Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                
Labor et Fides squats Julien Gregorio Genève 2002-2012 ISBN 978-2-8309-1358-3 © 2012 by Labor et Fides 1, rue Beauregard, CH-1204, Genève Tél. 022 311 32 69 Fax : 022 781 30 51 e-mail : contact@laboretides.com internet : www.laboretides.com Difusion en Suisse : OLF, Fribourg Difusion en France et Belgique : Editions du Cerf, Paris Difusion au Canada : Fides, Montréal sommaire 7 13 120 126 Introduction de Julien Gregorio Images de squat 95 124 Légendes par lieux Luca Pataroni, Les friches du possible Légendes par pages Remerciements 5 EPFL, Lausanne. sociologie urbaine, au Laboratoire de Sociologue chercheur petite pLongée dans L’histoire et Le quotidien des squats genevois Luca Pataroni Les friChes du possiBLe La force des photos de Julien Gregorio s’agissait donc pas d’utopie mais bien d’« hétéro- tient au fait qu’à travers l’expérience des squat- topies » – pour reprendre le mot forgé par le philo- ters dont elles témoignent, elles nous ramènent sophe Michel Foucault – « ces espaces diférents, aux fondements de notre rapport au monde et aux ces autres lieux, une espèce de contestation à la autres. En efet, le mouvement squat ne se réduit fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons » pas à la seule problématique du logement – serait- (Foucault, 2009). Ces autres lieux – qui vont du jar- il « social » –, mais il constitue plus profondément din au monastère en passant par le lit des parents une remise en question des manières d’habiter où les enfants s’inventent un monde imaginaire – et de vivre ensemble, inventées en grande partie sont nécessaires à toute société, car ils sont les aux XIXe et XXe siècles et qui semblent pourtant espaces où l’on tient à distance l’ordre établi et ses déjà immuables. En cela, il questionne notre ordre exigences de conformité, ain d’accueillir et ména- social et urbain et sa (faible) capacité à accueillir ger les processus les plus vulnérables – d’appren- celui ou celle qui difère, ainsi que les processus tissage, de création ou encore de méditation – où fragiles où s’expérimentent de nouveaux mondes. se forge notre humanité. des néCessaires hétérotopies L’invention du squat Le mouvement squat à Genève, en par- Avant de pénétrer dans cet univers des ticulier à son apogée dans les années 1990, a bien squats et d’en rappeler les étapes majeures (occu- constitué une « planète », c’est-à-dire l’irruption pation, installation, habitation, évacuation, perpé- dans l’univers ordonné de la ville de Genève d’un tuation), il faut revenir brièvement sur l’histoire du monde pluriel et foisonnant à l’orbite quelque peu squat et des squaters. En efet, le squat entendu décalé. En transgressant l’ordre établi, les squat- comme le fait d’occuper illégalement un terrain ou ters ont ouvert un univers de possibles, ofrant des un bâtiment relève d’une histoire plus large des lieux où pouvaient s’imaginer et s’expérimenter formes de revendication et de contestation de la les projets les plus fous et les plus fragiles. Il ne propriété privée où se mêlent des objectifs et des 95 formes très contrastées. Comme le suggère Cécile émerger à partir des années 1960 – et des mou- Péchu, on peut faire remonter à la in du XIXe siècle vements critiques qui ont culminé dans les événe- l’invention même du squat1 comme forme d’action ments de mai 68 – une autre facete du mouvement politique (Péchu, 2010, pp. 21 et ss.). Elle prend sa squat. En effet, dans la foulée des expériences source, en France, dans les « déménagements à la communautaires et des appels à changer la vie, cloche de bois » organisés de manière collective les occupations illégales deviennent l’occasion par les anarchistes dès les années 1880. Il s’agis- d’expérimenter d’autres modes d’organisation du sait d’organiser des déménagements express des quotidien. On occupe pour vivre autrement et pas familles redevables de plusieurs termes de loyer de seulement pour répondre à un « besoin ». Il s’agit sorte que les huissiers ne puissent pas saisir leurs ainsi plus largement de contester le droit de pro- meubles. En 1911, l’Union syndicale des locataires priété et, plus largement, les formes d’organisation ouvriers et employés, sous l’impulsion de Georges capitaliste de la société. Cochon, son secrétaire syndical, reprend et géné- Les diférentes expériences de squat ralise cete pratique comme forme de protestation que l’on peut observer en Europe naviguent entre politique, à côté d’autres moyens d’action comme ces deux pôles. Les squats servent à des degrés la grève des loyers. Les déménagements sont pu- variables de refuge, de plate-forme pour dénoncer blics et accompagnés de « rafut » à la fenêtre des certaines injustices et de lieu pour vivre autrement. mauvais propriétaires. Dès 1912, on voit émerger Certains sont mixtes et cherchent une reconnais- dans la foulée des « emménagements » dans des sance légale, d’autres sont plus radicaux et évitent appartements vides ain de loger des familles dans tout compromis, d’autres encore sont « clandes- le besoin. S’inventent ainsi des formes d’action di- tins » et ne servent que de refuge à une population recte qui ont pour visée à la fois de répondre à un particulièrement vulnérable. L’un dans l’autre, ils besoin et d’assurer une « propagande par les faits » constituent toutefois tous des lieux où les logiques (Péchu, 2010, p. 35). du marché sont aténuées, voire suspendues. Ils Après la Seconde Guerre mondiale, on participent ainsi de la promotion des espaces non voit se multiplier les actions de squat pour loger marchands nécessaires pour accueillir des popu- des familles avec enfants dans le besoin. L’appel lations et/ou des processus fragiles tels que la de l’Abbé Pierre en 1954 amènera à la création poursuite de formes de vie alternatives, la mise sur de comités d’aide aux sans-logis dont les actions pied de relations conviviales, la réalisation d’expé- iront de la création de centres d’accueil au squat riences artistiques et de projets peu lucratifs ou d’immeubles inoccupés. Squater est dans cete encore la possibilité pour les populations moins perspective avant tout une réponse à une détres- aisées de s’approprier les espaces nécessaires se. De nos jours, des associations comme celle du pour vivre bien et développer des projets inédits. Droit au logement (DAL) perpétue cete tradition Ces espaces sont d’autant plus nécessaires que humanitaire du squat en occupant des immeubles les formes de développement capitaliste des vil- vides pour y loger des familles dans le besoin. La les contemporaines tendent petit à petit à inclure médiatisation des occupations permet en outre de l’ensemble des lieux et des activités dans les rets dénoncer les injustices des politiques du logement des logiques marchandes. En d’autres termes, sans et de promouvoir un véritable « droit au logement » argent plus de vie sociale ni de plaisir, plus de créa- devant permetre d’ofrir à chacun des conditions tion ni de projets insensés. de vie dignes. Dans cete perspective, la politique de A côté de cete première tradition du tolérance mise en place à Genève à partir du mi- squat, tout en y étant étroitement mêlée, on a vu lieu des années 1980, et désormais disparue, peut 96 être lue comme une forme de pare-vent – gagné personnes ; c’est la condition même pour repenser de haute lute – ayant permis de faire exister et les frontières de notre vivre ensemble. coexister durant quelques décennies des squats sonnes démunies, d’abriter des expériences de vie Cadrage historique collective questionnant notre rapport au monde et La période où les photos ont été prises aux autres et, enin, d’enrichir la richesse de la vie – 2002-2011 – représente une période charnière du nocturne et artistique de la ville. mouvement squat. En efet, cete période corres- aux visages multiples qui ont permis tour à tour, et parfois ensemble, d’ofrir un refuge à des per- Si l’on revient maintenant aux photos de pond à l’abandon de la politique de tolérance ca- Julien Gregorio, ce qu’on y voit s’inscrit clairement ractéristiques des années 1990 et au retour d’une dans une tradition militante du squat où il ne s’agit posture plus répressive de la part de l’Etat, laquelle