Genève », in : RUEGG F. (dir.), La fabrique des
cultures, Genève 1968-2000, revue Equinoxe
24, automne 2004.
millions de francs le 3 pièces (plus de 20 000 fr. le m2).
De même, là où il y a quelques années les 4 pièces étaient
THALMANN P., FAVARGER P. (éd.), 2002,
loués de 1000 à 1500 fr., ils coûtent désormais de 2000
Locataire ou propriétaire ? : enjeux et mythes
à 2500 fr. J’ai vu récemment une annonce pour un 96 m2
de l’accession à la propriété en Suisse, Lau-
à 5000 fr. par mois dans la rue des Bains, symbole de la
sanne, Presses polytechniques et universi-
gentriication du quartier de la Jonction.
taires romandes.
118
« Nous occupons des maisons », manifeste sérigraphié, 2006
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