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L’espace public européen à l’épreuve du religieux François Foret (dir.) 1 Sommaire L’Europe entre sécularisation et reconversion des ressources religieuses - « Les reconfigurations ultramodernes du religieux en Europe » Jean-Paul Willaime (EPHE Paris, Groupe de Sociologie des Religions et de la Laïcité) - « Religion, appartenance nationale et attitudes morales dans l’espace public européen. » Claude Dargent (CEVIPOF, Paris VIII) Les Europe religieuses "historiques" : convergences et contrastes - « La laïcité à l’épreuve du catholicisme et de l’Europe : le modèle français en question » Virigine Riva, Yves Deloye (CRPS, Paris 1 Panthéon-Sorbonne) - « Catholicisme, espace public et démocratie en Espagne et en Italie. » Xabier Itçaina (SPIRIT, IEP de Bordeaux) : - « Ce que l’Europe fait au protestantisme, ce que le protestantisme fait à l’Europe » Jean-Paul Willaime (EPHE Paris, Groupe de Sociologie des Religions et de la Laïcité) - « Pour qui prier dans une Europe « médiévale » ? Les Juifs et la fin de l’alliance verticale » Pierre Birnbaum (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Columbia University) - « Orthodoxie, morale et politique. Le cas de l’Eglise Orthodoxe Roumaine face à la dépénalisation de l’homosexualité » Sinziana Carstocea (Université Libre de Bruxelles) 2 Europe et Islam : une nouvelle articulation du politique et du religieux ? - « Regards croisés sur l’institutionnalisation de l’islam au niveau national et européen » Sara Silvestri (City University and Cambridge University) - « Politisation autour de l’islam et légitimation des ordres politiques nationaux en Europe. Une comparaison France – Danemark – Allemagne » Françoise Lorcerie (IREMAM-MMSH), Katrine Romhild-Benkaaba (Institut des sciences politiques de l’université de Copenhague), Nikola Tietze (Hamburger Institut für Socialforschung) Dieu à Bruxelles - « La contribution des structures européennes religieuses et laïques à l’émergence d’un espace public européen » Bérengère Massignon (GSRL-CNRS): - « Le religieux dans la légitimation de l’Union européenne » François Foret (Université Libre de Bruxelles) et Philip Schlesinger (University of Glasgow) 3 Remerciements Cet ouvrage et la conférence dont il est issu ont bénéficié du soutien de la section Europe de l’Association Française de Science Politique et du réseau REGIMEN de l’Association Belge de Science Politique, du Fonds national de la recherche scientifique belge et des Facultés Universitaires Catholiques de Mons. Qu’il me soit ici permis de remercier très chaleureusement Olivier Costa, Paul Magnette, Yves Deloye, Jean-Paul Willaime et Philippe Schlesinger qui ont bien voulu apporter leur contribution amicale comme membres du comité scientifique de la publication, les deux premiers officiant en tant que co-organisateurs de la conférence. L’ensemble des membres du département des sciences politiques des Fucam (ainsi que Diana Raulier pour l’organisation) et de l’ULB ont permis à l’initiative de se développer au mieux avec efficacité et bonne humeur. Les discussions ont en outre grandement bénéficié de la participation d’intervenants dont les interventions seront pour la plupart reprises dans une autre publication : Pierre Vercauteren, Frédéric Moens, Corinne Torrekens, Yves Palau, Pascal Delwit, Emmanuelle Bribosia et Isabelle Rorive. Les deux relecteurs anonymes ont apporté des remarques très utiles pour l’amélioration du manuscrit. L’entreprise qui se conclut par ce livre est aussi l’histoire de cheminements intellectuels et personnels entre France, Ecosse et Belgique (entre autres), entre monde confessionnel et domaine de la libre pensée, entre identité et espace public, entre sacré et profane, entre ouest et est surtout. C’est l’esprit de cette quête d’unité au-delà de la diversité qui en inspire fort logiquement la dédicace. A Irina. 4 Introduction François Foret (Université Libre de Bruxelles) De multiples événements ou phénomènes ont souligné ces dernières années la résurgence de la question religieuse en Europe. Le plus récent a été la « crise des caricatures » suite à la publication au Danemark de dessins jugés sacrilèges du prophète Mahomet. L’épisode n’a fait que mettre en exergue une tendance lourde à l’avivement des tensions entre affirmation des particularismes et crispations sur les « rêves unitaires » en déliquescence. La controverse sur la référence à l’héritage chrétien de l’Europe dans le Traité constitutionnel européen est restée sans résultat mais connaît çà et là quelques résurgences. Le multiculturalisme est remis en question dans les pays qui y étaient le plus favorables. Des guerres de mémoire font rage, alimentées par des minorités désireuses d’obtenir pleine reconnaissance de leur histoire et de leur identité. L’exhibition de signes religieux dans l’espace public suscite des conflits symboliques et juridiques renouvelés. Dans le discours politique et intellectuel, on assiste à l’importation parfois hâtive d’une rhétorique du « choc des cultures » nourrie par l’actualité au Proche-Orient. Dans tous ces débats, la dimension religieuse est au premier plan, que cela soit comme cause ou comme symptôme. Les formes qu’elle emprunte traduisent moins un « retour de Dieu » – il n’est jamais parti – qu’une recomposition du croire bien documentée par les sociologues des religions. L’objectif du livre est moins d’analyser la mutation du spirituel per se que de l’utiliser comme pierre de touche des évolutions politiques. Chaque histoire stato-nationale est modelée en partie par la relation intime de coopération, d’opposition et/ou de mimétisme entre Eglises et Etats. La religion est souvent constitutive de l’identité collective d’un peuple ; elle est aujourd’hui un répertoire d’expression privilégié des particularismes. Elle représente un enjeu particulièrement sensible du mode de régulation de la diversité sociale et de la gestion du clivage public-privé. Enfin, la religion apparaît comme un corpus en pleine mutation, mais dont la prétention normative subsiste potentiellement comme alternative, complément ou concurrence à la légitimité politique. Elle est donc utilisée ici avant tout comme révélateur de l’évolution du vivre-ensemble. Il faut pour cela la prendre au sérieux, au sens où elle ne doit pas être stigmatisée comme une source d’aliénation ou postulée être une simple « illusio » masquant des rapports de domination sociaux. Ceux qui croient, et ce qu’ils croient, constituent un paramètre qu’on ne peut nier ni 5 disqualifier sous peine de prendre une posture normative intellectuellement insoutenable. Les religions existent bel et bien comme dispositifs de prise en charge des grandes questions relatives au devenir de l’homme comme individu et comme humanité, et l’on postule ici qu’elles constituent une dimension anthropologique en tout temps et en tout lieu sous des formes diverses. Il ne s’agit naturellement pas pour autant de faire droit à leur prétention indigène de vérité révélée qui prétend s’émanciper de toute analyse sociologique et historique. Le sacré, entendu comme un corpus de valeurs, de représentations et de pratiques soumis à des normes spécifiques d’origine transcendante ou immanente, doit être considéré comme un construit autour duquel s’articulent des stratégies de défense, d’opposition ou d’instrumentalisation. Ce sacré est aussi susceptible de produire des effets d’autorité qui dépassent le jeu immédiat des relations sociales, comme toute forme de codification culturelle qui condense du sens et renvoie à autre chose qu’à elle-même. Cela explique qu’on s’intéressera surtout à ce que fait la religion dans la société, mais cela ne peut se comprendre qu’en prenant en compte ce qu’elle prétend être (sans s’en tenir aux discours des hiérarchies instituées) et ce qu’elle est considérée être par l’ensemble du corps social. Deux dimensions principales sont interrogées : d’une part, celle du rapport du religieux aux institutions; d’autre part, celle de la reconversion de l’affirmation religieuse comme identité et comme mémoire dans le contexte d’un espace public européen émergent. 1/ Religion et institutions Le rapport de la religion à l’institution religieuse et à l’institution politique constitue un problème central. Compte tenu de l’individualisation et de la déstructuration des croyances et des pratiques, le fait spirituel échappe de plus en plus aux organisations traditionnelles. Dans le même temps, les Eglises ont obtenu lors du processus constitutionnel européen leur reconnaissance comme partenaires privilégiés de la gouvernance. Au niveau national, en Italie, en Espagne ou en Pologne, on a assisté à ce qui a pu être interprété comme une tentative de retour des appareils religieux dans le débat politique. Est-on là en présence de tendances contradictoires de désinstitutionalisation du religieux dans la vie sociale et de réinstitutionnalisation dans la vie politique ? Faut-il y voir une reconversion de ressources en phase avec les logiques contemporaines, ou au contraire une stratégie de substitution tendant à « récupérer » indûment une influence perdue ? Quel éclairage cela jette-il sur l’attitude des pouvoirs politiques ? Ces évolutions sont-elles homogènes dans les différents pays de l’Union européenne ? Quels sont à cet égard les effets, s’ils existent, de l’intégration européenne ? 6 2/ Religion, identité et espace public européen Le rapport à la religion s’apparente aujourd’hui, selon l’expression de Danielle Hervieu-Léger, à un « bricolage spirituel » qui voit chaque individu ou groupe définir luimême les modalités et les finalités de sa foi en marge des organisations et des conventions traditionnelles. Dès lors, la religion change de fonction. Diversifiée et éclatée, elle procède davantage du registre de l’identitaire et du communicationnel que de celui de la norme collective uniforme. Elle n’en demeure pas moins une ressource politique importante en constituant souvent un langage mobilisateur pour énoncer des discours politiques généraux de résistance ou d’adaptation au changement. La dimension transcendante cède alors le pas au contenu éthique et mémoriel. La question est de déterminer si et dans quelle mesure la religion constitue un mode de légitimation (ou de délégitimation) des ordres politiques et sociaux, de délimitation et de renforcement des communautés politiques. Le débat sur l’opportunité d’une référence à Dieu ou à l’héritage chrétien de l’Europe dans la constitution européenne a illustré l’actualité persistante d’une telle interrogation, la pérennité des positionnements qu’elle suscite, en même temps qu’une certaine indicibilité des clivages énoncés en termes proprement religieux, dans le cas par exemple de la candidature de la Turquie. Les modes d’expression du fait religieux confirment-ils l’hypothèse d’un espace public européen émergent ? Le cas échéant, comment cet espace public européen s’articule t-il aux espaces publics nationaux ? Les niveaux transnationaux et/ou supranationaux viennent-ils concurrencer ou compléter le niveau national ? Peut-on parler de circulation des pratiques et des référentiels (modèles institutionnels, recettes d’action publique, répertoires d’action collective…) dans un marché européen du religieux ? Les usages du religieux traduisent-ils l’autonomie d’acteurs de la société civile ou la réponse à des stimuli institutionnels ? L’identité, la mémoire et les valeurs contemporaines ont-elles partie liée avec les appartenances confessionnelles ? De manière plus générale, si l’on accepte le postulat de la sécularisation de l’Europe, quel lien faire avec le désenchantement du politique ? La problématique globale s’énonce ici en termes d’européanisation horizontale (convergence des sociétés ou intériorisation croisée de la dimension européenne) et verticale (transfert de compétences et d’allégeances au niveau européen). En guise de synthèse, la réflexion collective s’articule donc autour de trois grandes questions : ce qu’est l’espace public aujourd’hui, et comment la religion peut s’y inscrire ; ce que la religion fait à l’Europe ; ce que l’Europe fait à la religion. 7 L’espace public (ou sphère publique, les deux appellations étant considérées ici comme équivalentes) doit s’entendre d’abord de façon descriptive comme l’arène d’expression des engagements collectifs et des allégeances, le lieu où se nouent les interactions de ces variables avec les pratiques et discours de pouvoir. C’est cette définition minimale que les contributions du présent volume se réapproprient de façon diverse afin d’en explorer toutes les dimensions et acceptions. Utiliser la notion d’espace public dans une telle démarche heuristique se justifie pour deux raisons. Tout d’abord, le terme structure la rhétorique institutionnelle aux niveaux européen et national et une bonne part des échanges scientifiques internationaux. Son emploi permet donc de se confronter, de façon positive ou critique, avec une réalité politique et intellectuelle qu’il est peu constructif d’occulter ou de disqualifier d’emblée. Par ailleurs, raisonner avec les catégories de l’espace public en les soumettant à une enquête empirique qui corrige leur abstraction permet de contourner le « tropisme étatiste » qui marque souvent les réflexions sur l’intégration européenne, notamment en langue française, à savoir la double propension à considérer le processus de construction communautaire uniquement à travers ses institutions, et à comprendre ces institutions à travers un prisme calqué sur l’Etat. Reste que la notion d’espace public ne se laisse pas facilement manipuler sans renvoyer à ses versions les plus normatives, celles qui prônent la démocratie délibérative comme légitimation du projet européen. Cette acception traverse la réflexion collective de l’ouvrage, en interférant avec (au moins…) deux autres inspirations : une davantage centrée sur les dynamiques communicationnelles, une autre sur les phénomènes de citoyenneté. Sans prétendre en refaire la genèse et l’exégèse, il s’agit dans ce propos liminaire de voir si ces trois axes conceptuels peuvent se cumuler ou constituent des alternatives inconciliables. Espace public, communication, citoyenneté : poupées russes ou auberge espagnole ? Les approches en termes d’espace public développées par Habermas ou par des auteurs s’inspirant de ce dernier avec une plus ou moins grande fidélité1 suggèrent que 1 J. Habermas, Après l’Etat-nation, Paris, Fayard, 2000 ; « Citoyenneté et identité nationale. Réflexions sur l’avenir de l’Europe », in J. Lenoble, N. Dewandre (dir.), L’Europe au soir du siècle. Identité et démocratie, Paris, Editions Esprit, 1992 ; L’espace public, Paris, Payot, (1962) 1978. On se reportera aussi avec profit aux publications de Jean-Marc Ferry. Sur l’analyse de ce dernier auteur et sur la problématique de l’inscription du religieux dans l’espace public sous l’angle postnational, cf. Fr. Foret, « Quels présupposés pour la démocratie européenne ? Regards croisés sur le rôle du religieux », in O. Costa, P. Magnette (dir.), « Le patriotisme 8 l’émergence d’une sphère publique européenne établissant une démocratie post-nationale serait la conclusion à la fois logique et souhaitable d’une évolution historique longue. La sphère publique est en effet une pré-condition de réalisation de la souveraineté populaire, en permettant aux individus de se reconnaître comme les auteurs de la norme à laquelle ils se soumettent. Elle prend la forme du rassemblement des citoyens dans un espace de communication partagé, marqué par l’égalité entre les parties prenantes et la capacité donnée à chacun de parler librement, sans limitations de ressources et sans restriction de sujets. Dans cet espace, le médium de communication entre les acteurs et de confrontation avec les autorités publiques est le raisonnement public, et la force doit rester au « meilleur argument ». Cette sphère publique se veut donc non-coercitive, sécularisée et rationalisée. Elle est protégée par des droits individuels qui garantissent le citoyen de l’emprise de l’Etat et permettent la formation et la mise en scène des opinions. Elle est l’instance de définition du mandat des agences publiques et aussi celle de leur contrôle. La caractéristique de cette sphère publique dicte les ressources qui peuvent être mobilisées en son sein. Les détenteurs du pouvoir ne jouissent plus d’une position de surplomb par rapport au corps social. Ils doivent entrer dans l’arène du débat public et justifier leurs décisions. Il n’existe plus aucune source externe de légitimité du pouvoir, qu’elle soit traditionnelle ou transcendante (notamment religieuse). Les dirigeants ne sont plus à même de prendre la pose pour les masses, et l’on passe, selon la formule de Lefort, du discours du pouvoir au pouvoir du discours, pouvoir à redémontrer en permanence par la valeur propre de l’argumentation. Le développement de cette sphère publique est loin de s’apparenter à une trajectoire univoque et rectiligne. L’idéal-type a subi les atteintes de la réalité. Habermas parle de re-féodalisation de la sphère publique du fait du retour dans cette dernière de relations économiques, auparavant cantonnées dans la sphère privée, sur la base de politiques basés sur les intérêts. Par ailleurs, la technocratisation de la vie politique conduit à ce qu’un nombre croissant de décisions soient prises dans des enceintes closes et par le biais de négociations institutionnalisées, plutôt que dans un débat public ouvert et rationnel. La sphère publique idéale resterait cependant la fin à la fois fonctionnellement adaptée et normativement désirable pour une Europe des citoyens. La question est celle du renforcement d’une sphère publique européenne par l’intensification des communications au sein de l’Union européenne et par un rapprochement des différents constitutionnel et l’Union européenne », Politique européenne, n° 19, printemps 2006, p. 115-139. 9 « publics » selon la terminologie d’Erik Oswald Eriksen1 : le public fort des acteurs politiques et de leurs interlocuteurs directs qui contribuent à la fois à la formation de l’opinion et à la prise de décision à travers des procédures de délibération institutionnalisée, et les publics faibles de la société civile et du plus grand nombre qui ne prennent part qu’à la formation de l’opinion. De manière générale, les publics forts englobent les assemblées parlementaires et les institutions disposant d’un pouvoir décisionnel et néanmoins contraintes par la logique de l’argumentation et de la justification impartiale. Les publics faibles renvoient à toutes les aires de délibération situées à l’extérieur du système politique, à la galaxie de ce qu’il est convenu d’appeler la société civile. L’approche en termes d’espace public a connu et connaît un succès certain, en raison notamment de sa force descriptive, de sa complétude et de sa richesse heuristique2. Il faut aussi prendre en compte l’importance du discours institutionnel dans la diffusion de ce modèle, par l’emploi de son lexique dans la rhétorique officielle (exemple du livre blanc sur la gouvernance) ou par les incitations constituées par des financements allant volontiers vers des projets libellés en ces termes. L’espace public présente l’intérêt de légitimer à la fois les institutions européennes privées des ressources politiques classiques de la démocratie représentative et les forces sociales entendant trouver un espace de parole au niveau supranational. A titre d’exemple, Eriksen souligne que si le principe de souveraineté populaire ne peut être réalisé que par la compétition entre les partis politiques et par le truchement des corps représentatifs, la sphère publique reste l’instance ultime de qualification démocratique du système. La sphère publique est l’endroit où le pouvoir est critiqué et contrôlé ; elle est l’indispensable contre-pouvoir de l’Etat. Par ailleurs, suivant en cela Habermas à la lettre, Eriksen martèle qu’il est impératif que la décision prenne son origine première en périphérie du système politique, dans la société civile. A ce critère de l’origine s’en adjoint un autre, celui du canal de communication entre cette périphérie et le centre du système. Les résultats de la communication n’ont pas de valeur en eux-mêmes, seul compte le processus d’interactions et la nature des arguments utilisés au cours de ce processus. C’est la logique même du modèle procédural que de prendre son fonctionnement comme propre fin. Pourtant, le modèle procédural montre très vite ses limites. L’édification de potentialités de droits participatifs et de modes de mise en cause de la responsabilité du pouvoir en caution de 1 E. O. Eriksen, « Conceptualizing European Public Spheres– General, segmented and strong publics in the EU » in Schlesinger P., Fossum J.E. (eds.), The European Union and the Public Sphere: A Communicative Space in the Making?, London, Routledge, 2007. 2 C. Calhoun (ed.), Habermas and the Public Sphere, Cambridge, MIT Press, 1992. 10 la légitimité du système butte sur le fait que les attentes du citoyen restent structurées par les standards de la démocratie représentative. En d’autres termes, il ne suffit pas d’énoncer que la légitimité de l’ordre politique ne dérive plus de la participation politique effective et de l’expression d’une volonté mais de l’accessibilité générale du processus décisionnel et de l’anticipation du caractère rationnel pour que le message soit performatif. La conception d’une souveraineté populaire désubstantialisée et diffuse qui s’exerce à travers des processus de communication informelle et non dans un démos bien défini montre rapidement sa fragilité. Le besoin d’un bien public idéalisé susceptible d’être défendu et critiqué se fait toujours sentir. Le pouvoir de conviction de la raison est considérablement diminué si cette raison n’est pas incarnée (selon la formule fameuse, « une raison n’est convaincante que dans la mesure où elle est la raison de quelqu’un »). Il apparaît trop difficile de comprendre l’exercice de la rationalité dans le processus de production de la volonté publique si les expressions de cette rationalité ne peuvent être rattachées explicitement à des acteurs sociaux bien identifiables. Une contradiction interne non résolue est donc reconnue entre le mode de fonctionnement d’une démocratie procédurale et l’opacité de ce fonctionnement qui ne permet pas au citoyen de vérifier qu’il respecte ces critères constitutifs (origine de la décision dans la périphérie et rationalité des communications). On retrouve là sous une forme quelque peu différente la critique de la légitimation par l’espace public menée par des analystes venus notamment du courant français des approches cognitives des politiques publiques. Andy Smith pointe ainsi le danger de se focaliser sur les moyens techniques et structurels d’associer le citoyen au système politique, en occultant le problème bien plus fondamental de la volonté de ce dernier de participer en fonction de sa plus ou moins grande croyance en la valeur sociale des institutions. Outre la résistance des modèles traditionnels d’imputation de la décision liée à la tradition de la démocratie représentative et confondus avec les histoires politiques nationales, il faut prendre en compte le matériau culturel disponible. Les matrices collectives de représentation du temps, de l’espace et du pouvoir contraignent la mise en forme de la délibération et de la décision1. Certaines approches tentent de résoudre la question en postulant qu’une identité commune est le résultat davantage que la condition préalable du fonctionnement d’une sphère publique, ce 1 A. Smith, « L’″espace public européen″ : une vue (trop) aérienne », Critique Internationale, n° 2, 1999. 11 qui ne dit pas grand-chose sur les conditions de son avènement à moins de développer une véritable sociologie de ceux qui ont vocation à l’occuper1. La problématique en termes d’espace public suscite aussi de nombreuses critiques concernant son postulat d’égalité entre les acteurs, condition nécessaire de la délibération. Le mythe de la confrontation équitable et rationnelle des intérêts tend à occulter a priori tous les phénomènes de domination et d’asymétrie des ressources et à proposer une version idéalisée de l’ordre politique2. Ce qui est en jeu par là même est aussi la qualité des communications qui trouvent place dans cet espace public et la nature des échanges se développant dans les différentes arènes. Yves Sintomer3 distingue ainsi trois sortes de publicité : la publicité au sens kantien d’exercice de la rationalité au contact de celle d’autrui dans la recherche du bien commun ; la publicité comme marchandage où l’argumentation ne vaut qu’en fonction des rapports de force qui la soustendent, le lobbying en constituant une illustration archétypale ; la publicité au sens de rhétorique qui prend la forme d’un raisonnement logique mais en intégrant la nécessité de mise en scène du discours à des fins de persuasion. Si l’existence au niveau communautaire du deuxième type, la publicité comme marchandage, est fréquemment soulignée (souvent pour être dénoncée, tant concernant les Etats membres que les groupes de pression), la publicité comme exercice de la rationalité reste en grande partie un idéal-type peu repérable empiriquement et la publicité comme persuasion bute sur le manque de ressources symboliques de l’Union européenne. Outre la nature des échanges, une autre question fondamentale porte sur l’architecture d’un espace public moderne à l’échelle européenne. Le problème se pose des disparités de cadrage et de réception4 dans les différents univers culturels nationaux des Etats membres. Le problème se pose aussi de l’articulation des divers contextes socio-culturels supposés constituer un « espace public en archipel », une « mosaïque »5 dont la cohérence reste incertaine. Un raisonnement en termes de micro-sphères publiques constituées par des mouvements associatifs, des forums de discussion électroniques, des réseaux d’acteurs ou 1 J. Crowley, L. Giorgi, « The political sociology of the European public sphere », in L. Giorgi L, I. Von Homeyer, W. Parsons, Democracy in the European Union. Towards the emergence of a public sphere, London, Routledge, 2006, p. 15 2 D. Wolton, La dernière utopie. Naissance de l’Europe démocratique, Paris, Flammarion, 1993. 3 Cf. sa contribution in A. Mercier (dir.), Vers un espace public européen ?, Paris, L’Harmattan, 2003 ; Y. Sintomer, La démocratie impossible ? Politique et modernité chez Weber et Habermas, Paris, La Découverte, 1999. 4 Cf. J. Gerstlé (dir.), Les effets d’information en politique, Paris, L’Harmattan, 2001. 5 B. François, E. Neveu (dir.), Espaces publics mosaïques : acteurs, arènes et rhétoriques des débats publics contemporains, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999. 12 d’institutions peut apparaître séduisant par sa capacité de synthèse mais tend à soumettre à une même grille de lecture des phénomènes empiriquement très différents, vraisemblablement producteurs d’effets sociaux très variés et, peut-être, incommensurables. Au final, la place prise par la religion dans l’espace public permet de questionner les versions normatives du concept. L’inscription du sacré dans cet espace public met en cause les modalités de structuration de la délibération autour du processus décisionnel ; son niveau d’ouverture ; ses principes d’organisation, de sélection et de hiérarchisation ; son degré d’unité ; les ressources de légitimation mobilisées en son sein (et notamment la place des discours se nourrissant de sources symboliques d’autorité – identité, mémoire, valeurs – au regard de l’impératif de rationalité supposé présider aux délibérations pour parvenir au « consensus raisonnable ». Les approches communicationnelles constituent une démarche connexe et complémentaire à celles en termes d’espace public. Il s’agit de savoir si la construction d’une communauté communicationnelle peut survenir au niveau européen, à l’instar de ce qui s’est passé au niveau des Etats-nations. Ces derniers se sont constitués en espaces d’interaction privilégiés, aboutissant à la production d’un sens et d’un devenir commun. Cette approche présente le grand intérêt de mettre l’accent sur la variable culturelle (ostracisée par la tonalité fonctionnaliste de l’espace public), à travers par exemple la mémoire ou la langue, et d’en faire un élément agissant du jeu politique. Elle invite aussi à s’intéresser de près aux vecteurs de transmission de cette culture, éducation, médias et symboles notamment. Philip Schlesinger1 s’attache à analyser l’étendue, les déterminants et les modalités de la constitution d’un espace communicationnel européen. Dans le contexte de l’intégration communautaire, l’Etat reste central mais les espaces culturels sont de plus en plus réarticulés par des forces externes. Une solution est de penser l’Etat moins comme un contenant fermé du politique mais davantage en termes de réseaux. L’arène communicationnelle européenne serait ainsi conçue comme une forme de réseau global. On peut tenter de comprendre comment l’UE favorise le développement d’interactions d’intensités inégales qui créent des identifications différenciées selon les groupes sociaux. Cela exige d’isoler une par une toutes les formes d’interactions stimulées par l’intégration européenne et d’étudier leur impact sur les identités, 1 Ph. Schlesinger, « The Babel of Europe ? An essay on networks and communicative spaces » in D. Castiglione, Chr. Longman (eds), The Public Discourse of Law and Politics in Multilingual Societies, Oxford, Hart Publishing, 2004; « Media and belonging: the changing shape of political communication in the European Union » in U. Hedetoft and M. Hjort (eds), The Postnational Self: Belonging and Identity, Minneapolis, The University of Minnesota Press, 2002. 13 les échanges sociaux et les modes d’allocation du pouvoir. C’est précisément l’objet de ce livre concernant l’espace du religieux. Une dernière approche s’énonce en déclinant le lexique de la citoyenneté. Yves Deloye1 oppose à cet égard deux conceptions de la citoyenneté permettant de synthétiser de manière binaire les débats en la matière au niveau européen. Une citoyenneté articulée autour de la notion de culture civique peut être distinguée d’une citoyenneté qualifiée de multiculturelle, organisée autour d’un corpus central de valeurs. La citoyenneté peut être définie classiquement comme un statut social codifiée légalement, et conférant une série de droits aux individus. Elle renvoie aussi à une série de devoirs, formels et informels, ce qui implique le plus fréquemment que les individus participent activement aux affaires publiques de l’entité politique dont ils sont membres. Elle est liée à des procédures d’implication individuelle dans le processus de décision. Elle implique également des mécanismes d’incitation et de contrainte assurant sa mise en œuvre effective. Ce sont les « normes civiques », au sens de Durkheim et de Elster, règles implicites ou explicites qui encouragent le citoyen à certains comportements (voter, avoir le souci de la solidarité sociale) et en découragent d’autres (fraude, indifférence au destin de la communauté nationale), fondant ainsi un système de classification des conduites plus ou moins légitimes. Ces normes exercent leurs effets sociaux par le biais de sanctions ou de gratification légales, sociales, morales ou émotionnelles. A titre d’exemple, les émotions liées aux normes peuvent être provoquées par leurs violations (honte, réprobation des autres, jugement divin) ou par leur accomplissement sous la forme d’actions exemplaires (estime de soi, fierté, honneur, salut éternel). Ces normes civiques sont étroitement liées à la culture politique, à l’histoire longue des conflits sociaux et politiques de chaque communauté qui conditionnent la définition des formes civiques et de leurs usages légitimes. Au niveau européen, il n’existe en la matière ni consensus sur les frontières et le contenu de cette sphère normative de la citoyenneté, ni tradition relativement partagée offrant un matériau disponible mobilisable par les acteurs et le pouvoir politique. A cette théorie de la culture civique s’oppose celle que l’on qualifiera de manière très générale de multiculturaliste. Dans cette optique, les sociétés modernes pourraient faire l’économie d’une intégration culturelle et s’accommoder d’un pluralisme de valeurs en concurrence sans sombrer dans l’anarchie redoutée par la tradition sociologique. La question 1 Y. Deloye, « Exploring the concept of European Citizenship : a socio-historical approach », Yearbook of European Studies, n° 14, 2000, p. 197-219. 14 de la légitimité ne se poserait donc plus au niveau des valeurs ultimes, mais au niveau administratif et technocratique. La faiblesse de l’intégration culturelle serait compensée par la capacité du système à assurer à chacun une relative équité dans l’accès au bien-être matériel. La direction pragmatique de la société se ferait désormais sans référence à des valeurs fondatrices. On retrouve là, à quelques variantes près, les argumentaires de l’Etat régulateur et de la légitimation par l’espace public. Dans les deux cas, la dimension communicationnelle reste essentielle, qu’il s’agisse de déterminer la manière dont se diffuse la culture civique dans le corps social ou comment se réalisent la délibération et l’articulation des pluralités dans une sphère publique multiculturelle. Les deux modèles ne constituent que des polarités analytiques, aucun d’eux n’échappant à la question normative des valeurs et à la question empirique de leur socialisation. La distinction du public et du privé est de même très ambivalente, puisque le refoulement supposé des particularismes dans la sphère privée par le biais d’un Etat intégrateur s’apparente à bien des égards à la neutralisation des identités à laquelle procède un espace public idéal habermassien (et accessoirement comme nous le verrons l’espace de délibération organisé par les institutions européennes). Enfin, la dissociation proclamée des éléments civils (libertés individuelles), politiques (droits de concourir directement ou indirectement à l’exercice du pouvoir) et économiques (participation au bien-être économique de la société et libre accès à la protection sociale) de la citoyenneté, selon la trilogie de T.H. Marshall, apparaît davantage, au regard d’une socio-histoire du politique, comme une prophétie dont il reste à voir si elle sera auto-réalisatrice que comme une réalité empirique observée dans le vécu et le discours des individus. La rupture dans le processus de construction de la citoyenneté effectuée par le passage du national au transnational et la séparation de la citoyenneté et de l’identité laissent de nombreuses questions en suspens sur le plan de la légitimation de l’édifice politique européen. L’étude de la place de la religion dans la panoplie de normes civiques ou dans la pluralité des valeurs renseigne là encore sur l’articulation du particulier au général, du social au juridique et au politique. L’approche par l’espace public éclaire tendanciellement davantage les structures et les arènes, l’approche communicationnelle le matériau culturel mobilisé et les dynamiques d’interaction, l’approche par la citoyenneté les modèles de rôle proposés et les interactions du collectif et de l’individuel. Si les trois démarches apparaissent complémentaires au-delà de leurs divergences, c’est la première qui est ici principalement mise en débat. 15 Quelle Europe et quelle religion ? L’Europe considérée est celle de l’UE à vingt-sept, en prenant en compte selon les besoins ses perspectives d’élargissement et ses relations de voisinage. L’objectif n’est pas de faire une cartographie exhaustive1, mais plutôt de mettre en exergue quelques cas stimulant particulièrement la réflexion, en assumant le caractère arbitraire du choix relatif à la problématique qui nous occupe. Le souci a été d’inclure dans la comparaison des pays ayant adhéré à différents moments de l’histoire communautaire, de grande ou petite taille, avec des modèles politiques représentant les différentes traditions socio-institutionnelles européennes. D’autres exemples auraient naturellement pu être développés. De même, le choix d’une approche par religions ne prétend en aucun cas épuiser la diversité des croyances et convictions de l’Europe2 ni restituer la pluralité interne à chaque confession, mais simplement illustrer les variations que cela induit en termes de relation avec le politique. Lorsqu’il s’agit de parler de religion au plan européen, la tâche est le plus souvent menée de façon collective au vu de la grande diversité des terrains et des niveaux d’analyse. Le présent ouvrage se distingue des recueils rassemblant des contributions souvent de qualité mais sans architecture globale3 comme des juxtapositions thématiques de monographies par pays4. Il s’appuie sur plusieurs volumes de la production scientifique internationale offrant des éclairages précieux dans des perspectives souvent voisines, sur le thème des fondements religieux de l’identité européenne5, de la sécularisation comme exception européenne dans un contexte global6, de la laïcité7 et les rapports Eglise-Etat dans une perspective politologique8 1 Pour des données détaillées sur chaque configuration nationale, le site Eurel offre des pistes très utiles. Cf. http://eurel.u-strasbg.fr. 2 Le présent ouvrage ne prend par exemple en charge que ponctuellement les humanismes et la franc-maçonnerie qui constituent des acteurs engagés au plan européen (cf. les contributions de Willaime, Massignon, Foret et Schlesinger) mais ne relèvent pas selon nous des mêmes grilles d’analyse. Pour une analyse plus détaillée, cf. plusieurs textes in A. Dierkens A. (dir.), Pluralisme religieux et laïcités dans l’Union européenne, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1994. Un volume en préparation consacrera une place notable à leur rôle dans l’opposition de certains Etats membres à la mention constitutionnelle de l’héritage chrétien de l’Europe. 3 Religions, droit et sociétés dans l’Europe communautaire, Actes du XIIIème colloque de l’Institut de Droit et d’Histoire Religieuse d’Aix-en-Provence, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2000. 4 Cf. à titre d’exemple N. Doe (ed.), Le portrait de la religion en Europe : les médias et les arts, Peeters, Leuven, 2004. 5 J-L Chabot, C. Tournu (dir.), L’héritage religieux et spirituel de l’identité européenne, Paris, L’Harmattan, 2004. 6 Gr. Davie, Europe: The Exceptional Case. Parameters of Faith in the Modern World, Darton, London, Longman and Todd, 2002. 7 J. Baubérot (dir.), Religions et laïcité dans l’Europe des douze, Paris, Syros, 1994 ; A. Dierkens, J-P. Schreiber (dir.), Laïcité et sécularisation dans l’Union européenne, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2006. 8 T. A. Byrnes et P. J. Katzenstein (eds.), Religion in an Expanding Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2006; J. Madeley J., Z. Enyedi (eds), Church and State in contemporary Europe : the chimera of neutrality, London, Portland, 2003. 16 ou juridique1. L’inspiration est à rapprocher plus directement d’une réflexion orchestrée il y a une dizaine d’années par Danièle Hervieu-Léger et Grace Davie2 qui, en allant au-delà des réflexions classiques sur la sécularisation, tentaient de comprendre les convergences des sociétés européennes en termes de formes prises par la religiosité et de formation des identités religieuses. Une certaine vision de la modernité, qui trouve ses racines dans la religion ellemême pour mieux s’en distancier, apparaît comme le patrimoine commun des Européens et dicte des tendances lourdes à la dérégulation du croire et au repositionnement des religions davantage dans la société que dans l’Etat. Pour reprendre les termes d’une autre réflexion collective animée par Richard Friedli, l’Europe est aujourd’hui « politiquement athée », au sens où les décisions politiques se prennent comme si Dieu n’existait pas, et pourtant la référence religieuse reste présente, autrement3. C’est bien cet « autrement » qu’il s’agit de comprendre. Dans ce volume, l’accent sera plus particulièrement mis sur l’intégration européenne comme arrière-plan et éventuel déterminant de l’évolution spirituelle du continent. La démarche suivie rejoint également en de nombreux points celle enclenchée sous l’égide de Pierre Bréchon, Bruno Duriez et Jacques Ion4 qui s’interrogent sur les manifestations du religieux en public sans retenir une définition normative d’un espace public comme instance délibérative de légitimation du politique. Le fait que l’ouvrage de Bréchon, Duriez et Ion se concentre sur le cas français l’autorise à prendre en compte de manière fine certaines formes minoritaires du para-religieux comme les courants psycho-mystiquesésotériques5 ou les idéologies écologistes6. La différenciation interne du religieux et sa porosité croissante avec d’autres types de discours rendent sa définition beaucoup plus difficile que par le passé, entre une extension immodérée du concept et un enfermement dans ses formes traditionnelles. C’est le moyen de rappeler que, si la place des religions dans l’espace public a changé, c’est sans doute aussi parce que les contours de cet espace public ont eux-mêmes varié7. 1 C. Haguenau-Moizard, Etat et religions en Europe, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2000 ; G. Robbers, Etat et Eglises dans l’UE, Baden-Baden, Nomos, 1997. 2 Gr. Davie, D. Hervieu-Léger (dir.), Identités religieuses en Europe, Paris, La Découverte, 1996. 3 R. Friedli, « L’horizon de l’Europe des religions » in R. Friedli, P. M. Schneuwly (dir.), L’Europe des religions. Eléments d’analyse des champs religieux européens, Berne, Peter Lang, 2004, p. 9. 4 P. Bréchon, Br. Duriez, J. Ion (dir.), Religion et action dans l’espace public, Paris, L’Harmattan, 2000. 5 Fr. Champion, V. Rocchi, « Le soin des âmes et des corps en débat public : l’analyseur psycho-mystiqueésotérique », Ibid., p. 241-253. 6 A. Micoud, « Les référents « religieux » des « écologistes » », Ibid., p. 255-270. 7 Br. Duriez, « Introduction », Ibid., p. 24. 17 La perception d’un retour en force du religieux au niveau national comme européen contredit en apparence tous les discours sur la sécularisation. L’intérêt de l’ample analyse de Jean-Paul Willaime est de montrer qu’il n’y a pas là contradiction mais au contraire deux faces d’un même phénomène. On assiste de fait à la réactivation de la visibilité du religieux sur le plan politique, médiatique, culturel, identitaire et symbolique. Il s’agit cependant moins là d’un changement d’intensité du facteur spirituel que d’un déplacement généralisé des lignes de partage entre religieux et politique, public et privé, individuel et collectif, rationnel et irrationnel, etc. C’est précisément l’apogée de la différentiation du politique et du religieux qui rend à ce dernier sa liberté et sa spécificité et fait qu’il éclate sous des formes diverses et éparses, se retrouvant dans tous les interstices du monde social et suscitant une renégociation générale de ses codes de régulation. Willaime parle à cet égard d’anomie religieuse et de dissémination culturelle. La perception et le rapport au religieux restent en Europe différents selon les pays, en fonction de l’expérience historique de construction de l’Etat et du vécu récent. Partout prédomine néanmoins une laïcité de reconnaissance qui respecte l’autonomie respective du politique et du religieux tout en reconnaissant les apports sociaux, éducatifs et civiques de ce dernier et en lui faisant place dans la sphère publique. La religion change de statut et devient une sousculture, faisant par là-même office de nouvelle ressource symbolique dans une société pluraliste qui sort de la « christianitude ». La reconstruction est menée de pair de l’identité religieuse comme identité minoritaire et des usages politiques de la religion. La recomposition des forces passe par une articulation inédite du local et du global à travers une dynamique de réseaux plus que d’organisations. C’est là la résultante de « l’hypermodernité », comprise comme la maximisation de tendances anciennes à l’œuvre dans les sociétés européennes bien davantage que comme rupture. La sécularisation touche à son acmé en désenchantant radicalement les institutions de la modernité (Etat, école, famille et travail) et, pour finir, l’idée de modernité elle-même et la raison qui la porte. La croyance missionnaire au progrès n’est plus, reste le changement nimbé d’incertitude sur ses fins et sa valeur. Dans ce mouvement extrême qui prive la laïcité de sa sacralité, les religions retrouvent de nouveaux espaces. Elles redeviennent une source possible de sens, sans plus prétendre à l’hégémonie et en intégrant les règles du relativisme et du pluralisme. Les religions restent une infrastructure déterminante du politique par leur influence indirecte et non institutionnalisée sur les représentations et les pratiques qui constituent le soubassement de la vie publique. Claude Dargent s’attache à saisir leur rôle matriciel latent dans la structuration des valeurs morales et des comportements. Il montre la pertinence de la 18 variable religieuse en mobilisant la fréquence de l’assistance au culte comme indicateur de l’intégration religieuse. Plus cette intégration augmente, plus la tolérance à l’égotisme social et à la fraude économique, et davantage encore l’acceptation du libéralisme des mœurs, déclinent. Mais le détour par les statistiques montre aussi de façon éclatante que le rôle du religieux est subordonné à celui de la culture nationale. Le pays de résidence est la variable la plus explicative, et c’est à l’aune de l’expérience historique singulière de chaque état qu’il faut lire les effets du spirituel, les différences entre confessions apparaissant pour leur part bien moindres. En d’autres mots, l’Europe contemporaine est infiniment plus structurée par le fait national que par le fait religieux, le second passant sous les fourches caudines du premier. S’il est possible de parler du fait religieux en général pour mettre en exergue des tendances lourdes, chaque confession n’en évolue pas moins de façon particulière du fait de ses spécificités propres ou de celles de ses territoires historiques. Le catholicisme, religion majoritaire et dominante, est touché au premier abord par les remises en cause induites par les mutations du croire et des communautés politiques. Le cas français est à cet égard particulièrement révélateur du fait de la prégnance du catholicisme sur l’histoire nationale, de ses accommodements tumultueux avec la modernité et de la vigueur de la laïcité qui s’est formulée à son encontre. Yves Deloye et Virginie Riva partent de l’hypothèse que le catholicisme français compose longtemps avec les transformations politiques sans réviser ses fondamentaux, en persistant à confondre piété, engagement politique et définition de l’identité nationale. Les pouvoirs temporels et spirituels restent imbriqués dans un refus de la sécularisation jusqu’à la fin du 19eme siècle. La laïcité, comprise comme sortie radicale de la religion, sera la seule solution possible pour s’extraire de ce mélange. En découle une exclusion de l’Eglise de l’espace public et une négation de son utilité sociale et politique. Il faudra attendre le 20eme siècle pour assister à l’apaisement des relations Eglise-Etat et à la conciliation sans fusion des appartenances. L’expérience de l’intégration européenne qui vient une nouvelle fois rebattre les cartes est à comprendre à la lumière de cette trajectoire historique. Les débats relatifs à la ratification du Traité de Maastricht, puis à la préparation de la charte des droits fondamentaux et du Traité constitutionnel européen offrent une structure d’opportunité inédite à la résurgence d’une rhétorique catholico-centrique. La mobilisation du référent religieux s’élargit progressivement de la droite extrême à des courants plus modérés. L’enjeu en est une réélaboration des principes constitutifs de l’identité nationale française en adéquation avec la superstructure européenne. Si la hiérarchie ecclésiastique reste sur une ligne modérée derrière les 19 revendications pontificales de prise en compte de l’héritage chrétien de l’Europe, les initiatives – principalement politiques, secondairement de la société civile – se multiplient pour redonner au catholicisme centralité et visibilité. Le religieux tire profit de la délibération européenne pour devenir matériau d’argumentation et de contestation. La France apparaît comme un terrain privilégié à la fois de l’opposition à la référence religieuse et de controverses pour sa promotion. Nonobstant les formes autorisées et tempérées qu’empruntent les échanges, c’est bien la définition essentialiste et la clôture d’une identité européenne qui se joue alors. Les avatars contemporains du catholicisme dans deux autres de ses berceaux historiques moins marqués par la conflictualité du politique et du religieux, l’Espagne et l’Italie, ne sont pas si différents. Xabier Itçaina met en exergue la dynamique permanente de négociation du clivage entre domaines public et privé qui constitue le ressort de la confrontation des prétentions du temporel et du spirituel à se réguler mutuellement. L’Eglise catholique intervient d’abord en politique sur des enjeux sectoriels qui mettent particulièrement en cause ses intérêts institutionnels. Cela concerne les politiques sociales comme l’enseignement de la religion à l’école, les lois sur le divorce, l’avortement, le mariage homosexuel ou la recherche bioéthique, le financement des cultes par l’impôt. En Espagne, le gouvernement Zapatero ravive des polémiques des premiers temps de la démocratisation post-franquiste qui entraîne une bipolarisation marquée, alors qu’en Italie, l’interventionnisme accru du clergé en politique suscite des heurts sans toutefois provoquer des réalignements très nets. Dans les deux pays, le positionnement de l’Eglise catholique est irréductible aux clivages partisans, car son discours sur les questions d’immigration contredit le scénario d’une alliance avec le camp conservateur. L’Eglise catholique entre aussi sur le terrain politique à partir d’enjeux territoriaux. L’institution religieuse est soumise à de fortes tensions internes et externes suite à la réarticulation de l’Etat et de la nation par en haut et par en bas. La charge identitaire du catholicisme fait que la parole des ecclésiastiques acquiert inévitablement un sens politique plus ou moins assumé dans la définition des allégeances nationales et infranationales. Les conflits de compétence ramènent aussi parfois les évêques sur le devant de la scène en tant que médiateurs entre centres et périphéries. L’intégration européenne rajoute une dimension supplémentaire à ces processus de recomposition. Le débat sur l’héritage chrétien de l’Europe a été très vif dans les deux pays, les droites espagnoles et italiennes en faisant un signe de ralliement et le monde catholique se mobilisant fortement. Le résultat escompté ne sera pas atteint du fait du silence du Traité constitutionnel sur la mémoire religieuse du continent. La 20 position réservée très critiquée de l’Eglise lors du référendum espagnol où le oui l’emporte largement illustre que l’arène européenne peut fournir aux acteurs catholiques une visibilité accrue, mais pas toujours à leur avantage. Finalement, l’évolution des rapports de l’Eglise catholique au politique en Espagne et en Italie montre, au-delà de ses fluctuations, sa capacité à accompagner le cours de la démocratisation sans renoncer à ses particularismes. Si elle s’oppose, c’est en jouant de certains registres de la délibération contre d’autres. L’institution religieuse adopte une position de bascule entre légitimation et délégitimation de la puissance publique, sans se laisser réduire à l’un ou l’autre pôle. Le protestantisme présente la particularité d’être lié étroitement à l’Europe des nations par sa symbiose avec la construction étatique. Il est donc, selon Jean-Paul Willaime, particulièrement questionné par l’unification européenne qui remet en cause les structures historiques d’appartenance et de pouvoir. La montée en puissance d’une autorité politique supranationale le met à l’épreuve davantage que le catholicisme, dans la mesure où il n’a pas d’autorité religieuse centrale pouvant s’en faire l’interlocuteur. Il constitue une confession à la fois mondialisée et vécue comme minoritaire en Europe, qui n’en connaît pas moins une dynamique de croissance portée par les phénomènes pentecôtistes et une prétention jamais démentie à l’exemplarité sociale. Le ralliement des protestantismes au processus d’intégration s’est fait progressivement, du fait de réticences persistances devant le spectre d’une « Europe vaticane ». Très tôt cependant, des contributions protestantes – diverses et pas toujours concordantes – ont alimenté le chantier communautaire sur le terrain politique et intellectuel. C’est que le protestantisme n’est pas dénué d’atout dans l’exploitation des opportunités offertes par la démocratie pluraliste. Sa familiarité et même sa connivence avec les Lumières et la sécularisation le rendent apte à jouer un rôle actif en se positionnant sur les enjeux éthiques des politiques contemporaines. Les acteurs protestants n’ont pas fait faute d’exploiter les dispositifs œcuméniques mis en place au niveau européen pour se faire entendre. A l’instar des autres religions, ils négocient en permanence les contraintes du pluralisme avec l’affirmation de leur particularisme. Ancré dans sa tradition de conjonction poussée avec les cadres socio-culturels et les dispositifs de pouvoir territorialisés au niveau national ou régional, le protestantisme promeut par ailleurs l’idée d’une Europe des régions d’inspiration fédérale, au risque de se voir capter par des conceptions ethniques du politique à la recherche d’homogénéité. Enfin, le protestantisme peut être victime de son succès même. Il a développé une alliance intime avec la modernité sécularisante pour délivrer la société de l’emprise cléricale et émanciper un individu responsable. Mais confronté à l’hypermodernité sécularisée, les nouvelles demandes adressées 21 au religieux lui siéent moins, lorsqu’il s’agit d’afficher sa différence de manière visible ou de fournir des ressources symboliques au pouvoir politique sans empiéter sur ses prérogatives. Pour s’être trop fondu dans le monde profane et solidarisé avec les puissances publiques, le protestantisme est peut-être moins armé que d’autres confessions pour raviver son particularisme dans le concert de la diversité pluraliste qu’est le jeu politique européen. A cet égard, la fresque historique et philosophique que Pierre Birnbaum brosse du positionnement des juifs par rapport à l’intégration européenne rappelle sur certains points la situation des protestants. Comme ces derniers, les juifs ont noué une relation étroite avec les Etats nationaux dont ils se sont fait les serviteurs fidèles. Cette alliance verticale dont les « Fous de la République » français représentent un exemple archétypal se disloque avec la relativisation et le dessaisissement de l’Etat par en haut et par en bas, sans qu’un Etat européen surgisse comme instance alternative d’identification et de protection. S’ensuit alors l’hypothèse d’un « nouveau Moyen Age européen » où triomphe le local. Les juifs, en tant que communauté sans souveraineté territoriale spécifique, se trouvent démunis dans ce nouvel agencement des pouvoirs. Ils ne sont pas non plus pourvus des meilleures ressources pour profiter à plein des opportunités offertes par une régulation politique promouvant les solidarités horizontales. L’éparpillement des centres de décision oblige en effet à la recherche de coalitions avec d’autres groupes sociaux dans une compétition pluraliste et bouscule une spécificité juive conservée traditionnellement de manière autonome en épousant directement la puissance publique. Le risque pour les juifs est de se voir assigné au communautarisme, perspective que beaucoup refusent comme une régression contredisant la lutte historique pour l’émancipation mais que certains, notamment à l’est de l’Europe, appellent de leurs vœux en se référant au modèle américain. La gouvernance à multi-niveaux ne permet cependant pour l’heure guère aux juifs, malgré leur longue histoire diasporique, de se faire entendre en tant que minorité réduite et diversifiée en termes de représentation d’intérêt à Bruxelles. A l’inverse, elle favorise la résurgence de forces et de discours antisémites qui se nourrissent des bouleversements identitaires et de la globalisation économique, même si les juifs partagent aujourd’hui le rôle de bouc émissaire avec d’autres groupes sociaux. Fondamentalement, c’est la centralité ou non de la question juive dans la construction de l’Europe qui est mise en question. Jürgen Habermas s’est fait l’apôtre de « l’après-Etat » pour conjurer le spectre de la Shoah, production d’une absolutisation du politique et du déchaînement des nationalismes. Auschwitz constitue dans cette perspective la source de la nécessaire citoyenneté cosmopolite, seule voie possible et souhaitable pour l’Allemagne et l’Europe. Sous la plume de Habermas, le règne de l’Etat s’oppose alors à la survie des juifs, 22 au contraire d’Arendt qui y voyait leur meilleure protection. Force est pourtant de constater en pratique que la solidarité cosmopolite basée sur la raison et le droit, condition de l’intégration horizontale des citoyens chère à Habermas, peine à se substituer à la loyauté étatique ancienne. Pour les juifs plus encore que pour les autres catégories de sujets politiques, les incertitudes perdurent dans l’attente d’un improbable Etat européen. L’orthodoxie est la dernière des grandes confessions historiques du vieux continent à se confronter avec les contraintes de l’intégration européenne. Les remises en cause que cela induit sont dans son cas encore accentuées, d’abord de devoir s’accommoder d’un seul coup du fonctionnalisme de l’acquis communautaire, ensuite par la sécularisation plus faible des sociétés où elle est dominante, enfin par sa longue mise sous l’éteignoir par le communisme qui en fait dans le même temps un refuge et un répertoire caché des identités nationales. Sur ces trois points, la Roumanie constitue un exemple particulièrement pertinent que Sinziana Carstocea développe en l’enrichissant de comparaisons avec d’autres pays orthodoxes. En Roumanie, l’Eglise orthodoxe apparaît comme la gardienne de la nation. Elle tire de cette mission historique une légitimité sociale encore non démentie et une capacité d’influence politique très importante, en s’imposant comme un partenaire incontournable de l’Etat. Les transformations profondes de la société roumaine lors du processus de démocratisation et, plus encore, sous l’effet des adaptations structurelles liées à l’adhésion au Conseil de l’Europe puis à l’Union européenne viennent cependant contredire le magistère de l’institution religieuse. Pouvoirs politiques et spirituels sont amenés à une recomposition générale de leurs rôles respectifs, qui passent par la redéfinition de leurs rapports mutuels et avec le monde extérieur. Le cas de la dépénalisation de l’homosexualité constitue à cet égard une illustration frappante. Condamnant sans réserve les pratiques homosexuelles comme contraires à la morale orthodoxe, et donc à l’appartenance nationale puisque la roumanité passe par l’orthodoxie, l’Eglise orthodoxe roumaine réussit à retarder le processus de libéralisation de la législation pendant quelques années mais ne peut finalement empêcher la réforme imposée par les normes européennes. Elle se trouve même conduite à reformuler sa position d’opposition sans l’abandonner, en tempérant sa dénonciation d’une aliénation à une Europe sans valeurs par l’aspiration au renouveau d’une Europe chrétienne à laquelle la Roumanie orthodoxe apporterait sa contribution. On mesure à travers cet exemple les fortes pressions que l’européanisation peut exercer sur les acteurs religieux pour les pousser à ajuster leur discours. On mesure également l’amoindrissement de la capacité d’influence de ces derniers sur la décision politique, en même temps que la profondeur de leur ancrage social qui incite à 23 la circonspection quand au temps que prendront les esprits et les mœurs pour suivre les changements juridiques. Reste l’Islam, très anciennement présent sur le sol européen mais qui s’y affirme pleinement au cours du vingtième siècle et qui focalise au début du vingt-et-unième une large part des conflits et des crispations entre politique et religieux. Sara Silvestri dépeint les dynamiques comparées de l’institutionnalisation de l’islam au niveau des Etats membres et de l’UE à travers notamment la création de conseils consultatifs. Elle montre en quoi l’entreprise s’apparente à une « domestication » de la religion musulmane pour conjurer les formes menaçantes qu’elle prend dans le reste du monde, et à une tentative de construire des instances représentatives susceptibles de porter les revendications des communautés concernées. Cette recherche d’un islam modéré et structuré bute cependant sur la résistance de la tradition religieuse à toute organisation et sur sa non-compatibilité supposée avec les principes de séparation des sphères publique et privée qui président au fonctionnement de la démocratie européenne. Les mécanismes d’institutionnalisation qui lui sont appliqués reproduisent les logiques nationales des relations entre pouvoirs spirituel et temporel de la matrice chrétienne en contredisant parfois les déterminants internes du monde musulman, relativisant la légitimité des élites ainsi intronisées. Les pratiques et dispositifs mis en place au niveau européen rencontrent les mêmes problèmes, accentués par les faibles compétences de l’UE dans ses relations avec les religions et l’investissement restreint des acteurs de l’islam à Bruxelles. En se focalisant moins sur les structures et davantage sur les représentations collectives, Françoise Lorcerie, Katrine Romhild-Benkaaba et Nikola Tietze développent une comparaison des modes de construction de l’islam comme enjeu politique et une étude du rôle de ce processus dans la légitimation des ordres politiques nationaux. Croisant des analyses des cas français, allemand et danois, elles montrent la diversité des déterminants à l’oeuvre qui dépasse largement les données inhérentes à une religion particulière. Leur hypothèse centrale est que, partout, l’Islam constitue une figure de « l’Autre » qui cristallise les peurs et sollicite une recomposition des identités nationales. L’essentiel se joue dans les émotions et les croyances qui sont le substrat collectif disponible dans lequel les acteurs politiques viennent puiser pour mettre en forme et hiérarchiser les problèmes publics selon les conditions dictées par les dispositifs institutionnels et discursifs dans lesquels ils évoluent. A partir d’une étude fouillée de chaque terrain national, les auteurs montrent comment la peur de l’islam fonctionne comme socle de justification des conservatismes nationalistes et offre une base potentielle à la définition d’une identité européenne à propension exclusive. L’islam 24 connaît dans chaque pays un traitement social à deux niveaux : en tant que foi, en fonction de l’appareil normatif en vigueur pour toutes les confessions ; en tant que contre-identification collective qui interpelle l’être national profond d’une façon plus ou moins perturbante. L’UE tendrait à accroître l’ostracisation de l’islam en focalisant le débat sur les sources religieuses de l’identité européenne et sur ses limites géographiques. L’arène décisive reste toutefois la nation. Les phénomènes d’islamophobie se transnationalisent parfois, comme dans le cas de la crise des caricatures ou de la question du voile, mais selon des dynamiques et des traductions spécifiques à chaque pays. Davantage que la conjoncture économique ou le modèle juridique, la variable la plus discriminante semble être la place de la religion dans le consensus national. Au Danemark, le luthérianisme comme religion d’Etat laisse peu de place à l’affirmation concurrentielle d’autres confessions comme référent identitaire. En France, ce sont toutes les religions qui sont mises à distance de la construction de l’identité nationale. Pour des raisons différentes, l’Islam est dans les deux cas difficile à intégrer dans le discours national. En Allemagne, où la pluralité religieuse a été constitutive de l’énonciation du « nous », le problème est moindre. Ces données structurelles ne déterminent pas les conditions matérielles d’intégration des populations musulmanes et restent soumises à d’autres éléments, comme la fluctuation de l’extrême droite dans les urnes dont le succès radicalise les positions des autres partis. Elles soulignent simplement les désarticulations contrastées des identités nationales, communes à l’ensemble de l’Europe mais singulières dans leurs modalités. Le rejet de l’islam n’apparaît dès lors que comme un point de cristallisation parmi d’autres de ce processus tumultueux, relativisant le poids intrinsèque du religieux et soulignant sa subordination au politique. Après avoir brossé un état des lieux général des religions en Europe et avoir dressé un inventaire de la situation particulière des grandes confessions, il convient d’examiner la façon dont ces religions rencontrent l’intégration européenne et composent avec ses principes et ses structures. Les deux dernières contributions constituent deux tentatives en miroir, différentes dans leur cheminement mais finalement convergentes sur de nombreux points, de répondre à la question centrale de l’ouvrage : ce que les religions révèlent de l’émergence et du fonctionnement d’un potentiel espace public européen. Bérengère Massignon explore la notion d’espace public européen à l’aide de deux concepts empruntés aux politiques publiques : celui de forum, restreint, consensuel et technique, et celui d’arène, publique, élargie, concurrentielle et politique. Elle analyse en détail les forums où se déploient les relations Commission-religions et les arènes où les Eglises et mouvements 25 laïques entrent en compétition pour peser sur l’élaboration de la norme européenne et sur les débats relatifs à l’identité européenne. Elle montre comment ces deux logiques peinent à s’articuler, ce qui restreint la possible contribution des religions et humanismes à un espace public européen. Les espaces de concertation ouverts par la Commission sont utilisés comme des lieux d’information lors des grands débats institutionnels, mais ils restent à ce titre peu connus, et les tentatives d’élargir leur public menacent leur cohérence et leur efficacité. François Foret et Philip Schlesinger reprennent les catégories de l’espace public tel que conçu notamment par Habermas pour en estimer empiriquement la pertinence. Ils montrent dans un premier temps le renforcement des dispositifs et des pratiques qui constituent le religieux en sphère publique européenne sectorielle. Cette évolution se limite toutefois à un élargissement des cercles de la délibération sans qu’il soit véritablement possible de diagnostiquer une modification de l’économie de la décision. Les clivages nationaux et confessionnels demeurent prédominants. Dans un second temps, les auteurs retracent la manière dont le religieux s’inscrit dans une sphère publique européenne générale et vient en questionner les principes de régulation. Le niveau européen offre aux Eglises un terrain privilégié de reconversion de leurs ressources traditionnelles en expertise éthique et mémorielle. Ce travail d’adaptation des registres et des positions des acteurs religieux rencontre cependant de fortes résistances. Les conflits qui se nouent alors rappellent ceux qui ont divisé, mais aussi constitué, les communautés nationales. Ils ne prennent cependant pas la forme de luttes d’institution, Eglises et Etats (y compris les institutions européennes) étant aujourd’hui largement solidaires dans leur quête de légitimité, mais traversent plutôt la société civile. Au final, la recomposition généralisée des rôles, des discours et des stratégies offre davantage l’image d’un ordre en déshérence que d’une gouvernance autonome et équilibrée. 26 L’Europe entre sécularisation et reconversion des ressources religieuses 27 Les reconfigurations ultramodernes du religieux en Europe Jean-Paul Willaime (Groupe Sociétés, Religions, Laïcités, Unité Mixte de Recherches EPHECNRS) Si les appartenances et les pratiques religieuses des Européens ont incontestablement décliné des années 1950 à nos jours, si les institutions religieuses – au premier rang desquelles les Eglises chrétiennes – ont perdu une grande partie de leur pouvoir sur la société et sur les fidèles mêmes qu’elles prétendent encadrer, la religion est-elle pour autant devenue un phénomène individuel et privé qui n’intéresserait plus la vie collective, en particulier la vie politique ? L’actualité montre le contraire et le paradoxe, en Europe, est que, malgré une incontestable sécularisation des populations et des institutions, la religion est revenue en force dans le débat social et se trouve au cœur de préoccupations publiques tant dans les sociétés nationales qu’à l’échelle de la construction européenne elle-même. Cette dernière, aussi bien comme projet politique original impliquant une souveraineté supranationale que comme simple dynamique d’intensification des échanges entre des sociétés nationales ayant, chacune pour leur part, réglé d’une certaine façon les relations Etat-religions, ne peut pas ne pas rencontrer la question du religieux et cette question est incontestablement un analyseur pertinent de la construction européenne. L’analyse des mutations du religieux nous en apprend en réalité beaucoup sur les mutations du politique tant il est vrai que, dans la nécessité où elle se trouve de régler ses rapports au religieux, toute souveraineté politique dit quelque chose d’elle-même en délimitant le statut et la place du religieux dans la société qu’elle administre. Autrement dit, régler d’une façon ou d’une autre ses rapports au religieux – y compris, bien entendu, dans les manières mêmes dont on sépare le politique du religieux – traduit toujours une certaine conception du politique. Si le processus d’autonomisation du politique par rapport au religieux est une conquête importante des sociétés démocratiques, cela ne signifie aucunement la fin des relations entre ces deux pouvoirs. Si le politique questionne les prétentions du religieux à vouloir régenter les consciences et les comportements, si le politique désamorce toute velléité religieuse de vouloir réaliser un quelconque royaume de dieu sur terre, le religieux, de son côté, questionne aussi le politique dans ses prétentions similaires de dominer les esprits et dans ses velléités similaires de vouloir réaliser la cité idéale. C’est bien parce que le politique et le religieux, en réglant et ajustant sans cesse leurs rapports (y compris dans le 28 conflit), se délimitent réciproquement, que la question du religieux est une question politique et que l’analyse des mutations du religieux peut aussi être une contribution utile à l’analyse des mutations du politique. En considérant tout d’abord les différents aspects d’un retour du religieux comme problème politique et comme sujet médiatique, nous dirons, de façon synthétique, ce qu’il en est de l’état religieux de l’Europe et des relations Etat-religions que l’on y observe. Ce qui nous permettra d’expliciter la thèse que nous soutenons, à savoir que nous sommes entrés dans une nouvelle ère, que nous qualifions d’ultramoderne, de configuration religieuse, une nouvelle ère qui interroge centralement l’espace public des sociétés européennes. I. Le retour du religieux comme problème politique et comme sujet médiatique S’il est contestable de parler de « retour du religieux », comme si celui-ci avait un temps disparu, il est par contre tout à fait justifié de parler d’un retour du religieux comme problème politique et comme sujet médiatique. A. Le religieux comme problème politique Alors qu’on croyait définitivement acquise la séparation du politique et du religieux, l’opinion publique européenne est interrogée par le spectacle d’un monde où le religieux se trouve mêlé de près à la politique avec des régimes qui revendiquent directement une légitimité religieuse ou des mouvements religieux qui interviennent directement dans le domaine politique. En Europe même, les discussions et controverses sur la question de savoir s’il était opportun et légitime de mentionner, dans les Préambules de la Charte des droits fondamentaux et du Traité constitutionnel, les héritages religieux de l’Europe ou de faire spécialement référence à son héritage chrétien, ont réactivé, comme le débat et les polémiques sur l’éventuelle intégration de la Turquie, la question des rapports au religieux1. L’histoire retiendra également que le centenaire de la laïcité en France (1905-2005) est intervenu dans une période où la République française aura éprouvé le besoin de signifier, par le vote de deux lois, des limites au religieux : la loi de 2001 sur les dérives sectaires et celle de 2004 interdisant le port par les élèves de signes religieux ostensibles à l’école publique (une loi 1 J.-P. Willaime, Europe et religions. Les enjeux du XXIe siècle, Paris, Fayard, 2004. 29 visant particulièrement le foulard musulman). La question des dérives sectaires et de l’allégeance trop forte et exclusive qui lierait une personne à un groupe religieux, la question de l’islam et de la visibilisation d’identifications religieuses dans l’espace public, voilà deux questions, qui ont reçu des réponses différentes en Europe, où l’exercice de la souveraineté politique rencontre le religieux. Partout en Europe, les gestions nationales du religieux se trouvent interrogées par des expressions religieuses transnationales et les souverainetés politiques sont mises au défi d’intégrer une pluralisation religieuse accrue, non seulement avec l’islam, mais aussi avec des expressions religieuses très diverses et venant pour la plupart d’autres continents (Afrique, Amérique latine, Asie). L’Europe cherche aussi bien à se situer dans la mondialisation économique que dans la mondialisation symbolique. Dans ce contexte, c’est bien l’identité de l’Europe qui est en jeu. L’Europe n’a pas le choix : n’ayant pas de frontières géographiques incontestables, ayant une histoire l’ayant mise en rapports aussi bien avec toutes les rives de la Méditerranée qu’avec celles du Nouveau Monde (entre autres), c’est bien autour d’un projet politique et d’une identité particulière que l’Europe peut s’affirmer dans l’espace de la mondialisation. Cela soulève forcément la délicate question des dimensions culturelles de sa souveraineté politique. Dire « nous les Européens », c’est forcément désigner des « autres » et la question de la religion fait inévitablement partie de ce questionnement identitaire de l’Europe comme l’ont très bien vu Philip Schlesinger et François Foret1. B. Le religieux comme question anthropologique Alors que, par ailleurs, l’on croyait être sorti de l’opposition traditionnelle de la science et de la religion, voilà que l’on assiste à une réactivation du débat religion/science, non seulement à travers les controverses sur les origines du monde et les tentatives de justification scientifique des thèses créationnistes (théories du Intelligent Design), mais aussi avec les interrogations mêmes sur les limites de la science et ses applications. La science et la technique, comme la croissance, sont questionnées : biotechnologies, risque écologique, raréfaction de l’énergie, développement durable… Bref, le traditionnel partage de la raison et de la croyance n’est plus aussi assuré et les politiques publiques sont confrontées à des expertises contradictoires. Le religieux revient comme question anthropologique, à travers les débats autour du mariage gay, de la question du genre, de la filiation, du début et de la fin de 1 Ph. Schlesinger et Fr. Foret, « Political Roof and Sacred Canopy ? Religion and the EU Constitution”, European Journal of Social Theory, 9 (1), 2006, p. 59-61. Cf. également, J-P. Willaime, “Identité civilisationnelle de l’Europe et religions”, in V. Aucante, L’Europe et le fait religieux. Sources, patrimoines, valeurs, Paris, Parole et Silence, 2004, p. 87-113. 30 vie. Les parlements nationaux sont de plus en plus amenés à trancher des questions mettant en jeu des options anthropologiques fondamentales. Face aux évolutions des rapports sociaux homme/femmes et parents/enfants, comme face aux avancées des biotechnologies, ce n’est plus dieu que les parlementaires seraient éventuellement invités à voter en assemblée, mais l’homme (la conception de l’humanité de l’homme). C. Le religieux comme problème d’allégeance Le religieux revient également au devant de la scène avec les interrogations que suscitent les engagements religieux radicaux, surtout s’ils émanent de groupes peu connus ou étrangers et de groupes religieux controversés. Ce sont les inquiétudes contre les dérives sectaires. Les engagements religieux forts questionnent la hiérarchie des allégeances et ses conséquences, notamment dans le domaine de l’éducation. Face aux stratégies d’enfouissement des Eglises dans la modernité séculière, on avait peut-être oublié que le religieux, quelle que soit la tradition concernée, introduit forcément une distance plus ou moins grande et critique par rapport aux réalités du moment, une distance qui peut aller jusqu’à des non-conformismes radicaux. Les pouvoirs publics peuvent dès lors avoir la propension de n’accepter qu’un religieux raisonnable incarnant une différence intérieure, presque invisible, en tout cas non ostensible. C’est le religieusement correct. D. Le religieux comme question culturelle Comme question culturelle, le religieux revient à travers les défis et problèmes que pose l’inculture religieuse : il y a une perte de familiarité des populations européennes avec l’univers religieux de leurs propres sociétés et, pour un nombre croissant de personnes, une église devient aussi étrange qu’une pagode. Tout un pan des cultures européennes deviendrait ainsi indéchiffrable. A trop privatiser le religieux, on a peut-être oublié qu’historiquement et sociologiquement, les religions sont des grands segments civilisationnels ayant structuré temps et espaces, ayant fourni une anthropologie encore fortement présente, même sous forme sécularisée. La réduction individuelle et privée du religieux trouve ici ses limites et partout en Europe, l’école publique s’interroge sur sa mission et ses devoirs en matière d’enseignement relatif aux religions1. 1 Cf. J-P. Willaime (dir.) (avec la collaboration de S. Mathieu), Des maîtres et des dieux. Ecoles et religions en Europe, Paris, Belin, 2005 ; R. Jackson, S. Miedema, W. Weisse, J.-P. Willaime (eds.), Religion and Education in Europe. Developments, Contexts and Debates, Münster/New-York/München/Berlin, Waxmann, 2007. 31 E. Le religieux comme question sensible Le religieux revient aussi comme phénomène sensible avec les polémiques autour des caricatures de Mahomet et des débats autour de la notion de blasphème, comme s’il fallait à nouveau ajuster l’équilibre entre liberté d’expression et liberté religieuse. Les juges ont de plus en plus d’affaires à traiter où des dimensions religieuses sont impliquées. Que ce soit à travers la plainte de croyants s’estimant offensés par une publicité ou à travers le réveil de la passion antireligieuse, le religieux, en ce début du XXIe siècle, ne laisse pas insensible. F. Le religieux au défi de la pluralité des visions de l’homme et du monde La religion est confrontée au défi interreligieux et œcuménique à travers la promotion des dialogues et rencontres et la prise en compte, par chaque religion, de la pluralité des options religieuses et les tensions que cela engendre avec les logiques prosélytes qui affichent haut et fort la supériorité d’une religion donnée. Il n’y a plus de Yalta spirituel qui tienne, même s’il y a une géographie religieuse. La mondialisation religieuse se rencontre au plan local, notamment dans les grandes capitales européennes. Cela se traduit par toutes sortes de publications pour connaître et comprendre les différentes religions, des tables rondes et des rencontres interreligieuses organisées aussi bien par les municipalités que par les institutions européennes. G. Le religieux comme phénomène médiatique Le religieux revient comme événement médiatique, à travers la mort d’un pape ou l’élection d’un nouveau, des grands rassemblements tels les JMJ, les Tziganes évangéliques, etc. L’invisibilisation du religieux et son individualisation nourrissent la propension à se rassembler pour se montrer et pour éprouver le sentiment que l’on n’est pas seul dans son choix. L’importance des recherches spirituelles sur Internet et le succès mondial de certains ouvrages magico-religieux, comme de l’athéisme populiste (Michel Onfray en France), rappellent que la démagogie et la communication de masse se sont emparées du religieux et de ses critiques. Les questions religieuses et spirituelles reviennent souvent dans les médias et le nombre de magazines consacrés à ce domaine a augmenté. Le religieux est redevenu un sujet très médiatique d’autant plus rentable que c’est souvent le religieux comme problème ou comme événement (fanatisme, rassemblements, personnalités charismatiques, etc.) qui retient l’attention des médias. 32 Face à une telle situation, un premier réflexe de sociologue est d’y voir un symptôme, l’aspect le plus visible d’un phénomène social qui bouge, qui est en profonde reconfiguration. En réalité, ce sont toutes les frontières et délimitations qui bougent : frontières entre le politique et le religieux, le public et le privé, l’individuel et le collectif, les aires civilisationnelles, la raison et la croyance, les rationalités et les convictions. Un certain ordonnancement se défait et quelque chose d’autre apparaît. Dans ce remue-ménage tant politique que symbolique, c’est le religieux comme question qui revient à coup sûr. II. Les reconfigurations du religieux en Europe A. Les attitudes religieuses individuelles Concluant son analyse basée sur les trois enquêtes européennes sur les valeurs de 1981, 1990 et 1999, Yves Lambert identifie trois tendances principales dans les attitudes des Européens en matière religieuse : « une poursuite de la sortie de la religion, un ressaisissement interne chez les chrétiens et le développement d’une religiosité sans appartenance. Là où elle se manifeste, la remontée religieuse provient de ce ressaisissement chrétien et de ce croire sans appartenance. Ces trois tendances se manifestent dans tous les pays mais selon des proportions différentes et sans que l’on soit encore en mesure d’expliquer les causes des différences entre pays »1. La croissance du nombre de personnes, notamment chez les jeunes adultes, s’identifiant comme « sans religion », le développement d’une religiosité sans appartenance (le fameux believing without belonging chère à la sociologue britannique Grace Davie) et une certaine réaffirmation des identités religieuses, chrétiennes et non chrétiennes, sont en effet les trois principales caractéristiques du paysage religieux de l’Europe contemporaine. La désaffiliation des Européens par rapport au religieux institutionnel est particulièrement frappante, même si la majorité des Européens continue à s’identifier à l’une ou l’autre des Eglises chrétiennes. L’affaiblissement notoire de l’affiliation et de la pratique religieuses des Européens a suscité la question de savoir si, à l’échelle mondiale, l’Europe ne constituait pas une exception dans son rapport au religieux2 (alors 1 Y. Lambert, « Des changements dans l’évolution religieuse de l’Europe et de la Russie », Revue Française de Sociologie, 45/2, 2004, p. 319. 