pas simplement de donner un toit à des démunis, fut facilitée à la fois par la relance du marché de la mais de créer des espaces alternatifs permetant construction mais aussi par une fragmentation du de questionner les modes de vie dominants dans mouvement squat qui a peu à peu perdu son sou- notre société (et le système marchand qui les tien populaire. Toutefois, comme en témoignent les encadrent). photos de la dernière partie de l’ouvrage, le mou- Comment peut-on nous reprocher d’entrer en dissidence, d’adopter une logique de refus visà-vis de cete représentation infecte de la vie. Squater n’est pas une réponse à un besoin vement se poursuit sous deux voies bien diférentes. D’un côté, il a permis l’invention de nouvelles formes de logements sociaux, à l’instar des baux associatifs où s’articulent de manière inédite un de logement. C’est créer des situations de projet de vie collective et les politiques sociales rupture avec cete représentation. Investir de du logement. D’un autre côté, les plus militants nouveaux espaces. Jouir. (Tract anonyme) poursuivent leur remise en question des formes marchandes du vivre ensemble en se faisant plus C’est cete volonté de questionner et nomades et en occupant de nouveaux espaces d’élargir les cadres de notre vie quotidienne qui (roulotes, terres agricoles). Au cœur de ces évolu- fournit le il conducteur des photos, menant des tions résonnent encore les espoirs des lutes urbai- occupations d’immeuble vides aux expériences de nes menées dans les années 1970 pour construire vie dans les roulotes. Dans cete exploration, la un univers social fondé sur les idéaux de liberté, critique de la spéculation et du droit de propriété se d’hospitalité, de partage et de créativité. mêle aux questions les plus pratiques concernant Il est temps maintenant de plonger à la l’improvisation d’une cuisine dans un vieil immeu- fois dans l’histoire du mouvement et du quotidien ble vide, le choix d’une couleur vive pour repeindre des squaters. Notre chemin suivra les cinq étapes des volets, le partage de toiletes communes ou qui ponctuent la vie de tout squat : occupation, ins- encore la mise sur pied d’un système de chauf- tallation, habitation, évacuation, perpétuation. fage à bois. Elle se mêle aussi à l’enthousiasme des occupations et des travaux collectifs, aux rires des moments de partage, à la peur inquiète quand oCCupation plane la menace d’expulsion ou encore aux colè- Le premier temps qui scande à la fois res qui explosent quand la cohabitation devient l’histoire de chaque squat mais aussi celle du mou- trop lourde. On touche là à des expériences où vement dans son entier est celui de l’occupation. les enjeux politiques se nouent au plus intime des Au moment de l’occupation, les squatters font 97 irruption dans l’ordre de la ville. En transgressant rues, interventions festives dans les assemblées of- un des droits fondateurs de nos sociétés libérales – icielles) correspondent aussi à l’émergence d’une le droit de propriété –, ils font entendre haut et fort nouvelle gauche en rupture avec la social-démo- leurs critiques et leur appel à un autre ordre social. cratie et le communisme – pour lesquels la justice Il s’agit d’un moment hautement politique où il im- sociale passait par le progrès technique et la ratio- porte non seulement de faire entendre ses convic- nalisation de la société. Signiicatif à cet égard était tions, mais aussi de trouver les appuis politiques le soutien d’une partie du parti socialiste au projet et populaires nécessaires pour organiser un vrai de démolition des Grotes (dans l’idée d’ofrir des rapport de force avec l’Etat et la police, nécessaire logements sociaux de qualité sur le modèle des pour la survie du squat. Au-delà du caractère for- cités nouvelles comme le Lignon). Cete nouvelle mellement illégal des occupations, il en va ici de la gauche, issue des critiques et des idéaux au cœur question de la légitimité des occupations. Un petit de mai 68, prônait elle l’autogestion et nourrissait détour dans l’histoire du mouvement squat va nous une méiance certaine envers la technique et les permetre de saisir les motifs qui ont accompagné standards associés avec le développement d’un sa naissance, ainsi que les espoirs et les désirs qui capitalisme d’Etat qui non seulement renforçait amènent à venir occuper et vivre dans un squat. les inégalités, mais appauvrissait également à ses Le mouvement squat à Genève est né yeux l’expérience humaine. Dès lors, les occupa- au milieu des années 1970 de la résistance organi- tions, en permetant de s’organiser collectivement sée contre le projet de démolition et de reconstruc- au quotidien, devaient non seulement permetre de tion du quartier des Grotes, laissé partiellement à résister au projet de démolition et de maintenir les l’abandon depuis des décennies. A sa place devait ouvriers au centre-ville, mais aussi faire advenir ici s’élever un quartier de tours « moderne » et plus et maintenant un autre monde social. Elles devai- dense. Comme dans beaucoup de pays d’Europe ent permetre de retrouver une maîtrise sur son en- à la même époque, ce projet d’un urbanisme dit vironnement et faire place à des relations sociales « fonctionnaliste » fut l’objet de vives critiques. On moins individualistes. y voyait la négation du tissu urbain traditionnel, le Les critiques qui portent le mouvement renforcement du mouvement d’expulsion des po- squat sont ainsi multiples. Elles concernent tout pulations ouvrières du centre-ville et, plus large- autant les politiques de normalisation et de stan- ment, la consécration d’une logique de production dardisation, l’absence de concertation des autori- rationaliste et capitaliste du territoire. tés, les logiques de marché ou encore l’individua- Des militants d’extrême gauche vinrent soutenir à ce moment-là la population traditionnel- lisation de la société. On les retrouve posées de manière ironique dans ce journal mural de 2001 : lement populaire du quartier (artisans, ouvriers) – et l’association d’habitants naissante – en occupant les nombreux appartements laissés vides en prévision de la démolition. Par ces occupations, les squaters et celles et ceux qui les soutenaient voulaient montrer que les logements étaient en- Les Grotes étaient une honte pour Genève. Comment ! Une ville si riche, si internationale, qui n’a pas encore ini de se standardiser ! Comment ! Une cité d’Europe occidentale qui n’a pas encore refoulé tous ses quartiers populaires à la périphérie […]. Netoyez-moi core habitables (contrairement à ce qu’airmaient bien cet immonde champignon, cet espace les autorités) et qu’il fallait les rénover plutôt que étrange, incongru, tout de guingois, vivant, les détruire. trufé de squats. […] Uniformisez-moi la cou- Ces occupations, et l’ensemble des ac- leur de ces façades, maladroitement pein- tions directes qui les entouraient (charivari dans les tes par celles et ceux qui habitent derrière. 98 Dans les années 1980, plusieurs générations d’habitants ont tenté de maintenir le caractère populaire du quartier des Grotes en s’opposant à des projets immobiliers dévastateurs par des occupations massives. Peu avant leur évacuation, en janvier 2002, les habitants du squat de la Faucille reprennent les critiques qui ont porté ce mouvement dans un texte aiché sur les murs du quartier. Le Grotesque, journal mural, janvier 2002 99 Expulsez-moi ces squats et haussez-moi pour lui donner une valeur réelle, à savoir donc ces loyers. Plus rien ne doit être laissé des habitants. Je nie un monde, celui de la à l’improvisation, ni aux habitant-e-s. Le ser- propriété de papier et des chifres bancaires, vice de l’urbanisme est bien plus apte que et j’en airme un autre, celui de la propriété quiconque à choisir la norme qui est bonne d’usage. (Tract anonyme.) pour tout le monde et surtout pour l’image de la ville […]. La même neteté, la même asepsie, la même sécurité, la même séche- Ces critiques – et la défense d’une conception alternative de la vie urbaine basée resse couvrira tous les trotoirs. […] Notre sur la solidarité, l’autogestion, la convivialité et la ville entière […] sera complètement morte. créativité – ont permis de légitimer les occupations (Le Grotesque, journal mural, n°2, septem- aux