Comptes rendus / Book Reviews
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de la famille et de la parenté. On se rend compte aussi de l’impact de l’anthropologie
historique à la fin des années 1980 et au début des années 1990, relayé ensuite par les
mouvements de l’histoire des femmes et du genre ou du linguistic turn. Cette variété
de courants est parfois sensible chez un même auteur, en même temps ou, si l’on connaît ses travaux antérieurs ou postérieurs, successivement.
Certains de ces articles ont été parfois des premières ébauches de ce qui deviendra
un livre ou un chapitre de livre important, permettant ainsi d’appréhender comment se
construit une pensée. On rappellera que l’article de John Boswell sur l’abandon des
enfants dans l’Antiquité et au Moyen Âge a paru en 1984 dans American Historical
Review, quatre ans avant The Kindness of Strangers et que l’article de David Herlihy
publié en 1983 est en grande partie repris dans son Medieval Households paru en
1985.
Le choix de ne retenir que des articles rédigés en langue anglaise me paraît cependant poser problème, dans la mesure où ces histoires d’enfance, de famille ou de
mariage ont été largement initiées et poursuivies par des historiens européens. Qu’il
suffise de citer l’ouvrage de Philippe Ariès en 1960 et toutes les réactions des
médiévistes français jusqu’aux années 1990 ou l’abondante littérature italienne et
française sur la famille dès la fin des années 1970. On comprend les difficultés éditoriales à faire traduire des articles ou à regrouper des contributions dans des langues
différentes. Mais, en ce cas, il aurait fallu une introduction plus solide afin de mieux
mettre en perspective l’apport de ces contributions nord-américaines et anglaises à
une histoire profondément ancrée dans le « vieux continent ». Dans la bibliographie
qui clôt l’ouvrage, il aurait fallu également tenir compte des articles et des livres
rédigés en d’autres langues. Dans cette trop courte et lacunaire bibliographie, les
seuls ouvrages européens qui apparaissent sont ceux qui ont eu « la chance » d’être
traduits en anglais, c’est-à-dire une infime partie de ce qui a été réalisé en Europe
depuis plus de trois décennies.
Malgré cette critique, saluons l’initiative de Medieval Families qui se veut le premier volume d’une série. À l’heure où fleurissent les bilans de plus de 30 ans de
recherche sur ces thèmes, cette compilation est l’occasion pour les étudiants ou les
chercheurs plus confirmés de porter un regard rétrospectif sur la manière dont s’est
construite aux États-Unis l’histoire de la famille et de l’enfance, certes en se nourrissant aussi de ce qui s’est fait en Europe mais en empruntant des voies spécifiques différentes où des thèmes neufs ont pu être ouverts précocement.
Didier Lett
Université de Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, France
PALMER, David A. — La fièvre du Qigong. Guérison, religion et politique en Chine,
1949–1999, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales,
2005, 512 p.
Cet ouvrage nous présente les causes d’un drame connu en Occident depuis l’été
1999, lorsque le Parti communiste chinois a décidé de réprimer le Falungong. Bien
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que le déclenchement de la répression contre cette organisation représente la fin de la
période couverte par l’étude de David Palmer, son texte apporte un éclairage inédit
sur les processus qui ont abouti à cette tragédie. L’auteur nous situe le Falungong
dans la mouvance du qigong, une composante importante du paysage religieux chinois, à propos de laquelle subsistent de nombreux malentendus en Occident. Le
grand mérite de cet ouvrage est de dissiper ceux-ci. Tout d’abord, on y apprend que
le qigong, présenté souvent comme une pratique pluri-millénaire, représente en
réalité un exemple patent de ce qu’Eric J. Hobsbawm et Terence Ranger appelaient
une « tradition inventée » (p. 16–17). Ensuite, on y découvre que cette forme spécifique de « culture corporelle », souvent présentée par ses adeptes comme une forme
originale de médecine alternative et holistique, relève plutôt d’un phénomène
religieux mariant des conceptions cosmogoniques chinoises traditionnelles avec une
logomachie scientiste, embrassant le paranormal dans des concepts tels que les
« fonctions exceptionnelles du corps humain » (renti teyigongneng). Enfin, Palmer
nous révèle qu’une des principales sources de soutien de cette « fièvre » religieuse se
retrouve au sein même du Parti communiste chinois.