2 C’est notamment la thèse de Grace Davie. Cf. Gr. Davie, Europe: The Exceptional Case. Parameters of Faith in the Modern World, London, Darton, Longman and Todd Ltd., 2002. 33 qu’auparavant l’on s’interrogeait plutôt sur l’exception états-unienne comme exemple d’un pays resté religieux bien qu’hypermoderne)1. Dans Le pélerin et le converti2, Danièle Hervieu-Léger a particulièrement souligné la mutation contemporaine des formes de la religiosité et la dissémination des phénomènes de croyance qui nous éloignent de la figure classique du « paroissien » : « Contrairement à ce que l’on nous dit, écrit-elle, ce n’est donc pas l’indifférence croyante qui caractérise nos sociétés. C’est le fait que cette croyance échappe très largement au contrôle des grandes églises et des institutions religieuses »3. Les évolutions des attitudes religieuses des Européens, ce ne sont pas seulement en effet des données quantitatives relatives aux appartenances et aux pratiques – données qui permettent de bien mesurer la baisse de la religiosité institutionnelle –, ce sont aussi des éléments qui permettent de mesurer des changements importants dans la façon d’être religieux. Ainsi, les enquêtes attestent-elles de l’intégration du pluralisme dans la façon même de se rapporter à une vérité religieuse : « en France, rappelle Yves Lambert, le taux de ceux qui pensent qu’il existe une seule vraie religion est tombé de près de 50 % en 1952 (Ifop-Réalités) à 15 % en 1981 et à 6 % en 1998 »4. Certaines croyances, comme celles en l’après-mort, ont tendance à remonter chez les Européens, en particulier chez les jeunes. Quant aux personnes qui se déclarent « sansreligion », il est maintenant nécessaire de distinguer entre les « sans-religion croyants » et les « sans-religion incroyants », le fait de se déclarer « sans religion » ne signifiant pas absence de croyances et d’intérêts pour le spirituel. Les personnes qui s’identifient comme religieuses sont moins nettement croyantes qu’auparavant tandis que les personnes qui s’identifient comme « sans religion » sont moins athées qu’auparavant. Bref, les frontières entre les nonreligieux et les religieux tendent quelque peu à s’estomper, ces derniers se sécularisent tandis que les premiers se spiritualisent. Les enseignements que l’on peut tirer des enquêtes tant quantitatives que qualitatives sur les attitudes des Européens en matière religieuse sont en tout cas loin de pouvoir se réduire à un schéma d’évidement de la religion. 1 Sur les débats concernant la sécularisation en sociologie des religions, cf. notre étude : J-P. Willaime, « La sécularisation : une exception européenne ? Retour sur un concept et sa discussion en sociologie des religions », in Revue Française de Sociologie, v. 47 n°4, 2006, p. 755-784. 2 D. Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999. 3 Ibid., p. 42. 4 Y. Lambert, op. cit., p. 335. 34 B. Le religieux pris entre des logiques d’individualisation et des logiques de mondialisation Globalement, l’on peut dire que le religieux en Europe est aujourd’hui pris entre une logique d’individualisation d’un côté, une logique de mondialisation de l’autre. Une logique d’individualisation qui se traduit par une sorte de do it yourself incitant les uns à renoncer à toute démarche religieuse, les autres à expérimenter d’autres religions ou d’autres façons de vivre la leur. Une logique de mondialisation ouvrant la perception du religieux au vent du large et rendant plus proche des religions réputées lointaines. C’est la fin relative de la frontièrisation politique (liens du religieux et d’une souveraineté politique, le système cujus regio cujus religio) et de la frontièrisation socio-culturelle (liens privilégiés d’un milieu social avec une religion particulière) des mondes religieux. Les espaces politiques et sociaux sont de moins en moins assignables à une religion donnée. C’est le temps des rencontres et des heurts entre les différentes expressions religieuses de l’humanité, rencontres qui nourrissent aussi bien des dialogues fraternels et de haute tenue spirituelle que des peurs, des stéréotypes et des antagonismes. Au niveau de la perception du religieux, c’est en tout cas la fin d’un certain exclusivisme et un réaménagement du rapport à la vérité religieuse dans un contexte pluraliste. Moins intégrés institutionnellement et culturellement dans un monde religieux donné, les Européens refusent le menu religieux que proposent les Eglises au profit d’un religieux à la carte où chacun, puisant ici ou là, compose l’univers religieux qui lui convient. Moins stables dans leurs appartenances et leurs croyances, nos contemporains se sentent libres de pratiquer une sorte de zapping parmi les offres religieuses ou para-religieuses qui leur sont accessibles. Cette dérégulation institutionnelle génère une situation d’anomie caractérisée par une dispersion sociale et culturelle du religieux, tout particulièrement du religieux chrétien. Autrement dit, le religieux contemporain est beaucoup moins structuré socialement et culturellement. Pris entre la mondialisation et l’individualisation, ces pays symboliques que sont les religions voient leurs frontières érodées et devenir floues : l’identité religieuse des individus est beaucoup plus incertaine et flottante. Nous sommes à l’heure des syncrétismes, du mélange des traditions : les frontières symboliques sont devenues très poreuses et les individus sont exposés à toute sorte d’offres. Les identités religieuses héritées sont fragilisées au profit des identités par choix. C. L’anomie religieuse comme problème civilisationnel et politique Faut-il, d’un point de vue sociologique, considérer qu’il s’agit là d’une mutation socioculturelle mineure, simple étape supplémentaire et logique de la sécularisation et de la pluralisation croissante du paysage religieux ? L’erreur serait de penser qu’il s’agit seulement 35 de la perte d’influence des Eglises, mesurée à l’aune d’une baisse des croyances et pratiques religieuses traditionnelles. Cette face émergée de l’iceberg ne doit pas faire oublier qu’il s’agit aussi d’une rupture avec un socle civilisationnel qui a profondément marqué l’histoire, la culture, l’anthropologie et la politique des pays d’Europe, y compris à travers les guerres de religion et les fanatismes (antisémitisme, croisades, inquisition, etc.) qu’il a produits. D’un point de vue socio-anthropologique, les religions sont des systèmes symboliques à travers lesquels les hommes et les femmes expriment leur condition humaine et disent le sens de leur vie, de leur solidarité, de leur mort, de leur rapport au passé et à l’avenir, de leur rapport aux autres, au temps et à l’espace, du sens qu’ils donnent au bonheur et au malheur. On ne mesure sans doute pas encore toutes les conséquences culturelles, sociales et politiques de cette profonde mutation des populations européennes. L’exemple et le contact avec d’autres religions, à commencer par l’islam et même si ce n’est pas la première rencontre entre l’Europe et l’islam (l’islam fait partie des héritages religieux de l’Europe), viennent rappeler que les religions sont des infrastructures socio-culturelles profondément structurantes des modes d’êtres des individus quel que soit leur degré de pratiques et d’adhésions aux rites et aux dogmes. C’est ainsi que, même sous des formes sécularisées, les pays d’Europe restent particulièrement marqués par l’infrastructure culturelle du christianisme dans la variété de ses expressions confessionnelles (dans la structuration de leur calendrier, de l’espace de leurs villes et campagnes). Les conséquences de l’anomie religieuse et de la dissémination culturelle du christianisme ne relèvent pas seulement de l’ordre de la culture et de l’éducation scolaire. De façon extrêmement fouillée et intéressante, Guy Michelat a montré que les catholiques les plus intégrés – c’est-à-dire les pratiquants hebdomadaires – sont, avec les athées, les catégories de Français qui sont les moins réceptifs aux croyances parallèles (croyances à l’astrologie, au paranormal, à la sorcellerie, aux extraterrestres, etc.)1. Pourquoi ? Parce que ces deux catégories de Français sont intégrées dans un système cohérent leur fournissant un cadre d’appréhension du monde. C’est leur intégration dans un monde symbolique cohérent, respectivement ici celui du rationalisme scientifique et de la religion catholique, qui les « protège » de la croyance au paranormal. La déculturation chrétienne et la dissémination des références religieuses au gré des expériences des uns et des autres peut aussi entraîner un retour à des formes diverses de religiosité par rapport auxquelles des traditions religieuses comme le judaïsme, le christianisme et l’islam qui ont été de grands vecteurs civilisationnels 1 G. Michelat, « L’essor des croyances parallèles », in Futuribles N°260, janvier 2001, p. 69-70. 36 peuvent apparaître comme des ensembles culturels structurants et porteurs de rationalité. Après le 21 avril 2002 ayant amené le Front National de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour des élections présidentielles, certains se sont demandés si l’effondrement des deux grandes structures d’encadrement symbolique de la population française qu’étaient l’Eglise catholique et le Parti communiste n’était pas pour quelque chose dans cette anomie électorale dangereuse pour la démocratie. Sans pouvoir ici entrer dans l’analyse des liens qui existent entre la crise du politique institué et la crise du religieux institué, on se contentera de rappeler que les religions sont aussi des ressources non négligeables d’éveilleurs de solidarité et de mobilisations et que l’affaiblissement socio-culturel des traditions religieuses peut aussi avoir quelques incidences pour la vie démocratique elle-même, notamment pour ce qui concerne l’éducation aux valeurs démocratiques et le souci des responsabilités civiques. Il est intéressant d’observer qu’en 2002 tant les autorités catholiques que les autorités protestantes se sont exprimées pour, face aux dangers de l’extrême-droite, « réhabiliter le politique » et sensibiliser les Français à la nécessité d’exercer leurs responsabilités civiques. D. Des relations Religions-Etat-société différenciées en Europe : l’exemple de l’Allemagne et de la France D’une société à l’autre, les délimitations respectives du politique et du religieux varient. Ainsi, comparant deux sociétés européennes portant proches comme l’Allemagne et la France1, avons-nous constaté que leurs approches des relations entre le politique et le religieux étaient fort différentes : si toutes deux revendiquent l’autonomie respective du politique et du religieux, elles ne la comprennent pas de la même façon, les Eglises étant Outre-Rhin associées positivement aux pouvoirs publics pour l’accomplissement d’activités d’intérêt général, tout particulièrement dans les domaines éducatifs et sociaux. Les divergences de vues entre la France et l’Allemagne sur la place et le rôle des religions ne sont pas étonnantes si l’on considère les différences profondes dans les relations que, dans leur culture et leur construction politique, les deux pays ont entretenues avec la religion. Pierre Bouretz note à juste titre que les manières différentes dont la France et l’Allemagne ont incarné l’individualisme « trouvent leur soubassement dans des relations opposées à l’héritage religieux : le projet d’un arrachement à son emprise, confondue avec les prétentions spirituelles et politiques de l’Eglise catholique, d’un côté ; le sentiment d’une sécularisation 1 J.-P. Willaime, « Les modèles français et allemand de relations Eglises-Etat au défi de l’Europe », 2007, sous presse. 37 de la foi dans une culture de l’intériorité préparée par le protestantisme de l’autre »1. Dès lors, souligne Pierre Bouretz, « former les individus à la citoyenneté républicaine et les libérer de l’emprise des idées religieuses, voilà deux caractéristiques du projet universitaire de la France moderne qui l’opposent à celui de l’Allemagne et permettent d’éclairer en retour quelques éléments de la culture puis de l’histoire propres à cette dernière »2. Si, à partir de ce soubassement fondamental, on prête également attention aux interférences entre politique et religion propres à chaque pays, l’on comprendra mieux la profondeur de la divergence de vue franco-allemande en matière de place et rôle du religieux en Europe. Sur la façon de concevoir les relations Eglises-Etat, il est frappant de constater que le protestant Helmut Schmidt, Chancelier SPD de la République Fédérale de 1974 à 1982 et le catholique Helmut Kohl, Chancelier CDU de 1982 à 1998, ne différaient pas fondamentalement3. Tous deux développaient une conception reposant sur une autolimitation du politique et laissant une place à la mission publique des Eglises. Au fondement d’une telle philosophie politique, il y a la conviction que l’Etat est impuissant à définir les options fondamentales de sens et que l’homme n’est pas sa propre mesure. L’Etat séculier et libéral, selon la thèse de Ernst-Wolfgang Böckenförde4, vit de présuppositions qu’il ne peut pas garantir lui-même. De là, tout en restant dans le cadre d’une séparation Eglises/Etat, une approche positive d’un partenariat avec les Eglises se traduisant par une reconnaissance politique du rôle public de celles-ci. En Allemagne, ce sont les évolutions culturelles et religieuses de la population plus que des options partisanes idéologisées qui viennent bousculer le dispositif des relations Eglises-Etat. Même s’il y a des évolutions, non seulement suite à la réunification5, mais surtout en raison des mutations dans les comportements religieux des individus, les Eglises restent, en Allemagne, des institutions socialement et politiquement importantes bien qu’affaiblies démographiquement et financièrement. Les responsables politiques semblent jusqu’ici vouloir faire perdurer le partenariat Eglises/Etat et 1 P. Bouretz, « La démocratie française au risque du monde », in M. Sadoun (dir.), La démocratie en France, Paris, Gallimard, 2000, p. 69. 2 Ibid., p. 67. 3 Nous nous référons ici à une analyse faite dans l’une de nos conférences à l’E.P.H.E. à partir de deux textes : Helmut Kohl, « Eglise et Etat en République fédérale d’Allemagne », in Conscience et Liberté N°27, 1984, p. 10-15 ; H. Schmidt, Un chrétien face aux choix politiques, Paris, le Centurion, 1980. 4 E-W. Böckenförde, « Die Entstehung des Staates als Vorgang der Säkularisation », in Säkularisierung (HeinzHorst Schrey Herausgeber), Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1981. Plus récemment, cf. E-W. Böckenförde, Staat, Nation, Europa: Studien zur Staatslehre, Verfassungstheorie und Rechtsphilosophie, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1999. 5 Cf. J-P. Willaime, « La réunification de l’Allemagne et ses incidences religieuses », in F. Randaxhe et V. Zuber (dir.), Laïcités-Démocraties. Des relations ambiguës Turnhout, Brepols, 2003, p. 31-45. 38 le défendre dans le cadre de l’Union Européenne1. Il y a là tout le poids historique d’une construction de l’Etat et d’un mode de démocratisation qui, loin de se faire contre l’emprise du christianisme comme en France, se sont plutôt effectués par assimilation de celui-ci. Il n’est dès lors pas étonnant de constater que, dans la façon de considérer la place et le rôle des religions dans l’Europe en train de se construire, les réactions allemandes et françaises soient assez différentes. E. La laïcité européenne : une laïcité de reconnaissance Dans les différents pays d’Europe, y compris ceux qui ont rejoint l’Union Européenne en 2004 et en 2007, prévaut une laïcité de reconnaissance du religieux, c’est-à-dire une laïcité qui, tout en respectant l’autonomie respective de l’Etat et des religions et en veillant à garantir les principes fondamentaux de liberté et de non-discrimination qu’elle implique, reconnaît les apports sociaux, éducatifs et civiques des religions et les intègre de ce fait dans la sphère publique2. A l’échelle de l’Europe, laïcité ne signifie pas obligatoirement absence de coopération entre instances publiques et religions, la majorité des pays d’Europe ayant mis en place divers systèmes de reconnaissance des cultes les associant à un certain nombre de missions d’intérêt public. Même si des courants anticléricaux existent dans différents pays, même si des formes militantes de laïcité se rencontrent également (comme en Belgique), reste que, globalement, la différence la plus sensible avec la France est sans aucun doute l’absence dans de nombreux pays de prévention particulière face au religieux en tant que tel. Un autre aspect de ces laïcités européennes, c’est le fait qu’elles ne se posent pas forcément en opposition à la religion, mais qu’elles se déploient en quelque sorte de l’intérieur même des identités religieuses. C’est particulièrement le cas des pays qui ont été influencés par le protestantisme, exemple classique d’une sécularisation interne du christianisme induisant des évolutions parallèles de la société et de la religion, avec des conflits, mais sans chocs frontaux entre les sphères religieuses et séculières. Mais c’est aussi 1 On note à ce sujet une forte mobilisation allemande à l’échelle européenne. Cf. Service Central de l’Eglise Evangélique en Allemagne / Secrétariat de la Conférence épiscopale allemande, Les relations entre l’Etat et l’Eglise au regard de l’Union européenne. Observations communes sur la question du processus d’unification européenne, Hannover/Bonn, 1995. 2 Dans notre étude intitulée « 1905 et la pratique d’une laïcité de reconnaissance sociale des religions » (Archives de Sciences Sociales des Religions 50e année, N°129, janvier-mars 2005, p. 67-82) nous soutenons la thèse que même dans le régime français de séparation Eglises-Etat qui « ne reconnaît aucun culte », il y a une pratique de laïcité de reconnaissance du religieux. Cf. également notre contribution « Cultures, religions, laïcités. Divergences et convergences des modèles nationaux », in A. Bergounioux, P. Cauchy, J-Fr. Sirinelli et L. Wirth (dir.), “Faire” des Européens ? L’Europe dans l’enseignement de l’histoire, de la géographie et de l’éducation civique, Paris, Delagrave, 2006, p. 69-82. 39 le cas d’autres pays qui accompagnent la sécularisation en tant que perte de pouvoir englobant des religions sur la société et les individus tout en ne développant pas une politique visant à réduire la place et le rôle social des religions et à les cantonner strictement dans la sphère privée. Au contraire, il est frappant de constater que, dans nombre de sociétés européennes, la religion n’est pas considérée comme un repoussoir contre lequel doit se fortifier l’autonomie de l’Etat et de la société, mais comme un vecteur de formation et d’épanouissement des individus concourant utilement à l’éducation des jeunes et à l’apprentissage de leur future responsabilité de citoyens. Les cultures religieuses sont dans ce cas considérées comme des adjuvants culturels utiles de formation des personnes dans des démocraties pluralistes. Plus largement, nombre de pays s’interrogent pratiquement sur l’utilité sociale de la religion et développent, de façon plus ou moins explicites, des politiques publiques visant à intégrer celle-ci dans la gouvernance globale de la société, y compris en matière d’éducation scolaire. C’est que les religions sont des ressources symboliques que la gouverne politique peut difficilement ignorer et qu’elle cherche bien souvent à instrumentaliser. L’intégration européenne renforce la juridicisation de la laïcité et son inscription dans le registre des droits de l’homme et des principes fondamentaux des démocraties libérales et pluralistes, quels que soient leur régime des cultes et leurs particularités religieuses C’est la réussite en même temps que la banalisation de la laïcité. Le rôle de la Convention européenne des droits de l’homme est à cet égard non négligeable. Il y a, à l’échelle européenne, une consécration globale des principes fondamentaux de la laïcité, mais qui reste respectueuse des différents types de relations Eglises-Etat qui prévalent dans les pays membres. Par ailleurs, dans la manière dont les religions et convictions philosophiques organisent leur présence auprès des institutions européennes à Bruxelles, la laïcité se trouve surtout prise en compte comme conception philosophique particulière (libre pensée, humanismes athées) à côté des conceptions religieuses de l’homme et du monde et non comme idéologie supérieure et englobante par rapport aux religions (selon la logique belgo-néerlandaise de la pilarisation où le monde laïque est institué comme segment particulier de la société à côté de mondes religieux). C’est l’optique de la Fédération Humaniste Européenne qui regroupe les sensibilités philosophiques non religieuses. Si l’Union européenne est un laboratoire au plan socio-politique, elle l’est aussi au plan de la laïcité : s’y invente une laïcité qui, tout en respectant les prérogatives des Etatsmembres en matière de relations Eglises-Etat, garantit l’autonomie du politique et la liberté des personnes face à tous les pouvoirs religieux tout en reconnaissant l’apport des religions à la formation des individus et à la vie collective. Dans les relations entre les institutions 40 religieuses et l’Union européenne, c’est, comme l’a bien vu Bérengère Massignon, un véritable « laboratoire de gestion de la pluralité religieuse et philosophique (…) où s’inventent de nouvelles formes de relations entre organismes porteurs de sens et instances politicoadministratives » dans le cadre d’une recomposition des fonctions étatiques et de la démocratie1. F. Le religieux pris dans les mutations du rôle de l’Etat et des différenciations privé/public Dans la gestion publique du religieux et la mise en œuvre de la laïcité, c’est aussi le rôle de l’Etat qui se trouve questionné. Emile Poulat a bien vu que dans les évolutions actuelles de la laïcité, ce qui était en jeu, ce n’était pas « un simple rapport de forces entre laïques et catholiques » ou entre laïques et musulmans ajouterions-nous, « c’est beaucoup plus en profondeur, une redistribution et une restructuration de l’espace public »2. L’Etat national se voit tout d’abord relativisé tant par le haut que par le bas ; il est contraint à redéfinir ses fonctions entre la mondialisation/européanisation d’une part, les régions et l’affirmation des collectivités locales d’autre part. L’Etat est « en voie de « dédifférenciation », écrit Philippe Portier. Porteur de la transcendance républicaine, il se plaçait hier en surplomb de la société, et reléguait, du coup, l’instance religieuse en dehors de la sphère publique. Or, ce modèle s’efface : le politique s’ouvre de plus en plus volontiers au social, et multiplie, de là, les zones de contact avec les Eglises »3. Même si cela suscite résistances et difficultés, la France est de fait engagée dans un nouveau régime de l’action publique où le rôle de l’Etat central est moins important. On voit désormais la puissance publique « accorder son soutien financier à des activités (dans les domaines économique, social, sanitaire, culturel, sportif, etc.) qui ne relevaient jusqu’alors que de la seule initiative des acteurs privés. Ce modèle inédit de régulation pouvait-il laisser indemne la séparation des Eglises et de l’Etat ? La réponse se donne d’évidence. Les professions, les syndicats, les associations accédaient à la délibération et à la subvention publiques. Il aurait été contraire à la loi de l’égalité de tenir les 1 B. Massignon, « Les relations entre les institutions religieuses et l’union européenne : un laboratoire de gestion de la pluralité religieuse et philosophique ? », in J.-R. Armogathe et J.-P. Willaime (ed)., Les mutations contemporaines du religieux, Turnhout, Brepols, 2003, p. 41. 2 E. Poulat, Notre laïcité publique, op.cit., p. 406-407. L’auteur poursuit : « nous vivons sur une distinction du public et du privé de plus en plus obsolète, autant sinon plus que notre notion de « souveraineté nationale » ou celle de « service public ». A vivre sur notre fonds ancien, nous risquons très vite d’être pris au dépourvu ». 3 Ph. Portier, « De la séparation à la reconnaissance. L’évolution du régime français de laïcité », in J.-R. Armogathe et J.-P. Willaime (sous la direction de), Les mutations contemporaines du religieux, Turnhout, Brepols, 2003, p. 22. 41 communautés de croyances composantes elles aussi de la société civile, à l’écart de cette tendance générale »1. Si la laïcité est « l’aménagement politique, puis la traduction juridique »2 de la place de la religion dans des sociétés respectant l’autonomie respective du politique et du religieux et dissociant la citoyenneté de l’appartenance religieuse, il ne s’agit pas d’une notion qui resterait à tout jamais uniquement référée à l’expérience historique française des relations Religions-Etat. La juridicisation de la laïcité, qui constitue selon nous la manifestation la plus tangible de sa libéralisation, désenchante le concept en l’objectivant et en lui faisant perdre ses dimensions polémiques. Le juriste Olivier Dorn, concluant une étude sur Laïcité : le modèle français sous influence européenne, va même jusqu’à écrire: « Force est néanmoins de constater qu’aujourd’hui, en Europe, un Etat est laïque d’abord par ce qu’il garantit la liberté de conscience et le pluralisme confessionnel et non en raison de la séparation des Eglises et de l’Etat qu’il instaure »3. Si la laïcité ne signifie pas obligatoirement une stricte séparation Eglises-Etat, l’Europe ne peut que renforcer la laïcité de reconnaissance sociale de la religion mise en œuvre par la pratique libérale de la loi de 1905 et aider la République française à abandonner cette crispation si singulière à l’égard du religieux qu’elle a héritée de son histoire. Tout le schéma de la différenciation fonctionnelle doit également être interrogé, dans le contexte de la « constellation post-nationale » et de la relativisation de l’Etat-nation. On ne peut exclure l’hypothèse que la forte différenciation entre le politique et le religieux, historiquement liée à l’affirmation des Etats-nations, soit, dans une constellation postnationale, moins forte ou, en tout cas, modifiée en raison du développement de solidarités infranationales aussi bien que supra ou transnationales. Ce qui ne signifie pas obligatoirement la remise en cause de l’autonomie du politique et du religieux. Ainsi Olivier Roy soutient-il, à juste titre selon nous, que la vitalité des mouvements islamistes, loin de contredire la thèse de la sécularisation, la confirme au contraire : « la sécularisation renforce la spécificité du religieux », provoquant une reconstruction de l’identité religieuse comme identité minoritaire et transnationale découplée de l’Etat4. Nous avons pour notre part développé une analyse allant dans le même sens à propos du développement du protestantisme évangélique et 1 Ibid., p. 11. M. Milot, Laïcité dans le nouveau monde. Le cas du Québec, Turnhout, Brepols, 2002, p. 23. 3 O. Dorn, Laïcité : le modèle français sous influence européenne, Paris, Fondation Robert Schuman, 2004, p. 86. 4 O. Roy, La laïcité face à l’islam, Paris, Stock, 2005, p. 114. 2 42 pentecôtiste1. Par contre, le fait que des questions comme les unions homosexuelles, la parentalité homosexuelle, l’euthanasie ou le clonage thérapeutique soient à l’agenda des débats politiques tend à ramener les intervenants religieux dans la sphère publique et à structurer le débat politique selon des clivages philosophico-religieux. G. La religion comme sous-cultures et ressource symbolique dans des sociétés pluralistes Le passage de la religion par héritage à la religion par choix signifie pour le christianisme en Europe, la fin de la christianitude, c’est-à-dire la fin du christianisme comme culture englobante de la société, même sous forme sécularisée, et l’évolution vers un christianisme comme sous-culture particulière dans une société globale. Ce n’est pas seulement la séparation du politique et du religieux, en particulier la séparation entre Etat et Eglises chrétiennes, c’est aussi la séparation de la culture globale et de la religion. C’est une tout autre situation sociale et culturelle pour le christianisme qui, même lorsque ce dernier est majoritaire au plan des identifications et appartenances, suscite le sentiment qu’il est devenu minoritaire dans les sociétés issues de la chrétienté. Individualisation, déprise institutionnelle et atomisation d’une part, quêtes identitaires et affirmations communautaires de l’autre. La mondialisation et la déterritorialisation du religieux entraînent sa reconfiguration comme sous-cultures et comme communautés-réseaux dans des sociétés sécularisées et pluralistes. Les religions constituent désormais des sous-cultures offrant à leurs membres un sens leur permettant de s’orienter dans une société pluraliste, des groupes de référence, des enceintes convictionnelles que les individus choisissent individuellement. Le religieux, ce n’est plus le dais sacré des sociétés (« sacred canopies » de Peter Berger), ce sont les « sacred umbrellas » dont parle Christian Smith2. A vrai dire, plutôt que de parler de « parapluies sacrées », nous parlerions plus volontiers de « chapiteaux sacrés » ou de « tentes sacrées » pour mieux marquer le caractère communautaire et individuel à la fois de ces sous-cultures religieuses dans les sociétés pluralistes. Cette affirmation de religions comme sous-cultures minoritaires est selon nous un trait important de l’évolution religieuse générale des sociétés européennes, une évolution qui est également marquée par la multiculturalisation des religions (en Europe, le christianisme est 1 « L’éclosion d’un christianisme militant d’inspiration protestante : le monde évangélique et pentecôtiste », in Futuribles, N°260, Janvier 2001, p.73-79. 2 Ch. Smith, American Evangelicalism. Embattled and Thriving, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1998, p. 106.. 43 aussi africain, asiatique, antillais,…) et la pluralisation religieuse accrue des territoires (islam, religions orientales, divers mouvements religieux). Comme l’a bien vu Yves Lambert1, ces évolutions mènent ces sociétés à un modèle de « sécularisation pluraliste », c’est-à-dire « un modèle dans lequel la religion ne doit pas exercer d’emprise sur la vie sociale, mais peut jouer pleinement son rôle en tant que ressource spirituelle, éthique, culturelle ou même politique au sens très large, dans le respect des autonomies individuelles et du pluralisme démocratique ». Cette thèse de la religion ressource dans des sociétés post-séculières ne signifie pas à notre sens que l’idée de sécularisation soit devenue obsolète. Il y a bien un réaménagement profond et durable tant de la place de la religion dans les sociétés modernes que de la façon d’être religieux dans ces sociétés, un réaménagement qui n’est pas réductible à un effacement des pratiques religieuses. L’ultramodernité, ce n’est pas moins de religieux, c’est du religieux autrement. Débarrassé de ses perspectives évolutionnistes et idéologiques, la sociologie des religions peut d’autant mieux s’atteler à l’analyse des formes diverses de reconfiguration des pratiques symboliques dans les sociétés européennes. Il est significatif que, si l’on parle de « sociétés post-chrétiennes », Jürgen Habermas, lui, parle de « sécularisation dans une société post-séculière”2, ce qui n’est pas contraire à la première qualification. On est ainsi invité à se demander ce qu’il advient aussi bien du religieux dans des sociétés européennes « postchrétiennes » que de la sécularisation dans des sociétés « post-séculières », le séculier, comme le religieux bouge et il est plus que jamais nécessaire de rompre l’illusion d’une étanchéité entre ces deux sphères. Grace Davie, quant à elle, pense qu’ « il est tout aussi moderne de critiquer le séculier à partir des ressources de la religion que de critiquer le religieux à partir du séculier »3. On ne peut plus penser la sécularisation en termes de triomphe d’une modernité face à des traditions religieuses considérées comme obsolètes. Les choses sont plus complexes et il est nécessaire de s’interroger sur la sécularisation à l’âge de ce que nous appelons l’ultramodernité. 1 Y. Lambert, « Le rôle dévolu à la religion par les Européens », in Sociétés contemporaines, n°37, 2000, p. 32. J. Habermas, Glauben und Wissen (Friedenspreis des Deutschen Buchhandels 2001), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2001, p. 12. 3 Gr. Davie, op. cit., p. 161. 2 44 III L’ultramodernité comme modernité sécularisée : une sécularisation des institutions mêmes de la société industrielle A. L’ultramodernité : le changement plus l’incertitude Dans une contribution à l’ouvrage Theorising Religion : Classical and Contemporary Debates1, nous avons développé la thèse de l’ultramodernité comme sécularisation de la modernité. L’ultramodernité, c’est la fin de ce qu’Alain Touraine appelle « la modernité triomphante », une fin qui, loin de signifier un échec de la modernité, représente son accomplissement : « la force libératrice de la modernité s’épuise à mesure que celle-ci triomphe »2. Ulrich Beck3 affirme à juste titre que « nous sommes témoins non de la fin mais du commencement de la modernité, c’est-à-dire d’une modernité allant au-delà de son modèle industriel classique». De même, Anthony Giddens pense que « loin d’aborder une ère postmoderne, nous entrons plus que jamais dans une phase de radicalisation et d’universalisation des conséquences de la modernité »4. C’est cette phase que nous qualifions d’ultramoderne. Cette radicalisation se manifeste particulièrement par l’extension des effets sociaux de deux principes constitutifs de la modernité: la réflexivité et l’individualisation. Dans une société qu’Ulrich Beck qualifie de « société de la dépendance individualisée », «le moteur de l’individualisation tourne à plein régime ». Cette logique exacerbée de l’individualisation questionne toutes les régulations collectives. Quant à la systématisation de la réflexivité, c’est-à-dire la généralisation du questionnement critique appliquée à tous les domaines, elle entraîne une démythologisation de la modernité qui, peu à peu, apprend elle-même à relativiser ses propres utopies. Beck caractérise cette configuration comme étant celle de la « société du risque ». Alors que, dans un premier temps, la modernité, ce fut le mouvement plus la certitude – le changement accompli au nom de la croyance missionnaire au progrès –, aujourd’hui, la modernité, c’est beaucoup plus le changement plus l’incertitude. C’est précisément cette évolution de la certitude moderniste à l’incertitude ultramoderne qui apparaît caractéristique de l’état présent de la modernité. Dans l’ultramodernité, plus rien n’échappe au crible de l’examen critique, non seulement les traditions religieuses et les coutumes, mais aussi les idéologies politiques, le développement de la science, la croissance économique, l’éducation, les institutions (l’Etat, l’école, la famille, etc.), les idéaux de 1 J-P.Willaime, « Religion in ultramodernity » in J. A. Beckford and J. Wallis (eds.), Theorising Religion : Classical and Contemporary Debates, Aldershot, Ashgate, p.73-85. 2 A. Touraine, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992, p. 111. 3 U. Beck, Risk Society. Towards a New Modernity, London-Thousand Oaks-New Dehli, Sage Publications, 1992, p. 10. 4 A. Giddens, Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 12-13. 45 changements, voire l’idée même de changement. L’ultramodernité, c’est toujours la modernité, mais la modernité désenchantée, problématisée, autorelativisée. Une modernité qui subit le contrecoup de la réflexivité systématique qu’elle a enclenchée : celle-ci n’épargne rien, pas même les enchantements qu’elle a pu produire dans sa phase conquérante. L’ultramodernité, c’est donc la désabsolutisation de tous les idéaux séculiers qui, dans un rapport critique au religieux, s’étaient érigés en nouvelles certitudes et avaient été de forts vecteurs de mobilisations sociales. B. De la sécularisation-transfert à la sécularisation interne des institutions mêmes de la modernité industrielle L’ultramodernité représente un processus de sécularisation de la modernité, de démythologisation des idéaux séculiers au nom même desquels la modernité a contribué à la sécularisation du religieux. Par rapport à la sécularisation comme transfert de sacralisation du religieux à d’autres sphères d’activités (économique, politique, éducation, famille) qui correspond particulièrement à la phase de la modernité sécularisatrice, l’ultramodernité apparaît comme une modernité sécularisée où la sécularisation s’applique aux forces sécularisatrices elles-mêmes : c’est le désenchantement des désenchanteurs. D’un point de vue de sociologue des religions cherchant à examiner quelles sont les conséquences de ce processus sur le religieux et son analyse, nous rejoignons Ulrich Beck lorsqu’il voit dans les évolutions contemporaines une dissolution de la société industrielle sous les poussées de la modernisation, un passage de la modernisation de la tradition à une modernisation réflexive qui emporte les éléments traditionnels de la société industrielle1. Insuffisamment distanciés par rapport à la société moderne industrielle et fascinés par un schéma opposant religion et modernité, les sociologues des religions ont sans doute été insuffisamment attentifs au fait qu’à bien des égards, dans les domaines de la famille, du travail et de la politique, la société moderne industrielle était une société traditionnelle et que les grands principes de la modernité allaient ébranler cette société aussi fortement qu’ils avaient ébranlés, jusqu’à un certain point, la place et le rôle de la religion dans la société. Si chacune des institutions de la société moderne : le travail, la politique, l’école et la famille a pu paraître moderne en s’émancipant de références ou de tutelles religieuses, elles étaient en fait restées très traditionnelles sous des formes sécularisées (selon le schéma classique de la sécularisation comme transfert du religieux vers une autre sphère d’activités). Avec l’ultramodernité, ce sont 1 U. Beck, op.cit., p. 14. 46 ces sacralisations séculières du travail, du politique, de l’éducatif et de la famille qui se trouvent également atteintes, le mouvement même de modernisation qui avait frappé le religieux atteignant désormais toutes les sphères d’activités et toutes les institutions, y compris la modernité elle-même. 1. De la sécularisation des motivations du travail à la sécularisation de la valeur travail Ainsi, tout en restant importante, la valeur travail s’est-elle sécularisée. Elle s’est d’abord sécularisée de façon interne par substitution de motivations séculières à des motivations religieuses (comme l’a bien noté Weber, l’accomplissement de soi dans le travailvocation n’a plus besoin des valeurs spirituelles qui ont contribué à son émergence). La sécularisation des sociétés européennes n’a pas empêché que le travail reste une valeur importante : ainsi, 55 % des Européens (Union Européenne) considéraient le travail comme « très important » en 1999, 34 % le considérant comme « important »1. Le changement a plus porté sur les motivations poussant à l’exercice de ce devoir que sur la conception même du travail comme devoir et vocation : il s’est agi et il s’agit toujours non plus de réussir son existence dans l’au-delà, mais de réussir son existence ici-bas. Il y a bien eu sécularisation, mais elle est restée interne à la valeur travail. C’est celle qui nous a fait passer du travail comme devoir religieux à une vision du travail comme devoir séculier. C’est le passage du salut céleste au salut terrestre, la quête de ce dernier salut incitant à se dépenser sans compter pour réussir sa vie, en particulier au plan matériel. Mais aujourd’hui, l’on assiste selon nous à une seconde sécularisation du travail. Si la première sécularisation a fait passer le travail de la quête d’un salut religieux à la quête d’un salut séculier, cette seconde sécularisation est plus radicale : elle remettrait en cause l’idée même du travail comme vocation, elle déconnecterait le travail de l’accomplissement de soi en ne considérant plus celui-ci comme la voie obligée pour réussir sa vie. Si, comme le remarquent Hélène Riffault et Jean-François Tchernia à propos de l’Europe, « plus un pays est développé et plus il souhaite que l’importance du travail diminue », les Européens étant aujourd’hui en recherche « moins de satisfactions matérielles que de réalisation et d’expression personnelles »2, il y aurait là les premiers indices de cette mutation profonde de la valeur travail. 1 H. Riffault, J.-F. Tchernia, « Les Européens et le travail : un rapport plus personnel », Futuribles N°277 JuilletAoût, 2002, p. 70. 2 Ibid., p. 71. 47 2. De la sécularisation de la légitimation du politique à la sécularisation du politique Quant à la politique, la modernité européenne a été portée par une croyance forte, tant à gauche qu’à droite, en la capacité du politique à assurer le bonheur de l’homme, le salut céleste s’étant mué en salut terrestre. Or la situation actuelle des démocraties occidentales est tout autant marquée par la montée de l’incroyance en politique que par la montée de l’incroyance en religion. Dans une telle conjoncture, il n’est pas étonnant d’observer une véritable sécularisation du politique, la désintrication du politique par rapport aux grandes visions de l’homme et de la société. Marcel Gauchet a cette formulation très juste mettant en relation l’évolution de la croyance religieuse et de la croyance politique: « La croyance religieuse est en train de cesser d’être politique. Elle se vide de ses implications immémoriales quant à la forme de la communauté des hommes. Ce détachement d’avec son tronc originaire lui ouvre un autre avenir. De son côté, la croyance politique est en train de cesser d’être religieuse. Elle se délivre de la contrainte que le modèle sacral continuait secrètement d’exercer sur toute représentation possible de la société. Cette émancipation par rapport au cadre initial dans lequel se tenait l’entente de notre monde nous fait entrer dans un nouvel âge de la politique et, plus largement, de l’action historique »1. 3. De la sécularisation de la tutelle de l’école à la sécularisation de l’éducation scolaire L’éducation scolaire est prise, comme la religion, dans les processus d’individualisation et de mondialisation, concernée, comme la religion, par la question du pluralisme. La mondialisation touche l’éducation scolaire non seulement à travers une certaine diversification culturelle de la population scolaire (elle concerne plus les élèves que les maîtres), mais aussi à travers la circulation des informations et des savoirs et le fait que l’Etat est moins en situation de monopole. Or, aujourd’hui, l’autorité de l’Etat pour définir et contrôler le savoir fondamental est relativisée en raison de la professionnalisation et de l’uniformisation croissante de l’enseignement à travers les discours et les pratiques transnationaux. L’éducation scolaire est moins nationale, ces standards deviennent transnationaux. La logique de la vérité scientifique et du libre examen l’emporte sur la transmission d’une mythologie nationale (exemples : le livre d’histoire franco-allemand, les débats sur l’enseignement de la colonisation) : il y a une certaine dénationalisation culturelle de l’enseignement, même si l’enseignement scolaire de chaque pays continue à se soucier de 1 M. Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p. 108. 48 l’insertion des élèves dans une collectivité politique donnée. L’école n’a plus le monopole de l’apprentissage des savoirs qui trouvent d’autres canaux parallèles à l’école : télévision, Internet, CD-rom, technologies d’enseignement interactif. L’éducation morale et civique est également prise en charge par d’autres instances : associations sportives et culturelles, clubs, associations de quartiers, travailleurs sociaux. Tout ceci aboutit à la fin de l’école sanctuaire et à la relativisation de l’éducation scolaire nationale. C’est ce qui nous fait dire que si l’école a été laïcisée, elle est maintenant sécularisée, dans le domaine éducatif aussi, on passe d’une sécularisation-transfert (d’un absolu religieux à un absolu séculier) à une sécularisation interne. Après le passage de l’Eglise à l’Etat dans l’éducation scolaire, l’on assiste à la sécularisation interne de cette éducation elle-même. On peut appliquer à l’école l’analyse d’Ulrich Beck concernant la radication de la modernisation. La première sécularisation de l’école a consisté, dans le domaine de l’éducatif, en un transfert d’absolu du religieux au séculier, ce qui a abouti à l’école sanctuaire, un véritable séminaire laïque marqué par l’autorité de maîtres investis d’une vocation. Aujourd’hui, l’on assiste à une seconde étape de la sécularisation de l’éducatif : l’école elle-même est désacralisée et son magistère éducatif se voit relativisé dans son caractère national d’une part, dans son autorité cognitive d’autre part. C’est la sécularisation de l’institution séculière elle-même. Crise de la transmission, problématisation des savoirs, apprendre à connaître, à coopérer, à discuter, à se documenter et à construire son itinéraire. Individualisation des parcours de formation, identités particulières, consommateurs d’écoles, instrumentalisation. Ecoles publiques et écoles privées sous contrat rivalisent dans leur offre éducative. Et pourtant l’école reste une institution culturelle et politique mais plus de la même façon. Elle est désenchantée. Comme institution culturelle, elle est confrontée à la multiculturalité, comme institution politique nationale, elle est confrontée à la transnationalisation des savoirs et à la mondialisation des connaissances. 4. De la sécularisation de la légitimation de la famille à la sécularisation de l’institution familiale elle-même Danièle Hervieu-Léger, dans son dernier ouvrage consacré au catholicisme1 parle de sacralisation religieuse et de sacralisation séculière de la famille. Façon de rappeler que, si l’Eglise catholique soutient clairement le modèle familial traditionnel, elle n’est pas la seule : le Code civil de 1804, tout sécularisé qu’il est, maintient les principes fondamentaux de 1 D. Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003, p. 179. 49 l’institution judéo-chrétienne du mariage. Par un transfert de sacralité de l’institution religieuse à l’institution civile du mariage, c’est la République laïque qui, en France, est devenue le meilleur garant de cette institution. Au-delà des heurts entre les pouvoirs civils et religieux au sujet de la famille, la société industrielle a été porteuse d’un modèle traditionnel de la famille nucléaire et d’un partage sexuel des rôles qui étaient en continuité avec la vision religieuse dominante. Là aussi, la sécularisation a été interne à la valeur famille, comme elle l’a été pour la valeur travail : elle a conservé, tout en mettant la dimension religieuse à un second plan ou en la supprimant, le modèle même hérité du religieux. En démontrant que la société industrielle, dans ce domaine de la famille et du mariage comme dans d’autres, est une société traditionnelle atteinte par les effets de la modernisation, Ulrich Beck confirme cette analyse1. C. Une nouvelle situation sociétale pour le religieux Quatre domaines : le travail, le politique, l’école, la famille où l’on observe un processus de sécularisation de la modernité c’est-à-dire, encore une fois, d’ébranlement des dispositifs séculiers eux-mêmes sous la poussée d’une modernisation qui remet en cause les institutions fondamentales de la société industrielle moderne . Ulrich Beck synthétise très bien ce que nous appelons ultramodernité en écrivant : « In the nineteenth century, privileges of rank and religious world views were being demystified; today the same is happening to the understanding of science and technology in the classical industrial society, as well as to the modes of existence in work, leisure, the family and sexuality. Modernization within the paths of industrial society is being replaced by a modernization of the principles of industrial society, something not provided for in any of the theorical scenarios and political recipe books still in use to this day»2. Cette mutation d’une modernisation dans les cadres de la société industrielle à une modernisation des principes mêmes de la société industrielle n’est évidemment pas sans conséquences sur le religieux lui-même. Dans cette mutation, ce sont aussi les principes qui continuaient à vivre sous des formes sécularisées qui se trouvent remis en cause. Dès lors, dans les quatre domaines évoqués ci-dessus, le travail, le politique, l’école et la famille, il est frappant d’observer que des instances religieuses viennent au secours d’institutions séculières 1 2 U. Beck, op.cit., p. 103-126. Ibid., p. 10. 50 ébranlées par la radicalisation de la modernisation à travers l’individualisation et la réflexivité généralisée. En ultramodernité, nous sommes à un tournant où le religieux, loin d’être perçu comme quelque chose d’obsolète résistant à une modernité conquérante, apparaît comme une ressource symbolique possible pouvant contribuer à ce que le politique ne se meuve pas en une simple gestion des aspirations individuelles et à ce que la modernité ne s’autodissolve pas dans un relativisme généralisé. L’ultramodernité politique, qui rend plus difficile l’exercice de toute souveraineté collective, entraîne en tout cas des reconfigurations des rapports entre religions et politique. Si la démocratie politique s’est historiquement construite dans un rapport souvent conflictuel avec les religions, la sécularisation du politique et le désenchantement démocratique amènent les religions à soutenir des démocraties en quête de légitimité. Là aussi, on voit les religions se mobiliser en faveur d’institutions séculières menacées. Dans l’anomie politique et religieuse de l’ultramodernité, dans des sociétés modernes désenchantées caractérisées par des quêtes de sens et des recherches de liens, institutions politiques et institutions religieuses reconfigurent leurs rapports. Il ne s’agit plus de se concurrencer pour exercer la transcendance collective comme au bon vieux temps où le politique et le religieux se disputaient la place, mais de reconfigurer ses relations dans une tout autre conjoncture civilisationnelle marquée par l’incertitude et la subjectivisation des valeurs. L’heure n’est plus où la communauté des citoyens devait être conquise en émancipant les individus de leurs ancrages symboliques ; aujourd’hui c’est bien plutôt les ancrages des individus qui peuvent contribuer à des communautés de citoyens menacées par les effets croisés de l’individualisation et de la mondialisation. Autant les religions ont pu paraître comme des expressions traditionnelles résistant à une modernité conquérante qui tendait à les percevoir comme des réalités obsolètes en voie avancée de déliquescence, autant elles apparaissent aujourd’hui à certains comme des groupes de référence socialement signifiants dans le contexte d’une société ultramoderne tellement sécularisée qu’elle en est devenue impuissante à signifier un sens collectif au nom d’une mythologie mobilisatrice. L’ultramodernité est le temps de la sécularisation pluraliste telle que Yves Lambert l’a définie1. C’est donc l’hypersécularisation de l’ultramodernité qui permet un certain retour du religieux. Ce retour ne signifie pas – sauf dans ses expressions extrémistes – une remise en cause du processus d’autonomisation des sociétés modernes par rapport aux autorités religieuses. Il manifeste, dans le contexte de la mondialisation, une reconfiguration globale du religieux, du politique et du culturel, une reconfiguration qui incite d’autant plus les 1 Y. Lambert, 2000, op. cit., p. 32. 51 sociologues des religions à congédier les philosophies sous-jacentes de l’histoire et les conceptions trop étroites de la rationalité qui ont marqué les théories de la sécularisation. 52 Religion, appartenance nationale et attitudes morales dans l’espace public européen. Claude Dargent (CEVIPOF, Paris VIII) Les débats moraux occupent une place considérable sur la scène publique en Europe aujourd’hui. Leurs implications législatives constituent au demeurant des enjeux majeurs de notre temps : homosexualité, euthanasie, consommation de drogue, mais aussi dans certains pays avortement voire divorce, reviennent régulièrement dans l’actualité politique et sociale. D’autres questions d’ordre éthique sont périodiquement soulevées, en liaison avec des interrogations sur la législation et la réglementation à mettre en vigueur : excès de vitesse, conduite en état d’ébriété, corruption, fraude fiscale, tabagisme, etc. La force des cultures nationales que les grandes enquêtes comparatives mettent clairement en évidence depuis quelques années a des chances élevées de se marquer en matière morale. Or, si les législations qui ont trait à ces questions sont aujourd’hui largement nationales, on peut penser que la question de leur convergence dans les pays de l’Union européenne se posera à l’avenir. De l’avortement il y a déjà longtemps à la conception in vitro aujourd’hui, la liberté de circulation des personnes à l’intérieur de l’Union affaiblit d’ailleurs considérablement les législations nationales les plus rigoureuses. Et cela même si cette hypothèse de convergence recèle potentiellement un sujet de conflit, compte tenu de la diversité des options morales qui fonde l’hétérogénéité des droits nationaux d’un pays européen à l’autre. On le sait, les religions ont souvent des positions fortes sur ces questions morales. Et l’idée est répandue selon laquelle les cultures nationales seraient largement redevables aux orientations culturelles de la religion ou de la confession religieuse traditionnelle du pays considéré1. Dans quelle mesure cette relation est-elle vérifiée pour les enjeux proprement moraux ? Les éventuelles divergences nationales en matière morale dans l’espace public européen renvoient-elles donc à la variable religieuse2 ? Et à une religion historique et/ou aux différences actuelles de confession ou de pratique ? 1 Ainsi, cette idée était au cœur du livre d’Alain Peyrefitte, le Mal français ; élargissant son cadre géographique d’analyse, il l’a reprise dans: A. Peyrefitte, La société de confiance : essai sur les origines et la nature du développement, Paris, O. Jacob, 1995. Voir aussi : R. Boudon et P. Chaunu, Valeurs et modernité : autour de Alain Peyrefitte, Paris, O. Jacob, 1996. 2 S’agissant des valeurs politiques, on a pu montrer que l’appartenance nationale atténuait beaucoup les différences interconfessionnelles dans un pays donné. Cf. P. Bréchon, « Les valeurs politiques en Europe : effet 53 I. La carte religieuse de l’Europe aujourd’hui Identifier la part de la variable religieuse dans les différences d’attitudes morales entre les pays européens suppose d’abord de faire un état de la situation du continent dans ce domaine. Jusqu’à une date récente, et tout particulièrement en France, la tendance dominante conduisait à considérer que l’adhésion religieuse est un fait social voué à une disparition prochaine. Mais l’exemple hier des Etats–Unis et du Japon et aujourd’hui de bon nombre de pays d’Asie établit désormais que le développement est loin d’impliquer mécaniquement l’éloignement inéluctable de la religion, comme on l’a longtemps soutenu1. Pour reprendre le terme consacré, plutôt que d’une « exception américaine » préservée du déclin religieux, c’est d’une exception européenne que de nombreux auteurs parlent aujourd’hui2. S’il est particulier, et peut-être justement parce qu’il l’est, le cas de notre continent n’en mérite pas moins d’être examiné. Au-delà des idées générales, les enquêtes établissent d’ailleurs les limites du recul de la religion dans cette partie du monde3. L’appartenance religieuse se révèle en effet majoritaire dans la quasi-totalité des pays européens : les trois exceptions sont l’Estonie, la République tchèque et les Pays-Bas. Mais quand on leur demande s’ils considèrent qu’ils « appartiennent à une religion » aujourd’hui, les trois quarts des Européens répondent par l’affirmative (tab.1). Cette carte reste marquée par les grandes lignes de clivage confessionnel héritées de l’histoire – occidentaux/orthodoxes et catholiques/protestants notamment. On le constate : elle est ordonnée en fonction d’une logique de contiguïté géographique derrière laquelle se trouve des ensembles et des courants culturels. On peut débuter la description par le bloc des pays catholiques d’Europe du Sud, le catholicisme étant l’appartenance religieuse la plus fréquente du continent (43% des Européens). Il est alors logique de commencer la présentation par l’Italie (82% de catholiques), Rome étant le siège de la papauté. Dans le même groupe du contexte national et des attitudes religieuses », Archives de sciences sociales des religions, 01/03, n°93, 1996, p. 99-128. 1 Peter Berger qui fut l'un des promoteurs de la « secularization thesis » est symptomatique de ce virage : P. L. Berger (dir.), Le réenchantement du monde , Paris, Bayard, 2001 (éd. amér. : 1999). 2 Cf. le concept d’« eurosecularity » in G. Davie et D. Hervieu-Léger (dir.), Identités religieuses en Europe, Paris, La Découverte, 1996. 3 J’utiliserai ici l’Enquête européenne sur les valeurs de 1999 qui constitue désormais une partie d’un dispositif plus vaste : l’Enquête sur les valeurs dans le monde (World Values Survey). Quelle définition territoriale donner à l’Europe dans ce qui va suivre ? J’ai fait le choix de ne retenir que les pays dont l’ensemble du territoire se situe en Europe – ce qui exclut alors la Russie et la Turquie. Les données qui vont être présentées dans ce texte portent donc sur la totalité des pays dont le territoire métropolitain est intégralement situé sur ce continent, mis à part ceux qui ne participent pas au dispositif de l’Enquête européenne sur les valeurs de 1999 : la Norvège, la Suisse, la Serbie, le Monténégro, l’Albanie, la Bosnie, la Bessarabie et les Etats du Caucase. Au final, cette étude porte donc sur un ensemble de trente pays. 54 figurent Malte, la Croatie dont les liens avec le Saint Siège sont bien connus, la Slovénie voisine, l’Autriche, et, dans la péninsule ibérique, l’Espagne et le Portugal. Il faut enfin rattacher à ce bloc de catholicité très majoritaire l’atlantique Irlande. Puis on passe à un deuxième ensemble, caractérisé également par une majorité de catholiques, mais aussi par un taux important de sans religion : il regroupe la France, la Belgique et le Luxembourg. Cette forte proportion de citoyens récusant toute attache religieuse se retrouve au Pays-Bas. Mais ce pays est d’autre part caractérisé comme son voisin l’Allemagne par un dualisme entre le catholicisme et le protestantisme, lointaine conséquence du principe cujus regio, ejus religio qui constitua la base du compromis passé dans le Saint Empire Germanique. Avec la Grande Bretagne, nous rencontrons ensuite pour la première fois un pays majoritairement protestant. Même si c’est sous la modalité luthérienne et non plus anglicane, il en va de même du bloc d’Europe du Nord (Danemark, Islande, Suède, et Finlande1). Malgré les liens notamment linguistiques qui l’unissent à ce dernier pays, l’Estonie trahit en revanche une histoire récente bien différente par la très forte proportion de ses habitants qui déclarent n’appartenir à aucune religion. Ce taux décroît rapidement quand on passe à la Lettonie, puis à la Lituanie et enfin à la Pologne : nous sommes en effet alors dans le bloc catholique oriental. Bien que très atténuée, son influence se fait sentir au sud en Slovaquie, mais beaucoup moins déjà en Hongrie, avec l’existence dans ces deux pays d’une forte minorité protestante. Comme la République tchèque, la Hongrie est par ailleurs caractérisée par un poids considérable de sans religion, à l’instar des anciennes terres « directement » soviétiques que sont la Biélorussie et l’Ukraine. Avec ces deux pays, nous pénétrons dans l’Europe orientale orthodoxe : cette confession y fait d’ailleurs jeu égal avec le refus de toute appartenance religieuse. L’Eglise chrétienne orientale l’emporte en revanche en Bulgarie – et triomphe en Roumanie et en Grèce. 1 La Norvège ne participait pas à l’Enquête européenne sur les valeurs mais relève évidemment du même ensemble. 55 Tab. 1 : Appartenance religieuse dans les 30 pays européens (en %) Italie Malte Croatie Slovénie Autriche Espagne Portugal Irlande France Belgique Luxembourg Pays-Bas Allemagne Grande-Bretagne Danemark Islande Suède Finlande Estonie Lettonie Lituanie Pologne Slovaquie Hongrie Rép. tchèque Biélorussie Ukraine Roumanie Bulgarie Grèce ensemble catholique 82 100 87 67 81 81 86 87 53 57 68 22 32 13 1 0 2 0 0 20 75 94 64 39 28 7 1 7 0 2 43 Protestant 0 0 0 1 6 1 0 2 2 2 4 17 41 63 87 89 73 85 13 22 3 1 11 17 4 0 3 3 1 0 18 orthodoxe autre rel. sans rel. 0 0 18 0 0 0 0 1 11 2 1 30 1 1 12 0 0 18 0 2 11 0 2 9 1 2 43 0 4 37 0 0 29 0 5 55 1 3 24 0 8 17 0 2 10 0 5 5 1 1 24 1 2 12 10 1 76 17 1 41 3 1 19 0 0 4 1 1 23 0 0 43 0 1 67 0 44 48 9 43 45 1 2 86 11 30 58 1 4 94 11 3 25 Enquête européenne sur les valeurs, 1999 On connaît l’objection – justifiée – qu’encourt cette approche : on peut se déclarer catholique, protestant ou orthodoxe sans témoigner d’aucune pratique effective, simplement par ce qu’on est issu d’une famille relevant de cette confession, et parfois parce qu’on a été baptisé dans son rite. On peut alors se demander ce qui reste et surtout ce qui restera d’ici une ou deux générations dans les représentations et les comportements sociaux d’une religion qu’on ne pratique plus. Cependant, les données sur la pratique religieuse que nous livre l’Enquête européenne sur les valeurs nous donnent une image relativement équilibrée de l’intégration religieuse de 56 la population européenne : un tiers assiste à un service religieux au moins une fois par mois – les pratiquants réguliers –, un deuxième tiers moins souvent – les pratiquants occasionnels –, les autres Européens (dont évidemment la plupart des sans religion) ne pratiquant jamais ou presque constituant le troisième tiers (tab.2). Tab. 2 : La pratique religieuse en Europe aujourd’hui en % pratiquan Pratiquant non t régulier occasionnel pratiquant Italie 54 32 14 Malte 88 8 4 Croatie 53 37 10 Slovénie 31 39 30 Autriche 42 41 17 Espagne 36 33 32 Portugal 51 33 15 Irlande 67 23 10 France 12 28 60 Luxembourg 32 36 32 Belgique 27 26 47 Pays-Bas 25 26 48 Allemagne 30 41 29 Grande19 25 56 Bretagne Danemark 12 45 43 Islande 11 56 33 Suède 9 45 46 Finlande 14 60 26 Estonie 11 51 38 Lettonie 15 50 35 Lituanie 31 52 16 Pologne 78 17 5 Slovaquie 50 27 23 Hongrie 17 40 43 Rép. tchèque 12 31 58 Biélorussie 15 58 28 Ukraine 17 53 30 Roumanie 46 46 7 Bulgarie 20 52 27 Grèce 34 62 5 ensemble 32 36 32 Enquête européenne sur les valeurs, 1999 Même si on tient compte du fait que ceux des pratiquants occasionnels qui n’assistent à un service religieux qu’une fois par an voire moins le font probablement surtout pour des 57 raisons de convenance sociale (baptême, communion ou décès d’un parent), ce n’est pas le cas de ceux qui fréquentent le culte à l’occasion des fêtes proprement religieuses comme Noël ou Pâques : in fine, la moitié de la population européenne fait donc preuve d’une pratique proprement religieuse, régulière ou plus espacée – ce qui est loin d’être négligeable… De surcroît, on ne peut pas limiter l’influence de la religion à l’assistance au culte. Ainsi, plus des trois quarts (78%) des Européens disent croire en Dieu. Et ce taux dépasse les deux tiers de la population dans la plupart des pays du continent ; les seules exceptions sont la France, où ce taux s’élève tout de même à 62%, la Suède (53%), l’Estonie (51%) et la République thèque (39%) – le seul pays européen où ceux qui disent ne pas croire en Dieu soient majoritaires. On voit donc combien il est contestable de faire aujourd’hui l’impasse sur les phénomènes religieux en Europe1. Implicitement, cette occultation revient à prolonger pour le demi-siècle à venir et pour l’Europe entière les évolutions observées dans l’après-guerre dans certains pays – un procédé évidemment très contestable2. Il vaut mieux se garder d’une prospective si peu étayée : je me limiterai donc ici à l’analyse de la situation de l’Europe telle qu’on peut l’observer au tournant du siècle. Cette étude mérite donc d’être conduite. Si on constate que la religion demeure un phénomène massif en Europe, on voit également que les situations des différents pays, selon l’indicateur utilisé, varient de façon non négligeable. Quelle est alors l’autonomie des jugements moraux par rapport à la variable religieuse, compte tenu des différents indicateurs disponibles ? La prévalence et les modalités de l’adhésion religieuse dans la population expliquent-ils ou non, et dans quelle mesure, les normes en vigueur ? Ou bien les exigences morales des Eglises sont-elles désormais intégrées à la culture nationale, et donc indépendantes du poids des fidèles dans la population aujourd’hui ? 1 S’agissant de la sociologie politique, cette occultation conduit par exemple à oublier régulièrement que le classement de l’ensemble de la population selon la fréquence de sa pratique religieuse constitue la variable la plus explicative du vote aujourd’hui dans un pays comme la France, devant la position socioprofessionnelle, le statut, le niveau de diplôme, etc. C. Dargent, « La religion, encore et toujours », in B. Cautres et N. Mayer Nonna, Le nouveau désordre électoral, Paris, Presses de Sciences Po, 2004. 2 Au demeurant, l’Enquête européenne sur les valeurs décrit même une inversion de tendance dans les jeunes générations sur certains items : Y. Lambert, « Religion : l’Europe à un tournant », Futuribles, n° 277, 2002., p. 129-159 ; Y. Lambert, « Des changements dans l’évolution religieuse de l’Europe et de la Russie », Revue française de sociologie, 45/2, 2004, p. 101-130. 58 II. Les facteurs sociaux des trois échelles normatives en Europe Dans une étude antérieure, j’ai exploré les dimensions de l’univers normatif des Européens, saisi au travers des réponses à une batterie de questions portant sur dix-huit conduites sociales : les personnes interrogées étaient invitées à dire si elles les trouvaient justifiables ou pas, sur une échelle allant de 1 – jamais justifiable – à 10 – toujours justifiable. Au-delà des niveaux très variables de justification des différentes conduites sociales proposées, une analyse en composantes principales a permis de distinguer trois attitudes structurant l’univers normatif des Européens : le libéralisme des mœurs, l’acceptation de l’égotisme social et la tolérance à la fraude économique1. 1 C. Dargent, « Attitudes morales, attitudes économiques et orientation politique en Europe », in O. Galland et Y. Lemel (dir.), Revue française de sociologie, numéro spécial sur les valeurs, 47/4, 2006. 59 Tab. 3 : Le libéralisme des mœurs 5, 6 : 7 à 10 : 1à 4 : moyentoujours peu ou nement ou plutôt pas justifiable justifiable justifiable Prendre de la drogue, marijuana ou haschich Avoir une aventure avec quelqu’un d’autre alors qu’on est marié nsp tot. 86 7 5 2 75 15 7 3 100 Le suicide 71 14 10 5 100 Avoir des relations sexuelles avec des personnes de rencontre 66 17 13 4 100 L’homosexualité 46 19 29 6 100 L’avortement 44 26 25 4 100 L’euthanasie 42 20 30 8 100 Le divorce 30 31 35 3 100 nsp tot. Enquête européenne sur les valeurs, 1999 Tab. 4 : L’acceptation de l’égotisme social moyentoujours peu ou nement ou plutôt pas justifiable justifiable justifiable Pénétrer dans une voiture qui ne vous appartient pas et faire un tour avec Conduire après avoir bu de l’alcool Jeter des ordures dans un lieu public Conduire au-delà de la vitesse autorisée dans les agglomérations Fumer dans les lieux publics 96 2 1 1 100 94 3 1 1 100 89 7 3 1 100 83 10 5 1 100 60 22 15 3 100 Enquête européenne sur les valeurs, 1999 60 Tab. 5 : La tolérance à la fraude économique moyentoujours peu ou nement ou plutôt pas justifiable justifiable justifiable Accepter un pot de vin dans 89 l’exercice de ses fonctions Demander des indemnités au-delà 82 de ce à quoi on a droit Tricher dans sa déclaration d’impôt 78 si on en a la possibilité Mentir pour défendre son intérêt 73 personnel Payer en liquide pour éviter les 65 impôts Enquête européenne sur les valeurs, 1999 nsp tot. 6 3 2 100 9 6 3 100 11 9 3 100 16 9 2 100 16 13 6 100 La mise en évidence de ces trois axes majeurs qui organisent l’univers normatif des Européens et la confirmation de l’existence d’une attitude sous-jacente à chacun d’entre eux permet alors de constituer trois échelles sur lesquelles on peut placer chaque habitant du continent. On peut alors examiner les facteurs sociaux qui orientent ces trois attitudes morales, pour identifier la part qui revient à l’adhésion religieuse, celle qui doit être imputée à l’appartenance nationale et celle qui revient aux autres facteurs sociaux. Pour ce qui concerne les choix moraux, cette approche va donc nous permettre d’identifier le rôle spécifique de la religion dans l’espace public européen. Le libéralisme des moeurs S’agissant d’abord du libéralisme des mœurs, une analyse élémentaire révèle des évolutions importantes en fonction des variables sociales usuelles. Si on dichotomise l’échelle par rapport à la médiane en classant comme libéraux la moitié d’Européens qui se trouve au dessus de ce seuil, c’est le pays qui creuse les écarts les plus massifs : la part des libéraux dans la population varie de 4% à Malte à 85% en Suède1 ! 1 Le V de Cramer est d’ailleurs de 0,30, ce qui est considérable. 61 tab. 3 : Le libéralisme des mœurs dans les pays européens1 en % Libéralisme des mœurs élevé Malte 4 Roumanie 21 Hongrie 26 Croatie 26 Pologne 30 Lituanie 32 Lettonie 32 Ukraine 33 Irlande 35 Portugal 38 Bulgarie 42 Estonie 44 Italie 45 Autriche 50 Espagne 53 Belarus 54 Allemagne 55 Belgique 55 Grande-Bretagne 55 Slovaquie 58 République tchèque 60 Finlande 61 Slovénie 64 Grèce 64 Luxembourg 66 Islande 68 France 72 Danemark 74 Pays-bas 76 Suède 85 Europe entière 50 Enquête européenne sur les valeurs, 1999 (données pondérées) Cependant, la diversité que l’on vient de rappeler du niveau et des modalités de l’adhésion religieuse dans ces différents pays pose la question de la variable décisive : n’estce pas la religion qui se cache derrière le pays de résidence ? Les tris croisés permettent 1 Lecture : 4% des habitants de Malte ont un libéralisme des mœurs élevé, supérieur à la médiane européenne, et donc 96% ont un libéralisme des mœurs faible, inférieur à ce seuil – les sans réponse, peu nombreux comme on l’a constaté, s’étant vu attribuer la note moyenne pour chaque question posée. 62 d’ailleurs de montrer l’importance des effets de cette variable, sans permettre pour autant de mesurer son importance relative. Pour démêler la part de ces différents facteurs et hiérarchiser leur influence propre, j’ai recouru à une régression logistique1. Compte tenu des différences et des écarts constatés, l’analyse fait émerger quatre catégories de pays : • Neuf pays qui témoignent d’un grand rigorisme culturel en matière de liberté des mœurs. A part Malte, ce sont tous des pays d’Europe Centrale et Orientale (catégorie 1). • A l’autre extrême, on trouve onze pays qui témoignent d’un fort libéralisme dans ce domaine. Il s’agit surtout de pays d’Europe du Nord, mais aussi, comme on va le voir, de quelques pays d’Europe occidentale. Compte tenu des écarts internes à ce groupe, j’ai distingué d’abord les quatre pays qui témoignent du plus fort degré de libéralisme des moeurs : il s’agit en premier lieu de la Suède, puis des Pays-Bas et du Danemark, et enfin de la France (catégorie 4). La variance interne à ce groupe n’est pas négligeable. Mais on trouve là la confirmation de l’image de liberté de l’individu souvent prêtée aux pays scandinaves ; comme dans d’autres domaines, les Pays-Bas les rejoignent donc sur ce sujet. La présence de la France, pays de tradition catholique est plus surprenante. Mais il faut relever que cette tradition religieuse ne semble guère avoir laissé de traces dans ce domaine, compte tenu de la précocité avec laquelle la Fille aînée de l’Eglise s’est éloignée de Rome2 : elle renvoie essentiellement à l’histoire, compte tenu de l’ampleur de la déchristianisation que connaît ce pays. D’autre part, on peut voir dans ce libéralisme des mœurs français les effets dérivés d’une autre tradition, celle, proprement politique et juridique qui marque le pays des Droits de l’Homme. 1 Cette méthode permet de raisonner « toutes choses égales par ailleurs », c'est-à-dire qu’elle permet d’isoler l’influence propre de chacune des variables retenues, alors que leurs effets se superposent dans la réalité. Cela suppose néanmoins que le nombre de modalités de différentes variables introduites dans le modèle ne diffère pas trop, sous peine d’« alourdir » artificiellement l’influence de la variable dont le nombre de modalités est plus élevé. Or, cette condition pose un problème pour l’analyse que nous menons, compte tenu du nombre élevé de pays concernés. Pour résoudre ce problème, une analyse exploratoire a d’abord confirmé le poids de la variable nationale. Si on introduit en effet le pays aux côtés des différentes variables explicatives déjà évoquées, il apparaît clairement que ce facteur induit des différences considérables. Pour rapprocher le nombre de modalités de cette variable de celui de ses « concurrentes », j’ai procédé dans un second temps à un regroupement des pays dans les quatre grandes catégories décrites dans le texte. Parce qu’il neutralise l’effet des autre variables, ce classement diffère parfois de celui qui ressort du tableau 3. 2 Des trente-deux pays européens étudiés dans l’Enquête européenne sur les valeurs, la France est celui où le taux de pratiquants (réguliers ou occasionnels) est le plus faible (40%) – inférieur donc à ce qu’on observe dans la totalité des pays de l’Est qui ont connu plusieurs décennies de lutte officielle anti-religieuse (tab. 2) ! Voilà qui devrait conduire à être prudent quant à la capacité de modeler la société civile souvent prêtée à l’Etat … 63 • Un deuxième groupe de sept pays à fort libéralisme des mœurs vient donc juste après (catégorie 3). Assez homogène au regard de cette attitude, il inclut des pays d’Europe du Nord comme l’Islande et la Finlande, ainsi que le Royaume Uni, un pays également marqué par la précocité des avancées en matière de droits politiques. Figure également dans cette catégorie l’Espagne, dont on connaît l’évolution rapide en matière de mœurs depuis la fin du franquisme. • Enfin, entre ce dernier groupe de pays et les PECO à fort rigorisme, se trouve un ensemble de dix pays à degré moyen de libéralisme des mœurs (catégorie 2). Il s’agit de la plupart des états d’Europe occidentale. La borne inférieure est fixée par l’Irlande où l’influence catholique s’exerce donc y compris une fois neutralisé le poids de cette confession et le nombre élevé de pratiquants réguliers dans la population. Puis viennent la Pologne et le Portugal, qui partagent les mêmes caractères. On trouve ensuite la Grèce et l’Italie. Et enfin la République tchèque, l’Allemagne, la Belgique, l’Autriche et la Biélorussie. Ainsi regroupés, la variable « pays » n’offre plus que quatre modalités, et peut donc être introduite aux cotés des variables déjà citées. Il en ressort un certain nombre de conclusions. 64 tab. 4 : Régression logistique sur le libéralisme des mœurs1 Coefficient Exp (β ) -0,046 référence 0,955 0,250*** 0,175*** référence -0,296*** -0,830*** 1,284 1,191 -0,178*** référence 0,177*** 0,407*** 0,616*** 0,837 β2 Genre homme femme Age 18-24 ans 25-34 ans 35-44 ans 45-59 ans 60 ans et + Niveau d’études ens. obligatoire ens. professionnel ens. secondaire incomplet ens. secondaire complet ens. supérieur Groupe socio-profess. agriculteurs commerçants/artisans cadres et prof. intell. sup. professions intermédiaire employés ouvriers inact. n’ayant jamais trav. Pays catégorie 13 catégorie 24 catégorie 35 catégorie 46 Religion catholique protestant orthodoxe musulman autre religion sans religion Pratique religieuse pratiquant hebdomadaire pratiquant mensuel pratiquant occasionnel non pratiquant Constante 0,744 0,436 1,194 1,502 1,852 -0,595*** -0,026 -0,026 -0,060 référence -0,203*** -0,242* 0,551 0,974 0,974 0,942 -1,107*** référence 0,509*** 0,968*** 0,331 0,817 0,785 1,663 2,632 -0,257*** -0,124* référence -1,058*** -0,453*** 0,039 0,773 0,884 -1,245*** -0,399*** référence 0,390*** 0,495*** 0,288 0,671 0,347 0,636 1,040 1,477 1,641 1 Lecture du tableau : voir note 20. Le nombre d’étoiles traduit la significativité du coefficient β: * = β significatif au seuil < 0.05 ; ** = au seuil < 0.01 ; *** = au seuil < 0.001. Dans ce dernier cas par exemple, la probabilité d’une erreur sur le coefficient est alors inférieure à une chance sur 1000. 3 Malte, Roumanie, Hongrie, Ukraine, Croatie, les trois pays baltes et la Bulgarie. 4 Irlande, Pologne, Portugal, Grèce, Italie, République tchèque, Allemagne, Belgique, Autriche, Biélorussie. 5 Royaume-Uni, Finlande, Espagne, Luxembourg, Slovaquie, Slovénie, Islande. 6 France, Danemark, Pays-Bas, Suède. 2 65 Enquête européenne sur les valeurs, 1999 (données pondérées) Puisque cette méthode neutralise l’influence des variables introduites en parallèle, et donc notamment de l’adhésion religieuse, on constate que c’est bien l’appartenance nationale qui creuse aujourd’hui les écarts les plus importants en Europe dans ce domaine. Sur une échelle réduite à quatre niveaux, toute chose égale par ailleurs, les pays les plus libéraux le sont huit fois plus1 que ceux qui se révèlent les plus intolérants en matière de mœurs en Europe ! On voit la profondeur aujourd’hui des différences de culture nationale. Les analyses qualitatives permettaient de pressentir ce résultat, en s’appuyant sur les profondes spécificités des systèmes sociaux2. Surtout, une étude portant sur les codes implicites présidant aux relations sociales a montré combien les cultures nationales étaient différentes dans ce domaine3. Les enquêtes comparatives ont ensuite permis de clairement établir ce résultat pour différentes normes et valeurs4. Il trouve ici une illustration éclatante, appuyée sur une mesure fine de ce phénomène. Ce résultat est d’autant plus flagrant qu’on attribue volontiers ces différences aux oppositions religieuses qui séparent les pays. Or, ces oppositions sont intégrées ici à l’analyse, et donc neutralisées. Mieux : elles le sont sous leur double aspect de différences confessionnelles et de degré inégal de pratique religieuse. S’agissant du premier aspect, on constate bien des différences significatives. Les catholiques apparaissent comme plus rigoristes que les autres confessions chrétiennes, et en tout cas que les orthodoxes, pris ici comme référence. On constate également que le libéralisme des mœurs parfois prêté aux protestants est une légende5, même s’ils apparaissent au plan européen comme peut-être un peu moins rigoristes que les catholiques. Mais ce sont les musulmans déclarés6 qui sont de Ce constat est issu de la comparaison des exponentielles de β, i. e. des odds ratios : toutes choses égales par ailleurs, les pays de la catégorie 4 ont 2,632/0,331= 7,95 chances de plus d’avoir un niveau élevé de libéralisme des mœurs que les pays de catégorie 1. 2 G. Esping-Andersen, Changing Classes Stratification and Mobility in Post-Industrial Society, Londres, Sage, 1993; C. Crouch, Industrial Relations and European State Traditions, Oxford, Clarendon Press, 1993 3 P. d’Iribarne, La logique de l’honneur, Paris, Le Seuil, 1993. 4 Voir par exemple, sur les différence nationales dans l’intensité du sentiment de citoyenneté européenne : C. Dargent, « Citoyenneté européenne : la concurrence des identités territoriales et sociales », dans B. Cautrès, D. Reynié dir. , L’opinion européenne 2000, Paris, Presses de Sciences Po, 2000, p. 47-69 5 Voir dans le cas français : C. Dargent, Les protestants en France aujourd’hui, Paris, Payot, 2005. Cela a été également montré pour les pays biconfessionnels en Europe : P. Bréchon, « Influence de l'intégration religieuse sur les attitudes : analyse comparative européenne », Revue française de sociologie , 43/3, 2002, p.461-483. 6 Bien qu’en recul, la sous-déclaration qui a longtemps caractérisé cette confession amène à utiliser ce qualificatif pour ne pas oublier qu’on ne cerne ici qu’une partie de l’adhésion à l’islam : C. Dargent, « Les musulmans déclarés en France : affirmation religieuse, subordination sociale et progressisme politique », Cahiers du CEVIPOF/Notes et Études de l’OIP, n°34, février 2003. 