yeux d’une partie de la population. Cete légiti- bre 2001.) mité publique était indispensable ain de forger le contre-pouvoir – alliant squaters, une partie des Ces critiques dessinent en contrepartie un univers social où devraient primer des principes syndicats et des partis de gauche – nécessaire pour résister face à la répression. tels que la solidarité (contre l’extension des logi- Ainsi, dès la fin des années 1970, le ques marchandes), la convivialité (contre le repli mouvement s’étend peu à peu à l’ensemble de individualiste), la créativité (contre la standardisa- la ville. Les occupations sont présentées ainsi tion) ou encore l’autogestion (contre les politiques comme un moyen de luter contre la spéculation autoritaires). et la réduction du logement à un objet marchand. Ces principes rejoignent l’idéal d’un Ce thème de la lute contre la spéculation va per- droit à la ville tel que le décrit dès 1967 Henri Le- metre de consolider les alliances politiques autour fevbre. Par « droit à la ville », ce dernier entend un du mouvement squat. Au il des années 1980, les droit à l’usage de la ville, comme lieu de rencontre occupations sont de plus en plus soigneusement et de jouissance. Il oppose – en élève de Marx – préparées et soutenues politiquement. cete « valeur d’usage » à la « valeur d’échange » Ce rapport de force entraîne dès le mi- de la ville où cete dernière est réduite à un lieu lieu des années 1980 un changement de politique de « lucre et de proit » dans laquelle prime avant de la part des autorités. Claude Haegi, alors magis- tout l’échange marchand (espaces achetés et ven- trat à la ville, signe en 1985 le premier « contrat de dus, consommation de produits, etc.). Face à une coniance » qui met à disposition des squaters un ville qui semblait de plus en plus régie par les lois immeuble vide appartenant à la ville. L’idée, très du marché, il fallait défendre la possibilité qu’elle libérale somme toute, du magistrat est de pallier puisse être pensée, aménagée et appropriée par provisoirement au manque de logement tout en ceux qui l’habitent en premier lieu plutôt que par « responsabilisant » les squaters via un contrat. ceux qui la possèdent inancièrement. Une partie des squaters refuse toutefois cete solution institutionnelle y voyant, non sans certaines Puis j’apprends que ces bâtiments sont vides parce qu’ils servent à fabriquer de l’argent. L’appel est encore plus fort. Non seulement je peux me réapproprier un espace vierge 100 raisons, une forme de récupération qui ferait disparaître la charge critique des occupations. Malgré tout, ces mêmes squaters bénéicieront dans et y créer une zone autonome temporaire, une certaine mesure de la politique de relative une brèche dans le contrôle de la cité, mais tolérance2 qui se met en place suite aux premiers en plus je freine les bénéices improductifs de contrats de coniance. En efet, les évacuations des riches, je casse la valeur inancière du sont peu à peu suspendues – y compris dans le bâtiment, sa valeur inventée, sa petite mort, cas de biens immobiliers privés et en l’absence de contrat de coniance – dans l’idée qu’il valait devenus peu à peu plus militants. D’autres, très mieux tolérer les occupations de biens immobiliers méiants envers les squaters, ont petit à petit dé- laissés abusivement vides que d’aviver les conlits couvert qu’ils étaient en fait des personnes somme sociaux par la répression. toute bien ordinaires. Les autorités de leur côté ont Cete politique de tolérance a eu pour appris aussi pour partie à composer avec ces ha- efet la multiplication des occupations, débouchant bitants exigeants et, à l’inverse, les squaters ont sur les chifres records du milieu des années 1990 découvert certaines vertus du dialogue et appris à (entre 150 et 250 lieux occupés en même temps, composer – de manière critique certes – avec les suivant les sources et les manières de compter). exigences de construction d’un ordre commun à Durant cete période, du fait qu’il n’était plus néces- l’échelle de la ville. saire d’établir un vrai rapport de force pour pouvoir Comme nous le verrons plus loin en- occuper un lieu, une bonne partie des occupations core, les années 2000 ont toutefois été marquées se sont déroulées en toute discrétion, sans mani- par le retour d’une politique plus répressive, festations publiques de soutien ni même d’indica- anéantissant les lents processus d’apprentis- tions claires du caractère occupé des lieux (absen- sage et les compromis les plus innovants. On a ce de banderoles revendicatives sur les façades, vu alors réapparaître, à côté d’occupations assez etc.). Cete période fut toutefois aussi marquée par musclées dues à la radicalisation d’une partie du des occupations plus militantes et radicales où l’on mouvement en réponse à la répression, un jeu pointait du doigts à la fois les logiques spéculatives d’alliances autour d’occupations fortement mé- à l’œuvre dans le marché immobilier et la nécessité diatisées comme celles des hôtels California et de créer des lieux d’autodétermination. Carlton aux Pâquis. La in des années 1990 et le début des Puisque cete société ne nous ofre pas le droit de vivre selon nos envies et nos rythmes, nous nous permettons de le prendre sans rien lui demander. (ManiFeste Apacheria) années 2000 ont par ailleurs été marqués aussi par une nouvelle cible des occupations : les locaux commerciaux. Ces derniers n’avaient pas été inclus dans la politique de tolérance instaurée uniquement à l’égard des occupations de lieux destinés Le visage des occupation des années à l’habitation. Ainsi, toute occupation de locaux 1990 et du début des années 2000 est donc multi- commerciaux se soldait immédiatement par une ple, tout comme le sont les lieux occupés (maisons évacuation. Mue par la diminution des logements communautaires, grands immeubles bigarrés, ap- vides ainsi que par un désir de se réapproprier les partements-refuges, etc.). Cete diversité a permis milliers de mètres carrés commerciaux laissés vi- à un nombre bien plus important de personnes, des au cœur de la ville, la frange la plus militante et pas seulement des militantes et des militants, des squaters a lancé en 1998 un mouvement d’oc- d’approcher les squats et de les fréquenter plus cupation des locaux commerciaux. ou moins régulièrement (leurs bars, leurs théâtres, leurs salles de concert, etc.) et parfois aussi de franchir le pas pour y vivre. Les espaces de confrontation, mais aussi de dialogues avec les autorités Le pouvoir refuse qu’on squate les locaux commerciaux car il craint que les zones d’autonomie des squats se répandent, se renforcent et se banalisent. Il craint que les gens et les voisins, ont initié plus profondément divers se réapproprient leurs maisons, leur travail et apprentissages. leurs vies. Il a peur que les gens n’aient plus Certains cherchant à vivre simplement dans les squats pour des raisons inancières sont peur. (Tract de soutien au mouvement d’occupation des locaux commerciaux, 1998.) 101 A la in des année 1990, le mouvement squat genevois se lance à l’abordage des locaux commerciaux, et d’une friche de 360 000 m2 de surfaces vides. Les évacuations seront à chaque fois immédiates. « A l’abordage ! », aiche sérigraphiée, 1999 102 Ce mouvement n’est toutefois jamais parvenu à forger les alliances nécessaires pour dont les « lashmobs » actuelles constituent la version dépolitisée. modiier de manière conséquente la politique des On le voit, l’occupation ne concerne autorités, et aucune occupation de locaux commer- pas seulement les lieux de vie au sens restreint ciaux n’a duré au-delà de quelques semaines. du logement, mais plus largement la réappropria- Par-delà la diversité des motifs et des tion des espaces publics au quotidien qu’il s’agit formes d’occupation, on peut tout de même identi- de soustraire à l’emprise à la fois des logiques ier dans cete tradition militante du squat un fond marchandes et d’une séparation des fonctions qui commun, interprété de manière plus ou moins tolère mal l’expression festive et le débordement. radicale suivant les squats. Ce fond commun est celui d’une conception alternative de l’organisation du vivre ensemble fondé, on l’a suggéré, sur des principes de solidarité