L’ouvrage est divisé en trois parties de longueur inégale. Dans un premier temps,
Palmer nous présente le qigong comme une institution médicale nouvelle, symbolisant les aspirations de la Chine nouvelle à créer une société affranchie de la tradition et des influences étrangères. Cette introduction sur la première vague du qigong,
entre 1949 et 1964, nous apprend que cette technique est intégrée aux institutions de
la médecine chinoise, et ce, avec un enthousiasme particulièrement remarquable
durant le Grand bond en avant, où le qigong symbolise l’indépendance de la voie chinoise. Dès cette époque, le monde du qigong bénéficie de puissants soutiens politiques. Cependant, ces appuis vont handicaper le qigong durant la Révolution
culturelle, lorsque ses promoteurs au sein de la direction du parti sont écartés du pouvoir durant les luttes de faction.
La deuxième partie nous présente le qigong en tant que nouveau phénomène
religieux, dont les enseignements se transmettent par une floraison de lignées
dirigées par des maîtres ayant développé en l’espace d’à peine vingt ans une véritable
idéologie du paranormal. L’ampleur du phénomène décrit de façon élaborée et
rigoureuse par Palmer est stupéfiante pour quiconque croit aux prétentions du parti
communiste – et aux dénonciations de ses adversaires – d’avoir éliminé toute trace de
religiosité dans la société chinoise. Cette « explosion religieuse » est indirectement
favorisée par l’enthousiasme des milieux scientifiques pour la pratique du qigong,
une attitude qui contribuera indirectement à sa légitimité en tant que pratique
thérapeutique (p. 115). Fort de l’intérêt et du soutien capital que certains officiels au
sommet de l’appareil d’État lui accordent (p. 177–179), le monde du qigong acquiert
une respectabilité considérable avec la création de l’Association chinoise pour
l’étude de la science du qigong en 1985 (p. 164). Encouragés par ce développement,
certains des maîtres de lignées espèrent propager une « idéologie nationaliste de la
rédemption de la Chine par une nouvelle révolution scientifique, déclenchée en
Chine mais aux répercussions mondiales » (p. 145). Palmer nous décrit comment
cette utopie a dérivé vers un engouement pour le paranormal qui allait déboucher sur
des pratiques controversées, telles que le bigu, une forme extrême de jeûne (p. 216–
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217). Il importe ici de souligner qu’en décrivant des comportements et des attitudes
qui pourraient apparaître d’emblée déroutantes, voire choquantes, l’auteur s’abstient
de poser des jugements et conserve dans la narration des événements qu’il nous
expose un ton empreint de détachement.
La troisième partie de l’ouvrage offre une description détaillée de la crise politique
affectant le monde du qigong dès 1989, devenu en quelque sorte victime de son succès. Palmer nous offre tous les éléments aidant à comprendre que la répression contre
le Falungong en 1999 représente l’aboutissement d’un long processus, et non un
tournant politique inédit. Malgré des soutiens officiels décrits plus haut, la classe
politique chinoise a été profondément divisée à propos du qigong : si certains
dirigeants considéraient que cette pratique pouvait offrir une thérapie alternative à la
médecine moderne, devenue inaccessible pour un grand nombre de chinois, d’autres
s’inquiétaient des excès encouragés par certains maîtres charismatiques. Dans un
premier temps, l’État va simplement chercher à réglementer le monde du qigong,
mais l’augmentation du nombre d’admissions de malades mentaux dans les hôpitaux
pour cause de pratique abusive du qigong, et l’émergence de cas d’escroqueries, vont
contraindre les autorités à réagir (p. 243–247). Une polémique est lancée par les
milieux de la santé, mais les dirigeants des commissions nationales des sports et de
l’éducation refusent d’emboîter le pas (p. 254–256). Les milieux scientifiques, euxmêmes divisés au départ, vont se retourner contre le qigong, mais le Conseil des
affaires d’État lui-même va réduire au silence ces critiques (p. 274). Le monde du
qigong est tout autant divisé : Palmer le démontre en décrivant trois lignées aux
ambitions différentes. Le Zangmigong, une petite lignée de qigong qui a cherché et
réussi à s’intégrer dans la structure associative de l’État, est une des rares associations ayant survécu aux campagnes déclenchées en 1999 (p. 312). Le Zhonggong,
formée par un maître charismatique ayant développé son propre système
idéologique, est devenue une organisation de masse s’appuyant sur une organisation
commerciale et bureaucratique parallèle au parti communiste : ce sont ces ambitions
qui lui ont valu la méfiance des autorités (p. 338). La troisième lignée du qigong
étudiée par Palmer, le Falungong, représente une radicalisation des tendances
latentes dans le monde du qigong, et une résolution de la contradiction entre les aspirations à la scientificité et les ambitions de nature spirituelle. En opérant « un transfert, du désir de guérison à la quête de l’illumination et du salut “religieux” »
(p. 362), la doctrine de Li Hongzhi et le militantisme de l’organisation ne pouvaient
qu’inquiéter le Parti communiste chinois, toujours méfiant envers toute organisation
rétive à son autorité. La contribution majeure de cette vaste enquête se retrouve ici,
où sont décrites les nombreuses complicités dont a bénéficié Li Hongzhi, le fondateur du Falungong, pour soutenir le développement de son organisation; les jalousies
ressenties par des organisations rivales qui ont été suscitées par son succès et qui ont
mené à la confrontation avec l’appareil d’État; et enfin la nature inquiétante de
l’idéologie apocalyptique propagée par Li. À cause de ces révélations, la lecture de
cet ouvrage ne devrait pas se limiter aux seuls spécialistes.