1 66 loin les moins libéraux : ils le sont trois fois moins dans ce domaine que les orthodoxes. Remarquons également que les sans religion ne diffèrent pas significativement de la référence européenne : avec le recul de l’affiliation religieuse, cette « position » vis-à-vis de la religion a érodé ce que pouvait être la spécificité culturelle de la libre pensée. Mais nos résultats établissent que c’est la pratique religieuse qui induit les effets les plus importants : un Européen ne pratiquant pas a cinq fois plus de chances de se révéler libéral en matière de mœurs qu’un pratiquant hebdomadaire1. Davantage que l’appartenance, c’est l’intégration religieuse qui joue d’abord ici : elle se révèle constituer la deuxième variable explicative du libéralisme des mœurs en Europe, après l’appartenance nationale2. Pour mémoire, relevons que viennent ensuite l’âge et le diplôme. L’âge exerce un effet massif, comme on pouvait le pressentir. Au fur et à mesure qu’il s’élève, le libéralisme des mœurs baisse régulièrement : en 1999, les 18-24 ans se révèlent trois fois plus libéraux sur ce plan que les plus de 60 ans. Dans le cas français, pour les vingt dernières années, le « surlibéralisme » des jeunes en matière de mœurs est une constante bien établie3. Elle vaut donc également pour l’ensemble du continent. Relevons d’autre part que la génération de mai 68 ne semble pas se distinguer ici particulièrement de ses consœurs, et s’inscrit au contraire dans le mouvement général qu’on vient de résumer. Dans la compétition entre les deux variables que sont l’âge et le diplôme en matière d’explication du libéralisme des mœurs, l’âge sort donc gagnant. Néanmoins, le diplôme est loin de voir son effet propre anéanti : à âge égal, les diplômés d’études supérieures témoignent d’un libéralisme des moeurs deux fois plus élevé que les Européens dont la scolarité s’est limitée à l’enseignement obligatoire. La prise en compte du diplôme aboutit à vider la catégorie socioprofessionnelle de l’essentiel de son impact en matière de libéralisme de mœurs4. Seul les agriculteurs et les 1 Ce constat rejoint un autre résultat : la permissivité sexuelle et personnelle ainsi que la religiosité apportent toutes deux une contribution élevée, positive pour la première mais négative pour la seconde au premier axe explicatif dégagé, fondé sur l’autonomie individuelle, de la « carte des valeurs fondamentales de l’Europe » ; J. Hagenaars, L. Halman, G. Moors, « Exploring Europe’s basic values map », in W. Arts, J. Hagenaars and L. Halman, The cultural diversity of European unity : findings, explanations and reflections from the European values study, Leiden, Brill, 2003, p. 28-29. 2 Je retrouve donc ici sur un nombre plus élevé de questions morales la conclusion tirée par Pierre Bréchon d’une analyse de l’enquête réalisée dans le cadre de l’International Social Survey Programme en 1998. Cf. P. Bréchon, « Influence de l'intégration religieuse sur les attitudes : analyse comparative européenne », art. cit. 3 O. Galland, Sociologie de la jeunesse, Paris, Armand Colin, 2004, p. 204. 4 C’est un phénomène classique qui conduit François Héran à mettre en cause l’introduction des différentes variables constitutives de la catégorie sociale en parallèle avec cette dernière, pour la raison que cette méthode « essorerait » ses effets. Mais ce reproche ne paraît pas s’appliquer à l’étude conduite ici. Procéder autrement amènerait à attribuer à la CS un impact qui n’est pas le sien propre et à créer en quelque sorte un artefact ; au demeurant, on constate que ce traitement des données laisse subsister un effet significatif pour certaines des 67 ouvriers témoignent d’une adhésion à cette attitude clairement distincte des employés, qui constituent ici la catégorie de référence. Encore les écarts sont-ils moindres que ce qu’on a constaté pour les deux précédentes variables. Les ouvriers se rallient au libéralisme des mœurs avec une fréquence de 18% inférieure aux employés. Mais cet effet de l’appartenance socioprofessionnelle est bien inférieur, aujourd’hui en tout cas, à celui qu’exerce l’âge ou le diplôme. Il est également inférieur à celui qu’on observe chez les paysans, qui sont deux fois moins fréquemment libéraux que leurs concitoyens employés. Les facteurs de l’acceptation de l’égotisme social Si l’on en vient maintenant à l’échelle de tolérance à l’égard des formes d’égotisme social, on retrouve une très forte variance nationale. Mais, si certains pays occupent une position analogue à celle qui était la leur dans le classement sur l’échelle de libéralisme de mœurs, d’autres ne se retrouvent plus du tout au même niveau. modalités de la catégorie socioprofessionnelle ; Fr. Héran, “Voter toujours, parfois ou… jamais”, in B. Cautres, N. Mayer, op. cit., p. 363. 68 tab. 5 : La tolérance à l’égotisme social dans les pays européens en % Malte Croatie Lettonie Roumanie Hongrie Belgique Irlande Bulgarie Pologne Ukraine Portugal Estonie Pays-bas République tchèque Lituanie Italie Espagne Finlande Allemagne France Islande Danemark Slovénie Suède Grande Bretagne Autriche Grèce Slovaquie Luxembourg Belarus Europe entière 4 30 30 32 34 38 39 40 43 45 46 47 48 49 49 49 49 50 51 51 53 53 54 55 55 56 63 66 69 72 49 Enquête européenne sur les valeurs, 1999 (données pondérées) Une régression logistique exploratoire permet d’affiner l’analyse. Outre Malte, les pays les plus rigoristes continuent d’être composés pour l’essentiel de pays d’Europe centrale et orientale. Mais la Belgique rejoint ce premier groupe. En revanche, à l’autre extrême, les pays les plus tolérants face à ces conduites ne sont plus du tout ceux qui étaient les plus libéraux en matière de mœurs : la Suède, le Danemark et la France perdent plusieurs places, et les Pays-Bas rejoignent la moyenne européenne. Le record de tolérance dans ce registre est 69 détenu par la Biélorussie suivie par la Slovaquie. Puis on trouve, selon un modèle explicatif probablement bien différent, le Luxembourg et le Royaume-Uni. 70 tab. 6 : Régression logistique sur la tolérance à l’égotisme social Coefficient β Exp (β) Genre Homme 0,333*** 1,395 Femme référence Age 18-24 ans 0,591*** 1,806 25-34 ans 0,264*** 1,303 35-44 ans référence 45-59 ans -0,278*** 0,757 60 ans et + -0,709*** 0,492 Niveau d’études ens obligatoire -0,109* 0,897 ens. Professionnel référence ens. secondaire incomplet -0,086* 0,917 ens. secondaire complet -0,029 0,971 ens. Supérieur 0,133** 1,142 Groupe socio-profess. Agriculteurs -0,147** 0,863 Comm./artisans 0,111 1,117 cadres et prof. intell. sup. -0,060 0,942 professions intermédiaire 0,040 1,041 Employés référence Ouvriers -0,034 0,967 inact. n’ayant jamais trav. -0,053 0,948 Pays catégorie 11 -0,492*** 0,612 catégorie 22 référence 3 catégorie 3 0,294*** 1,342 catégorie 44 0,759*** 2,137 Religion Catholique -0,074 0,929 Protestant -0,179*** 0,836 Orthodoxe référence Musulman 0,211 1,235 autre religion -0,239** 0,787 sans religion 0,021 1,022 Pratique religieuse pratiquant hebdo. -0,363*** 0,696 pratiquant mensuel -0,127** 0,881 pratiquant occasionnel référence non pratiquant 0,096** 1,100 Constante -0,080 0,923 Enquête européenne sur les valeurs, 1999 (données pondérées) 1 Malte, Estonie, Croatie, Roumanie, Hongrie, Belgique, Bulgarie, Irlande. Ukraine, Pologne, Lettonie, République tchèque, Portugal, Pays-Bas, Allemagne, France, Lituanie. 3 Italie, Espagne, Finlande, Islande, Danemark, Slovénie, Suède, Grèce. 4 Autriche, Royaume uni, Luxembourg, Slovaquie, Biélorussie. 2 71 La distribution sociale de la tolérance à l’égotisme social est largement différente de celle qui organise le libéralisme de mœurs. Le pays continue d’être la variable la plus efficace. Néanmoins, l’écart creusé est moindre que dans le domaine de la liberté des mœurs : il n’est plus « que » de 1 à 3.5, analogue donc à celui que creuse l’âge. Si on met à part la catégorie « autres », très hétérogène1, la religion n’est pas significative, sauf dans l’une de ses modalités, l’appartenance au protestantisme, qui diminue de 16% la probabilité d’être tolérant aux comportements étudiés ici2. Et toutes confessions et religions confondues, les pratiquants hebdomadaires ont presque un tiers de chance de moins que les pratiquants occasionnels d’être tolérants face à l’égotisme social – et les non pratiquants 10% de plus. Relevons également que le genre est cette fois significatif : les hommes ont 40% de chances de plus que les femmes d’être tolérants dans ce domaine. L’âge continue d’être explicatif, davantage d’ailleurs que pour le libéralisme de mœurs : les 18-24 ans ont presque quatre fois plus de chances d’être indulgents aux incivilités que leurs aînés de plus de 60 ans3. On retrouve là une constante de l‘analyse depuis qu’existe l’Enquête européenne sur les valeurs4. Effet d’âge ou de génération ? Depuis 25 ans, sur une moyenne période donc, il est clair que l’âge « pur » constitue la variable la plus significative5. Sur le plus long terme en revanche, les études d’Inglehart tendent à démontrer l’importance de l’effet générationnel. En revanche, les différences de diplôme n’induisent plus cette fois d’écarts importants : en contraste avec ce qu’on a observé pour le libéralisme des mœurs, la tolérance à l’égotisme social est à peine plus répandue chez les diplômés. La nomenclature socioprofessionnelle n’est plus pertinente que dans le cas des agriculteurs, un peu plus rigoristes dans le domaine que nous étudions ici. Les facteurs sociaux de la tolérance face à la fraude économique Le niveau global d’indulgence vis-à-vis de ces différentes formes de fraude économique apparaît globalement élevé en Europe. Il n’y a là rien de surprenant : un certain 1 Elle est composée, outre quelques bouddhistes et hindous, de juifs, mais bien davantage encore d’autres cultes minoritaires comme les uniates d’Ukraine par exemple. 2 Au XVIIe siècle déjà nous rappelle Max Weber, l’expression « honnête comme un huguenot » était proverbiale : M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1985, p.233. 3 Ce qui corrobore le lien entre ces comportements et la jeunesse, à partir duquel nous avons baptisé plus haut cette échelle. 4 J. Stoetzel, Les valeurs du temps présent, Paris, PUF, 1983. 5 O. Galland, op. cit., p. 206. 72 nombre de travaux sur des exemples nationaux ont établi que la condamnation morale de la fraude fiscale est relativement modérée dans beaucoup de pays européens1. La hiérarchie des pays est cette fois bien différente de celle qu’on constatait jusqu’à présent. Le rigorisme face à cette petite délinquance économique n’est plus le monopole des pays de l’Est. On la trouve aussi chez les Portugais, les Italiens, les Danois. A l’autre extrême, si on retrouve en première place la Biélorussie qui semble décidemment bien tolérante vis-àvis de toutes les formes d’infraction au droit, on ne trouve plus la Grande-Bretagne. En revanche, la France et la Belgique semblent considérer que la fraude économique, notamment vis-à-vis de l’Etat, n’est qu’un péché véniel. 1 M. Leroy, « La sociologie du contribuable face à la taxation », in M. Leroy (dir.), Fiscalité et évitement de l’impôt : une comparaison franco russe, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 25. 73 tab. 7 : La tolérance à la fraude économique dans les pays européens en % + Malte 15 Bulgarie 24 Islande 28 Croatie 30 Portugal 34 Italie 35 Danemark 37 Irlande 38 Pologne 38 République tchèque 38 Lettonie 39 Hongrie 40 Allemagne 44 Finlande 44 Autriche 44 Slovénie 45 Romania 45 Grande Bretagne 46 Suède 47 Espagne 52 Pays-Bas 56 Ukraine 57 Slovaquie 58 Estonie 58 Luxembourg 62 Lituanie 64 Belgique 66 France 67 Grèce 71 Belarus 74 Europe entière 48 Enquête européenne sur les valeurs, 1999 (données pondérées) La régression logistique conduit à relever des contrastes certains quant à l’action des différentes variables sociodémographiques classiques1. Le pays conserve ici un rôle majeur : il y a un écart de 1 à 4 entre les catégories de pays extrêmes sur une échelle qui ne compte que 4 niveaux. En revanche, la position religieuse joue un rôle significatif dans le cas des sans 1 Compte tenu des items qui constituent cette échelle, ces résultats peuvent aider à progresser par ailleurs dans le domaine d’une sociologie de « l’évitement de l’impôt » dont les conclusions sont pour l’heure très ambivalentes ; M. Leroy, art. cit., p. 24 ; M. Leroy, - « Sociologie du contribuable et évitement de l'impôt », Archives européennes de sociologie, 44/2, 2003, p. 224, note 17. 74 religion, qui ont 22% de chances de plus que les orthodoxes de tolérer la petite délinquance économique, et dans celui des protestants, qui ont 10% de moins de chances d’être dans ce cas. Et les pratiquants hebdomadaires ont 30% de chances de moins que les pratiquants occasionnels d’être indulgents vis-à-vis de ces infractions économiques1. De nouveau, la variable genre est ici significative : les hommes ont 28% de chances de plus que les femmes de se révéler indulgent face à la petite délinquance économique. Autre point commun avec ce qu’on vient de constater s’agissant de l’égotisme social : la jeunesse est de nouveau un facteur de tolérance2 : les18-24 ans ont 3,5 fois plus de chances de se déclarer tolérant que les 60 ans et plus3. En revanche, le diplôme n’est absolument pas significatif en la matière, à l’exception d’un enseignement secondaire incomplet qui semble amener à condamner un peu plus la fraude économique4, non plus d’ailleurs que le groupe socioprofessionnel, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre5 – sauf chez les inactifs n’ayant jamais travaillé – plus réticents face à une pratique à laquelle ils n’ont probablement pas eu l’occasion de se livrer, puisque cette catégorie est d’abord constituée de femmes au foyer…. 1 L’étude sur la « morale civique » rejoint ce résultat à partir d’un autre indicateur : la question sur l’importance de Dieu dans la vie. Cf. O. Listhaug, K. Ringdal, « Civic morality in stable, new and half-hearted democracies », in W. Arts and L. Halman (eds.), European values at the turn of the millennium, Leiden, Brill, 2004, p. 357. 2 Conformément à ce que relèvent plusieurs études : A. Keenan and P.N. Dean, « Moral Evaluation of Tax Evasions », Social Policy and Administration, 14/3, 1980, p. 214; K.-E. Warneryd and B. Walerud, “Taxes and Economic Behavior : some Interview Data on Tax Evasion in Sweden”, Journal of Economic Psychology, 2, 1982, p. 200. 3 Pour une conclusion qui va dans le même sens, voir : O. Listhaug, K. Ringdal, op cit., p. 357. 4 Et cela même si les plus diplômés pratiquent davantage l’évasion fiscale : K.-E. Warneryd et B. Walerud, loc. cit. 5 Et à ce qu’on a pu observer dans le cas américain, où les cols bleus se déclareraient plus volontiers favorables à l’évasion fiscale : J. Vogel, « Taxation and Public Opinion in Sweden : An Interpretation of Recent Survey Data », National Tax Journal, 27/4, 1974, p. 507. On prendra avec prudence les conclusions sur l’impact de l’appartenance socioprofessionnelle dans l’explication de la fraude fiscale en France compte tenu du caractère très artisanal de l’enquête qui la fonde ; J. Dubergé, Les Français face à l'impôt : essai de psychologie fiscale, Paris, LGDJ, 1990, p. 218. 75 tab. 8 : Régression logistique sur la fraude économique Coefficient β Genre homme femme Age 18-24 ans 25-34 ans 35-44 ans 45-59 ans 60 ans et + Niveau d’études ens obligatoire ens. professionnel ens. secondaire incomplet ens. secondaire complet ens. supérieur Groupe socio-profess. agriculteurs comm./artisans cadres et prof. intell. sup. professions intermédiaire employés ouvriers inact. n’ayant jamais trav. Pays catégorie 11 catégorie 22 catégorie 33 catégorie 44 Religion catholique protestant orthodoxe musulman autre religion sans religion Pratique religieuse pratiquant hebdo. pratiquant mensuel pratiquant occasionnel non pratiquant Constante Exp (β) 0,246*** 1,278 Référence 0,574*** 0,337*** référence -0,317*** -0,690*** 1,776 1,401 -0,073 référence -0,133** -0,082 -0,074 0,930 0,130 0,048 -0,032 0,014 référence 0,056 0,232** 1,139 1,049 0,968 1,014 0,728 0,501 0,875 0,921 0,929 1,057 1,261 -0,396*** 0,673 référence 0,355*** 1,426 0,952*** 2,592 0,040 -0,108* référence -0,179 -0,013 0,201*** -0,368*** -0,067 référence 0,007 -0,178* 1,041 0,898 0,836 0,987 1,222 0,692 0,935 1,007 0,837 1 Malte, Bulgarie, Islande, Croatie, République tchèque, Danemark, Portugal, Italie Hongrie, Estonie, Pologne, Irlande. 2 Slovénie, Finlande, Allemagne, Royaume-Uni, Autriche, Roumanie. 3 Suède, Espagne, Ukraine, Lettonie, Pays-Bas, Slovaquie Luxembourg. 4 Lituanie, France, Belgique, Grèce, Biélorussie. 76 Enquête européenne sur les valeurs, 1999 (données pondérées) L’analyse de la configuration de l’univers moral des Européens qui vient d’être menée démontre donc à la fois la pertinence de la variable religieuse et l’effet irréductible de l’appartenance nationale. Pour chacune des trois attitudes étudiées cependant, ce sont moins les clivages confessionnels qui s’avèrent discriminants que la fréquence de l’assistance au culte, prise comme mesure de l’intégration religieuse. Ainsi, quand la pratique se fait plus régulière, la tolérance à l’égotisme social et à la fraude économique baisse, et l’acceptation du libéralisme des mœurs s’effondre – toutes Eglises confondues. Et si elle intervient par rapport à cette dernière attitude à l’égard de laquelle par exemple les musulmans sont très hostiles, la confession n’est pertinente de manière à la fois significative et sensible que pour la réticence protestante à l’égotisme social et pour l’indulgence des sans religion à l’égard de la fraude économique. Mais sur ces trois attitudes prises globalement, on est loin d’observer des clivages forts, opposant les catholiques, les protestants et les orthodoxes. En revanche, ces clivages sont manifestes entre les quatre catégories de pays distingués. Une fois neutralisés les effets des autres variables, ce « résidu » n’est pas sans susciter une vraie interrogation. Contrairement aux théories « culturo-religieuses », il n’est pas aisé de l’attribuer aux effets différés et incorporés des oppositions confessionnelles puisque qu’on vient de voir qu’elles ne jouent guère de manière directe, en tout cas aujourd’hui. Pour décrypter cette « boîte noire » des cultures nationales, après la démonstration qui vient d’être faite de leur caractère irréductible, il convient probablement d’adopter un autre angle d’analyse, en quittant alors le point de vue de la comparaison large selon une méthode quantitative pour passer à des monographies, via une sociologie historique des cultures nationales et de leurs genèses. 77 Les Europe religieuses "historiques" : convergences et contrastes 78 La laïcité à l’épreuve du catholicisme et de l’Europe : Le modèle français en question Virginie Riva & Yves Déloye (Université Paris I Panthéon-Sorbonne - C.R.P.S.) Pour comprendre l’actuelle résurgence de revendications identitaires de nature religieuse1 en France, et plus encore, l’impact de la construction européenne sur les modalités nouvelles d’articulation entre les espaces politique et religieux, il convient d’envisager une mise en perspective de longue durée qui, seule, permette de resituer dans son épaisseur historique le « destin du catholicisme français » (pour reprendre le titre célèbre d’Adrien Dansette). Parce que le catholicisme a été, en France plus qu’ailleurs probablement en Europe, étroitement associé à l’histoire et à l’identité nationales2, il convient de conserver à l’esprit qu’une grande partie de sa dynamique historique sera marquée par la résistance que l’Eglise catholique va mettre en œuvre à l’égard de toutes les perspectives (philosophiques, morales et politiques) de sortie de la religion. Pendant longtemps, son dessein sera, en effet, de tenter de préserver l’emprise que la religion catholique et son dense appareil ecclésiastique exercent sur les consciences et les attitudes des croyants. À bien des égards, on peut voir dans cette stratégie d’adaptation une illustration de « ces profonds mystères » dont parle Clifford Geertz lorsqu’il évoque la prétention de certaines identités culturelles à se reproduire durablement dans les habitudes de vie ou les choix institutionnels d’une société pourtant en mutation. Pour l’anthropologue américain, « la persistance d’une partie considérable du caractère culturel d’un peuple, du sens et de la pression des vies de ses membres, au travers d’énormes changements, même des changements historiques discontinus (…) est l’un des plus profonds mystères des sciences humaines. Une partie de la réponse, observe-t-il cependant, se trouve sûrement dans la capacité qu’ont certaines institutions clefs (…) de s’adapter et se transformer elles-mêmes selon des lignes posées par elles-mêmes, pour devenir en changeant 1 Ce chapitre traitera exclusivement du catholicisme français qui, en raison de son histoire spécifique et de sa place particulière dans la société française, connaît une dynamique de sécularisation propre justifiant cette limitation monographique. La perspective de longue durée adoptée ici justifie que nous ayons sélectionné quelques épisodes historiques significatifs à nos yeux. D’où l’absence d’un traitement linéaire et chronologique complet pour mieux comparer les revendications identitaires catholiques jugées les plus pertinentes pour notre propos. La taille limitée du chapitre justifie également la perspective adoptée. D’autres chapitres de ce livre apportent un regard complémentaire sur les confessions juive, protestante et musulmane. 2 Ce que les débats de la campagne pour les élections présidentielles de 2007 ont largement montré. Ainsi, dans un entretien au Figaro en date du 18 avril 2007, Nicolas Sarkozy (UMP) déclare : « Derrière la morale laïque et républicaine française, il y a deux mille ans de chrétienté. Ce n’est pas militer pour une Eglise que de dire cela, c’est regarder l’histoire de France telle qu’elle est, et ce "long manteau d’églises" qui recouvre notre pays (…). On ne peut pas ignorer les racines chrétiennes de l’Europe, ni celle de la France ». 79 des paraphrases de ce qu’elles étaient »1. Ce beau texte, nous voudrions le faire nôtre, pour formuler une hypothèse de départ qui guidera notre réflexion dans ce chapitre : face aux bouleversements historiques qu’entraîne la sécularisation de la société, le catholicisme français va longtemps choisir de changer en se paraphrasant. Il espère ainsi limiter les coûts d’accommodement à une transformation politique qui remet en cause en profondeur son fondement historique et sa position prépondérante dans l’espace public. Ce faisant, il va développer une véritable politique favorisant durablement l’imbrication du registre de la piété avec celui de l’assentiment politique et de l’affirmation de l’identité nationale. C’est par rapport à ce passé fait d’encastrement et de concurrence étroite qu’il convient de comprendre la dynamique historique encore à l’œuvre aujourd’hui et de repérer les lignes d’évolution induites par la construction communautaire et les controverses identitaires qui l’accompagnent. I. Le refus de la sécularisation ou le legs du passé Ce modèle trouve son origine dans la nature même des relations entretenues, dès le Moyen Age, entre la religion catholique (devenue, depuis le baptême de Clovis, celle des sujets du roi Très Chrétien) et un espace politique dont l’autonomie sera durablement limitée par les relations de dépendance et de concurrence qui se nouent alors entre le roi et les théologiens. Placée au cœur du dispositif de légitimation du pouvoir royal et de ses cérémoniaux (le sacre, la prière royale, les « entrées » du roi dans ses bonnes villes, le lit de justice, la liturgie des funérailles royales, la construction de nécropoles familiales2…), la religion catholique sacralise le pouvoir des rois dont on ne cessera de rappeler qu’il vient de Dieu tout autant qu’elle contribue à en assurer durablement le respect et la reconnaissance auprès des sujets. D’où les étroites imbrications et interdépendances qui lieront historiquement en France – plus encore avec la montée en puissance du gallicanisme – les espaces religieux et politique et la très forte porosité de l’espace public de l’époque aux manifestations et rituels de sacralisation religieuse de la majesté d’Etat qui s’instaure sur les ruines du système féodal antérieur. D’où aussi la résistance que rencontrera plus tard en 1 Cl. Geertz, Bali. Interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, 1983, p. 9. À l’exception du sacre, l’ensemble de ces cérémoniaux se mettent en place au début du XIIIe siècle. Sur ces rituels de majesté qui établissent le caractère surnaturel du pouvoir monarchique, voir la partie rédigée par Colette Beaune dans Y.-M. Bercé (dir.), Les Monarchies, Paris, P.U.F., 1997, p. 205 sq. Voir aussi A. Bourreau et C.-S. Ingerflom (dir.), La Royauté sacrée dans le monde chrétien, Paris, Editions de l’E.H.E.S.S., 1992. 2 80 France, plus qu’ailleurs, toute perspective de sécularisation qui remettrait en cause cette position centrale de l’Eglise catholique dans le jeu politique1. Le long XIXe siècle illustre amplement les formes multiples de cette durable imprégnation entre les registres de la sacralité religieuse et politique. Les nombreux usages politiques dont est l’objet la liturgie catholique constituent l’un de ces fils invisibles qui relie la société française d’Ancien Régime avec celle née de la secousse révolutionnaire. Le moment napoléonien illustre probablement mieux que tout autre cet étrange « mélange » pour reprendre le mot célèbre de Mme de Staël – entre sphères politique et religieuse. Se félicitant de la politisation de la théologie catholique, Portalis résumera en ces termes l’étroite interdépendance qui continue alors à associer, parfois de manière caricaturale, religion et politique : « Cet enseignement [celui de l’Eglise] n’importe pas moins à l’Etat qu’à la Religion même : il enveloppe, pour ainsi dire, l’homme dès sa plus tendre enfance. Il met les plus grandes vérités à la portée de tous les âges et de toutes les classes, en s’adressant, non à l’esprit qui est la partie la plus bornée et la plus contentieuse de nous-mêmes, mais au cœur dont il ne faut que diriger les affections, et qui peut saisir, sans effort, tout ce qui est bon, tout ce qui est juste, tout ce qui est généreux, tout ce qui est aimable »2. Forte de cette reconnaissance, l’Eglise entend perpétuer, à une échelle encore inédite, une culture d’accompagnement de la vie politique française qui singularise la trajectoire de longue durée de la société politique française3. Il convient de voir dans cette culture de l’indifférenciation l’un des principaux héritages de l’Ancien Régime mais aussi l’un des déterminants essentiels qui obligèrent les élites républicaines françaises à inventer cette modalité radicale de sortie de la religion que constitue la laïcité. Car, on l’oublie trop souvent, la « solution laïque » (l’expression est empruntée à Emile Poulat) mise en œuvre tout au long du XIXe siècle français et qui aboutira à la loi de Séparation de 1905 est moins la résultante d’un choix idéologique que la conséquence d’une impossible conciliation politique entre « l’esprit de religion » et l’ « esprit de liberté » pour reprendre le vocabulaire d’Alexis de Tocqueville. Spectateur engagé mais inquiet de cette rupture qu’il appréhende, l’auteur de la Démocratie en Amérique perçoit bien tout ce qui distingue ici historiquement la trajectoire américaine faite d’une précoce séparation et différenciation des sphères religieuse et 1 Qu’on nous permette ici de renvoyer à Y. Déloye et O. Ihl, « Deux figures singulières de l’universel : la République et le sacré », in M. Sadoun (dir.), La Démocratie en France, tome II, Idéologies, Paris, Gallimard, 2000, chapitre II. 2 C.A.R.A.N. F 19 5438, Rapport présenté à sa Majesté l’Empereur au sujet de l’exécution de l’article 39 de la loi du 18 germinal an 10, relatif à la publication d’un seul catéchisme pour toutes les Eglises de l’Empire français, 4 avril 1806, p. 3-4. 3 Voir ici Y. Déloye, Les Voix de Dieu. Pour une autre histoire du suffrage électoral : le clergé catholique français et le vote (XIXe-XXe siècle), Paris, Fayard, 2006, notamment chapitre II. 81 politique1 d’une trajectoire française caractérisée par le refus durable de l’Eglise catholique de penser l’autonomie des deux espaces et, plus encore, le principe laïque d’une citoyenneté républicaine fondée sur le cloisonnement entre l’homme social engagé dans la vie, le citoyen membre d’une communauté nationale et le chrétien vivant sa foi. Au terme de l’affrontement majeur qui va opposer deux institutions longtemps interdépendantes, l’économie politique de la laïcité va provoquer une double rupture : éthique du fait de la non reconnaissance de l’utilité sociale de la religion (c’est là tout l’enjeu notamment de la laïcisation de la morale, de l’éducation, de la justice et même des cimetières) et identitaire du fait de la volonté des élites républicaines de projeter les citoyens dans une « communauté imaginée » qui fait de la laïcité son référent principal. Comme le montre le tableau ci-dessous, ces transformations historiques peuvent être résumées en trois périodes principales. À une première période fondatrice qui voit s’instaurer des relations de dépendances très fortes entre les sphères religieuse et politique succède une phase de très forte conflictualité entre l’Etat et l’Eglise qui débouchera sur une « solution laïque » qui exclut désormais la religion de l’espace public2 et en nie l’utilité sociale et politique3. La dernière période est marquée par le ralliement tardif à la modernité libérale et démocratique d’une l’Eglise catholique alors frappée par une crise sans précédent de l’observance cultuelle. L’apaisement des relations entre l’Etat et l’Eglise (qu’illustre, par exemple, l’accord conclu en 1924 entre le Vatican et le gouvernement français et visant à favoriser l’application effective de la loi de Séparation de 1905) ouvre une nouvelle période propice à une réappropriation de la revendication identitaire catholique par des groupes religieux et politiques souvent en marge d’une institution ecclésiastique soucieuse désormais de respecter le principe de la séparation. C’est par rapport à ces transformations historiques qu’il convient de penser les modifications induites récemment par la construction européenne dans les modalités d’articulation entre les sphères religieuse et politique4. 1 Sur les spécificités du catholicisme américain, voir l’enquête très documentée de C. Froidevaux, « L’Eglise américaine ou l’échec d’un catholicisme "dans le siècle" », Revue française de science politique, 49/1, 1999, p. 79-102. 2 Sur la contestation de cette exclusion par l’Eglise catholique tout au long du XIXe siècle, voir P. D’Hollander (dir.), L’Eglise dans la rue. Les cérémonies extérieures du culte en France au XIXe siècle, Limoges, PULIM, 2001. 3 Sur cette période conflictuelle, voir dans une littérature abondante, la synthèse proposée par J. Le Goff et R. Rémond (dir.), Histoire de la France religieuse, tome III dirigée par Ph. Joutard, Du roi Très Chrétien à la laïcité républicaine (XVIIIe-XIXe siècle), Paris, Seuil, 1991. 4 Nous ne développons pas ici l’histoire des liens entretenus entre le catholicisme et la construction communautaire notamment l’influence de la « démocratie chrétienne » sur cette dernière. Sur les liens souvent présentés comme inséparables, mais dont on peut avec Marc le Dorh nuancer l’analyse, voir l’ouvrage récente de 82 Tableau 1 : Transformations historiques des rapports entre le catholicisme et la sphère politique en France. Ancien Régime XVIIIe-1918 1918-XXIe siècles Nature des Imbrication + Séparation Séparation routinisée relations entre la concurrence conflictuelle et voire apaisée religion émergence de la laïcité catholique et l’espace politique Utilité sociale de Majeure et reconnue par la religion l’Etat Occultée par l’Etat Revendiquée par certains acteurs religieux Légitimité Descendante/Hétéronomie Ascendante/Autonomie Ascendante/Autonomie politique Conflictualité Acteur dominant Concurrence Refus de la perspective Se déplace vers des institutionnelle d’une sécularisation acteurs périphériques sectorielle du du champ religieux catholicisme et/ou politique Eglise/Etat Nébuleuse catholique Eglise/Etat + neutralité relative de l’autorité ecclésiastique Type de Superposition de Sécularisation Sécularisation communalisation l’appartenance religieuse conflictuelle entre routinisée politique et civile l’appartenance religieuse et civique Modalité de Forte articulation régulation entre hiérarchique Indépendance Dérégulation croisée les sphères religieuse et politique ce dernier : Les démocrates chrétiens français face à l’Europe. 1944-1957, Mythes et réalités, Paris, L’Harmattan, 2005. 83 II. L’Europe comme structure d’opportunité Engagé sur les ruines de la Seconde Guerre Mondiale et fortement soutenu par les élites politiques issues d’une démocratie chrétienne1 qui avait durablement peiné à se développer en France, le projet communautaire va régulièrement remettre sur l’agenda politique la question de la place de la religion dans l’espace public. Parce qu’elle confronte des modalités d’articulations entre les sphères religieuse et politique très différentes d’une expérience historique nationale à une autre2, parce qu’elle pose à nouveau frais la question de l’identité collective en Europe et de son inscription mémorielle, parce qu’elle repose sur des logiques juridiques favorables à l’émergence de nouvelles formes de reconnaissance publique des identités religieuses ou culturelles, la construction européenne favorise une redistribution des cartes qui conduit à observer un renouveau des affirmations identitaires d’origine religieuse dans les pays constitutifs désormais de l’Union européenne élargie3. Du fait de sa spécificité et de la nature de sa trajectoire historique, le modèle français de laïcité est particulièrement sensible à cette actualité européenne. D’où probablement le fait que la France soit aujourd’hui en Europe occidentale l’un des pays où l’incidence identitaire de la construction européenne débouche régulièrement sur des débats où les arguments et symboles religieux fassent l’objet d’une politisation plus forte qu’ailleurs. Probablement faut-il voir là le legs d’une histoire multiséculaire d’interdépendance et de conflictualité entre les sphères religieuse et politique. Plusieurs événements récents peuvent illustrer ce point. Nous en retiendrons trois principaux : celui du débat en 1992 au moment de la ratification du Traité de Maastricht, celui engagé quelques années plus tard au moment de la rédaction de la Charte des droits fondamentaux et, enfin, peut-être le plus symbolique, celui qui porta récemment sur la place de la référence aux origines chrétiennes de l’Europe dans le projet de Traité constitutionnel européen (TCE). Comme nous le verrons, malgré leur spécificité conjoncturelle, ces trois moments attestent d’un certain nombre de déplacements convergents dans les modalités d’expression publique d’identités religieuses souvent tentées de desserrer le carcan d’une laïcité déstabilisée par la recomposition contemporaine du croire et la 1 Cf. J.-D. Durand, L’Europe de la Démocratie chrétienne, Bruxelles, Editions Complexe, 1995. Pour une synthèse sur cette question, voir Fr. Champion, « Entre laïcisation et sécularisation : des rapports Eglise-Etat dans l’Europe communautaire », Le Débat, 77, 1993, p. 46-72. 3 Pour une mise en perspective générale, voir récemment T. A. Byrnes et P. J. Katzenstein (eds.), Religion in an Expanding Europe, Cambridge, CUP, 2006. 2 84 dérégulation croisée du religieux et du politique qui l’accompagne en Europe1. Leur analyse comparée permet, nous l’espérons, de mieux comprendre le répertoire nouveau des revendications identitaires d’origine religieuse dans l’arène publique européenne. Et ce faisant d’expliciter en quoi le débat politique européen (qu’il porte sur son modèle de citoyenneté, ses frontières culturelles, ses fondements historiques ou encore son identité) offre une structure d’opportunité inédite pour favoriser la résurgence d’une rhétorique catholicocentrique2, non plus portée comme au XIXe siècle par les acteurs ecclésiastiques centraux, mais par des acteurs politiques ou religieux périphériques. A. Jeanne d’Arc contre l’Union Européenne Les débats qui entourèrent, en 1992, la ratification française du traité de Maastricht constituent un point d’observation privilégié pour étudier ce travail de reformulation des registres contemporains d’affirmation identitaire. Marqués par une très forte implication populaire, ces débats favorisèrent une redéfinition des principes constitutifs de l’identité nationale française. En raison des bouleversements induits (et, plus encore, redoutés) par l’affirmation de l’édifice politique communautaire, l’identité nationale redevient, comme au siècle précédent, l’enjeu d’un conflit politique majeur entre ceux qui entendent concurremment en déterminer le fondement et le contenu. Le développement de nouveaux courants souverainistes qui trouvèrent bientôt dans le scrutin européen de juin 1994 une première consécration électorale sérieuse, la montée en puissance d’une extrême droite hostile depuis toujours à la construction européenne, la ferveur commémorative qui conduit alors la société française à interroger de manière récurrente son passé, l’interrogation partagée par la Commission européenne et le Vatican sur la nécessité de « donner une âme à l’Europe »3 : autant de facteurs qui contribuèrent à faire de ce débat, tant au Parlement qu’en dehors de 1 Voir ici les hypothèses suggestives de D. Hervieu-Léger dans son chapitre « "Renouveaux" religieux et nationalistes : la double dérégulation », in P. Birnbaum (dir.), Sociologie des nationalismes, Paris, PUF, 1997, p. 163-185. 2 Dans l’acception qui est donnée ici à ce terme, il consiste à ériger l’adhésion aux valeurs propres au catholicisme en condition exclusive d’accès au statut de membre de la communauté nationale. Confondue avec la civilisation chrétienne, l’identité française – que résume à elle seule la célèbre évocation de la « Fille aînée de l’Eglise » – est ici appelée à se reproduire à l’identique dans le temps. Dans une telle rhétorique conservatrice voire réactionnaire, l’identité nationale est une donnée anthropologique et naturelle : elle s’enracine dans la constitution religieuse de l’homme qui identifie son appartenance cultuelle avec son identité culturelle et politique. Dès lors, le catholicisme n’est pas ici simplement une religion, encore moins une confession, mais une identité et une mémoire que la nation doit préserver au risque d’en trahir le fondement. 3 On se souvient que, suite à un discours de Jacques Delors aux Eglises en date du 14 avril 1992, la Commission européenne lancera son programme « Donner une âme à l’Europe » afin de doter la construction communautaire d’un sens et d’une dimension spirituelle susceptibles d’en renforcer l’identification et la légitimité. Sur cette question, voir dans ce livre le chapitre rédigé par François Foret et Philippe Schlesinger. 85 l’arène parlementaire, un moment crucial dans l’articulation nouvelle entre certaines revendications identitaires religieuses et l’arène publique européenne. Lors de ces débats, une prise de position mérite tout particulièrement notre attention. La lecture des débats parlementaires tout autant que celle de la presse de l’époque permet, en effet, de constater la résurgence d’une revendication catholicocentrique proche dans son discours de celle observée à la fin du XIXe siècle en France. À cette époque, comme nous l’avons montré ailleurs, une grande partie du monde catholique refuse de se reconnaître dans un modèle de communauté nationale détachée de son référent catholique et continue à faire de l’Eglise la gardienne d’une identité qui se confond avec le catholicisme et son inscription historique en France. Largement défendue par l’appareil ecclésiastique et ses nombreux satellites (organisations de jeunesse, ligues voire organisations partisanes, presse catholique, etc.), cette posture catholicocentrique considère que la religion catholique doit continuer à donner un sens total au monde et à guider la multiplicité des expériences humaines et notamment des actes civiques. Véritable « théologie de la visibilité », ce discours engage les Catholiques à occuper l’espace public notamment politique, et fait du catholicisme une véritable identité consubstantielle de celle de la communauté nationale française. Cette affirmation identitaire se traduit dans ses versions les plus radicales par la volonté politique de faire du catholicisme le critère et la condition de l’appartenance légitime à une communauté civique pensée comme le simple prolongement de la Cité de Dieu. Ce modèle qui tente d’identifier le destin national de la France avec celui de la civilisation chrétienne n’est plus, en 1992, défendu que par les seuls acteurs politiques proches de l’extrême droite. D’une certaine manière, la dépolitisation contemporaine du discours ecclésiastique ainsi que le choix par l’Eglise d’une démarche missionnaire recentrée sur ses intérêts religieux contribuent à favoriser une reconversion politique radicale de la rhétorique catholicocentrique. Au moment de la ratification du Traité de Maastricht, c’est surtout dans le discours du Front National que cette affirmation identitaire est mobilisée pour lutter contre une construction européenne honnie. Faute d’une représentation parlementaire importante qui le marginalise dans le débat engagé par la perspective du référendum de ratification, le Front National fera notamment de la fête de Jeanne d’Arc une tribune où s’exprimera clairement la conception de l’identité nationale défendue par Jean-Marie Le Pen et son parti. Lors de son discours du 1er mai, le dirigeant nationaliste considère ainsi que l’identité catholique de la société française – identité que résume symboliquement à elle seule la figure de Jeanne d’Arc – est constitutive de son identité nationale. Cette dernière ne saurait s’émanciper du référent religieux qui 86 historiquement la constitue : « Il y a, dans la Constitution réelle, vivante, spirituelle et charnelle de notre pays, des valeurs qui échappent à la détermination des vivants parce que la France n’appartient pas seulement à ceux qui y vivent et qui y sont nés, mais aussi à ce milliards d’hommes et de femmes qui, avant nous, y sont nés, et vis-à-vis desquelles nous sommes comptables du bien commun et d’abord bien sûr, de l’indépendance de la patrie et de la souveraineté du peuple ». Et d’ajouter quelques minutes plus tard : « C’est elle [Jeanne d’Arc] qui (...) a conduit le Dauphin se faire sacrer à Reims et devenir le roi Charles VII, là même où, 900 ans auparavant, Clovis, chef des Francs, avait, en se faisant baptiser avec ses guerriers par l’évêque Rémy, jeté les bases de la nation française »1. Par une étonnante capacité de réécriture de l’histoire, le dirigeant nationaliste établit implicitement une véritable continuité entre le moment fondateur du baptême de Clovis, le combat pour l’indépendance nationale de la Pucelle d’Orléans et son propre engagement souverainiste contre l’ « Europe de Maastricht ». Au terme de cette paraphrase, c’est toute l’histoire de l’identité laïque de la société française qui se trouve congédiée au profit d’une réaffirmation identitaire catholicocentrique nostalgique de l’époque des rois Très Chrétiens et hostile à l’ouverture politique mais aussi culturelle que symbolise une UE dont la citoyenneté proclame désormais le devenir postnational. Réhabilitant l’opposition établie jadis par un Charles Maurras et un Maurice Barrès entre le pays réel et le pays légal, J.-M. Le Pen juge que la ratification du traité de Maastricht constitue « un crime contre la Nation ». Le discours du Front National privilégie alors plus que jamais une acception fermée de l’identité nationale : le catholicisme – envisagé ici plus dans sa dimension culturelle et historique que strictement religieuse – demeure le caractère clôturant cette identité essentialiste. Quelques mois plus tard, à quelques jours d’un référendum de ratification très disputé, lors d’une cérémonie organisée symboliquement sur le parvis de la cathédrale de Reims, J.-M. Le Pen prononcera un serment très significatif de cette orientation catholicentrique : « Réunis en ce haut lieu sacré de la patrie, symbole de sa fondation, de son enracinement et de sa pérennité, nous jurons de défendre les libertés des citoyens, nous jurons de défendre l’intégrité de notre territoire, nous jurons de défendre la souveraineté nationale de notre patrie et d’exiger pour ceux qui auront trahi le jugement et le châtiment de leurs actes »2. Menacée par « le mondialisme » dont la construction européenne 1 Présent, 7 mai 1992. Présent, 7-8 septembre 1992. Présentant ce discours, le journaliste de Présent résumera ainsi les propos de J.M. Le Pen : « Dans son discours, Jean-Marie Le Pen a constamment fait référence aux grandes batailles de 2 87 est le vecteur, la défense de l’identité nationale suppose donc de rappeler prioritairement l’enracinement catholique de la société française. Quelques années plus tard, au moment de la commémoration du XVe centenaire du baptême de Clovis, c’est tout une nébuleuse catholicocentrique qui propagera cette thématique d’un nécessaire retour à une alliance renouvelée entre la France et son héritage spirituel1. Dans les deux configurations, ce qui frappe c’est la prudence de l’institution ecclésiastique dans ces débats. Malgré la conviction profonde d’un Jean-Paul II convaincu que l’héritage spirituel de l’Europe est au cœur de son devenir, l’Eglise catholique de France se gardera de reprendre ce discours catholicocentrique qu’elle affectionnait tant jadis. Engagé dans un travail de lobbying plus discret2, elle laisse aux acteurs politiques radicaux le soin de revendiquer publiquement le legs d’une civilisation catholique mythifiée. B. D’une Convention à l’autre : l’impossible rappel à la chrétienté Dès le moment maastrichtien, les prises de position catholiques au sein de l’espace public européen connaissent une structuration qui restera stable jusqu’à aujourd’hui : le discours politique tranche nettement par sa radicalité avec la prudence des prises de parole ecclésiastiques. Cette dépolitisation partielle favorise une reconversion de la thématique catholicocentrique dans le discours politique extrémiste, même si le « moment constitutionnel » verra émerger des acteurs non plus issus seulement de la droite extrémiste, mais aussi de la droite conservatrice, plus légitime au sein du paysage politique européen. On peut parler avec Laurent Fabre pour cette catégorie d’acteurs d’un nouveau catholicisme français, qui, dans ses alliances, se retrouve « plus ultramontain que gallican »3. Bien que le discours du Vatican tend alors à devenir pressant quant à la reconnaissance de l’héritage chrétien comme héritage culturel commun, il ne s’agit plus cependant de défendre le concept d’une Europe chrétienne comme mode de justification de sa présence et de son rôle dans le processus de construction communautaire. La réappropriation politique d’une défense l’Histoire de France, aux rois et aux héros qui ont façonné notre pays, à Clovis – "première image du chef" – dont le baptême a été en même temps celui de notre nation ». 1 Cf. Y. Déloye, « Commémoration et imaginaire national en France (1896-1996). "France, fille aînée de l’Eglise, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ?" », in P. Birnbaum (dir.), Sociologie des nationalismes, op. cit., p. 55 sq. 2 Sur ce point, voir le chapitre de ce livre rédigé par Bénédicte Massignon ainsi que ses travaux antérieurs. Voir aussi S. Wydmusch, « Intégration européenne et réseaux transnationaux : le lobbying européen des Eglises », in J.-P. Bastian, F. Champion et K. Rousselet (dir.), La Globalisation du religieux, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 249 sq. 3 L. Fabre, « Le discours de réattestation identitaire de l’Eglise de France sous le pontificat de Jean-Paul II », in J. Baudouin et Ph. Portier (dir.), Le mouvement catholique français à l’épreuve de la pluralité. Enquête autour d’une militance éclatée, Rennes, PUR, 2002, p. 211-235. 88 civilisationnelle de l’UE, centrée sur le combat pour l’inscription de l’héritage chrétien dans le Préambule du Traité constitutionnel, va désormais être portée par des acteurs laïcs, en fonction d’une hiérarchisation des enjeux qui leur est spécifique : les acteurs institutionnels (COMECE, OCIPE) cherchent davantage durant le processus constitutionnel la reconnaissance juridique d’un dialogue entre les Eglises et les institutions de l’UE différencié de celui institué avec la société civile, reconnaissance obtenue avec l’article I-52 du projet de Traité constitutionnel concernant « le statut des Eglises et des organisations non confessionnelles ». La position de l’Episcopat français, comme celle des organisations de lobbying est assez mesurée sur le problème de l’héritage chrétien, leur préférence allant vers la mention de Dieu dans la Constitution, selon l’exemple de la Constitution polonaise1. Les deux « moments » que constituent la mise en place des deux conventions chargées successivement de rédiger la Charte des droits fondamentaux et le Traité établissant une Constitution européenne, resitués dans l’histoire nationale longue, permettent de prendre acte des changements d’acteurs et de la reformulation des discours identitaires face à cette opportunité de vitalité religieuse renouvelée en Europe liée au processus d’élargissement, dont parle Peter J. Katzenstein2. Les débats sur l’identité de l’Europe, accélérés avec la question de l’adhésion de la Pologne et de l’entrée de la Turquie, renouvellent les interrogations sur la place du christianisme dans la mémoire et le devenir européen. Se dessine ici une période favorable à la résurgence de controverses religieuses, et de mobilisations contradictoires des valeurs religieuses au sein de l’arène catholique française. La religion peut être une source de résistance ou, à l’inverse, d’adaptation à l’Europe : pour l’Eglise de France et, pour nombre de Catholiques laïcs issus du catholicisme social, elle apparaît comme une chance pour faire évoluer le mode d’appréhension du fait religieux dans l’espace public national. C’est la rédaction de la Charte des droits fondamentaux avec le débat 1 Cf. Mgr H. Simon, « L’avenir de l’Union européenne », Conférence des évêques de France, Assemblée plénière 2002, Textes et documents, Paris, Cerf, 2003, p. 221 : « De manière récurrente, nous entendons parler d’une référence à l’héritage religieux, à l’héritage chrétien ou aux racines chrétiennes de l’Europe. Il arrive parfois que cette demande soit présentée comme l’exigence de faire reconnaître un caractère confessionnel aux institutions européennes. Nous ne pouvons accepter d’être enfermés dans une présentation aussi réductrice et sommaire. Il est tout de même clair que nous sommes attachés à la liberté religieuse et à la liberté de conscience. Mais il nous semble aussi que la liberté religieuse n’est pas incompatible avec le fait de reconnaître que les diverses traditions et communautés religieuses ont joué et continuent de jouer un rôle positif dans le développement de la culture européenne. Dans l’état actuel de mon information, je ne sais pas si le débat va être rouvert au sein de la Convention ( …). Pour ma part, s’il devait y avoir une recherche pour écrire un Préambule, il me semble que le compromis trouvé pour la Constitution qui est en vigueur en Pologne depuis 1997 pourrait utilement servir de base à la discussion ». 2 P. J. Katzenstein, « Multiple modernities as limits to secular Europeanization ? », in T. A. Byrnes and P. J. Katzenstein (eds.), Religion…, op.cit., p. 2. 89 sur l’opportunité d’une référence à un « héritage religieux » qui contribua à l’émergence de ces thématiques dans le débat européen. Se dessine dès lors un fort pluralisme au sein des acteurs catholiques français engagés sur le terrain de débats européens. Trois positions principales peuvent être alors repérées : le courant de la démocratie chrétienne et du catholicisme social, celui d’un catholicisme contestataire qui voit dans une Europe trop ouverte au fait religieux une motivation nouvelle de son combat pour la défense de la laïcité, enfin, une nébuleuse issue de la droite conservatrice, alliée à divers réseaux religieux actifs en Europe. Les Catholiques proches de l’extrême droite ont eu une action beaucoup plus saillante médiatiquement en 1992 – date de création du comité d’Union nationale pour l’Europe chrétienne qui avait envisagé de se rendre à Auschwitz pour manifester contre l’avortement – qu’en 2002-20041. Avant de revenir plus en détail sur chacune de ces mobilisations, on peut résumer les répertoires d’actions des uns et des autres dans le tableau suivant. Tandis que l’impact global de ces mobilisations est encore difficilement mesurable par des indicateurs précis, le pluralisme constaté laisse cependant entrevoir une perspective commune de renouvellement possible de l’action revendicative religieuse dans l’espace public européen. 1 On peut toutefois mentionner l’action de Bernard Antony, notamment au sein de l’Alliance Générale contre le Racisme et pour le respect de l'Identité Française et chrétienne et les prises de position exprimées dans le quotidien Présent, comme dans l’éditorial du 13 février 2003 de Jeanne Smits « Les droits des Européens sans Dieu », ou lorsque le journal relaie l’offensive des députés européens du groupe PPE-DE : « Héritage chrétien de l’Europe. Des députés se mobilisent pour obtenir une modification du projet de Constitution », Présent, 14 octobre 2003, p. 1. 90 Tableau 2 : Récapitulatif des mobilisations catholiques en France lors des deux controverses européennes. Rapport à l’Europe Conception de la citoyenneté européenne Position lors de la controverse sur le Préambule de la Charte des droits fondamentaux (1999-2000) Cause Répertoire d’action Position lors de la controverse sur le Préambule de la Constitution (20022003) Cause Répertoire d’action Catholicisme social / Démocratie chrétienne Fédéralistes Ouverte Catholicisme contestataire1 Critique de la nontransparence, et du libéralisme économique2 Ouverte Nébuleuse de la droite catholique souverainiste Critique nationale de la construction européenne Refus Priorité : Priorité : Défense des Reconnaissance du droits sociaux. Opposés fondement transcendant à la défense de de la personne ; l’héritage religieux. délégitimation de la Charte. Laïcité à la française Laïcité ouverte Reconnaissance des soubassements culturels et éthiques de la démocratie représentative. Collectif Charte des Pétition dans droits fondamentaux. Témoignage chrétien. Relais politiques au Parlement européen. Priorité = Suppression Héritage chrétien Héritage religieux de l’article I-52. Référence à Dieu. Pas de référence à Dieu Héritage chrétien = référence exclusive. Héritage religieux Pluralisme, respect des Défense de la laïcité des valeurs européennes. institutions européennes Développement d’un sentiment européen. Relais direct auprès de la décicion (via thinkstanks européens, Publication d’un Livre blanc) Forum de la société civile. Lobbying. Identification du citoyen à l’Europe Vérité historique Pétitions Lobbying 1 Nous ne développerons pas ici les mobilisations du catholicisme contestataire. Pour plus de détails, voir V. Riva, La mobilisation catholique en France autour des "racines chrétiennes de l’Europe" : naissance et enjeux d’une controverse, Mémoire de DEA de sociologie politique, Université Paris I, septembre 2005, disponible à l’adresse suivante : 2 Il est difficile de rendre homogène la position de cette nébuleuse, car les courants sont assez variés. Pour une des associations membres, proche d’ATTAC, au cœur de leur critique de l’Europe se trouve la dénonciation du Pacte conclu entre l’Eglise catholique et l’UE, symbole de la collusion des pouvoirs religieux et politique au profit d’une stratégie « néolibérale » défendue par les démocrates chrétiens. En ce qui concerne la critique de la non-transparence, les « infiltrations » soupçonnées de l’Opus Dei à la Commission européenne, cristallisent toutes leurs critiques, notamment dans la revue Golias. Voir C. Terras, « Les lobbies dans les instances européennes », in Coll., L’Europe en quête de laïcité, Actes du colloque tenu à Paris les 15 et 16 mars 2003. 91 Lors de la rédaction de la Charte des droits fondamentaux, la première formulation d’un discours identitaire émane d’un député CSU, qui propose d’inscrire l’héritage chrétien de l’UE dans le Préambule. Cette demande est bien vite écartée après une négociation entre les deux principaux groupes politiques du Parlement européen quant au choix des amendements à soumettre1. Le compromis trouvé, faisant simplement état d’un « héritage culturel, humaniste et religieux », est écarté par la France, et devient « patrimoine spirituel et moral». La position conjointe de Jacques Chirac et de Lionel Jospin entraîne une mobilisation de l’hebdomadaire Témoignage chrétien, soutenue par l’hebdomadaire protestant Réforme appelant de leurs vœux une « laïcité ouverte ». Loin de n’être qu’une simple querelle sémantique, puisque le Préambule a vocation à émettre des convictions fondamentales, des valeurs et des aspirations2, ce refus français est interprété comme un signe ultime de crispation laïque. Une pétition est lancée, recueillant la signature d’hommes d’Eglise, d’universitaires, d’intellectuels, d’hommes politiques de droite comme de gauche3. Le débat européen ainsi réapproprié selon des enjeux nationaux demeure cependant cantonné à la France. Mgr Hippolyte Simon, évêque de Clermont-Ferrand et représentant de la France à la COMECE, exprime publiquement son désaccord quant à la non-reconnaissance de l’héritage religieux, mais décide prudemment de ne pas signer la pétition4. L’Europe est bien appréhendée ici comme une opportunité pour dépasser la conception républicaine de la citoyenneté dans un sens plus favorable à l’affirmation religieuse. On peut aussi citer le discours d’évêques « libéraux », comme celui de l’évêque de Nantes Mgr Emile Marcus, dans une Conférence qu’il donne à l’Université catholique de l’Ouest à Angers en 1991: « Nous sommes citoyens de notre région et de notre pays, et citoyens du monde. Au moment où devient effective la citoyenneté européenne, il est inutile de s’interroger sur la signification de ces diverses appartenances et de réfléchir à leurs enjeux respectifs (…) Il importe d’articuler correctement citoyenneté européenne et identité chrétienne. Voici en quels termes Paul Schaeffer indique une direction : Un très grand nombre de citoyens de demain seront aussi des chrétiens. Et cette identité chrétienne ne s’ajoute pas à la citoyenneté européenne, elle en fait 1 Voir Fl. Deloche-Gaudez, « La Convention pour l’élaboration de la Charte des droits fondamentaux : une méthode constituante ? », in R. Dehousse (dir.), Une Constitution pour l’Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 2002, p. 219-220 2 A. von Bogdandy, « The Preamble », in Coll., Dix réflexions sur le Traité constitutionnel pour l’Europe, Etude de l’Institut universitaire européen, e-book publié en avril 2003 par le Robert Schuman Centre for Advanced Studies (San Domenico di Fiesole, Italie). 3 Parmi les différents signataires, on peut citer : Roselyne Bachelot (UMP), Michel Barnier (UMP), Jacques Delors (PS), Catherine Trautmann (PS), Raymond Barre (proche de l’UDF), Georges Frêche (PS). 4 « Lionel Jospin a-t-il clos le débat sur la Charte européenne ? », La Croix, 22 novembre 2001 92 partie (…) »1. On retrouvera, en 2000, cette même volonté d’adaptation dans le discours de Mgr H. Simon : « La construction européenne représente une chance d’échapper à un double danger. Le danger d’une citoyenneté idolâtrique de l’Etat, comme dernière instance de l’homme, avec son corollaire : une soumission totale des individus à la survie du Tout politique auquel ils appartiennent. (…) Pour nous Français, cela s’est traduit dans deux siècles de jacobinisme républicain, c’est-à-dire dans une conception abstraite de la citoyenneté (…) Je considère que le geste inaugural de l’UE nous a fait sortir de cette logique de l’affrontement nécessaire des Etats. En posant comme pierre angulaire de l’Europe le pardon, la réconciliation et la paix, il nous a fait admettre que l’Etat national n’est pas l’instance ultime de l’être humain. (…) En interne, la construction européenne, avec la subsidiarité, nous aide à retrouver une citoyenneté concrète où le citoyen est reconnu comme ayant aussi : une famille, un cercle d’amis, un enracinement local et régional, une langue maternelle, des engagements associatifs volontaires, des convictions et des appartenances religieuses, etc.»2. Pour toute une partie des Catholiques de droite ou des Catholiques identitaires, « pôle ascendant du catholicisme militant » selon Philippe Portier3, le combat n’est pas celui d’une simple prise en compte des religions dans l’espace public, mais, à la suite de Jean-Paul II et de la COMECE4, de la mention de Dieu comme « source suprême de la dignité de la personne et de ses droits fondamentaux »5. À l’inverse de l’engagement du Vatican pour la construction d’une Europe politique, les Catholiques identitaires utilisent cependant la ressource religieuse au profit d’une entreprise de délégitimation morale et politique de l’UE. La nonreconnaissance du fondement transcendant de la personne devient un motif de résistance à la construction d’un espace politique européen. Ainsi, une parlementaire européenne membre du PPE-DE, Elizabeth Montfort – engagée précédemment au MPF de Ph. de Villiers, active dans les combats éthiques au Parlement européen – ne reconnaît aucune compétence à l’UE pour définir le contenu des droits fondamentaux, puisque ces derniers sont d’origine divine6. Dans la Charte européenne du droit des nations, proposée par Philippe de Villiers et Georges 1 Cité dans La Documentation Catholique, 1991, p. 933. Mgr Hippolyte Simon, « L’Europe et ses citoyens », Conférence prononcée à Lille lors de la session académique réunissant les membres de la COMECE, La Documentation Catholique, 2002, p. 2271. 3 Ph. Portier, « Le mouvement catholique en France au XXe siècle », in J. Baudouin et Ph. Portier (dir.), Le mouvement…, op.cit., p. 41. 4 COMECE, « Projet de Charte des droits fondamentaux, Convent 45. Réflexions et suggestions », Bruxelles, 24 août 2000. 5 Propos de Jean-Paul II recueillis dans Le Monde du 20 décembre 2000. 6 « La Charte européenne des droits fondamentaux. Entretien avec Mgr Roland Minnerath et Mme Elizabeth Montfort », Famille chrétienne, 31 août 2000. 2 93 Berthu1, ces derniers s’opposent à la rédaction d’une Charte des droits fondamentaux à caractère trop fédéraliste. La défense de la personne doit rester dans le cadre de la souveraineté nationale, tandis que l’UE doit protéger les droits fondamentaux de ses nations. La controverse ultérieure sur la mention de l’héritage chrétien dans le préambule du TCE illustre avec plus de puissance encore la singularité de la situation française, car elle prend une tonalité conflictuelle particulière. Tandis que, dès le départ des travaux de la Convention en 2002, une référence aux « racines chrétiennes de l’Europe », envisagée comme pouvant s’inscrire dans un espace politique pluriel et libéral2 est envisagée par de nombreuses personnalités politiques européennes, les catholiques identitaires français mènent un combat dont ils entendent garder l’initiative, et qui débouchera en France sur une campagne pour le Non au référendum sur la ratification du TCE. La principale mobilisation consiste en un regroupement de deux pétitions, celle des députés européens, et celle du « peuple européen ». La première est lancée à l’issue du colloque organisé en avril 2003 au Parlement européen « Dieu a-t-il sa place en Europe ? », par la Fondation de Service politique, club politique crée en 1992 notamment à l’initiative de l’ancien Président de Jeunes chrétiens service3 engagé depuis la fin des années 1980 en faveur d’une réévangélisation profonde de la société française4, et la Convention des chrétiens pour l’Europe, initiative lancée à Barcelone le 8 décembre 2002. Le colloque a été de fait organisé par onze parlementaires, dont MarieThérèse Hermange (PPE-DE) et Elizabeth Montfort (PPE-DE), administratrice de la Fondation de Service politique. La pétition ou « Manifeste de Bruxelles » est signé fin août 2003 par 272 parlementaires dont 79 eurodéputés5. Cette initiative politique croise celle d’une 1 Ph de Villiers, G. Berthu, L’Europe autrement, Paris, François-Xavier de Guibert, 1999, Annexe 2. Voir sur ce point l’article de Jean-Marc Ferry, « Quelle Europe chrétienne ? », Esprit, décembre 2004, p. 4549 : « Certes, il n’y a pas à taire la référence au christianisme, lorsqu’on se met en tâche de dresser un inventaire du patrimoine spirituel européen. Un tel inventaire ne constitue pas par lui-même une limite normative pour l’Europe politique. Il n’implique en aucune façon que l’élargissement doive se limiter aux peuples de tradition chrétienne. » 3 Organisation qui n’était pas reconnue par l’Eglise de France, mais reconnue dans l’Eglise comme association de fidèles au sens du Code de droit canon de 1983. Pour plus de précisions, voir L. Laloux, « Historique de la participation française aux Journées mondiales de la jeunesse : points de repère d’un ralliement tardif », in J. Baudouin et Ph. Portier (dir.), Le mouvement…, op.cit., p. 131-153 4 En 1988, à Versailles, Jeunes Chrétiens Service rassemble 8 000 personnes, et de nouveau 5 000 personnes lors du Congrès européen intitulé « Mission » qui a lieu à Paris les 16 et 17 mars 1991, relayé par National Hebdo du 23 mars 1991 : « Catholiques et Français : c’est pour eux un pléonasme. Tout comme l’identité chrétienne de l’Europe relève de l’évidence. Ils n’ont pas peur de l’avenir. Enfin, ils l’affirment (…). Cette “foi” se blinde d’une lecture messianique de l’effondrement du communisme à l’Est dont les principaux – voire les seuls – artisans sont des “martyrs chrétiens”. L’heure de la reconquête, de la “mission” a sonné pour ces fantassins de Jean-Paul II qui, ils n’en doutent pas, est l’“épicentre du séisme” que vient de connaître l’Europe de l’Est ». 5 En France, les parlementaires européens signataires sont : Georges Berthu et Thierry de la Perrière (NI) ; Marie-Hélène Descamps, Florence Kuntz, Marie-Thérèse Hermanges, Elizabeth Montfort, Philippe Morillon (PPE-DE) ; Isabelle Caullery, Jean-Charles Marchiani et Nicole Thomas-Mauro (UEN). 2 94 diplomate maltaise nommée depuis décembre 2002 au groupe PPE-DE en tant que fonctionnaire, chargée du dossier de l’élargissement de l’UE à Malte. Tandis que le Parlement européen refuse en septembre 2003, peu avant la première session de la Conférence Intergouvernementale, un amendement du groupe PPE-DE proposant d’ajouter dans la Constitution les mots « notamment chrétien », la stratégie mise en œuvre est de lancer la pétition en direction de la société civile. Formée dans le passé comme missionnaire catholique et membre du Renouveau charismatique, cette jeune femme peut activer ses réseaux de sociabilité religieuse. D’abord lancée à Malte, la pétition est ensuite hébergée sur le site de son organisme missionnaire, Institute for World Evangelization. En France, c’est la Fondation de Service politique qui se charge de recueillir les signatures, ainsi que, dans une moindre mesure, le Comité protestant évangélique pour la dignité humaine1. La pétition atteint dans l’ensemble des Etats membres plus d’un million de signatures, niveau nécessaire afin de pouvoir la soumettre à la Commission des pétitions du Parlement Européen – qui se déclarera finalement incompétente. La pétition est bien une initiative politique, bien que le discours tente de mettre davantage l’accent sur la société civile. Dans le communiqué de presse rédigé à la suite de la rencontre avec la Présidence italienne, on peut lire : « La rencontre avec la Présidence italienne marque l’aboutissement de l’élan populaire dont les députés européens se font les porte-parole »2. Le recours à la forme pétitionnaire marque la volonté de s’inscrire dans la grammaire de la démocratie participative européenne. Par une mobilisation extrême3, et une européanisation de l’action, la demande de faire référence à un héritage chrétien, demande qui n’avait pas été une priorité lors de la rédaction de la Charte des droits fondamentaux, est maintenue sur l’agenda politique européen. Cependant, dès lors que la chrétienté n’est pas retenue comme source explicite des valeurs du projet européen, débute en France une mobilisation contre le TCE. La singularité française est ici prégnante, jusque dans l’étude même du texte de la pétition du « peuple européen » selon les différentes versions nationales. Le combat français est beaucoup plus catholique qu’œcuménique : dans le texte anglais, la référence au christianisme y est présentée comme une référence inclusive des autres traditions religieuses et spirituelles – permettant ainsi de se prémunir contre l’accusation de vouloir former un « club chrétien ». La prise en charge de cette mobilisation 1 Une filiation commune unit en effet l’évangélisme et le catholicisme charismatique. Cf. T. P.-L. Lavigne, « Contribution à l’étude d’une identité religieuse singulière : le catholicisme charismatique », in J. Baudouin et Ph. Portier, Le mouvement…, op.cit, p. 159 2 Communiqué de presse PPE-DE du 10 décembre 2003. 3 Le PPE-DE s’impliquera largement dans cette mobilisation, allant même jusqu’à faire de la fonctionnaire maltaise précitée son attachée de presse pour le combat en faveur de l’héritage chrétien et le porte-parole des députés ayant soutenu ce combat. Il y a bien une centralisation des initiatives par le PPE-DE qui demeure largement méconnue. 95 en France se situe bien en un certain sens dans une lignée catholicocentrique, et les rappels à l’histoire, énoncés par les acteurs eux-mêmes, ne font que mettre davantage en lumière cette latence historique. Dans un courriel fréquemment cité dans la presse nationale et catholique, un lecteur de Famille chrétienne rapproche ainsi les conséquences du refus français d’inscrire l’héritage chrétien dans le TCE avec celles du ralliement des Catholiques à la IIIe République dans les années 1890 : « Quinze ans après le ralliement, les Catholiques étaient devenus horsla-loi. Un siècle après, quand on sait l’acharnement irrationnel d’aucuns à cette simple référence dans la Constitution européenne des origines chrétiennes, le parallèle avec le ralliement devient plus qu’éclatant sur ce qui pourrait attendre les Catholiques d’ici à quinze ans ! »1. Les huit points d’opposition au TCE, développés dans le tract « Regard chrétien sur la Constitution européenne » recouvrent bien les deux dimensions politique et morale de délégitimation de l’UE, s’en prenant pêle-mêle au « refus de l’héritage chrétien », à « la dignité humaine menacée », à « la famille sacrifiée », au « déni de la nation », à « la confiscation de la souveraineté nationale », à « la subsidiarité travestie », à « la porte ouverte à la Turquie ». La défense des racines chrétiennes de l’Europe repose ainsi sur une critique nationale de la souveraineté européenne, en tant qu’elle propose un exercice de la démocratie découplée de la nation. Dans cette perspective souverainiste, le constat du déficit d’identification de l’UE est présenté comme un déficit démocratique. La participation au politique doit s’ancrer dans une appartenance culturelle et historique forte et singulière2 : dès lors, ces Catholiques tentent de refaire tenir ensemble la nation et la tradition religieuse, convergence facilitée par la reprise du discours de Jean-Paul II sur la souveraineté culturelle de la nation3. La nécessité d’un enracinement culturel est au cœur de ces discours, ainsi que la critique de la supranationalité chère à la formule démocrate-chrétienne. Cet enracinement, qui 1 Rubrique « Courrier des lecteurs », Famille chrétienne, 2 avril 2005 ; cité dans Permanences, n°418, janvierfévrier 2005. 2 On peut ici emprunter les catégories d’analyse de la rhétorique nationale souverainiste de gauche développées par J. Lacroix, L’Europe en procès, Paris, Cerf, 2004, notamment chapitre III. Comme eux, les Catholiques souverainistes entendent la nation comme une « communauté imaginée – et imaginée comme limitée et souveraine ». Le déficit de légitimité de l’UE est dans les deux critiques conçu comme un déficit d’identification. Cependant, l’hypothèse de l’émergence d’une identité collective européenne distingue les deux groupes : les « nationaux-souverainistes » de gauche n’entrevoient aucune solution, puisque l’UE ne dispose d’aucun grand « système culturel » disponible comme réservoir riche de symboles. A l’inverse, la reconnaissance du fondement chrétien de l’UE est présentée comme une réponse au déficit d’identification à l’UE chez les Catholiques souverainistes. 3 Dans le tract distribué lors de la campagne pour le non au référendum, c’est le discours de Jean-Paul II à l’Unesco en 1980 qui est mobilisé afin de donner une légitimité religieuse à cette critique politique. Tandis que Jean XXIII parlait essentiellement de « communauté politique ». Cf M. Merle, « Entre nation et nationalisme. Positions de l’Eglise catholique », Etudes, mai 1994, p. 591-599. 96 se veut clôture, relève bien d’une définition essentialiste de l’identité européenne : ce terme est d’ailleurs celui employé par l’un des leaders de la revendication catholicocentrique, Elizabeth Montfort. Cette ancienne eurodéputée défend une vision essentialiste de la construction européenne dont la base fondamentale est la reconnaissance d’une civilisation européenne commune, civilisation définie comme « [la] culture, l’histoire et la géographie de nos Pères et de nos fils, la philosophie grecque et le droit romain, et enfin, la vision d’un homme ouvert à la transcendance1 ». Fustigeant ici aussi le cosmopolitisme de la construction européenne, il se dessine très vite dans cette rhétorique la vision d’un complot maçonnique tendant à établir en Europe une « zone onusienne avec un projet de paix perpétuelle »2. **** Au regard de l’histoire religieuse et politique française, le développement récent de l’UE nous semble renouveler les opportunités de mises en conflictualité de questions identitaires et/ou religieuses largement apaisées dans l’espace public national depuis le milieu des années 1920. Comme le montre le tableau suivant, cette évolution repose sur des dynamiques politiques et des modalités de mobilisation qui fluctuent d’une conjoncture à l’autre. Dans les trois épisodes évoqués, émerge toutefois une tentation partagée par de nombreux Catholiques laïcs : refaire de la foi catholique une composante irréversible de l’identité d’une société française inquiète de son devenir européen. À la périphérie de la vie politique française, les Catholiques identitaires ont ainsi su, lors de la conjoncture des années 2000, mobiliser leurs ressources et leurs arguments catholicocentriques dans un discours légitime dans l’espace public européen. La religion catholique, pourtant en situation d’ « exculturation 3», reste disponible pour un usage politique, caractéristique d’une histoire longue de la tradition intransigeante française. Tandis que le Traité Constitutionnel est rejeté, les controverses religieuses semblent loin d’être closes, d’autant que l’identité chrétienne peut devenir, avec la question de l’entrée de la Turquie, une ressource politique majeure pour les organisations et dirigeants eurosceptiques. Ici aussi, tandis que la COMECE4 ou un Pierre de Charentenay pour l’OCIPE expriment 1 E. Montfort, « Politique et religion en Europe », Conférence donnée le 22 mars 2005 à Paris, au Centre de formation à l’action civique et culturelle (17, rue des Renaudes, Paris, XVIIe), reproduite en partie dans « L’heure est au choix radical », Liberté politique, n°29, printemps 2005, p. 89-91. 2 Ibid. 3 D. Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003, p. 90 sq. 4 La Documentation Catholique, 2004, p. 1085. 97 l’impossibilité de refuser l’entrée de la Turquie au sein de l’UE pour des motifs religieux1, les Catholiques identitaires, notamment par une européanisation croissante de leur action depuis le début des années 1990, espèrent retrouver une audience nouvelle pour faire valoir leur projet de remise en cause tant de l’économie politique de la laïcité héritée de l’histoire française que du devenir européen de cette dernière. Tableau 4 : Evolution du répertoire d’expression identitaire dans l’espace public européen. Ratification du Rédaction de la Convention européenne Traité de Charte des droits établissant une Maastricht (1992) fondamentaux constitution pour (2000) l’Europe (2002-2003) Nature des acteurs Acteurs politiques Acteurs politiques Acteurs politiques extrémistes conservateurs + conservateurs/extrémistes acteurs issus du + organisations catholicisme social religieuses périphériques Degré Faible Faible Fort d’européanisation de la revendication 1 P. de Charentenay, « Quel oui à la Turquie ? », Etudes, décembre 2004, p.582 : « Les différences de religion entre la Turquie et l’Europe ne peuvent être un motif de rejet de ce pays musulman, puisque les démocraties que nous sommes (y compris la Turquie de demain) garantissent, en principe, une autonomie du politique par rapport au domaine religieux et un pluralisme pacifique des religions, des croyances et des opinions ». 98 Catholicisme, espace public et démocratie en Espagne et en Italie. Xabier Itçaina (CNRS-SPIRIT, IEP de Bordeaux) Aborder1 le champ religieux européen relève, pour le politiste, d’une double gageure. Confronté à un objet peu enclin aux modélisations, le chercheur bute en effet sur une problématique à deux étages. Quelles sont les formes d’emprise et de déprise du religieux sur le politique dans les sociétés occidentales ? Quelles en sont les conséquences en termes de choix disciplinaires ? Ce double questionnement appellerait une réponse en trois temps. Une première direction de recherche concerne les régulations politiques du religieux. S’inscrivant dans une tradition d’origine juridique et sociologique périodiquement renouvelée2, cette approche institutionnelle de la sécularisation constitue une perspective à la fois classique et difficilement contournable. S’interroger sur le statut légal du religieux, loin de constituer une opération descriptive, soulève le voile sur les héritages et les cultures politiques. Une seconde posture conduirait à s’interroger sur la portée des régulations religieuses du politique. Cellesci peuvent être repérées au travers de deux modalités centrales de la prégnance du religieux dans l’espace public3 : les pratiques de médiation, et les effets à la fois individuels (religion et vote), médians (religion et socialisation militante) et collectifs (matrices religieuses et éthiques économiques) d’une socialisation politique marquée par le religieux. L’approche devient à la fois plus stimulante mais moins assurée dans ses conclusions : où placer le curseur de l’influence du religieux sur le politique ? Doit-on repérer la trace de ce facteur à l’échelle de l’État ? Des organisations ? Des individus ? Une troisième direction de recherche pourrait concerner l’analyse du politique à l’œuvre dans l’institution religieuse, avec un questionnement autour de la validité de la métaphore politico-institutionnelle4. Chacune de ces approches soulève son lot d’interrogations. Seuls le premier et le deuxième volet de ce programme seront illustrés ici au travers d’un panorama des interactions contemporaines entre 1 Je remercie pour leurs commentaires François Foret, Francisco Colom González, Sara Bonsignori, Luca Verzichelli et Jean-Paul Willaime. La version finale de ce texte n’engage que son auteur. 2 Voir entre autres, J. T. S. Madeley, Z. Enyedi (ed.), « Church and State in contemporary Europe. The chimera of neutrality », West European Politics, 26/1, January 2003. Voir également le numéro de Pôle Sud sur « Religion et politique en Europe du Sud », n°17, novembre 2002. 3 X. Itçaina, J. Palard, « Médiation et socialisation. Les contributions du catholicisme à la régulation religieuse du politique , in J. Rémy, P.-A. Turcotte (dir.), Médiations et compromis : institutions religieuses et symboliques sociales. Contribution à une relecture des classiques de la sociologie, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 211-235. 4 Voir notamment J. Lagroye, La vérité dans l’Église catholique. Contestations et restauration d’un régime d’autorité, Paris, Belin, 2006. 99 politique, espace public et un volet religieux réduit au catholicisme1 dans deux pays du sud de l’Europe, l’Espagne et l’Italie. Les acteurs religieux et politiques fondent la légitimité de leur action sur des conceptions concurrentes et/ou complémentaires de la dissociation entre espaces public et privé. Jacques Lagroye, Bastien François et Frédéric Sawicki proposent, à partir des travaux de Jürgen Habermas, de qualifier la sphère publique par trois caractéristiques : « la manière dont sont distinguées et classées les activités, entre ce qui relève de la ‘chose commune’ (koinè), de la vie publique, et ce qui relève de la vie ‘domestique’ (...) ; la manière dont sont présentés (ou manifestés publiquement) les rapports de pouvoir entre groupes et individus. (...) La manière dont s’établit le rapport entre activités d’ordre public et activités ‘privées’, ces activités n’étant pas seulement juxtaposées mais dans un lien de dépendance réciproque. »2 Les débats autour des interventions de l’Église catholique dans l’espace public peuvent être lus comme des mises en concurrence permanentes d’entreprises de classement du public et du privé. L’enjeu du rapport des religions à l’ensemble du social « est précisément cette distinction et celui des limites entre les deux sphères. La revendication ou le refus des groupements religieux de se présenter dans l’espace public ou le refus qu’ils suscitent aboutissent à la définition de la limite. »3 Analyser l’interventionnisme politique de l’institution catholique revient, dès lors, à observer la fluctuation des légitimations/délégitimations croisées des acteurs de la sphère publique. Celle-ci peut être observée au moins à trois échelles. Mobilisée face aux nouvelles politiques sociales gouvernementales, l’Église catholique réagit d’abord sur des enjeux sectoriels, les discours sur les causes s’articulant avec les intérêts institutionnels. L’interventionnisme politique de l’Église catholique, cependant, ne s’y réduit pas. Fortement associée à la construction historique des identités nationales espagnole et italienne, l’Église catholique ne reste pas indifférente face à la montée en tension d’enjeux territoriaux où, de la méso-communauté régionale à l’Union Européenne s’enchevêtrent des controverses politiques, institutionnelles et idéologiques autour des appartenances identitaires. Enfin, ce « retour » de l’Église catholique dans les espaces publics nationaux espagnol et italien doit être relu au prisme 1 On ne traitera pas ici de l’enjeu majeur de l’institutionnalisation du pluralisme religieux. Mentionnons simplement la création d’un Conseil consultatif musulman italien en décembre 2005. En Espagne, l’association des travailleurs marocains ATIME a demandé au gouvernement en avril 2004 la mise en place d’un Conseil islamique qui soit plus représentatif. 2 J. Lagroye, B. François, Fr. Sawicki, Sociologie politique, Presses de Sciences Po, Dalloz, 2002, p. 89. 3 B. Duriez, « Introduction », in P. Bréchon, Br. Duriez (dir.), Religion et action dans l’espace public, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 15. 