et de collectivisation, de convivialité et d’hospitalité, d’autogestion et de L’habitant doit aussi pouvoir gérer non seulement sa maison mais aussi sa rue. Il veut peut-être y planter des palmiers, y élever des yacks ou transformer les voitures en feu de joie. (Tract anonyme.) participation et enin de créativité et de spontanéité. D’une certaine manière, le mouvement squat s’élève contre toutes les logiques – étatiques ou instaLLation liées au marché – susceptibles d’entraver les pro- Au-delà du seul moment de l’occupa- jets d’autodétermination des espaces et des ryth- tion, tout l’enjeu est de prendre possession des mes de vie. Les squats doivent donc être des lieux lieux et de ses abords pour réaliser en actes les où se réalisent au quotidien dans les relations et idéaux d’autogestion et de vie commune. Ainsi, la matière des lieux ces principes alternatifs d’or- dès l’entrée dans le bâtiment, les squaters s’ef- ganisation du vivre ensemble. forcent de rendre habitables les lieux investis. Cela Un autre trait caractéristique du mou- débute par des solutions d’urgence (pour dormir, vement squat, c’est sa conception festive du com- se laver, cuisiner), puis les aménagements se pré- bat politique, qui est celle plus généralement des cisent, dessinant peu à peu les contours matériels nouvelles formes de lutes initiées dès les années de la communauté en devenir. C’est à travers ce 1960. Ainsi, les manifestations et les actions du deuxième temps de l’installation que s’airme le mouvement squat ont souvent pris des tours lu- projet politique d’une vie collective en rupture avec diques. Parmi de nombreux exemples, on peut les modèles plus individualistes. Il s’agit pour les citer la « Calvin Pride », manifestation parodique squaters de conigurer des lieux de vie qui portent pour dénoncer le caractère frileux et austère des les traces des idéaux qu’ils défendent, des espaces politiques genevoises, ou encore un défilé nu qui vont permetre de vivre ensemble au quotidien. pour protester contre les évacuations de squat On voit dès lors tomber les murs qui dessinaient dans les années 1990. Plus ludiques et subversi- les frontières claires du privé et du public, carac- ves encore, on trouve des actions telles que les téristiques des immeubles locatifs. Les anciens parties de football improvisées à cinquante dans appartements sont reliés pour former des espaces certaines grandes surfaces commerciales ou collectifs plus amples et partagés. Les portes sont directement dans la rue. Ces actions s’inspirent enlevées ou laissées ouvertes. du mouvement Reclaim the Street, né au début Au cœur de ces nouveaux agencements, des années 1990, et de sa fameuse critical mass on trouve la « salle commune ». Essentielle dans (rencontre « spontanée » d’un grand nombre de tout squat, elle représente à la fois l’idéal politique cyclistes qui permet d’occuper la voie publique), d’autogestion (espace de réunion) et de convivialité 103 De nombreuses manifestations à pied, à rouletes ou à vélo sont organisées pour dénoncer le pouvoir des propriétaires immobiliers et dénoncer évacuations et bâtiments vides. « Calvin Pride », aiche sérigraphiée, 1999 « Grand rallye roulant », aiche, 2009 104 (espace de partage et de fête). Bien souvent, elle signiicative son logement, les locataires osant à est aussi facilement accessible pour le visiteur de peine repeindre leurs murs. A l’inverse, les squat- passage qui peut s’y reposer quelque temps, voire ters disposent de peu de sécurité mais d’une in- y dormir. On voit émerger dans la foulée d’autres croyable liberté en matière d’aménagement. espaces emblématiques des idéaux défendus par Et ainsi, dans une société où le locataire les squaters tels que les « sleep’in » – une pièce- a peur de planter un clou au mur, il y a quelque dortoir pour héberger les gens de passage – ou chose de profondément jubilatoire à pouvoir dis- encore des lieux ouverts sur l’extérieur (bar clan- poser des choses, à pouvoir se lever et détruire un destin, galerie d’art expérimentale, salle de théâtre, mur simplement parce qu’il gène son projet de vie. etc.). En même temps, l’installation dans les lieux Par ces gestes de réappropriation, les squaters concerne aussi le délicat travail d’assignation à réintègrent le logement dans les sphères du désir chacun d’un lieu où dormir, d’un lieu intime néces- et de la ierté. Il en va là de la possibilité matérielle saire pour pouvoir durablement cohabiter. de vivre autrement, hors des formes et des rythmes Ces nouveaux agencements – allant du plus intime au plus commun – sont discutés en gé- imposés par la société. Ce n’est pas tous les jours qu’on a la pos- néral par l’ensemble des occupants. Les réunions sibilité de vivre comme on l’entend, sans collectives sont ainsi au cœur de la vie des squats, contraintes et sans la présence de conven- à la croisée des désirs de chacun et du projet de vie tions imposées par ce système et ceux qui en en commun. Dans les squats les plus militants, les tiennent les rênes. […] Avoir un espace géré décisions sont prises non pas à la majorité mais par nous-mêmes, où nous pouvons faire ce à l’unanimité, impliquant de longues assemblées, que nous désirons, peindre, musiquer, man- parfois houleuses, car l’idée n’est pas d’éviter le ger du hareng, fêter, rire, discuter, partager le conlit mais de le susciter pour former peu à peu frigo, dormir, pleurer, laver les chaussetes, un consensus. marcher pieds nus ou nus tout court, être Ce temps de l’installation est aussi un temps d’efervescence et d’enthousiasme. Efervescence et enthousiasme qui tiennent au plaisir moche ou beau, c’est tout ça et bien plus encore que nous cherchons. (ManiFeste Apacheria) fondamental de s’approprier ensemble un lieu de Les premiers mois de vie du squat sont vie et de le conigurer selon ses désirs. Dans les marqués ainsi par un investissement physique et enquêtes sur la propriété privée, il a été mis en évi- afectif intense. Squater n’est pas une sinécure, dence qu’un des motifs les plus essentiels qui in- particulièrement quand on occupe un logement cite à devenir propriétaire est celui de pouvoir amé- laissé longtemps à l’abandon. Un autre rapport au nager l’espace à sa guise (Thalmann, 2002). C’est logement se dessine ainsi, basé non plus sur le là une des conditions essentielles pour pouvoir paiement régulier d’un loyer mais sur les eforts véritablement s’approprier son logement, au-delà consentis pour s’approprier les lieux et les rendre de la question formelle du statut d’occupation. habitables. En d’autres termes, il s’agit de travailler A vrai dire, il y a deux éléments es- moins à gagner un salaire – qui en in de compte sentiels dans le droit de propriété : la sécurité et enrichira le propriétaire via loyer – tout en œuvrant l’appropriation. Le statut de locataire – et l’ensem- plus à l’entretien des lieux de vie. ble des droits qui le protège – a permis, dans une Art 5 : le choix de la maison Freundler plutôt certaine mesure, de garantir la sécurité du loge- que d’un squat prêt à l’emploi est délibéré. ment. Toutefois, cela s’est fait au détriment bien Il découle de la volonté d’investir temps, souvent de la possibilité de s’approprier de manière argent, énergie, dans un rapport concret 105 d’amélioration et d’entretien avec le lieu jusqu’à cent personnes autour d’un repas gratuit d’habitation et d’ouverture avec le parc at- ofert à tour de rôle par un squat diférent. La fa- tenant. meuse « course de radeau » voyait chaque année Art 6 : le rapport entre habitant(e)s et habitat – et jusqu’à nos jours – les embarcations les plus ne se fait donc pas par un loyer. (Convention insolites déier les lois de la lotaison, ou encore de la Villa Freundler proposée à la ville de les tournois de football intersquats réunissaient Genève.) des squaters de toute l’Europe autour d’un ballon rond. Dans cet efort commun, les occupants se rapprochent et tissent des liens durables. Ils font preuve de débrouillardise et de créativité dans leurs aménagements. Le bricolage est d’ailleurs En remettant le 5 bd Emile-Jacques-Dalcroze en activité et en le réafectant au logement, nous le sortons de l’abandon dans lequel le maintenaient les spéculateurs et élevé au rang de vertu dans le mouvement