Le grand mérite de cet ouvrage est d’éviter de dépeindre les adhérents du Falungong – et surtout son leader Li Hongzhi – comme d’héroïques martyrs de la société
civile dressés contre un État monolithique. De nombreux dirigeants politiques ont
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eux-mêmes encouragé la croissance de ce mouvement, comme nous le révèle la
reproduction des discours prononcés par Li. Son intolérance face à ses concurrents et
son mépris pour les adeptes de son mouvement, lesquels se dissimulaient pour éviter
les affres de la persécution, apportent des nuances importantes à un conflit trop souvent perçu de façon manichéenne. Une abondante documentation puisée dans les
ouvrages et périodiques publiés par les principaux mouvements de qigong, les
reportages présentés dans les médias officiels, et enfin de nombreux témoignages
des principaux acteurs ont permis à Palmer de reconstituer minutieusement l’historique de la pratique du qigong, ses lignées, son idéologie, et ses institutions. Cet
ouvrage élégamment écrit, sera très utile aux étudiants des deuxièmes et troisièmes
cycles en science des religions, en sociologie, en anthropologie et en science politique. Les chercheurs de ces disciplines trouveront leur compte aussi dans la lecture
de cette enquête à cause de l’abondance des sources citées. Par ailleurs, il faut saluer
la décision de l’éditeur d’utiliser les caractères chinois, extrêmement utiles pour les
spécialistes qui voudraient s’y retrouver parmi les nombreuses personnalités et
organisations décrites dans l’ouvrage.
André Laliberté
Université du Québec à Montréal
PIANT, Hervé — Une justice ordinaire. Justice civile et criminelle dans la prévôté de
Vaucouleurs sous l’Ancien Régime, Rennes, Presses universitaires de Rennes,
2006, 307 p.
Afin de démontrer que la justice d’Ancien Régime n’était pas « seulement une institution, mais qu’elle était aussi un mode d’interaction sociale entre les individus, les
groupes communautaires et l’État » (p. 13), Hervé Piant a scruté avec minutie les
archives de la prévôté royale de Vaucouleurs, une petite enclave française située en
Lorraine. Ce livre issu de sa thèse de doctorat examine en profondeur l’activité judiciaire de ce tribunal de première instance sur une période de 120 ans, soit de 1670 à
1789. Le travail accompli par Piant est colossal. Il a dépouillé plus de 9 764 causes,
avant de concentrer son analyse sur 1 700 cas soigneusement choisis. On peut donc
affirmer que ce chercheur a opté pour une démarche globale. En raison de l’étude
exhaustive qu’il a menée, il est en mesure de traiter simultanément de la justice
criminelle et civile, de même que des comportements sociaux des justiciables et des
officiers de justice de la prévôté. Cette approche est rare dans le domaine de l’histoire
de la justice et de ce fait ce livre est un important apport à l’historiographie, qui
jusqu’à maintenant s’est essentiellement concentrée sur l’un ou l’autre de ces aspects
de la justice de la France d’Ancien Régime.
L’auteur opte pour une approche thématique et a divisé son ouvrage en trois parties, ce qui lui permet d’aborder des thèmes se rattachant à la fois à l’histoire sociale
et à l’histoire de la justice. Dans un premier temps, il s’intéresse aux acteurs de la
scène judiciaire qu’étaient le cadre institutionnel, les juges et les justiciables. Le pre-
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