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L’Etat et le sectarisme en Chine : Le cas du Falungong David A. Palmer Eileen Barker Fellow in Religion and Contemporary Society London School of Economics and Political Science Colloque « Religion et politique en Asie : Histoire et actualité » Organisé par l’Institut européen en sciences des religions et le ministère des Affaires étrangères Paris, les 2 et 3 octobre 2003 PRE-PUBLICATION VERSION Publié dans John Lagerwey (ed.), Religion et Politique en Asie. Histoire et Actualité. Paris : Les Indes Savantes, 2006, pp. 175-186. Depuis juillet 1999, le Falungong ou Falundafa – la « Grande Loi de la roue dharmique », mouvement populaire dérivé des techniques gymniques du qigong – est la cible d’une sévère campagne de répression en Chine en tant que « secte pernicieuse ». D’après des sources proches du mouvement, plus de 2500 pratiquants seraient morts en prison et dans des camps de travail, et un nombre beaucoup plus élevé demeurent sequestrés. Cette répression fait suite au rassemblement de dix mille adeptes autour de Zhongnanhai, centre nerveux du Parti communiste, le 25 avril 1999 – la plus grande manifestation populaire en Chine depuis le mouvement étudiant de 1989. Si, comme il se décrit, le Falungong n’est qu’une « pratique de méditation et d’exercices avec des enseignements basés sur les principes éternels de ‘vérité – compassion – tolérance’ », comment ses millions de pratiquants sont-ils devenus la cible d’une des plus intenses campagnes politiques lancées par le Parti depuis la Révolution Culturelle? Dans ces pages, j’aimerais montrer comment, quelles que soient les motivations d’origine d’un groupe comme le Falungong, ses enseignements et son comportement ne peuvent que susciter une lecture politique dans le contexte chinois, où il n’y a jamais eu de séparation véritable entre le religieux et le politique, et où le sectarisme a souvent été le véhicule de mouvements de rébellion. Après un bref survol des rapports historiques entre l’Etat chinois et le sectarisme, je me pencherai sur les origines du Falungong en Chine populaire et son évolution depuis une dizaine d’années. Pour finir, je tenterai de situer la répression du Falungong dans le contexte de l’évolution complexe des rapports entre le religieux et le politique en Chine contemporaire. La dynamique historique des rapports entre l’Etat et le sectarisme en Chine La Chine traditionnelle et impériale était un Etat religieux. Sous l’Empereur, fils du Ciel, le pays était gouverné par une « Eglise » de mandarins, prêtes-fonctionnaires du Confucianisme, appuyés par un système moral et un ordre rituel. A la base, l’organisation sociale était structurée par les temples locaux, construits et gérés par des communautés de parenté, de localité ou de profession. L’Etat, en canonisant leurs divinités, cooptait les communautés tout en leur laissant une grande autonomie. Aux marges du systeme politico-religieux : la culture mystique du corps et la tradition sectaire. La première donnait un espace de liberté à la quête spirituelle de l’individu, une échappatoire intérieure face au complexe enchevêtrement de devoirs et d’obligations de l’homme confucéen; la deuxième, avec ses doctrines de salut et son eschatologie millénariste, promettait la délivrance collective et un avenir meilleur dans ce monde ou dans le prochain. Souvent, les traditions mystique et sectaire se rejoignent, l’une et l’autre proposant des mondes alternatifs, qui peuvent déboucher sur la rébellion politique. Là où l’ordre impérial faiblit, la nébuleuse mystico-sectaire se répand. La notion du « Mandat du Ciel », dont John Lagerwey retrace l’évolution dans sa contribution à cet ouvrage, se prête facilement aux interprétations messianistes et apocalyptiques : à la fin de chaque cycle dynastique, l’empire sombre dans la corruption et le chaos; à ce moment apparaît un Sage qui restaure l’ordre politico-moral et instaure un nouveau