squat. lui rendons vie en l’habitant, en y relogeant Il participe, avec le recyclage, des tactiques de la une crèche expulsée, en y installant une bi- lute quotidienne contre un environnement perçu bliothèque, divers ateliers et en y proposant comme trop standardisé et consumériste. Ainsi, des débats, des projections, des concerts... les murs et les volets se parent de couleur, une Ces diférentes activités sont ouvertes à qui vieille baignoire vient trôner au milieu d’une pièce, veut. Qu’on se le dise. Notre réponse en est les places de parking sont transformées en jardins une parmi tant d’autres possibles et nous improvisés… Peu à peu, les objets et les personnes encourageons tout le monde à réagir à sa débordent et sortent des cadres étroits où les situe façon, collectivement et solidairement. Nous, l’ordre réglé de la ville moderne. Mais le squat n’est pas seulement débordement, il est aussi le cadre qui a rendu pos- réapproprieureuses d’espaces de vie libre, ne « parasitons » que le Genève qui rêve l’argent roi, les exploiteurs qui vivent sur le dos de ceux et celles qui travaillent pour eux, les sibles d’autres manières de vivre et de consom- riches héritiers qui nous font la morale, ceux mer. En installant dans leurs murs des bars, des et celles qui préfèrent faire de l’argent virtuel restaurants ou encore des ateliers, les squaters avec des locaux habitables plutôt que de lo- ont permis au il des années 1990 de développer ger des personnes réelles. (Occupation du 5 de vraies cultures et économies alternatives. Des bd Emile-Jacques-Dalcroze, 25 août 2007.) systèmes de récupération permetaient de faire circuler objets et nourriture. Des crèches autogérées En ofrant ces espaces alternatifs, les accueillaient les enfants des squaters et des voi- squats ont permis d’ofrir un monde de possibles, sins. On pouvait aussi boire et danser le soir pour en particulier pour les plus jeunes et les plus vul- des sommes modiques (parfois la boisson était nérables qui subissent de plein fouet les exigences payée en fonction des ressources de chacun). On du marché. Toutefois, en prenant place dans la ville, pouvait encore exposer ou créer un nouveau projet en airmant dans la matérialité du monde l’espoir artistique sans devoir forcément passer par la case d’un autre rapport aux autres et aux personnes, le des subventions. On sait d’ailleurs le succès désor- mouvement squat est en même temps venu heur- mais européen de certaines troupes de danse ou de ter parfois de plein fouet les cadres et les normes théâtre nées dans les squats (le théâtre Malandro établies qui régissent la vie commune à l’échelle de de Omar Porras par exemple). Le réseau squat était la ville, entraînant des réponses diverses allant de encore le lieu de bien d’autres événements solidai- la négociations à l’évacuation. Avant de considé- res et ludiques. Ainsi, les « boulans » réunissaient rer l’étape de la répression, il faut encore s’atarder 106 Ouverte dans une ancienne boulangerie de la rue de la Terrassière, la Boulan a été dans les premiers temps un lieu de rencontres gastronomiques hebdomadaires, dont les bénéices servaient à alimenter un fonds de solidarité. Puis, non contente de soutenir la subversion, elle a voulu participer à la transformation des rapports sociaux, en instaurant la gratuité. La Boulan s’est ensuite lancée à l’assaut des quartiers, des rues, des parcs publics. Elle a soutenu à coups de choucroutes et de risoti les occupations. Des saisons de Boulans tournantes sont régulièrement organisées entre lieux collectifs. « La boulan tous les mardis », aiche sérigraphiée, 2000 « La force de l’habitude », aiche sérigraphiée, 2000 107 un peu sur le quotidien des squats qui transparaît l’usage (Breviglieri, 2009). C’est ainsi que chacun dans les images de Julien Gregorio. Quotidien qui de nous tisse peu à peu ses routines et son univers n’est pas seulement celui des tâches collectives, familier où il puise la force d’afronter la vie en pu- des réunions et des fêtes mais aussi celui du repos blic. En se metant à habiter, la personne forge sa et des routines intimes. singularité et son propre rythme, en tenant à distance en particulier les injonctions des autres et, haBitation plus largement, les règles de la vie sociale. Comme on l’a rappelé avec insistance, été squater ou simplement colocataire le sait, il les squats ne sont pas seulement des lieux de lut- est diicile de cohabiter, c’est-à-dire de partager te mais aussi de vie. Dans cete perspective, s’ils son univers familier avec d’autres, d’autant plus si veulent perdurer, ils doivent aussi faire place aux ces derniers ne sont pas des amis ou des amants. Dès lors, et toute personne qui aura habitants dans leur singularités et leurs habitudes ; L’horizon militant du squat rend encore plus dii- c’est-à-dire permetre à chacun d’habiter véritable- cile ce partage puisqu’il voit souvent avec méiance ment les lieux occupés. A cet égard, le modèle du le repli sur l’« habiter » comme abandon du projet squat pourrait être emprunté au philosophe Roland collectif (Breviglieri et Pataroni, 2007). Comment Barthes et son idéal d’une communauté « idioryth- dès lors organiser cete communauté à la fois mi- mique ». Il entend par là une communauté où cha- litante et idiorythmique ? cun pourrait vivre à son rythme. Une telle commu- De fait, il est intéressant de voir com- nauté se tiendrait à l’exact opposé des institutions ment les squaters, au il du temps, apprennent à telles que les prisons, les casernes ou encore les composer avec ce désir d’habiter. Peu à peu, on monastères qui fonctionnent en imposant à chacun voit réapparaître certains des murs abatus. On un rythme commun. Au contraire, la communauté tolère aussi la privatisation de certains lieux. Plus idiorythmique doit pouvoir faire place aux désirs et largement, on assiste à l’émergence de certaines aux habitudes de chacun. On trouve ainsi les traces règles qui permettent de mesurer l’effort et les d’un tel idéal dans les communautés de squaters responsabilités de chacun et d’éviter que certains où l’on valorise la spontanéité et où l’on se méie s’épuisent à trop s’investir et ne jamais pouvoir se fortement de tout système de règles trop formel. metre en retrait. En même temps, les squats sont des Ces modiications sont parfois lues de communautés souvent exigeantes en termes de l’extérieur comme un « embourgeoisement », mais contribution de chacun, que ce soit pour efectuer de fait cete critique manque de comprendre les les travaux nécessaires à l’entretien et au netoyage enjeux d’une communauté durable qui doit aussi des lieux autogérés, s’assurer des repas collectifs composer avec ces autres facetes de notre huma- ou encore régler ensemble les questions inanciè- nité. D’ailleurs, les squaters les plus expérimentés res. Une ligne de tension majeure émerge alors au ont très bien compris ces enjeux et ils acceptent cœur des squats entre les exigences militantes de avec ironie leurs propres contradictions, garantes la vie collective et le besoin d’habiter propre à toute de leur richesse humaine. L’enjeu dès lors n’est pas personne. de nier ces autres inclinations, ou de vouloir efaCe besoin d’habiter, ou plutôt cete « in- cer ses propres contradictions, mais de trouver un clination à habiter » telle que la nomme et l’analyse équilibre fragile entre le projet militant et le confort Marc Breviglieri, renvoie à l’expérience intime de personnel, entre la communauté conviviale et dé- la personne, la manière dont elle s’approprie peu bordante et le collectif plus réglé. Les squaters à peu un monde familier en le personnalisant par sont ainsi pris entre la nécessité de se régler et 108 Matchs de foot dont le terrain est la ville entière, courses de radeaux sur le Rhône, tournoi international de boxe en soutien à des anarchistes emprisonnés, courses de caisses à savon et autres joutes sportives : hors des maisons, une autre façon de récupérer le territoire. « Bella liga », aiche sérigraphiée, 2001 « Tournoi de ping-pong », aiche sérigraphiée, 2002 109 « Grand gala de boxe », aiche sérigraphiée, 1999 « Grand tournoi », aiche sérigraphiée, 1999 « Course de radeau », aiche sérigraphiée, 1999 110 de s’institutionnaliser pour faire exister