100 d’enjeux normatifs mettant aux prises des conceptions contrastées de la démocratie, de l’espace public et de la sécularisation du politique. I. Enjeux sectoriels : l’Église catholique face aux nouvelles politiques sociales Le rôle politique de l’Église catholique n’a pas disparu au rythme du recul lent des indicateurs traditionnels de religiosité. L’activisme de l’institution catholique s’exprime au sein de sociétés de plus en détachées du religieux – avec des taux de pratique légèrement plus bas en Espagne qu’en Italie1 – et illustrant les thèses classiques de la sécularisation. La sécularisation de la société s’est accompagnée d’une mutation profonde de la présence politique du religieux. Celle-ci s’exprime aujourd’hui différemment qu’à une époque de confusion avec un régime politique autoritaire en Espagne, ou avec un système partisan dominé par une démocratie chrétienne à prétention hégémonique en Italie. Bon nombre de réaménagements constitutionnels et législatifs ont ainsi construit, en Italie comme en Espagne2, un modèle stable et pluraliste des relations Église-État, tout en reconnaissant une position spécifique à l’institution catholique. A. Intérêts sectoriels La mobilisation catholique, en toute logique, est particulièrement vivace lorsque ses intérêts sectoriels sont concernés, en particulier en matière de système éducatif et de financement de l’Église. Le cas espagnol est particulièrement éclairant à cet égard, notamment depuis l’arrivée du Parti Socialiste au pouvoir le 13 mars 2004, avec le soutien parlementaire de la coalition républicaine catalane Esquerra Republicana Catalana (ERC) et de la formation écologiste et communiste Izquierda Unida (IU). Le gouvernement engage dès son installation une politique de réformes en matière de politiques sociales, à commencer par l’enseignement de la religion à l’école publique3. Les groupes de pression catholiques intègrent la coalition de 1 Sur les difficultés méthodologiques de cette mesure : M. Requena, “The secularization of Spanish society: change in religious practice”, South European Society and Politics, 10/3, novembre 2005, p. 369-390 ; M. Pisati, “La domenica andando alla messa. Un analisi metodologica e sostantiva di alcuni dati sulla partecipazione degli italiani alle funzione religiose”, Polis, Ricerche e studi su società a politica in Italia, 14/1, 2000, p. 115-136. 2 X. Itçaina, « Stato, Chiesa e territori. La transizione democratica spagnola », in P. Viola, A. Blando (dir.), Quando crollano i regimi, Palermo, Palumbo, 2004, p. 45-67. 3 Le gouvernement du Parti Populaire avait fait voter une loi organique sur la qualité de l’éducation établissant une nouvelle matière appelée Société, culture et religion, avec deux options, l’une confessionnelle et l’autre pas, pour que les élèves, à partir de la rentrée suivante, choisissent entre les deux, les deux étant évaluées. Le gouvernement Zapatero fait geler la loi et prépare un projet de Loi Organique de l’Education, approuvée par le Conseil des Ministres le 22 juillet 2005. La loi maintient l’offre de cours de religion, obligatoire pour les centres, 101 cause qui se forme contre cette mesure. Les quatre critiques exprimées en septembre 20051 par la Conférence épiscopale témoignent bien du jeu sur la limite des sphères publique et privée. Ce projet de loi, d’une part, considère l’éducation comme une activité de service public et en fait une compétence exclusive du pouvoir étatique, réduisant l’éducation « d’initiative sociale » à une « simple concession gouvernementale ». Cette réduction de l’enseignement privé à une fonction subsidiaire du public est vécue comme une atteinte au pluralisme démocratique. La loi, toujours selon les évêques, ne garantit pas suffisamment le droit à l’enseignement religieux et moral, tout en créant une nouvelle matière (« éducation pour la citoyenneté ») dont le caractère obligatoire est perçu comme une atteinte aux libertés individuelles. Enfin, la polémique porte sur le statut des professeurs de religion « convertis en employés de l’Église », et que les évêques regrettent de voir marginalisés vis-à-vis du corps enseignant étatique. Trop d’État, pas assez d’État : le marquage des limites entre sphères publique et privée est à géométrie variable. La critique, cependant, est mobilisatrice. Convoquée par un collectif de neuf associations familiales, scolaires et syndicales, la manifestation du 12 novembre 2005 à Madrid est soutenue par diverses organisations religieuses, chrétiennes et musulmanes, partis politiques conservateurs, écoles, paroisses, etc. Outre les arguments mobilisés par la Conférence épiscopale, les opposants à la réforme soulignent le risque de démantèlement territorial du système éducatif entre les communautés autonomes. L’unité de contenu serait ainsi remise en question et, partant, l’unité de la nation. Le chevauchement des enjeux, ici, est patent. La seconde controverse, plus directement articulée aux intérêts de l’Église, porte sur son système de financement. Le système espagnol actuel repose sur les accords de 1979 entre l’État et le Saint-Siège réformant le Concordat de 1953, et prévoyant que l’État fixe une donation économique annuelle à l’Église catholique. Le gouvernement socialiste de Felipe Gonzales avait institué une disposition transitoire en 1988 avec l’attribution à l’Église des 0,52% de l’impôt sur le revenu que les contribuables avaient choisi d’attribuer à l’Église catholique. L’apport de l’État devait, en théorie, se rajouter pour une période transitoire de trois ans à ces 0,52%. Or, le système n’a commencé à fonctionner qu’en 1988, et dès lors, facultative pour les élèves, une matière dont l’évaluation n’entre pas en compte dans le cursus pour l’attribution de bourses ni pour accéder à l’université. Elle crée également une matière obligatoire d’ “éducation pour la citoyenneté”, destinée à promouvoir les valeurs constitutionnelles et les droits de l’homme (El Mundo, 19 mars 2004). 1 « Ante el Proyecto de Ley Orgánica de Educación » (Comisión Permanente, Conferencia Episcopal Española, Madrid, 28 septembre 2005. 102 l’apport de l’État à l’Église a toujours été supérieur à ce qui était recueilli via l’impôt, la proportion de contribuables choisissant l’Église s’étant stabilisée aux environs de 33%. Outre cette assignation tributaire que d’aucuns au sein de l’Église, invoquant l’exemple italien, voudraient faire passer de 0,5 à 0,8%, l’Église catholique bénéficie aussi d’exemptions fiscales. Le gouvernement Zapatero hésite depuis son arrivée au pouvoir entre une position a minima considérant que le gouvernement n’ira pas plus loin dans le financement de l’Église, et une volonté de réforme, sans se laisser déborder sur sa gauche. L’accord passé en septembre 2006 entre la conférence épiscopale et le gouvernement entend cependant mettre fin à cette incertitude par une solution de compromis. Le pourcentage de l’assignation tributaire de l’IRPF attribué à l’Église catholique passe de 0,52% à 0,7%, mais le complément budgétaire annuel ne sera plus versé par l’État, et la Conférence Episcopale devra justifier annuellement de l’usage de l’assignation tributaire. Enfin, l’accord met un terme à l’exemption de la TVA, se conformant ainsi à l’exigence européenne. Jugé “modérément satisfaisant” par l’Église catholique1, l’accord est perçu de façon mitigée par les religions dites minoritaires. Selon la FEREDE, principale fédération protestante, et la Commission Islamique, le nouveau système introduit certes davantage de clarté en mettant un terme aux apports supplémentaires de l’État, mais il maintient un avantage considérable pour l’Église catholique grâce au financement par l’impôt2. Si l’Italie partage avec l’Espagne l’affectation volontaire d’une fraction de l’impôt sur le revenu aux institutions religieuses, elle s’en distingue depuis 1985 en étendant cette attribution à toute communauté religieuse ayant signé un accord avec l’État, et non limitée à la seule Église catholique. La multiplication des prises de position du Vatican et de l’Église italienne sur les questions de société déclenche précisément en novembre 2005 un vif débat portant à la fois sur les relations avec le SaintSiège et sur les financements publics de l’Église catholique. Ressurgit ainsi périodiquement le vieux débat sur l’autonomisation, plus heurtée qu’en Espagne, des instances nationales de l’Église italienne vis-à-vis du Vatican3. 1 Agencias, « El Gobierno anuncia un acuerdo con la Iglesia que eleva al 0,7% la aportación voluntaria del IRPF », El País, 22 septembre 2006. 2 Tout en refusant de demander un soutien public pour les activités cultuelles, au nom du principe de séparation, le leader de la fédération protestante FEREDE demande au gouvernement de leur offrir les mêmes opportunités qu’à l’Église catholique, en se réservant le droit d’accepter ou de refuser cette offre. (Alfonso Mateos, « El resto de las confesiones quiere las mismas oportunidades », El Mundo, 23 septembre 2006). 3 Il a fallu en effet attendre Vatican II pour qu’une conférence épiscopale italienne soit constituée, dont le président n’est cependant pas élu par ses pairs, comme en Espagne, mais reste nommé par le souverain pontife (A. Melloni, « La chiesa italiana nell’anno del cambio di pontificato », in G. Amyot, L. Verzichelli (a cura de), Politica in Italia. I fatti dell’anno e le interpretazioni. Edizioni 2006, Bologna, Il Mulino, 2006, p. 226-244). 103 B.Réformes sociales et causes morales Une seconde série de réformes, sans éroder directement les intérêts sectoriels de l’Église, la concerne en tant que groupe de pression mobilisé sur une cause. La loi espagnole sur le divorce, votée en juin 2005 par le Congrès des députés et allant dans le sens d’une simplification de la procédure, est la première réforme importante depuis la légalisation du divorce en 1981. L’annonce d’une révision de la loi espagnole sur l’avortement dans le sens d’un assouplissement des autorisations d’IVG témoigne également de cette intention gouvernementale1. En Italie, la polémique s’est centrée autour de l’application de la loi de 1978 (dite loi 194) réglementant l’interruption volontaire de grossesse, et plus précisément, autour de la composition des centres de consultation pré-avortement. L’Église catholique, rejoignant ici certains des membres de la coalition de droite alors au pouvoir, s’engage à la fin 2005 dans la campagne en faveur de la présence des bénévoles du Movimiento per la vita, opposés à l’avortement, parmi les consultants familiaux. S’enchaînent ainsi les mobilisations mettant aux prises arguments religieux, éthiques et politiques dans l’espace public, dans un sens ou dans l’autre : manifestation à Milan le 14 janvier 2006 pour défendre le droit à l’avortement et critiquer les positions de l’Église en matière de contraception; ou, à l’inverse, mobilisation à Rome en novembre 2006 du mouvement catholique Militia Christi contre l’expérimentation de la pilule abortive RU 486 par tel hôpital2, etc. Les controverses s’étendent à l’ensemble des enjeux éthiques et bioéthiques. En Espagne, la Conférence épiscopale exprime ainsi de fortes réserves vis-à-vis du décret pris en Conseil des Ministres le 29 octobre 2004 autorisant les recherches sur les cellules souches d’embryons. Ce décret est vu par les évêques comme un recul au regard de la réforme de novembre 2003 (45/2003) de la loi sur la reproduction assistée, en tant qu’elle “ouvre la voie à la recherche sur les êtres humains à l’état embryonnaire”3. En Italie, suite à l’alternance politique du printemps 2006, le nouveau ministre de la recherche Fabio Mussi s’est également attiré les critiques du Vatican en retirant la signature de l’Italie au bas d’une déclaration internationale signée en novembre 2005 par le gouvernement précédent aux côtés du Vatican et de cinq Etats membres et 1 L’avortement a été dépénalisé en Espagne le 5 juillet 1985 par une loi organique permettant d’interrompre volontairement la grossesse dans trois cas : malformation du foetus, viol et grave risque physique ou psychique pour la mère. 2 Il Manifesto, 4 novembre 2006. 3 Conferencia Episcopal Española, “Ante la aprobación del Decreto Ley que aplica la Ley de Reproducción Asistida”, Madrid, 29 de octubre de 2004. 104 dénonçant le financement par l’Union européenne de recherches sur les cellules souches de l’embryon1. Toujours sur le registre bioéthique, le référendum italien organisé en juin 2005, c’est-à-dire encore sous la majorité de centre-droit, pour faciliter la procréation médicalement assistée échoue pour ne pas avoir réuni 50% des électeurs2. Les opposants à l’assouplissement de l’une des législations les plus restrictives d’Europe en matière de procréation assistée, dont l’Église catholique, ont multiplié les appels à l’abstention. « Sur la vie, on ne vote pas » : le positionnement de l’Église catholique réveille des passions dépassant les clivages politiques traditionnels et rappelant les débats italiens sur la légalisation du divorce en 1974 et de l’avortement en 1981. Chiara Martini souligne cependant que « le résultat du referendum ne peut être lu non plus comme l’affirmation victorieuse d’un horizon éthique et politique de matrice exclusivement catholique, comme une revanche cléricale sur l’Italie laïque, ni comme la photographie d’un pays traversé par une profonde opposition entre catholiques et laïques. Toutes les premières analyses, en fait, montrent que dans la composition des deux électorats – celui de l’abstention et celui du référendum – sont présents de façon transversale autant les catholiques que les laïques. »3. Reconnaître le rôle de l’Église catholique en tant que porteur d’un discours marqué en valeurs n’équivaut pas à simplifier les clivages politiques. Suite au referendum, le centre-droit pourrait voir se creuser le fossé en son sein entre une aile libérale et une aile catholique conservatrice, et un clivage assez proche se retrouverait au sein de la gauche entre réformistes catholiques et anticléricaux. Les contours des clivages politico-religieux semblent, d’une certaine façon, mieux dessinés en Espagne. L’approbation par le Congrès des députés – malgré le veto imposé par le Parti Populaire au Sénat – de la loi sur le mariage des personnes de même sexe le 29 juin 20054 illustre même le retour d’une certaine radicalité dans le débat. Lors du scrutin final, la loi recueille 187 suffrages issus de la gauche, mais également ceux des grandes coalitions nationalistes régionales (Parti Nationaliste Basque, ERC, Coalición Canarias). Les 147 voix contre proviennent pour l’essentiel du Parti Populaire et des catalans de l’Unió. L’Espagne devient ainsi le quatrième pays à reconnaître ces droits, après la Hollande, la Belgique et, 1 « Benoît XVI demande à Prodi de défendre la famille et la vie », Libération, 25 novembre 2006. Une décision critiquée également par les représentants de la Marguerite, preuve de la fragilité de la nouvelle coalition de gauche (Marc Lazar, « Une nouvelle ère pour l’Italie ? », Politique internationale, n°112, été 2006). 2 Le Monde, 13 et 15 juin 2005. 3 C. Martini, « Il referendum sulla fecondazione assistita », in G. Amyot, L. Verzichelli (a cura de), op. cit., p. 217. 4 “El Congreso aprueba la ley del matrimonio homosexual”, El País, 30 juin 2005. 105 deux jours plus tôt, le Canada. La loi suscite une opposition importante. Sous l’impulsion des groupes familialistes réunis au sein du Foro de la Familia, une manifestation parvient à mobiliser une foule considérable à Madrid le 18 juin 2005. Le Parti Populaire, malgré des clivages internes, présente un recours en inconstitutionnalité en septembre 2005, arguant notamment que la nouvelle loi entre en contradiction avec la définition constitutionnelle du mariage comme l’union entre un homme et une femme. La Conférence épiscopale, de son côté, rejette clairement une réforme qui contribuerait à une dévaluation de l’institution matrimoniale1. L’Église espagnole, dans ce contexte, ira jusqu’à demander aux maires catholiques de ne pas célébrer de mariages homosexuels, en faisant jouer la clause de conscience contre la contrainte légale2. Dans le même sens, les évêques italiens s’expriment en septembre 2005 sur leur opposition de principe à un PACS à la française, une promesse électorale que Romano Prodi – pourtant très catholique – avait lancé début septembre en direction notamment de la principale association de défense des homosexuels italiens (Arcigay). Devenu chef du gouvernement suite à la victoire de la coalition de gauche l’Unione aux élections législatives de 2006, Romano Prodi n’entend cependant pas reproduire l’exemple espagnol, jugé trop radical3. Les réactions contrastées, au sein même de la coalition majoritaire, face au destin heurté du projet gouvernemental de statut pour les unions de fait (projet DICO, Diritto et doveri dei conviventi) au printemps 2007 prouvent la complexité des enjeux et la transversalité des positions4. La politisation contemporaine des enjeux éthiques s’exprime dès lors sur des registres différents en Espagne et en Italie, avec une bipolarisation à la fois politique et religieuse plus marquée en Espagne. Est-on simplement en face d’un contraste conjoncturel entre deux styles de gouvernement, ou a-t-on là l’empreinte de deux systèmes, voire de deux cultures politiques ? En Italie, la répartition des catholiques, dont la représentation n’est plus monopolisée par la 1 « En favor del verdadero matrimonio », Nota del Comité Ejecutivo de la Conferencia Episcopal Española, Madrid, 15 de Julio de 2005. 2 La Croix, 11-12 juin 2005. Un appel renouvelé par le préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi à l’occasion de la visite de Benoît XVI aux Rencontres mondiales des familles catholiques à Valence en juillet 2006 (H. T., « Un appel à la désobéissance civile contre des lois jugées immorales par l’Église », Le Monde, 11 juillet 2006). 3 En témoigne un entretien accordé au Monde : « [question] sur les sujets de société comme le mariage homosexuel, que pensez-vous de l’évolution de l’Espagne de Zapatero ? [R. Prodi] : D’un pays à l’autre, les sociétés sont très différentes. En Italie, notre coalition a pris un autre chemin que la voie très radicale de Zapatero. Sur ces sujets, je ne vois pas à court terme la possibilité d’une politique européenne commune. Les choix sont liés à la culture, aux aspects religieux de chacun. Aux États-Unis, des États ont la peine de mort, d’autres non : cela ne remet pas en cause l’unité du pays. » (« M. Prodi : ‘Une Constitution limitée aux grands principes’ », Le Monde, 14 septembre 2006, p. 8). 4 « Italie : guerre de religion autour du Dico. Romano Prodi ne parvient pas à imposer le projet de Pacs à l’italienne à sa coalition divisée. », Libération, 5 avril 2007). 106 démocratie chrétienne depuis son délitement au début des années 1990, sur l’ensemble du spectre politique interdit aux majorités successives de faire l’impasse sur les expertises éthiques de l’institution catholique. Sans doute la remarque vaut-elle aussi pour l’Espagne, même si les crispations contemporaines semblent plutôt évoquer une nouvelle mise en scène d’un clivage politico-religieux ancien. C. Un clivage relativisé : le répertoire catholique de l’hospitalité et les politiques de l’immigré Vu du côté de l’institution catholique, les exemples précités pourraient conduire à une assimilation de l’Église aux positions politiques conservatrices, une impression qui serait renforcée par des études récentes de sociologie électorale. En Espagne, K. Calvo et J. R. Montero ont vu dans le facteur religieux l’une des raisons du déplacement du vote socialiste vers le Parti Populaire aux élections législatives de 2000. Tout en soulignant la fin du religieux comme premier facteur explicatif du vote, les deux auteurs montrent que l’identité religieuse peut constituer un facteur décisif dans un contexte particulier où le vote idéologique et l’identification partisane sont en voie d’affaiblissement 1. À y regarder de près, l’attitude de l’Église catholique vis-à-vis des politiques publiques ne s’aligne pas exactement, loin de là, sur les clivages partisans. Ainsi la fronde contre les réformes sociales du gouvernement de José Luis Zapatero est-elle contrebalancée par un soutien effectif au revirement, dans un sens intégrationniste et utilitariste, de la politique espagnole d’immigration. Les deux législatures précédentes, contrôlées par le Parti Populaire, présentaient une configuration inverse, avec un soutien de l’Église aux politiques sociales et une distance vis-à-vis des approches restrictives de l’immigration. Un clivage assez similaire se retrouve en Italie sous le gouvernement Berlusconi, avec des réserves exprimées par l’Église au sujet de la législation restrictive sur l’immigration, et, de façon bien plus nette, l’appel à l’abstention au referendum pour faciliter la procréation assistée en juin 2005. Si, audelà des prises de positions collectives des épiscopats nationaux, elles-mêmes issues de compromis, l’on s’attache à repérer les positions des différents rameaux de l’institution catholique, alors la conclusion d’une assimilation politique devient moins assurée. Devenus récemment des pays d’immigration après avoir longtemps constitué des pays de départ, l’Espagne, l’Italie et le Portugal ont vu émerger des répertoires d’interprétation concurrents autour de la figure de l’immigré : le répertoire sécuritaire de la forteresse 1 K. Calvo, J. R. Montero, “Cuando ser conservador ya no es un problema : religiosidad, ideología y voto en las elecciones generales de 2000”, Revista española de ciencia política, 6, 2002, p. 17-56. 107 (fortement contraint par la norme européenne), le répertoire utilitariste (l’immigré comme force de travail), le répertoire de l’hospitalité. C’est sur ce dernier registre que l’intervention catholique s’est essentiellement manifestée1. La relation aux pouvoirs publics de l’Église catholique sur la thématique migratoire joue en permanence sur les deux tableaux : l’Église est reconnue en tant qu’acteur légitime au moment de l’élaboration de la norme en raison de son action sociale. Oscillant entre instrumentalisation et partenariat, le travail d’intégration mené par les organisations catholiques (Caritas et Migrantes en particulier) permet ainsi aux immigrés d’accéder à la complexité de la société d’arrivée. Plusieurs espaces de référence religieuse offrent ainsi une large gamme de services religieux et sociaux, avec une prédominance de l’offre catholique2. En Italie, le rapport de substitution avec les pouvoirs publics qui s’instaure de la sorte a pu être qualifié d’intégration par le bas3. Dans le même temps, l’Église joue un rôle dans la mise en normes légale. En Italie comme en Espagne, loin de refuser cet aspect de la politisation de l'enjeu migratoire, les organisations catholiques ont tenté d'influer directement sur le contenu de la norme dès l’apparition des premières lois (1985 en Espagne, 1986 en Italie). C’est, du coup, aux côtés des associations et surtout des syndicats que les catholiques se sont retrouvés dès le début des années 1980 en contribuant à la mise sur l’agenda gouvernemental et partisan de la question migratoire. Ce discours de l'expertise politisée a vu son efficacité fortement cautionnée par les conjonctures politiques. L’expertise catholique aura ainsi été sollicitée et prise en compte dans l’élaboration des lois allant dans un sens plus intégrationniste (loi Turco-Napolitano en 1998 en Italie, loi 4/2000 et nouveau règlement d’application en 2004 en Espagne, assorti d’une régularisation massive en 2005), et marginalisée sur les normes législatives restrictives (loi Bossi-Fini en 2002 en Italie, lois 8/2000, 11/2003 et 14/2003 en Espagne). À considérer l’Église catholique comme un groupe d’intérêt, quatre modalités d’action dans l’espace public devraient être prises en compte4. Les pressions indirectes sont identifiables lorsque les groupes d’intérêts cherchent à mobiliser en leur faveur des soutiens dans l’opinion publique ou auprès d’autres organisations susceptibles de faire alliance avec eux. L’appel à l’opinion se fait par le débat public, des campagnes de communication, voire des actions spectaculaires. La défense d’intérêts particuliers est rationalisée en termes d’intérêt général. 1 A. Dorangricchia, X. Itçaina, « Du répertoire de l’hospitalité : mobilisations catholiques et politisation de la question migratoire », in E. Ritaine (dir.), Politique de l'Étranger : l'Europe du Sud face à l'immigration, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, p. 185-222. 2 Voir l’enquête réalisée à Madrid par J. Aparicio, J. Labrador, A. Tornos, Inmigrantes, integración, religiones, Madrid, Universidad Pontificia Comillas, 1999. 3 M. Ambrosini, “Senza distinzioni di razza. Terzo settore e integrazione degli immigrati”, Sociologia e politiche sociali, 3(3), 2000, p. 127-152. 4 P. Braud, Sociologie politique, Paris, LGDJ, 2002. 108 Une telle codification est particulièrement adaptée aux appareils religieux, qui disposent d’un système interprétatif propice à une telle montée en généralité. Les pressions externes directes, ensuite, ont pour caractéristique commune de ne pas s’insérer dans un processus institutionnel. La participation institutionnalisée aux processus décisionnels de la part des acteurs religieux varie en fonction de la conjoncture politique. Pour les pouvoirs publics, l’avantage est double : en termes techniques, la consultation fournit de l’expertise sur un domaine neuf pour l’État, en termes politiques ensuite, la confrontation préalable entre intérêts contradictoires ne peut qu’améliorer un processus décisionnel. Cette participation peut prendre plusieurs formes. Durant le stade préparatoire de la réforme, la représentation ès qualités de tel ou tel groupe d’intérêt peut être institutionnalisée : c’est, par exemple, l’audition en commission parlementaire de la Cáritas sur la question migratoire. Ensuite, une administration consultative ou polysynodie peut être instituée : l’instauration de conseils supérieurs comme les Forums pour l’immigration auprès d’instances gouvernementales ou régionales en est l’illustration. Enfin, des sièges peuvent être attribués dans des assemblées délibérantes. Dans une quatrième configuration, la gestion directe d’une mission de service public peut être confiée à un groupe d’intérêt, ce qui a pu survenir localement avec la gestion associative par la Cáritas espagnole de centres d’accueil d’immigrés. Les répertoires d’action mobilisés par l’Église varient donc fortement en fonction de la proximité sectorielle de l’enjeu, et de la réceptivité ou de la mise à distance des acteurs religieux. II. Enjeux territoriaux : l’Église catholique et la recomposition des échelles d’appartenance L’accès à l’espace public de l’Église catholique ne se limite pas aux enjeux sectoriels directement articulés sur les politiques sociales. Les recompositions territoriales du politique, de la région à l’Europe, soulèvent autant d’enjeux institutionnels qu’identitaires. La dimension fortement symbolique du débat politique ouvre du même coup une fenêtre d’opportunité politique pour une institution religieuse disposant d’une expertise éthique opératoire. 109 A. Nations sans État, États sans nation ? Postures éthiques et clivages internes Ce débat prend, en Espagne, une dimension plus polémique qu’en Italie, tant les incertitudes liées à la construction de l’État-nation constituent l’un des clivages politiques structurants. L’Église catholique espagnole, face à cette réalité, se trouve confrontée à une double contrainte : émettre un jugement normatif sur l’articulation entre État et Nation, et gérer son propre pluralisme interne en la matière. Constante depuis les années de transition démocratique, cette tension fondatrice s’est de nouveau manifestée à l’occasion de la réforme généralisée de l’État des Autonomies annoncée par le gouvernement Zapatero. Deux territoires ont cristallisé les oppositions : la Catalogne et le Pays Basque. En Catalogne, l’éviction, au parlement autonome, des nationalistes de Convergencia i Unió par le Parti Socialiste Catalan, en coalition avec l’ERC, accélère l’obtention d’un nouveau Estatut pour la Catalogne. Outre les débats sur les transferts de compétences, le débat se centre symboliquement sur la mention de la nation catalane. Toujours contrôlée en revanche par une coalition entre nationalistes modérés et extrême gauche, la Communauté autonome basque a joué le jeu de la surenchère souverainiste, en recherchant davantage un débat sur les nations que l’obtention d’un gain institutionnel. Le destin de la Proposition de Statut Politique pour la Communauté d’Euskadi (plan Ibarretxe), est éloquent à cet égard. Voté au Parlement basque le 30 décembre 2004, le texte est transféré à Madrid pour être immédiatement taxé d’inconstitutionnalité et ne pas être soumis au vote. Son examen fait cependant l’objet d’un débat conséquent au Congrès des députés sur l’état de la nation espagnole. Dans un tel contexte de primauté du symbolique, la parole des évêques, quel que soit son sens, est directement politique. La dimension identitaire du débat territorial autorise les interprétations morales du politique et leur donne accès à l’espace public. Le 7 janvier 2005, soit quelques jours après l’approbation du Plan Ibarretxe au Parlement basque, la Conférence épiscopale espagnole rend publique la note “À propos de la nation et du nationalisme”1. Reprenant en grande partie l’instruction pastorale de novembre 2002 sur l’ “Evaluation morale du terrorisme”, la note souligne que les nations, tout en étant dotées d’une “souveraineté spirituelle” n’ont pas nécessairement un droit à la “souveraineté politique”, surtout dans le cas où elles “sont légitimement reliées par des liens historiques, familiaux, religieux, culturels ou politiques à d’autres nations au sein d’un même État”. Les nations, “prises isolément”, n’ont pas un droit absolu à décider de leur propre destin, ce qui constituerait, à l’échelle des personnes, “un individualisme non solidaire”. Il est “moralement 1 “Sobre nación et nacionalismo”, OICEE, Nota de prensa. Sobre nación y nacionalismo, Madrid, 7 de enero de 2005. 110 inacceptable que les nations prétendent unilatéralement une configuration politique de la réalité propre et, concrètement, qu’elles réclament l’indépendance en vertu de leur seule volonté. (...) La Doctrine Sociale de l’Église reconnaît un droit réel et originaire à l’autodétermination politique dans le cas d’une colonisation ou d’une invasion injuste, mais pas dans le cas d’une sécession”. Les évêques opérent un distinguo entre les nationalismes moralement acceptables, en tant qu’”amour de la nation ou de la patrie” et ceux condamnables car “excluants” et risquant de devenir totalitaires. La nation, enfin, en tant que “réalité culturelle” doit être distinguée de l’État comme “réalité politique”, ce dernier pouvant abriter une seule ou plusieurs “nations ou entités nationales”. Les dogmes de la transition sont réaffirmés : l’Espagne est le fruit de processus historiques complexes, mettre en danger le “vivre-ensemble” (convivencia) ne serait “ni prudent, ni moralement acceptable”. Ce que ce discours révèle surtout concerne le pluralisme interne de l’Église espagnole. Les notes discordantes viennent d’abord des périphéries, implicitement visées par le texte. Juan Maria Uriarte, évêque de Saint-Sébastien, se démarque de la note de la Conférence épiscopale en la considérant “non opératoire (vinculante) pour la formation du critère moral de la communauté catholique guipuzcoane”1. On sait comment, en Pays Basque, la persistance d’un conflit nationalitaire radical – atténué depuis mars 2004 – fournit ainsi une opportunité incidente pour que l’Église bénéficie d’un accès légitime à l’espace public en s’inscrivant dans un troisième secteur mobilisé autour de l’urgence sociale de la paix2. Les évêques catalans prennent également leurs distances, en se référant à l’une de leurs notes collectives (Arrels cristianes de Catalunya), plus nuancée sur la question des nationalismes. La distinction entre État et nation, reprise des enseignements des papes Pie XII et Jean-Paul II, permet ici aux évêques catalans de définir l’Espagne comme un État plurinational, les autonomies régionales ne constituant pas “une mode politique, mais des réponses à des aspirations historiques, profondes et irréductibles”3. Le clivage territorial contribue de la sorte à constituer l’une des lignes de fragmentation internes de l’Église espagnole, sans se calquer exactement sur une division entre conservateurs et libéraux. Les réactions contrastées suite à l’accession à la présidence de la Conférence épiscopale espagnole, le 8 mars 2005, de Ricardo 1 La Vanguardia, 23 janvier 2005. X. Itçaina, « La médiation vaine ? L’Église catholique et la question basque », in J. Faget (dir.), Médiation et action publique. La dynamique du fluide, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2005, p. 117-134. 3 Arrels cristianes de Catalunya, cité in « La nación y el Estado, según la Iglesia », La Vanguardia, 24 octobre 2005. La lettre pastorale “Préparer la paix” des évêques basques en mai 2002 prônait de même un positionnement relativiste (Obispos de San Sebastián, Bilbao, Vitoria, Pamplona, Preparar la paz, mai 2002). 2 111 Blázquez, évêque de Bilbao et incarnant le centrisme ecclésial, ont bien montré l’interdépendance des clivages1. En Italie, les interventions épiscopales en faveur de l’unité stato-nationale se font également entendre de façon régulière. La confiscation de la thématique autonomiste par la Ligue du Nord a, à quelques exceptions notables près, reçu un accueil circonspect de la part de l’Église catholique2. A la condamnation des thématiques populistes se greffe une dénonciation par l’Église de l’«égoïsme territorial» des régions du Nord à l’égard des régions méridionales d’une part, des immigrés extra-communautaires d’autre part. Evoluant de l’antiméridionalisme vers l’hostilité envers le nouvel immigrant, le discours de la Ligue a pour sa part associé une identité “chrétienne” à une critique en règle des institutions catholiques, accusées notamment d’utiliser les pays en voie de développement comme réservoir de séminaristes3. Cette réserve de nombreux secteurs catholiques à l’égard de la Ligue s’est également exprimée envers l’ensemble du gouvernement Berlusconi4. Dans un tel contexte de défiance réciproque, certaines critiques épiscopales ont pu être réactivées à l’occasion de la réforme de la Constitution de 1948 adoptée en novembre 2005 par la majorité de centre droit. Outre le renforcement des pouvoirs du chef de gouvernement, cette réforme prévoit également un transfert de compétence supplémentaire vers les régions italiennes en matière de santé, d’éducation et de police administrative. Insistant sur les “dispositions assez controversées” de la réforme, la Conférence épiscopale italienne et l’Union du centre démocratique, le parti centriste soutenant pourtant la coalition au pouvoir depuis 2001, attirent une fois de plus l’attention sur les risques de déséquilibres territoriaux que risque de générer cette disposition5. En plaidant pour un fédéralisme qui, en particulier en matière de santé, “soit solidaire et prévoit des mécanismes d’éventuelle péréquation entre les régions” – et, par là-même, réduise “l’immigration sanitaire” du sud vers le nord6 – les évêques italiens se distancient d’une réforme largement conçue par la coalition gouvernementale comme une concession au partenaire leguiste. 1 La Vanguardia, 9 mars 2005. Sur la Ligue, voir : I. Diamanti, La Lega : geografia, storia e sociologie di un nuovo soggetto politico, Rome, Donzelli, 1993, R. Carocci, Fra Lega e chiesa. L’Italia in cerca di integrazione, Bologne, Il Mulino, 1994; M. Gomez-Reino, Ethnicity and Nationalism in Italian Politics, Aldershot, Ashgate, 2002. 3 E. Ritaine, « L’étranger et le populiste en Italie. Liaisons dangereuses » in E. Ritaine (dir.), L’Europe du Sud face à l’immigration, op. cit., p. 29-70. 4 M. Donovan, “The Italian State : No longer Catholic, no Longer Christian”, West European Politics, 26/1, 2003, p. 114. 5 « Ruini : ‘vogliamo l’unità del Paese e lasciamo libertà di coscienza », La Repubblica, 18 novembre 2005. 6 « Devolution, le critiche dei vescovi. ‘Norme controverse, parlino elettori’ », La Repubblica, 17 novembre 2005. 2 112 B. L’Europe et la superposition identitaire Au sud de l’Europe comme ailleurs, les débats autour de la construction européenne sont venus complexifier l’articulation entre nation, politique et religion. Les mobilisations autour de la rédaction, puis des modalités de ratification du Traité constitutionnel européen ont ainsi donné lieu à une nouvelle mise en scène politique du religieux, tant de la part de l’Église catholique que des acteurs politiques. On sait l’insistance que le gouvernement italien exprima durant toute la procédure pour que soit mentionné le double héritage chrétien et laïque de l’Europe dans le préambule du Traité. L’activisme, au sein de la coalition gouvernementale conservatrice, de l’Alleanza Nazionale et de son leader Gianfranco Fini en faveur de la mention de l’héritage “judéo-chrétien” est notable, et correspond probablement à une manifestation supplémentare d’une quête de soutien auprès des catholiques et des petites formations politiques issues de la démocratie-chrétienne1. Le gouvernement espagnol soutiendra cette revendication dans un premier temps sous la législature du Parti Populaire, puis fera volte-face avec l’alternance politique. L’influence espagnole s’exprimera également en grande partie par le biais du Parti Populaire Européen, fortement investi par le Parti Populaire espagnol. Le débat autour du Traité fournira d’ailleurs l’occasion aux nationalistes basques du Parti Nationaliste Basque de critiquer la confiscation à l’échelle européenne de l’étiquette démocrate-chrétienne par le Parti Populaire espagnol. Les milieux catholiques, en particulier épiscopaux, relaieront fortement cette demande à l’échelle nationale, en Espagne comme en Italie. La mobilisation religieuse, cependant, dépasse largement la seule initiative épiscopale et même catholique. La Convention des Chrétiens pour l’Europe (Convención de Cristianos por Europa) naît en Espagne en avril 2002 avant de se diffuser à plusieurs pays européens. L’objectif de cette formation est de “donner la voix aux chrétiens des différentes confessions et aux laïcs qui partagent la nécessité d’inscrire la liberté religieuse comme pilier de notre société.”2. Centrant ses revendications sur la référence aux racines chrétiennes de l’Europe dans le Traité constitutionnel, la Convention est issue en grande partie d’une initiative catalane et de l’action de deux organisations : E-Cristians et l’Association Catholique de Propagandistes, auxquelles se joignent plusieurs organisations confessionnelles (Focolares, Regnum Christi, Comunión y Liberación, San Egidio, etc.). En Italie, la mention des racines chrétiennes dans la 1 E. Ritaine, « L’étranger et le populiste... », op. cit., p. 69. Dans le même temps, cependant, le leader de l’Alliance Nationale travaille à consolider une position plus autonome à l’égard du religieux, en appelant par exemple à voter « oui » au référendum sur les cellules souches. 2 ! 113 Constitution fait également l’objet de plusieurs manifestations, à l’image d’un sit-in d’associations catholiques à Rome en octobre 2004. La référence chrétienne sera finalement écartée du Traité finalement adopté le 29 octobre 2004 à Rome par les chefs d’État et de gouvernement au profit de la mention d’un héritage « religieux ». Dans les milieux catholiques et de centre-droit italiens, cet échec prendra des proportions considérables, en étant notamment associé à la controverse politico-religieuse autour du rejet de la candidature de Rocco Buttiglione au portefeuille de commissaire européen en octobre 20041. Les voies choisies ensuite pour la ratification nationale du texte final dans les deux pays donneront lieu à des débats politiques bien distincts en Espagne et en Italie. L’Italie devient ainsi le 6 avril 2005 le quatrième pays a avoir adopté le texte par voie parlementaire, après la Lituanie, la Hongrie et la Slovénie. Les Espagnols, en revanche, sont appelés à un référendum consultatif le 20 février 2005, ce qui provoque une véritable campagne électorale, et est à l’origine d’un nouveau hiatus interprétatif entre hiérarques catholiques et gouvernement Zapatero. Les évêques2, tout en soulignant l’apport du Traité en matière d’intégration européenne, de paix et de développement économique, regrettent le flou autour de la définition du droit à la vie, la non condamnation explicite de l’usage des embryons humains dans la recherche, l’euthanasie, le clonage, et l’absence de définition du mariage comme l’union entre un homme et une femme. L’enjeu européen, ici, sert à une mise en scène supplémentaire des tensions nationales autour des politiques sociales. De ce fait, soulignent les évêques, le oui, le non, le vote blanc et l’abstention constituent autant d’options légitimes. Interprétée comme une justification implicite de l’abstention, la position de l’Église est accueillie avec de fortes réserves par les milieux politiques favorables au Traité, en particulier par les socialistes, et par les partis de tradition démocrate-chrétienne comme les catalans de Convergencia i Unió3. Le Parti Populaire, pourtant favorable au oui, utilise quant à lui la position des évêques pour conseiller au gouvernement de ne pas « provoquer » les catholiques avant le référendum4. Bien sûr, mesurer ce que les résultats de la consultation 1 Fr. Foret, « Une question d’ordres ? Discours religieux et intégration européenne à la lumière de l’affaire Buttiglione », in C. Beciu (dir.), L'Europe et l'espace public: pratiques de discours et logiques situationnelles, Bucarest, Editura Academiei, 2007, p. 236-249 2 Nota de la Secretaría de la Conferencia episcopal española, Acerca del referendum sobre la ‘Constitución para Europa’, 4 février 2005. 3 La Vanguardia, 6 février 2005. 4 La Vanguardia, 7 février 2005. 114 (76,7% de « oui », 17,26% de « non », taux de participation : 42%) doivent à l’intervention de l’Église est difficile, tant la fragmentation, en particulier territoriale1, du vote a été importante. III. Enjeux normatifs : Église catholique, espace public et démocratie Comment comprendre, au final, ce hiatus entre l’érosion lente, mais régulière, du poids du religieux dans les sociétés espagnole et italienne et la vigueur de l’interventionnisme politique de l’Église catholique ? A. Un groupe d’intérêt spécifique A l’échelle européenne, ce renouveau des Églises comme groupes d’intérêts a pu être interprété comme venant compenser une perte d’influence sociale par une réaffirmation institutionnelle. François Foret, à ces hypothèses purement défensives, rajoute une interprétation en termes de « retour du balancier » avec « une réaffirmation publique des identités religieuses suscitée [à l’échelle européenne] par l’exaltation démocratique du droit à la différence et de la valorisation des particularismes »2. La visée de réaffirmation des Églises ne serait pas étrangère à cette requalification en lobbyistes. L’Église catholique peine, en effet, à se penser en groupe d’intérêt « comme les autres » en Espagne et en Italie. La situation espagnole, à ce titre, est particulièrement instructive. La sortie du régime concordataire franquiste avait constitué pour l’Église catholique le passage d’un rapport néocorporatiste à l’État à une situation de pluralisme relatif. Loin de refuser cet aspect du changement, l’Église l’encouragea, démontrant les propres ressources internes de l’institution en termes d’auto-rationalisation et d’ajustement limité (limited fit) aux nouvelles conditions3. On sait, à ce titre, le rôle joué par la Conférence épiscopale dans l’acceptation de la transition démocratique par des secteurs encore réfractaires de la société4. Au terme de ce processus, l’Église s’est retrouvée sur une double position dans le jeu politique démocratique, en se 1 Les trois Communautés autonomes où le nombre de “Non” est le plus important sont, dans l’ordre, la Communauté autonome basque, la Navarre et la Catalogne. Le rejet du texte européen est dû ici avant tout à l’opposition des secteurs nationalistes radicaux et des milieux syndicaux. 2 Fr. Foret, « Des groupes d’intérêt pas comme les autres ? Églises, intégration européenne et démocratie », Colloque Les groupes d’intérêt au XXIe siècle. Renouveau, croissance et démocratie, IEP de Paris, 24-25 septembre 2003, p. 18. 3 V. Pérez-Díaz, The return of civil society. The emergence of democratic Spain, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1993. 4 A. Brassloff, Religion and politics in Spain. The Spanish Church in Transition, 1962-96, New York : Palgrave Macmillan, 1998. 115 mobilisant simultanément sur des causes générales tout en défendant ses propres intérêts sectoriels. Cette double nature a fait de l’Église un groupe de pression très présent sur la scène politique, y compris sous des conjonctures politiques défavorables, comme sous les législatures socialistes entre 1982 et 19961. 1982 marque, pour certains observateurs, la fin de la transition politique avec l’accession au pouvoir des opposants au régime franquiste. Le retour de la droite de 1996 à 2004 prend dès lors des allures de seconde transition, puisque le Parti Populaire incarnait une tradition politique historiquement reliée, via l’Alliance populaire, aux transfuges du franquisme. La nouvelle alternance de 2004 renoue avec les tensions de 1982-85, sur des enjeux quasi-identiques : divorce, avortement, école, question territoriale. La gauche se retrouve de nouveau confrontée à la « question catholique »2, avec en prime le nouvel enjeu que constitue l’immigration. C’est aussi sur cet enjeu que l’Église catholique se démarque de ses positions les plus conservatrices, en perturbant du même coup toute interprétation alignée sur le clivage gauche-droite. En Espagne comme en Italie, le renouveau des tensions entre politique et religion s’exprime dans un contexte bien différent de celui du début des années 1980. La sécularisation de la société s’est poursuivie, tout en maintenant l’Église catholique dans des positions prédominantes, en particulier dans l’éducation. Si le soupçon d’aspiration intégraliste qui pesait sur l’Église catholique s’est atténué, en revanche, le débat sur les valeurs de société et sur les identités nationales espagnole et italienne bat à nouveau son plein. Dans un tel contexte d’incertitude sur les définitions du « nous » collectif, l’expertise éthique de l’Église dispose d’un accès à l’espace public. Jean-Paul Willaime a bien souligné comment cet appel à l’expertise des acteurs religieux se jouait sur fond de tension entre éthicisation de la religion institutionnelle et déséthicisation de la religion individuelle3. Pour les acteurs politiques, cette ouverture comporte un risque : celui de voir les entrepreneurs moraux s’exprimer sur des enjeux bien plus larges que ceux sur lesquels leur parole était sollicitée. S’engouffrant dans la brèche ainsi ouverte, l’Église catholique peut à loisir déployer une expertise éthique qui s’attache à relier dans une même conception théologique de la personne une chaîne interprétative allant des droits de l’embryon à ceux des migrants. Bien sûr, il est abusif de voir dans toutes les prises de position des organes dirigeants de l’Église espagnole ou italienne l’expression d’une ligne fixe, définitive et consensuelle. Chaque production institutionnelle est plutôt le fruit d’un compromis au sein d’une institution associant un éventail de positions 1 J. M. Molins, A. Casademunt, « Pressure groups and the articulation of interests », West European Politics, 21/4, 1998, p. 124-146. 2 E. Mujal-León, « The left and the Catholic question in Spain », West European Politics, 5/2, 1982, p. 32-54. 3 J.-P. Willaime, Europe et religions. Les enjeux du XXIe siècle, Paris, Fayard, 2004, p. 258-277. 116 politiques allant de l’extrême droite jusqu’à l’extrême gauche, en passant par « l’extrême centre »1, sans parler du clivage territorial. B. Église et démocratie libérale Sans doute ce qui joue en creux dans ces débats autour du rôle politique de l’Église concernet-il le rapport de l’Église à la démocratie libérale. Dans la comparaison qu’il effectue autour du rôle de l’Église catholique dans les transitions politiques dans l’Espagne post-franquiste et la Pologne post-communiste, J. Anderson2 montre comment l’Église, dans des contextes distincts, adoptait finalement une posture assez proche vis-à-vis du processus de démocratisation. Sur chacun des territoires, l’Église faisait preuve d’une part d’un positionnement libéral sur certaines valeurs associées à la gouvernance démocratique comme la tolérance, les droits de l’homme et des minorités, tout en maintenant d’autre part des positions plus crispées sur des thèmes comme l’avortement ou le divorce. Pour l’Église, la forme de la règle est moins importante que la nature de la règle, soumise à une vision catholique du bien commun. Une norme n’est pas immédiatement légitime du fait de son adoption par une majorité politique : que l’on songe aux critiques de l’Église espagnole contre la Ley de extranjería de 1985, pourtant votée de façon consensuelle au Parlement. D’où la difficulté d’adaptation d’une institution comme l’Église catholique à de nouvelles conditions politiques fondées sur l’incertitude, le compromis et la négociation. Il serait cependant fortement réducteur de voir dans l’interventionnisme catholique une sorte d’inadaptation structurelle de l’Église à la démocratie. En faisant du divorce, du mariage, de la bioéthique mais aussi de l’immigration et de l’unité stato-nationale des enjeux moraux, l’Église catholique s’inscrit plutôt dans une critique de certains registres de la justification démocratique. Reprenant les catégories d’A. Gutmann et D. Thompson3, Belén Barreiro4 a bien montré, en comparant les politiques d’avortement en Espagne et en Italie, comment un enjeu moral allait faire l’objet d’un traitement politique bien distinct selon que l’on se situe dans une conception purement procédurale de la démocratie (la justification par la règle de la majorité), constitutionnelle (le recours aux normes constitutionnelles comme accord minimal) ou délibérative. Seul ce dernier modèle, selon A. Gutmann et D. Thompson, permettra de résoudre partiellement les conflits moraux en tant que tels, dans la mesure où ils mettent en 1 A. Brassloff, op. cit., p. 42-60. J. Anderson, « Catholicism and democratic consolidation in Spain and Poland », West European Politics, 26/1, 2003, p. 137-156. 3 A. Gutmann, D. Thompson, Democracy and Disagreement, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1996. 4 B. Barreiro, Democracia y conflicto moral : la política del aborto en España e Italia, Madrid, Istmo, 2001. 2 117 jeu des positions irréconciliables. La délibération permet de bien faire émerger toutes les dimensions du problème, de les discuter et de dégager des solutions dont la justification ne reposera pas exclusivement sur la règle majoritaire. Une telle relativisation de la démocratie majoritaire s’exprime dans la note des évêques espagnols prononcée au moment du débat sur le mariage homosexuel : « Est-ce que tout cela ne finira pas par une tentative d’imposition à tous, par la pure force de la loi, d’une vision des choses contraire à la vérité du mariage ? »1 Les opérateurs religieux de la traduction politique doivent ici construire une “grammaire de la généralisation”2 qui, pour qu’elle soit acceptable dans l’espace public, doit payer le prix d’une reconstruction argumentative. L’efficacité performative de telles opérations de traduction dépend en grande partie des structures d’opportunité politique. En ce sens, l’on serait amené à nuancer la proposition de H. J. Wiarda et M. Mac Leish Mott3 autour de la persistance identique, en démocratie, du rôle du catholicisme comme légitimant le politique en Espagne (et au Portugal). Ainsi voient-ils la trace du catholicisme dans divers indicateurs (place accordée au Pape dans les sondages, statut du roi comme permanence du monisme catholique, activité gouvernementale suivant la tradition corporatiste, faible participation politique). Cette interprétation doit être nuancée, tant l’influence du religieux sur la régulation politique, outre ce marquage culturel, varie et joue alternativement sur les registres de la légitimation et de la délégitimation de l’action publique. À se focaliser sur l’Histoire immédiate, l’on risque de se contenter de repérer les prises de positions institutionnelles et de négliger, entre autres, les effets politiques du nouveau pluralisme religieux. Ce repérage des positions reste cependant une étape nécessaire à la cartographie de l’espace public. Si les régulations politiques du nouveau pluralisme religieux ont été bien analysées (en particulier pour l’Islam), les recherches sur l’Église catholique semblent marquer le pas. On sait pourtant comment le débat européen, en particulier, a relancé la réflexion sur les ajustement et les contributions du catholicisme à la nouvelle donne politique, y compris dans des pays à laïcité ancienne comme la France4. En Espagne, tout se passe comme si la transition démocratique, analysée en profondeur sous cet angle5, avait 1 En favor del verdadero matrimonio, op. cit., 15 juillet 2005 (Nous soulignons). D. Memmi, « Celui qui monte à l’universel et celui qui n’y monte pas. Les voies étroites de la généralisation ‘étroite’ », in B. François, E. Neveu (dir.), Espaces publics mosaïques. Acteurs, arènes et rhétoriques des débats publics contemporains, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999 ; 155. 3 H. J. Wiarda, M. MacLeish Mott, Catholic roots and democratic flowers. Political systems in Spain and Portugal, London, Westport, Praeger, 2001. 4 Voir la contribution de Virginie Riva et d’Yves Déloye dans ce volume. 5 Voir notamment, pour des travaux en français : S. Rouxel Dolivet, Espagne, la transformation des relations Église-Etat. Du concile Vatican II à l’arrivée au pouvoir du PSOE, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2 118 définitivement « réglé » la question. Or, se pencher sur les recompositions contemporaines de ce lien politique permettrait ainsi de revenir sur les conclusions des travaux déjà anciens autour du réagencement du lien entre religion et politique en Espagne1. En la matière, la sociologie politique italienne semble s’être mieux ajustée, tant elle repose sur une tradition de dialogue avec la sociologie religieuse. Les recherches se sont penchées dès lors sur les évolutions du catholicisme2, sur le « désenchantement religieux » des Italiens3, sur les interactions entre économie et religion4 ou sur les relations interreligieuses5. Croiser ainsi les approches permettrait de fonder une mise en miroir de deux pays aussi proches que distincts. 2004 ; C. Proetschel, « Les relations Église-Etat dans la constitution espagnole de 1978 : philosophie d’un système », Pôle Sud, 18, mai 2003, p. 133-149 ; D. Rozenberg, « Espagne : l’invention de la laïcité », Sociétés contemporaines, 2000, n°37, p. 35-51. 1 L. Boeltsch « The Church in Spanish Politics », in T. D. Lancaster, G. Prevost (ed.), Politics and Change in Spain, New York, Praeger, 1985, p. 144-167 ; R. Gunther, R. A. Blough, « Conflicto religioso y consenso en España : Historia de dos Constituciones », Revista de Estudios Políticos, 14, 1980, p. 65-109 ; S. Payne, El catolicismo español, Barcelona, Planeta, 1984. 2 F. Garelli, Religione e Chiesa in Italia, Bologne, Il Mulino, 1991. 3 E. Pace, « Désenchantement religieux en Italie », in G. Davie, D. Hervieu-Léger (dir.), Identités religieuses en Europe, Paris, La Découverte, 1996. 4 S. Abruzzese, Comunione e Liberazione. Identité catholique et disqualification du monde, Paris, Cerf, 1989. 5 R. Guolo, « La Chiesa e l’Islam », Il Mulino, 2001, 1, p. 93-101. 119 Ce que l’Europe fait au protestantisme, ce que le protestantisme fait à l’Europe Jean-Paul Willaime (Groupe Sociétés, Religions, Laïcités, Unité Mixte de Recherches EPHECNRS) I. L’Europe : un défi particulier pour le protestantisme1 Les Réformes protestantes furent d’abord un événement européen, un événement qui, en remettant en cause des institutions transnationales comme la papauté, le monachisme et le concile, contribua à l’émergence des États-nations et à l’établissement d’une certaine géographie politique et religieuse de l’Europe. En rencontrant positivement les aspirations de certaines autorités temporelles, en remettant l’organisation de l’Église aux princes, en favorisant la diffusion de la Bible en langue vernaculaire, les Réformes protestantes ont en effet privilégié l’édification d’Églises intimement liées à des territoires et à des cultures particulières. Ces groupements ecclésiastiques ont plus ou moins fortement contribué à l’affirmation d’identités nationales et régionales. Pensons par exemple à l’étroite symbiose du luthéranisme et de l’identité danoise ou au rôle de la Kirk dans l’identité écossaise. Pensons aussi au rôle important joué, tant sur le plan linguistique que culturel, par les traductions de la Bible en allemand (Bible de Luther), anglais (King James Version), suédois, danois ou hongrois dans ces différents mondes linguistiques. Historiquement, le protestantisme a donc partie liée avec la formation de l’Europe des nations, voire des régions, phénomène renforcé par l’absence d’autorité centrale. La diffusion du protestantisme et son organisation en Églises ont suivi les délimitations politiques. On comprend dès lors pourquoi l’unification européenne représente un défi particulier pour un protestantisme aussi profondément structuré, organisationnellement et culturellement, dans les cadres sociopolitiques nationaux et régionaux de l’Europe. L’Europe invite le protestantisme à dépasser cet enracinement et à trouver sa juste place dans un espace plus large. Un autre aspect structurel important à souligner est que le protestantisme, en raison de sa diversité ecclésiale et de son ecclésiologie, n’a pas d’autorité religieuse centrale, d’instance supranationale pouvant s’exprimer en son nom. Le Conseil Oecuménique des Églises (C.O.E.) – World Council of Churches (WCC) en anglais –, dont le siège est à Genève, rassemble aussi 1 Cf. notamment le chapitre 9 « Le protestantisme au défi de l’Europe » de notre ouvrage : La précarité protestante. Sociologie du protestantisme contemporain, Genève, Labor et Fides, 1992, p. 181-193. 120 bien les orthodoxes, les anglicans que les protestants ; son secrétaire général ne peut donc pas s’exprimer au nom du protestantisme, mais au nom d’un ensemble extrêmement diversifié de christianismes non romains. En outre, il n’y a pas d’équivalent protestant du Vatican, d’une structure permettant à un chef religieux protestant d’être reconnu comme un chef d’État et d’être traité comme tel. Dans le mode de présence des représentants du protestantisme dans les institutions européennes, cela a des conséquences notables : alors que l’Église catholique dispose d’un « envoyé spécial du Saint-Siège » auprès du Conseil de l’Europe et que le SaintSiège est membre de plein droit du Conseil de l’Europe dans le domaine de l’éducation, de la culture et du sport, les Églises protestantes et anglicanes ne constituent qu’une des trois cents organisations non gouvernementales accréditées auprès du Conseil de l’Europe. Enfin, autre aspect factuel à prendre en considération : le poids numérique du protestantisme en Europe. Bien que le protestantisme soit né en Europe, il est devenu une expression mondiale du christianisme beaucoup plus présente aujourd’hui dans les Amériques, en Afrique, Asie et Océanie qu’en Europe même. En Europe, son poids est d’environ 20 % dans l’Europe des Vingt-Sept ((y compris 5 % d’anglicans), un poids non négligeable certes, mais qui est beaucoup plus faible que celui du catholicisme romain (55 % dans l’Europe des Vingt-Sept). Reste que ce poids pourrait se renforcer avec la croissance, dans différents pays d’Europe comme sur d’autres continents, du protestantisme évangélique qui, en insistant sur la conversion personnelle, représente un christianisme militant soucieux du comportement exemplaire de ses membres (les différentes formes de pentecôtisme n’en représentent qu’une des expressions). II. Une participation discrète dans les premières années de la construction européenne La « petite Europe » du Marché commun (celle des Six : Benelux, Allemagne, France, Italie) fut tout d’abord négativement perçue par les protestants – notamment allemands ou scandinaves – qui y voyaient une « Europe vaticane », dominée par les forces démocrateschrétiennes et des figures inféodées au catholicisme : le Français Robert Schuman (18861963), l’Italien Alcide De Gasperi (1881-1954), l’Allemand Konrad Adenauer (1876-1967). Cela n’a pas empêché un protestant, le Belge Jean Rey (1902-1983), d’être président du Conseil des ministres de la Communauté européenne du charbon et de l’acier de 1954 à 1958, puis président de la Commission européenne de 1967 à 1970. Contre les tendances à renforcer l’unité de l’Europe de l’Ouest face au bloc de l’Est, les protestants préféreront privilégier le 121 maintien de liens avec l’Est. En Allemagne, il est ainsi significatif que l’unité de l’Evangelische Kirche in Deutschland (EKD, Église protestante en Allemagne), Fédération d’Églises luthériennes, réformées et unies créée en 1948, subsista durant la guerre froide, même après la construction du mur de Berlin en août 1961. Ce n’est qu’en 1969, soit vingt ans après la rupture de l’unité allemande, que se constitua une fédération protestante spécifique à l’Allemagne de l’Est, fédération qui a disparu en 1991 avec la réintégration dans l’EKD des Églises des Länder de l’Est. Globalement, les Églises protestantes se sont opposées à une séparation entre Églises de l’Ouest et Églises de l’Est, raison pour laquelle elles n’ont jamais voulu créer un conseil des Églises en Europe de l’Ouest. À ces considérations par rapport à l’Europe des Six, il faut ajouter ce constat : les pays à dominante protestante de l’Europe du Nord (Danemark et Royaume-Uni) ne rejoindront le processus d’intégration européen qu’en 1973 (avec, il est vrai, la catholique Irlande). Les réticences danoises à l’égard du traité de Maastricht, comme les fortes méfiances à l’égard de l’Europe exprimées en Norvège et en Suède, ne sont pas sans liens avec une culture protestante rétive au centralisme et percevant dans les prérogatives de Bruxelles un « magistère » illégitime. Certains protestants – pas seulement ceux qui, en Irlande du Nord, se reconnaissent dans les positions très anticatholiques du révérend Paisley – tendent d’ailleurs à diaboliser l’Europe en y voyant une résurgence de l’Empire romain et de la bête aux sept têtes du livre de l’Apocalypse. Ce point de vue, bien que minoritaire, est cependant significatif de la perdurance, dans les représentations protestantes, d’une crainte face à une intégration européenne qui signifierait la croissance d’un pouvoir central et une influence prépondérante du catholicisme. Les réticences protestantes vis-à-vis d’une unification européenne à l’échelle de l’Ouest n’ont pourtant pas empêché certaines initiatives protestantes au niveau de l’Europe occidentale. En 1950, à l’incitation du COE, un groupe de travail se mit en place autour du thème : « La responsabilité chrétienne dans la collaboration européenne ». Il fut présidé par le protestant français André Philip (1902-1970), ancien ministre qui, de 1949 à 1951, dirigea la délégation française à la Commission économique pour l’Europe des Nations unies. Au début des années 1960, des laïcs protestants engagés dans la construction européenne à Bruxelles se réunirent régulièrement. Ce groupe aboutira à la création, en 1978, d’une instance représentant les Églises protestantes et anglicanes à Bruxelles, puis, en 1986, à Strasbourg : la Commission œcuménique européenne pour l’Église et la société, l’Ecumenical European Commission for Church and Society (EECCS). Cette commission rassembla les Églises des pays de l’Europe des quinze plus la Suisse. À côté de personnalités protestantes comme Jean 122 Rey et André Philip déjà évoquées, on ne peut pas ne pas mentionner également le philosophe protestant suisse Denis de Rougemont (1906-1985) qui a déployé une intense activité au service de la réorganisation culturelle de l’Europe et qui plaida vigoureusement pour un fédéralisme ouvert aux communautés régionales1. Reste qu’historiquement, le protestantisme d’Europe de l’Ouest a privilégié la grande Europe et le maintien des liens au-delà du rideau de fer. Les relations qu’il a entretenues, au sein du Conseil Oecuménique des Eglises (COE) – World Council of Churches (WCC) – à Genève et de la Conférence des Eglises Européennes / Conference of European Churches (CEC), avec les Églises orthodoxes et protestantes de l’Est ont incontestablement joué un rôle dans cette orientation. Les infiltrations d’agents du KGB dans l’Église orthodoxe de Russie et d’agents de la Stasi dans l’Église protestante de l’ex-République démocratique allemande éclairent aussi les positions de ces Églises, pour lesquelles l’intégration européenne de l’Ouest était perçue comme ayant partie liée avec les intérêts économiques et géopolitiques des pays de l’OTAN. L’anticapitalisme et la sensibilité tiers-mondiste des milieux protestants du COE comme des gauches protestantes (notamment en Allemagne et en France) ont également contribué à ce moindre investissement des protestants en faveur de l’Union européenne. III. Le rôle de la Conférence des Eglises Européennes (Conference of European Churches) C’est surtout à travers la CEC que les différentes Églises protestantes des pays d’Europe vivent, institutionnellement, la dimension européenne. Fondée en 1959 dans une Europe divisée et marquée par la guerre froide, la CEC a permis aux Églises de l’Est et de l’Ouest de construire des ponts par-dessus les frontières, les Eglises estimant qu’il ne pouvait pas y avoir entre elles de « rideau de fer ». Elles créèrent cette structure qui rassemble aujourd’hui 125 Églises anglicanes, protestantes, orthodoxes et vieilles catholiques du continent européen2. À 1 D. de Rougemont, Écrits sur l’Europe (Œuvres complètes III), 2 vol., Paris, La Différence, 1994. Fondée en Janvier 1959 à Nyborg (Danemark) lors d’une rencontre rassemblant 61 représentants de 52 Eglises d’Europe de l’Ouest et de l’Est qui eut pour thème « la chrétienté européenne dans le monde sécularisé d’aujourd’hui », la CEC réunit périodiquement des assemblées plénières. La quatrième conférence, en 1964, eut lieu sur un paquebot dans les eaux internationales au large du Danemark car les délégués d’Eglises d’Europe de l’Est n’avaient pas obtenu de visas pour se rendre à l’Ouest : on ne pouvait mieux signifier le rôle de pont joué par la CEC entre des Eglises séparées par le rideau de fer. La CEC participa activement au processus de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe qui aboutit aux accords d’Helsinki du 31.7.1975; plusieurs des propositions qu’elle fit furent intégrées dans les documents finaux de la C.S.C.E.. Tout en ayant au centre de ses préoccupations les relations Est-Ouest et la détente en Europe, la CEC eut toujours le souci des 2 123 travers la CEC, les Églises membres cherchent à travailler, à l’échelle de l’Europe, en faveur de l’œcuménisme, de la paix et de la défense des droits de l’homme. La CEC est, depuis juillet 2003, présidée par le pasteur réformé français Jean-Arnold de Clermont, par ailleurs président de la Fédération Protestante de France. Mais la CEC, le fait mérite d’être souligné, ne constitue pas une structure protestante puisqu’elle intègre les Églises orthodoxes et anglicanes. Le poids des Églises orthodoxes des pays de l’Est s’y fit sentir comme au sein du COE. Ainsi, les Églises d’Europe de l’Est s’opposèrent longtemps à ce que la CEC entre en contact avec la Communauté économique européenne et le Conseil de l’Europe, ces instances étant perçues comme une affaire des pays de l’Ouest. C’est seulement en 1989 qu’elle fut autorisée à prendre officiellement contact avec les institutions européennes à Bruxelles et à Strasbourg. Indice supplémentaire de l’attitude au début plutôt distante des Églises protestantes à l’égard de l’Europe des douze et de celle du Conseil de l’Europe. Mais depuis qu’en 1996, elle a intégré en son sein l’EECCS , la CEC manifeste un intérêt plus marqué pour l’Union européenne. Une autre initiative est à mentionner, celle qui a abouti à la Concorde de Leuenberg, texte d’accord entre les Églises réformées, luthériennes et unies d’Europe, adopté en 1973 et qui établit la communion ecclésiale entre cent cinq Églises protestantes, la quasi-totalité des Églises réformées, luthériennes et unies d’Europe ayant ratifié ce texte ainsi que plusieurs Eglises méthodistes et pré-réformatrices (Eglise vaudoise en Italie, hussite en République Tchèque). Il s’agit là d’une manifestation importante de l’unité protestante (qui inclut, entre autres conséquences, la reconnaissance mutuelle des ordinations de pasteurs, et donc la possibilité, pour un pasteur, d’exercer son ministère indifféremment dans une Église luthérienne ou réformée). En 2003, l’alliance des Eglise liées par ce texte (the Leuenberg Church Fellowship) est allée plus loin en prenant le nom de Communion d’Eglises Protestantes en Europe (CEPE) – Community of Protestant Churches in Europe (CPCE). Après avoir été présidée de 2001 à 2006 par la Française Elisabeth Parmentier (Professeur à la Faculté de Théologie Protestante de l’Université Marc Bloch de Strasbourg), elle l’est désormais par le pasteur suisse Thomas Wipf, par ailleurs président de la Fédération des Eglises protestantes en Suisse. En 2006, la CEPE a publié un livre sur les perspectives des relations Nord-Sud en dénonçant le piège d’une Europe forteresse de pays riches qui oublierait les solidarités nécessaires avec les pays moins développés. 124 Eglises protestantes en Europe : Theologie für Europa/ Theology for Europe1. Mais cet accord doctrinal peine à déboucher sur un témoignage commun de ces Églises à l’échelle européenne et sur l’organisation d’une structure commune. En abordant l’Europe à travers ces diverses structures, les Églises protestantes ont eu du mal à coordonner leurs initiatives, et la concurrence entre ces diverses entreprises n’est pas toujours absente. L’existence conjointe de la CEC et de la CEPE (sans parler d’autres structures plus sectorielles) pose la question de savoir où pourrait et devrait s’élaborer, institutionnellement, les discours protestants sur l’Europe. Lorsqu’on constate les divers rassemblements qui ont eu lieu (les assemblées CEC-CCEE, le Rassemblement de Bâle de mai 1989, l’Assemblée protestante européenne de Budapest en mars 1992, l’Assemblée générale de la CEC à Prague en septembre 1992), on perçoit le problème organisationnel que l’Europe posa aux protestants : quelle structure privilégier ? À quelles relations ecclésiastiques, à quel œcuménisme, à quel protestantisme donner la priorité ? Quelle place pour le protestantisme en Europe ? L’idée même d’un synode protestant européen qui manifesterait de façon plus visible la présence protestante en Europe ne fait pas l’unanimité dans le protestantisme. Plusieurs Églises protestantes sont plutôt réticentes : soit, n’ayant pas elles-mêmes de structure synodale, elles sont mal à l’aise face à une initiative de ce type, soit elles craignent que cette initiative soit nuisible à un œcuménisme plus large. Mais il n’est pas exclu que cette réticence s’enracine dans le fait que, comme le déclare un théologien allemand, « le protestantisme ne sait pas encore ce que, d’une seule voix, il doit dire à l’Europe ». Si les Églises protestantes minoritaires de l’Europe du Sud y sont très favorables, les Églises luthériennes de Scandinavie y sont opposées. Entre les réformés du Sud et les luthériens du Nord, les différences tant culturelles et sociales que religieuses sont de fait très importantes. L’Europe rassemble autant qu’elle divise le protestantisme, peu habitué à s’organiser collectivement pour s’exprimer d’une même voix. Il se sent par ailleurs partie prenante dans une entreprise œcuménique, et il veut bien parler d’évangélisation œcuménique, mais il est réticent à parler d’évangélisation protestante. Ce sont les courants fondamentalistes protestants, soit les protestants les plus anti-œcuméniques, qui rejoignent le plus les perspectives papales de restauration chrétienne : ce sont surtout des missionnaires de cette tendance qui tentent aujourd’hui de s’implanter dans le monde orthodoxe de l’Est européen à 1 M. Friedrich, H. J. Luibl, Chr.-R. Müller (Hg./eds), Theologie für Europa. Perspektiven evangelischer Kirchen/Theology for Europe. Perspectives of Protestant Churches, Frankfurt am Main, Verlag Otto Lembeck, 2006. 125 côté des jésuites. Face à ces agissements, le protestantisme luthéro-réformé reste un peu coi. Élever la voix, c’est donner du poids à une institution représentative et donc, pour certains, se catholiciser. Continuer de façon dispersée sans se soucier d’une plus grande influence de son discours, surtout dans une société disposant d’importants moyens médiatiques, c’est laisser trop de place au discours catholique. Tension inhérente à la situation du protestantisme face au catholicisme, qui l’amène à hésiter entre deux formes d’affirmation : l’une privilégiant le niveau institutionnel et la recherche d’une parole protestante en Europe, l’autre encourageant le pluralisme et prenant son parti de la domination catholique au niveau institutionnel. IV. La vision protestante d’une Europe sécularisée et pluraliste À Bâle, en août 1991, soixante-dix évêques et responsables d’Églises protestantes européennes se sont réunis à l’invitation des évêques Henrik Christiansen (Danemark), Martin Kruse (Allemagne), Christophe Klein (Roumanie) et du président du Conseil de la Fédération des Églises protestantes de Suisse pour s’interroger sur « le témoignage des Églises protestantes en Europe ». Cette initiative a été prise à la suite de certaines interpellations demandant : « Y a-t-il des protestants dans le train européen ? » Cette question a surgi avec d’autant plus d’acuité chez les protestants qu’ils constataient que l’Église catholique occupait beaucoup le terrain à travers les voyages et discours du pape notamment, et qu’ils étaient de plus en plus mal à l’aise par rapport à la façon dont Jean-Paul II voyait l’évangélisation de l’Europe. Cette réunion et celle de Budapest tenue en mars 1992 montrent que plusieurs responsables protestants ont estimé que la structure de la CEC n’était pas suffisante et qu’il fallait se réunir « entre protestants » pour dégager un message des Églises de la Réforme pour l’Europe (les luthériens scandinaves, réticents par rapport à l’Assemblée protestante européenne de Budapest de 1992, n’y envoyèrent que des observateurs, non des délégués). Dans le document étudié à la rencontre de Budapest, on peut lire quelques affirmations essentielles qui indiquent la position défendue par les Églises luthériennes et réformées, et où la volonté de se démarquer par rapport à la vision papale de l’Europe apparaît clairement. Le protestantisme luthéro-réformé européen souligne que la Réforme a particulièrement insisté sur la « liberté évangélique » (liée à une redécouverte spécifique de la transcendance), laquelle « eut des conséquences historiques qui contribuèrent à la marque particulière de la société et de la culture sécularisées ». De là cette reconnaissance explicite des effets 126 libérateurs de la sécularisation et de l’affinité du protestantisme avec ce processus : « Il s’agit aujourd’hui de reprendre de manière critique et constructive cet héritage »1. « La prédication ne peut pas avoir pour but de rendre inexistant le processus de désimbrication de l’Église et de la société. L’Église ne peut pas vouloir revenir à une époque où l’enseignement chrétien et l’ordre social étaient étroitement liés. Le message chrétien a sans nul doute contribué, souvent de manière cachée, au processus de libération humaine qui a eu lieu dans les derniers siècles. Les Églises sont pour le moins prêtes à reconnaître expressément que les Lumières ont permis le déploiement de valeurs essentielles qui ont leur fondement dans l’Évangile. Ces valeurs sont par exemple : la culture de la libre parole, la critique du simple argument de la tradition, la libération d’aliénations qu’on a soi-même provoquées ou que d’autres vous imposent, l’esprit de dialogue et de tolérance face à ceux qui pensent différemment, le oui à l’État sécularisé […]. L’Évangile de Jésus-Christ libère. Les Églises doivent approuver le processus de sécularisation dans la mesure où ce dernier libère les femmes et les hommes des préjugés et des tabous »2. Ce oui à des sociétés sécularisées ne signifie pas une absence de critiques vis-à-vis de certains effets de la sécularisation (en particulier vis-à-vis de toute forme d’« autoglorification » de l’homme ou de la société), mais l’acceptation de la liberté de l’homme et le renoncement à des formes autoritaires d’évangélisation. Le protestantisme luthéro-réformé insiste d’autre part sur le fait que « l’Europe n’est pas un continent chrétien » : « les Églises ne représentent aujourd’hui qu’un courant dans la multitude des courants de pensée qui participent à la mise en forme de l’Europe à venir » ; en particulier « le judaïsme, et aussi l’islam, ont de profondes racines historiques dans divers pays européens »3. Concernant l’évangélisation enfin, les textes de Budapest soulignent que les Églises ne doivent pas chercher « à mettre en place un État “chrétien” », « à cléricaliser l’État et la société », mais doivent s’engager au contraire « pour un ordre social qui permette à tous de vivre leur conviction en liberté, et de la manière la plus sereine possible. Elles s’opposeront à toute structure qui restreint la libre conscience de la personne individuelle ou de groupes particuliers. Le message chrétien n’a pas le droit de devenir une idéologie de la société »4. 1 « Responsabilité chrétienne pour l’Europe. Document préparatoire pour l’Assemblée protestante européenne du 24 au 30 mai 1992 à Budapest », Foi et Vie, 92/2, 1993, p. 7s. 2 Ibid., p. 10s. 3 Ibid., p. 9. 4 Ibid. p. 11s. 127 Comme ces textes en témoignent, à côté de divers autres documents et déclarations de responsables des Églises protestantes, on constate que l’on se situe dans une société sécularisée, voire post-séculière1. La sécularisation est également perçue dans ses effets positifs d’autant plus que, comme le rappelle la Fédération des Églises protestantes de Suisse dans un document intitulé Europe, Europe occidentale, Suisse. Réflexions protestantes (1990), le protestantisme y a pris part : « Le passage à l’autonomie de la raison n’est pas explicable sans influence protestante, pas davantage que le passage à des structures démocratiques »2. Ce document relève qu’« il n’y a plus d’Occident chrétien » et que la société n’est plus dominée par des considérations religieuses. Le professeur Rudolf von Thadden, présentant au Kirchentag protestant de Dortmund, en 1991, huit thèses sur « Europe et christianisme », formula significativement cette thèse : « l’Europe est non seulement l’héritière des traditions des Eglises chrétiennes ; mais aussi des impulsions des Lumières, critiques de la tradition. En conséquence, il lui faut se structurer dans le dialogue et aussi, le cas échéant, dans le conflit entre la foi chrétienne et le monde sécularisé »3. Les Églises protestantes de tradition luthérienne et réformée se considèrent comme des forces parmi d’autres, devant œuvrer dans une société pluraliste où l’État ne leur offre pas d’avantages particuliers. Et on refuse nettement toute perspective de restauration d’un pouvoir de l’Église. Fondées sur ces deux constats, les expressions protestantes refusent souvent explicitement une quelconque reconquête chrétienne de l’Europe : « Il ne peut être question de revenir à une “Europe chrétienne” où les Églises exerceraient quelque pouvoir, mais d’être au service d’une société européenne qui cherche son unité », déclarait à Strasbourg le pasteur Michel Hoeffel, alors président de l’Église de la Confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine, en ouvrant une rencontre des Églises protestantes du Rhin supérieur le 4 juillet 1990. Le théologien protestant italien Paolo Ricca insista quant à lui sur la nécessité de lutter « contre la tendance catholique à monopoliser le christianisme ». À propos de l’évangélisation de l’Europe, le théologien protestant suisse Pierre-Luigi Dubied affirma, lors d’un colloque des Facultés de théologie protestante des pays latins d’Europe à Bruxelles en septembre 1991 : « Je n’imagine pas qu’on puisse admettre aujourd’hui comme chrétienne une perspective de re1 “In a post-secular Europe the question of religion in the public context arises in a new way » écrit ainsi Hans Jürgen Luibl qui cite l’exemple des débats autour de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne: ”It is no more open what kinds of basic rights should go into the charter, but it still remains open who is entitled to be involved in determining these” in H. J. Luibl, Chr.-R. Müller et H. Zeddies Hg./eds., Unterwegs nach Europa. Perspektiven evangelischer Kirchen. Ein Lesebuch. En route towards Europe. Perspectives of Protestant Churches. A Reader, Francfort-sur-le-Main, Lembeck, 2001, p. 37. 2 Europe, Europe occidentale, Suisse. Réflexions protestantes, Berne, Fédération des Églises protestantes de Suisse, 1990. 3 R. von Thadden, « L’Europe. Qu’a-t-elle de chrétien ? », Concilium 244, 1992, p. 101. 