cycle. Ces idées, déjà mentionnées dans le livre de Mencius, étaient très répandues durant la dynastie des Han antérieurs (-206 à 8) et durant l’interrègne de Wang Mang (8-23). Plusieurs empereurs se voyaient dans ce rôle et proclamèrent le début d’une nouvelle ère, le « Grand Commencement » (taichu ). Mais de telles idées pouvaient aussi être appropriées par des mouvements populaires. Durant le deuxième siècle de notre ère, dans le nord-est de la Chine, le maître charismatique Zhang Jiao, qui se nomme « Grand sage et maître vertueux » (daxian liangshi), attire des centaines de milliers de disciples grâce à ses pouvoirs de guérison et son enseignement millénariste, qui annonce la fin de la dynastie et le commencement prochain de la « Grande Paix ». La secte se répand à une vitesse fulgurante à travers huit provinces; entre 173 et 184, une organisation de trente-six districts se constitue, qui devient la base organisationnelle de la rébellion des Turbans Jaunes. Celle-ci mobilise des armées de dizaines de milliers de rebelles, qui réussissent à affaiblir durablement le pouvoir central. Sur la base de techniques de guérison et de notions eschatologiques qui étaient déjà répandues dans la culture populaire, Zhang Jiao avait réussi à construire un mouvement organisé qu’il fut alors possible de mobiliser contre le pouvoir impérial. Vers la même période, le mouvement des Maîtres célestes ou des « Cinq boisseaux de riz », fondé par Zhang Daoling, se propageait dans le sud-ouest du pays, diffusant des techniques de guérison et de méditation, et un enseignement millénariste qui prévoyait des manifestations successives de Laozi. Alors que la dynastie des Han était en pleine désintégration, la secte finit par dominer une région entière des provinces actuelles du Sichuan et du Shaanxi, et devint, sous le petit-fils du fondateur, le gouvernement quasi-indépendant de la région pendant une trentaine d’années. Ces deux mouvements ont émergé d’un milieu sectaire dont les contours commencent à se faire sentir durant les Han. C’est un milieu dans lequel circulent une variété de pratiques, de symboles et de formes d’organisation. Ces éléments peuvent se manifester sous des configurations différentes, mais on y retrouve un certain nombre de traits communs : des pratiques de guérison et de culture corporelle qui sont souvent les portes d’entrée du mouvement; des écritures sacrées; une doctrine de salut fondée sur la transformation morale; l’adhésion volontaire plutôt qu’héréditaire; la promesse millénariste d’une utopie future, souvent appelée la « Grande Paix »; et une dichotomie entre les adeptes de la voie véritable, qui seront sauvés, et les autres, qui seront abandonnés à leurs souffrances. Ce noyau d’éléments se retrouve dans une succession de groupes qui émergent du milieu sectaire chinois, depuis la dynastie des Han il y a presque deux mille ans, jusqu’au Falungong aujourd’hui. Chacun de ces éléments peut potentiellement menacer le système politique impérial. Les guérisons mettent les maîtres dans une position d’autorité charismatique sur un grand nombre de disciples, qui peut se convertir en pouvoir politique ou militaire. L’autorité des écritures sacrées remet en question la position dominante du canon confucéen (ou marxiste), socle de l’idéologie d’Etat. La doctrine de salut moral peut identifier la décadence morale des gouvernants comme source des maux, désastres et famines qui affligent la population. L’adhésion volontaire et le partage entre les sauvés et les damnés déstabilise les hiérarchies sociales traditionnelles sur lesquelles repose le système politique. Et le discours millénariste peut motiver les disciples à agir contre le régime pour précipiter la venue de la Grande Paix. Le sectarisme connut un essor durant le « moyen âge chinois », une période de désunion politique qui sépare les dynasties Han et Sui / Tang, des 3e au 7e siècles. Des textes apocalyptiques décrivent la destruction