leur projet Du point de vue de la légalité, de nom- durablement dans l’ordre de la ville et le besoin de breuses règles juridiques délimitent les conditions garder vivante une tradition contestatrice, source d’une évacuation. On ne pourra pas les aborder ici, de vie et de débordement. mais il est important de savoir que les squaters Au fil du temps, les squatters vont sont protégés aussi dans leur « possession » des ainsi s’eforcer de garder la mémoire de leur pro- lieux et qu’il est donc illégal pour un propriétaire jet politique et relancer par diférentes actions et de les évacuer de lui-même (ou via une milice pri- activités l’enthousiasme des premiers moments vée). On ne peut pas se faire justice soi-même. Le et la veine militante du mouvement. Des travaux propriétaire est ainsi amené à initier une procédure collectifs, l’ouverture d’un nouveau lieu, une action juridique pour pouvoir récupérer son bien. Pendant de contestation, la recomposition des habitants, de nombreuses années – à l’initiative du procureur l’organisation d’une fête de rue, d’un concours de Bernard Bertossa –, les autorités juridiques met- radeau ou d’un tournoi de foot sont autant d’occa- taient en balance l’intérêt du propriétaire de récu- sion de relancer les débats et la participation per- pérer un bien qu’il avait laissé en général à l’aban- metant de maintenir vivant un mode de vie plus don et l’importance de préserver l’ordre public. engagé et convivial. Ces moments sont importants Ainsi, on n’évacuait pas – ain de ne pas susciter car, comme on va le voir, l’institutionnalisation du des manifestations sauvages et autres « troubles mouvement est à la fois garante d’une certaine sur- publics » – tant que le bien immobilier était voué vie de ses idéaux tout en étant porteuse aussi de sa à rester vide (c’est-à-dire tant qu’il n’y avait pas de mort lente. Toutefois, avant cete mort lointaine, la projet autorisé et solvable soit de destruction, soit disparition du squat à Genève a surtout été le fait de rénovation). Cete doctrine a permis, comme on d’un durcissement politique provoqué par une forte l’a vu, la mise sur pied de la politique de relative to- crise du logement et le retour des investissements lérance caractéristique des années 1990. Elle a été immobiliers dans les villes. plus ou moins abandonnée par le procureur Daniel Zappelli, élu en 2002, qui a appliqué une politique evaCuation de « tolérance zéro » à l’égard des squats. Toutefois, les débats autour des éva- Le dernier temps d’un squat est celui de cuations dépassent largement la question de leur son évacuation. Le moment de l’évacuation renvoie légalité pour poser, tout comme les occupations, brutalement les squaters à leur statut d’occupants celle de leur légitimité. Ainsi les évacuations mus- illégaux et fait table rase des eforts pour inventer clées des premiers squats aux Grotes (en parti- des compromis innovants. Elle résout les problè- culier celle du squat de la rue Empeyta en 1975) mes soulevés par les squaters en réairmant le ont provoqué des mobilisations importantes contre primat de la propriété et la logique du marché. Exit ce qui apparaissait comme un exercice illégitime l’interrogation sur les limites de la propriété ou les et surtout disproportionné de la force étatique. De eforts pour trouver des formes inédites d’habitat même trente ans plus tard, l’évacuation du squat collectif. Rhino a suscité de nombreuses manifestations de La question de l’évacuation fait surgir toutefois de nouvelles questions politiques et juri- soutien. A la suite des événements répressifs, j’ai par- diques. En efet, il s’agit là de l’exercice d’un usage ticipé à la lute pour la survie du quartier. Il y étatique de la violence qui se doit d’être autorisé avait le désir de vivre des activités en com- légalement, d’une part, et peut être jugé aussi plus mun, de les expérimenter. (Une occupante ou moins légitime, d’autre part. citée in Collectif d’auteurs, n°96, 1979.) 111 Entre deux, l’histoire des évacuations a évacuations ne concernent plus désormais les présenté de multiples visages. Ainsi, durant les an- squaters – quasiment tous expulsés – mais bien nées 1990, de nombreuses évacuations – comme les populations les plus précaires. En 2009, 493 de nombreuses occupations – se irent sans bruit, personnes ont été expulsées de leur logement encadrées souvent par la brigade des squats qui et 559 en 2010, et les procédures d’expulsion se orientait les occupants vers de nouveaux lieux multiplient aujourd’hui. Au fondement de cete vides. Certains squats résistèrent toutefois vio- évolution, on trouve à la fois une augmentation lemment à leur évacuation avec des barricades abusive des prix des loyers et un prix du mètre ou des squaters qui s’atachaient à la façade des carré qui ne cesse lui aussi d’augmenter, rendant immeubles évacués. Ces résistances sont le fait non seulement illusoire l’idée d’une tolérance en- de la frange la plus militante du mouvement qui a vers le squat, mais aussi de plus en plus diicile toujours refusé de jouer le jeu de l’institutionnali- la construction de logements sociaux. sation ou encore de réduire le squat à une seule Et de fait, l’accroissement de la pres- question de logement pour personnes démunies sion sur la marché immobilier, liée au fort déve- (que l’on reloge simplement ailleurs). loppement démographique de Genève et à la re- Les évacuations ne sont pas seulement lance du marché de la construction depuis la in un problème public, mais elles concernent avant des années 1990 (suite à la baisse en particulier tout celles et ceux qui se retrouvent à la rue. A cet des taux hypothécaires), a joué un rôle probable- égard, il est intéressant de voir que la diversité des ment majeur dans la in de l’exception genevoise origines, qui n’avait somme toute pas grand efet en matière de tolérance à l’égard des squats. On sur le quotidien au sein des squats, joue un rôle non constate d’ailleurs que leur nombre avait déjà for- négligeable au moment de l’évacuation. En efet, tement diminué au début des années 2000 (avant bien souvent les plus démunis – pauvres à la fois même l’élection de Daniel Zappelli). La politi- inancièrement et en réseaux sociaux, comme c’est que répressive mise en place par la suite n’a fait le cas en particulier des étrangers (en situation illé- qu’accélérer le mouvement que le marché de la gale ou pas) – se retrouvent fortement afectés par construction – atisé par la croissance de la Ge- l’évacuation, alors que les habitants bien ancrés nève de la inance et des multinationales – avait localement trouvent plus facilement des solutions initié. De manière très schématique, on peut dire provisoires, voire durables, de relogement (héber- que c’est l’accroissement d’une ville « gagnante » gement chez des amis ou dans la famille, garanties et « globale » misant sur une population aisée et pour pouvoir entrer dans le marché locatif, etc.). Le le développement d’un parc immobilier de plus temps de l’évacuation nous replonge ainsi dans la en plus haut de gamme, aux loyers excessifs3, qui dure réalité d’un marché du logement marqué par poussent à la marge non seulement les franges la crise et régi essentiellement par des acteurs pri- populaires de la population, mais étoufent aussi vés à la recherche de proits, face auquel les gens les espaces propices à l’expérimentation et au dé- ne sont de loin pas tous égaux. veloppement d’échanges non marchands dans la A cet égard, avec la quasi-disparition ville. On retombe ainsi dans le conlit – au cœur du mouvement squat (on compte à peine une des lutes urbaines des années 1970 – entre la va- dizaine de squats en 2011), on mesure mieux leur d’usage de la ville et sa valeur d’échange. Et maintenant son rôle aussi dans l’aténuation de c’est bien semble-t-il la valeur d’échange qui tend l’impact du marché et de la spéculation immobi- à marquer le pas à l’heure actuelle, l’usage prenant lière sur les populations marginales et, plus lar- peu à peu l’unique visage de la consommation (de gement, la vie sociale et artistique de la ville. Les terrain, de culture, de loisir, etc.). 