128 christianisation de l’Europe […]. L’histoire de l’Occident est aussi l’histoire de l’échec de la chrétienté »1. Il ne faudrait cependant pas réduire la position des Églises protestantes à une réaction critique par rapport aux positions catholiques officielles. Les réflexions et déclarations émanant de diverses instances montrent que les Églises protestantes se préoccupent moins de l’Europe religieuse que de l’Europe tout court, telle qu’elle est en train de se construire à Bruxelles et à Strasbourg. Les interventions des Églises protestantes questionnent les instances européennes à propos de l’Europe sociale, de la politique en matière d’immigration, d’un certain « déficit démocratique » de l’Europe. Ces interventions se situent donc à un niveau éthique et suivent de manière critique la construction européenne en mettant en avant les exigences évangéliques telles que le souci des pauvres et des étrangers. En lisant ces documents, on a le sentiment que les Églises protestantes ne reviennent pas sur le cadre sécularisé et pluraliste des sociétés dans lesquelles elles se trouvent et qu’elles veillent à y exercer un ministère de vigilance éthique (le travail effectué par la CEC à Bruxelles et à Strasbourg constitue un bon exemple de ce type de présence). Pour la première fois en novembre 1990, des dirigeants d’Églises (ou de Fédérations d’Églises) protestantes et anglicanes en Europe rencontrèrent à Bruxelles la Commission des Communautés européennes, en particulier son président Jacques Delors. Cette rencontre, suscitée par les Églises et organisée par l’EECCS, porta sur l’intégration européenne et le rôle des Églises. Depuis ont régulièrement lieu de telles rencontres qui rassemblent, sur des sujets très divers, des représentants de la CEC et des fonctionnaires de la Commission. Durant ces réunions furent discutés l’union politique, les rapports CEE-Europe de l’Est, les questions d’immigration, la politique agricole commune, le traité de Maastricht, les rapports entre économie et écologie (à ce sujet, des débats à teneur théologique purent se nouer avec les fonctionnaires). Avant Maastricht, l’EECCS a publié une déclaration émettant un certain nombre de recommandations sur l’Europe en train de se construire, insistant sur la nécessité d’augmenter les pouvoirs du Parlement de Strasbourg, approuvant la proposition de créer un Conseil des régions et allant jusqu’à suggérer la création « d’une seconde chambre parlementaire représentant les régions ». Lors du G8 de juillet 2005 en Ecosse, la CEC s’est adressée aux dirigeants de cette rencontre en ces termes : « Nous considérons qu’il est impératif pour le G8 de prendre position dans des domaines clés comme la dette multilatérale, 1 Faculté universitaire de théologie protestante de Bruxelles (éd.), Protestantisme et construction européenne, Bruxelles, Ad Veritatem, 1991, p. 147. 129 l’aide au développement, le commerce juste et les changements climatiques »1. Quant au pasteur Jean-Arnold de Clermont rencontrant, en tant que président de la CEC, le président de la Commission européenne José Manuel Barroso le 7 novembre 2005, il souligna que « les Eglises européennes sont des partenaires importants dans le dialogue sur les valeurs dans l’Union européenne ». En réponse, le président Barroso exprima son « estime pour le rôle des Eglises comme avocat du faible, en particulier les réfugiés et les minorités » et pour leurs luttes contre l’exclusion et la xénophobie2. C’est donc bien par le biais de l’éthique que les instances protestantes se croient autorisées à intervenir dans l’Europe en train de se faire, exerçant ainsi un ministère de vigilance face à la société séculière. L’action éthique permet aussi de mieux articuler le pluralisme protestant et de ne pas engager plus avant l’intégration des Églises protestantes. V. Le protestantisme entre œcuménisme et réaffirmation de sa différence Les Eglises et acteurs chrétiens valorisent fortement le renforcement de l’européanisation aussi bien à travers l’Union Européenne qu’à travers le Conseil de l’Europe. Dans ces processus, les chrétiens tendent à voir une évolution globalement positive qui surmonte les divisions nationalistes et idéologiques du passé au profit d’une collaboration entre les peuples d’Europe. Ils y voient aussi une interpellation : si l’unification de l’Europe progresse dans les secteurs économiques, culturels, politiques et sociaux, qu’en est-il au plan des religions, plus particulièrement des christianismes ? Ainsi l’Europe active-t-elle, en milieu chrétien, le mouvement oecuménique. Cela se traduit notamment par les assemblées communes que tiennent régulièrement le Conseil des Conférences Episcopales d’Europe (C.C.E.E.) créé en 1971 et la Conférence des Eglises Européennes, le premier organisme représentant les épiscopats catholiques romains et le second représentant les autres Eglises chrétiennes (anglicanes, orthodoxes, protestantes) de tous les pays d’Europe. Ces deux instances ayant formé un comité mixte permanent en 1972, elles organisèrent régulièrement des rencontres œcuméniques. La première s’est tenue en France à Chantilly en 1978 : pour la première fois, des représentants de toutes les Eglises chrétiennes 1 Monitor (News from the Conference of European Churches/Nouvelles de la Conférence des Eglises Européennes/Nachrichten der Konferenz Europäischer Kirchen) N°52, October 2005, p. 5. On trouve le texte complet de la Lettre ouverte de la CEC au sommet du G8 sur le site web suivant : www.ceckek.org/pdf/G8summit.pdf 2 Communiqué de la Fédération Protestante de France en date du 7 novembre 2005. 130 présentes en Europe se trouvaient rassemblés. En 1991, une rencontre commune à la CEC et au CCEE. a eu lieu à St Jacques de Compostelle (Espagne). C’est à l’invitation conjointe de la CEC et du CCEE qu’eurent également lieu les rassemblements oecuméniques de Bâle (en 1989 sur le thème « Paix, justice et sauvegarde de la création ») et de Graz (en 1997 sur le thème « Réconciliation, don de Dieu, source de vie nouvelle). En Irlande du Nord, CEC et CCEE ont financé des projets visant à pacifier les relations catholico-protestantes. Les rassemblements européens, notamment de jeunes, qui ont régulièrement lieu à Taizé (en Bourgogne, en France) ou dans telle ou telle ville d’Europe manifestent une certaine européanisation de la conscience religieuse. Le fait que le prix Robert Schuman, qui récompense tous les deux ans une personnalité connue pour son activité en faveur de l’unité européenne, ait été décerné à des personnalités religieuses (au Cardinal Poupard en 1988 et au Frère Roger de Taizé en 1992), montre que la contribution d’Eglises ou de mouvements religieux à la construction de l’unité européenne est reconnue. Evêques et pasteurs remarquent que, face à un processus d’unification économique et socio-politique qui est en train de se faire, les Eglises chrétiennes apparaissent divisées et offrent un contre-témoignage. Travailler à l’unité du christianisme représente donc, selon eux, la contribution des Eglises chrétiennes à la construction européenne. Catholiques et protestants cherchent ensemble à nouer des relations fructueuses de dialogues et de coopérations avec l’islam à travers le Comité pour les Relations avec les musulmans en Europe qui s’est réuni pour la seconde fois en mars 2006 (près de Rome). La CEC a clairement indiqué que « l’adhésion de la Turquie à l’UE n’est pas une question de différences religieuses » et que « l’entrée de la Turquie dans l’Union pourrait même avoir des répercussions positives sur la bonne évolution des relations entre les diverses religions et cultures en Europe et pourrait constituer la pierre d’angle d’un pont entre les mondes chrétien et musulman ». La rencontre œcuménique européenne de Strasbourg des 17-22 avril 2001, qui rassembla 200 cardinaux, archevêques, métropolites, présidents d’Eglises, etc., et une centaine de jeunes représentatifs de différents pays et confessions, est un bel exemple de cette valorisation chrétienne de la construction européenne. Principal événement de cette rencontre : le document intitulé Charta Oecumenica. Lignes directrices en vue d’une collaboration croissante entre les Eglises en Europe signé le 22 avril 2001 par Mgr Jérémie Caligiorgis, métropolite du patriarcat de Constantinople, alors président de la CEC et par le cardinal Miloslav Vlk, archevêque de Prague, président du CCEE. Dans cette charte qui n’a « aucun caractère magistériel, dogmatique ou canonique », les représentants ecclésiastiques s’engagent « à éviter une concurrence dommageable », à agir en sorte « que toute personne 131 puisse choisir son engagement religieux et ecclésial dans la liberté de conscience » et ne soit « empêché de se convertir selon sa libre décision » ; ils déclarent « s’opposer à toute forme de nationalisme qui conduit à l’oppression de minorités nationales » et à toutes « les tentatives d’abuser de la religion et de l’Eglise à des fins ethniques et nationalistes ». Ces responsables ecclésiastiques ont enfin déclaré vouloir « combattre toutes les formes d’antisémitisme et d’antijudaïsme dans l’Eglise et la société », nouer des relations d’estime avec les populations musulmanes, et tout faire pour éviter une nouvelle coupure entre « l’Europe de l’Ouest intégrée » et « l’Est désintégré ». L’Europe est aussi l’occasion d’oecuménismes sectoriels, d’ordre géographique ou d’ordre confessionnel. D’ordre géographique où l’on peut vérifier qu’au plan religieux, le clivage entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud se fait également sentir : ainsi constate-ton, d’une part, des rapprochements entre les Eglises luthériennes et anglicanes dans l’Europe du Nord (Déclaration de Porvoo en 1992) et, d’autre part, des rencontres spécifiques entre les Eglises protestantes des Pays Latins (Conférence des Eglises Protestantes des Pays Latins d’Europe). D’ordre confessionnel avec des oecuménismes bilatéraux catholico-orthodoxes, catholico-protestants, protestants-orthodoxes ou des oecuménismes intraorthodoxes ou intraprotestants (luthéro-réformés d’une part, évangéliques d’autre part). Chaque monde confessionnel dessine son Europe et se met au diapason de cet espace : Synode Européen des Evêques catholiques à Rome en décembre 1991, Assemblée protestante européenne de Budapest en 1992, Europe évangélique autour des prédications télédiffusées de Billy Graham, Europe catholique à travers les voyages du pape et divers pèlerinages. Chaque confession chrétienne se fait son Europe en relisant l’histoire européenne au filtre de sa tradition et en convoquant ses figures emblématiques. Si l’histoire religieuse de l’Europe est de plus en plus déconfessionnalisée au niveau de l’histoire savante, elle l’est moins dans les consciences religieuses. En travaillant, sur une base internationale, à la rédaction d’ouvrages d’histoire européenne, en confrontant, comme cela se fait à l’échelle franco-allemande, les manuels d’histoire utilisés dans chaque pays, les dimensions religieuses de l’histoire européenne ne pourront qu’en être mieux traitées, les biais nationaux et confessionnels s’en trouvant limités et contrôlés. La construction de l’Europe, parce qu’elle engage une européanisation de la mémoire, y compris religieuse, est confrontée aux mémoires religieuses différenciées de l’Europe. La collaboration même des Eglises à la réflexion sur les problèmes européens contribue à intensifier les relations interconfessionnelles. A l’échelle de l’Union Européenne, cette collaboration s’effectue tout particulièrement à travers le comité mixte créé en 1995 132 entre la CEC et la COMECE (Commission des Episcopats dans la Communauté Européenne). En juillet 1993, des représentants de l’EECCS. et de la COMECE ont par exemple constitué, avec des députés européens, un groupe de travail sur le chômage et la pauvreté chargé d’étudier la possibilité, pour les Eglises, d’organiser des assises sur ces questions. On note aussi des initiatives telles que l’organisation, par les catholiques, protestants et anglicans, de déjeuners-débats trimestriels entre les députés de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (exemple: le 27.1.1994 sur le thème « Eglises, nationalités et minorités » avec M. Jozsef Bràtinka, chef de la délégation parlementaire hongroise). Mais la présence et l’action des protestants ne sont pas toujours aussi efficaces que celles des catholiques. Comparant le lobbying protestant au lobbying catholique durant la Conférence Inter-Gouvernementale, Bérengère Massignon note que « la COMECE paraît plus active, plus prompte à réagir »1 que la Commission Eglise et Société de la CEC. « La collaboration œcuménique se poursuivit lorsqu’il valait mieux s’unir face à des officiels de haut rang. Cependant, la coordination ad hoc entre CEC et COMECE, le travail concret d’élaboration de textes semblèrent faibles, tout au long de la Convention, par comparaison avec la mobilisation autour du Traité d’Amsterdam. (…) La collaboration œcuménique catholico-protestante perdurait, mais ne se développait pas face au nouveau défi de la rédaction d’une Charte des droits fondamentaux pour l’Europe » 2. Depuis 1991, des rencontres informelles sont organisées entre la Présidence de la Commission et les représentants des religions et des humanismes. « L’idée, écrit un chargé de mission à la Cellule de Prospective de la Commission Européenne3, était de créer autour des responsables de la Commission un genre de Conseil informel d’hommes et de femmes de spiritualité et agissant comme une conscience éthique et spirituelle européenne ». La Commission Européenne est allée plus loin en organisant en 1995 à Tolède une rencontre associant des représentants de l’ensemble des traditions religieuses et philosophiques du pourtour méditerranéen (chrétiens, juifs, musulmans, humanistes). « Il s’agissait pour la Commission, écrit Jacques Santer dans la Préface de l’ouvrage publiant les textes de cette rencontre4, d’apporter une modeste contribution à la poursuite du dialogue interreligieux qui 1 B. Massignon, La construction européenne : un « laboratoire » pour la gestion de la pluralité religieuse. Clivages nationaux et confessionnels et dynamiques d’européanisation, Paris, Thèse de doctorat de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, 2005, p. 425. 2 Ibid., p. 429, puis p. 428. 3 M. Luyckx, « Débats et conclusions », in Les religions méditerranéennes: islam, judaïsme et christianisme. Un dialogue en marche, Rennes/Luxembourg, Editions Apogée/Office des Publications Officielles des Communautés Européennes, 1998, p. 41. 4 J. Santer, « Préface », in Les religions méditerranéennes: islam, judaïsme, christianisme. Un dialogue en marche, 1995, p. 3. 133 constitue en soi une condition essentielle de la réconciliation des peuples ». Loin de réduire la religion à un phénomène purement privé, les acteurs de la construction européenne ont donc, au plus haut niveau, pris en compte l’importance géopolitique des religions. Dans son discours du 14.9.1998 devant l’EECCS, Jacques Santer mentionne le patronage accordé par la Commission Européenne à l’initiative « Une âme pour l’Europe – Ethique et spiritualité ». « Réclamer « Une âme pour l’Europe », précise-t-il, revient également à formuler le souhait de voir les instances religieuses et philosophiques apporter elles aussi leur contribution et leurs réponses aux questions qui surgissent dans la vie de chacun et touchent à l’identité de chaque individu. Les Eglises, en particulier, sont donc invitées à donner une interprétation et un sens à la construction européenne ». L’européanisation encourage d’autant plus l’œcuménisme que les Européens sont devenus moins sensibles aux différenciations confessionnelles. Pierre Bréchon, analysant les données relatives aux jeunes (18-29 ans) des enquêtes européennes sur les valeurs, affirme que « l’analyse fine des données confirme l’hypothèse d’un effacement progressif des identités confessionnelles. Protestants et catholiques sont de moins en moins différents les uns des autres ; c’est une éthique chrétienne indifférenciée qui, de plus en plus, oppose les protestants et les catholiques aux sans religion »1. Il confirme ainsi ce qu’avait déjà noté Jan Kerkhofs qui, à partir d’une comparaison systématique des positions morales des catholiques et des protestants dans les enquêtes européennes, concluait que les orientations des chrétiens d’Europe occidentale apparaissaient beaucoup plus homogènes que ce qu’on pouvait imaginer en raison de la longue histoire des tensions catholico-protestantes : « La majorité des chrétiens évoluent dans la même direction : individualisme plus grand, sécularisation plus grande, plus de tolérance et, pour un certain nombre de thèmes, plus de permissivité »2. Mais les rencontres et collaborations chrétiennes à l’échelle européenne ne sont pas aussi sans soulever des tensions où l’on voit s’opposer des visions confessionnelles différentes et de l’Europe et du rôle des Eglises en son sein3. La façon même de dire l’identité civilisationnelle de l’Europe et de rendre compte de son histoire suscite certaines tensions. Les protestants aiment ainsi souligner, surtout dans les pays à catholicisme majoritaire, que le 1 P. Bréchon, « Identité religieuse des jeunes en Europe. Etat des lieux », in R. J. Campiche (dir.) Cultures jeunes et religions en Europe, Paris, Cerf, 1997, p. 78. 2 J. Kerkhofs, “Catholics and Protestants in Europe : Different Ethical Views ?”, Ethical Perspectives 1, 1994 N°3, p. 127. 3 Sur le catholicisme, l’oecuménisme et l’Europe, cf. notre étude : « L’ambivalence oecuménique de Jean-Paul II. Entre la restauration catholique et la promotion des dialogues », in R. Luneau et P. Michel, Tous les chemins ne mènent plus à Rome, Paris, Albin Michel, 1995, p. 191-224. 134 christianisme ne se réduit pas au catholicisme romain et que l’Europe ne peut être identifiée purement et simplement au christianisme. La tendance qu’a pu avoir Jean-Paul II à valoriser, dans la façon de concevoir l’histoire de l’Europe, le premier millénaire (notamment le monachisme médiéval) au détriment du second millénaire (l’époque de la Renaissance, de la Réforme et des Lumières) a soulevé diverses contestations, tant du côté protestant que du côté catholique lui-même. Dans la vision européenne de Jean-Paul II, l’Europe des Saints a occupé une grande place. Or, cette Europe de la sainteté souleva aussi des difficultés oecuméniques. Non seulement parce qu’elle représente une mémoire presqu’exclusivement catholique, mais aussi parce qu’elle promeut des figures dont la mémoire peut être douloureuse pour les autres confessions. Ainsi, la canonisation du prêtre Jan Sarkander (1576-1620) et l’invitation faite aux protestants de considérer Sarkander comme « patron de la réconciliation oecuménique » fut-elle très mal reçue de la part des protestants tchèques pour qui Sarkander a été « un précurseur de la recatholicisation forcée des protestants tchèques ». Tensions également en Slovaquie suite à la canonisation le 2.7.1995 de trois prêtres tués par des calvinistes en 1619. Ces tensions montrent qu’il y a encore des efforts à accomplir pour pleinement réconcilier les différentes mémoires religieuses de l’Europe. La construction de l’Europe passe non seulement par l’intégration des diverses mémoires nationales, mais aussi par l’intégration de différentes mémoires religieuses. L’Europe, c’est aussi l’européanisation de la mémoire, la construction d’une vision historique acceptable par tous les pays et les confessions. Malgré le succès de rassemblements oecuméniques comme ceux de Bâle en mai 1989 (rassemblement qui, avant la chute du mur de Berlin, réunit des représentants de toutes les Eglises chrétiennes d’Europe de l’Ouest comme de l’Est) et de Graz (en juin 1997), malgré l’engagement catholico-protestant pour préparer avec les orthodoxes un troisième rassemblement œcuménique européen à Sibiu (Roumanie) en 2007, en dépit des collaborations entre le CCEE. et la CEC, l’Europe suscite des tensions oecuméniques entre catholicisme et protestantisme comme entre catholicisme et orthodoxie. L’effondrement du communisme a réactivé le problème des Eglises « uniates » (catholiques de rite byzantin) et l’affectation d’édifices cultuels à l’un ou l’autre culte a provoqué de très vives tensions. Les orthodoxes critiquent aussi bien la création de nouveaux diocèses catholiques en Russie et les activités qu’y déploient les jésuites que les menées d’évangélistes protestants. Le rideau de fer « protégeait » le monde orthodoxe russe des influences occidentales. Sa suppression, en ouvrant les espaces de l’Europe orientale aux échanges économiques, culturels et religieux, génère aussi bien des réactions de protectionnisme spirituel du côté de l’orthodoxie que des tentatives d’implantation du côté catholique et protestant. Les réaménagements des frontières 135 socio-politiques engendrent aussi des bouleversements dans les frontières spirituelles et avivent la concurrence entre les groupes religieux. La construction de l’Europe met également en jeu la façon dont Etats et religions conçoivent leurs rapports, en particulier la façon dont les traditions religieuses intégrent ou non l’ethos individualiste des sociétés modernes. V. Protestantisme, Europe et modernité L’attitude critique, mais généreuse, du protestantisme envers la modernité, son insertion positive et constructive dans l’Europe en train de se construire n’annihilent pas pour autant les difficultés qu’il rencontre pour trouver sa juste place en Europe. Ces difficultés s’enracinent paradoxalement dans deux caractéristiques du protestantisme qui sont souvent jugées positivement : sa profonde acculturation avec diverses données nationales et régionales d’une part, son affinité positive avec la modernité sécularisante de l’autre. A. Acculturation territoriale du protestantisme On l’a souligné, le protestantisme s’est étroitement fondu dans les structures territoriales de l’Europe, dans les langues et les cultures de cet espace géographique. Dans son mode d’organisation en Églises, il a eu tendance à appliquer le principe selon lequel à chaque territoire et culture doit correspondre une organisation ecclésiastique. Cette particularité renvoie aux spécificités théologiques protestantes selon lesquelles l’Église visible n’est qu’une organisation socio-historique – seconde par rapport au message – qui, en elle-même, n’a aucun pouvoir de salut. Ce principe régional d’organisation ecclésiale – qu’on retrouve d’ailleurs au sein de chaque Église avec l’importance accordée à l’Église locale – incite les protestants à se méfier de toute forme de centralisme. C’est pourquoi les protestants ont déjà eu beaucoup de peine à s’organiser au niveau national. Lorsqu’ils l’ont fait, ils ont en général choisi un mode fédératif permettant de respecter leur diversité confessionnelle (luthérienne, réformée, baptiste, méthodiste, pentecôtiste, etc.) et la diversité géographique (Églises des Länder allemands ou des cantons suisses). Le protestantisme, c’est donc l’aménagement de la diversité, avec le moins de pouvoir possible accordé à l’instance centrale. Il y a une méfiance protestante vis-à-vis de la manifestation organisationnelle de l’unité, une crainte qu’une telle concrétisation de l’unité ne favorise la restauration d’une forme de magistère ecclésiastique. On comprend que le protestantisme soit dès lors bousculé par une construction de l’Europe qui l’invite à parler d’une même voix, au-delà de sa diversité. L’unification européenne 136 interpelle le protestantisme en tant que sujet ou acteur, alors que le protestantisme, en Europe, n’existe pas comme forme unifiée mais comme une pluralité nationale et régionale marquée, qui plus est, par une diversité confessionnelle. À travers le COE et ses nombreux contacts avec des Églises des autres continents, le protestantisme se conçoit par ailleurs comme plus international qu’européen, et il ne manque jamais de rappeler cette dimension lorsqu’il est question de l’Europe. Le fort engagement œcuménique du protestantisme ne facilite pas non plus son affirmation particulière dans le concert européen : significativement, le protestantisme fut, parmi les trois grandes confessions chrétiennes (catholique, orthodoxe et protestante), la dernière à tenir une assemblée européenne. Il n’est d’autre part pas surprenant de constater une certaine insistance protestante sur l’Europe des régions : une telle sensibilité correspond à l’ecclésiologie protestante. Cette dernière a plus d’affinités avec des représentations fédératives de l’unité européenne qu’avec des représentations intégratives d’une telle unité. Le protestantisme articule ainsi une ecclésiologie régionale et une dimension universaliste. Et c’est cette dimension universaliste qui lui permet de dépasser les limites inhérentes à son fédéralisme. Mais, incapable ou peu désireux de s’organiser en Églises au-delà des frontières nationales, le protestantisme ne peut intervenir, en Europe, qu’à partir des configurations ecclésiastiques nationales et régionales qui le constituent et des instances fédératives qu’elles veulent bien se donner. Certaines des spécificités protestantes privilégiant le lien entre organisation ecclésiastique et homogénéité religieuse et socioculturelle – comme s’il fallait une Église pour chaque sensibilité religieuse et chaque cadre socioculturel – présentent donc des affinités avec les modèles fédératifs d’organisation. Mais si la dimension universaliste n’est plus assez forte pour ouvrir ces mondes ecclésiaux « provinciaux » vers l’extérieur, le risque est de voir ce provincialisme ecclésiastique se muer en nationalismes ou en régionalismes ethnico-religieux. Ce risque, inhérent aux acculturations réussies, n’épargne pas le protestantisme. En outre, cette culture ecclésiale protestante, joignant l’organisation en Église à une homogénéité religieuse et socioculturelle, n’est pas sans danger si on l’applique au politique. Si l’on devait penser en effet que tout exercice de la souveraineté politique doit correspondre à une entité linguistique et culturelle, on ne pourrait qu’aboutir à une conception ethnique du politique qui est sa négation même. 137 B. Affinité avec la modernité sécularisante L’affinité entre le protestantisme et la modernité sécularisante s’exprime nettement dans la façon dont les protestants luthériens et réformés conçoivent la place et le rôle des Églises dans la société d’aujourd’hui. Mais cette insertion positive dans des sociétés pluralistes et sécularisées, et l’accompagnement positif des mutations contemporaines contribuent aussi, paradoxalement, à rendre plus difficile la perception sociale du message protestant. À avoir poussé très loin la sécularisation interne du christianisme, le protestantisme est victime de son propre succès. En critiquant le magistère des clercs, il a accompagné positivement la décléricalisation de la société et a promu un individualisme responsable. Aux tutelles cléricales, il a substitué des tutelles morales (internes, mais externes aussi avec le pouvoir moral exercé par les pasteurs). Il a ainsi contribué à délivrer la société du pouvoir de l’Église pour mieux spiritualiser ladite société et l’investir de l’intérieur. Il a laïcisé le rôle du clerc pour tenter de faire de chaque laïc un clerc. Le protestantisme a voulu substituer une société d’individus croyants et bien éduqués à une société dominée par le pouvoir de l’Église et des clercs, et c’est en ce sens que son projet a rencontré positivement celui de la modernité. Tel est bien l’héritage du protestantisme luthéro-réformé lorsqu’il cherche quelle est sa place en Europe. Or, le fait que l’on soit passé, en Europe, d’une modernité sécularisante à une modernité sécularisée prend à contre-pied le protestantisme comme forme particulièrement sécularisée de la religion. Si le protestantisme a des affinités avec une modernité conquérante liée à l’éthique du travail, aux processus de rationalisation, d’individualisation et de démocratisation, en a-t-il autant avec une modernité gestionnaire et hédoniste, qui attend du religieux non qu’il s’occupe des affaires temporelles, mais qu’il apporte de la spiritualité ? Alors que la modernité sécularisante a contribué à la sécularisation interne du religieux et à sa décléricalisation – ce dont le protestantisme offre un bon exemple –, l’ultramodernité qui a congédié le religieux comme pouvoir et qui incarne une modernité effectivement sécularisée, attend du religieux qu’il se manifeste comme religieux, et du clerc qu’il se manifeste comme clerc. La réussite même de la sécularisation – en tant qu’elle a fortement désamorcé le pouvoir de la religion organisée sur les sociétés et sur les individus – appelle aujourd’hui un religieux visible et métaphorique : un religieux visible qui se distingue de l’univers séculier dans ses expressions et attestations sociales, et un religieux métaphorique qui, tout en fournissant des ressources symboliques et des perspectives de sens, laisse le monde séculier se gouverner lui-même selon ses lois propres. Si le protestantisme a eu des affinités avec la sécularisation lorsque celle-ci s’est manifestée comme décléricalisation et démagification du monde, c’est parce qu’il avait le projet de sanctifier le monde (de le rendre 138 plus « saint ») et de cléricaliser les individus. Or, la modernité sécularisée n’est-elle pas une étape supplémentaire de la sécularisation, un désenchantement plus radical, où la religion se trouve désamorcée non seulement de tout pouvoir clérical, mais aussi de tout pouvoir symbolique sur la société et les individus ? En ce sens, l’hyperadaptation du protestantisme luthéro-réformé comme accompagnateur fonctionnel, en registre éthique, du processus de construction de l’Union européenne signifie aussi ses propres limites. 139 Pour qui prier dans une Europe « médiévale » ? Les Juifs et la fin de l’alliance verticale Pierre Birnbaum (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Columbia University) La naissance et la consolidation d’institutions européennes constituent indéniablement un immense défi pour chaque Etat en particulier : elles représentent pourtant, pour l’Etat fort à la française, une remise en cause bien plus radicale encore car elles heurtent de plein fouet sa logique. Les Etats faibles, décentralisés, organisés depuis toujours autour de régions, de provinces, de lands comme la Grande-Bretagne ou l’Italie, l’Espagne ou l’Allemagne entrent plus aisément dans une logique fédérative européenne, s’adaptent sans grande difficulté aux multiples centres de décision, à l’entrecroisement des réseaux, à l’éparpillement des compétences, aux négociations incertaines auxquels participent tant d’acteurs publics ou privés, à des stratégies de groupes de pression, de négociation, de marchandage, d’alliances transnationales, à cet imbroglio croissant, cette gouvernance à multiples niveaux, un gouvernement si « fissuré » qu’il ne peut guère passer pour un super Etat tant il se trouve démuni du monopole de l’autorité et de la légitimité. L’Etat-nation à la française, maître de son territoire et cadre privilégié de la socialisation de ses citoyens, affronte ces défis de manière bien plus dramatique car il demeure étranger tant aux logiques fédératives qu’aux perspectives supra-nationales qui laminent les unes et les autres son mode de fonctionnement spécifique. Quel peut être, dans ce sens, le devenir de l’alliance verticale tant chérie par la plupart des Juifs français mais aussi anglais, italiens ou allemands en mal de protection1 ? Comment prier pour un Etat qui semble, ici comme là, s’éloigner ? Doivent-ils concevoir leur avenir dans un cadre élargi dans lequel s’intègre de plus en plus la nation ? Doivent-ils dès lors prier pour l’Europe ?2 Ont-ils des chances d’êtres entendus de Bruxelles ou de Strasbourg, autant de lieux hybrides au pouvoir incertain, mis en œuvre par des élites dépourvues de la légitimité forte que confère l’Etat-nation ? 1 P. Birnbaum, Prier pour l’Etat. Les Juifs, l’alliance royale et la démocratie, Paris, Calmann-Lévy, 2005. Cet article constitue une version largement remaniée du chapitre 4 de cet ouvrage. 2 L’idée d’une Prière pour l’Europe a été initiée en mai 2005 par le rabbin René Gutman devant la Conférence européenne des rabbins. 140 Si l’Etat européen ne voit toujours pas le jour, les Etats nationaux qui préservent une partie de leurs prérogatives connaissent une phase de retrait qui porte vigoureusement atteinte à leur capacité d’action. Soucieux, on s’en souvient, de gouvernabilité plus que de souveraineté, l’Etat s’ouvre partout à la société civile, délègue, s’appuie sur ses partenaires privés ou encore sur les diverses instances locales. Sa capacité d’action s’érode devant l’émiettement des centres de décision internes comme devant les pressions externes provoquées par l’intégration à l’Europe. Si l’Europe n’aboutit pas tendanciellement à un Etat, si les Etats nationaux voient leur souveraineté et leur force réduites, peut-on assister à un paradoxal retour à une Europe médiévale éclatée, période qui a précisément précédée la formation des Etats nationaux durant laquelle les Juifs, aux marges de la société, soumis aux quatre volontés d’un prince ou d’un comte, vivaient dans une extrême précarité politique ? Avec la mise en œuvre d’une logique de subsidiarité qui favorise toujours la plus grande proximité, l’Europe provoque l’explosion des langues infranationales qui favorise le renouveau des identités régionales qui s’imposent même au niveau local en remettant en question la prédominance de la langue nationale imposée par l’Etat. L’exemple catalan vient, de suite, à l’esprit qui donne vie à une Europe des peuples qui prétendent, davantage que les Etats nationaux auxquels ils appartiennent encore, pouvoir exprimer librement leur identité dans cet espace européen multiple et diversifié en se montrant néanmoins peu favorables à la reconnaissance d’un pluralisme culturel interne. De manière frappante, l’image d’une Europe médiévale revient de façon croissante sous la plume de certains commentateurs pour illustrer ce processus de désintégration de l’Etat. Andrew Linklater s’est fait l’interprète principal de cette hypothèse audacieuse qui remet en question des siècles de construction de l’Etat comme vecteur crucial de la modernisation et de l’émancipation, qui porte un coup fatal à l’Etat et, en particulier, met en pièces l’Etat fort à la française dont la force résultait justement d’un mode de sortie spécifique d’un Moyen-Age particulièrement florissant.1 Le retrait de l’Etat national, le caractère plus que problématique d’un futur et lointain Etat européen donne corps à cette image de plus en plus obsédante d’un retour inévitable à un Moyen-Age où triomphait le local, les régions2, les villes1, les mini-souverainetés qui pourraient durement s’affronter 1 A. Linklater, The Transformation of Political Community. Ethical Foundations of the Post-Westphalian Era. Cambridge, Polity Press, 1998. Dans le même sens, voir O. Waever, « After Neo-Medievalism. Imperial Metaphors for European Security », in P. Burgess (ed.), Cultural Politics and Political Culture in Postmodern Europe, Amsterdam, Rodopi, 1997. Linklater s’inspire du livre d’H. Bull, The Anarchical Society., Londres, Macmillan, 1977. Voir aussi B. Badie, Un monde sans souveraineté ? Les Etats entre ruse et responsabilité, Paris, Fayard. 1999. 2 M. Keating, The New Regionalism in Western Europe, Cheltenham, Edward Elgar, 1998. A. Gamble se penche de son côté sur l’essor du régionalisme en abordant à son tour la question du nouveau médiévisme. « Regional 141 comme autrefois. Un néo-médiévisme s’imposerait inéluctablement par un retour aux solidarités territoriales en laminant les souverainetés étatiques souvent protectrices des minorités qui se sont imposées au cours d’interminables guerres comme mode de sortie du Moyen-Age, cette fragmentation porterait un coup fatal à l’Etat et provoquerait même la lente apparition d’un Empire mou comme système politique hostile à l’indépendance des Etats.2 La vision d’un espace post-national civique défendue par Jürgen Habermas n’a évidemment aucun point en commun avec cette Europe néo-médiévale si ce n’est qu’elle aussi remet en question, en se réclamant cette fois des Lumières et non de la réémergence des identités locales, la prépondérance de l’Etat national. C’est, paradoxalement, au nom du « plus jamais Auschwitz » qu’Habermas, qui, autour de ses quinze ans, a vécu personnellement les folies meurtrières du pouvoir hitlérien en tant que membre des Jeunesses hitlériennes en participant aux derniers moments de la résistance militaire par la construction de murs de défense, entend démanteler l’Etat prétentieux responsable de la Shoah. L’hitlérisme, auquel a participé son propre père comme adhérant au parti, a été le moment fondateur3 qu’il « rumine toute sa vie »4, le choc dont il ne s’est jamais remis et qui oriente son entière existence au nom du plus jamais ça. Dès lors, le destin dramatique des Juifs européens donne son sens à la démarche du philosophe du patriotisme constitutionnel5. Au bout du compte, c’est pour éviter à jamais la Shoah qu’Habermas invente ce « nationalisme négatif », comme il le nomme lui-même, ce patriotisme d’un genre nouveau qui repose sur le triomphe du droit des gens, non sur la souveraineté de l’Etat, patriotisme façonné par l’universalisme et non par un quelconque type de nationalisme. Alors que tant de générations de Juifs ont prié pour l’Etat dont ils attendaient aide et protection, Habermas se fait l’ardent avocat de l’ « après l’Etat » pour éviter la répétition d’Auschwitz et mettre également un terme aux affrontements nationalistes qui ont ensanglanté l’Europe à travers les nombreuses guerres que se sont livrés les Etats européens. Blocs, World Order and the New Medievism » in M. Telo (ed.), European Union and New Regionalism, Aldershot, Ashgate, 2001. 1 Sur l’importance croissante des régions qui ferait de l’Etat « un modèle dépassé », voir les travaux de B. Kohler-Koch. Pour une courte présentation, B. Kohler-Koch, « Intégration européenne : décomposition ou réémergence des Etats nationaux », Sciences de la Société. Février 1985. Voir aussitôt B. Kohler-Koch et R.Eising (eds.), The Transformation of Governance in the European Union, Londres, Routledge, 1999. Sur l’autonomisation des villes, P. Le Galès, Le retour des villes européennes. Sociétés urbaines, mondialisation, gouvernement et gouvernance, Paris, Presses de Sciences Po, 2003. 2 M. Wight, Systems of States, Leicester, Leicester University Press, 1977; A. Watson, The Evolution of International Society. Londres, Routledge, 1992; O. Waever, op. cit. 3 M.B. Matustik, Jûrgen Habermas. A Philosophical-Political Profile, Lanham, Rowman and Littlefield, 2001. Voir aussi G. Balakrishnan, « Overcoming emancipation », New Left Review, Jan-février 2003. 4 J. Habermas, « Un référendum pour une Constitution », Entretien au Monde de l’Education, Mars 2001. Sur ce point, J. Lacroix, L’Europe en procès. Quel patriotisme au-delà des nationalismes ?, Paris, Cerf, 2004. 5 Voir M. Rambour, « Habermas et Auschwitz », Les Cahiers du Judaïsme, No 17, 2004-2005. 142 Il s’est livré à une violente polémique avec les historiens révisionnistes allemands tels qu’Ernst Nolte ou encore Michael Stürmer qui entendaient légitimer à nouveau une voie allemande qu’Habermas souhaite précisément rejeter dans la mesure où elle a conduit à la Shoah, le génocide des Juifs dont Nolte récuse la centralité en relativisant sa signification car, à ses yeux, la Shoah répondrait au Goulag soviétique qui lui serait comparable tout en lui étant, de plus, antérieur.1 Les interprétations contradictoires de l’histoire allemande légitiment ainsi ou, au contraire, infirment le projet d’une société post-nationale. Pour Habermas, « peuton prendre la succession du Reich allemand, peut-on développer les traditions de la culture allemande, sans assumer la responsabilité historique pour la forme de vie dans laquelle Auschwitz a été possible ? ». Dès lors, la nécessité de créer une nation civique éloignée de toute dimension ethnique s’impose inéluctablement : « ce n’est que dans ce contexte que le thème d’Auschwitz prend toute sa pertinence vis-à-vis de la conscience dans laquelle s’accomplit le processus de l’unification politique. (…) Auschwitz (…) doit et ne peut rappeler aux Allemands qu’une chose, à savoir que leur histoire ne leur permet pas de compter sur des continuités. En rompant la continuité avec la monstruosité que l’on sait, les Allemands ont perdu la possibilité de fonder leur identité politique sur autre chose que sur les principes universalistes »2. Par delà l’exemple allemand, c’est l’Europe toute entière qui doit, pour le philosophe allemand, s’engager dans cette voie afin de se souvenir d’Auschwitz en adhérant définitivement à un ordre juridique et constitutionnel qui préserve la démocratie et prévient la répétition de la Shoah. Dans cet esprit, la « constellation post-nationale » qui doit s’étendre à tout l’espace européen permet la naissance d’une citoyenneté cosmopolite qui lamine la prétention des Etats-nations : dès lors, la loyauté des citoyens se dégage de l’emprise étatique pour se tourner vers l’espace européen démocratique entendu comme « une communauté imaginée » européenne.3 On le constate, l’histoire des Juifs européens joue directement un rôle central dans l’imaginaire de la construction européenne. Tandis qu’Hannah Arendt redécouvrait la valeur incalculable de l’Etat dans la protection de ses citoyens juifs en soulignant que l’absence d’Etat les vouait à une mort quasi certaine, Jürgen Habermas, dont la pensée, sur bien des 1 Sur ce débat, R. Augstein, Devant l’histoire. Les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le régime nazi, Paris, Editions du Cerf, 1988. 2 J. Habermas, Ecrits politiques, Paris, Flammarion, 1999, p 241 et 256. Dans le même sens, J. Habermas, A Berlin Republic : Writings on Germany, Lincoln, University of Nebraska Press, 1995, p 264. 3 K. Hutshings et R. Dannreuther (eds.), Cosmopolitan Citizenship, Londres, Routledge, 1999; M. Waller et A. Liklater (eds.), Political Loyalty and the Nation-State, Londres, Routledge, 2003. 143 points, est proche de celle de l’auteur de la Condition de l’homme moderne identifiant l’exercice de la vita activa à la participation active aux débats de l’espace public, instaure au contraire un rapport négatif entre le règne de l’Etat et la survie des Juifs. Ce débat essentiel prend une tournure nouvelle dans le contexte de l’Europe contemporaine où le retrait progressif de l’Etat national semble acquis sans pour autant qu’il disparaisse, dans un futur à moyen terme, comme institution envers laquelle les citoyens conservent leur loyauté. D’une certaine manière, Habermas s’engage résolument dans la voie d’une citoyenneté cosmopolite en rompant le lien qui unit les citoyens à leur Etat, en renvoyant aussi implicitement les Juifs à leur cosmopolitisme négligé par leur empressement à se soumettre à l’Etat supposé protecteur tandis qu’Arendt, au risque paradoxal de se voir dénoncée comme ennemie de la démocratie, les incitait à préserver avant tout cette protection étatique dont la perte s’est révélée fatale durant l’entre-deux guerres, les « Droits de l’Homme » ne leur étant d’aucun secours une fois qu’ils ont été dépouillés de leurs droits de citoyen conférés par l’Etat1. Craignant tout rétablissement d’un lien entre identité et Etat menant à nouveau aux pires errements, Habermas fait, au contraire, éclater la notion de loyauté en la dégageant de son prisme étatique, en l’insérant dans des formes de solidarité cosmopolite basée sur la raison et le droit, en l’incluant aussi sans cesse davantage dans des formes d’intégration horizontale qui remplacent peu à peu les anciens mécanismes d’intégration verticale orientés vers l’Etat. Il s’agit d’un tournant essentiel de la pensée moderne qui se réalise au détriment de l’Etat et en faveur de la démocratie. Cela renouvelle profondément la question de la loyauté qui prend une tournure morale universaliste pour, dans une approche kantienne, effacer les frontières en valorisant une loyauté à l’égard du genre humain fondée en Raison2. Rompant avec la logique de l’Etat-nation, le monde post-Westphalien laisserait s’épanouir une citoyenneté transnationale compatible avec l’expression de multiples allégeances, rétive aussi à toute forme de soumission à un pouvoir souverain. L’explosion de la volonté démocratique mènerait inéluctablement au-delà de l’Etat.3 1 Sur H. Arendt, l’Etat-nation et les droits de l’homme, R. Legros, « Hannah Arendt : une compréhension phénoménologique des droits de l’homme ». Etudes phénoménologiques. 1985. no 2. Voir aussi J. Cohen, « Rights, Citizenship and the Modern Form of the Social : Dilemnas of Arendtian Republicanism ». Constellations, n° 2, 1996. G. Katen s’en prend à Arendt, accusée de tourner le dos à la démocratie. Cf. « The Questionable Influence of Arendt (and Strauss) », in P. Kielmansegg, H. Mewes, E. Glaser-Schmidt (eds.), Hannah Arendt and Leo Strauss, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p 29. 2 C. Beitz, « Cosmopolitan Liberalism and the States Systems », in C. Brown (dir.), Political Restructuring in Europe : Ethical Perspectives, Routledge, Londres, 1994. 3 A. Linklater, The Transformation of Political Community, op. cit., chap 6. Voir aussi M. Greven et L. Pauly (eds), Democracy beyond the State ? The European Dilemna and the Emerging Global Order, Lanham, Rowman and Littlefield, 2000. 144 Ainsi semblent s’imposer chaque jour davantage des métaphores diverses qui disent toutes la nécessité d’instaurer des solidarités horizontales. Habermas lui-même souligne que « dans les conditions nouvelles de la constellation posnationale, l’Etat national ne peut pas reconquérir sa puissance d’autrefois en adoptant la stratégie du hérisson (…). Le premier exemple d’une démocratie par-delà l’Etat national qui s’offre à nous est celui de l’Union européenne »1. Dans ce sens, « le problème véritablement actuel de l’union politique européenne est de pouvoir réussir l’intégration de ses membres sur un schéma horizontal et qui rompt très largement avec les catégories conventionnelles de l’affiliation, de l’allégeance culturelle, de la loyauté politique (…). Les modes conventionnels de l’intégration verticale doivent être relayés par des modes nouveaux, horizontaux, de l’intégration politique et fonctionnelle »2. De toutes parts, les auteurs de théorie politique clament désormais la nécessité de privilégier la dimension horizontale du lien politique, en accentuant la dé-légitimation de l’Etat au profit d’un espace public de citoyens désormais solidaires, en un mot, de la démocratie. Le peuple doit donc l’emporter sur l’Etat. La démocratie directe ou représentative comme la vie associative nous entraînent vers des formes de politique éclatées et multiples favorisant la naissance « d’un espace public par delà l’Etat-nation »3. On ne saurait imaginer coup plus fatal à la traditionnelle alliance verticale des Juifs avec l’Etat. Depuis la nuit des temps, ils prient en faveur de leur Etat, proclament indéfiniment leur loyauté, tombent sur les champs de bataille pour défendre leur patrie en affrontant, si nécessaire, leurs coreligionnaires au cours des innombrables guerres européennes. La dilution des responsabilités politico-administratives, l’incertitude grandissante qui en résulte4, les renvoient à un contexte historique « médiéval » qu’ils ont bien connu et qui pour avoir été moins tragique que ne l’affirme l’historiographie traditionnelle, n’en était pas moins un moment de subordination aux multiples autorités éclatées, sous la menace, de plus, des pogromes populaires. Le « Moyen-Age » moderne diffère pourtant en tout point de cette époque lointaine parce que l’Eglise a perdu sa prétention à modeler l’âme de la nation, qu’elle s’est écartée des pouvoirs et qu’elle a abandonné aussi son antisémitisme d’autrefois ; il n’évoque ce moment sombre qu’en tant que métaphore d’une dislocation généralisée des 1 J. Habermas, Après l’Etat- Nation, Paris, Fayard, 2000, p 78 et 141. J-M Ferry, « Intégration politique et identité européenne », in P. Savidan (éd), La République ou l’Europe ? Le Livre de poche, 2004, p. 380-381. On retrouve ces dimensions verticales et horizontales dans le texte de P. Savidan, « La République ou l’Europe ? », in La République ou l’Europe ? op. cit., p 48. 3 M. Zürn, « Democratic Governance beyond the Nation-State », in M. Greven et L. Pauly, op. cit., p 107-109. 4 Voir P. Muller, « Un espace européen des politiques publiques », in Y. Mény, P. Muller et J-L. Quermonne (éds), Politiques publiques en Europe, Paris, L’Harmattan, 1995, p 17. 2 145 autorités. Ce « Moyen-Age » moderne s’installe alors que triomphe la démocratie participative, non l’autoritarisme de tous les suzerains attachés à leurs privilèges. La question du bonheur ou du malheur juif au Moyen-Age ouverte par Salo Baron retrouve ainsi une actualité inattendue même si ce Moyen-Age là n’est en rien comparable au précédent1. Dans chaque pays, les Juifs se voient dans l’obligation d’adapter leur stratégie de survie au principe de la représentation qui règne cette fois définitivement, ils ne peuvent plus prétendre, comme autrefois, que « dina de-‘unmata lan dina hu », c’est-à-dire que « la loi de la nation n’est pas une loi pour nous ». Non seulement la loi de la nation s’impose comme la loi mais il en va de même de toutes les lois votées par les multiples niveaux enchevêtrés de pouvoir qui forment désormais cette Europe faussement médiévale, décentralisée, régionalisée, décomposée en autant de fiefs, en autant même de pays, autant de lieux où s’expriment à chaque fois des volontés populaires changeantes qui légitiment seules l’autorité des nouveaux notables. La bienveillance des nouveaux princes gracieux et justes que sont aussi bien les dirigeants nationaux qui règnent dans leurs palais que les barons locaux élus dans leurs provinces et qui siègent, pour leur part, dans ces nouveaux châteaux forts que sont les imposants sièges des conseils régionaux, n’est acquise qu’en conformité avec les valeurs des commettants que sont les électeurs dont dépend leur réélection. Dans ce sens, l’éparpillement moyen-âgeux européen intensifie la logique de la démocratie représentative qui confère à l’opinion publique un rôle majeur dans l’élaboration des décisions et minore du même coup la place de l’Etat comme unique instance légitime. Le triomphe progressif de cette démocratie éclatée, à tous les niveaux, combiné avec cette résurgence métaphorique d’une Europe médiévale, lamine l’Etat, comme pris en sandwich par des processus historiques à la fois antérieurs et postérieurs à son institutionnalisation. Citoyens respectueux des principes démocratiques en fonction desquels se trouvent acquises aujourd’hui les diverses fonctions d’autorité, les Juifs se trouvent contraints d’adapter leur action à cet éparpillement des pouvoirs émanant, d’une manière ou d’une autre, de la volonté populaire. Ils doivent s’engager à leur tour dans des stratégies d’alliance horizontale avec leurs concitoyens. La recherche de l’alliance horizontale dans un contexte de déclin des passions politiques n’est pas simple au moment, de plus, où, par delà le retour aux identités qui les affectent comme il concerne la société entière, les Juifs subissent une communautarisation qui les enferme et les exclut presque tant ils se trouvent rapprochés sans 1 On évoque ici à nouveau le texte classique de S. Baron, « Ghetto and Emancipation », The Menorah Journal, 1928. 146 cesse, dans les sondages ou encore les commentaires, d’autres groupes « ethniques » supposés eux aussi fortement communautarisés et vécus souvent, dans l’imaginaire, comme différents1. Constituant une minorité imprécise de plus en plus réduite dans chacun des pays européens, bien des Juifs ne savent plus à quel saint se vouer, ne parviennent plus à se faire entendre. Paradoxalement, ils se trouvent menacés par l’acosmie arendtienne, par l’inexistence, par le repli vers un silence contraint dépourvu lui-même de toute signification aux yeux de leurs concitoyens, eux qui, au contraire, se trouvaient au cœur de l’espace public. La défaite de l’alliance verticale les laisse sans voix alors que triomphe le principe représentatif dans sa forme majoritaire ou proportionnelle, qu’importe. Minorité favorable à la société ouverte et libérale protectrice des uns et des autres, ils sont surtout attachés aux droits, aux principes constitutionnels protecteurs des libertés et sont soucieux avant tout de leur sécurité, propre à assurer leur survie. Ils sont fréquemment anxieux : « que leur situation soit bonne ou mauvaise, elle peut toujours être pire »2. Dépourvus, de plus, d’ancrage territorial, ils voient parfois se reconstituer l’amour des « petites patries »3 et, avec le triomphe logique du local, en accord avec ce retour à l’Europe « médiévale », se reformer des quasi-entités régionales revendiquant haut et fort leur personnalité culturelle, le respect de leur langue, la renaissance de leur culture, autant de provinces tentées par le médiévisme à tel point qu’elles songent à reprendre leur nom antique comme pour mieux dire adieu à la logique de l’Etat-nation4. Leur stratégie horizontale européenne se révèle tout aussi inconfortable que celle menée au sein du seul cadre national. Là aussi, la recherche de l’alliance horizontale n’est guère aisée. C’est pourtant elle qui semble s’imposer dans la stratégie de nombres de groupes. C’est bien cette dimension horizontale du politique qui paraît illustrer ce système dépourvu encore de véritable colonne verticale. Les meilleurs analystes de l’Europe y reviennent inlassablement tant la stratégie horizontale s’impose à cet espace public éclaté et décentralisé.5 L’Europe en 1 L’ouvrage classique sur la recherche d’alliances sur la scène électorale est celui d’A. Przeworski, Paper Stones, Chicago, University of Chicago Press, 1986. Son auteur ne traite pourtant pas la question de l’alliance des groupes minoritaires dans la mesure où il s’intéresse surtout aux rapports entre les classes sociales. 2 P. Medding, « Towards a General Theory of Jewish Political Interests and Behavior », dans D. Elazar (ed.), Kinship and Consent. The Jewish Political Tradition and its Contemporary Uses, New Brunswick, Transaction Publishers, 1997, p 490. 3 Dans la logique du beau livre de J-Fr Chanet, L’Ecole républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996. 4 A l’exemple de la Catalogne qui entend défendre dans le cadre européen son « doit à l’autodétermination » (Le Monde, 11 juin 2004), la région Languedoc-Roussillon s’engage récemment dans un processus d’accentuation de sa propre identité jusqu’à vouloir reprendre son nom ancien qui date de l’époque du V è au IX è siècle, la Septimanie. Cf. M-C Garcia, W. Genieys, L’invention du Pays Cathare. Essai sur la constitution d’un territoire imaginé, Paris, L’Harmattan, 2005 ; F. Foronda, « Georges Frêche, roi de Septimanie », L’Histoire, mai 2005. 5 Tous se réfèrent à cette dimension horizontale. Voir R. Lepsius, « Beyond the Nation-State : the Multinational State as the Model for the European Community », Social Discourse, Eté 1991 ,p 73. B. Turner évoque cette 147 tant que nouvelle structure d’opportunité transforme les mécanismes d’influence et modifie profondément les processus qui permettent de se faire entendre des autorités. À la différence des groupes de pression transnationaux puissants qui agissent ouvertement à Bruxelles et entretiennent dans cette ville des armées de permanents décidés à défendre leurs intérêts, ils ne sauraient s’organiser sous cette forme et se trouvent, de plus, démunis d’alliés potentiels. Dans une Europe de près de 450 millions de personnes, ils représentent un ensemble d’environ un million et demi d’individus que tout, ou presque, sépare : la culture, le langage, les pratiques religieuses, les modes d’action, les valeurs. Leur présence à Bruxelles est d’ailleurs des plus réduites. À peine s’ils y ont quelques permanents peu capables à eux seuls de faire progresser une cause, encore moins d’imposer un point de vue. Si près de soixante gouvernements infranationaux disposent à Bruxelles de véritables structures capables de faire entendre aisément les intérêts des régions qu’ils représentent, leur mobilisation bénéficiant presque toujours d’une écoute favorable de la part de la Commission, si certains nouveaux mouvements sociaux se sont eux aussi adaptés à cette forme de mobilisation transnationale (tel que le mouvement de défense de l’environnement qui est particulièrement bien implanté à Bruxelles), « les groupes les plus désavantagés par le basculement du pouvoir au profit des institutions européennes sont ceux qui restent incapables de s’organiser de manière transnationale et dont, par ailleurs, les demandes spécifiques ne trouvent que peu d’échos au sein de l’Union »1. A Bruxelles se sont implantés près de deux mille quatre cents eurogroupes qui représentent surtout des intérêts corporatistes liés au monde professionnel2. Entre dix mille et vingt mille lobbyistes professionnels, consultants, représentants d’intérêts socioprofessionnels résident en permanence à Bruxelles et savent persuader la Commission de prendre en compte leurs vues par un incessant marchandage. Dès lors, des organisations affaiblies par leur rivalité et dépourvues de structures transnationales qui défendent, par exemple, un monde ouvrier éclaté et peu structuré, ne parviennent guère à se faire entendre d’un mode de régulation empruntant la voie de la gouvernance, de la coordination perspective horizontale de la citoyenneté moderne qui passe par le bas et non par l’Etat. Cf. B. Turner, « Outline of a Theory of Citizenship », in C. Mouffe (ed.), Dimensions of Radical Democracy, Londres, Verso, 1992. De même, présentant l’approche post-nationale, J. Lacroix écrit : « L’Union européenne aurait pour tâche principale d’assurer son intégration politique sur une voie horizontale de droits transnationaux et d’un partage des souverainetés nationales, plutôt que sur le schéma vertical d’une puissance souveraine à l’égard des Etats fédérés, assise sur les piliers traditionnels d’obligations militaire, scolaire et fiscale ». cf. J. Lacroix, op. cit., p 21. 1 G. Marks et D. McAdam, « Social Mouvements and the Changing Structure of Political Opportunity in the European Union », West European Politics, Avril 1996, p 273. 2 J. Greenwood, Interest Representation in the European Union, Basingstoke, Palgrave, 2003. 148 imprévisible entre acteurs horizontaux dotés de fortes ressources.1 Il en va de même d’institutions squelettiques dépourvues d’adhérents et de ressources, ne disposant pas de base transnationale qui s’expriment au nom de questions de sociétés générales ou posent surtout des questions relevant de l’éthique ou encore, du religieux. De manière plus générale, les groupes représentant des « intérêts diffus » partent souvent défavorisés dans cette compétition, même si l’Eglise catholique a su imposer son influence par le truchement de canaux multiples2. À Bruxelles, dans « cette foire aux intérêts »3, l’empoignade est rude. Les Juifs européens, devenus une minorité plus que réduite, se trouvent désormais dans une telle situation qui rend problématique leur mobilisation, leur action collective : dépourvus de stratégie commune et de ressources institutionnelles solides, incapables et peu désireux de s’organiser de manière transnationale selon la logique actuelle des groupes d’intérêts puissants, éparpillés, séparés par leur langue nationale particulière, par des valeurs distinctes, des visions de l’orthodoxie et de la laïcité opposées, hostiles à toute communautarisation qui les ferait apparaître comme un ensemble particulier, « une nation dans la nation » ou, de nos jours, « une nation en Europe », perspective qui leur fait horreur depuis leur émancipation citoyenne qui les lie à leur Etat, ils abordent cette étape européenne de leur longue histoire sur ce continent avec angoisse alors que, d’un côté, renaissent les nations ou les régions avec leur identité culturelle quasiorganique et que, de l’autre, les perspectives démocratiques de l’espace post-national tournées vers l’universalisme et le cosmopolitisme ne se prêtent guère à la prise en compte des questions identitaires, de celles, en particulier posées par ces « hébreux obstinés » qui persistent encore, comme autrefois au dix-huitième siècle, à incarner l’Autre dans ce moderne espace européen. La position est d’autant plus insupportable que d’autres Autres, le Musulman, le Turc, fréquemment privés des avantages de la citoyenneté cosmopolite, leur disputent sans difficulté ce rôle. Les Juifs sont bien incapables – et, en effet, la question ne se 1 S. Mazey et J. Richardson (eds.), Lobbying in the European Community, Oxford, Oxford University Press, 1991. W. Sandholtz et A.S. Sweet (eds.), Europe integration and Suprnanational Governance, Oxford, Oxford University Press, 1998. Voir aussi A.S. Sweet, W. Sandholtz et N. Fliggstein (éds).The Institutionalization of Europe, Oxford, Oxford University Press, 2001. 2 M. Horsman et A.Marshall, After the Nation-State, New York, HarpersCollin, 1994, p 170. 3 R. Balme et D. Chabanet, « Action collective et gouvernance de l’Union européenne », in R. Balme, D. Chabanet, V. Wright (éds.), L’action collective en Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 2002, p 45. Ces auteurs insistent à leur tour sur la dimension horizontale de la gouvernance en réseaux et soulignent eux aussi la centralité des enjeux proprement économiques au détriment des autres, telle la question des immigrants. Voir aussi J. Weisbein, « Le lobbying associatif à Bruxelles entre mobilisations unitaires et sectorielles », Revue internationale de politique comparée, 2000, No 1. L’auteur souligne « la logique de vassalisation » de ces démarches. 149 pose même pas pour eux comme pour bien d’autres acteurs culturels –, d’invoquer le respect du principe de subsidiarité, eux qui, pas plus que les autres, ne disposent de base territoriale. Très rares sont ceux d’entre eux qui font figure de « Fous de l’Europe », au sens où ils exercent des fonctions d’autorités au sein de ses institutions dirigeantes comme autrefois, dans l’exemple français, les « Fous de la République » : leur présence dans la fonction publique européenne semble quasi inexistante1. Certes, on peut considérer que dans ce contexte d’une Europe en marche vers une démocratie ouverte davantage au pluralisme, les Juifs ne sauraient demeurer « uniquement des adorateurs de l’Etat car ils doivent enfin comprendre que s’ils peuvent êtres protégés par lui, celui-ci peut également les détruire (…) La sécurité et la liberté dépendent dorénavant des liens instaurés avec les autres communautés et les autres organisations ». Délaissant l’Etat et dorénavant immergés dans la société civile, ils donneraient naissance à « un espace juif » légitime dans une Europe qui reconnaît sa responsabilité collective dans la mise en œuvre de la Shoah ; en tant que citoyens, ils peuvent exiger le respect de leurs droits, de leurs pratiques, de leurs coutumes, de leur calendrier, d’autant plus que, dans l’Europe contemporaine, les identités collectives ne sont plus congelées. ». Dès lors, « leur tradition des réseaux transnationaux implantés dès le Moyen-âge prendrait un tout autre sens : les Juifs peuvent et doivent se constituer en réseau transnational au cœur de l’Europe ».2 Dans le même sens, on croit pouvoir souligner que, dans la mesure où l’Europe a pris « la place d’empires multi-ethniques, d’Etats-nations chauvins (…) c’est le moment ou jamais de former des alliances avec d’autres groupes ethniques, avec d’autres minorités culturelles et religieuses et de donner libre cours au multiculturalisme. Pour le judaïsme européen, c’est une occasion historique »3. Ce sentiment est partagé par nombre de rabbins des anciens pays de l’Est ralliés à l’Europe. Ainsi, pour le rabbin Oberlander, de Budapest : « Du point de vue juif, ça ne peut qu’être positif » ; observation que confirme le rabbin Glazman, de Riga : « Du point de vue juif, je pense que c’est une bonne chose »4. Certes les liens seront resserrés et la communication ainsi 1 Sur ces institutions, voir les articles d’I. Bellier, « Une culture de la Commission européenne » et de M. Abélès, « La fonction publique européenne. Acteurs et enjeux », in Y. Mény, P. Muller, J-L Quermonne (op. cit.). 2 D. Pinto. « A new jewish identity for post-1989 Europe », JPR policy Paper, Juin 1986, pp 6 et 12. Voir aussi D. Pinto, « The Wager : Reconciling Europe, the Jews and Israel », Article non publié, Avril 2004 ; ainsi que du même auteur, « Comment réconcilier le monde juif et l’Europe », Commentaire, Automne 2004. Dans ce dernier article, Pinto voit bien que les Juifs entretiennent, tout particulièrement dans le contexte européen, « un rapport pétri d’ambiguïté qui oscille entre la foi et la méfiance » vis-à-vis de la démocratie dont ils redoutent les faiblesses (p. 686). 3 S. Waterman, « Enjeux culturels et judaïsme européen », JPR policy paper, Février 1999, pp 9 et 28. 4 Actualité juive, 6 mai 2004. Pour ce journal, « nous devons nous constituer en une (….) Union européenne juive. Elle pèsera le poids qu’elle pèsera mais elle aura au moins l’avantage de constituer une force (…) une 150 que les voyages facilités. Certes des organisations transnationales, fréquemment imaginées sur le modèle américain des groupes de pression analogues à l’AIPAC et qui leur sont souvent liées1, voient le jour comme l’European Jewish Congress ou encore la Conférence européenne des rabbins, l’European Union of Jewish Students et bien d’autres encore comme le Consultatory Council of Jewish Organisations qui sont autant de groupes qui s’engagent dans des processus d’influence et parviennent à retenir, particulièrement dans le domaine de la lutte contre l’antisémitisme et pour les droits de l’homme, l’attention des responsables européens2. Ces structures restent pourtant bien maigrelettes, dépourvues de ressources et de pouvoir d’action véritable si on les compare aux organisations qui représentent, par exemple, les régions, à Bruxelles ou encore à Strasbourg. Leurs interventions auprès des responsables européens dans la lutte contre l’antisémitisme (rencontres officielles, congrès, activités de lobbying etc.) ne se traduisent guère, au-delà de déclarations d’intention non négligeables (par exemple, de la Commission Prodi) par des résultats probants en dépit de la présence, parmi les hauts fonctionnaires européens, de quelques rares « Fous de l’Europe »3. En faisant figure à leur tour, en Europe, de groupe ethnique transnational qui se résout à suivre – souvent à son corps défendant – les logiques de la globalisation4, les Juifs risquent d’abandonner les ambiguïtés de la citoyenneté rattachée à l’Etat pour entrer dans un jeu imprévisible de luttes identitaires où ils se trouvent bien démunis. Ils se trouvent également confrontés à une explosion nationaliste radicale qui touche les uns après les autres les différents pays européens au nom de la défense de leur identité nationale supposée bafouée par le projet européen. Cette forte poussée des droites radicales s’accompagne presque toujours, de la France à l’Autriche, de la Hollande à l’Allemagne, d’un antisémitisme virulent hostile aux Juifs cosmopolites considérés comme favorables au marché aliénateur. Dans ce sens, paradoxalement, la démocratie à tous les niveaux risque de les mettre dans l’embarras en ouvrant la voie à l’expression des courants les plus chauvins dont l’hostilité à l’égard de l’Europe s’accompagne fréquemment de sentiments antisémites. Union avec comme emblème, une étoile de David où tous les drapeaux européens cohabiteraient en son centre ». Actualité juive, 15 mai 2003. 1 D. Clayman, « Cooperation and Tension Between American Jewry and Israel Over Selected Problems Confronting European Jewry », in S. Ilan Troen (ed.), Jewish Centers and Peripheries, New Brunswick, Transaction Publishers, 1999, p 361 et suivantes. 2 Interview de S. Szweigenbaum, directeur du CJE, Décembre 2004. 3 M. Whine, « International Organizations : Combating Anti-Semitism in Europe », Jewish Political Studies Review, 2004, No 3-4, p. 86. 4 J. Weber, « Modern Jewish Identities », in J. Weber (eds.), Jewish Identities in the New Europe, Londres, Litman Library of Jewish Civilization, 1994, p. 77 sq. Dans le même sens, D. Graham, « European Jewish Identity at the Dawn of the 21 st Century », JPR policy paper, Mai 2004. 151 Comme les droites radicales fondent leur discours sur le retour à l’identité culturelle naturelle de la nation, la logique du nettoyage qui en résulte logiquement menace les différentes minorités dans chacun des pays et les Juifs dans chacun d’entre eux. Curieusement, « le côté sombre de la démocratie »1 donne libre cours à cet ostracisme limité auparavant par la force d’un Etat attentif au maintien de l’ordre public. Tout comme les rois, les démocraties semblent avoir elles aussi deux corps, l’un constitué d’une communauté abstraite de citoyens, l’autre s’incarnant concrètement dans « la chair et le sang »2. Les nouveaux « croisés de la société fermée » qui symbolisent parfois le second corps de la démocratie trouvent ainsi dans cette procédure appliquée sans limitation, à tous les niveaux, de l’espace politique européen, une manière efficace de faire entendre leurs valeurs xénophobes en recueillant, ici ou là, dans divers pays, jusqu’à 20 à 25% des voix et davantage encore au niveau des élections locales ou régionales3. En Europe comme aux Etats-Unis, la perspective multiculturaliste qui prend elle aussi en compte la question identitaire dans une perspective, cette fois, progressiste,4 risque également de marginaliser les Juifs, de les plonger dans un océan de difficultés, de faire naître de graves problèmes de compétition, de réduire la légitimité qu’ils tiraient de leur rapport privilégié envers l’Etat en les métamorphosant en un groupe ethnique ou culturel parmi d’autres. Enfin, si la redécouverte d’une logique diasporiste5 qui remet en question l’intégration étatique au profit de solidarités transnationales convient à l’air du temps, à la mise en lumière récente de l’incroyable résistance des diverses diasporas qui s’adaptent et survivent grâce à des formes de solidarités horizontales transnationales, elle brise pourtant elle aussi d’un coup des alliances verticales millénaires des Juifs européens avec leur Etat particulier. 1 M. Mann, « The Dark side of Democracy : The Modern Tradition of Ethnic and Political Cleansing », The New Left Review, Mai 1999. 2 Voir B. Yack, « Nationalism, Popular Sovereignity and the Liberal Democratic State », in Paul. G. Ikenberry et J. Hall, (eds.), The Nation-State in question, Princeton, Princeton University Press, 2003, p 33. 3 H. Kitschelt (ed.), The Radical Right in Western Europe, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1995. P. Perrineau (eds), Les croisés de la société fermée. L’Europe des extrêmes droites, Paris, Editions de l’Aube, 2001 ; H.G. Betz, La droite populiste en Europe, Paris, CEVIPOF-Autrement, 2004. 4 D. Biale, S. Heschel (eds), Insider/Outsider. American Jews and Multiculturalism, Berkeley, California University Press, 2003. 5 G. Sheffer, « From Israeli Hegemony to Diaspora Full Autonomy : The Current State of Ethno-National Diasporism and the Alternatives Facing World Jewry », dans I. Troen (ed.), Jewish Centers and Peripheries. Europe between America and Israel Fifty Years after World War II, op. cit. 152 Comment dès lors prier pour une Europe sans Etat dépourvue même d’un véritable centre, au sens de Stein Rokkan1, c’est-à-dire dotée de ressources essentielles (militaires, administratives, culturelles, économiques), d’un lieu de décision, de rituels, symbolisé par des monuments, d’un lieu clairement identifié vers lequel les citoyens de toutes origines se tournent logiquement pour faire entendre leur voix ? Comment célébrer une Europe incarnée par un « non-lieu »2, « gouvernée sans gouvernement », un système voué à l’aléatoire et à l’incertitude reposant sur la perpétuelle négociation entre réseaux contraires où la gouvernance imprévisible ne passe plus par l’action volontaire de l’Etat ? Comment s’en remettre à une Europe certes pourvue d’oriflammes et d’emblèmes mais qui, loin de constituer un véritable Etat garant de la protection de tous ses citoyens, disposant comme autrefois du monopole de la violence légitime et d’une légitimité telle qu’elle suscite une entière loyauté à son égard, se décompose sur le terrain en une multitude de places fortes, de corporations diverses, de baronnies qui évoquent, pour certains, le Moyen-Age d’antan, l’Europe médiévale d’avant l’Etat ? En sont-ils réduits à attendre l’hypothétique naissance d’un Etat européen qui a les faveurs de Jürgen Habermas, d’un Etat qui ne serait pas un Empire mais la réincarnation bien improbable, dans des circonstances historiques incomparables, de l’Etat fort à la française tourné vers l’universalisme et non l’enracinement culturel ou ethnique ? 1 S. Rokkan, « Dimensions of State Formation and Nation-Building : A Possible Paradigm for Research on Variations Within Europe », in C. Tilly (ed.), The Formation of National States in Europe, Princeton, Princeton University Press, 1975. 2 M. Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le Seuil, 1992, p 142. 153 Orthodoxie, morale et politique Le cas de l’Eglise Orthodoxe Roumaine face à la dépénalisation de l’homosexualité Sinziana Carstocea (Université Libre de Bruxelles) La relation entre la religion, surtout l’orthodoxie, et la politique, ainsi que le rôle du religieux dans les sociétés postcommunistes demeurent des sujets d’actualité pour les analyses qui se penchent sur cette partie de l’Europe. Les conflits ethniques et politiques dans la région des Balkans ont suscité des explications mettant en avant les appartenances religieuses comme sources des affrontements, et les institutions et ressources religieuses restent des éléments récurrents dans les études sur les identités nationales. Dépasser cette vision signifie souvent embrasser le paradigme du « renouveau du religieux1 » à la suite de l’effondrement du communisme. Dans la même logique qui parle de « l’arrêt » de l’Histoire dans les pays communistes jusqu’à leur « rentrée dans l’Histoire » en 19892, la religion aurait connu une parenthèse. Complètement étouffée par l’interdiction de toute expression, voire même « mise à mort3 » pendant la période communiste, la religion aurait repris sa place d’antan au sein des sociétés postcommunistes et des relations privilégiées avec le pouvoir politique auraient été rétablies. En Roumanie, « le retour de l’Eglise n’est synonyme ni de renouveau de l’orthodoxie, ni de glissement vers le fondamentalisme4 ». Plusieurs aspects nous incitent à sortir de ces réflexes explicatifs : l’Eglise Orthodoxe Roumaine a entretenu des rapports particuliers avec l’Etat sous le régime communiste ; elle a été en négociation continuelle avec les partis politiques pendant l’instauration de la démocratie ; elle témoigne de façon permanente du nationalisme intrinsèque de l’orthodoxie. Par ailleurs, elle soulève le problème de la relation problématique entre les dogmes et les pratiques de l’orthodoxie d’une part, et les exigences des sociétés modernes sécularisées d’autre part. Le contexte de la transition vers la démocratie, doublé par les conditions de l’intégration européenne, apporte des exigences nouvelles. L’Eglise orthodoxe roumaine essaie de s’adapter, de répondre aux besoins de révision et de réforme en cherchant à redéfinir son rôle dans la société postcommuniste sans perdre ses privilèges ni son monopole. L’objectif est ici d’analyser les moyens qu’elle utilise dans sa quête de pouvoir et de reconnaissance alors 1 Cette question a fait l’objet de nombreux débats. Pour plus de détails, voir l’ouvrage de N. Bardos-Feltoronyi, Eglises et Etats au centre de l’Europe. Réflexions géopolitiques, Paris, L’Harmattan, 2000. 2 Voir P. Michel, Politique et religion. La grande mutation, Paris, Albin Michel, 1994. 3 J. Meyendorf, L’Eglise orthodoxe hier et aujourd’hui, Paris, Seuil, 1995. 4 A. Capelle-Pogacean, « Du ‘retour de l’orthodoxie’ dans la Roumanie post-communiste », in L’Autre Europe, n° 36-37, 1998, p. 117-139. 154 même que le processus d’européanisation1 du pays bat son plein. Quels sont les instruments qu’elle mobilise pour se réintégrer dans la société et comment comprend-elle la participation au processus de démocratisation ? Son ambition de s’imposer comme un partenaire du pouvoir contrevient-elle aux intérêts du pays au niveau européen ? Le statut qu’elle revendique de seule référence morale valable et incontestable ne va-t-il pas à l’encontre des principes européens ? Un cas particulièrement révélateur sera développé, celui de la dépénalisation des relations homosexuelles en Roumanie. La question de l’homosexualité focalise en effet les potentielles contradictions entre la dimension nationaliste de l’Eglise et les objectifs de la politique extérieure du pays, entre les principes du conservatisme moral religieux et les exigences modernes des droits de l’homme, entre spécificité nationale et européanisation. Dans un premier temps, nous nous attacherons à resituer la place de l’Eglise Orthodoxe dans la société roumaine postcommuniste et son effort pour s’imposer en tant que gardien de la morale nationale. Dans un deuxième temps, nous verrons comment l’Eglise Orthodoxe Roumaine s’est servie de la question de la dépénalisation de l’homosexualité comme d’un levier pour acquérir plus d’influence et devenir un partenaire du pouvoir, en détaillant son attitude générale, les actions concrètes qu’elle a menées et son impact sur le champ politique. I. Byzantisme et nationalisme – éléments de continuité de l’idéologie orthodoxe A. L’Etat chez lui, l’Eglise chez elle2 ? L’Eglise Orthodoxe Roumaine a bénéficié tout au long de son histoire d’une position privilégiée, à la fois par rapport aux autres religions ou confessions et par rapport à l’Etat. Il s’agit certainement de la religion majoritaire, 87% de la population se déclarant 1 Le terme d’européanisation est un terme beaucoup utilisé récemment, mais peu défini. Il est intensément véhiculé dans les débats intellectuels, mais aussi médiatiques et politiques. Tout discours concernant l’Europe de l’Est et également l’Union Européenne, y fait appel. L’idée sous-entendue est celle d’une harmonisation multidimensionnelle au niveau de l’Europe ; l’européanisation est dirigée à la fois vers l’intérieur des frontières de l’Union, en tant que partage de valeurs, d’institutions communes, et vers l’extérieur, en tant que processus de diffusion d’un modèle réussi. L’utilisation que nous faisons de ce terme dans le présent article n’a pas une valeur explicative, mais tient plutôt à des raisons d’économie de discours. Dans cette ligne-là, c’est le deuxième volet qui nous intéresse, à savoir l’adaptation des systèmes nationaux de gouvernement à un centre politique européen et aux normes européennes (conformément au troisième sens que J. P. Olsen met en évidence dans son article « The Many Faces of Europeanization », Journal of Common Market Studies, vol. 40, n. 5, 2002, p. 921-52). 2 Nous paraphrasons dans ce sous-titre l’intitulé de l’ouvrage de J.-P. Scot, L’Etat chez lui, l’Eglise chez elle : comprendre la loi de 1905, Paris, Seuil, 2005. 155 d’appartenance orthodoxe.1 Néanmoins des facteurs historiques incontournables s’ajoutent à ce fait : même si elle n’est pas officiellement déclarée comme Eglise nationale, l’Eglise Orthodoxe a toujours bénéficié d’un statut spécial. La Constitution de 1923 affirmait explicitement son rang dominant en tant qu’Eglise de la majorité, tandis que la primauté sur les autres religions revenait à l’Eglise Gréco-Catholique2. Bien avant l’installation du régime communiste, et surtout durant les années de la dictature, les libertés religieuses ont été progressivement restreintes et les Eglises ont subi des mesures très répressives. L’Eglise Gréco-Catholique a été mise en illégalité et ses biens confisqués par l’Etat3, le statut légal de culte étant reconnu seulement à quatorze confessions et interdit à toutes les autres4. Après 1944, l’Eglise Orthodoxe a été de plus en plus écartée de l’espace public par des règlements interdisant l’éducation religieuse dans les écoles ou les services religieux dans les hôpitaux et par la fermeture ou même la démolition de paroisses et de monastères. Les répressions n’ont toutefois pas été aussi systématiques ni de si longue durée que dans l’ancienne Union Soviétique où, à partir de 1918 (date de la signature de l’acte de séparation de l’Eglise de l’Etat), plusieurs vagues de persécutions se traduisent par la confiscation des objets de culte, des procès arbitraires, et même des exécutions sommaires des membres du clergé, des déportations et des suppressions des séminaires, monastères et églises. Comme son homologue soviétique, l’Eglise orthodoxe roumaine a néanmoins dû proclamer son allégeance à l’Etat communiste. L’adaptation au régime et la soumission politique de l’Eglise d’alors sont considérées aujourd’hui – même si le thème fait très peu l’objet de débats – comme une preuve de souplesse. La compromission avec le pouvoir communiste est justifiée par le besoin de continuer à se livrer aux traditions liturgiques et à la vie cultuelle, ce qui a permis de préserver l’identité collective du peuple roumain chrétien et a empêché l’oppression communiste athée d’altérer l’esprit national. Cet accommodement a permis à l’Eglise de conserver sans rupture ses principes institutionnels fondamentaux : l’autocéphalie, l’autonomie, la synodalité5. L’Eglise actuelle a 1 Cf. derniers recensements de la population en 1992 et aussi 2002. Des contestations de ces chiffres ont été faites, qui prennent pour argument le manque de professionnalisme des enquêteurs ou la manipulation des chiffres. 2 L’article 22, paragraphe 4 affirme: « L’Eglise Orthodoxe roumaine, en tant que religion de la majorité des roumains, est l’église dominante dans l’Etat roumain, et l’Eglise Gréco-catholique a la primauté par rapport aux autres cultes » (en version originale: Biserica ortodoxă română, fiind religia marei majorităŃi a Românilor este biserica dominantă în Statul roman; iar cea greco-catolică are intâietatea faŃă de celelalte culte) 3 Par le Décret 358 / 1948, Monitorul Oficial (Le Journal Officiel) N°. 28, 2 décembre 1948. 4 Le Décret 177 / 1948, Monitorul Oficial (Le Journal Officiel) N°. 204, 3 septembre 1948. 5 L’Eglise Orthodoxe Roumaine se déclare autocéphale en 1885 et elle est devenue patriarcat en 1925. Elle est donc indépendante du patriarcat œcuménique ; elle est gouvernée par le Saint Synode et s’organise à l’intérieur de l’Etat roumain. 156 donc son indépendance juridique, le contrôle de l’Etat ne pouvant porter que sur ses manifestations externes, et non sur ses manifestations de nature spirituelle. Cette autonomie garantit, en théorie, la séparation du pouvoir politique et du pouvoir religieux1. Les relations entre le politique et le religieux constituent un point sensible dans toutes les cultures orthodoxes. Les deux pouvoirs sont compris en tant que distinctement constitués et clairement établis et un équilibre harmonieux décrit le mieux les rapports entre les deux. Le syntagme « symphonie byzantine » est utilisé pour rendre compte de ce rapport, ce qui veut suggérer la conciliation et la coordination des deux dans une relation qui implique leur participation sans rivalité. Les deux « entités » sont interdépendantes et complémentaires : l’Eglise et l’Etat collaborent en harmonie pour résoudre des questions communes. Dans le cas roumain, comme le remarque O. Gillet, « par cette doctrine canonique byzantine des relations entre les deux institutions […], l’Eglise structure sa soumission inconditionnelle à l’Etat sur le plan ecclésiologique. La soumission et l’obéissance à l’Etat deviennent non seulement un commandement divin, mais aussi un principe de base de l’ecclésiologie qui empêche finalement une séparation entre les deux institutions […] »2. Une fois passé le temps du silence et de la discrétion imposés par le régime communiste, sortie de son assujettissement par l’Etat, l’Eglise essaie constamment d’affirmer son indépendance et de défendre ses intérêts, d’accumuler plus de pouvoir, de se construire un nouveau rôle dans la nouvelle démocratie. Sa participation dans la vie politique et sociale est très active, comme en atteste la présence presque quotidienne de membres de l’Eglise dans les journaux télévisés à l’heure de l’audience maximale ou la présence du Patriarche à côté du Président du pays à tous les événements officiels, fêtes ou foires, aux services de bénédiction à l’inauguration de n’importe quelle entreprise, y compris une distillerie... Les compromis moraux qu’une partie du clergé avait faits avec le régime communiste3 ne constituent pas un obstacle pour prétendre à l’exclusivité du mandat de « seule référence morale dans un climat de crise idéologique » et de « mobile de la renaissance spirituelle » du peuple. Ce mandat reste plus que jamais revendiqué. Dans un contexte de profondes mutations à tous les niveaux, 1 Pour une discussion plus approfondie de la question voir O. Gillet, Religion et nationalisme. L’idéologie de l’Eglise Orthodoxe Roumaine sous le régime communiste, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1997, p. 33-38, 80-91. 