imminente du monde avant l’apparition du Seigneur véritable Li Hong, qui instaurera une nouvelle ère de joie et de longévité. La révolte du chef sectaire Sun En contre la dynastie des Jin occidentaux en 399-410, qui précède de peu la chute de ce régime en 420, ainsi qu’une succession d’autres rébellions sectaires, renforça la méfiance du pouvoir central à l’égard des mouvements hétérodoxes, et son désir de contrôler la religion. Le bouddhisme et le taoïsme réussissent à acquérir le statut d’orthodoxie – c’est-à-dire, dans le contexte chinois où c’est l’Etat qui définit l’orthodoxie, un statut de reconnaissance formelle et de soumission au pouvoir central. Ces deux religions connaissent leur apogée en tant qu’institutions religieuses durant les Tang (618-907). Leurs symboles et leurs pratiques se diffusent profondément dans la société. Ces éléments seront recombinés et reformulés, avec une plus forte teneur eschatologique, dans les milieux sectaires. A partir du milieu des Tang, et surtout depuis les Song (960-1279), l’Etat tend de plus en plus à vouloir monopoliser la gestion du religieux. Un renouveau du confucianisme comme idéologie politico-religieuse, intégrant dans une nouvelle synthèse des éléments métaphysiques du bouddhisme et du taoïsme, accompagne une politique de restriction du bouddhisme et de régulation plus sévère des groupes religieux. Cette politique a pour conséquence d’affaiblir les formes institutionnalisées du bouddhisme et du taoïsme, et de laisser le champ libre au développement de la religion populaire et sectaire, plus difficile à contrôler. L’attente messianique d’un « Roi des Lumières » (mingwang), qui circule dans le milieu sectaire durant le 14e siècle, a influencé les révoltes qui ont provoqué la chute des Yuan et la fondation en 1368 de la dynastie Ming (« Lumière ») . Conscient du rôle des religions hétérodoxes dans le changement des dynasties, le premier empereur Ming promulgue une sévère loi anti-sectes. Mais dans les faits, durant les Ming et les Qing, le sectarisme se développe et occupe une place incontournable dans le paysage religieux. La propagation des mouvements sectaires est facilitée par la diffusion à grande échelle de leurs textes secrés, les baojuan. Une nuée de groupes voit le jour : les religions du Lotus Blanc, du Patriarche Luo, du Ciel Jaune, de l’Illumination Complète, des Huit Trigrammes, etc. Fondés par des maîtres charismatiques, ces groupes durent rarement plus d’une ou deux générations, avant de se fissurer dans des branches multiples ou de se fusionner avec d’autres groupes. Après une période de relative tolérance envers les sectes durant le 16e siècle, l’attitude de l’Etat devient progressivement plus sévère, particulièrement pendant les 18e et 19e siècles, marquées par les rébellions du Lotus Blanc (fin du 18e) et des Huit Trigrammes (1813). Au milieu du 19e siècle, le mouvement apocalyptique des Taiping (la « Grande Paix ») lance une révolte sanglante qui, avec la guerre de l’opium, affaiblit mortellement le régime impérial. Par la suite, pendant un siècle, l’ordre traditionnel est détruit par les vagues successives de guerres, de modernisations forcées et de révolutions qui démolissent le tissu social local noué autour des temples. Comblant ce vide, les sectes se propagent dans les villes et les campagnes, dominent des régions entières, organisent la défense des villages contre les bandits, ou s’associent à des révoltes. Formes modernes du millénarisme chinois. Les Taiping, le communisme, le Qigong. La doctrine et les symboles des Taiping – dont le chef, Hong Xiuquan, se considérait comme le frère de Jésus – sont largement inspirés d’un christianisme évangélique importé d’Occident, mais ceci n’empêche pas au mouvement de trouver des échos dans la longue tradition chinoise de messianisme et de millénarisme apocalyptique. Il en est de même pour le communisme, qui reprend et amplifie certains thèmes de l’héritage sectaire, les sécularise