112 A la in des années 2000, le mouvement des mal-logés tente de réunir locataires et squaters autour de la problématique du logement et pour luter contre la précarisation, les expulsions et la gentriication des quartiers populaires. « assemblée des mal logé_es », aiche, 2008 113 Il faut dire toutefois aussi que l’éclate- gentriication les plus visibles (Jonction, Pâquis). ment du mouvement squat, tiraillé entre une frange Le mouvement des Indignés, plus récent, s’inscrit moins militante – devenue dominante au cours des lui aussi dans la poursuite des lutes urbaines. Mais années 1990 – et une autre qui s’est radicalisée là encore, les rapports de force sont restés large- durant la même période, refusant tout compromis ment inégaux. avec les partis politiques, voire même les syndicats, Ce constat relativement pessimiste est a joué en sa défaveur. Ainsi les plus militants, refu- entretenu par la nostalgie qui émane des photos sant tout compromis, se sont retrouvés sans appuis de Julien Gregorio et qui témoignent en efet pour politiques et populaires face à la répression. Ils n’ont partie d’un univers quasiment disparu alors qu’il pas été capables de faire entendre à la population a constitué le quotidien de milliers de jeunes – et le sens de leur combat qui est peu à peu apparu de bien plus si l’on compte celles et ceux qui ont comme marginal et peu solidaire, éloigné d’une fréquenté les lieux ouverts dans les squats – au il lute collective face à une désappropriation, par les des trente ans du mouvement. En même temps, le logiques du marché, du pouvoir des habitants sur le livre donne aussi à voir des expériences contempo- logement (et en particulier des locataires). raines sous la forme d’un habitat plus « nomade » Le mouvements des mal-logés, né à la (roulotes) ou encore de l’appropriation d’espaces in des années 2000, apparaît comme une tenta- de production agricole, voire d’autoconstruction. tive de relancer un mouvement populaire – alliant Il faut dès lors s’interroger en dernier lieu sur la locataires et squaters – pour luter contre la préca- perpétuation du mouvement squat, ou plutôt de risation des conditions de logement (augmentation ses idéaux, sous des formes variées. des évacuations, hausse des loyers, gentriication des quartiers populaires). Tous concernés. Il ne s’agit pas de gens « en marge » qui ont un problème personnel (la marge d’ailleurs grandit sans cesse !). Il ne s’agit pas d’un « dysfonctionnement » du perpétuation Le mouvement squat, et plus largement les lutes urbaines dont il est issu, a nourri un certain nombres d’innovations institutionnelles qui gardent marché, mais d’un efet pervers fondamen- en elles, parfois très aténuées, les traces des princi- tal du marché immobilier, particulièrement pes militants défendus dans les occupations. aigu quand les propriétaires peuvent proi- La première de ces innovations qui vient ter d’une situation d’extrême rareté, comme à l’esprit est celle des coopératives dites « associa- celle que nous vivons actuellement. […] Il tives », à l’instar de la CODHA, créée par des ac- ne s’agit pas pour nous de pendre un « ilet teurs issus en partie du mouvement squat. Il s’agit social » dans quelques abris (il y a déjà 100 là de coopératives de logement qui non seulement personnes chaque nuit dans les abris antia- cherchent à garantir une forme de propriété col- tomiques !) ou baraquements, mais de reven- lective à leurs membres, mais défendent aussi des diquer le droit de cité pour toutes et tous. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement de logements, mais aussi de droit à des espaces d’activités sociales, culturelles et productives. (Assemblée des mal-logés, novembre 2007.) modes de production et de gestion plus participatifs. On retrouve dans les immeubles construits par ces coopératives des éléments typiques tels que des salles communes qui servent aussi pour les réunions des habitants, nécessaires à la gestion Le mouvement peine toutefois à pren- collective de l’immeuble. dre de l’ampleur, si ce n’est sous la forme de lutes Plus singulier encore, mais très rare, dans les quartiers marqués par les processus de on trouve à Genève quelques « baux associatifs » – 114 négociés dans le cadre d’anciens immeubles squat- sur un terrain partiellement pollué et donc peu ren- tés ou au bénéice d’un « contrat de coniance » – table pour la commune d’accueil. qui tentent de combiner les mécanismes du loge- De fait, la stratégie de ces squaters est ment social (traditionnellement pensé comme une plus celle des colons – ou des pionniers américains prestation individuelle) avec l’aspiration à une vie – qui s’échappent et vont occuper de nouvelles ter- plus collective et l’autogestion des lieux habités. res qu’une stratégie de confrontation où l’on cher- Avec ces baux associatifs, l’association d’habitants che à résister pour ofrir d’autres possibles au cœur conserve ainsi un droit de regard important sur les de la ville. Dans une certaine mesure, elles sym- nouveaux venus et la gestion de l’immeuble. Cete bolisent l’abandon des centres-villes aux logiques solution ofre des perspectives intéressantes pour capitalistes là où les lutes urbaines cherchaient à repenser l’équilibre entre sécurité et appropriation, reconquérir un véritable droit d’usage. Cete stra- ainsi que plus largement la question de la propriété tégie donne vie néanmoins à un projet de vie col- sociale du parc immobilier. lective inédit, partiellement en marge du système Si l’on quite ces chemins plus institu- capitaliste (en tout cas concernant le mode d’accès tionnels, on voit se perpétuer, comme le montrent et de gestion du logement), qui accroît substantiel- aussi les photos de Julien Gregorio et sous bien lement l’autodétermination du lieu de vie. Doit-on d’autres formes, la volonté de développer des for- alors y voir le reliquat de quelques marginaux « qui mes de vie alternatives où priment la maîtrise de n’ont pas pu décrocher » (comme j’ai pu l’entendre) son environnement et l’airmation d’une dimen- ou encore la constitution d’un simple lieu de repli sion collective dans la production et la gestion du pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas parti- quotidien. ciper d’une société néolibérale ? Ou doit-on plutôt Le choix de roulottes comme lieu de y observer une exploration originale et subversive vie est ici exemplaire de l’élargissement des pos- des formes de logements et des modes de vie ca- sibles. Ces roulottes ont d’abord été nomades, ractéristiques d’une période postindustrielle ? En puisqu’elles sont apparues en premier lieu dans efet, le thème du nomadisme, et plus largement de un jardin de squat au début des années 2000 suite la mobilité, est au cœur du « capitalisme en réseau » à l’évacuation d’une série d’autres lieux occupés. (Boltanski et Chiapello, 1999). Les nouvelles for- Confrontés à la rareté croissante des logements mes d’organisation de la production ont engendré vides et désireux d’accroître aussi leurs marges un autre rapport au territoire marqué par la mobilité de liberté, certains squaters ont décidé d’investir (accroissement massif du pendularisme), le mitage un lieu de vie moins ancré, s’inscrivant ainsi dans du territoire et l’éclatement de la pertinence des un mouvement plus large à l’échelle européenne zones d’aménagement qui organisaient le territoire de retour volontaire vers des formes plus noma- bien ordonné de l’économie fordiste (Du Pasquier des d’habitat (les Wagenburg allemands étant des et Marco, 2009). précurseurs ainsi que les travellers anglais). Ils af- Dans cete perspective, les roulotes irmaient ainsi leur volonté de se détacher des mo- sont peut-être une réponse – marginale et contes- dèles de propriété dominants dans notre société tatrice – où l’on tente de se réapproprier les fran- pour explorer un autre rapport au logement et au ges de ces univers de mobilités, sources d’éman- territoire. S’ensuivirent une série de migrations – cipation mais aussi de soufrance et d’inégalités provoquées par des expulsions successives qui du inédites. Des roulotes et une vie collective à la coup n’afectaient plus l’habitat des squaters, juste place d’un ensemble de villas habitées par des leur localisation – vers des terrains de plus en plus ménages à multiples résidences… On est ici dans éloignés du centre-ville. Ils purent enin s’établir