2 O. Gillet, op. cit., p. 159. Voir aussi sur ce point N. Bardos-Feltoronyi, op. cit. Ce dernier distingue trois phases dans le rôle assumé par l’Eglise orthodoxe pendant la période 1971-1989, la dernière étant l’ « insistance nationaliste, voire plutôt culturelle, à défendre le gouvernement communiste quand il est attaqué (1985-1989) », par rapport à la première étape « la participation œcuménique (1970-1980) » et la deuxième, «la coopération avec des mouvements de paix (1980-1985) ». 3 Plusieurs métropolites orthodoxes ont présenté leurs excuses pour leurs comportements pendant la période communiste. En 1995, lorsque l’Eglise a fêté 110 ans d’autocéphalie, le Patriarche Téoctiste a demandé pardon au peuple pour les erreurs commises par le clergé avant 1989. 157 l’Eglise propose des points de référence stables, en faisant appel à des valeurs immuables car transcendant la condition humaine. Cette stratégie de l’Eglise Orthodoxe Roumaine ne manque pas de succès. Les sondages d’opinion réalisés les dernières années la situent à la première place en ce qui concerne la confiance de la population envers les institutions, avec un total de 83% des voix1. Une tendance similaire avait été enregistrée dans le cas russe, où les évolutions des dernières années du régime de Gorbatchev avaient accordé plus d’importance aux valeurs spirituelles et à l’héritage culturel national, ce qui s’est traduit dans une courbe croissante d’opinion favorable envers les institutions religieuses. Néanmoins, au début des années 90, l’accélération des changements politiques et la crise socio-économique avaient provoqué une perte de confiance2. En Roumanie, les cotes de popularité de l’Eglise restent élevées, ce qui permet à ses représentants de prétendre à une place particulière sur la scène politique et de tenter d’influencer le processus décisionnel. B. Au salut de la nation Tout en affirmant son autonomie à l’égard de l’Etat, l’Eglise orthodoxe met un fort accent sur « la symphonie » spirituelle et temporelle et insiste sur la complémentarité des institutions du pouvoir politique et religieux. Pour cela, quoiqu’elle reconnaisse formellement le Parlement comme la structure représentative du pays, elle essaie de peser sur la production législative. De son côté, le Parlement roumain laisse beaucoup de place à l’avis de l’Eglise et sa présence comme conseiller n’est qu’incidemment contestée. Au delà de son capital de confiance, l’Eglise Orthodoxe Roumaine fonde son discours3 sur la force qu’elle a toujours su mobiliser pour honorer la tâche de « mère spirituelle du peuple roumain chrétien depuis sa naissance dans l’histoire4 ». En effet, la Roumanie se revendique d’une tradition orthodoxe fort ancienne, antérieure à celle des autres pays de même confession de la région, la Russie, la Serbie ou la Bulgarie. Le peuple roumain serait né chrétien, le christianisme étant connu dans l’espace carpato-danubian depuis le Ier siècle, grâce à la 1 Pour la question : « quelle est votre confiance dans l’Eglise ? » les réponses sont positives à 83% ( confiance forte pour 44%, très forte pour 39%). L’Armée vient après, avec un total de 62% des voix. En dernières positions on retrouve la justice, le Parlement et les partis politiques. 2 Cf. A. Niviere, Les orthodoxies russes, Paris, Brepols, 1993. p. 164. 3 Iuliana Conovici propose une analyse du discours de l’Eglise Orthodoxe, dans son article « L’orthodoxie roumaine et la modernité. Le discours de l’Eglise Orthodoxe Roumaine après 1989 », Studia Politica. Romanian Political Science Review, Vol. IV, N° 2, 2004, p. 389-420. 4 Formule utilisée par le Patriarche Téoctiste, qui reprend une idée que le poète romantique Eminescu employait au XIXe siècle pour qualifier l’orthodoxie. 158 prédication de l’apôtre André1. Cette conception récupère une thèse qui a connu son essor au XVIIIe siècle suite aux activités de l’Ecole transylvaine (Scoala ardeleana), affirmant l’émergence de la Roumanie d’aujourd’hui sur les bases de la province romaine Dacia Felix et « la continuité daco-roumaine » sur ces territoires. Cette hypothèse met en avant la primauté des Roumains – qui descendraient directement des Daces romanisés et latinisés par les légions de Trajan à Aurélien – dans une région dominée par les « trois nations » : les Magyars, les Saxons et les Sicules. Sur ces bases, l’Eglise Orthodoxe se présente comme le principal garant de l’identité nationale durant les siècles, l’orthodoxie étant le lien fondamental du peuple roumain et la composante essentielle de la spécificité roumaine : « Apparue dans l’histoire en même temps que le peuple roumain, notre Eglise a mêlé ses destinées aux destinées du peuple, contribuant à la sauvegarde et à la consolidation de l’unité ethnique, spirituelle et morale du peuple roumain, à son affirmation comme peuple souverain et indépendant parmi les autres peuples du monde2 ». Le lien entre l’orthodoxie et la nation roumaine a été très clairement formulé par Nae Ionescu, philosophe roumain de l’entre-deux-guerres : « Nous sommes, par conséquent, orthodoxes, parce que nous sommes roumains et nous sommes roumains parce que nous sommes orthodoxes3 ». L’orthodoxie serait dès lors intrinsèque à l’identité nationale, une caractéristique propre de la « roumanité » ou du « roumanisme », et l’Eglise Orthodoxe serait en charge de la sauvegarde de cette identité. La spécificité nationale et le devoir du salut de la nation se retrouvent manifestement dans le discours officiel de l’Eglise. Le Patriarche insiste sur les liens profonds et indissolubles qui unissent les destins de la nation et de l’Eglise à travers l’histoire : « La vie du christianisme roumain est liée d’une manière indissoluble à la vie de la Nation depuis presque deux millénaires4 ». Il affirme également avec clarté le rôle de l’Eglise en tant que garant de l’identité nationale : « Nous avons une responsabilité et une mission, et cette responsabilité et cette mission c’est notre Orthodoxie, celle qui préserve notre identité5 ». Les évêques assument un rôle public de porte-parole de la nation dans des domaines politiques et leurs 1 Pour une discussion plus approfondie sur le sujet, voir « L’Eglise Orthodoxe et la Nation » in O. GILLET, op. cit., p. 75-102 ; voir aussi la synthèse faite par cet auteur sur les conceptions véhiculées par un certain nombre d’auteurs roumains, p. 84-85. 2 N. Vornicescu, « Editorial : Le rôle de l’Eglise orthodoxe roumaine dans la sauvegarde et l’affirmation de la culture du peuple roumain », Nouvelles de l’Eglise Orthodoxe Roumaine, XVIII, 1988, 3, p. 4. 3 Îndreptar ortodox (Guide orthodoxe) cité par O. Gillet, op. cit., p. 91. 4 Pe treptele slujirii crestine (recueil comprenant les discours du Patriarche Teoctist), vol. 8. p. 374, message du 12 août 1996. 5 Pe treptele slujirii crestine (recueil comprenant les discours du Patriarche Teoctist), vol. 10, p. 137, sermon du 29 juin 1999. 159 interventions sur des thèmes d’actualité s’habilitent de références historiques légitimant le rôle national de l’Eglise. Nombre d’exemples pourraient témoigner de cette stratégie à propos de l’éducation religieuse dans les écoles1, de la restitution des biens de l’Eglise Gréco-Catholique2 ou de la reconnaissance des autres cultes religieux. Significatif de ce point de vue est aussi le cadre législatif réglementant l’organisation des cultes, loi héritée du régime communiste et encore en vigueur à l’heure actuelle. A part la Constitution3, les bases légales pour le régime général des cultes restent le Décret 177/1948, adopté durant la période communiste ; certaines de ses dispositions sont incompatibles avec la Constitution. Même si l’adoption d’une nouvelle loi figurait parmi les priorités des autorités de l’Etat peu après la chute du régime, plusieurs projets de réforme ont été tour à tour rejetés. Les représentants orthodoxes, principaux acteurs impliqués dans la rédaction de ces projets4, n’ont pas réussi à formuler une variante satisfaisante du point de vue des autres cultes, qui s’insurgent contre l’importance disproportionnée accordée à l’Eglise Orthodoxe et les liens trop étroits de cette dernière avec l’Etat au détriment des autres confessions. L’Eglise orthodoxe a constamment tenté de revenir 1 La loi 84/1995 introduit des cours de religion dans l’enseignement d’Etat, comme option obligatoire pour le niveau primaire et facultative pour le lycée, ce qui signifie en théorie que les élèves qui ont des convictions non orthodoxes seraient en droit de ne pas suivre le cours de religion orthodoxe ; néanmoins, l’intolérance religieuse vis-à-vis des minorités non orthodoxes qui règne dans certaines écoles ne leur permet pas d’oser effectuer cette démarche. La loi a été beaucoup débattue dans les médias et qualifiée d’atteinte à la laïcité de l’enseignement. Voir sur la question E. Moise, « Relatia Stat-Biserica in privinta educatiei religioase in scolile publice din Romania » (La relation Etat - Eglise concernant l’éducation religieuse dans les écoles publiques en Roumanie), Journal for the Study of Religions and Ideologies, N°7, 2004, p. 77-100. 2 Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’Eglise Gréco-Catholique a été interdite en 1948 par le régime communiste et ses biens confisqués, une partie des églises, bâtiments et d’autres biens ont été attribués à l’Eglise Orthodoxe. En 1990 cette Eglise Gréco-Catholique a été reconnue et la situation des biens aurait dû être clarifiée par une commission spéciale, en accord avec l’Eglise Orthodoxe. Depuis lors, seule une petite partie de propriétés a été restituée. L’Eglise Orthodoxe voit cette question comme un élément perturbateur qui atteint l’unité de foi des roumains et par conséquent l’unité nationale. Elle ne fait dès lors pas preuve de souplesse dans ce processus de restitution. A ce sujet voir par exemple D. D. Dumitrica, « Uniate vs Orthodox: What Lays Behind the Conflict? A Conflict Analysis », Journal for the Study of Religions and Ideologies, N° 3, 2002, p. 99114. 3 La première Constitution après 1989 est adoptée le 21 novembre 1991. En 2003, la Constitution est révisée par la loi 429/2003 et publiée dans le Journal Officiel nr. 767, 31 octobre 2003. Les six paragraphes de l’article 29, qui fait référence à la liberté de conscience, restent les mêmes dans les deux versions. Nous reprenons ici les trois premiers : « (1) La liberté de pensée et conscience d’opinion, ainsi que la liberté de religion ne peuvent être limitées sous aucune forme. Nul ne peut être contraint d’adopter une opinion ou d’adhérer à une religion qui soit contraire à ses convictions. (2) La liberté de conscience est garantie ; elle doit se manifester dans un esprit de tolérance et de respect réciproque. (3) Les cultes religieux sont libres et ils s’organisent conformément à leurs propres statuts, dans les conditions fixées par la loi 4 Ce projet a été confié au Secrétariat d’Etat pour les Cultes et il devait être approuvé par les quinze cultes reconnus (les quatorze désignés par le Décret 177/1948 et l’Eglise Gréco-Catholique qui avait été reconnue en 1990) ; une commission avait été spécialement créée pour ce projet. L’installation à la tête de ce secrétariat de Gheorghe Anghelescu, professeur de théologie orthodoxe, avait suscité la méfiance des autres confessions du fait de l’attachement de cet intellectuel à l’institution de l’Eglise davantage qu’aux libertés religieuses. Voir à ce titre les analyses de G. Andreescu, comme par exemple, Spre crearea unui stat ortodox roman ? (Vers la création d’un Etat orthodoxe roumain ?), 8 mars 2004, .ro 160 à une variante des dispositions de la Constitution de 1923 qui lui reconnaissait le statut d’église dominante, en vain. Les mesures trop restrictives pour les minorités religieuses et la question de la reconnaissance du statut de culte pour ces confessions, qui leur donnerait notamment accès au financement par l’Etat, ont occasionné de nombreuses critiques de la part des groupes intéressés, des organisations non gouvernementales ainsi que de la communauté internationale. La vision de l’orthodoxie comme une caractéristique essentielle de la « roumanité » fait que l’Eglise orthodoxe considère la plupart des autres confessions comme des forces concurrentes et qu’elle les associe souvent à des intérêts étrangers dont il faut protéger la nation. A cet égard, il est intéressant de faire le parallèle avec l’Eglise Orthodoxe Grecque qui s’est opposée ces dernières années au gouvernement grec en ce qui concerne la suppression de l’indication confessionnelle sur les cartes d’identité. La hiérarchie orthodoxe avait mené une campagne d’opinion mettant en avant des arguments similaires : le lien consubstantiel unissant l’Orthodoxie et la nation et le rejet des diktats de l’étranger. La mesure de rendre facultative l’inscription de la religion sur les nouvelles cartes d’identité conformément à une directive de la Commission Européenne avait pris l’ampleur d’un complot extérieur contre l’identité nationale1. De la même manière, en Russie, à l’occasion de l’ouverture du dixième Concile mondial du peuple russe2, le métropolite Cyrille de Smolensk et Kaliningrad s’est exprimé en termes très durs à l’égard des valeurs occidentales et libérales, en les dénonçant comme contradictoires avec celles de la nation et de l’orthodoxie russes : « Sous couvert du concept de droits de l’homme se cachent le mensonge et l’insulte aux valeurs religieuses et nationales », affirmait-il3. L’argument de la spécificité nationale n’est pas une spécificité de l’orthodoxie roumaine, il sert d’autres causes dans d’autres contextes. Il y a pourtant des causes qui s’avèrent de meilleures opportunités que d’autres. A propos de l’avortement, pratique que la doctrine orthodoxe qualifie comme un inacceptable droit au crime, l’Eglise Orthodoxe Roumaine a choisi de ne pas insister pour imposer sa vision. A partir de 1966, par le décret 770, l’avortement fut interdit en Roumanie aux femmes de moins de quarante ans qui n’avaient pas encore conçu au moins quatre enfants, l’objectif étant 1 Voir sur cette question A. Anastassiadis, Nation orthodoxe ou Orthodoxie nationalisée : autour de la question de la mention de l’appartenance confessionnelle sur les cartes d’identité grecques, mémoire de DEA, IEP, Paris, 1996. 2 Assemblée regroupant dignitaires de l’Eglise orthodoxe, hauts fonctionnaires, parlementaires et militants des droits de l’homme qui s’est tenue à Moscou du 4 au 6 avril 2006. Voir S. Pasquier, « Le dogme contre l’homme », L’Express, 20 avril 2006. 3 RIA Novosti, 24 avril 2006. 161 d'augmenter la population de la Roumanie de plusieurs millions de personnes. Dans un premier temps le taux de fécondité monte en flèche et dès 1969 le chiffre d'un million de naissances supplémentaires est atteint. Si la contraception n'était officiellement pas prohibée (la pilule et le stérilet restant interdits), il était matériellement impossible aux femmes d'y avoir accès. De plus, la fermeture des frontières empêchait d'aller avorter à l'étranger. Par conséquent, l'avortement illégal se développa très rapidement, malgré les mesures drastiques contre cette pratique, ce qui entraîna une croissance des taux de mortalité maternelle1. A la chute du régime communiste, ce fut la première loi à être abrogée par un décret-loi qui rétablit une politique très libérale de l’avortement. Le nombre d'avortements a alors fortement augmenté, la popularité de cette pratique comme méthode contraceptive étant très élevée2. L’Eglise a dénoncé au commencement des années 1990 cette loi comme étant trop permissive, contraire à la vision chrétienne du droit à la vie et aux lois naturelles. De même, elle n’a pas hésité à utiliser l’argument du « crime contre la nation ». Le succès persistant de l’avortement démontra vite que ces efforts étaient voués à l’échec, et l’Eglise cessa alors d’exercer des pressions sur ce thème. La question de la décriminalisation des relations homosexuelles s’est par contre avérée une structure d’opportunité beaucoup plus favorable, ce que nous allons maintenant examiner plus en détail. II. L’Eglise Orthodoxe Roumaine, gardienne de la morale nationale traditionnelle. Le cas de la dépénalisation de l’homosexualité En 1989, le Code Pénal hérité du régime communiste contenait un article, à savoir l’article 200, qui considérait les actes homosexuels commis en privé entre adultes consentants comme un délit, passible d’une peine d’emprisonnement de 1 à 5 ans3. Considérés comme 1 Pour une analyse approfondie du sujet voir G. Kligman, Politica duplicităŃii. Controlul reproducerii în România lui Ceau escu (La politique de la duplicité. Le contrôle de la reproduction dans la Roumanie de Ceausescu), Bucarest, Humanitas, 2000 (édition originale : The Politics of Duplicity. Controlling Reproduction in Ceausescu’s Romania, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1998). 2 Le taux d'avortement en Roumanie reste cinq fois plus élevé que dans les pays de l'Europe de l'Ouest. (source : UNICEF, www.unicef.org). 3 L’article 200 traitait l’homosexualité à travers quatre paragraphes : (1) « Les relations sexuelles entre personnes du même sexe sont punies par une peine de 1 à 5 ans de prison. (2) S’il implique un mineur, une personne en impossibilité de se défendre ou une personne incapable d’exprimer sa volonté, ou s’il est le résultat de la contrainte, l’acte décrit à l’alinéa 1 sera puni par une peine de 2 à 7 ans de prison. (3) Si l’acte décrit à l’alinéa 2 porte atteinte à l’intégrité corporelle ou à la santé de la victime, il sera puni par une peine de 3 à 10 ans de prison. S’il provoque la mort ou le suicide de la victime, il sera puni par une peine de 7 à 15 ans de prison. (4) 162 « inexistants » par les rapports officiels, les homosexuels devaient être gardés à l’écart de la société. Les mettre en prison ou utiliser leur « stigmate » comme un instrument de chantage étaient les uniques traitements envisagés à l’égard de cette catégorie d’individus. La situation est restée comme telle pendant une longue période après la chute du régime. Des personnes susceptibles d’avoir entretenu des relations homosexuelles continuent d’être arrêtées par la police, interrogées de manière brutale, envoyées en prison. Le sujet de l’homosexualité, tabou pendant la période d’avant 1989, commence cependant peu à peu à susciter l’intérêt des médias. Si l’homosexualité féminine est utilisée exclusivement comme accessoire dans la fantasmagorie hétérosexuelle des hommes, l’homosexualité masculine est systématiquement présentée en relation avec la criminalité, le scandale, le débauche, comme un symptôme inquiétant d’une société atteinte par « le mal de la modernité ». Sur ce sujet, la majorité du public roumain, exposé à des informations lacunaires et plutôt négatives, manifeste une attitude de rejet1. L’Eglise peut dès lors arguer dans ses démarches de l’assentiment populaire. Parmi les hommes politiques eux-mêmes, il est difficile d’observer une conscience des droits de l’homme et des libertés individuelles particulièrement développée et l’homosexualité n’est pas considérée comme un style de vie alternatif légitime2. Les institutions religieuses sont dès lors confortées à imposer leur vision à travers les prédications des prêtres durant les services, des publications et toute une série d’appels et de pétitions envoyés au Parlement, au Gouvernement ou aux médias. Les mêmes idées générales reviennent à chaque fois : l’Eglise est la seule protectrice de « l’esprit roumain, de l’âme roumain née il y a 2000 années » contre les impies occidentaux qui peuvent la pervertir et la morale chrétienne est le seul repère inattaquable auquel on devrait se rapporter pour résister à la « dégradation des sociétés occidentales athées ». Suggérer à quelqu’un ou convaincre une personne de pratiquer l’acte décrit à l’alinéa 1 sera puni par une peine 1 à 5 ans de prison. » 1 En 1993, un sondage d’opinion montrait que quatre roumains sur cinq pensaient que les actes homosexuels n’étaient jamais justifiés et que l’éradication complète de l’homosexualité servirait un intérêt national légitime. En 2000, un autre sondage montre que 86% des personnes interviewées ne désireraient pas avoir des homosexuels comme voisins, et en 2002 le résultat des sondages montre que 59% des interviewés considèrent que les personnes LGBT ne sont pas normales. 2 Le seul parti qui arrive à la tribune avec une conception unitaire favorable au changement, c’est l’UDMR (L’Union Démocrate des Hongrois en Roumanie) qui propose l’élimination du premier alinéa de cet article ; pour le reste, la plupart des intervenants prennent la parole en leur nom personnel pour souligner la nécessité de maintenir cet article de loi dans le Code Pénal. Vers la fin des débats, en 2000, PNL, le Parti National Libéral, et PD, le Parti Démocrate, peuvent être considérés comme favorables à l’abrogation de l’article 200, même si, surtout dans le deuxième cas, persistent quelques voix assez homophobes (par exemple Traian Basescu, ministre des transports entre 1991-1992 et 1996-1997, et également maire de la capitale à partir de juin 2000 ; en tant que candidat aux présidentielles et ensuite comme président de la république sa position est diamétralement opposée) ; de l’autre coté, PDSR, le Parti de la Démocratie Sociale de Roumanie, reste très divisé sur la question. 163 A. Cinq types de crimes La perspective religieuse sur la condition de l’homosexualité laisse peu de place à la négociation. La condamnation de l’homosexualité comme un grand péché n’est d’ailleurs pas une spécificité de l’orthodoxie roumaine. La condamnation explicite des relations sexuelles entre hommes est apparue à la fin de l’Empire romain ayant comme racine la référence à la Bible. Quelques passages du Lévitique sont devenus symboliques pour justifier l’exclusion de l’homosexuel mâle, « le sodomite »: « Tu ne coucheras pas avec un homme comme on couche avec une femme: c’est une abomination » (Lévitique 18.22) ou encore « L’homme qui couche avec un homme comme on couche avec une femme : c’est une abomination qu’ils ont tous deux commise, ils devront mourir, leur sang retombera sur eux » (Lévitique 20.13). S’ajoute à cela l’histoire de la destruction de Sodome dans la Genèse (19), quelques extraits1 de l’Epître aux Romains de Saint Paul, ou plus tard les commentaires et interprétations de Jean Chrysostome, Saint Augustin ou Saint Thomas d’Aquin2. Au cours des siècles, les différentes Eglises ont donné une importance différente à la question : certaines confessions sont plus permissives ou plus ouvertes, d’autres restent très fermes sur leur position qui considère l’homosexualité comme un écart vis-à-vis des valeurs fondamentales de la morale chrétienne. Si l’Eglise anglicane américaine et canadienne ainsi que l’Eglise luthérienne de Suède sont aujourd’hui de plus en plus accueillantes3 aux croyants homosexuels, la reconnaissance croissante de l’homosexualité pose problème aux ecclésiastiques orthodoxes partout dans le monde4. Pratique « gratuite et contraire à la nature », l’homosexualité est inacceptable, au même titre que l’avortement, la contraception ou la masturbation ; elle détournerait l’homme des préoccupations spirituelles et mettrait en danger la morale. Comme le remarque Flora LeroyForgeot5, il existe une continuité dans le christianisme en ce qui concerne la justification de la 1 Par exemple ce fragment de la prédication de l’apôtre Paul: « C’est pourquoi Dieu les a livrés à des passions infâmes: car leurs femmes ont changé l’usage naturel en celui qui est contre nature, et de même les hommes, abandonnant l’usage naturel de la femme, se sont enflammés dans leurs désirs les uns pour les autres, commettant homme avec homme des choses infâmes, et recevant en eux-mêmes le salaire que méritait leur égarement ». (Romains 1, 26-27). 2 Voir sur cette question l’analyse approfondie de J Boswell, Christianity, Social Tolerance and Homosexuality : Gay People in Western Europe from the Beginning of the Christian Era to the Fourteen Century, Chicago, University of Chicago Press, 1980 ; ainsi que l’ouvrage coordonnée par D. Borrillo et D. Colas, L’homosexualité de Platon à Foucault. Anthologie critique, Paris, Plon, 2005. 3 En acceptant l’ordination des prêtres homosexuels dans le premier cas ou par la mise en place d’une liturgie de bénédiction des partenariats homosexuels dans le deuxième cas. 4 Durant la réunion plénière de la commission « Foi et constitution » du Conseil Œcuménique des Eglises qui a eu lieu à Kuala Lumpur du 28 juillet au 6 août 2004, cette question a fait l’objet de discussions. Cf. O. Schopfer, Les voix orthodoxes sont entendues mais pas toujours comprises, Document COE, 6 août 2004, http://www2.wcc-coe.org/pressreleasesfr.nsf/index/Feat-04-29.html 5 Fl. Leroy-Forgeot, Histoire juridique de l’homosexualité en Europe, Paris, PUF, 1997. 164 condamnation de l’homosexualité, à savoir la référence à certains types de « crimes » : le crime contre la dignité humaine fait référence au fait que, par la relation homosexuelle, l’ordre de la création divine est détruit, puisqu’elle place l’homme, avec lequel Dieu entretient une relation privilégiée, dans une situation inférieure. Le crime contre nature renvoie à l’idée que l’homosexualité contrevient à l’ordre divin : Dieu créa l’homme et la femme, donc « l’homme ne doit pas délaisser l’usage naturel de la femme ». Le crime contre la collectivité fait référence directe à l’histoire de la destruction de Sodome, qui est interprétée comme la punition de Dieu contre l’homosexualité. Le crime contre l’humanité dérive de la conviction que l’homosexualité est le pire crime et le plus dangereux péché, conviction qui peut être résumée par le syllogisme de l’Autre : l’homosexuel est le pire des criminels, l’ennemi de mon groupe est le pire des criminels, donc l’ennemi de mon groupe est homosexuel1. Ces justifications se retrouvent d’une manière ou d’une autre à la base de tout argument justifiant l’impossibilité d’accepter l’homosexualité. L’argumentaire que l’Eglise Orthodoxe roumaine développe pour la condamnation de l’homosexualité reprend largement ces thématiques. L’homosexualité est jugée comme un vice moderne venu des peuples païens, une influence extérieure à laquelle il faut s’opposer pour sauvegarder la santé et la dignité de la nation. Peuple chrétien depuis sa naissance, le peuple roumain ne pourrait pas connaître l’homosexualité, « un péché contre les lois de la nature ». Néanmoins, il faut remarquer que c’est le péché qui est sanctionné et non le pécheur2. Ce dernier trouvera le pardon s’il admet sa faute et en fait pénitence par la chasteté absolue. B. Quelle place pour l’Eglise Orthodoxe Roumaine dans une société en voie d’européanisation ? Avec le but déclaré de « servir le bien commun et de faire des citoyens de l’Etat des citoyens du royaume de Dieu3 », l’Eglise Orthodoxe Roumaine essaie d’imposer la morale chrétienne comme ligne directrice au législateur, mais elle rencontre en cela de manière conflictuelle les exigences de l’européanisation. 1 Pour une discussion plus ample sur ces quatre types de crimes dans la tradition ecclésiastique, voir F. LeroyForgeot, Ibid., p. 21-49. 2 « L’Eglise ne condamne pas les pécheurs, mais le péché… » affirme le Patriarche Téoctiste, Pe treptele slujirii crestine (recueil des discours du patriarche), vol. 8, p. 188, message du 15 septembre 1995. 3 Pe treptele slujirii crestine, Vol 8, p. 188, message du 22 août 1995. 165 L’initiative de réformer le Code Pénal et d’amender la législation réprimant les homosexuels vient en effet comme une réponse aux recommandations explicites du Conseil de l’Europe1, suite à la demande d’adhésion de la Roumanie à cette institution, adhésion qui deviendra effective le 7 octobre 1993. Dans cette nouvelle bataille, l’Eglise Orthodoxe Roumaine reprend par la bouche du patriarche Téoctiste son plaidoyer traditionnel selon lequel il n’est pas du tout nécessaire que la Roumanie renonce à ses valeurs pour intégrer les standards européens : « En sa qualité de conscience morale unificatrice du peuple roumain, et sans aucunement se substituer au Parlement roumain, l’Eglise fait appel à ses fidèles qui sont au Parlement, pour qu’ils promeuvent des lois qui défendent la dignité humaine, la santé morale du peuple, la stabilité de la famille et la renaissance spirituelle de la société roumaine. »2 Tandis que le paysage des associations luttant pour les droits de l’homme reste peu animé et que les minorités sexuelles ne s’organisent qu’à partir de 19933, les organisations satellites de l’Eglise se font entendre très rapidement. L’Association des étudiants chrétiens orthodoxes roumains (ASCOR) a l’initiative d’un des premiers débats publics au sujet de l’homosexualité en tenant le 19 janvier 1995 une conférence publique avec la participation de théologiens, juristes, sociologues et médecins4. Les exposés présentés à cette occasion se retrouvent dans une brochure diffusée auprès des acteurs politiques et du grand public pendant plusieurs années, L’homosexualité: propagande de la dégénération humaine, réunissant des prises de position ayant en commun d’affirmer l’immoralité de ce comportement et ses conséquences négatives à tous les niveaux de la vie humaine. 1 AVIS No 176 (1993) 1 relatif à la demande d’adhésion de la Roumanie au Conseil de l’Europe, discussion à l’Assemblée le 28 septembre 1993 (46e séance) (voir Doc. 6901, rapport de la commission des questions politiques, rapporteur : M. Friedrich Köning – le 19 Juillet 1993 ; Doc. 6918, avis de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme, rapporteur M. Gunnar Jansson – le 20 septembre 1993 ; et Doc. 6914, avis de la commission des relations avec les pays non membres, rapporteur : M. Theodoros Pangalos – 16 septembre 1993), texte adopté par l’Assemblée le 28 septembre 1993 (46e séance). 2 Appel du Patriarche Teoctiste adressé aux parlementaires en octobre 1994, repris dans la brochure Homosexualitatea : propaganda a degenerarii umane (L’homosexualité: propagande de la dégénération humaine), ASCOR, 1995. 3 L’Association pour la Défense des Droits de l’Homme en Roumanie-Comité Helsinki lance un programme intitulé « L’amélioration des droits de l’homme par l’intermédiaire de la législation », qui consiste, dans un premier temps, en un monitorage de la situation des pénitenciers avec le but de connaître le nombre des personnes mises en accusation sur base des divers paragraphes de l’article 200 du Code Pénal. 4 Il est plutôt inopportun d’appeler cet événement un débat, puisqu’il n’y avait pas d’arguments opposés. Les intervenants étaient tous d’accord sur le caractère anormal, immoral ou pathologique de l’homosexualité, et chacun ajoutait des références négatives : « un acte immoral et honteux », « une véritable perversion », « une maladie », « une passion anormale », « une atteinte à l’honneur d’une personne », « un crime », « un dérèglement psychologique », « une déviance », « un péché », « une pathologie moderne », « un comportement mortel pour la société »… La conclusion est évidente : on doit agir pour ne pas permettre à l’homosexualité de s’étendre, parce qu’elle met en danger le fondement même de notre civilisation. 166 La même tonalité se fera entendre lors des débats parlementaires sur la réforme de l’article 200 dans les discours d’élus de toutes couleurs politiques : les paysans chrétiens, sociauxdémocrates ou libéraux. Petru Dugulescu, député PNTCD (le Parti National Paysan Chrétien Démocrate) affirme : « Je sais très bien que nous, dans notre effort de construire une législation post révolutionnaire, nous cherchons à apprendre de l’exemple européen […]. Mais l’Europe est une Europe post-chrétienne, monsieur ! […] La Bible dit que la pureté fortifie une nation, un peuple ; au contraire, le péché c’est la honte des peuples »1. Mircea Ciumara, lui aussi député PNTCD : « Le Conseil de l’Europe a la prétention de respecter la tradition morale de chaque peuple […]. Depuis 2000 ans, cette Eglise chrétienne nous donne le pouvoir comme peuple ; il faut que nous obéissions aux paroles de l’Eglise Orthodoxe de notre people roumain »2. Les hommes politiques sont soucieux de ne pas prendre des mesures impopulaires sous la seule pression d’instances extérieures. Ils jouent ainsi le peuple contre l’Europe. Le député Ion Coja, représentant PDAR (le Parti Démocrate Agraire de Roumanie), affirme à ce titre: « Je vais affirmer un point de vue strictement PDAR, strictement paysan : il est nécessaire que cette modification du Code Pénal demandée par les Européens situés plus à l’ouest ne soit pas prise au sérieux. Monsieur, faites attention à la réaction du public roumain envers cette recommandation. Ne la prenons pas trop au sérieux non plus ! Si nous prenons au sérieux cette recommandation, tout le pays va se moquer de nous ! »3 Gheoghe Dumitrascu PDSR (le Parti de la Démocratie Sociale de Roumanie): « Le problème en question est sans doute un problème que nous ne pouvons pas discuter maintenant et que nous ne pouvons non plus discuter avec nos électeurs sans risquer de se faire chasser »4. A son tour, le député Valer Suian PUNR (le Parti de l’Unité Nationale Roumaine) soutient : « Imaginez un referendum sur la question et essayez d’en imaginer le résultat – 99, 9% voteraient contre. […] On doit démontrer que nous sommes les représentants du peuple »5. 1 La séance du 13 octobre 1994 publiée dans le Journal Officiel No. 208/1994. Ibid. 3 Séance du 2 novembre 1993, publiée dans le Journal Officiel No. 208/1993. 4 Ibid. 5 Ibid. 2 167 Après plusieurs allers-retours entre les deux chambres du Parlement, la première réforme du Code Pénal roumain après la chute du régime communiste survient seulement en 1996. Il s’agit là d’une première intervention ponctuelle sur l’article concernant les relations entre personnes de même sexe : le premier paragraphe de l’article 200 dépénalise les relations homosexuelles en privé, mais l’insertion d’une nouvelle condition1 « provoquant scandale public » laisse ouvertes les interprétations et les possibilités de poursuite en justice, puisque la notion de « scandale public » n’est pas définie dans le Code Pénal. De plus, un nouvel alinéa2 est introduit, qui vient limiter la liberté d’expression et interdit le droit de s’associer. Ce qui semble, à première vue, un relâchement des normes se traduit par une atteinte aux droits sociaux. Cela témoigne de la grande difficulté d’appréhender l’homosexualité en termes d’option individuelle, de choix personnel, de droit à la vie privée et d’altérité acceptable. Cela démontre aussi une incapacité des dirigeants roumains à s’approprier la différence, une forte résistance à reconnaître un droit d’existence à une forme de sexualité qui n’est pas hétérosexuelle, la difficulté de formuler ces questions dans le lexique des droits de l’homme et des discriminations. La tentative d’honorer les demandes des institutions européennes reste donc sans autres résultats pour une longue période. Pendant ce temps, les choses bougent cependant sur le plan interne. APADOR-CH utilise les recommandations européennes comme une référence dans ses démarches et intensifie la dénonciation des mesures attentatoires aux libertés et droits individuels. En outre elle offre son soutien à un petit groupe informel de défense des droits des minorités sexuelles, qui sera la base du futur groupe Accept3, la première association roumaine de défense des droits des gays et des lesbiennes. Cet activisme associatif contribue à 1 Le premier paragraphe de l’article 200 dans la nouvelle formule : « les relations sexuelles entre personnes du même sexe, commises en public ou provoquant un scandale public, seront punies d’un à cinq ans d’emprisonnement ». 2 L’alinéa 5 de ce même article rend passible de peines allant d’un à cinq ans d’emprisonnement toute personne ayant « incité, par la séduction, ou par tout autre moyen, une personne à avoir avec elle des relations homosexuelles, ayant formé des associations de propagande ou fait, sous quelque forme que ce soit, du prosélytisme à cette fin ». 3 Au début un petit comité d’amis expatriés vivant à Bucarest, Accept devient en 1994 le groupe informel Bucharest Acceptance Group qui, pendant deux ans, cherche une solution pour devenir organisation nongouvernementale. Le but est atteint en octobre 1996 et depuis lors Accept mène une activité soutenue de « lobby and advocacy » afin de faire changer la législation discriminatoire. Les objectifs et les activités de l’association sont plus complexes, mais nous allons les laisser du côté pour la présente occasion. 168 maintenir la question homosexuelle sur l’agenda politique, lors même que l’objectif de la Roumanie d’adhérer à l’Union Européenne succède à la candidature au Conseil de l’Europe comme source de contrainte externe1. Plusieurs documents font référence aux engagements contractés qui restent inaccomplis ; parmi eux, la Résolution 1123 (1197) relative au respect des obligations et engagements contractés par la Roumanie2 sera la base d’un projet de loi que le Gouvernement soumet de nouveau au Parlement. Lorsque ce projet3 fut adopté par la Chambre des Députés4, l’Eglise Orthodoxe Roumaine réaffirme ses positions. Le 13 septembre 2000, le Saint Synode adresse un appel aux sénateurs et députés, signé par le Patriarche Téoctiste suivi par une conférence de presse. Les dirigeants de l’Eglise expriment leur « profonde tristesse face à l’abrogation de l’article 200 par la Chambre des Députés », tout en communiquant leur « vive inquiétude quant à la discussion imminente de ce problème par le Sénat ». Le synode demande aux parlementaires « de ne pas voter des lois qui contreviennent à la morale chrétienne, à la loi de la nature, à la dignité et à la vocation de la famille ». Par rapport à l’appel que nous avons discuté plus haut, lancé en 1994, qui contenait une demande explicite de maintenir l’article 200 sous sa forme selon laquelle les relations homosexuelles étaient sujet de loi dans n’importe quelle situation, y compris lorsqu’elles concernaient des adultes dans leur vie privée5, nous pouvons observer dans cette prise de position un certain adoucissement des prétentions : « L’Eglise ne vous demande pas d’émettre des lois qui punissent les personnes en proie à des péchés contre la nature. […] Toutefois, nous considérons comme nécessaires les sanctions juridiques de la propagande de cette pratique à travers des manifestations publiques, les médias ou d’autres institutions consacrées à ce but ». Pendant la conférence de presse, les déclarations se sont concentrées sur les mêmes idées ; le prêtre Constantin Stoica, le représentant du bureau de presse de la patriarchie, affirme que 1 La Roumanie dépose sa demande officielle d’adhésion à l’UE en juin 1995 et le 15 juillet 1997 elle reçoit la réponse de la part de la Commission européenne : « Agenda 2000 - Avis de la Commission sur la demande d’adhésion de la Roumanie à l’Union européenne », DOC/97/18 2 Discussion par l’Assemblée le 24 avril 1997 (14e séance). 3 Le Projet de Loi pour modifier et compléter le Code Pénal et le rendre conforme à la Résolution 1123/1997 propose l’élimination du premier alinéa de l’article 200 ayant comme but de corréler la législation pénale roumaine avec la législation de l’UE, la Convention des droits de l’homme, les recommandations du Conseil de l’Europe. 4 Le Projet de Loi pour modifier et compléter le Code Pénal et le rendre conforme à la Résolution 1123/1997 reçoit 180 voix, 14 voix sont exprimées contre et 40 abstentions ; le point 9 du projet, l’abrogation de l’article 200, reçoit 122 voix pour, 63 voix contre et 17 abstentions ; Séance de la Chambre des Députés du 28 juin 2000, publiée dans le Journal Officiel no. 100/2000. 5 « […] seule la forme actuelle de l’article 200 rendra possible la protection des citoyens contre les conséquences de la diffusion de ce vice contre la nature », affirme la lettre du patriarche adressée au président de la République et aux parlementaires. 169 « l’Eglise ne voulait pas envoyer les homosexuels en prison, mais qu’elle n’approuvait pas non plus la diffusion de leur propagande »1. A son tour, l’archevêque Casian met en évidence l’infamie de l’homosexualité : « Tout le monde doit savoir que l’homosexualité est un péché contre la religion et contre la famille, contre les valeurs de la société qui sont au cœur de notre Eglise2 ». Quelques mois avant l’abrogation de l’article 200, l’Eglise se réfère encore une fois au thème en question : profitant de la présence du président Ion Iliescu, le patriarche Téoctiste renouvelle son appel pendant le service divin des Pâques et affirme qu’ « il est impossible de légaliser sur un geste contraire à la nature ». Tout au long de la période concernée, il n’y a pas eu d’évolution majeure dans le discours des représentants de l’Eglise Orthodoxe. Cette dernière, confrontée à l’ouverture du pays à l’Europe, affirme sans réserves son accord pour l’intégration de la Roumanie dans la grande famille de l’Europe : « comme Eglise, culture et foi, nous sommes en Europe depuis que nous existons dans l’histoire comme peuple chrétien […] », affirme le Patriarche3. Toutefois, les arguments formulés contre la dépénalisation de l’homosexualité viennent contredire cette option : « A quoi ça sert que l’Eglise orthodoxe soit reconnue par la Constitution comme religion majoritaire, puisque le Gouvernement nous rallie à la Communauté Européenne païenne ? »4 Au-delà de l’apparente contradiction, se fait jour une conception orthodoxe alternative de l’avenir de l’Europe, l’espoir que cet avenir sera chrétien. Il est postulé que l’Europe aurait besoin des valeurs chrétiennes, y compris des valeurs de l’orthodoxie roumaine pour assurer sa stabilité et son succès. « Si on a affirmé clairement qu’il est essentiel pour l’Europe de s’unifier du point de vue économique, il est tout aussi important qu’elle retrouve son esprit chrétien initial pour avoir un avenir5 ». Mais la foi en cette alternative est parfois étouffée par le refus pur et simple de l’intégration continentale du fait de son manque de spiritualité. « L’Europe à laquelle on nous demande d’adhérer, c’est une Europe construite exclusivement sur des critères économiques et politiques, sans aucune trace de spiritualité, de culture ; et de religion il n’y est même pas question6 ». 1 Central Europe Online, 13 septembre 2000. Ibid. 3 Pe treptele slujirii crestine, vol. 8, p. 352 (message du 19 avril 1996). 4 Antihrist, Sfântul Munte Athos, 1993. 5 Affirmation du Patriarche dans sa Lettre Pastorale pour les Pâques, 2000, publiée dans Vestitorul Ortodoxiei (Le Messager de l’Orthodoxie), XII, 1 avril 2000. 6 L’affirmation appartient à l’archiprêtre Bartolomeu Anania, cité par L. Dobrater dans son article : « Europa ne propune sa acceptam homosexualitate, electronica, droguri, avorturi, inginerie genetica » publié par le quotidien Evenimentul Zilei du 16 avril 1998. Anania ajoute aussi : « cela n’a aucun sens d’adhérer ou aspirer à l’adhésion à l’Europe. La Roumanie a toujours appartenu à l’Europe, du point de vue historique, géographique, culturel et spirituel. De plus, à travers notre culture et notre civilisation nous avons été largement en avant par 2 170 En fin de compte, le Gouvernement roumain assume la responsabilité de la réforme concernant les relations homosexuelles et, le 21 juin 2001, l’Ordonnance d’urgence 89/2001 est promulguée, qui abroge l’article 200 en intégralité. Après dix ans de contestations, échanges, débats, réflexions et délibérations, la Roumanie arrive à opérer le changement recommandé par les institutions européennes. La transformation peut être considérée comme rapide en comparaison avec les Etats occidentaux ou avec l’Amérique du Nord. Pourtant, par rapport aux autres pays sortis du communisme1, la dépénalisation de l’homosexualité a constitué un processus plus lent qui a rencontré davantage d’adversité. C’est que l’Eglise Orthodoxe Roumaine, imprégnée de sa mission de défense de la nation, a constitué un adversaire inépuisable et très virulent. Le personnel politique, peu préparé au sujet et préoccupé avant tout par ses répercussions électorales, a prêté une oreille plus qu’attentive au discours religieux avant de céder aux stimuli externes. On voit là que le rapport entre pouvoirs politiques et spirituels est loin d’être définitivement stabilisé et codifié de façon cohérente en Roumanie. Conclusion La séparation entre l’Eglise et l’Etat constitue un aspect qui n’a pas encore trouvé sa place définitive dans la société roumaine. Décrire la dynamique des relations entre les deux institutions nous amène à constater leur ajustement réciproque renforcé par la nécessité de répondre aux demandes de l’intégration européenne. Un processus complexe d’interactions se met en place, sous la pression simultanée de transformations d’origine internes, du fait de la démocratisation du pays sorti du communisme et de transformations d’origine externe, avec l’intégration européenne et la préparation à l’adhésion. La transition du pays vers la démocratie implique une redéfinition des rôles, une mise en question des normes et la création de nouveaux repères. L’Eglise Orthodoxe Roumaine n’y échappe pas et tente de renforcer son statut privilégié à côté du pouvoir en mobilisant le sujet de la dépénalisation de l’homosexualité pour se camper en « partenaire au pouvoir »2, sans se rapport à l’Europe […]. Une Europe appauvrie, sans esprit, ce qui est plus qu’effrayant. L’Europe nous impose d’accepter sexe, homosexualité, vices, drogues, avortement… ». 1 La Bulgarie avait décriminalisé l’homosexualité déjà en 1968 et la Russie le fait en 1993. 2 Le syntagme « power sharing Partner » est proposé par G. Andreescu dans son article Biserica Ortodoxa romana ca actor al integrarii europene, (L’Eglise Orthodoxe Roumaine comme acteur de l’intégration européenne), version électronique, 2002 : « l’Eglise Orthodoxe Roumanie est devenue plutôt un partenaire au pouvoir des forces politiques qui dirigent le pays ». 171 donner comme groupe d’intérêt1. En même temps, elle n’entend pas se réduire à sa fonction d’institution d’Etat. De leur côté, les partis au pouvoir ou aspirant à l’être font appel au religieux comme instrument politique, justifiant leurs actions par des arguments qui renvoient à la morale chrétienne, et cela surtout lors des campagnes électorales. A certains moments, le politique met le religieux à son service, à d’autres moments l’Eglise arrive à se faire entendre par le politique. Le scénario n’est cependant pas celui, idéal, d’une collaboration harmonieuse entre les deux pouvoirs pour résoudre les problèmes de la société roumaine. La coopération sans rivalité entre le spirituel et le temporel est rendue d’autant plus difficile que la préparation à l’adhésion à l’UE a fait chanceler un possible équilibre. La conditionnalité démocratique de l’accès à l’Europe communautaire exigea du gouvernement roumain des décisions contraires à celles désirées par l’Eglise et a relégué cette dernière dans une posture d’opposition au pluralisme, aux droits de l’homme et aux libertés individuelles. L’organisation religieuse était alors menacée d’être marginalisée en tant qu’adversaire de l’avenir démocratique européen du pays. Cela l’a conduit peu à peu à ajuster son propos, de la dénonciation d’un Occident perverti et corrompu à la formulation d’une aspiration à une Europe chrétienne unie par la foi. Etat comme Eglise se trouvent donc engagés dans une dynamique de recomposition de leurs rapports mutuels et au monde extérieur. La question de l’intégration européenne fonctionne comme un moteur de changement, mais aussi comme un révélateur de l’absence de réflexion préalable de l’Eglise sur son rôle et son influence dans la démocratie, et du conservatisme moral de la classe politique qui la prédispose peu à l’exercice de l’Etat de droit. 1 L’idée de considérer les Eglises comme des ONG est avancée par N. Bardos-Fetoronyi : « Les Eglises peuvent être considérées comme des ONG qui existent depuis des millénaires. En tant que telles, elles exercent du pouvoir et mènent des actions politiques ». N. Bardos-Fetoronyi, op. cit., p. 53. 172 Europe et Islam : une nouvelle articulation du politique et du religieux ? 173 Regards croisés sur l’institutionnalisation de l’islam au niveau national et européen1 Sara Silvestri (City University, London, and Cambridge University) I. Introduction There are at least three ways of conceptualising the process of institutionalisation of Islam in Europe. First one could consider the consolidation of institutions, such as places of worship and schools, which have « traditionally » existed in Islam. Second, one could consider the creation of « new » institutions, for instance, Muslim organisations such as support networks or advocacy groups that defend the rights of the Muslim population and put forth claims in its name. This phenomenon is typical of Muslim – i.e. minority –communities living in the West, since in countries where the majority of the population is Muslim there would be no need to engage in identity politics in the name of Islam.2 The « official recognition [of Islam] by state agencies »3 is another way to conceptualise the institutionalisation of Islam in a European context where any reference to « religious institutions » has long coincided with Christianity. All these three forms of institutionalisation of Islam and of Muslim perspectives in Europe entail indeed a legal process but also – and before that – a political one. This political process consists of a dynamic of affirmation, on the part of the Muslim actors, and negotiation, between Muslims and the secular/state institutions of Europe, both at the national and at the supranational level. In order to make sense of these multiple processes of institutionalisation of Islam, this paper takes a step backwards and isolates at least three main components. After a brief and general definition of institutions, it addresses the significance of institutions in Islam; then, it considers the relationship between European secular institutions and religion. The 1 I would like to thank François Foret for inviting me to participate in the very constructive and informative workshop in Mons (February 2006) that led to the publication of this volume and for his kind encouragement throughout the preparation of my final manuscript for this book. This paper has also given me the opportunity to begin to explore some of the issues that emerged from various conversations with Geoff Hawthorn, whom I would like to acknowledge together with the anonymous referees. 2 This generalisation is made in order to simplify my argument about the establishment of Muslim institutions in the West. It deliberately does not enter into the discussion of the emergence of political movements in Muslim majority countries that are mobilised and seek to bring about change in the name of Islam. 3 B. Maréchal, « Mosques, Organisations and Leadership » , in B. Maréchal, S. Allievi, F. Dassetto and J. Nielsen (eds), Muslims in the enlarged Europe: religion and society, Leiden and Boston, Brill, 2003, p. 151. 174 chapter continues by providing an overview of the main actors engaged in the assertion of Islam in the EU, analysing at their strategies and priorities both at the national and at the European level. This assertion is simultaneously a way to reinforce and to contest institutions. II. On the meaning of institutions Institutions could be defined as stable and official entities and sets of rules whose function is to prescribe roles, promote collaboration, constrain activity, channel and shape the expectations of the actors involved (and can also facilitate the creation of trust); institutions can include organisations, state and bureaucratic agencies, treaties, and agreements.1 Essentially, they can be regarded as social phenomena, patterns of human actions and ideas with a normative validity, a form of control of values and symbols, an expression of political power.2 Secular and religious institutions have lived side by side for many centuries in Europe. Whilst the contemporary secular general perception, still influenced by Enlightenment views, is that religious institutions « compete » with state power, one should not overlook the long-lasting « collaboration » in Europe, between secular and religious institutions for the upholding of moral norms of conduct, the provision of education and the production of structures of social control, first and above all the family. For many centuries European states (with their body of political, legal, and administrative institutions) responded to issues of faith and to the claims of religious groups by interacting with the institutions of the religion of concern. Insofar as Christianity was the predominant religion in Europe, it was straightforward, for the national establishments, whom to address in order to solve matters concerning the Christian population. The Christian faith – and this is especially true for the Catholic and Orthodox denominations – is organised along clear hierarchical lines, through which the religious leaders and representatives are easily identifiable. On the contrary, such a structure and positions of leadership are absent in Islam, especially in its majority Sunni version. In Islam there are no roles corresponding to bishops, 1 Author’s adaptation of definition provided in J. Baylis and S. Smith, The Globalization of World Politics, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 774. Cf. also D. Armstrong, L. Lloyd and J. Redmond, International Organisation in World Politics, Basingstoke and New York, Palgrave Macmillan, 2004. 2 J. Rath, R. Pennix, K. Groenendijk, and A. Meyer, Western Europe and its Islam, Boston and Leiden, Brill, 2001, p. 6. Cf. also M. Foucault, Discipline and punish, London, Allen Lane, 1977. 175 primates, and Popes because the Prophet Muhammad did not appoint a successor nor told his disciples how to organise the community after his death. Nevertheless, for a few centuries after his death, prominent figures in the Muslim world competed over the spiritual and temporal succession to the leadership of the community. i.e. for the role of Caliph (among Sunni) an the role of Imam (among Shia). The institution of the early Caliphate did provide a pattern for the organization and administration of the Islamic state but gradually lost its significance under the rivalries and civil wars that accompanied the expansion and fragmentation of the Muslim world. The Caliphate disappeared at the end of the 13th century, to be resumed by the Turks a few centuries later – but much weakened and contested by the Arab Muslims – and to constitute for the years to come a symbol, almost a myth, of the ideal Islamic state.1 In the literature about Islam in contemporary Europe, mosques and educational institutions where the Quran is taught (madrasa) are normally regarded as « Muslim institutions ». Yet, their position and influence is not comparable to that of institutions that imply a degree of political leadership besides the spiritual one, such as the Caliphate or the hierarchical positions that exist in the Christian tradition. A major reason could be put down to the fact that the « authority » of mosques, madrasa, and religious leaders (normally consisting of religious scholars, the ulema, and judges, the qadi) is primarily the product of tradition and of processes of socialisation and consensus within the multifarious ummah (the global community of Muslim faithful), rather than the outcome of the doctrine and of the history of the religion. Hence, as Eickelman and Piscatori have pointed out, an exclusive focus on religious authorities and doctrine in Islam would bring a limitation to the understanding of Muslim politics and concepts of leadership, which entail instead a broader articulation of Muslim symbolism in political actions, civic debates and public life.2 III. Some historical background A few words on the origins and fast growth of the presence of Muslims in Europe since the second half of the 20th century are required in order to contextualise the recent and still 1 Cf. G. Veinstein, « La reinvention du califat », Notre Histoire, no. 228, January 2005, p. 31-34. For an accessible history of Islam see J. Esposito, Islam: The Straight Path, Oxford, Oxford University Press, 1998. Important insights in the political implications of the Caliphate are in S. Zubaida, Islam, the People and the State, London, IB Tauris, 1993. 2 D. Eickelman and J. Piscatori, Muslim Politics, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2004, p. xvii. 176 ongoing process of institutionalisation of Islam across the various states of Europe.1 Only a small part of the indigenous population of the 27 countries that (as of 2007) constitute the EU is Muslim, and the majority of the approximately 15-20 million Muslims who reside within the EU are of immigrant descent. Even if these people are referred to collectively as « European Muslims » they are not a monolithic entity. Large numbers of individuals whose religious belief was Islam arrived from the Sub-Indian continent, North Africa and the Middle East and settled in Europe throughout the second half of the 20th century, partly as a consequence of the process of decolonisation, and partly because attracted by Europe’s economic demand for labour. Initially, these immigrants were not perceived as « Muslim » but rather were identified by their racial, ethnic or national origin. A proper awareness of the « Muslim presence » in Europe began instead in the late 1980s.2 By then, the Muslim population had grown exponentially, primarily through influxes into Europe of economic immigrants and refugees as well as an increase in family reunification from Muslim countries. More and more Muslims became visible as they were accessing education, the job market and social housing. At this time, immigrant and Muslim associations took increasingly structured forms and began to articulate their concerns and identity politics with vigour and determination.3 When, further to these processes, at the close of the 20th century, Islam became the second largest religion in Europe, a number of practical problems emerged for Europe’s secular authorities and society. The Muslim population, largely of immigrant descent, faced a number of socio-economic problems that are typical consequences of any migratory experience (e.g. discrimination, racism, sense of isolation, distance from family and homeland, difficulty in communication with the new environment because of inability to command the language and to understand the social conventions of the host country).4 In addition, in public perception and representation, their religious practices, attire and 1 The literature marking the re-emergence of Islam in contemporary Europe, especially in the 1980s, is quite vast. To mention only a few important texts in chronological order : F. Dassetto and A. Basteiner, Europa: nuova frontiera dell’Islam, Rome, Edizioni Lavoro, 1988; T. Gerholm and Y. G. Lithman (eds.) The New Islamic Presence in Western Europe, London, Mansell, 1988; J. Nielsen, Muslims in Western Europe Edinburgh, Edinburgh University Press, 1992, rev. ed. 2004; G. Kepel, À l’Ouest d’ Allah, Paris, Éditions du Seuil, 1994; F. Dassetto, L’islam in Europa, Turin, Edizioni della Fondazione Giovanni Agnelli, 1994; B. Lewis and D. Schnapper, Musulims in Europe, London, Pinter and Actes Sud, 1994; S. Vertovec and C. Peach (eds.), Islam in Europe: The Politics of Religion and Community, Basingstoke, Macmillan, 1997. 2 The shift in definition from race, to ethnicity and culture, to religion has been especially visible in the United Kingdom over the past four decades or so. This narrative is nicely pointed out by C. Peach in his article « Muslims in the 2001 Census of England and Wales : Gender and economic , Ethnic and Racial Studies, 29/4, July 2006, p. 629-255. For a history of race relations in Britain see J. Solomos, Race and Racism in Britain, Basingstoke and New York, Palgrave Macmillan 2003. 3 A. Geddes, The Politics of Migration and Immigration in Europe, London, Sage, 2003; G. Kepel, Les banlieues de l’Islam, Paris, Seuil, 1987; Lewis and Schnapper, Muslims in Europe; « Musulmans d’Europe », special issue of CEMOTI, no. 33, 2002. 4 Cf. Geddes, op. cit.; J. Wrench and J. Solomos, Racism and Migration in Western Europe, Oxford, Berg, 1992. 177 worldviews did not seem to always amalgamate well with European lifestyle, family patterns, secularist convictions and attitudes to religion.1 Some form of reciprocal accommodation was urgently needed. Already since the 1970s, some European states began to develop legislation and measures to prevent racism and discrimination and to enhance protection of religious freedom. By the end of the 1990s the need to do something about the status of Muslim communities in Europe was felt across the whole of the EU, from the UK and France, which had a long history of dealing with Muslims also through their colonial experience, to Germany and the Nordic countries, which in addition to traditional immigrants witnessed the arrival of many refugees, to Spain and Italy, new destinations of economic migration. To give an example of the pressure felt by these countries, in about a decade, Italy saw the number of Muslims – mostly immigrants – rise from a couple of hundreds to about a million.2 IV. Old traditions and new challenges: formal structures and the mobilising power of religion In the absence of Muslim institutions with a wide recognition and legitimacy from across the variety of Muslim communities, European governments have experienced considerable difficulties to relate to and address the needs of their Muslim populations. The nature of these difficulties is rooted in a combination of legal, structural and political issues, as well as perceptions. The socio-political dominant role that the Church has exercised in Europe throughout the centuries has also shaped the way bureaucracies, public authorities and legal systems all over the continent have dealt with, and still relate to, religion in general and with Islam more specifically. On the one hand, European states enthusiastically support equality and religious freedom, but on the other hand they also keep working within the traditional pattern of church-state relations, which still reflects, if anything in the very terminology, the privileged position enjoyed until recently by the Christian churches in this part of the world.3 1 See note above as well as J. Fetzer, Public Attitudes Toward Immigration in the United States, France and Germany, Cambridge and New York, Cambridge University Press, 2000. European modernity has been suspicious of religion, has seen it as a form of backwardness, a sort of superstition, a lack of rationality. Conversely, in the Muslim world the term « secularism » has been demonised because associated with either communism (outright negation of faith) or with hostility and antagonism towards religion. It is useful to read, in this volume, J. P. Willaime’s work on the transformation of perceptions and experiences of religion and secularism in the context of « ultra-modernity in Europe. 2 CARITAS/Migrantes, Dossier Statistico Immigrazione 2006, Rome, Centro Studi e Ricerche IDOS, 2006, p. 214. 3 Cf. S. Ferrari and I. Iban, Diritto e Religione in Europa Occidentale, Bologna, il Mulino, 1997; G. Robbers (ed.), State and Church in the European Union, Baden-Baden, Nomos, in conjunction with the European 178 Paradoxically, though, this structure that « formally » acknowledges a privileged position to the Christian churches in relation to the state, does not imply that governments are willing to listen to and take into account their views in policy-making. This is a consequence of the Enlightenment mentality and, even before that, of the Westphalian order that subordinated organised religion to the sovereignty of the state. So, in a way, one could argue that the churches’ acquisition of a « formal position » does not necessarily correspond to their « empowerment » in the political sphere. For western countries that are used to such « domesticated » religious actors, the current socio-political mobilisation of groups of individuals in the name of Islam in Europe and across the world comes through as an impetuous and hard-to-understand force. Many argue that this is a manifestation of the revolutionary power of Islam, allegedly stemming from an irreconcilable « difference », an « otherness » of Islam vis-à-vis western civilisation and values.1 Yet, one ought to be more critical and have a wider perspective when trying to understand this phenomenon. Yes, perhaps religions can put more or less emphasis on certain values and can have more or less rigid views of the spiritual and material world order; yet, perhaps, more than the values of Islam, what seems to strike the contemporary western man is the amazing mobilising power of this religion, or indeed of any religion. If we think more carefully, for instance, this power is not dissimilar from the drive that led Christians through crusades, revolutions, civil wars and protests for democratisation (not just centuries ago, but also two decades ago)… but the west seems to have lost the memory of its own past. The first instances of Muslim mobilisation in the European public sphere appeared in the 1970s – apart from a couple of earlier exceptions – and coincided with the establishment of places for worship, as well as of religious, cultural and educational associations. However, Muslim activism took a more political nature in conjunction with, and after, the « Rushdie affair » and the «veil affair » (which exploded respectively in Great Consortium for State and Church Research, 2005; J. Cesari and S. McLoughlin (eds.) European Muslims and the Secular State, Aldershot, Ashgate, 2005. 1 Samuel Huntington and Bernhard Lewis are two of the most prominent and cited voices supporting this argument which in fact is shared by a large number of people, not just academics. Cf. S. P. Huntington, « The Clash of Civilizations ? » , Foreign Affairs, 72/3, Summer 1993, p. 22-49; B. Lewis, What Went Wrong? The Clash between Islam and Modernity in the Middle East, London, Weidenfeld and Nicolson. For discussions of how Europe has perceived Islam see E. Said, Orientalism, London, Routledge & Kegan Paul, 1978, and also R. Ballard, « Islam and the Construction of Europe» , in W.A.R. Shadid and P. S. van Koningsveld (eds.), Muslims in the Margin: Political Responses to the Presence of Islam in Western Europe, Kampen, Kok Pharos, 1996, p. 15-51; and S. Silvestri, « The Challenge of Islam » , in L. Faltin & M. Wright (eds.), The Religious Roots of Contemporary European Identity, London, Continuum, 2007. 179 Britain and in France in 1989) and intensified exponentially throughout the 1990s.1 The close of the century saw a considerable growth and diversification of Muslim mobilisation in Europe. This was the consequence of the gradual settlement of Muslims in Europe, as longterm residents first and as citizens later. Increasing political awareness was provoked inter alia by the first Gulf War against Saddam Hussein,2 and communication and mobilisation were also facilitated by the spread of the Internet. A number of Muslim associations providing counselling and social services (and primarily concerned with health, housing, English language and vocational training) also appeared in the same period, together with Muslim professional networks, advocacy groups, and Muslim print and broadcast media. Muslims became more and more vocal in their claims concerning religious practices and freedom in the public domain, religious education, discrimination and Islamophobia.3 As this « civil society Islam » spread, the « Islam of the states » gradually lost influence over the Muslim population of Europe. For those working in the field, the expression « Islam of the states » refers to attempts on the part of the governments and embassies of Muslim countries such as Saudi Arabia, Algeria, Morocco and Turkey to organise religious and cultural activities, language courses and to sponsor the creation of Islamic institutions, for Muslims living in Europe, « in line » with the official version of Islam that these states support. Before the presence of an increasingly strong, and yet multiform, unstructured and a-cephalous Islam in the public sphere, European states are now faced with two choices. Either they have to rethink the way they relate (through their legal and administrative procedures and institutions) to this growing minority religion, or they have to demand the establishment of Muslim institutions. There is an expectation that such institutions should be created in order to meet a combination of criteria such as: a) the traditional church-state relations model within the secular framework of the separation between public and private sphere; b) a somewhat abstract notion of « integration » which de facto differs in the multicultural, assimilationist or mixed practices adopted by the various European states; c) 1 Cf. J. Nielsen, Muslims in Western Europe, op. cit.; D. Hussain, « The Holy Grail of Muslims in Western Europe » , in J. Esposito and F. Burgat (eds.) Modernizing Islam: religion in the public sphere in Europe and the Middle East. London, Hurst, 2003, p. 215-250. 2 J. Piscatori (ed.) Islamic fundamentalisms and the Gulf crisis, Chicago, American Academy of Arts and Sciences, 1991. P. Werbner, « Islamic Radicalism and the Gulf War «, in Lewis and Schnapper, Muslims in Europe, p. 98-115. 3 In the UK, the Runnymede Trust set up a commission to tackle the then emerging phenomenon of Islamophobia in the late 1990s. Their report, published in 1999, became a milestone for the discussion and framing of the problem of Islamophobia across the whole of Europe. A good study of Muslim claims in Europe has been conducted by Ruud Koopmans and Paul Statham and their colleagues. See : P. Statham, R. Koopmans, M. Giugni and F. Passy, « Resilient or Adaptable Islam ? Multiculturalism, Religion and Migrants’ Claimsmaking for Group Demands in Britain, the Netherlands and France » , Ethnicities, 5/4, 2005, p. 427-459. 180 they should be representative. Muslim communities, for their part, are implicitly expected to adapt to and to adopt the existing pattern of relations between the state and ethnic and religious communities in order to engage with the social and political context where they live. As a consequence, new forms of institutionalisation of Islam (other than mosques and Islamic schools) have begun to appear in Europe, often through the direct intervention of European governments. The following pages illustrate the emergence of a particular instance, « national Muslim councils ».1 These bodies are created with the expectation that they can represent the Muslim community and act as official spokespersons and bridges between the grassroots level and the state. This process inaugurates a « domestication » or « normalisation » of a European version of Islam shaped around the idea that a « moderate » (and artificial) form of Islam should be supported in order to do justice to Muslim minorities but also to stem radicalisation. V. Attempts to institutionalise Islam: the national level In the last decade of the 20th century and, more insistently, at the turn of the 21st century, several European governments made a conscious decision to formalise their relationship with the Muslim communities residing in their countries and to promote the establishment of « moderate » Muslim institutions. This choice can be interpreted both as a deliberate internal security strategy to maintain law and order and counter terrorism (i.e. to « control » specific social, ethnic and religious groups), and, simultaneously, as a channel to facilitate communication between state institutions and Muslim individuals. In this way, the state seeks – or at least pretends to able – to better respond to their needs and to «protect» them from abuse and discrimination. As a result one can identify a common pattern of institutionalisation of Islam within the borders of the EU. This appears to be mainly a top-down, a state-driven dynamic, although a mutual interest in formalising relations is clearly visible among many Muslim groups and individuals living in Europe too.2 Whereas the motivations for becoming involved in the institutionalisation of Islam are pretty similar across the various EU member 1 This theme is expanded upon in S. Silvestri, « The Situation of Muslim Immigrants in Europe in the Twentyfirst century : the creation of National Muslim Councils » , in H. Henke (ed.), Crossing Over: Comparing Recent Migration in Europe and the United States, Lanham, MD, Lexington, 2005, p. 101-129. 2 This common pattern is examined in S. Silvestri, « The Situation of Muslim Immigrants… » , S. Silvestri, « Institutionalising British and Italian Islam : Attitudes and Policies » , paper presented at conference Europe's Islam and Islam's Europe, Bogazici University, Istanbul, Turkey, December 2005. 181 states, in practical terms the strategies adopted by each country present some differences.1 Factors that determine these differences include: the variety of versions of Islam that exist across Europe, the socio-economic circumstances of the local Muslim population, cultural and historical features that characterise specific European countries and their approach to secularisation, national and EU provisions concerning immigration and citizenship, churchstate relations and attitudes towards foreigners and minorities in individual countries. Most European states have explicitly « invited » their Muslim populations to coordinate themselves in order to form consultative bodies. This appears to have been easier in a country like the United Kingdom. Despite the presence of an established church there, the state has never officially regulated relations with religious communities but has favoured ethnic and religious-based mobilisation within the sphere of civil society. In addition, in 2006 the Labour government created a unit for Communities and Local Government, which has a focus on religious communities. It is de facto a revamped version of the former units of the Home Office that were in charge of social cohesion and faith communities. The multi-pillar system that exists in the Netherlands to manage pluralism in society also presents characteristics that are similar to the British system and which are favourable for the spontaneous mobilisation and organisation of religious communities. In theory, one could argue that bottom-up Muslim institutions are more likely to emerge in Anglo-Saxon or Northern European societies that are organised along the multiculturalist model.2 Yet, Muslim institutions have appeared also in other contexts, such as in France, Belgium, and Spain, where the approach to pluralism is mixed. In France Muslims are free to choose, by election or appointment, their own representatives (e.g. Islamic Commission of Spain, established in 1992, and Conseil Français du Culte Musulman, created in 2003), though governments can retain the right to co-opt additional members. In Italy, the top-down approach is more evident: the state requests the creation of a representative body and participates in the selection of its members.3 1 These differences are addressed in detail, especially from a legal perspective, in S. Ferrari (ed.), L’Islam in Europa. Lo statuto giuridico delle comunità musulmane, Bologna, il Mulino, 1996, and in R. Aluffi and G. Zincone (eds.), The legal treatment of Islamic minorities in Europe, Leuven, Peeters, 2004. 2 The multiculturalism model allows the existence of a number of cultures and communities side by side within the respect of the basic laws of the country but does not necessarily entail (in fact it can prevent) communication between communities. Cf. W. Kymlicka, Multicultural citizenship: a liberal theory of minority rights, Oxford, Clarendon Press, 1995. An interesting analysis of the pros and cons of the multicultural, assimilationist (Frenchstyle) and insertion models of integration is offered in R. Bistolfi and F. Zabbal, Islams d’Europe. Intégration ou insertion communautaire? Paris, Éditions de l’Aube, 1995. 3 A detailed account of this dynamic in Italy is available in S. Silvestri, « Institutionalising British and Italian Islam… ». 182 In general, one striking feature of this process of institutionalisation, is that often individual states would select their «appropriate» Islamic interlocutor from the extremely variegated panorama of Islam according to an understanding of this faiths which is static and monolithic, based on pre-set criteria of « good » and « bad » (where «bad» equals an unspecified notion of «fundamentalism»), and according to ideas of « representativeness » and of « authority « that have little or nothing to do with Islamic doctrine and political theology. Although these attempts at institutionalising Islam in Europe could be welcomed as a step toward the inclusion of Islamic stances in the Western pluralistic and democratic systems, the process also hides some traps, which result in two principal concerns.1 One concern is that states in which Islam is either the state religion or the predominant cultural and religious tradition might interfere with the representation and mobilisation of Europe’s Muslims. Transnational Islamic organisations (of which the Organization of the Islamic Conference and the Muslim World League are prime examples), together with the public authorities of some Muslim countries of emigration (e.g., Morocco, Algeria, and Turkey), often seek to intervene in the establishment and appointment process of Muslim authorities in Europe (as in the case of the Exécutif des Musulmans de Belgique or with the Algerian appointment of the mufti of the Paris mosque). It is common knowledge that Turkey controls a number of mosques through the European branches of the Ministry for Social Affairs (the Diyanet) and that Saudi Arabia has financed the construction of major mosques (open to and used regularly for prayer by large numbers of Sunni Muslims of various traditions) in European capitals, such as Brussels, London, and Rome.2 A quick glance at the list of the officials and board of directors (often nationals, if not diplomats, of Muslim and Islamic countries) of these mosques and cultural centers and at the activities that they sponsor — conferences, Arabic language and Quran classes, free distribution of religious publications — provides an idea of how this subtle interference often works. The other principal concern is the spectre of extreme interpretations of political Islam that is haunting Europe and the entire West. This fear is reinforced by the recent history of both Iran and Algeria and by the discourse surrounding terrorist organisations (e.g. Al Qaeda) that have hijacked the language and symbols of Islam. These preoccupations also explain the recurring 1 This and the following two paragraphs draw heavily on S. Silvestri, « The Institutionalization of Islam in Europe » , Council for European Studies Newsletter, September 2005. 2 On the role of the Diyanet in determining a peculiar form of religion-state relations in Turkey see H. Yilmaz, « Religion, Sovereignty and Democracy : Observations on Islam and Christianity », paper presented at the 3nd ECPR General Conference, Budapest, 8-10 September 2005. 183 concern with establishing official relations with « moderate » Islamic groups, a request that inevitably leads to an idea of artificiality in the construction of Islamic institutions in Europe. So far, none of the attempts to institutionalise and nationalize Islam in the EU member states has led to a full representation of Muslim voices, regardless of the approach adopted, be it bottom-up, top-down, or mixed. One reason these attempts failed is because of the heterogeneity of the Muslim communities explained above; another is because of the interference of Muslim states, through their embassies, in the private lives of their own citizens who have decided to live and practise their faith in Europe. It should be clarified here that the foreign countries that seek to interfere in European politics over the institutionalisation of Islam in Europe are not all pursuing a common agenda.1 They often appear more interested in extending their control over their own citizens (as in the case of Morocco), rather than in supporting their citizens’ efforts to become responsible representatives of Islam within the European countries where they reside.2 In all their efforts to communicate with and to organise Islam, most European governments have been advocating a sort of « civil religion », according to which unsettling specific differences should be neutralised, whereas the values and the morals of religion should be used to reinforce collective consciousness and the sense of belonging to the nation (in this case: the EU member states and the EU).3 They have indicated specific patterns and benchmarks to follow and have encouraged dialogue with « moderate » Muslims. However, these appeals and these instructions risk to remainempty. Islam is not a monolithic religion and is subject to many equally legitimate interpretations, although each group is ready to deny the legitimacy and the representativeness of the other.4 Hence it is very difficult to distinguish « moderate » cooperative Islam from extreme interpretations that can attract people who feel alienated by society and who are likely to commit crimes. Further obstacles to the establishment of national Muslim authorities across Europe arise from the multiple allegiance of most Muslims. Researchers have pointed out before that the majority of Muslims in Europe are immigrants or descendants of immigrants who are still emotionally attached to their home 1 This fragmentation of the Islamic world is also the main problem experienced by the Organisation of the Islamic Conference. 