et les modernise. Mao est le Sauveur qui détruit l’ancien monde et inaugure un nouveau cycle qui s’achève par l’utopie communiste. La redistribution des terres aux paysans donne une réalité palpable à ces attentes, soulevant un enthousiasme massif. A partir de sa prise de pouvoir en 1949, le Parti est partagé entre une tendance « sectaire » charismatique, dirigée par Mao, qui continue de voir le salut dans un éternel combat apocalyptique contre tout ce qui reste de l’ancienne civilisation, et une tendance plus « cléricale », bureaucratique, qui veut gérer le changement pour mieux préserver l’ordre social. Les campagnes politiques qui ont déchiré « rouges » et « experts », « gauchistes » et « révisionnistes » jusqu’à la fin de la Révolution culturelle représentent le combat de Mao contre l’inéluctable transformation du Parti communiste de « secte » révolutionnaire en « Eglise » qui se pose comme source de légitimité d’un Etat en construction. C’est après la mort de Mao, et quelques années seulement après la fin des campagnes révolutionnaires qu’il avait lancées, que le flambeau millénariste est repris par la nébuleuse des mystiques du souffle. La culture corporelle avait été largement diffusée dans les milieux sectaires avant le régime communiste. Si celui-ci avait presque réussi à complètement éradiquer les sectes dès les années 1950, les réseaux continuaient de se reproduire de manière souterraine, à travers la transmission des techniques corporelles. L’Etat avait même encouragé l’enseignement de ces techniques à des fins thérapeutiques. Sous le nom de qigong, des maîtres issus de ces réseaux habillèrent les techniques traditionnelles du corps d’une idéologie scientiste, et promirent l’utopie d’une nouvelle révolution scientifique mondiale qui résulterait de la propagation des pouvoirs paranormaux. Pendant la phase post-maoïste des années 1980, durant laquelle la culture du volontarisme de masse subsistait encore, mais où le social et le politique avaient été abandonnés comme champs d’action transformative, le qigong présenta le corps comme un nouveau véhicule d’accomplissement utopique. Les milieux du qigong purent donc bénéficier d’un important appui de l’Etat et purent même aspirer à fonder une nouvelle culture nationale appelée à se substituer à un marxisme essoufflé. Durant cette période, le qigong devint plus qu’une méthode de santé qui pouvait permettre à des millions de retrouver la santé sans nécessiter d’investissements dans l’infrastructure médicale : c’était une nouvelle discipline scientifique, qui permettrait de remettre à l’honneur la tradition chinoise tout en dépassant l’Occident dans ce nouveau champ de découvertes. Le qigong pouvait donc combiner des fantasmes nationalistes et scientistes. Les groupes de qigong deviennent des mouvements de masse qui organisent la population de retraités et d’employés des entreprises d’Etat, à travers les séances collectives de pratique quotidienne des exercices gymniques. Des idées eschatologiques issues de la tradition sectaire chinoise refont surface parmi certains cercles de maîtres et d’adeptes, de même qu’une grande variété de techniques magiques, de guérison et de divination. Malgré ce bagage d’éléments relevant de ce que l’idéologie officielle condamne comme des « superstitions féodales », le monde du qigong aspire à la légitimité, et cherche à s’engager dans un processus de rapprochement de l’orthodoxie. Il en est de même pour l’Etat, qui veut coopter, canaliser et gérer le mouvement. Jusqu’au milieu des années 1990, donc, à travers la cultivation mutuelle de liens entre les milieux du qigong et les responsables politiques chargés de la science, des sports, de la médecine chinoise et de l’industrie militaire, se construit une série de dispositifs semi-officiels qui se donnent pour mission d’unifier, de promouvoir et de réglementer le qigong sous la direction du Parti. L’émergence du Falungong Dans la foulée de la répression du