les paradoxes des formes de résistance qui, d’une 115 De nombreux terrains ont été occupés à Genève (rue de Lyon, Nations, Moillebeau, Malagny, Genthod, Lignon, Champ des Filles...) pour les cultiver et y réinventer un habitat au sens large. Le 18 mai 2002, l’occupation du château de Malagny se termine très mal. La police atend les squaters et piège vingt-sept personnes à l’intérieur de la propriété. « Occupation du château et de ses terres », aiche sérigraphiée, 2002 116 certaine manière, sont aussi à la pointe des évo- éloignées des logiques de marché que certains lutions contemporaines. De même, les idéaux qui labels « bios » – au désir de promouvoir des for- ont nourri le mouvement squat – et avant cela les mes de consommation ancrées localement. Plus critiques des années 1960 – ont pénétré les logi- largement, l’occupation de terrains en friche – pour ques capitalistes où l’on ne parle désormais plus y implanter des cultures potagères ou encore des que d’autonomie, de créativité et de mobilité. Il espaces de vie auto-construits – constitue une n’est d’ailleurs pas étonnant que l’institutionnali- nouvelle stratégie qui vient directement question- sation des squats – dès les premiers contrats de ner les politiques foncières et, plus largement, le coniance – s’est faite en saluant le côté « entrepre- système de zones hérités du XXe siècle. En promou- neur » et « créatif » des squaters. La critique se fait vant des nouvelles formes d’enchevêtrement des ainsi ratraper, et intégrer, par les élites au pouvoir. fonctions, ces expériences se retrouvent de facto à Quelle place alors pour une réelle subversion ? la pointe des débats sur l’urbanisme. En particulier, On trouve bien d’autres processus insti- la question de l’auto-construction – qui concerne tutionnels inluencés par les critiques des années autant la cabane en paille que l’extension d’une 1960 et 1970. Ainsi, par exemple, les écoquartiers maison en zone villa – ouvre des pistes inédites sont aussi les héritiers de la sensibilité sociale et en matière de densiication. écologique de ces mouvements. Comme pour les L’esprit des squats se perpétue ainsi coopératives, l’institutionnalisation des réponses dans l’exploration des possibles alternatifs, sou- à entraîné dans ce cas des compromis inédits avec cieux de tenir à distance les logiques de marché qui les logiques capitalistes sans toutefois les remet- souvent font perdre une bonne part de leur subs- tre en cause. Les idéaux des lutes urbaines per- tance aux projets plus institués. A chaque fois, il dent dans ce processus une part de leur caractère s’agit de jouer dans les interstices de l’ordre éta- subversif et de leur tranchant. bli, de créer des niches suisamment solides pour Dans cete perspective, l’espoir des for- abriter d’autres possibles, plus fragiles et pourtant mes militantes où l’on décide volontairement de essentiels, ain qu’émerge une vraie diversité de se metre à la marge – à l’image aussi des com- formes de vie et d’organisation des rapports so- munautés à Tarnac ou ailleurs en Europe – est de ciaux. Ces expériences et la critique qui les porte nourrir l’imaginaire des possibles et d’entretenir en parviendront-elles à gagner en puissance politique même temps – par le biais des nouvelles technolo- ain de trouver un appui populaire plus large comme gies en particulier – des réseaux de résistance actif. dans les années 1970 et 1980 ? Un appui nécessaire De plus, ce n’est pas simplement un repli. Ainsi, les pour venir ébranler les formes d’organisation do- habitants de roulotes sont aussi actifs dans la vie minantes et faire place à de nouveaux possibles ? sociale genevoise, s’engageant ici pour animer un Cete question prend toute son actualité à l’heure bar lors d’un festival de lecture ou encore là pour où s’étend – sous les auspices des logiques inan- faire vivre de vieilles serres en cœur de la ville. A cet cières internationales et des politiques de mise en égard, les territoires des lutes urbaines changent concurrence des villes globales – un modèle de peut-être d’échelle et c’est le rapport entre lieux de développement urbain relativement réducteur qui vie et lieux de résistance qui évolue. lisse jour après jour le visage de Genève. Toujours dans ce déplacement des lieux Face à cete évolution, il nous semble de la subversion et du possible, les expériences de important de garder la mémoire des expériences potagers collectifs ou de jardins communautaires passées et de tendre l’oreille – et la main – à cel- autogérés peuvent être lues comme des répon- les qui viennent. C’est là la condition pour que ses alternatives – moins conventionnelles et plus ne meurent pas l’imaginaire des possibles et les 117 hétérotopies nécessaires à une vie proprement humaine. A cet égard, on peut dire qu’en dernier lieu l’histoire du mouvement squat à Genève a été aussi celle de la conquête et de l’invention, durant quel- Pour en savoir plus BREVIGLIERI M., 2009, « Les habitations d’un genre nouveau. Le squat urbain et la possibilité du “conlit négocié” sur la qualité ques décennies, d’une ville un peu plus hospitalière de vie », in : PATTARONI L., RABINOVICH A. à la diversité des personnes et des manières de & KAUFMANN V. (dir.), Habitat en devenir, vivre ; une ville capable de faire place aux projets Lausanne, Presses polytechniques et uni- les plus fous et les plus fragiles, une ville où l’ab- versitaires romandes. sence d’argent ne signiiait pas automatiquement la mise au ban. Où sont désormais les friches – les hétérotopies réelles et imaginaires – qui ofriront aux citadins l’occasion de rêver et d’expérimenter un monde meilleur ? Luca Pattaroni, sociologue chercheur au Laboratoire de sociologie urbaine, EPFL, Lausanne. BREVIGLIERI M., PATTARONI L., 2005, « Le souci de propriété. Vie privée et déclin du militantisme dans un squat genevois », in : MOREL A., La société des voisins, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme (Ethnologie de la France), pp. 275-289. BOLTANSKI L., CHIAPELLO E., 1999, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard. DU PASQUIER J.-N., MARCO D., 2009, « Le rapport territorial : essai de déinition », Paris, 1 Dès 1800, to squat est utilisé pour désigner l’activité des 3e forum de la régulation. pionniers américains qui s’installent sans titre légal sur un terrain (Péchu, 2010). C’est seulement au tournant du XXe siècle que le mot sera utilisé pour désigner l’occupation illégale d’un bâtiment. En français, l’utilisation du nom masculin « squat » n’apparaît que dans les années 1970. 2 La tolérance est relative, car même s’ils ne sont pas évacués, les squaters qui ne sont pas au bénéice d’un contrat de coniance demeurent punissables. Et l’on a vu en efet, en particulier dès la in des années 1990, des squaters condamnés à des peines diverses, dont de la prison ferme. 3 On pourrait citer de nombreux exemples, mais le plus impressionnant est probablement le projet « 1 Gevray » qui remplace l’ancien hôtel California, squaté puis consacré durant deux ans à du logement étudiants, par un immeuble d’appartements hauts de gamme vendus à plus de 2 FOUCAULT M., 2009, Le corps utopique suivi de Les hétérotopie, Paris, Nouvelles Editions Lignes. PATTARONI L., 2006, « La ville plurielle : quand les squatters ébranlent l’ordre urbain », in : BASSAND M., KAUFMANN V. & JOYE D. (éd.), Enjeux de la sociologie urbaine, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2e édition. PECHU C., 2010, Les squats, Paris, Les Presses de Sciences Po. ROSSIAUD J., 2005, « Le mouvement squat à Genève », in : RUEGG F. (dir.), La fabrique des cultures, Genève 1968-2000, revue Equinoxe 24, automne 2004. millions de francs le 3 pièces (plus de 20 000 fr. le m2). De même, là où il y a quelques années les 4 pièces étaient THALMANN P., FAVARGER P. (éd.), 2002, loués de 1000 à 1500 fr., ils coûtent désormais de 2000 Locataire ou propriétaire ? : enjeux et mythes à 2500 fr. J’ai vu récemment une annonce pour un 96 m2 de l’accession à la propriété en Suisse, Lau- à 5000 fr. par mois dans la rue des Bains, symbole de la sanne, Presses polytechniques et universi- gentriication du quartier de la Jonction. taires romandes. 118 « Nous occupons des maisons », manifeste sérigraphié, 2006 119