2 These considerations are based on author’s conversations with Moroccan nationals and diplomats, in London and Rome, between 2003 and 2004. 3 Cf. J. P. Willaime, « La religion civile à la française et ses métamorphoses» , Social Compass, 40/4, 1993, p. 571-580; W. Schiffauer, « Islam as a Civil Religion : Political Culture and the Organisation of Diversity in Germany » , in T. Modood and P. Werbner (eds.), The Politics of Multiculturalism in the New Europe London and New York, Zed Books, 1997, p. 147-166. 4 On the issue of power and legitimacy, see F. Dassetto, L’islam in Europa, Turin, Edizioni della Fondazione Giovanni Agnelli, 1994, in particular the chapter entitled « Le fonti del potere » , p. 81-92. 184 country.1 In addition, they perceive themselves as members of a transnational, a universal movement, the ummah. European public opinion fears that these factors could diminish Muslims attachment to their countries of settlement, although, the young generation of Muslims across Europe has repeatedly affirmed – especially after the 9/11 and 7/7 bombings – that there is no contradiction in being Muslim and British or Muslim and European 2 Loyalty to the receiving country is of crucial importance to the European states which are opening their public space to Islam. It is the necessary « condition » for Muslims to be accepted and to participate in European society. Hence, whereas the Muslim countries of origin of these people can be supportive of an institutionalised Islam, they might oppose all attempts to create « national » or « European » versions of Islam that divert Muslims’ attention and loyalty from their home countries. An element that contributes to differentiating the British – and French – case from the Italian one is that most Muslims in the former two countries are currently citizens, whereas in Italy they are still treated as immigrants. This means that Muslims in France and in Britain can express their opinion and needs through the ballot box and parliamentary representation, which are considered the more straightforward way to influence politics. In addition, Muslim civil society organisations and pressure groups are exceptionally well developed and visible in the United Kingdom. Nevertheless, experts and Muslim public opinion in the UK believe that « Muslims should make a greater effort to become involved in politics » and in decision making and that persisting discrimination plunges them into a condition of « second-class citizens ».3 In Italy, on the contrary, the widespread situation of immigrants excludes the majority of Muslims from the right to vote as well as from the constitutional right to make an intesa (agreement) with the State and become a recognised faith. The study of the institutionalisation of Islam in Europe is quite interesting because this process happens across different fields and involves a number of different political actors. In order to gain a full picture one has to look, first, at the dynamics that are internal to the 1 S. Allievi, « Organizzazione e potere nel mondo musulmano : il caso della comunità di Milano » , in J. Waardenburg et al., I musulmani nella società europea, Turin, Edizioni della Fondazione Giovanni Agnelli, p. 157-175; Y.Y. Haddad, (ed.), Muslims in the West. From Sojourners to Citizens, Oxford, Oxford University Press, 2002. 2 Sources : interview with members of the Italian Young Muslims association GMI (Giovani Musulmani d’Italia), June 2003; discussion group with City University students, January 2007. See also S. Seddon, D. Hussain and N. Malik, British Muslims Loyalty and Belonging, Markfield, The Islamic Foundation, 2003); documents posted on website of Islamic Society of Britain (ISB, www.isb.org.uk); the Channel 4 TV programme Great British Islam by Sun reporter Anila Baig, broadcast on Sunday 30 October 2005. 3 M. Anwar and Q. Bakhsh, British Muslims and State Policies, Warwick, Centre for Research in Ethnic Relations and European Commission, 2003, p. 43, 73. 185 fractured ummah (the global community of the faithful, which in turn is composed of multiple Muslim communities and individuals) and the formation of and relationship between Muslim associations and lobbying groups. Second, their interaction with the domestic politics of the countries involved should be taken into consideration. Third, the institutionalisation of Islam in Europe can produce interesting transformations within European (secular) institutions. For instance, as Bistolfi and Zabbal1 noted over a decade ago, European states are caught in a contradictory position. On the one hand they seek to remain faithful to the Western principle of separation between religion and politics, but on the other hand they are increasingly becoming politically implicated with religion: not only by positive actions to guarantee equality of treatment of people with different beliefs, but also to steer and set up Muslim institutions that are sympathetic to the state. A similar phenomenon is also happening on a different plane, which is addressed in the following section. VI. The European level Attempts to institutionalise, to normalise, and to domesticate Islam have also happened at the European level, in some cases at the heart of the European capital Brussels and even within the EU institutions themselves. The typology of the actors involved and the dynamics that have been observed for the national context are replicated at the EU level: there are transnational European Muslim organisations (such as the Federation of Islamic Organisations in Europe, FIOE, or the Forum of European Muslim Youth Student Organisations, FEMYSO) that are lobbying « from below » for fuller participation in the EU decision-making process;2 there is the « official » presence of organisations sponsored by Islamic states, such as individual embassies or the Organisation of the Islamic Conference (OIC), which has increasingly asserted its role in international politics (as in early 2006, in the case of the Danish cartoons depicting the Prophet Mohammad); and finally there is the EU, in theory neutral and powerless when it comes to religious matters, but in practice involved in the process and de facto influencing the formation of Muslim organisations at the European level. If we consider Islam in its strict essence of religious values and practices – and not as a political or social force – then it can be treated at EU level in the same way as other religions. Jansen and Schlesinger and Foret have described how the EU, despite the lack of a 1 R. Bistolfi and F. Zabbal, Islams d’Europe…. The history, structure and priorities of these organisations are discussed in S. Silvestri, The Political Mobilisation of Muslims in Europe and the EU Response, PhD thesis, Cambridge University, 2006. 2 186 legal basis, gradually developed, throughout the 1990s and at the turn of the century, « informal but regular links » with religious communities.1 Key documents and events to mark this process have been the Amsterdam declaration of 1997, the Charter of Fundamental Rights of 2000 (later incorporated, as part II, into the text of the European Constitutional Treaty), the White Paper on Governance of 2001, the Convention Consultations with civil society, and Article I-52 of the European Constitutional Treaty that was prepared in 20042. In putting forward an official view of the EU concerning religion, these initiatives reaffirm that competence over religious issues remains under the remit of the member states, not of the EU. Yet, they also state the EU’s determination to take religion seriously: religious beliefs are recognised to constitute an important component of European civil society; their contribution to EU policy-making is deemed necessary; hence the suggestion that the EU should engage in regular and transparent consultations with religious communities that are active at the civil society level. This principle is articulated in article I-52 of the EU Constitutional Treaty and is also the driving factor behind the Board of Policy Advisers (BEPA) unit dealing with faith communities. This consultative mechanism could be identified as an embryonic « EU policy towards religion ». In the last decade of the 20th century and first of the 21st, the EU increasingly engaged with faith issues. The preoccupation with religion and with the integration of Muslims in Europe was a central one for European Commission President Delors and the « Soul for Europe » initiative and the Forward Studies Unit (FSU) that he created inside the European Commission.3 Another former Commission president with a similar Christian-democratic background and also interested in the relation of the EU with faith issues was Romano Prodi. He « set up a permanent department responsible for dialogue with churches and religious groups », highlighting that it would be devoted to preparing « institutional dialogue with these bodies », i.e. churches and religious groups.4 Prodi’s programmatic statement outlined the « past », « present », and « future » initiatives of the EU to promote « Dialogue between 1 T. Jansen, « Europe and Religions : the Dialogue between the European Commission and Churches or Religious Communities » , Social Compass, 47/1, 2000, p. 103-112; P. Schlesinger and F. Foret, « Political Roof and Sacred Canopy ? Religion and the EU Constitution » , European Journal of Social Theory, 9, 2006. See also Foret and Schlesinger in this volume. 2 « Treaty on European Union» (consolidated text), Official Journal, C 325, 24 December 2002; European Commission, European Governance. A White Paper, COM (2001) 428 final, Brussels, 25 July 2001; « Treaty establishing a Constitution for Europe », Official Journal, C 310 : 24, 16 December 2004. 3 Schlesinger and Foret (« Political Roof and Sacred Canopy ? », op. cit.) have highlighted the predominance in those years, and especially with the figure of Delors, of a Christian Democratic thinking across the EU which clearly shaped the institutions approach to religious affairs. 4 R. Prodi, The EU, dialogue with religions and peace, Speech notes for Prof. Romano Prodi President of the European Commission, « Dialogue : ‘Build Europe, build peace’. Conference on Christianity and Democracy in the Future of Europe » , Camaldoli (Italy), 14 July 2002. 187 cultures and religions ». It also confirms the suggestion made above that the EU is gradually institutionalising its relations with religions and philosophical convictions across Europe. The increasing interest of EU officials and institutions in the integration of Muslims in Europe can be easily documented by looking at the number of conferences and expert groups meetings focused on Islam, intercultural dialogue and EU relations with faith communities.1 The FSU and subsequent initiatives such as the Group of Policy Advisers (GOPA), later transformed into the BEPA, also remained concerned with Islam. The European Parliament, for its part, became quite responsive to the issue of Islam in Europe starting in the 1990s. This interest emerged in connection with discussions about Turkey’s entry into the EU and increasingly after the terrorist attacks of 9/11. The Green parties in particular actively organised expert groups and conferences to discuss the implications of Islam for Europe. Some of these initiatives were in collaboration with the trans-European Muslim association FEMYSO (Forum of European Muslim Youth Student Organisations).2 We can identify two major levels on which the EU’s concern with Islam has gradually become evident, from the 1990s onwards: the domestic (or internal) and the external one. At the internal level, the EU has affected the lives of the Muslims of Europe both directly and indirectly, for instance through policies on immigration, social cohesion, culture, antidiscrimination, and anti-terrorism. At the external level, the EU has had many occasions to interact with Muslim societies or « Islamic » states3 on a number of economic, political – and more recently cultural – matters. This has happened, for instance, when regulating the movement of goods and people across the Mediterranean; when establishing association agreements with Middle Eastern and North African (MENA) countries; when supporting the 1 Cf. S. Silvestri, The political Mobilisation…, chapter 5; S. Silvestri, « EU relations with Islam in the context of the EMP’s cultural dialogue » , Mediterranean Politics, 10/3, p. 385-405; Forward Studies Unit, European Commission, The Mediterranean Society. A Challenge for Islam, Judaism and Christianity. Luxembourg, Office for Official Publications of the European Communities, 1998; W. Burton and M. Weninger (eds), Legal Aspects of the relations between the European Union of the future and the communities of faith and conviction. The role of these communities and co-operation for a common European future. Symposium Report, Group of Policy Advisers (GOPA) Working Paper, Brussels, European Commission, 2002; M. Luyckx, « The EU and Islam : The Role of Religion in the Emerging European Polity » , Cambridge Review of International Affairs (CRIA), 12/2, 2000, p. 267-282. J. Fogelstroem and M. A. Köhler, « EU-Mediterranean Relations and Links to the Presence of Muslim Communities in Europe » , Cambridge Review of International Affairs (CRIA), 12/2, 2000, p. 236-237. 2 An analysis of the European Parliament activities in this field are offered in S. Silvestri, The Mobilisation…, chapters 5 and 6. 3 By « Muslim » countries/societies I mean those states/regions where Islam is either the official religion or where it is culturally and socially the predominant identity marker. There is a tendency to differentiate « Muslim » from « Islamic » states by considering « Islamic» those polities where Islam is the religion stated in the constitution and laws have a source in Islam. 188 peace process between Palestine and Israel; when fighting transnational terrorism (especially the Islamist-rooted type); and when engaging in economic deals or political talks with the Organisation of the Petroleum Exporting Countries (OPEC) or with the Organisation of the Islamic Conference (OIC). The Euro-Mediterranean Partnership, a programme of regional cooperation and peace and stability promotion set up in 1995 between the then 15 EU member states and 12 North African and Middle Eastern countries lying on the Southern shore of the Mediterranean, is quite important in our analysis of EU relations with Islam because it is clearly aimed at improving relations between Europe and the « Muslim world ». The Euro-Mediterranean Partnership, also called Barcelona Process, is structured around three « pillars» to promote exchanges in the economic, political, and socio-cultural sector; the objectives of the latter include encouraging dialogue between religions and civil society.1 What emerges from this overview of EU initiatives and policies is an intermittent and fragmented, but constant, focus on Islam. This does not point to any holistic EU approach to Islam and Muslims within or outside the borders of the EU. Yet, if one combines together all these deliberate and unintentional practices, it might be possible to trace a broad overarching EU design, an embryonic model of multi-level EU relations with Islam. This pattern could tentatively, and only very cautiously, be called « policy towards Islam». In fact, the term « policy » implies a carefully planned project, with a specific objective and procedures to achieve it, whilst the initiatives towards Islam mentioned above seem to lack coherence and, occasionally, also intentionality or reflexivity. In general, the EU appears to have developed separate pragmatic responses to each situation that happens to involve Muslims. The concern with the integration of Islam in Europe was reinforced in the aftermath of the terrorist attacks of 9/11 and of the Madrid and London bombings of respectively 2004 and 2005. Five days after the first London bombings, in July 2005, European Commission President Barroso convened a meeting with representatives of the Christian, Jewish, and Muslim faiths to confirm « the need for Europe to unite in the cause of peace, to combat terrorism and to eliminate its causes ».2 It is extremely interesting to note that this meeting was for the first time publicised by the European Commission as « part of the ongoing dialogue between the European Commission, religions and churches », as « one of a series of regular talks between the President of the European Commission and a variety of partners 1 Cf. Euro-Mediterranean Conference, Barcelona Declaration, Barcelona, 27-28 November 1995; S. Silvestri, « EU relations with Islam… » . 2 European Commission, Press Release. José Manuel Barroso meets European religious leaders, IP/05/904, 12 July 2005, p. 1. 189 from religious, spiritual and humanist circles ».1 This official statement of the Commission mentions for the first time, in a rather explicit way, the connection between Article I-52 of the EU Constitution, the role of the BEPA in the European Commission, and the historical precedents of the FSU and the Soul for Europe project initiated by Delors: The aim of this ongoing dialogue between the European Commission and religions, churches and non-confessional organisations, which began during the Presidency of Jacques Delors, is to intensify the process of European integration. Discussions are traditionally organised, through conferences, seminars, meetings and other events as well as debriefings, four times a year following European Councils and under the aegis of the BEPA (Bureau of European Policy Advisers).2 This short Commission press release also clarifies a key point absent from article I-52 of the EU Constitution, as it supplies some practical details concerning the operationalisation of the so-called « transparent and regular dialogue ». It explains the typology of the meetings devoted to dialogue with religions (seminars, conferences, debriefings); sets their frequency (four times a year, coinciding more or less with the European Councils – which supposedly will also address the subject matter); and explains which organ of the EU (the BEPA) should be responsible for coordinating relations with organised religions. The attention to religious affairs and to intercultural dialogue within the EU began both as a rather personal concern of few officials (e.g. Delors, Prodi) and as an instrument attached to specific policy areas (e.g. Euro-Mediterranean relations). It subsequently evolved into an established practice of the EU, into a component of what I have defined as a sort of informal « policy towards religions » and which has gradually become formalised. This dialogic pattern involving networks of experts and high-level groups with the aim to share experience and to encourage the spread of best practice seems to illustrate an example of what Commission documents would describe as good European Governance.3 Yet, as Magnette has pointed out, this form of citizens participation is « limited » in that it is restricted to mechanisms of « consultation » or « non-decision », it can be initiated by the EU institutions only and is « mainly directed towards sectoral [and organised] actors ».4 Moreover, whereas 1 Ibid. Ibid. p. 2. 3 According to the European Commission White Paper on reforming EU Governance, good governance consists of opening up the policy-making process, promoting accountability and responsibility and getting more people and organisations involved in shaping and delivering EU policy. See European Commission, European Governance: a White Paper, COM(2001) 428 final, 25 July 2001. 4 P. Magnette, « European Governance and Civic Participation : Beyond Elitist Citizenship ? » , Political Studies, 51/1, 2003, p. 150. 2 190 the EU tends to present these forms of consultation as a way forward to improve democratic accountability and access to policy-making, in fact they do not really facilitate the engagement of ordinary citizens as they require participation through institutional channels, e.g. through NGOs or lobbying groups.1 The mechanism of regular dialogue also matches a recent form of EU policy-making whose objective is « policy coordination » – not the establishment of « single common framework » – and that, according to Helen Wallace, could well become a « typical mode of future EU policy-making ».2 Furthermore, a dialogic and conciliatory EU attitude towards pluralism and religious diversity contributes to denoting the political and ethical stance of the EU and to engendering the legacy of shared values and practices that are needed to rectify the EU « democratic deficit» and to construct a « European demos ».3 There are reasons to maintain that, in the second half of the 1990s, the European Commission became a major promoter of the institutionalisation and normalisation of EU relations with Islam. In 1996, it supported (through the FSU) the establishment of a representative body of « moderate» Muslims at the European level, the Muslim Council of Cooperation in Europe (MCCE). The MCCE is indeed a « central Muslim organisation at the European level » and represents an « opportunity » for Muslim organisations and individuals to express their identity and needs and to organise European-wide activities as a transnational ummah.4 However important and special this initiative is, it presents some major faults. These become evident if one looks at the formation of this body, its composition and its political significance. First, spontaneity seems to be an insignificant element in the MCCE. Second, although officially formed in Strasbourg (in 1996) and later registered in Belgium (in 2003), this body does not appear to have much of a life beyond a leaflet that I was able to see in the spring of 2003, and an old website of the European Commission’s Group of Policy Advisers (GOPA, lately replaced by the Bureau of European Policy Advisers, BEPA), where it is listed as member of the Soul for Europe association. Furthermore, according to the information 1 Ibid. H. Wallace, « The Institutional Setting » , Policy-making in the European Union (4th ed), Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 32-33. 3 Cf. A. Warleigh, Democracy in the European Union: Theory, Practice and Reform. London, Sage, 2003; A. Wiener,‘European’ Citizenship Practice - Building Institutions of a Non-State, Boulder, Col. : Westview Press, 1998. European demos, or EU citizenship, should not be associated with the equivalent of a nation, because, as Warleigh explains, it is defined in civic and political terms rather than in ethno-cultural terms. 4 Cf. O. Roy, Globalised Islam, London, Hurst, 2004, p. 102-103. 2 191 posted on the Soul for Europe website, the MCCE’s chair is Dr Abdellah Boussouf,1 whereas this name does not feature in the leaflet of 2003. A Belgian and a Spanish person appear instead to occupy respectively the positions of President and Vice-President. The MCCE gives the impression of being a network of mosques and Muslim associations linked together by a very thin thread consisting of shared attitudes and possibly personal friendship between individual clerics and intellectuals rather than a common programme. Conducting research on this organisation was rather difficult since the documentation is virtually non-existent. I had to rely on interviews and private conversations with EU officials2 who have worked at the Soul for Europe initiative and with a Belgian Muslim intellectual of Moroccan origin who has acted as delegate of Mr Boussouf in various EU meetings.3 My observant participation in some of the GOPA meetings with religious groups – including one on religions and social cohesion in September 2002 – was also extremely helpful in order to understand the EU/ European Commission agenda as well as the mechanisms, the purpose, and the limitations of the MCCE. What emerges from my empirical inquiry is that this Muslim Council is a « product» of the European Commission, of the FSU, and of the Soul for Europe. It fits in the « structured dialogue» framework of semi-official EU relations with religions, which I described above. Apparently, the MCCE was jointly created by the EU and by some good-willing Muslim intellectuals and also some clerics living in Europe with the objective of establishing an institutionalised Islamic interlocutor, equipped with determinate characteristics that would make it « appropriate » for official interaction with the EU institutions. There is a striking parallel here with the issue discussed above; that is, of how governments encourage « moderate » national versions of Islam by promoting the establishment of national Muslim institutions often called « councils ». Also, as it has already been noted, the ambition to support « moderate» Islam is somewhat empty as this term is essentially an artificial and contested one, meaning different things to different people.4 This indicates that that very same process of « domesticating » and « normalising » the Islamic presence is also happening at the supranational level within the EU. 1 This name is spelt differently : in Roy’s Globalised Islam (p. 102) it appears as Boussouf, with « o », whilst on the European Commission’s website provided below it features with an « a » : Boussauf. Here we adopt Roy’s version. 2 Principally Mr Michael Weninger (several meetings, between the Autumn 2001 and October 2002) Mr Jérome Vignon (interview 27 April 2005). 3 Source : interviews carried out in Brussels, on 15 October 2002 and 19 March 2003; various email exchanges during 2003 and 2004. 4 The contradictions of « moderate » Islam are discussed in S. Silvestri, « Institutionalising British and Italian Islam », op. cit. 192 Despite the impression of artificiality and inaction that surrounds the MCCE, the significance of this council should not be dismissed altogether though. Earlier in the chapter we saw how the EU has sought to formalise relations with religions by experimenting with possible paths. As the result of these efforts, the MCCE shows the shortfalls of the whole enterprise: the inappropriateness of a system – imposed from above – of relations between a loose faith and supranational European institutions; the difficulties that are – and will always be – inherent in the religion of Islam (from sectarian divisions to disagreements over juridical and theological issues concerning the status and the behaviour of Muslims in non Muslim countries); the political immaturity and organisational unpreparedness of ordinary Muslims living in Europe for such an attempt to institutionalise Islam at the European level. This is not to say that Europe-born Muslim individuals, especially those whose families have lived in the UK or in France for several generations, are not sufficiently politically aware, or able, to be politically active. The problem resides in the heterogeneity of the Muslim peoples living in Europe as a whole and in the consequent difficulties of communication between them, to prioritise issues of common concern and, subsequently, to mobilise across Europe. This diversity appears in their attitudes, in their diverse cultural, ethnic, and linguistic backgrounds, as well as in the different legal, social, and political conditions that apply to them in the European countries where they reside. VII. Conclusions This chapter has provided a comparative analysis of the dynamics that underpin the creation of Muslim institutions in the member states of the EU as well as at the supranational level. Despite the different historical, economic, political and social conditions that characterise European states and their Muslim populations, a similar pattern can be identified across the board. At some stage, over the past fifteen years, European governments, Muslim communities, and Muslim leaders have found a point of contact – though not necessarily a common interest – and have entered enter into negotiations to establish consultative bodies to represent the Muslim population of the country before the secular establishment. Several European governments have pushed, to various degrees, for a « domestication » of Islam, that is, for the creation of government-friendly Islamic representatives that would act as official interlocutors of the national governments on matters of concern to their Muslim population. These attempts tend to go side by side with rhetorical appeals to « moderate» Muslims to 193 come up and disseminate notions of « moderate Islam » and can be put together with various initiatives aimed at fending off the spectre of religious extremism and violence. At the European level there are a number of EU policies and initiatives that affect Muslims in various degrees. In addition, the EU has set up some mechanisms to facilitate communication with religious groups. What this chapter has sought to highlight is that these devices for interaction with religious groups have in fact opened up a special space for the institutionalisation, normalisation and domestication of Islam, very much in line with similar attempts that have occurred over the same period of time at the national level. Not only individual European governments, but the institutions of the EU too, have become concerned with the plight of Muslim individuals and communities within and outside the EU borders and have recognised the need to be able to related to them in a formal way. The need for Muslim institutions has a double explanation. On the one hand, there is an ambition to provide avenues for Muslims to have a say in society and to channel their concerns (for instance from the request of special provisions to facilitate their religious practices, to the demand for protection from Islamophobia and discrimination) to the policymaking level. On the other hand, the emergence of « Islamist terrorism » and the fear of radicalisation of Muslim youth have pushed governments and Muslim organisations to actively promote an alternative, positive image of Islam which is reconciled with and integrated in European society. This concern has been translated across Europe into the establishment of « moderate » Muslim institutions as well as in the promotion of awareness of Islam and the dissemination of particularly enlightened interpretations of this faith (focusing on the compatibility of Islam with European democracy, the importance of citizenship, identity, etc.), for instance through talks by leading Muslim intellectuals such as Tariq Ramadan, or the series of seminars «The Radical Middle Way » sponsored by the British government in the UK. But the creation of Muslim institutions in Europe is not an easy process. This religious tradition is by its very nature non-organised and is often attacked for not being fit to operate within a democratic system that separates the private from the public sphere. These structural and philosophical problems are inherent in Islam, together with the absence of Muslim institutions that could be compared to the Christian Churches. They could be regarded as major obstacles for those that wish to establish official relations with the Muslim communities spread throughout the world. Therefore, a considerable problem for the institutionalisation of Islam in Europe (be it at the national or at the supranational level) is the legitimacy of the 194 individuals who become involved as supposed « Muslim leaders » or « Muslim representatives ». Institutionalising Islam at the EU level seems even more complicated because in addition to the problems connected to authority, leadership, and representativeness of the Muslim communities of Europe, officially the EU has no competence over relations with religions (including those that are historically considered to be more rooted in Europe than Islam). Yet, the EU is committed to ensuring that everybody is free to practice his/her faith, does not tolerate any form of discrimination, and promotes the conviction that the diversity of cultures (hence also ethnicities, religions, and nationalities) in Europe constitutes an enormous resource and pride. 195 Politisation autour de l’islam et légitimation des ordres politiques nationaux en Europe Une comparaison France – Danemark – Allemagne Françoise Lorcerie (IREMAM-MMSH) Katrine Romhild-Benkaaba (Institut des sciences politiques de l’Université de Copenhague) Nikola Tietze (Hamburger Institut für Socialforschung) Introduction Le droit pour les musulmans établis en Europe d’exercer une religion – leur religion – semble devenu un enjeu central des conflits idéologico-politiques en cours dans divers pays1. L’islam y est saisi/construit, par des secteurs importants de la population « installée », comme le signe d’une différence profonde, irréductible, considéré dans certains cas comme dangereuse pour « nos » institutions. « Non, il est encore temps de mesurer les conséquences d’une reconnaissance du droit de cité pour l’islam, religion conquérante s’il en est », écrivait Alain Griotteray il y a vingt ans, dans un livre qui a marqué le commencement du débat public autour de l’islam en France2. Face à ce cadrage de type culturaliste ou ethnique, s’affirme sur un mode mineur le plus souvent un cadrage contractualiste égalitaire, se prévalant du droit3. Le poids respectif de l’un ou l’autre cadrage varie selon les scènes politiques nationales. Simultanément, tandis que les musulmans sont souvent (re)marqués à leur corps défendant dans l’espace public, l’islam est adopté par une partie d’entre eux comme ressource identitaire. Notre étude prend pour thème le débat public sur l’islam : les processus de politisation de l’islam qui se sont fait jour dernièrement, et ce dans trois espaces nationaux – l’Allemagne, la France et le Danemark4. Partout, pour des raisons que nous tenterons de dégager, le point saillant est que l’islam est convoqué dans l’arène publique d’une façon qui sollicite un 1 Cf. les rapports de l’ECRI (European commission against racism and intolerance) pour les divers pays du Conseil de l’Europe, et les études recueillies par W.A.R. Shadid et P.S. van Koningsveld dans Religious Freedom and the Neutrality of the State : The Position of Islam in the European Union, Leuven, Peeters, 2002. 2 Al. Griotteray, Les Immigrés, le choc. Paris, Plon, 1984, p. 127. Pour une théorisation surplombante de la définition de l’outgroup par la religion en Europe, tandis qu’il l’est par la langue aux Etats-Unis, lire A. Zolberg & L. L. Woon, « Why Islam is like Spanish : Cultural incorporation in Europe and the United States », Politics and Society, 27-1, March 1999, p. 5-38. 3 Sur cette opposition, voir Chr. Joppke, « Why liberal states accept unwanted immigration », World Politics, 502, 1998, p. 266-293. 4 Voir aussi, pour une approche plus globale, St. Allievi, « How the immigrant has become Muslim. Public debates on Islam in Europe », Revue européenne des migrations internationales, 21-2, 2005, p. 135-163. 196 imaginaire de protection nationale, et que l’hostilité à l’islam amène une recomposition des identités nationales. L'actualité internationale, notamment le terrorisme islamiste, renforce les représentations des musulmans comme « l’Autre » par excellence. Cependant, l’ampleur et les modalités de la politisation de l’islam, de même que le poids relatif des deux logiques qui s’affrontent varient largement entre les trois pays. Nous proposons d’aborder ces ressemblances et ces variations à partir d’une analyse de chaque cas national, en mettant notamment à l’épreuve la notion de « panique morale » définie par Goode et Ben Yehuda (1994)1. Si cette notion, impliquant une inquiétude et une hostilité répandues, croissantes et disproportionnelles à la nature du comportement du groupe stigmatisé, ne s’applique pas dans la même mesure aux trois cas, elle a l’intérêt de cibler l'articulation des dispositions à la peur qui (pré)existent dans la population, avec l'activisme de groupes organisés qui vont s’appuyer sur ces dispositions pour déboucher politiquement. Or la question de la légitimation des ordres nationaux est précisément là : il s’agit fondamentalement de croyances, de dispositions à adhérer. La légitimation de l'ordre politique et social s’ancre dans l'émotion, dans le non-cognitif, dans les concerns, qui vont recevoir forme cognitive dans les activités de publicisation et de mise sur agenda des problèmes. L’analyse se base sur les principaux épisodes autour desquels, dans chaque pays, l’islam a été construit récemment comme problème public en mettant en relief la configuration des acteurs et la distribution des ressources politiques. L’hypothèse de l’importance des dispositions préexistantes nous amène également à prendre en compte l’architecture institutionnelle et discursive de chaque cas national. En effet, la manière de penser la communauté nationale, observable concrètement dans les critères de nationalité et d’accès à la participation politique pour les non-nationaux, varie entre les trois pays, de même que la place de la religion par rapport aux institutions publiques et le fonctionnement du système judiciaire. A partir de là, nous tenterons de monter en généralité à l'échelle de l'Europe occidentale sur la question de la peur de l'islam comme socle de légitimation des conservatismes nationalistes, et nous verrons qu’elle sert aussi d’ores et déjà de base implicite de définition de la famille européenne. 1 E. Goode et N. Ben Yehuda, « Moral Panics : Culture, Politics, and Social Construction », Annual Review of Sociology, 1994, vol. 20, p. 149-171. Nous remercions Fabienne Brion pour cette référence. 197 I. EN FRANCE… En France, où les grands flux d’immigration provenant des pays musulmans (principalement le Maghreb et la Turquie) remontent aux années 1960-19701, tandis que la grande majorité des jeunes détiennent la nationalité française2, l’actualité est marquée par la virulence inédite de la conflictualité autour de la place de l’islam et des musulmans dans la nation, dans un contexte de changements confus touchant à l’intégration, avec à la fois : - la reconnaissance officielle des discriminations ethno-raciales (octobre 1998) ; - et une montée du nationalisme, scandée par la victoire de la droite talonnée par l’extrême droite aux élections présidentielles d’avril-mai 2002, puis la victoire massive de la droite néogaulliste aux élections législatives (juin 2002), et la victoire massive du non au référendum sur la constitution européenne du 29 mai 2005 (un non majoritaire sur tout le spectre politique). A. La construction de l’islam comme problème public : tendance longue et acmé de 20032004 Le débat concernant l’islam a été lancé sur la scène centrale à l’automne 1989. Les années précédentes avaient vu l’échec du « mouvement beur », mouvement « laïque », animé par des jeunes issus de l’immigration algérienne principalement, avec une revendication de participation égalitaire et pluraliste. La réplique avait consisté à discréditer le principe de « différence » dans le débat public, au nom des « principes républicains » et de la tradition nationale. En 1989, le débat autour de l’intégration se déplace sur l’islam, à l’occasion d’un litige autour du port du foulard à l’école, présenté par le directeur de l’école concernée et par les médias comme une atteinte grave à la « laïcité française », signe d’hostilité aux Lumières et d’oppression des filles. L’argument est largement en continuité avec la thématique antidifférencialiste antérieure. Cependant, l’affaire voit l’introduction d’un nouveau protagoniste dans le débat sur l’intégration : le Conseil d’État, saisi pour avis par le ministre3. 1 On peut estimer les populations de culture musulmane à quelque 8 % de la population totale de la France (62 millions). Il s’agit d’une estimation : on ne dispose pas de statistiques officielles sur ce critère. 2 Le droit de la nationalité accorde automatiquement la nationalité française aux jeunes nés en France de parents étrangers, à leur majorité. Les enfants nés en France d’Algériens nés en Algérie avant 1962 sont français de naissance. L’acquisition de la nationalité française n’est pas subordonnée à l’abandon de la nationalité antérieure, ce qui génère une population importante de doubles nationaux. 3 Le Conseil d’État est l’instance doctrinale supérieure en matière de droit public. C’est aussi l’instance judiciaire supérieure de l’ordre administratif. Le système judiciaire français comporte deux ordres distincts : les tribunaux administratifs pour les litiges impliquant l’Etat, et les tribunaux civils pour les litiges entre personnes de droit privé. 198 Le Conseil d’État énonce à cette occasion une définition de la laïcité selon le droit, qui s’avère fort différente de l’idéologie de la laïcité à laquelle souscrivent une grande majorité de Français sur la base du récit national1. Dans l’éthos collectif majoritaire, la laïcité implique d’être discret sur son éventuelle appartenance religieuse, on ne parle pas de sa religion, on ne la montre pas. Le Conseil d’État fait valoir quant à lui une définition de la laïcité qui inclut dans la liberté de conscience des personnes le droit de manifester sa religion en privé et en public, collectivement et individuellement, – même pour les élèves scolarisés, dans les limites imposées par le respect des fonctionnements scolaires. Cette position libérale à l’égard des conduites religieuses, musulmanes ou autres, suscite la stupeur dans la classe politique. Le ministre (PS) ne peut faire autrement que de l’avaliser mais ni la gauche et encore moins la droite ne vont jamais l’assumer politiquement. Dans les années 1994-1996, la droite revenue au pouvoir préconise une nouvelle loi pour modifier le droit, puis elle y renonce et la controverse publique se calme à la longue. Une gestion pragmatique des litiges tend à se généraliser. La controverse s’est rallumée en avril 2003, dans le contexte critique évoqué ci-dessus, au moment où le ministère de l’Intérieur menait à bonne fin, dans un but gestionnaire, un processus de « normalisation » de la représentation du culte musulman commencé en 19992, en installant un Conseil français du culte musulman (CFCM), début avril 2003. Alors que la composition du bureau du CFCM avait été définie au ministère de l’Intérieur, l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), taxée d’accointance avec les Frères Musulmans, occupait une vice-présidence. La polémique se met alors à flamber dans les médias et dans la classe politique, autour du « problème de l’islam »3. Elle va régner pendant huit mois sur la sphère médiatique, alimentée notamment à l’automne par les auditions télévisées de la commission « sur l’application du principe de laïcité dans la République »4. Elle occasionne un véritable épanchement anti-musulman, on exhibe la menace « intégriste » sur fond de terrorisme international, l’archaïsme culturel, la discrimination de la femme. L’épisode est clos par la loi du 15 mars 2004, interdisant les signes et tenues manifestant l’appartenance religieuse à l’école. 1 Quelques dates : L’école est qualifiée de laïque par les lois scolaires de 1882-1886, signifiant que le personnel enseignant n’est pas religieux et que les programmes sont neutres à l’égard de la religion. Le concordat avec Rome est dénoncé par la loi du 9 décembre 1905, qui établit la séparation des Eglises et de l’Etat. Enfin, la République est qualifiée de laïque, démocratique et sociale dans la Constitution de 1946, et par celle de 1958, en vigueur aujourd’hui. 2 Après des essais infructueux remontant à 1990 3 Cf. Fr. Lorcerie (dir.), La Politisation du voile : L’affaire en France, en Europe et dans le monde arabe, Paris, L’Harmattan, 2005. 4 Commission Stasi, installée auprès de la présidence de la République. 199 Bien que la teneur libérale de la laïcité de droit commun n’ait pas changé, la politisation débridée autour de l’islam en 2003 et la prohibition scolaire de 2004 marquent une nouvelle étape dans les conflits français autour de l’intégration. Les positions se sont radicalisées de part et d’autre et les enjeux se situent désormais à l’échelle de la société nationale tout entière. Pendant les années 1990, le débat central relatif à l’islam était focalisé sur l’école. L’épisode de 2003-2004 a porté au premier plan les thèmes de la nation et de l’identité nationale. La laïcité a été redéfinie, par consensus de l’ensemble de la classe politique, comme pilier de l’identité française, réactivant la figure de l’antagonisme Eux musulmans vs Nous Français. Quelques mois après, c’est la question des discriminations ethniques qui parvenait dans l’arène centrale – soulevée par la vague d’émeutes qui a balayé les banlieues françaises du 29 octobre à la mi-novembre 2005. Elle y a retrouvé les thèmes nouveaux de la colonisation et des mémoires blessées. La traduction des discriminations ethniques ou religieuses dans la thématique post-coloniale amorce des alliances inédites entre catégories minoritaires ethnicisées et racisées. Elle déchaîne aussi, avec beaucoup d’écho, des passions adverses sur le mode de l’invective et de la surenchère. En 2006, un député UMP (parti majoritaire) a déposé une proposition de loi visant à étendre à l’ensemble de l’espace public l’interdiction du port du foulard islamique. B. Configuration actorielle 1. L’activisme hostile à l’islam La politisation de l’islam a été portée depuis les années 1980 par des intellectuels qui promouvaient une vision « nationaliste-républicaine » des institutions, selon leurs termes, en même temps qu’une hostilité à l’islam comme organisation collective. Des intellectuels aujourd’hui emblématiques de ce courant ont entamé leur carrière de notoriété au milieu des années 1980 en argumentant, qui un anti-antiracisme (P-A. Taguieff), qui un antidifférencialisme (A. Finkielkraut), au nom de l’universalisme républicain. Ce courant de pensée a trouvé des échos au sein du monde politique, à droite puis à gauche mais aussi dans l’appareil d’Etat, notamment au Conseil d’Etat, et dans l’ensemble des médias, à quelques rares exceptions près1. La lutte contre la version libérale de la laïcité énoncée par le Conseil d’État en formation solennelle les a associés, au cours des années 1990, en un réseau d’interconnaissance uni par l’idée que le droit national ne protégeait pas assez « la 1 La quasi-totalité des magazines (privés), mais aussi les radios et les télévisions publiques mettent en valeur les positions de ceux qui voient l’identité nationale menacée par « l’intégrisme » musulman. 200 République » contre l’islam. L’épisode de 2003-2004 a exhibé la structure composite de ce réseau. 2. Les défenseurs du droit de cité de l’islam Divers groupes ont tenté de s’opposer à l’incrimination du voile et de l’islam, en soutenant le droit en l’état. Ils n’ont pas été à même de composer une contre-coalition intégrée et finalement n’ont pas infléchi le processus public, malgré le poids de leurs organisations. Mais leur fermeté a contribué à réintroduire dans le débat la thématique sociale et philosophique. C’est d’abord le Conseil d’État en corps. Il maintient sa doctrine et l’argumente dans le dossier qu’il consacre à la construction historique de la norme laïque, sous le titre Un siècle de laïcité (2004). Les Eglises, de même, ont fait connaître leur désaccord et leur inquiétude, et pour finir elles ont lancé un appel commun où elles récusent la version de la laïcité qui prétend éliminer la religion des espaces publics : « La laïcité (...) n'a pas pour mission de constituer des espaces vidés du religieux, mais d'offrir un espace où tous, croyants et non-croyants, puissent débattre… »1. Les grandes organisations laïques, enfin, Ligue de l’enseignement, Ligue des droits de l’homme, FCPE2 se sont prononcées contre l’interdiction du voile à l’école, au nom de la liberté de conscience des élèves et du pluralisme de la société. Pour la Ligue de l’enseignement, la laïcité « doit conjuguer, avec la liberté de conscience et le pluralisme des cultures, la justice sociale »3. L’ambition de renouvellement philosophique est claire, elle vise un changement des esprits à long terme tant à propos de l’islam qu’à propos de la laïcité. Le débat sur l’islam a cristallisé des oppositions parfois violentes au sein des directions nationales de ces organisations. Mais finalement, l’épisode de 2003-2004 a eu pour effet de consolider plutôt la position libérale et pluraliste dans ces organisations. 1 Appel commun des Eglises chrétiennes (catholique, protestantes, orthodoxes) contre une loi sur le voile, cité d’après Le Monde, 9 décembre 2003. 2 La Ligue de l’enseignement, fondée en 1866, a accompagné le combat laïque depuis l’origine. C’est l’organisation de référence sur la question laïque. Elle a officiellement remplacé dans sa doctrine de la laïcité l’objectif de lutte contre l’emprise religieuse par un objectif de lutte contre l’exclusion et les discriminations ethno-religieuses à l’occasion de son congrès de 1989. La FCPE : Fédération des Conseils de Parents d’Élèves, est la principale fédération de parents d’élèves de l’école publique, membre du Comité national d’action laïque. 3 Ligue de l’enseignement, La laïcité, un bien commun, une démarche, une construction permanente, 4 nov. 2003, p. 36. 201 3. Les jeunes « musulmans », nouveaux acteurs sociaux. L’épisode semble avoir produit une onde de choc parmi les « jeunes issus de l’immigration ». Il a fait surgir le thème colonial et l’a converti en ressource politique. L’appel « Nous sommes les indigènes de la République » est diffusé en janvier 2005. Animé par des militants musulmans et non musulmans mobilisés contre l’ostracisme à l’encontre des filles voilées, il transforme le label colonial d’indigène, symbole d’assujettissement, en emblème d’une nouvelle dynamique sociale référée à l’histoire séculaire des luttes d’émancipation des peuples et groupes dominés. « La décolonisation de la République reste à l’ordre du jour ! » En décembre 2005 se forme le CRAN, Conseil représentatif des associations noires, qui entend dénoncer lui aussi la filiation coloniale de la société politique. Une « cause » s’est créée autour du droit à la mémoire des « Noirs » et des « indigènes » et de leur place dans l’histoire nationale, introduisant la perspective d’une reconflictualisation du débat sur l’identité nationale. C. Cadrages sémantiques 1. Culturalisation de la laïcité Le principal changement introduit par la politisation du port du voile est symbolique. L’épisode a réassuré le sentiment national en déplaçant le consensus laïque du côté de l’identité nationale à défendre. Au terme de l’épisode, le rapporteur de la commission Stasi (membre éminent du Conseil d’État), risque cette définition bien plus idéologique que juridique : « La laïcité est le produit d'une alchimie entre une histoire, une philosophie politique et une éthique personnelle. […Elle] touche à l'identité nationale, à la cohésion du corps social, à l'égalité entre l'homme et la femme, à l'éducation, etc. » (Rapport de la commission Stasi « sur l’application du principe de laïcité », § 2.3). Autrement dit, la laïcité est l’alpha et l’oméga de l’être-français. Une « panique » transforme la structure normative de la société, elle « redessine les frontières morales », posent Goode et Ben Yehuda1. Sous cet angle, le principal changement normatif induit par cette libération de la peur associée à l’islam pourrait être la redéfinition ouvertement nationaliste et culturaliste du cadre républicain. 2. Les hauts et les bas de l’incrimination de l’islam Si panique il y eut, les thèmes de la menace islamique, des extrémistes à l’œuvre dans le secret des quartiers urbains en ont été les aliments. La commission Stasi, dont les auditions 1 art. cit., p 169. 202 furent publiques et filmées, a fonctionné comme un rituel inquisitorial. La consultation des personnalités musulmanes, mise en place officiellement en 1999 sous l’égide du ministère de l’Intérieur, avait abouti à des déclarations solennelles sur leur « volonté de rejoindre et d’intégrer le cadre juridique qui organise et garantit en France, à la fois le libre exercice des cultes, et le caractère laïque des institutions »1. Tout le dispositif de la commission Stasi, ainsi que le rapport, et plus généralement le débat public ont fait comme si la procédure de reconnaissance des acteurs collectifs islamiques ayant abouti à la mise en place du CFCM était nulle et non avenue. Pourtant, en septembre 2004, les leaders du CFCM se sont mobilisés pour la libération des otages français en Irak avec la bénédiction du gouvernement. Apparemment, l’opinion publique avait oublié sa peur et revenait même sur sa suspicion. Et lors des émeutes des banlieues en novembre 2005, l’incrimination de l’islam (illustrée par les déclarations de Finkielkraut au Haaretz de Jérusalem) a été minime. Elle reste disponible, bien évidemment. Mais l’explosion incontrôlée des jeunes a un temps repositionné les acteurs islamiques dans les alliances locales en faveur de l’ordre. II. AU DANEMARK… Les questions relatives à l’islam occupent depuis quelques années une place centrale dans les débats politiques au Danemark2. L’affaire des caricatures, qui a pris des dimensions de crise internationale, émane de ce contexte particulier. Articulés autour d’une série d’épisodes médiatisés, les débats se cristallisent dans une supposée dichotomie entre l’islam et l’identité danoise. Cette articulation discursive est passée par un processus plus large d’ethnicisation des problèmes sociaux. 1 « Principes et fondements juridiques régissant les rapports entre les pouvoirs publics et le culte musulman en France », document signé le 28 janvier 2000. Cette signature a ouvert la voie pour créer le CFCM. 2 La présence d’une population musulmane au Danemark – estimée à environ 2,8% de la population – est récente. Elle peut être associée à l’arrivée à partir de la fin des années 1960 d’ouvriers de pays à majorité musulmane, notamment la Turquie, l’ex-Yougoslavie, le Pakistan et le Maroc. A partir des années 1980 sont arrivés des réfugiés de confession musulmane (irakiens, iraniens, somaliens,…). De plus, le nombre de personnes converties à l’islam est estimé à environ 5000. 203 A. La construction de l’islam comme problème public : les épisodes Le sentiment nationaliste a été réinvesti auprès d’un large public à partir du début des années 1990. Le rejet du traité de Maastricht a révélé l’écart entre les aspirations de l’élite politique et celles de la population. Le Parti du peuple danois (PPD), fondé en 1995, est rapidement devenu un acteur politique central avec un programme politique axé sur la protection de l’identité nationale menacée par l’immigration, les musulmans et l’Union Européenne. Relayée par plusieurs campagnes médiatiques, une inquiétude relative aux immigrés non-occidentaux est devenue le thème dominant des débats publics avec une forte utilisation des termes « nous » et « eux ».1 Lors des élections législatives de 2001, les partis qui présentaient les propositions les plus restrictives (conservateurs et droite libérale) ont obtenu la majorité avec le soutien parlementaire du PPD qui a atteint environ 12% des voix (environ 13% en 2005), et qui occupe depuis une position privilégiée sans faire partie du gouvernement. Cette période présente plusieurs éléments évoqués par Goode et Ben Yehuda dans leur définition de la panique morale – l’inquiétude collective, l’hostilité, la dichotomisation « eux/nous », la disproportion2. Dans un premier temps, l’image d’un certain comportement de l’« étranger » était prédominante (la criminalité, l’abus des allocations, etc.) et les références à l’islam étaient moins élaborées. C’est à la fin des années 1990 que la focalisation sur l’islam a commencé3. De plus en plus de propos politiques et journalistiques ont sousentendu une nature problématique inhérente à l’islam4. 1 Plusieurs indicateurs illustrent ce développement, par exemple l’augmentation quantitative d’articles concernant l’immigration et l’intégration ainsi que les sondages sur les principales préoccupations des électeurs documentés dans L. Togeby, Fra fremmedarbejdere til etniske minoriteter, Århus: Aarhus Universitetsforlag / Magtudredningen, 2003, p. 39 et 51. 2 Le pourcentage d’étrangers toutes nationalités confondues résidant au Danemark au 1er janvier 2004 était de 4,9%. Le pourcentage d’immigrés (naturalisés ou non) et leurs enfants était de 8,2% (source : ministère danois des Réfugiés, des immigrés et de l’intégration, www.inm.dk). Pour ce qui est de la criminalité, celle-ci a baissé de 20% au cours des vingt dernières années, voir Fl. Balvig, & Br. Kyvsgaard, Danskernes udsathed for kriminalitet 1986-2005, Københavns Universitet, Justitsministeriet, Det Kriminalpræventive Råd, Rigspolitichefen, 2006. 3 Depuis 2001 un grand nombre de livres de débat en danois sur l’islam est sorti. Une grande partie conclut à l’incompatibilité de l’islam avec les valeurs « occidentales » : R. Pittelkow, Efter 11. september. Vesten og Islam, København, Lindhardt og Ringhof, 2002 ; H. Brix, L. Hedegaard, & T. Hansen, I krigens hus, forlaget Hovedland, 2003 ;I. Warraq, Derfor er jeg ikke muslim (traduction), København, Lindhard og Ringhof, 2004. Certains autres tentent d’illustrer l’hétérogénéité de l’islam : M. Grøndahl & C. Fenger-Grøn, Muslim. Otte kvinder fortæller om forholdet til Gud og mennesker, København, Hans Reitzel, 2002 ; M. Sheikh, F. Alev, B. Baig, & N. Malik, Islam i bevægelse, København, Akademisk Forlag, 2003. 4 Par exemple, l’ancien ministre de l’intérieur, Thorkild Simonsen (social démocrate) a invité en 1999 les Danois à « cultiver la culture, le patrimoine de chansons et la religion danoise pour faire contrepoids aux nouveaux courants qui arrivent au pays entre autres en relation avec les immigrés musulmans » (Jyllands-Posten, 31.08.1999.) Son successeur, Karen Jespersen (social démocrate) déclare en septembre 2000 qu’elle ne souhaite pas mettre les « valeurs culturelles musulmanes » sur un pied d’égalité avec « les valeurs danoises » (Berlingske Tidende, 06.09.00.) 204 Les thèmes majeurs sont devenus l’incompatibilité des normes musulmanes ou de la charia avec celles de la démocratie, et dans de nombreux discours médiatiques et politiques l’islam a été associé au totalitarisme, à l’intolérance, au sexisme, au Moyen Age et au terrorisme. Plusieurs épisodes médiatiques ont contribué à figer ces schèmes d’association, notamment : • l’accusation (non démontrée) portée contre plusieurs jeunes candidats politiques du parti Radical (centre gauche) de tenir un double langage et d’avoir un agenda islamiste caché ; • des séries d’articles et d’émissions télévisées sur les mariages forcés, associés à l’islam ; • des débats sur le port du voile sur les lieux de travail. A plusieurs reprises les débats médiatiques ont été suivis par des propositions de loi censées contrer les pratiques identifiées comme menaçantes. Par exemple, contre les mariages forcés (déjà interdits), une interdiction du regroupement familial pour les époux âgés de moins de 24 ans a été instaurée1. Les attentats terroristes commis à New York en 2001, à Madrid en 2004 et à Londres en 2005 ont également marqué le débat, et le meurtre du réalisateur Théo Van Gogh aux Pays-Bas a fait l’objet de beaucoup d’attention. Quand Jyllands-Posten a publié les douze caricatures sous le titre « Le visage de Mohammed » le 30 septembre 2005, l’argument principal était une autocensure grandissante au Danemark et en Europe, empêchant les artistes de s’exprimer librement concernant l’islam. Le texte accompagnant les caricatures citait des exemples2 et soulignait que dans une démocratie « il faut être prêt à endurer le dédain, la dérision et la ridiculisation » (JyllandsPosten 30.09.05). Neuf organisations musulmanes ont exigé des excuses du journal et ont demandé – sans succès – de rencontrer le ministre de la culture. Elles ont finalement adressé une lettre le 5 octobre 2005 aux ambassadeurs des pays musulmans, dénonçant la nature désacralisante des caricatures, mais également « l’atmosphère où les médias ont toujours le dessus pour décrire l’islam et les musulmans de la manière la plus négative » (Politiken 1 La présence de l’association « mariage forcé » - « islam » dans les débats parlementaires est visible dans un propos comme celui de l’élu Jesper Langballe (PPD) : « Je pense, qu’il y a une multitude de mariages forcés dans ce pays, et je recommande à notre collègue membre du parlement de lire le livre très émouvant et touchant de M. Naser Khader, du parti radical, où il décrit son propre cas de mariage forcé et où il signale que le mariage forcé, c’est la règle pour toutes les familles musulmanes sur toute la planète ». 2 Parmi ceux-ci : un comique qui a déclaré ne pas oser se moquer du Coran à la télé, l’anonymat souhaité par l’illustrateur d’un livre pour enfants sur le Prophète écrit par Kaare Bluitgen, connu pour ses propos hostiles à l’islam, le retrait d’un tableau supposé vexant pour les musulmans d’une exposition en Suède, le fait qu’aucune pièce de théâtre n’attaque Oussama Ben Laden et le souhait exprimé par un imam au premier ministre d’exercer une influence pour que les médias montrent une image plus positive de l’islam. 205 26.02.05). Les onze ambassadeurs, à leur tour, ont demandé dans une lettre collective du 12.10.05 à rencontrer le premier ministre, Anders Fogh Rasmussen, déplorant une campagne diffamatoire dans les cercles publics et dans les médias danois et citant quatre exemples, dont les caricatures. Le premier ministre, tout en soulignant la nécessité du dialogue, refusa la rencontre en évoquant la liberté d’expression comme la base de la société danoise où « le gouvernement n’a aucune influence sur ce qu’écrit la presse » (Statsministeriet, , " 21.20.2005). Ceux qui se sentent offensés doivent porter plainte auprès des tribunaux. Suite au refus, plusieurs échanges diplomatiques ont prévenu le gouvernement danois du risque d’une escalade. En décembre, une délégation de musulmans danois se rend en Egypte et au Liban, présentant un dossier qui contient les caricatures, des extraits de presse, des copies des correspondances avec les autorités, d’autres caricatures publiés dans un autre journal danois et des exemples de courriels haineux reçus par des musulmans1. Le 8 décembre 2005, la Conférence des Organisations Islamiques place la condamnation des caricatures en début de la déclaration commune. Le boycott des produits danois commence au Cachemire. Durant le mois de décembre plusieurs mobilisations au Danemark (22 anciens ambassadeurs, des écrivains,…) critiquent l’attitude de JyllandsPosten et du gouvernement qui refusent toute distanciation par rapport aux caricatures. La Ligue Arabe et plusieurs gouvernements de pays musulmans expriment leur mécontentement et les menaces de boycott s’amplifient. En janvier, le procureur général rejette la plainte des organisations musulmanes contre Jyllands-Posten – décision confirmée au mois de mars par le procureur de l’Etat. A la fin du mois de janvier, l’affaire prend une ampleur internationale, un processus qui ne fera pas l’objet de ce texte. A la fois la rédaction de Jyllands-Posten et le premier ministre danois publient en février des semi-excuses, regrettant sans s’excuser. Ainsi, presque quatre mois se sont déroulés entre la publication et les réactions virulentes dans les pays à majorité musulmane. Sur la scène publique danoise, les caricatures et les réactions des musulmans ont été perçues – et gérées politiquement – dans la continuité du débat public régulièrement hostile à l’islam. Malgré les nombreuses occasions de régler autrement l’affaire, les autorités publiques danoises ont choisi de refuser toute rencontre avec les musulmans – citoyens et ambassadeurs. Cette gestion illustre la banalisation d’une attitude sceptique envers les demandes publiques musulmanes. 1 La photo d’un homme déguisé en cochon, pris d’un autre contexte (concours en France de cris du cochon) et que la délégation musulmane a été accusée d’avoir présenté comme faisant partie de caricatures publiés dans Jyllands-Posten était l’un des exemples de courriels envoyé à des musulmans avec un message haineux. 206 L’ampleur de l’affaire a un peu modifié ces prémisses. Une série de mobilisations, impliquant à la fois des personnalités publiques, des leaders de l’industrie et des associations civiles, ont appelé au dialogue et ont critiqué le « ton » du débat. B. Configuration des acteurs 1. Activisme anti-islam Dans la configuration politique actuelle, les acteurs les plus méfiants voire hostiles envers l’islam se trouvent en position privilégiée. Le PPD a trouvé une plate-forme depuis la fin des années 19901, et l’actuel gouvernement a repris de nombreuses propositions de ce parti, auquel il doit sa majorité parlementaire. La vision du PPD est très explicitement islamophobe2. Dans les deux partis du gouvernement, les propos sont moins virulents, mais souvent méprisants, parlant par exemple de « pratiques moyenâgeuses »3. Le plus grand parti d’opposition, les sociaux-démocrates, partage en grande partie la vision inquiète et stigmatisante de l’islam. Ainsi, de nombreux élus, à droite comme à gauche, dont plusieurs ministres, ont contribué à renforcer une image négative de l’islam. Plusieurs de ceux-ci ont fait partie d’un réseau formalisé « Giordano Bruno » où des écrivains, journalistes et politiciens ont coordonné leurs actions et communications pour diffuser la vision d’une colonisation musulmane stratégique. Plus encore que le parlement, les médias ont servi d’arène pour cette lutte. Les visions les plus inquiètes et sans nuances ont été citées sans recul critique par une grande partie des médias. Même si le champ journalistique est hétérogène et que certains journalistes et rédacteurs ont 1 Certains acteurs marginaux ont tenu depuis les années 1970 des propos xénophobes évoquant également les « mahométans », notamment le « Parti du progrès », fondé en 1973, et « L’association danoise » dont le président, M. Søren Krarup, est actuellement membre du parlement. Cependant, ces acteurs restaient marginaux. 2 « La où règne l’islam (…) c’est l’autojustice la plus élevée qui se termine logiquement par une haine omnivore et un besoin effrayant de détruire les autres hommes » (Søren Krarup 2.2.2005, Berlingske Tidende) ; « Nous avons dit qu’il faut combattre l’islam et bien sûr qu’il le faut – tout comme il faut combattre le nazisme et le communisme » (Jesper Langballe 13.06.2005, Ugebrev) ; « Ce n’est qu’en gardant le nombre de musulmans peu élevé et en tenant en échec cette vision culturelle ouvertement arriérée que nous pouvons assurer l’existence durable du Danemark comme société libre, démocratique et fonctionnant bien. » (Morten Messerschmidt, 07.06.2003, Vejle Amts Folkeblad) ; « Tous les pays occidentaux sont infiltrés par les musulmans – certains nous parlent bien en attendant d’être assez nombreux pour nous tuer » (Mogens Camre, 16.09.2001). Une députée du PPD, Louise Frevert, a été obligée de prendre un congé de quelques mois de ses fonctions publiques après avoir regretté sur son site web de pas avoir le droit d’éliminer physiquement les musulmans, mais une plainte déposée pour ces propos n’a pas abouti 3 Le ministre de la culture, M. Brian Mikkelsen (Parti conservateur), a proclamé lors du congrès de son parti qu’ « une culture moyenâgeuse musulmane [ne sera jamais] aussi valable ici que la culture danoise […]. Il y a encore beaucoup de combats à mener. L’un des plus importants concerne la confrontation que nous vivons quand des immigrés des pays musulmans refusent de reconnaître la culture danoise et les normes européennes. » (Information 29.09.05). 207 pris des approches différentes1, le cadrage médiatique des questions relatives à l’islam est resté majoritairement négatif pendant plusieurs années. Deux journaux – Ekstra Bladet et Jyllandsposten – n’ont pas simplement eu un rôle d’amplification, mais ont pris eux-même l’initiative de communications stigmatisant l’islam et les musulmans (les campagnes « référendum » pour ou contre l’immigration d’Ekstra Bladet en 1995 et 1997 et les caricatures de Jyllandsposten en 2005). 2. Les défenseurs des minorités L’accès à la publicisation et à la décision politique des acteurs les plus hostiles à l’islam a également été favorisé par la faible mobilisation autour d’un discours non essentialiste. Les plus grandes organisations2 qui se sont mobilisées en réaction à la politique restrictive et qui ont critiqué le traitement médiatique stéréotypé ont été affaiblies sur le plan budgétaire et institutionnel après le changement de gouvernement en 2001. La Commission de l’égalité ethnique a été fermée et la possibilité de porter plainte pour discrimination pour l’origine ou l’appartenance religieuse a ainsi été réduite3. Au sein du Parlement, les partis4 qui ont critiqué les mesures politiques et les prémisses du débat sont minoritaires. Certains intellectuels et écrivains se sont mobilisés contre le ton du débat et la politique menée. La mobilisation autour de la première tentative est restée limitée en nombre. Le deuxième appel, lié à l’affaire des caricatures, a été suivi par d’autres appels (deux cents pasteurs, un collectif de psychologues et un syndicat). Pendant la crise internationale autour des caricatures, de nombreuses initiatives citoyennes ont vu le jour sous la forme par exemple de la collecte de signatures sur Internet et des rencontres débats. 3. Les musulmans Il existe peu de collaboration et de coordination entre les différentes associations musulmanes, localement ancrées et souvent organisées selon des critères d’origine nationale ou ethnique. 1 Par exemple, le journal Politiken, qui a eu le deuxième plus grand tirage national en 2005, et qui tient depuis le changement de gouvernement en 2001 une ligne rédactionnelle très critique envers le gouvernement actuel en matière de politiques d’intégration et de discours sur les musulmans. 2 Mellemfolkeligt Samvirke (ONG d’aide humanitaire et de collaboration internationale), la Commission de l’égalité ethnique (1997-2002), le Centre de documentation et de conseil concernant la discrimination raciale (DRC), et le Centre danois des droits de l’homme qui devient en 2002 l’Institut des droits de l’homme. 3 La création d’une nouvelle commission pour l’égalité est prévue en 2007 ou 2008, mais en attendant, c’est le DRC et l’Institut des droits de l’homme qui remplissent cette fonction avec moins de moyens économiques et juridiques que la Commission pour l’égalité des sexes. 4 Socialiste, extrême gauche, parti radical, chrétiens-démocrates et les centristes démocrates, qui ne sont plus représentés. 208 Plusieurs organisations ont tenté sans succès d’initier une fédération. La réussite d’une initiative très récente de fédération reste à voir1. Mis à part cela, la collaboration a surtout eu lieu par rapport à des dossiers concrets (cimetière, construction de mosquée) et en réaction à des propos ou à des mesures politiques. Notamment, suite à l’affaire des caricatures, plusieurs organisations ont coordonné leurs actions. Une grande attention médiatique a été portée à la naissance d’une nouvelle organisation, Musulmans démocratiques, initiée par un membre du parlement, M. Naser Khader (parti radical). Celle-ci se présente comme une alternative aux « fondamentalistes », reprenant ainsi implicitement une séparation entre « bons » et « mauvais » musulmans. S’il n’y a pas formellement de représentants musulmans, un petit nombre de personnalités – des imams, des « consultants en intégration » et des élus de confession musulmane ou d’origine étrangère – ont obtenu un statut de « représentants » vis à vis des médias. Plusieurs d’entre eux ont contribué à l’image négative de l’islam, soit en mettant en avant leur propre « intégration » comme étant exceptionnelle, soit en répondant de manière ambiguë à des interrogations sur, par exemple, la lapidation et les attentats terroristes. C. Cadrage sémantique Le débat danois s’est articulé autour d’enjeux relativement abstraits comme « les valeurs » et « la culture ». Le cadrage existant dans d’autres pays européens, qui pose les questions relatives à l’islam en termes d’institutionnalisation, d’organisation ou de droits individuels a été quasi-absent des scènes publiques danoises. La « communauté imaginée » nationale danoise se base en grande partie sur l’idée d’une homogénéité culturelle2. La religion protestante a un statut privilégié, elle est considérée comme « église du peuple » et institutionnellement intégrée dans l’appareil étatique3. Ces deux caractéristiques expliquent l’hégémonie du cadrage culturaliste qui a formé les débats publics sur l’islam. Même si les principes du sécularisme sont régulièrement mis en avant, la place du religieux n’est pas l’enjeu principal des luttes symboliques. Les peurs collectives concernent la différence, 1 Il s’agit du ‘Conseil commun des Musulmans’, formé en septembre 2006. Voir U. Østergaard, « Stat, nation og national identitet », in Andersen, H. & Kaspersen L. B. (dir.): Klassisk og moderne samfundsteori, 2. udgave, København, Hans Reitzels Forlag, 2000, p. 497-516. 3 Il existe un ministère de l’Eglise, et l’Etat danois laisse le registre central des naissances à l’Eglise, qui a en retour certains privilèges. Pour ce qui concerne les autres communautés religieuses, celles-ci ont pu, entre 1849 et 1969, obtenir une reconnaissance officielle de l’Etat qui donnait droit au personnel religieux de marier, ainsi que le droit à la tenue d’un registre de naissances et enfin un accès à certains privilèges économiques. En 1969, les règles ont été modifiées et il n’est plus possible d’obtenir la « reconnaissance » de l’Etat, mais le ministère de l’Eglise accorde aux communautés religieuses le droit de marier. Depuis 1974, 17 communautés musulmanes ont obtenu ce droit. Cependant, l’enjeu de la reconnaissance ne se traduit pas forcément en ces termes strictement juridiques pour les organisations. 2 209 perçue comme menaçante pour la base même de la communauté nationale. L’image stéréotypée d’un autre absolu associé au Moyen Age, à la conquête progressive, inquiète une population pourtant caractérisée par son bien-être matériel mais dont une grande partie reste sans autre contact avec l’islam que celui que proposent les médias. Cette vision inquiète et hostile de l’islam s’est imposée brusquement, portée par des acteurs très mobilisés et par un consensus politique. Cependant, l’articulation autour des seuls enjeux abstraits et la disproportion même de l’attention accordée au problème que poserait l’islam pourraient bien indiquer qu’il s’agit d’un état de panique collective « volatile », qu’il sera difficile d’entretenir. Les nombreuses initiatives citoyennes et un certain changement dans l’approche médiatique à l’islam qui ont suivi l’affaire des caricatures pourraient indiquer le début du déclin de la panique morale. Restent une institutionnalisation et un univers social profondément marqués par celle-là. III. EN ALLEMAGNE… La régulation des besoins religieux des musulmans en Allemagne n’a représenté un enjeu dans les débats publics qu’à partir de la fin des années 1990. Les populations musulmanes sont pourtant présentes sur le sol allemand depuis environ 20 ans1. Mais les questions liées à l’islam étaient tout simplement déléguées aux pays d’origine, c’est-à-dire principalement à la Turquie – pays d’origine de la majorité des immigrés de confession musulmane. Cette gestion extraterritoriale, fondée sur l’idée que les immigrés et même leurs enfants restaient des étrangers, a eu une double conséquence. Aux yeux du grand public, elle a d’une part attaché à l’islam la représentation d’un phénomène culturel étranger pouvant légitimement être exclu de la scène publique, et elle a d’autre part dissuadé les autorités publiques de concevoir un modèle d’inclusion globale des musulmans dans la régulation des rapports entre Etat et communautés religieuses. Dans une logique de cas par cas, des solutions particulières ont été développées pour résoudre des problèmes locaux – souvent d’ailleurs par la voie juridictionnelle. 1 Il n’y a pas de chiffres exacts sur le nombre de musulmans en Allemagne. On estime aujourd’hui qu’entre 3 et 3,2 millions de personnes sont de confession islamique, ce qui représente entre 3,6 et 3,8% de la population. En 2005, 31% de la population était enregistrée comme appartenant aux Eglises protestantes, 32% comme appartenant à l’Eglise catholique. 210 A. La construction de l’islam comme problème public Avec l’entrée en vigueur de la réforme du code de la nationalité allemande en 2000 qui favorise davantage le droit du sol dans l’attribution de la citoyenneté, l’inclusion silencieuse des besoins religieux des musulmans a pris fin. Elle implique en effet que les enfants des immigrés de confession musulmane deviennent des citoyens potentiels et que leurs droits en matière de pratique religieuse ne peuvent plus être délégués aux pays d’origine. L’institutionnalisation globale de l’islam en Allemagne s’est dès lors dessinée, ce qui a en même temps placé les questions autour de l’islam sur l’agenda de la politique intérieure et du débat public national. Parallèlement, l’évolution des organisations islamiques au cours des années 1990 a renforcé la nécessité de changer de perspective politique. Elles se sont de plus en plus détournées des enjeux politiques externes, en particulier les organisations turques, et ont réorienté leurs actions vers l’espace allemand. Les profils des fédérations Zentralrat der Muslime in Deutschland (ZMD, Conseil central des musulmans en Allemagne, fondé en 1994), et Islamrat für die Bundesrepublik Deutschland (Conseil de l’islam pour la République Fédérale d’Allemagne) après la réforme de ses structures en 1997, témoignent de cette réorientation. Toutes deux sont à dominante d’origine turque, bien que des croyants d’autres horizons nationaux soient également présents de manière isolée. Le ZMD comprend davantage de convertis, ce dont témoigne entre autres l’élection récente du converti Ayyub Axel Köhler à la présidence du Conseil central des musulmans. Le Islamrat se caractérise avant tout par sa proximité avec le Milli Görü – un mouvement politique islamiste de provenance turque. Cette toile de fond organisationnelle n’a cependant pas empêché un rapprochement des deux fédérations dans la perspective de se positionner ensemble et de manière complémentaire en interlocuteur des pouvoirs publics allemands. C’est ainsi que le Islamrat a signé la Charte Islamique que le ZMD avait publiée en février 2002, en réaction notamment à l’onde de choc causée par les attentats du 11 septembre. Cette Charte, qui manifeste le centrage des acteurs islamiques sur l’espace allemand, définit en 21 articles les relations des musulmans vis-à-vis de la constitution allemande et formule des orientations théologiques à destination des musulmans en Allemagne. Des réactions nombreuses, plus ou moins critiques, d’acteurs politiques et de représentants d’autres confessions ainsi que de la presse témoignent de son succès. Ses auteurs ont été capables de se positionner de manière autonome sur l’agenda de la politique intérieure et parallèlement de déplacer les discussions internes à l’espace islamique allemand, où la Charte n’a pas fait l’unanimité. Pour certains, elle fait trop de concessions à l’Etat allemand au détriment d’une conception politique de l’islam, tandis que d’autres 211 souhaitent aller au-delà de la notion islamique de « contrat » mise en avant dans les articles de la Charte (l’Allemagne est dite « terre du contrat »), pour définir un rapport de conviction des musulmans vis-à-vis des principes constitutionnels de la RFA. La déclaration de la Schura hambourgeoise (un conseil de différentes mosquées proches du Islamrat et du ZMD) en avril 2004 témoigne notamment de la volonté de ce deuxième courant parmi les musulmans organisés de se faire reconnaître comme des parties prenantes à l’ordre pluraliste et démocratique en Allemagne.1 La politisation de la régulation des besoins religieux a fait sortir les cas de litiges singuliers de leur contexte local et du cadre strict de la juridiction. Elle s’est accompagnée de la médiatisation des pratiques musulmanes. Ce processus a été suscité par les agents institutionnels, déstabilisés par les transformations sociales, mais aussi par les organisations islamiques, de plus en plus orientées vers les principes institutionnels allemands. Les journalistes s’en sont fait l’écho, tout en renforçant la politisation de l’islam. Celle-ci renvoie en fait à la concurrence de différentes représentations de la religion. La pratique des musulmans est d’une part saisie en tant que la foi professée par un certain nombre d’individus qui peuvent selon la législation en vigueur faire valoir des droits concernant leur communauté. D’autre part, elle est comprise comme l’expression culturelle d’un groupe minoritaire à l’intérieur de la société majoritaire, déterminée par la culture chrétienne et occidentale. Le contenu de la Charte Islamique et les débats autour des jugements concernant le foulard islamique des enseignantes montrent que les musulmans et les agents institutionnels utilisent ces deux sémantiques de la religion, afin de promouvoir leurs intérêts respectifs dans le champ politique. B. La configuration des acteurs 1. Les musulmans Certains des 21 articles de la Charte Islamique, qui tente d’établir un consensus théologique minimal parmi les musulmans en Allemagne tout en constituant ses signataires en interlocuteurs légitimes des autorités étatiques allemandes, relèvent clairement de la profession de foi. Ils sont d’ailleurs formulés dans un langage théologique et spirituel, comme par exemple l’article 2 : « Nous croyons au Dieu miséricordieux ». Cette orientation autorise les auteurs à revendiquer dans l’article 20 des droits que l’Etat allemand prévoit pour les communautés religieuses : l’établissement d’un enseignement islamique à l’école publique 1 Cf. Schura-Rat der islamischen Gemeinschaften in Hamburg e. V. (2004): « Grundsatzpapier: Muslime in einer pluralistischen Gesellschaft ». !