mouvement étudiant de Tiananmen de 1989, alors même que le Parti est devenu plus méfiant envers les mouvements populaires, certains de ses dirigeants voient dans le qigong une forme de foi de substitution, dont les exercices et les envolées mystiques peuvent détourner la population des préoccupations politiques. Mais au fur et à mesure des années 1990, un régime usé, voué avant tout à faire perdurer son pouvoir et à rentrer dans la normalité internationale, notamment à travers l’accession à l’OMC, est en décalage croissant avec la promesse utopique de sa vision d’origine. La Chine s’intègre au système mondial et se plie à son idéologie libérale. L’argent, la concurrence et la corruption tiennent lieu de loi suprême, les vertus morales et les idéaux de solidarité passent au second plan. L’alliance de l’Etat avec le millénarisme du qigong se délite. Alors que l’opinion se tourne contre la vénalité et le charlatanisme d’un grand nombre de maîtres de qigong, l’un de ces derniers, Li Hongzhi1, condamne la commercialisation du mouvement : sa lignée du Falungong, fondée en 1992, professe une idéologie explicitement apocalyptique à laquelle s’ajoute un fondamentalisme moral, et rassemble des millions d’adeptes du qigong, de retraités et d’intellectuels marginalisés. Exploitant la nostalgie pour l’altruisme des années maoïstes, le Falungong structure un mouvement de résistance contre le nouveau désordre social, moral et spirituel. Des milliers de groupes de pratiquants se constituent dans les parcs et espaces publics de toute la Chine. Ces groupes sont reliés à une organisation nationale par un réseau de moniteurs et d’entraîneurs, qui enseignent les techniques gymniques et animent les points de pratique. Mais vers 1994, Li Hongzhi commence à enseigner que l’objet de la pratique n’est pas la santé corporelle, mais le salut spirituel : et celui-ci passe par la souffrance physique et sociale. Tomber malade, ou souffrir des moqueries ou de l’agressivité de ses collègues de travail, deviennent des épreuves salutaires à travers lesquelles l’adepte rembourse ses dettes karmiques. En 1996, des journaux critiquent la doctrine du Falungong et les ouvrages de Li Hongzhi sont interdits de publication2. Alors même qu’il 1 Dont le nom rappelle Li Hong, le sauveur attendu dans plusieurs mouvements sectaires depuis le 3e siècle. Sur Li Hong, voir Seiwert 2003, pp. 82-89 et Mollier 1990. 2 Une interdiction qui ne sera pas observée jusqu’à la campagne de répression de 1999 : entre 1996 et 1999, des millions d’exemplaires des ouvrages de Li Hongzhi sont produits par des éditeurs chinois tels que les Presses populaires du Qinghai et les Presses culturelles de Mongolie intérieure. s’installe aux Etats-Unis, Li Hongzhi explique que le salut doit passer par la défense publique du Falungong, sans craindre les souffrances que cela peut entraîner. Le réseau des moniteurs est activé pour mobiliser les adeptes à manifester paisiblement contre toute critique émanant d’un organe de presse, et même contre certains gouvernements locaux. La résistance, ancrée dans les pratiques du corps, est spectaculaire. Des milliers d’adeptes apparaissent à des lieux et moments stratégiques, et réussissent à obtenir des excuses, et même, dans un cas, le licenciement d’un journaliste antipathique d’une chaîne de télévision de Pékin. Un tel comportement ne s’était jamais vu en Chine populaire : un groupe organisé, comptant des dixaines de millions de pratiquants mobilisables, provenant de toutes les couches sociales et de toutes les régions géographiques, qui n’hésite pas à étaler sa puissance sur la place publique et à intimider des organes de presse, qui, ne l’oublions pas, sont les porte-parole du Parti. Les manifestations augmentent en nombre et en intensité, jusqu’à ce que dix mille adeptes convergent sur Zhongnanhai, centre nerveux du Parti, le 25 avril 1999. Perçue comme une dangereuse provocation, cette action suscite le retour en force de l’arsenal répressif classique du Parti unique, dans une campagne de répression systématique lancée le 22 juillet 1999 et qui continue jusqu’à aujourd’hui : propagande, mobilisation des organisations officielles, camps de travail, internements psychiatriques, torture, etc. L’immense majorité des pratiquants coupent immédiatement tout lien avec le Falungong, et sont épargnés par la répression. Mais une minorité d’adeptes continuent de pratiquer le Falungong, et, motivés par un culte du martyre, continuent de manifester, prêts à tout sacrifier pour témoigner de la puissance du Grand Dharma du Falungong. A la faveur de l’exil du maître et de la diffusion des informations sur la répression, le Falungong devient un mouvement mondial, basé aux Etats-Unis, qui se présente dans le rôle de victime innocente d’un génocide totalitaire. Le mouvement devient un lobby efficace, une organisation militante internationale parfaitement en phase avec la modernité mondialisée : pratiques de méditation adaptées à l’espace et au rythme d’une société atomisée; réseaux virtuels; obsession de l’image médiatique et publique. Manipulant de façon experte les médias, le cyberespace, et les systèmes juridiques des pays occidentaux, le Falungong se voue à mettre systématiquement dans l’embarras les autorités chinoises. Aujourd’hui, le Parti communiste chinois et le Falungong continuent de se livrer une guerre de propagande sans merci devant l’opinion publique mondiale. Du côté chinois, on emprunte le discours occidental anti-sectes pour présenter le Falungong comme une secte dangereuse qui encourage un comportement suicidaire chez les adeptes, brise les liens familiaux, interdit le recours à des soins médicaux, etc. Le Falungong est comparé au mouvement Aum Shinrikyo, responsable des attaques au gaz dans le métro de Tokyo en 1995. De son côté, le Falungong, souligant la mort de milliers d’adeptes dans des prisons ou dans des camps de travail, parle du « génocide » de personnes qui n’ont jamais voulu faire autre chose que de pratiquer une simple chaîne d’exercices gymniques et de vivre selon les principes de « vérité, bonté et tolérance ». Il est clair que le discours sur le danger médical et social représenté par les sectes n’est qu’un leurre : Li Hongzhi n’est pas le premier maître de qigong à décourager le recours aux soins médicaux conventionnels, ni le premier charlatan à s’enrichir par la vente de ses livres à des millions d’adeptes. La pratique excessive du qigong peut effectivement, dans de rares cas, provoquer un comportement psychotique et même, très exceptionnellement, suicidaire – mais ce genre de phénomène, courant dans la sousculture du qigong dans les années 80 et 90 et même abondamment critiqué, n’avait jamais mérité l’attention soutenue et systématique des plus hauts échelons du pouvoir, encore moins provoqué une campagne de répression. C’est parce que le Falungong est perçu comme une menace politique que le Parti est résolu à son extermination totale. Le Falungong se présente comme un mouvement spirituel sans ambitions politiques. Dans le contexte pluraliste occidental, des individus qui souscrivent à une école de méditation, suivent un maître et militent contre l’abus des droits de l’homme sont, certes, inoffensifs et ne représentent pas la moindre menace à l’ordre politique. Mais il en est autrement en Chine. Les motivations profondes de Li Hongzhi ne sont pas claires : face au pouvoir chinois, le Falungong semble délibérément rechercher la confrontation, afin d’entraîner le Parti dans une lutte à l’issue incertaine. Si la nonviolence est une charactéristique du militantisme du Falungong, la puissance symbolique de ses actes n’en est que plus déstabilisante : la manifestation de Zhongnanhai, où des milliers d’adeptes entourent tranquillement le cœur du Parti pendant une journée entière, évoque des images de siège et d’étranglement. Par cet acte, le Falungong donne l’image d’une organisation puissante, qui peut mobiliser les masses, et qui n’a pas peur du Pouvoir central. Rappelons-nous que jusqu’à aujourd’hui, le pouvoir en Chine ne s’exerce que partiellement à travers une machinerie de contrôle, et encore plus par la peur subjective de sa puissance – d’où l’importance de renforcer de telles perceptions par le biais de la propagande et de l’étalage visible de force symbolique et physique. La manifestation de Zhongnanhai menaçait de briser cette peur et de transférer la puissance symbolique au Falungong. Ainsi, un Chinois qui s’était converti au Falungong après la manifestation me dit, d’un ton menaçant : « si le Parti ose agir contre le Falungong, Li Hongzhi montrera sa force ». En effet, entre 1998 et 1999, chaque manifestation du Falungong semble entraîner une accélération du nombre de pratiquants. Dans le système politique chinois à tendance totalitaire, tout groupe qui, par sa taille, menace la dimension « totale » du pouvoir du Parti – et c’est le cas du Falungong qui, non seulement comptait plus d’adeptes que le nombre de membres du Parti, mais comptait parmi ses disciples un grand nombre de membres de celui-ci – sera perçu par tout le monde, de l’homme de la rue jusqu’aux chefs du Parti, comme étant une organisation rivale au Parti, quelles qu’aient été ses intentions originelles. L’histoire du sectarisme chinois nous apprend que si la majorité de ces groupes ne se sont pas aventurés sur le terrain politique, certains, à un moment de leur histoire, se sont mutés en mouvements rebelles. De même, le Falungong a connu des phases d’évolution : de la méthode de qigong comme technique de santé et de guérison, le Falungong devient vers 1994 une voie de salut spirituel basée sur un livre sacré; puis, à partir de 1996, la voie de salut s’étend à la « défense du dharma » par un militantisme qui ne peut être interprété en Chine que comme un comportement politique et comme un désir d’affronter et d’affaiblir le pouvoir. Le Falungong, donc, par son comportement, est perçu dans le champ chinois comme une secte à visées politiques, et évoque le souvenir des rébellions sectaires. Dans la campagne de répression et les répliques militantes du Falungong, le scénario historique de l’Etat contre la secte rebelle se réimpose, chaque partie s’enfonçant dans son rôle prédéfini et provoquant les ripostes de l’ennemi. Aujourd’hui, après quatre années de répression, l’affrontement est dans une impasse. Le Parti n’a pas réussi à exterminer le Falungong, et le militantisme du Falungong n’a pas réussi à faire diminuer la répression. L’histoire nous montre que les groupes religieux chinois peuvent évoluer dans deux sens : vers la légitimation et l’orthodoxie, en entrant dans un processus de cooptation mutuelle avec le pouvoir – c’est ce qui s’est notamment produit avec le bouddhisme et le taoïsme institutionnels, ainsi qu’avec un grand nombre de cultes locaux -- ou vers l’hétérodoxie, la répression et la rébellion. La majorité des sectes et des groupes religieux populaires se retrouve entre ces deux extrêmes, hors de la légalité et de l’orthodoxie, mais sans pour autant entrer en conflit avec le pouvoir : l’Etat n’est pas intervenu contre ces groupes dans la plupart des cas. Mais cette condition indéterminée n’est jamais stable : selon les périodes et les localités, le harcèlement et la répression des groupes sectaires par les autorités locales peut s’intensifier ou diminuer. L’augmentation de la pression peut radicaliser des groupes déjà marginaux par rapport aux institutions, et qui peuvent donc plus facilement basculer vers la rébellion. Aujourd’hui, alors que la machinerie répressive est assez puissante pour neutraliser la plupart des groupes dissidents laïques, les forces immatérielles de la foi, du désir de sacrifice de soi et du combat eschatologique, qui découlent d’un registre religieux, peuvent survivre et même se renforcer dans un contexte de répression systématique. Mais le conflit autour du Falungong ne doit pas nous faire oublier l’évolution générale des rapports entre l’Etat et le religieux depuis la fin de la Révolution culturelle. Dès les années 1980, le Parti a plus ou moins renoncé à la prétension de gouverner les esprits de la masse des Chinois, ouvrant un espace pour une explosion de religiosité dans toutes ses formes, traditionnelles et modernes, chinoises et importées. Le régime officiel de gestion du religieux, dans lequel les cinq religions reconnues – bouddhisme, taoïsme, catholicisme, protestantisme et islam -- sont gérées par des associations contrôlées par le Parti, apparaît de plus en plus comme un anachronisme des années 1950, les mouvemens religieux les plus dynamiques échappant à son contrôle. Depuis quelques années, l’élite du Parti se résigne à l’évidence que, contrairement à la prophétie marxiste, la modernisation du pays n’entraîne pas la disparition de la religion. Au contraire, elle provoque une nouvelle quête de sens : le Falungong en a apporté la preuve flagrante. Certains dirigeants et idéologues commencent à réfléchir sur le rôle positif que la religion peut jouer dans l’éducation morale et dans la reconstruction du lien social3. La libéralisation progressive du contrôle du religieux est admise comme un processus inévitable. La situation sur le terrain local est souvent plus « libre » que ce que permet en principe l’idéologie officielle et la réglementation. Les groupes religieux les plus dynamiques se développent de manière informelle, dans les interstices de l’appareil bureaucratique, souvent en interpénétration avec des réseaux politiques ou économiques locaux. Se gardant bien d’entrer en conflit direct avec le pouvoir, ils jouissent souvent d’une tolérance de fait. La Chine est donc partagée entre deux processus contraires et parallèles dans les rapports entre l’Etat et la religion : une tendance progressive d’ouverture graduelle qui passe par une phase d’indétermination, où l’Etat et les communautés religieuses populaires acceptent de coexister tant que leurs rapports restent indéfinis; et une tendance contraire de confrontation, où des demandes de redéfinition explicite de ces 3 Cf. Frédéric Bobin, “Le nouveau contrat social chinois”, Le Monde, 31 janvier 2002, pp. 1 et 17. rapports à l’avantage de groupes religieux ou sectaires sont rejetées avec toute la puissance brutale d’un Etat léniniste. Le comportement de l’Etat et des groupes religieux jouent un rôle égal dans le renforcement de l’une ou l’autre de ces dynamiques. Le militantisme du Falungong, et la répression qui s’ensuit, renforcent une logique de confrontation et de lutte qui retarde le processus général d’ouverture graduelle envers le religieux. Mais c’est là un cas extrême – bien que pas unique -- dans le paysage religieux chinois d’aujourd’hui, où la tendance générale est du développement « sauvage » de communautés et de réseaux religieux qui évitent d’entrer en rapport direct avec le pouvoir, remettant leurs espoirs de résolution à un avenir toujours incertain. Pour en savoir plus : Mollier, Christine. Une Apocalypse taoïste du Ve siècle. Le Livre des Incantations des Grottes Abyssales. Paris : Collège de France, Institut des Hautes Etudes Chinoises, 1990. Ownby, David. « A History for Falun Gong : Popular Religion and the Chinese State since the Ming Dynasty ». Nova Religio 6-2 (2002) : 223-244. Palmer, David. « La doctrine de Li Hongzhi. Le Falungong, entre sectarisme et salut universel ». Perspectives chinoises 64 (2001) : 14-24 --- La « fièevre du qigong ». Guérison, religion et politique en Chine contemporaine. Paris : Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2004. Seiwert, Hubert. Popular Religious Movements and Heterodox Sects in Chinese History. Leiden : Brill, 2003. ter Haar, Barend. The White Lotus Teachings in Chinese Religious History. Leiden : Brill, 1992. --- « Falun Gong : Evaluation www.let.leidenuniv.nl/bth/falun.htm. and Future References ». Site internet,