# $ % & 212 (art 7 aliéna 3 de la Loi Fondamentale), la participation des organisations islamiques aux conseils audiovisuels, ou encore l’exécution du jugement constitutionnel concernant le droit à l’abattage des animaux sans étourdissement. En Allemagne, la représentation de soi comme groupe de confession permet en effet d’acquérir une place reconnue dans l’espace public et de prétendre à des privilèges et rôles publics spécifiques. Ce type de perspectives s’appuie principalement sur l’article 140 de la Loi Fondamentale, qui renvoie aux articles 136 au 139 et 141 de la Constitution de Weimar. Cependant, l’orientation confessionnelle de la Charte Islamique se juxtapose à des champs sémantiques qui transforment l’islam en une culture. Dans l’article 14, par exemple, « l’héritage islamique » qui se compose de « la philosophie et de la civilisation islamiques » est décrit comme une partie de « la culture européenne ». Cette généalogie culturelle qui européanise l’islam résonne comme la réponse au discours, répandu dans l’espace public allemand, qui tente d’exclure les musulmans par le biais d’une représentation chrétienne et occidentale de l’Europe. Mais la « culturalisation » de l’islam – reléguant la confession à l’arrière-plan – déplace les revendications des musulmans du cadre de la politique de la religion vers le domaine de la politique de l’identité, ce qui implique d’autres constructions d’altérité que celle qui s’effectue par le biais de la confession. La politique au nom de la foi professée renvoie à des sémantiques confessionnelles institutionnalisées qui permettent de revendiquer l’égalité des droits des communautés religieuses. La politique de l’identité qui émerge de la culturalisation de l’islam implique par contre la notion sociale et politique de « minorité », que les auteurs de la Charte Islamique emploient par exemple dans l’article 17. A part le fait qu’une telle notion de minorité est inconnue dans le droit allemand, celle-ci implique la protection d’une « identité islamique » (article 19 de la Charte Islamique) qui va au-delà de la pratique d’une confession. La religion – en l’occurrence l’islam – est en effet comprise comme une conduite de vie, engageant les croyants dans toutes les sphères de la société. Autrement dit, la représentation identitaire de la pratique musulmane renvoie à l’islamisation de toute la personnalité, la démarcation du groupe identitaire traverse tous les domaines de la vie sociale. Tandis que celle du groupe confessionnel se réduit, en Allemagne, à la régulation codifiée de la foi professée. 2. L’intervention des juges, et celle des parlements de Land Dans les débats autour du port du foulard islamique par des enseignantes dans l’école publique, on a vu émerger la même dualité des champs sémantiques concernant la religion. Les jugements du Tribunal fédéral d’administration (2002) et de la Cour constitutionnelle (2003) dans cette affaire justifient leurs décisions contraires exclusivement par la liberté 213 individuelle de la foi (article 4 de la Loi Fondamentale).1 Les juges administratifs donnent priorité à la liberté religieuse « négative » des élèves de ne pas être exposés à une confession religieuse contre leur gré, tandis que les juges constitutionnels s’appuient sur la liberté religieuse « positive » de l’enseignante de professer sa foi pour autoriser le port de foulard islamique. Dans les deux cas, les juristes se donnent un cadre conceptuel qui réduit la notion de religion à la confession, ce qui permet d’éviter la définition des contenus de l’islam, de ses symboles et ses rites. Cependant, les nouvelles lois adoptées depuis le jugement constitutionnel de 2003 dans plusieurs Länder pour pouvoir interdire le port du foulard islamique par des enseignantes mettent en œuvre une notion culturelle de la religion. Celle-ci permet de désigner une culture majoritaire chrétienne et occidentale (une « culture directrice », Leitkultur) qui se distingue de la culture minoritaire islamique. Le jugement du Tribunal fédéral d’administration du 24 juin 2004, qui représente la première décision juridictionnelle en vertu d’une telle nouvelle loi (en l’occurrence celle du Land de Bade-Wurtemberg), intègre d’une manière différenciée le concept culturalisé de la religion (BVerwG 2 C 21.01). Il illustre les enjeux de la distinction et de la concurrence des deux champs sémantiques de la religion. L’argumentation juridictionnelle distingue entre la « foi individuelle » avec ses « contenus spécifiques » et les « valeurs culturelles chrétiennes et occidentales » (Ibid.), ce qui permet aux juges d’attribuer aux rapports sociaux la notion de la religion orientée par la confession, et à la sphère étatique en revanche une notion de la religion qui considère celle-ci comme un héritage culturel dissocié de la foi. L’Etat allemand peut, selon cette logique, être estimé garant des « valeurs nées de la tradition de la culture chrétienne et occidentale » (Ibid.). Dans le même temps, cette perspective instaure un mode de délimitation sociale et politique vis-à-vis de l’islam, voire un ostracisme. La régulation du pluralisme religieux se fonde dès lors nécessairement sur une représentation hiérarchique : la majorité allemande chrétienne et occidentale tolère sa minorité musulmane. C. Cadrages sémantiques La compréhension culturelle et identitaire de l’islam traverse aussi bien les tentatives de régulations des pratiques islamiques que les interventions des musulmans dans l’espace public. Elle est porteuse de passions dans les débats actuels. Elle touche en effet à la 1 Les deux jugements concernent la même affaire : une enseignante à qui l’intégration dans la fonction publique avait été refusée à cause de sa volonté de porter un foulard islamique. Elle a porté plainte contre la décision de l’administration scolaire de son Land, entamant une procédure auprès de la juridiction administrative. Celle-ci a abouti au Tribunal fédéral d’administration après deux appels (2002). L’affaire a ensuite été traitée par la Cour constitutionnelle – la plus haute juridiction à laquelle les citoyens peuvent avoir recours en Allemagne dans le domaine des droits fondamentaux (dans le cas de l’enseignante, il s’agissait de sa liberté religieuse). 214 représentation de la nation allemande comme entité politique basée sur une culture chrétienne et occidentale. Dans cette perspective, les musulmans se positionnent en opposition avec l’Etat-nation qui ne peut à leurs yeux qu’être discriminatoire à l’égard de leur pratique. Et dans la même logique, ils font peur aux non-musulmans, toutes tendances politiques et confessionnelles confondues, parce qu’ils mettent en question la garantie culturelle de l’Etatnation ainsi que ses valeurs et principes. La place importante que les médias et les représentants du gouvernement accordent aux voix critiques des pratiques patriarcales et misogynes parmi certains segments de la population immigrée d’origine turque alimente cette peur – d’autant plus que ces pratiques sont identifiées aux normes codifiées par l’islam.1 En ce sens, la politisation frôle la panique morale que définissent Goode et Ben Yehuda. Cette politisation passionnelle, accompagnée et renforcée par les discussions journalistiques, est cependant contrebalancée par les injonctions institutionnelles et de droit qui fondent les rapports entre politique et religion en général et qui ne reconnaissent pas de privilège à la culture chrétienne.2 Dans cette perspective, l’islam représente une foi comme une autre, à laquelle est garanti un espace d’autonomie vis-à-vis du domaine étatique. La notion strictement religieuse permet aux musulmans de se dégager de l’assignation au statut d’immigré qui doit se soumettre à la culture majoritaire, et elle permet aux non-musulmans d’affirmer les principes politiques de l’Etat-nation. IV. Essai de synthèse Ce tour d’horizon à travers trois pays européens fort différents dans leur architecture institutionnelle et leurs « allants-de-soi » sociaux fait émerger autant de constantes que de différences. Mais un résultat ressort fortement : dans chacun des pays, selon des cours 1 Cf. par exemple les débats qui ont suivi la publication du livre de Necla Kelek, ayant pour objet la pratique du mariage forcé parmi les musulmans en Allemagne. N. Kelek, Die fremde Braut. Ein Bericht aus dem Inneren des türkischen Lebens in Deutschland, Köln, Kiepenheuer&Witsch, 2005. Il présente un mélange entre témoignage personnel et étude sociologique et dénonce la naïveté de la politique d’intégration multiculturaliste en Allemagne qui serait incapable d’interdire et de stigmatiser les pratiques sexistes inhérentes à l’islam. L’auteur, qui s’est prononcée à plusieurs reprises sur les préjudices que l’islam apporte de manière principielle à l’intégration, était une des dix personnalités invitées par le gouvernement à participer au Islamkonferenz en septembre 2006. Cette conférence avait pour but de discuter des problèmes comme l’enseignement de l’islam à l’école, la construction des mosquées ou la formation des imams. 2 C’est ainsi que le tribunal administratif du Land Bade-Württemberg a confirmé une enseignante portant le foulard islamique dans ses fonctions en juillet 2006 (SZ 12-07-06 : Streit über Kopftuchurteil). L’argumentation des juges s’appuyait sur l’égalité des religions. Le licenciement d’une enseignante à cause du foulard islamique est, selon eux, impossible, tant que des sœurs catholiques enseignent en habit religieux dans les écoles du Land. Le Bade-Württemberg a pourtant voté une loi qui interdit le foulard islamique des enseignantes dans la fonction publique. 215 d’événements distincts, l’islam a fini par être cadré en des termes qui en font un problème pour partie métapolitique : touchant à l’être collectif. Dans chacun des trois pays en effet, l’islam active une dualité de cadres sémantiques : il est défini en rapport avec un dispositif institutionnel qui le régule comme une foi professée, selon l’appareil normatif en vigueur dans le pays ; et il est posé en outgroup national, en contre-identification collective, à partir de quoi s’atteste à nouveaux frais dans les différents pays l’être national profond. A. La frontière musulmane de l’Européanité La politisation de l’islam comme menace contre les équilibres institutionnels et sociaux ne se vérifie pas au même degré dans tous les pays : elle est comparativement faible en Allemagne, ce qui n’empêche pas ce pays de connaître des campagnes médiatiques et éditoriales hostiles. Mais on note dans les trois pays une focalisation des enjeux symboliques de l’intégration sur l’islam, en même temps que les problématiques pratiques de l’intégration se diffusent et se banalisent dans les divers secteurs de la vie civile. Cette focalisation résonne avec l’installation dans l’opinion publique d’une image globalement négative de l’islam. Dès 1997, le Runnymede Trust alertait sur la montée de ce qu’il nommait « l’islamophobie » en GrandeBretagne, d’un mot transposant l’hypothèse d’une panique morale. Le mot a été repris et le phénomène documenté dans divers pays1. Ainsi, une enquête réalisée début 20022 trouve que moins de 40 % de la population (en moyenne européenne) éprouvent de la confiance (beaucoup ou assez) à l’égard d’immigrés d’origine arabe, et moins encore dans des pays comme la Pologne ou la Hongrie, qui n’ont pas d’immigrés en provenance des pays arabes (mais un peu plus en France : 45 %). L’origine arabe est la plus discréditée de toutes les origines testées3. Un autre test peut être la position des Européens vis-à-vis de l’entrée de la Turquie dans l’Europe. L’enquête Eurobaromètre 63 (dont le terrain a été réalisé au printemps 2005) offre un riche matériau sur ce point. Une question portait sur l’adhésion éventuelle de la Turquie, et une autre détaillait les raisons d’être favorable ou hostile. Les populations européennes sont hostiles à 55 % en moyenne à une adhésion de la Turquie, et favorables seulement à 32 % (les pays étudiés dans le présent article sont hostiles à 62 % (DK), 70 % (F) et 74 % (D)), et les raisons avancées sont principalement culturelles et morales : la différence des « valeurs ». 1 Dans l’attente de la publication annoncée d’un rapport commandité par la Commission Européenne, il n’y a pas de données statistiques comparatives sur l’impact de l’islamophobie dans l’espace européen. Voir cependant Chr. Allen, J. Nielsen, Summary Report on islamophobia in the EU after 11 September 2001, 2002. 2 V. I. Diamanti, « Un nouveau mur. L’opinion publique et les immigrés de l’autre rive », Critique internationale (18), janvier 2003, p. 159-168. 3 Autres origines testées : autres pays européens, Etats-Unis, pays de l’ex-Russie, Europe de l’Est. 216 La genèse du phénomène ne peut faire l’objet que d’hypothèses. Une explication externe est souvent avancée comme d’évidence : le 11 septembre 2001 a déchaîné la peur dans l’ensemble du monde occidental, accréditant l’idéologie du « clash des civilisations », formulée par Samuel Huntington en 1993. Dans le nouveau discours hégémonique, comme chez Huntington, les musulmans sont effacés derrière l’islam, seul agent de leur histoire. Les musulmans européens et autres opposants à ce stéréotypage sont réduits à tenir « un discours subaltern » de peu d’écho1. Une autre ligne d’hypothèse est interne. La construction de l’unité européenne, la crise économique persistante et les défis de la mondialisation, la pression migratoire et la montée du sentiment d’insécurité, la présence de populations d’origine immigrée vues comme mal assimilées posent aux Etats-nations européens la question de leur pérennité. « Les événements ont monté la scène pour faire des ‘autres’ culturels des boucs émissaires », commente un observateur dans les années 19902. L’Union européenne joue un rôle ambivalent à cet égard. D’une façon générale, l’Union intervient peu en matière d’incorporation des immigrés. L’Europe est cependant à l’origine d’instruments juridiques favorables à l’intégration de l’islam. La directive 2000/43/CE « relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique » et le programme d’action associé, ainsi que la directive 2000/78/CE qui concerne l’interdiction de discrimination dans le monde de travail, font obligation aux Etats membres de l’Union européenne de se doter d’une législation et de dispositifs efficaces en matière de discrimination ethno-religieuse3. Mais l’islam remplit aussi implicitement une fonction de miroir ou d’organisateur externe du projet européen : à l’altérisation interne de l’islam se superpose aujourd’hui la construction d’une frontière musulmane de l’Europe. Le projet européen eut initialement pour ressort de reconstruire sur des bases humanistes et universalistes une Europe ruinée par l’affrontement des nationalismes et le mépris des droits de l’homme. Ce projet initial est épuisé, et une approche plus crûment identitaire du destin européen est en train d’émerger. L’invention de l’Europe comme espace humain, culturel, social, politique et non plus seulement économique 1 S. Zemni, “Islam, European Identity and the Limits of Multiculturalism”, in W.A.R. Shadid & P.S. van Koningsveld, eds., Religious freedom and the neutrality of the state, op. cit., p. 169. 2 Th. F. Pettigrew, “Reactions toward the New Minorities of Western Europe”, Annual Review of Sociology (24), 1998, p. 83. 3 La mise en œuvre de ces directives varie selon les contextes nationaux. En France, l’Etat a respecté le calendrier imposé, tout en forçant sur l’altérité symbolique de l’islam par le biais de l’imputation d’hostilité à la laïcité. En Allemagne, c’est un gouvernement rouge-vert qui n’a pas respecté le calendrier imposé par l’Union, entre autres parce que les acteurs politiques ont instrumentalisé l’application des directives à des fins politiques de parti. 217 produit un effet de clôture, de frontière culturelle, sociale et humaine en Méditerranée face à un monde islamo-méditerranéen perçu comme une altérité radicale. Comme l’ont montré les débats sur la Constitution européenne et sur l’adhésion de la Turquie, la logique géographique laisse libre cours au déploiement de critères « culturels » : religieux, ethniques, voire bioculturels de différenciation entre « eux » et « nous », qui résonnent fâcheusement avec la vulgate de Huntington. Cette perception suscite en retour une vision confusément ethnoreligieuse de l’identité européenne, elle nous renvoie une image de l’Europe plus blanche et chrétienne qu’elle n’a jamais été. Cette mutation s’observe bien dans l’élaboration de la nouvelle rhétorique du « voisinage amical », avancée par Romano Prodi, alors président de la Commission européenne, en 2002. Telle qu’elle a ensuite été entérinée par les Conseils européens et le projet de Constitution, la « politique de voisinage », se veut surtout une gestion sécuritaire douce des frontières de l’Europe, qui n’est pas créatrice d’un espace humain commun. Surtout, l’idée de voisinage oppose implicitement aux « voisins » la « famille » européenne (catégorie implicite, mais omniprésente). Promue au statut d’un référent identitaire allant de soi, cette famille européenne fait particulièrement sens à l’égard des « voisins musulmans »1. L’effet de « mur » méditerranéen trouvé par Ilvo Diamanti dans son enquête est sans doute pour une part la traduction subjective de ces processus de démarcation. Faute d’une autre conscience de soi, être européen c’est d’abord aujourd’hui ne pas être arabe, turc, musulman. B. Analyser les contextes nationaux Pour autant, la politisation de l’islam paraît à l’analyse fortement dépendante des contextes nationaux et des histoires nationales. L’impact des événements internationaux est lui-même relatif aux contextes nationaux : le meurtre de Théo Van Gogh en novembre 2004 à Amsterdam a eu un énorme retentissement au Danemark, beaucoup aussi en Allemagne et moins en France ; en France le débat sur le conflit israélo-palestinien a été fortement lié à celui sur les musulmans, tandis qu’en Allemagne et au Danemark ces deux débats représentent plutôt des domaines de discussion distincts. La récente affaire autour de la publication des caricatures du prophète Mahomet illustre à la fois la dimension européenne de 1 Dans son ouvrage, Nos voisins musulmans. Histoire et mécanisme d’une méfiance réciproque (Les belles lettres, 2004), Yves Montenay souligne que la situation des années 2000 exacerbe quatorze siècles de méfiance réciproque. Le regard serein que Yadh Ben Achour pose sur Le rôle des civilisations dans le système international (Bruxelles, Bruylant, 2003) l’amène aussi à dénoncer la construction contemporaine des figures de l’hostilité et la cristallisation dans le discours politique et juridique des lignes de fracture entre les civilisations au détriment des visions d’appartenance à une même humanité. Tout ce développement doit beaucoup à des discussions avec Jean-Robert Henry, que nous tenons à remercier. 218 la politisation autour de l’islam et le poids des contextes nationaux. Au Danemark, les caricatures ont été publiées dans un premier temps par un journal qui a contribué activement à la construction d’une image négative des musulmans. La politisation n’a eu lieu que dans un second temps, en lien avec l’internationalisation de l’affaire. Sa diffusion a mis en marche des processus d’appropriation spécifiques selon les pays. On avait observé la même chose lors de la diffusion transnationale du débat français sur le port du voile en 2003-20041. Quelles sont alors les variables capables de rendre compte des variations du débat public relatif à l’islam dans les trois pays étudiés ? Notre analyse permet de tester dans une certaine mesure les modèles disponibles. On envisagera d’abord les modèles reposant sur des paramètres structurels, avant d’évoquer un modèle conjoncturel. Une des explications couramment avancées pour expliquer le préjugé hostile aux minorités est la situation économique du pays associée au poids démographique de la population minoritaire, qui détermineraient la menace perçue (group threat)2. Selon cette hypothèse, on s’attend à ce que la défiance soit la plus forte dans les pays les plus en difficulté économique et où la population musulmane est importante. Le Danemark constitue un contre-exemple remarquable à ce type de prédiction. Le pays est à l’écart de la crise économique, sa population musulmane est modeste, de même plus généralement que sa population immigrée. Pourtant, rien ne permet de supposer que le niveau de prévention anti-musulmane y soit moindre qu’ailleurs. Une autre explication proposée par la littérature politologique est la différence des modèles institutionnels nationaux. Des variables telles que la philosophie publique de l’intégration et le mode d’accès à la nationalité ont été mises en exergue dans la littérature sur l’intégration. Une étude récente3 pose qu’en combinant les types d’accès à la nationalité offerts aux résidents étrangers (opposition entre une dévolution sur base ethnique, et une acquisition à base contractualiste), et les obligations culturelles qui leur sont imposées (opposition entre assimilationnisme moniste et pluralisme), on obtient quatre idéal-types de l’acceptation des groupes minoritaires dans les communautés nationales : (1) le modèle ethno-assimilationniste, (2) le modèle ethno-pluraliste, (3) le modèle civico-assimilationniste, et (4) le modèle civicopluraliste. A cette aune, la France relève d’un modèle civico-assimilationniste, l’Allemagne 1 V. Fr. Lorcerie, dir., La politisation du voile, op. cit. V. L. Quillian, “Prejudice as a response to perceived group threat : Population composition and anti-immigrant and racial prejudice in Europe”, American Sociological Review, 60-4, 1995, p. 586-611. 3 V. M. Giugni, Fl. Passy, « Le champ politique de l’immigration en Europe. Opportunités, mobilisations et héritage de l’Etat national », in R. Balme, D. Chabanet et V. Wright, dirs., L’action collective en Europe. Paris, Presses de Science po, 2002, p. 446 ; Voir aussi L. Togeby, Fra fremmedarbejdere til etniske minoriteter, Aarhus Universitetsforlag, 2003, p. 30. 2 219 d’un modèle ethno-assimilationniste, comme aussi la Suisse – le Royaume-Uni et les PaysBas étant de type civico-pluraliste, tandis que le modèle ethno-pluraliste correspondrait à un système de ségrégation à base ethnique, non réalisé en Europe. Le Danemark combinerait des traits des modèles (1) et (3). L’hypothèse est que ces modèles structurent le type de droits que les minorités peuvent réclamer au politique et les types de ressources à leur disposition. La validité prédictive de cette typologie est incertaine dans le cas qui nous occupe. Le mode de présence de l’islam et le claims making des musulmans au Danemark contrastent fortement avec ce qui s’observe en Allemagne. En Allemagne, les musulmans ont construit de façon autonome un dispositif élaboré d’interlocution avec l’Etat fédéral. Rien de tel au Danemark, où l’on ne relève aucune esquisse d’institutionnalisation, ni venant des musulmans, ni des pouvoirs publics1. En France, par contre, où le système civique ignore par principe les affiliations religieuses tandis que l’idéal assimilationniste pousse à dénoncer les particularismes, c’est l’Etat lui-même (le ministère de l’Intérieur) qui a pris l’initiative d’institutionnaliser une représentation des musulmans pratiquants, tandis que la campagne contre le port du voile à l’école est partie d’un autre endroit de l’Etat (des figures de la droite majoritaire au Parlement, associés à des porteurs de cause dotés d’un statut public élevé) avec des arguments superposant identité culturelle et principes démocratiques, comme on l’attend plutôt dans un modèle ethno-moniste. Les modèles idéal-typiques des cultures institutionnelles apparaissent ici éloignés de l’historicité singulière des systèmes nationaux2. Le paramètre structurel le plus discriminant qui se dégage de nos données paraît être la place de la religion dans le consensus national. J. Fetzer et J. Chr. Soper parviennent à une conclusion semblable dans leur étude Muslims and the state in Britain, France and Germany3, où ils mettent aussi à l’épreuve les variables mentionnées ci-dessus. Au Danemark, où le luthérianisme est religion d’Etat et où n’existe de longue date aucune minorité religieuse, il n’y a pas de place pour une gestion des minorités dans le « régime de tolérance » installé4. Par contre, en Allemagne, la régulation du rapport entre politique et religion est marquée historiquement par le bi-confessionnalisme. Il fallait trouver une régulation qui permette aux catholiques et aux protestants de se reconnaître dans la construction nationale. L’Etat allemand, contrairement aux cas français et danois, a été toujours confronté à deux entités 1 Sauf des initiatives récentes en rapport avec la publication des caricatures du prophète Mahomet. Pour une observation analogue en ce qui concerne les politiques « d’intégration », voir H. Mahnig, « La question de l’‘intégration’ ou comment les immigrés deviennent un enjeu politique. Une comparaison entre la France, l’Allemagne, les Pays-Bas et la Suisse », Sociétés contemporaines (33-34), 1999, p. 34. 3 J. Fetzer, J. Chr. Soper, University Press, Muslims and the state in Britain, France and Germany, Cambridge, 2005. 4 On entend par là, avec Michael Walzer, le « mode de coexistence des différences » institué et légitime. Cf. M. Walzer, On Toleration, Yale U. Press, 1997. 2 220 religieuses qu’il fallait traiter d’une manière égale. D’où un cadre pluraliste dans lequel la question d’une place à faire à un autre système religieux peut au moins se poser. C’est de ce point de vue une situation analogue à celle qu’on trouve aux Pays-Bas ou en Belgique (où les cultures politiques relèvent d’un autre modèle idéal-typique). En France, le consensus national s’est construit à l’aube du XXème siècle sur la mise à l’écart de la religion catholique et l’édification d’une identité « républicaine » où la référence religieuse n’a pas de place reconnue. Dans ce contexte, l’identification des immigrés musulmans comme « musulmans » fait rupture, qu’elle soit revendiquée (comme le droit le permet) ou assignée (dans les représentations sociales majoritaires). En termes de perturbation du « régime de tolérance » du fait de la présence musulmane, le cas français paraît ainsi plus proche du cas danois que du cas allemand1. Alors que les cultures politiques et religieuses sont en France et au Danemark sensiblement différentes, et que notamment, les philosophies publiques concernant le rôle de la religion dans l’espace public2 sont aux antipodes l’une de l’autre, la perturbation du régime de tolérance du fait de la présence de l’islam est forte dans les deux cas, à la différence de l’Allemagne. Mais un autre paramètre discriminant pourrait être de nature conjoncturelle. Il s’agit de la place de l’extrême-droite dans la compétition pour le pouvoir. D’une comparaison des « usages politiques de la xénophobie » en Angleterre, en France et en Allemagne dans les années 1980-1990, Dietrich Tränhardt dégage le constat que, dans les trois pays, l’extrêmedroite, sans gagner beaucoup directement, « a déplacé le spectre politique entier vers la droite sur l’immigration ». En exploitant « les charmes du racisme », les conservateurs pouvaient espérer à la fois gagner des voix sur l’extrême-droite et cacher les problèmes économiques. L’auteur conclut que « les gouvernements conservateurs ont joué un grand rôle dans la promotion de la xénophobie et sa mise sur l’agenda public, et ce dans les trois pays », tandis que les hommes politiques de gauche tergiversaient ou parfois même collaboraient3. Nos données vérifient largement ces conclusions. L’islamophobie apparaît à cet égard comme une variante de la xénophobie anti-immigrés. C’est là où l’extrême-droite s’est acquise une place électorale cruciale, et après qu’elle se l’est acquise, que le débat public a tourné à l’incrimination de l’immigration en général et de l’islam en particulier. Le cas danois 1 Il faut toutefois noter en France le cas particulier de l’Alsace-Moselle, dont le dispositif institutionnel et la culture religieuse sont plus proches de l’Allemagne et ouvrent des virtualités originales concernant le traitement de l’islam. 2 C’est un des facteurs testés par J. Fetzer et J. Chr. Soper, op. cit. Il faut le distinguer du soutien que les relations instituées entre Eglise-Etat prodiguent, par divers canaux, aux pratiques des adeptes de la religion nouvellement arrivée. 3 D. Tränhardt, “The political uses of xenophobia in England, France and Germany”, Party Politics 1, 1995, p. 323-345, cité par Th. Pettigrew, art. cit., p. 95. 221 correspond à cette analyse de façon éclatante. Un gouvernement conservateur minoritaire au Parlement ne pouvait gouverner qu’avec le soutien d’une extrême-droite pesant 12 à 13 % des voix. Il l’a fait en utilisant l’islam. La France illustre également cette règle avec continuité depuis les élections municipales de 1983, bien que le Front national n’ait jamais participé au pouvoir à l’échelle nationale. En Allemagne, en revanche, la violence de l’extrême droite extraparlementaire un temps menaçante a baissé dans la deuxième partie des années 1990. Des partis d’extrême-droite sont actuellement présents dans les parlements de quatre Länder1, mais n’ont pas d’influence à l’échelle fédérale. Le facteur conjoncturel débouche ainsi sur la même polarisation parmi nos pays que le facteur du consensus structurel concernant la religion dans la vie publique, sans qu’un lien causal fasse sens de l’un à l’autre : sous cet angle encore, la France et le Danemark sont plus proches entre eux que de l’Allemagne. C. Les scènes désarticulées de l’identité nationale Les traditions ne forment des cadres de sens dans le débat public qu’une fois traduites en discours de problèmes et d’action. Dans les trois cas analysés ici, on voit au cours des années 1990 (en 2000 seulement dans le cas danois) l’islam être énoncé comme la principale contreidentification collective. Trois registres d’arguments viennent se superposer dans cette figure : le registre ethno-culturel (l’altérité pour ce qu’on est et ce qu’on fait), le registre des valeurs politiques essentielles (l’altérité vis-à-vis du gouvernement de la raison, de la neutralité de l’Etat, de l’égalité hommes-femmes, du respect des libertés), et le registre de la menace vitale (l’accointance avec le terrorisme). Ces trois registres ont joué ensemble dans les épisodes aigus de politisation de l’islam, par exemple au moment de la Commission Stasi en France, ou dans la campagne autour des caricatures de Mahomet. Pour autant, il n’y a pas en France, au Danemark, en Allemagne, d’indice de paranoïa collective analogue à ce que montre l’analyse des grandes campagnes de haine à l’époque nazie, ou en Yougoslavie ou au Rwanda2. Dans les Eurobaromètres, les Danois apparaissent comme un peuple extraordinairement satisfait de la vie, et les autres pays européens ont des taux de satisfaction très largement majoritaires. Quant aux problèmes considérés comme les plus importants pour le pays, l’immigration n’est 1 Il s’agit du Mecklembourg-Poméranie orientale et de la Saxe par le biais du NPD, et des Länder de Brême et du Brandebourg par le biais de la DVU. 2 V. J. Sémelin, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides. Paris, Seuil, 2005. Nous reprenons à Jacques Sémelin l’identification des trois registres de construction symbolique de l’altérité, qui se retrouvent enchevêtrées dans la durée lors la phase préparatoire des campagnes d’extermination de masse étudiées par l’auteur. 222 mentionnée que par 16 % en moyenne des Européens, tandis que 48 % mentionnent le chômage1. Autant de contrastes dont il faut tenter de rendre compte. En réalité, la politisation de l’islam induit – ou exhibe – une désarticulation des scènes de l’identité nationale. La construction de l’islam comme « altérité totale », pour reprendre un concept de Sémelin, ne les concerne pas toutes pareillement. a) Le Parlement est une de ces scènes. La comparaison met en évidence le rôle actif des conservateurs dans la mobilisation du registre de la peur de l’islam à l’échelle centrale dans deux des pays étudiés, et leur double intérêt politique dans cette affaire : mordre sur l’extrême-droite – au Danemark : nourrir une alliance gouvernementale avec l’extrême-droite –, et dévitaliser les revendications sociales en mordant aussi à gauche. En tout état de cause, en France, où le Front National recueille à présent une majorité du vote ouvrier, la gauche parlementaire est en difficulté sur la reformulation des enjeux politiques et sociaux associés à aux nouveaux clivages urbains ainsi qu’à la construction européenne. Au Danemark, de même, les facteurs de l’adhésion de nombreux sociaux-démocrates à l’islamophobie paraissent en relation avec les préoccupations sécuritaires et identitaires de l’opinion publique autant qu’avec les difficultés du réformisme et la perte d’électeurs au PPD. En Allemagne, l’incidence parlementaire de la politisation de l’islam est différente, elle brouille les clivages classiques entre les partis. Les conservateurs de la CDU et CSU tentent certes de récupérer l’électorat qui penche vers l’extrême droite, et jouent dès lors sur la peur de l’islam et son altérité culturelle.2 Cependant, ils sont également sensibles aux pratiques religieuses et culturelles, ce qui amène un certain nombre d’entre eux à valoriser l’altérité des musulmans – non pas pour leur donner l’égalité dans le domaine des droits, mais pour les tolérer comme une minorité subordonnée. Les divisions entre les sociaux-démocrates qui marquent leurs positions dans le débat sur l’islam se déclinent davantage sur l’opposition entre défenseurs de la séparation du religieux et du politique à l’allemande et militants pour plus de laïcisation à la française des dispositifs institutionnels. Seul les libéraux (FDP) et les Verts semblent poursuivre des lignes politiques claires dans ce champ politique. Alors que les premiers, fidèles au libéralisme, se prononcent en faveur de la régulation par le droit (sans se soucier des interrogations concernant l’intégration culturelle et nationale), les Verts reconnaissent 1 Source : Eurobaromètre 63, 2005. L’immigration est mentionnée par 31 % des Danois, 6 % des Allemands, et 11 % des Français. Le principal problème mis en avant par les Danois est l’insécurité (43 %) ; pour les Allemands et les Français, il s’agit du chômage (respectivement 81 % et 67 %). 2 Notons que certains courants dans l’extrême-droite allemande ne mobilisent pas du tout la peur de l’islam, ils construisent au contraire une proximité avec des islamistes, par exemple dans leur combat anti-américaniste, dans la négation de la Shoah et enfin dans leur solidarité avec les Palestiniens. 223 dans la politisation de l’islam un vecteur pour défendre leur conception socio-culturelle de la politique d’intégration. b) Les médias sont une autre scène de la fabrication d’identité nationale. Globalement, radio, télévision et presse écrite ont eu un rôle déterminant dans la politisation de l’islam et l’attestation d’identité nationale qui lui est associée. Cela peut s’expliquer par la place faite à l’émotion dans les régimes symboliques des médias modernes, place en rapport avec la concurrence économique particulièrement vive dans ce champ. Dans la presse écrite, l’islamophobie se glisse de façon privilégiée dans les articles de « libres opinions », que le journal sélectionne mais dont il laisse la responsabilité à leurs auteurs. A la TV, c’est dans les émissions de débat sur l’actualité qu’elle se dit avec le moins de retenue, dispositif obéissant aux mêmes règles1. Au final, c’est l’invective qui donne le ton dans un débat de style fort peu habermassien. L’édition manifeste les mêmes tendances : « le libelle anti-musulman est devenu un genre littéraire », note Stefano Allievi2. Néanmoins, les rôles respectifs de la presse ou de l’édition et des élites politiques dans l’incrimination de l’islam diffèrent d’un pays à l’autre. En France, la presse s’est chargée de la « mise en ordre du sens commun »3 sur l’islam et, lors des épisodes de politisation, elle a contribué à l’amplification de l’émotion, mais sans déclencher par elle-même l’offensive politique4. Au Danemark, on a eu une inversion de l’antécédence entre la bataille politique et la mobilisation médiatique. La grande presse écrite a initié des campagnes de façon autonome, relayées ensuite dans divers autres forums. En Allemagne, en revanche, la presse a, comme en France, accompagné les affaires qui se présentaient, à partir du moment où la réforme du code de la nationalité allemande a pris forme à la fin des années 1990, donc à partir du moment où les musulmans apparaissaient comme des citoyens potentiels à égalité avec les Allemands. c) Par rapport aux deux scènes précédentes, les tribunaux constituent une scène autonome, où le droit national – charpente du contrat social dans un Etat de droit – se précise à l’occasion des litiges à trancher. Dans nos trois pays, la référence aux droits de l’homme universels, spécialement via la Convention européenne de sauvegarde des droits et libertés fondamentales 1 Dans tous les cas, des personnalités identifiées comme « musulmanes » participent à l’imputation publique d’altérité à l’islam. Une personnalité politique comme Naser Khader au Danemark, un mouvement comme Ni putes ni soumises en France, sous la direction de Fadela Amara (proche du courant fabiusien au Parti socialiste), ou encore Necla Kelek en Allemagne, et bien d’autres intellectuels d’origine maghrébine ou moyen-orientale, sont parties prenantes au procès public de l’islam, en particulier au nom de la protection des femmes. 2 Article cité. 3 V. V. Geisser, La Nouvelle islamophobie. Paris, La Découverte, 2003. Chapitre consacré aux médias. 4 Nous divergeons sur ce point de la lecture que fait Pierre Tevanian du déclenchement de la politisation du voile en France en 2003. Cf. P. Tevanian, Le Voile médiatique. Paris, Raisons d’agir, 2005 ; F. Lorcerie, La Politisation du voile, op. cit. 224 de 1950, qui est dotée d’une protection judiciaire, a changé la juridiction concernant les immigrés et leurs revendications en Europe. On a pu évoquer à cet égard une dénationalisation de l’accès au droit1. Bien que les Allemands aient été plus prompts que les Français à accepter la codification internationale des droits de l’homme, notamment le droit de pétition sur la base des instruments internationaux des droits de l’homme2, c’est par référence à la Convention européenne que le Conseil d’Etat a élaboré en 1989 une interprétation de la laïcité qui inclut le droit d’exercer librement sa religion, alors que le droit français n’établissait jusque là que la liberté de culte. Lorsque des litiges en relation avec l’islam ont été portés devant les tribunaux administratifs en France ou en Allemagne, les tribunaux du premier degré ont parfois pris en compte la norme sociale majoritaire dans leurs décisions. Par contre, les instances de dernier appel ont tendu à faire bénéficier les musulmans des libertés communes, indépendamment des modalités particulières de leur exercice par les individus se réclamant de l’islam. Ils ont tendu à écarter les pressions à criminaliser d’emblée les comportements référés à l’islam, pour juger des cas individuels en équité. En France comme en Allemagne, la résistance des juges au cadrage culturel de l’islam au profit du cadrage juridique dû aux religions professées, la pleine reconnaissance des musulmans comme des sujets de droits, ont fait des systèmes judiciaires à ce jour – surtout les hautes instances –, et plus largement des systèmes juridiques, les principales ressources civiles des individus se réclamant de leur liberté de religion et des groupes de solidarité. Au Danemark, cependant, cette tendance est moins nette : il y a eu trois cas de litiges par rapport au port du voile sur le lieu de travail et dans deux cas les tribunaux ont validé le licenciement des femmes concernées. d) La communauté locale, enfin, est le lieu des voisinages et des arrangements pratiques dans l’interaction. Ce niveau est très investi subjectivement3, il peut s’y tisser une interconnaissance et une solidarité qui peuvent soustraire les individus aux stéréotypes de leur catégorie. D’où les paradoxes relevés par plusieurs auteurs à cette échelle, entre des 1 D. Jacobson, Rights across Borders – Immigration and the Decline of Citizenship, John Hopkins University Press, 1996, p. 11; Y. N. Soysal, Limits of Citizenship. Migrants and Postnational Membership in Europe. Chicago, London, The University of Chicago Press, 1994. 2 D. Jacobson, op. cit., p. 74. 3 L’attachement au pays est généralement supérieur à l’attachement local, sauf en Allemagne (ou en Belgique), mais toujours très élevé. L’Eurobaromètre 63 (2005) donne les moyennes suivantes : Attachement à la ville ou au village, au pays, à l’Europe (très + assez) attaché EUR 15 DK D F votre ville/village 86 85 88 80 votre pays 90 97 87 93 l’Europe 66 74 66 64 225 dispositions pratiques à orientation cosmopolite, et une catégorisation de l’altérité qui peut tourner au racisme1. Trouve-t-on sur ce plan une variation entre nos trois pays ? Ce point n’a pas été étudié empiriquement, mais on a l’indice d’une inversion de l’intensité de la vision négative qui s’énonce sur les scènes nationales. Le Pew Research Center (Washington DC) a cherché récemment à mesurer comment les Occidentaux et les musulmans se voient mutuellement2. Dans cette enquête de 2006, la vision courante des musulmans français par les Français non musulmans paraît assez sereine : 74 % des Français pensent qu’il n’y a pas de conflit entre être un musulman pratiquant et vivre dans une société moderne, et les musulmans français sont 72 % à le penser. En Allemagne en revanche, seuls 26 % des Allemands contre 57 % des musulmans allemands le pensent. Pourtant, on trouve en terrain allemand que l’idée de musulman hambourgeois ou berlinois est très largement admise par la population majoritaire, laquelle a du mal par contre à concevoir des musulmans allemands. L’enquête Pew ne traite pas du Danemark. On peut conclure en tout cas que la forte incrimination de l’islam sur les scènes nationales de la France et du Danemark et celle moins importante en Allemagne ne nous renseignent pas nécessairement sur les pratiques et la construction d’identité au niveau local. Les deux niveaux semblent plutôt faiblement liés. Pour résumer nos observations, le débat sur l’islam a une dimension européenne et euroméditerranéenne largement non dite dans chacun des pays. Il est par ailleurs manifestement tributaire, dans son contenu et sa virulence, des modalités historiques de gestion de la religion et de la pluralité religieuse dans le pays. C’est le facteur structurel qui nous paraît le plus explicatif, indépendamment des idéologies publiques relatives au rôle de la religion dans la vie publique. C’est là où l’accommodement de la pluralité religieuse endogène appartient au récit national que l’effet de « panique morale » occasionné par la religion nouvelle venue qu’est l’islam est le moins net. Le débat sur l’islam est aussi tributaire des configurations politiques. C’est là où l’extrême droite occupe une place significative à l’échelle centrale que les représentations négatives de l’islam se sont le plus diffusées dans l’espace public, relayées d’abord par les partis conservateurs, mais aussi par les médias (lesquels ont parfois devancé les conservateurs), suivis plus ou moins vite par les partis socialistes et socio-démocrates. Il se 1 V. par exemple H. Bousetta, « Le paradoxe anversois. Entre racisme politique et ouvertures multiculturelles », Revue européenne des migrations internationales, 14-2, 1998, p. 151-172 ; A. Bastenier, dans Qu’est-ce qu’une société ethnique ? Ethnicité et racisme dans les sociétés européennes d’immigration. Paris, PUF, 2004, oppose l’ethnonationalisme symbolique et le cosmopolitisme de masse. 2 The Great Divide: How Westerners and Muslims view each other, The Pew Global Attitudes Project, June, 2006. 226 trouve que le critère structurel et le critère conjoncturel ont dans notre étude une distribution qui coïncide, mais l’étude de cette relation supposerait d’étendre le champ de la comparaison. Enfin, le dénigrement de l’islam et les effets de « panique morale » ont partout suscité des réactions contraires, ou bien se sont déployés sur un fonds de relations civiles entre majoritaires et minoritaires, accentuant la confusion identitaire. Parmi les clivages nouveaux générés par cette situation – nous n’y avons pas insisté faute de place – les clivages au sein des élites « musulmanes » ou supposées telles. Partout, des personnalités de culture musulmane ont contribué à accréditer le dénigrement de l’islam auprès des opinions majoritaires. D’autres simultanément posaient une demande d’égalité des droits pour les musulmans dans les grammaires institutionnelles de chaque pays, avec plus ou moins de vigueur. De façon plus générale, le débat sur l’islam a brouillé les clivages politiques et il a dissocié les espaces de l’identité collective en régime démocratique que sont la scène du débat public (parlementaire et médiatique), la scène judiciaire, et la scène locale. . 227 Dieu à Bruxelles 228 La contribution des structures européennes religieuses et laïques à l’émergence d’un espace public européen Bérengère Massignon (Groupe Sociétés, Religions et Laïcité-EPHE), Dans chaque pays de l’Union européenne, l’élaboration d’un modèle de relations Église/État est le fruit d’une trajectoire originale de construction de l’État. La gestion publique du religieux est symptomatique des liens Etat/société civile. Les modalités d’action publique sont en partie modelées par la division plus ou moins stricte des sphères publiques et privées, séparation qui renvoie elle-même au phénomène de la sécularisation. L’attachement à un modèle spécifique de relations Église/État est un des éléments de l’identité et de la culture politique nationales. Dans son ouvrage L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, J. Habermas distingue différentes trajectoires nationales de construction de l’espace public en Angleterre, en France et en Allemagne. Or l’élargissement des compétences de l’Union européenne crée un nouvel espace d’action, d’identification et d’allégeances possibles, différent de l’État-Nation. Face au défi de la construction européenne, les organisations philosophiques non confessionnelles, comme les Eglises et les principales communautés religieuses, ont ressenti le besoin de s’organiser pour s’informer et éventuellement peser sur le processus de décision communautaire Cela pose un double défi : d’abord aux institutions européennes qui n’ont pas reçu mandat pour définir des relations propres avec les institutions religieuses ou philosophiques (la Déclaration Annexe n° 11 du Traité d’Amsterdam, reprise dans les alinéas 1 et 2 de l’article I-52 du Traité constitutionnel, souligne la compétence exclusive des États membres dans ce domaine) ; ensuite, aux organisations humanistes et religieuses présentes à Bruxelles qui doivent penser leurs relations à l’Union européenne en dehors de leurs cadres habituels de référence, que ce soit l’État-Nation ou les Organisations internationales classiques, car le processus de décision européen ne se réduit pas à l’intergouvernemental. Le terme d’espace public est fréquemment employé pour désigner de manière générale les lieux et les moments où s’organisent les débats sur les objectifs et les moyens de l’action publique. En référence à Habermas, ce terme est utilisé pour juger du degré de participation publique de décision et de production juridique et la manière dont celles-ci sont légitimées auprès d’une population plus large. L’enjeu est alors de jauger le degré d’ouverture des systèmes politiques. Cette conception de l’espace public manque souvent de précision, 229 comme le souligne Andy Smith1. Dans l’optique habermassienne, la notion d’espace public prend un sens plus normatif qu’analytique. C’est pourquoi, dans une perspective analytique, nous articulerons notre exposé autour de la distinction proposée par Bruno Jobert2 entre une logique de forum (informelle, restreinte, relativement consensuelle et essentiellement technique) et une logique d’arène (publique, élargie, concurrentielle, politique). L’articulation des forums de politiques publiques et des arènes de débats institutionnels doit être évaluée afin de juger de la consistance d’un espace public européen et de la place qu’y jouent les Eglises et le mouvement humaniste. Nous envisagerons successivement les forums où se déploient les relations Commission/religions et les arènes où les Eglises et mouvements laïques sont en concurrence pour l’élaboration de leur statut en droit communautaire et pour la définition de leur apport à l’identité européenne, au fil des CIG et des Conventions, du Traité d’Amsterdam au projet de Traité constitutionnel européen. Dans une dernière partie nous essaierons de dégager ce qui fait la contribution spécifique des groupes religieux et humanistes à la construction d’un espace public européen. I. La Commission européenne et les religions, une logique de forum L’émergence d’un espace public européen se traduit de manière privilégiée par l’existence de communautés de politiques publiques, au niveau communautaire. Le déficit démocratique de l’Europe est indubitable si l’on entend par là la participation des citoyens au débat européen. Cependant, au niveau des forums de politiques publiques, l’action des lobbies en direction des différentes institutions de l’Union et les structures de concertation mises en place par la Commission européenne favorisent la structuration d’espaces de confrontations, d’alliances et de partenariats entre acteurs privés et publics nationaux et transnationaux, ce qui concourt à l’élaboration d’un espace public européen. Les Eglises et les Humanistes3 s’organisent pour 1 A. Smith, « De l’inexistence d’un espace public européen à la faible légitimité des espaces de médiation communautaire : L’Union européenne et la protection de l’environnement », in V. Berdoulay, P. C. da Costa Gomes et J. Lolive (dir.), L’espace public à l’épreuve. Régressions et émergences, Pessac, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 2004, p. 99-108. 2 B. Jobert, « Rhétorique politique, controverses scientifique et construction des normes institutionnelles : esquisse d’un parcours de recherche », in A. Faure, G. Pollet, P. Warin, La construction du sens dans les politiques publiques. Débats autour de la notion de référentiel, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 19-23. 3 Par « humanistes », nous entendons les mouvements laïques de l’Europe du Sud, les mouvements humanistes de l’Europe du Nord et la Franc-maçonnerie adogmatique. De fait, la Commission européenne a reconnu, à côté de partenaires religieux, la Fédération humaniste européenne qui regroupe les deux premiers types d’organisation. Lorsque nous mentionnerons les humanistes, il sera surtout question d’elle. 230 peser sur des politiques publiques européennes sectorielles. Mais leur spécificité est avant tout de s’inscrire dans une perspective transversale. Si l’on examine les différents forums mis en place par la Commission pour dialoguer avec les religions, l’espace public européen apparaît caractérisé par le pluralisme. A. Des communautés de politiques publiques sectorisées, lieux d’une parole d’expert Les Eglises et, dans une moindre mesure, les Humanistes développent des stratégies d’information et de pression dans différents secteurs d’activité communautaire. En raison de leurs préoccupations éthiques et de leur moindre intérêt pour les questions strictement économiques et techniciennes, leur action se concentre plutôt sur des domaines d’activité marginaux de l’UE : les migrations, le développement, le social ou la bioéthique. Pourtant, dès les années soixante, les Protestants se sont intéressés à l’une des pierres angulaires des compétences communautaires : la Politique agricole commune (PAC), et ce grâce à Edmond Verschuer, haut fonctionnaire protestant de la Direction générale Agriculture et membre fondateur de la structure pastorale protestante, l’Association oecuménique pour Eglise et Société (AOES). La Conférence des Eglises européenne (KEK), principale structure européenne protestante, et la Commission des Episcopats de la Communauté européenne (COMECE), principale structure européenne catholique, se sont progressivement dotées de différents groupes de travail composés d’experts nationaux. Ceux-ci suivent différents aspects de l’agenda européen. Ces groupes ont permis l’émergence d’une parole d’expert au sein des Eglises, condition de la participation à un espace européen de politique publique. Les Protestants ont su s’adapter plus tôt aux contraintes de l’action communautaire que les Catholiques. Le rôle des laïcs engagés dans le Protestantisme lui a permis de développer une expertise en phase avec les politiques communautaires. En revanche, lors des premiers contacts au sommet avec la Commission, au début des années quatre-vingts, les Catholiques étaient représentés par des responsables religieux et mobilisaient surtout la doctrine sociale de l’Eglise. Cette référence au magistère induisait un discours trop général pour être en prise avec les préoccupations des institutions européennes. B. Des « politics communities » : lieu d’une parole éthique Il existe une difficulté majeure que doit affronter tout artisan d’une politique religieuse. La sécularisation suppose la différentiation des sphères. L’organisation administrative calque les divisions de la sphère productive. Chaque sphère d’activité renvoie à une subdivision administrative. Or, les religions résistent à toute sectorisation. Leur spécificité 231 est de développer une vision globale et transsectorielle. D’où un certain flou quant au rattachement de la gestion du religieux dans les structures d’Etat. Ainsi, dans les Etatsmembres, différents ministères peuvent être responsables des questions religieuses : le Ministère de l’intérieur en France, celui de l’Education en Grèce ou encore celui de la Justice en Espagne. Or, l’intérêt portée aux religions par la Commission européenne tient justement à leur vision globale et à leur capacité de mettre en lien et donc de mettre en sens différents secteurs d’activités. Par exemple, la Commission œcuménique européenne pour Eglise et Société (EECCS), première structure européenne de l’Eglise protestante, a critiqué la conception trop économique de la politique agricole commune. Elle préférait parler de ruralité afin d’articuler les dimensions économiques aux préoccupations sociales et environnementales de l’activité agricole. Les experts protestants souhaitaient également intégrer à la PAC le souci des rapports Nord-Sud. Aussi, une constante de la politique religieuse de la Commission a été de rattacher le dialogue avec les religions à un niveau transversal et politique, la Cellule de Prospective, puis le Groupe des Conseillers politiques, « think tank » rattaché à la Présidence de la Commission. Cette structure était caractérisée par un travail interdisciplinaire sur des enjeux de long terme liés à la construction européenne. La Cellule de Prospective apparaît comme forum transversal, aussi préférons nous parler de « politics community » que de « policy communitiy ». A ce niveau ont été organisés des séminaires de dialogue conviant les Catholiques et les Protestants à rencontrer de hauts fonctionnaires européens pour parler des enjeux éthiques des différentes politiques communautaires et de divers enjeux de l’intégration européenne1. L’initiative « Une Âme pour l’Europe », seul programme destiné aux religions et accompagné d’un budget, a aussi été d’abord rattachée à la Cellule de Prospective. Sous les Présidents Delors et Santer, « Une Âme pour l’Europe » avait toutes les caractéristiques d’une communauté de politique publique. Son comité de pilotage associait des représentants religieux et des hauts fonctionnaires européens afin de présélectionner les dossiers susceptibles de recevoir une aide communautaire. Les représentants religieux et humanistes apportaient leur expertise afin de discerner les projets les mieux à même d’apporter une réflexion éthique à la construction européenne, dans une perspective interreligieuse et transnationale. Le rattachement de ce programme à la Direction Générale Education et 1 Les réunions qui ont eu lieu sous la Présidence de Jacques Delors couvrent un large spectre : l’état de la CIG autour du Traité de Maastricht ; la coopération avec les pays de l’Est et l’URSS ; la meilleure coordination des politiques d’intégration, la PAC, le dialogue Nord-Sud, l’articulation entre économie et écologie, le Livre blanc « Croissance, Compétitivité et Emploi », les enjeux éthiques et culturels de l’élargissement, « La construction européenne et les citoyen(ne)s européen(ne)s : a credibility gap ? », « La crise de la politique et de la société européenne ». 232 Culture, c’est-à-dire à une subdivision sectorielle, a été contemporain des crises du programme. Plus généralement, le mandat Prodi s’accompagne d’une remise en cause des structures et de l’état d’esprit dans lesquels Jacques Delors et son successeur avaient géré les liens avec les religions. Sous cette Présidence, le dialogue Commission/religions a gagné en légitimité parce qu’un nombre croissant de partenaires religieux était invité, mais il a perdu en substance. Peu à peu, le dialogue constructif et prospectif entre des fonctionnaires de la Commission et un nombre restreint d’experts et de leaders religieux céda la place à des réunions d’information réunissant des partenaires religieux nombreux et inégalement engagés dans le processus communautaire. Une cinquantaine de partenaires sont aujourd’hui réunis lors de réunions de « briefing » biannuelles; tout travail de fond y est donc impossible. Par contre, la Commission peut afficher son ouverture et sa neutralité en menant une politique de reconnaissance de la pluralité religieuse européenne. Corrélativement le débat sur les enjeux européens a été dévolu à des forums d’experts non religieux comme le Groupe Michalski, mis en place en marge de la Convention, pour réfléchir à l’identité européenne, en lien avec la religion, ou encore le Groupe des Sages chargé de réfléchir à la relance du Partenariat euroméditerranéen (PEM), suite aux évènements du 11 septembre 2001. Il lui était demandé de développer le volet culturel du PEM en définissant les outils d’un dialogue des cultures, des civilisations et des religions. Ainsi, le nombre et la nature des participants aux forums de politiques publiques conditionnent le fonctionnement de l’espace public européen et la place qui y est faite au religieux. C. Les forums de politiques publiques : Un espace public européen pluraliste Le pluralisme est une caractéristique de l’espace public européen, au sens de la reconnaissance de la pluralisation grandissante de la scène religieuse européenne, mais aussi au sens du type d’intermédiation des intérêts. Les forums de politiques publiques mis en place par la Commission pour dialoguer avec les religions sont plus ou moins ouverts et pluralistes. Le dialogue informel mais structuré qui se tisse entre la Commission européenne et les religions et humanistes repose sur deux principales réalisations caractérisées par un degré plus ou moins fort de représentation du pluralisme religieux et philosophique. L’initiative « Une Âme pour l’Europe », mise en place fin 1994, finance des colloques œcuméniques ou interreligieux sur le sens de la construction européenne. Le comité de sélection officieux, chargé de coordonner ce programme, compte deux représentants de chaque religion et du courant philosophique agnostique : sont présents les catholiques, les protestants, les orthodoxes, les 233 juifs, les musulmans et les humanistes. La présidence est assurée par un humaniste et le secrétariat par les protestants de l’EECCS, maintenant Commission Eglise et Société de la KEK, manière de montrer une volonté de représentation pour les groupes minoritaires en Europe. Le pluralisme se conjugue à l’égalité des membres : il ne s’agit pas d’une représentation arithmétique prenant en compte le poids numérique de chaque confession, mais plutôt d’une volonté de représenter les grandes confessions et le courant humaniste, à la racine de l’héritage religieux et philosophique européen. Les séances de « briefing » bi-annuelles, après les sommets européens, à la Cellule de prospective de la Commission, représentent un degré supérieur de pluralisme. Elles rassemblaient, en 2005, une cinquantaine de partenaires : représentants religieux, ONG confessionnelles et bureaux européens d’ordres religieux. Par rapport à l’initiative « Une Âme pour l’Europe », ce forum comprend en plus la présence des bouddhistes, des hindouistes, de la Science chrétienne et une représentation plus complète de la diversité protestante avec des représentants évangéliques, pentecôtistes et quakers ainsi qu’une pluralité d’organisations juives et musulmanes. Le pluralisme avéré qui marque les relations Union européenne/religions s’adosse à des facteurs structurels et conjoncturels qui tiennent au mode d’intermédiation des intérêts dans l’espace public européen et à la pluralisation de la scène religieuse bruxelloise. Tout d’abord, les consultations avec les groupes religieux ouvertes sous la présidence Delors ont fonctionné comme un appel d’air et ont incité des groupes religieux à ouvrir un bureau de représentation à Bruxelles1. Ceci s’est fait dans une logique concurrentielle et compétitive, marque du système pluraliste : la première raison de se doter d’un bureau bruxellois étant le succès remporté par ses concurrents2. Ainsi, les humanistes, ayant eu vent des consultations avec les catholiques et protestants, en 1990 ont protesté. Il leur a été conseillé de s’organiser en mouvement européen pour être invités aux consultations officieuses organisées par la Commission avec les Eglises, ce qui fut fait avec la création de la Fédération Humaniste européenne (FHE). Fin 1994, un représentant humaniste se voyait invité aux côtés de responsables religieux à la réunion solennelle organisée par le Président Delors. La FHE fut aussi intégrée à l’initiative « Une Âme pour l’Europe ». 1 Ce phénomène est observé dans d’autres secteurs d’activité communautaire. J. Greenwood, M. Aspinwall, “Conceptualizing collective actors in the UE. An Introduction”, in Collective Action in the European Union. Interests and politics of associability, New York, Londres, Routledge, 1998, p. 1-30. 2 P. Winand, I. Smets, « A la recherche d’un modèle européen de représentation des intérêts », in P. Magnette et E. Remacle (dir.), Le nouveau modèle européen, V.I Institutions et gouvernance, Bruxelles, Institut d’Etudes européennes, 2000, p. 141. 234 Ensuite, ouvrir une représentation à Bruxelles peut être conçu comme un acte défensif1 pour se prémunir de l’inflation de la réglementation communautaire et de son possible impact sur la vie des Eglises dans les Etats membres. C’est ce qui a poussé des Eglises nationales à ouvrir un bureau à Bruxelles, aux côtés des organisations religieuses européennes. On peut citer l’Eglise évangélique d’Allemagne (EKD) début 1990 ou l’Eglise orthodoxe de Grèce en 1998, en réaction aux pressions de l’Europe sur sa législation religieuse, notamment la question de la mention de la religion sur la carte d’identité. De plus, l’administration européenne est sous-dimensionnée et manque d’effectifs et de moyens, d’où une recherche de l’information sur son environnement et d’expertise auprès des groupes extérieurs, une grande ouverture à l’égard des groupes d’intérêts, jointe à une quête de légitimité obtenue par contact direct avec la société civile organisée européenne2. Nous avons vu comment la combinaison d’une expertise et d’une parole éthique chez les Eglises était prisée par la Commission européenne. Enfin, la perspective de l’élargissement et les adhésions précédentes ont augmenté le nombre potentiel d’acteurs religieux. Ainsi, la Conférence épiscopale autrichienne qui a beaucoup oeuvré en faveur de l’adhésion, avait ouvert un bureau à Bruxelles, lors de l’adhésion de l’Autriche à l’Union européenne. De même, la perspective de l’élargissement à l’Est explique une mobilisation croissante des orthodoxes, avec la création de l’Assemblée inter-parlementaire de l’orthodoxie, fondée en 1993, à l’initiative de la Grèce qui se présente comme chef de file de l’orthodoxie auprès de l’Union européenne. Les Eglises orthodoxes ont multiplié leurs contacts avec la Présidence de la Commission, avec les visites notamment des Eglises d’Ukraine, de Biélorussie et de Lituanie en 1999 et l’ouverture d’un bureau de représentation à Bruxelles pour l’Eglise Orthodoxe de Russie en 1999. En 2003, une représentation de l’Eglise catholique d’Ukraine s’est ouverte à Bruxelles et le responsable de la pastorale auprès des serbes orthodoxes à Bruxelles est invité aux réunions de « briefing ». Cependant le modèle pluraliste de représentation des intérêts religieux et humanistes connaît des limites structurelles. En l’absence d’officialisation des rapports religions/institutions européennes, développer des stratégies d’influence sur le processus décisionnel européen – et même simplement s’informer des développements de la construction européenne – nécessite d’importantes ressources humaines, organisationnelles, 1 Pascaline Winand et Isabelle Smets notent la nature réactive et non proactive des créations de bureaux de représentation de groupes d’intérêts auprès de l’Union européenne, op. cit., p. 142. 2 P. Winand, I. Smets, op. cit., p. 145. 235 relationnelles et financières : on constate une inégalité entre les réseaux catholiques protestants et humanistes, les trois organisations les plus structurées au plan européen. Tout d’abord, le nombre de personnes travaillant dans les bureaux bruxellois montre une inégalité en ressources humaines. Il y en a 8 à la COMECE, 6 à la KEK et 2 à la FHE, qui plus est à mi-temps. Ceci a un impact sur le nombre de dossiers suivis. La COMECE comprend 8 groupes de travail, le CES de la KEK, une dizaine, et à la FHE, les dossiers ne sont pas tous suivis directement à Bruxelles car ils sont souvent dévolus à des organisations nationales. Ce différentiel de moyens a des conséquences en termes d’efficacité du lobbying : le temps de réaction et la capacité d’anticipation sur un dossier sont différents. Les groupes religieux les mieux dotés ont la possibilité d’influer le plus en amont du processus de décision, dès la mise sur agenda, c’est-à-dire au moment de la formulation des directives à la Commission européenne. Par exemple, lors du livre blanc sur la gouvernance dont une première mouture parut en septembre 2001, l’Eglise Evangélique d’Allemagne (EKD) travaillait déjà sur ce projet en avril alors que la FHE attendait la perspective de l’audition publique de février 2002 pour s’y atteler. De même, on note un fort différentiel dans la capacité d’accéder à l’information et des réseaux plus ou moins étendus de contacts avec les fonctionnaires ou les parlementaires européens. Ainsi, lors de la directive sur la nondiscrimination, définie à l’automne 2001, nous avons rencontré, au même moment le responsable catholique et humaniste : le premier était déjà en possession d’un pré-projet alors que le second attendait la parution de la directive sur le web. Ainsi l’espace public européen est caractérisé par un mode pluraliste d’intermédiation des intérêts, mais comporte aussi des éléments contraires que l’on peut qualifier de néocorporatisme1. Cependant ceux-ci peinent à s’institutionnaliser, comme en témoignent les crises, puis la dissolution du programme « Une Âme pour l’Europe », les suites limitées de la rencontre interreligieuse de Tolède, en marge de la Conférence de lancement du partenariat 1 Pour une analyse plus fouillée des tendances pluralistes, corporatistes et néo-corporatistes du système d’intermédiation des intérêts religieux à Bruxelles, voir B. Massignon, Les relations entre les organismes religieux européens et les institutions de l’Union européenne : un laboratoire de gestion de la diversité religieuse et philosophique ?, in J.-R. Armogathe, J.-P. Willaime (éds.), Les mutations contemporaines du religieux, Turnhout, Brepols, 2003, p. 25-42. 236 euro-méditerranéen1, l’opposition de certains Etats eurosceptiques à l’inscription d’un article sur les religions dans le corps du Traité d’Amsterdam2. Avec la multiplication des débats sur les Traités européens, les Eglises et les Humanistes ont dû s’adapter à un nouveau type de lobbying. Ils ont dû passer d’une logique de forum à une logique d’arène. Quelles sont les modifications apportées par ce changement ? Quelles sont les caractéristiques de l’espace public européen défini comme arène et non plus comme forums de politiques publiques ? II. A la recherche d’un statut en droit communautaire. Les religions dans le débat constitutionnel européen : une logique d’arène Du Traité d’Amsterdam au Traité constitutionnel, les structures européennes d’Eglises et les Humanistes s’adaptent progressivement à une logique d’arène. Elles ont dû prendre en compte un processus décisionnel multi-niveaux, renforcer leur stratégie médiatique, articuler le lobbying européen et national de leurs membres et élargir leur répertoire d’action. Ainsi, on assiste progressivement à une polarisation du lobbying religieux et humaniste européen sur la Charte puis la Convention, favorable à une plus grande lisibilité des débats européens et donc à la gestation d’un espace public européen, structuré selon des enjeux transnationaux et des coalitions transnationales de partis et de lobbies. A. S’adapter à un processus décisionnel multi-niveaux Tout d’abord, les groupements religieux et humanistes ont diversifié leur point d’accès aux institutions européennes. Les relations Union/religions étaient d’abord centrées autour de la Commission. Pour s’adapter au mode de décision d’une Conférence intergouvernementale, les Eglises catholique et protestantes ont mis en place en 1995, une rencontre avec un haut représentant du pays en charge de la Présidence du Conseil. Ces rencontres sont devenues une 1 Pour la présentation de ces deux évènements et plus généralement de la politique religieuse de la Commission européenne, voir B. Massignon, La construction européenne : un laboratoire pour la gestion de la pluralité religieuse : clivages nationaux et confessionnels et dynamiques d’européanisation, 2 Vol., 705 p., Annexes, 71 p., Thèse sous la direction de J.-P. Willaime, EPHE, juin 2005. 2 T. Jansen, “Europe and Religion: The Dialogue between the European Commission and the Churches or Religious Communities”, Social Compass, 47(1), 2000, p. 103-112. 237 « tradition »1 bien établie depuis 1997. Ceci permet aux catholiques et protestants de connaître l’agenda de la future présidence de l’Union, l’anticipation étant un élément important d’une stratégie de lobbying. Les humanistes de la FHE ont fait de même après la Convention sur la Charte des Droits fondamentaux, en rencontrant, en 2001, le gouvernement belge, très sensible à l’humanisme séculier. La structure de la Convention sur la Charte a nécessité une nouvelle innovation. En 1999, pour toucher les parlementaires européens membres de la Convention, les Catholiques – et dans une moindre mesure les Protestants – ont tissé des relations avec le PPE et ont même rencontré ponctuellement le PSE. Les rencontres entre Catholiques et PPE se sont par la suite institutionnalisées : elle sont devenues annuelles. De plus, les stagiaires du PPE, issus des nouveaux entrants, sont conviés pour une session de formation à la COMECE. Le PPE organise, par ailleurs, depuis plus de dix ans, une conférence annuelle avec les Orthodoxes. L’action en direction du Parlement européen se fait dans un contexte où cette institution voit graduellement augmenter sa place dans le processus de décision, notamment avec le développement de la procédure de co-décision avec le Conseil. De plus, développer des relations avec les parlementaires, très désireux de relations avec les groupes d’intérêt public comme facteur de légitimation citoyenne de leur rôle, est une stratégie préférentielle pour les groupes plus faibles qui ont plus de difficultés à toucher la Commission et le Conseil. Il y aurait donc une alliance des faibles : euro-groupes d’intérêts et Parlement européen2. Ceci fait aussi partie d’une stratégie de lobbying diversifiée qui s’adapte à l’existence de multiples niveaux de décision. B. Une stratégie médiatique adaptée aux Conventions Si le lobbying, lors des CIG, reste informel et confidentiel, il doit, par contre, prendre un tour plus médiatique lors des Conventions car celles-ci favorisent un vaste débat, au niveau de l’UE et des Etats membres. Les Eglises et les humanistes ont donc développé leur stratégie médiatique. En vue de la Convention sur la Charte, COMECE et OCIPE ont fusionné leur publication. Au moment de la Convention sur l’avenir de l’Europe, les humanistes ont augmenté la fréquence de leur newsletter. 1 Mgr Treanor, « The Development of Relations between the Churches and the European Union : a laboratory for the future », Bonn, 22/I/2000, dactylographié, p. 5-6. 2 Kohler-Koch, « Organized Interests in the EU and the European Parliament » in P-H. Claeys, C. Gobin, I. Smets, P. Winand, Lobbying, Pluralism and European Integration, Bruxelles, Presses Interuniversitaires européennes, 1998, p. 136-137; et Schaber, “ The Regulation of Lobbying at the European Parliament : the Quest for Transparency, in P-H. Claeys et alii., Ibid., 1990, p. 210. 238 Le débat constitutionnel a été marqué par l’engagement réitéré du Pape en faveur d’une mention des racines chrétiennes de l’Europe. Le centralisme romain et la figure médiatique du Pape ont donné une visibilité plus grande aux positions catholiques qu’à celles des protestants. On observe une moindre efficacité du lobbying protestant depuis la Charte, alors qu’avant catholiques et protestants faisaient jeu égal. Les protestants semblaient même mieux s’adapter à la logique de forum de politiques publiques que les catholiques : ils ont eu des relations plus précoces avec la Commission sous la Présidence Delors. Le caractère informel des contacts leur convenait alors que les catholiques souhaitaient un dialogue officiel, sur le modèle de ce qu’expérimente le Saint-siège dans les enceintes internationales où il jouit d’un statut privilégié à la différence des autres religions, en raison de l’existence de l’Etat du Vatican. Par contre, la logique d’arène semble défavorable aux protestants. Leur lobbying à Bruxelles passant par la KEK depuis 19991, ils ont du mal à faire émerger une parole unitaire parmi les 125 Eglises qui la composent. De plus, la divergence de vue entre protestants et orthodoxes en matière de mœurs a rendu difficile une prise de position unique sur la Charte. La déclaration de la KEK fut très générale, alors que celle de la COMECE était détaillée et à forte tonalité juridique. Aussi, les Eglises protestantes sont tentées d’agir en ordre dispersé, avec une coordination minimale au sein de la KEK. Les grandes Eglises nationales protestantes, comme la riche EKD, ont souvent donné le « la » de la mobilisation en fournissant des contributions à la CIG du Traité d’Amsterdam et aux Conventions bien avant la structure européenne protestante. La centralisation du processus de décision catholique (le triangle nonciature-COMECE-OCIPE) a également favorisé des prises de position plus rapides que leur homologue protestant lors des différents traités européens. C. L’élargissement du répertoire d’action Le renforcement d’une stratégie médiatique n’est qu’un élément d’un vaste effort pour élargir les répertoires d’action et développer une stratégie d’européanisation. Ceci est particulièrement vrai pour les humanistes, mouvements au départ très ancrés dans la réalité nationale. La Convention se révéla être une structure d’opportunité pour la FHE, car le jeu était plus ouvert et transparent que lors des CIG où les contacts étaient plus restreints et informels. La FHE joua de la démocratisation des débats. Il est vrai qu’elle sut aussi se donner les moyens d’y faire bonne place. Lors du Traité d’Amsterdam, la FHE avait surtout eu 1 La principale organisation protestante européenne est la Commission oecuménique européenne pour Eglise et Société (EECCS), créée en 1973, devenue après la chute du mur de Berlin et dans la perspective de l’élargissement, la Commission Eglise et Société de la Conférence européenne des Eglises (KEK), organisme pan-européen, créé en 1959 et qui comprend des anglicans, protestants et orthodoxes. 239 recours à la voie nationale en contactant les gouvernements de Belgique et des Pays-Bas, deux pays où il existe un mouvement humaniste très structuré. Par contre, lors de la Convention sur l’avenir de l’Union, la FHE multiplia les réunions, conférences de presse et pétitions en ligne. Elle put aussi pallier ses moindres ressources par rapport aux structures européennes d’Eglise en s’inscrivant dans les nombreux lieux de contacts et de débats, ouverts par les institutions européennes à cette occasion. B. La constitution de vastes réseaux d’alliance interconfessionnels et transconfessionels Le renforcement des moyens d’action d’un mouvement n’est pas la seule condition du succès d’une action dans l’espace public européen. S’unir et élargir ses réseaux d’alliances en est une autre. L’un des traits remarquables de la Convention pour l’avenir de l’Union (20022003) fut la capacité des mouvements laïques de l’Europe du Sud, d’inspiration française, et humanistes de l’Europe du Nord, d’inspiration belgo-néerlandaise, à dépasser leurs clivages idéologiques internes. Les diverses contributions laïco-humanistes1 furent convergentes. Les formulations diverses employées dessinent une constellation sémantique en faveur de la neutralité des institutions européennes ; du principe de non-discrimination selon les convictions religieuses et philosophiques ; du droit à la liberté absolue de conscience (droit de croire et de changer de religion) étendue à la liberté de ne pas croire, avec comme corollaire la liberté de choix des conceptions de vie (avortement, euthanasie, mariage homosexuel…) et la liberté absolue de la recherche scientifique et artistique. De même, lors de cette Convention, les catholiques et les protestants prirent des initiatives communes et mirent au point un texte commun. Cela avait déjà été le cas entre Eglises protestante et catholique d’Allemagne lors du Traité d’Amsterdam, la collaboration œcuménique étant une tradition dans ce pays bi-confessionnel. Que ce soit lors du Traité d’Amsterdam ou des Conventions sur la Charte et le Traité constitutionnel, les structures européennes d’Eglises catholiques et protestantes se rencontrèrent, en fin de processus, pour coordonner leur action. Leurs groupes de travail sur les Affaires juridiques organisèrent plusieurs réunions communes. Lors de la dernière Convention, KEK et COMECE allèrent jusqu’à mettre sur pied, avec le concours de l’OCIPE et de l’EKD, une réunion d’information mensuelle après les sessions publiques des conventionnels. 1 Diverses contributions laïco-humanistes furent déposées sur le site web de la Convention : au niveau international (IHEU et sa branche « jeunes », International Humanist and Ethical Youth Organisation, IHEYO), européen ou national (les Français du Grand Orient de France et du CAEDEL, les Italiens de « Società Laica e Plurale »), voire même local (texte de l’antenne lilloise du Cercle Condorcet, club de réflexion de la Ligue de l’enseignement avec deux groupes de Mons). 240 Une action efficace dans l’espace public européen, suppose la constitution de vastes réseaux d’alliances, d’où les contributions communes des structures européennes d’Eglise catholique et protestante, lors du Traité d’Amsterdam et de la Convention sur la Charte, puis le texte commun signé par la COMECE, la KEK et divers ONG confessionnelles catholiques et protestantes lors de la Convention sur la Constitution. Au fil des CIG et des Conventions sur les Traités, les orthodoxes furent intégrés au duo catholico-protestant, mais marginalement. Il y a eu quelques réunions tripartites de concertation finale dans le cadre de diverses CIG et Conventions1, mais l’essentiel de la coordination avait été réalisé, au préalable, entre catholiques et protestants. L’Eglise orthodoxe de Grèce avait agi en solo lors du Traité d’Amsterdam, obtenant une déclaration annexe spécifique à son cas, alors que les autres Eglises chrétiennes s’étaient unies pour un article dans le Traité devenu la déclaration annexe n°11. Par contre, à l’occasion de la Convention sur l’avenir de l’Europe, il y eut une première coordination inter-orthodoxe entre les trois représentations basées à Bruxelles (Patriarcat œcuménique de Constantinople, Eglise orthodoxe de Grèce et Eglise orthodoxe de Russie). Dans une même stratégie d’alliance, la FHE inscrivit son action contre l’article I-52, concernant les relations Union/religions, dans une coalition d’intérêts plus large, rassemblant au delà des cercles laïco-humanistes, diverses associations militant pour la liberté de choix des conceptions de vie2. En définitive, les Conventions ont permis de structurer un espace public européen. La polarisation des débats a favorisé des synthèses transconvictionnelles et encouragé les liens transnationaux, permettant le dépassement des clivages idéologiques et nationaux. Les mouvements laïco-humanistes comme les Eglises ont su s’adapter et tirer partie de cette évolution. Lors de la Convention sur le Traité constitutionnel, le débat sur le Préambule et l’article I-52 ont opposé de larges coalitions d’intérêts, avec les Eglises chrétiennes, d’une part, et les Humanistes, alliés à des ONG progressistes, d’autre part. Ces alliances de lobbies ont répondu à la structuration de coalition d’acteurs politiques, réunis dans des pétitions pour ou contre la mention des racines chrétiennes de l’Europe dans le Préambule. La polarisation des débats selon une opposition Eglises/humanistes a renvoyé à un clivage d’engagement partisan gauche/droite, ce qui a favorisé la lisibilité des débats et permis l’engagement de 1 Par exemple, la réunion tripartite du 7 avril 1997, à la fin de la CIG pour le Traité d’Amsterdam. Mouvement international pour le Planning familial, Association en faveur de l’euthanasie, Right to die, Association des femmes de l’Europe méridionale, Fédération européenne de l’Education et de la Culture, Association internationale des gays et lesbiennes et deux réseaux catholiques progressistes militant pour des réformes d’ampleur dans l’Eglise : Eglise de Liberté et Catholic for Free Choice qui fut à l’origine de cette coalition. 2 241 citoyens européens. Les Eglises et les humanistes participent ainsi à la structuration d’un espace public européen, car les débats sur la dimension religieuse de l’identité européenne sont polémiques. Ils contribuent aussi à l’émergence d’une société civile européenne en créant du lien social transnational. III. La contribution des structures européennes d’Eglise à la formation d’un espace public européen en gestation La genèse d’un espace public européen suppose la fabrication d’un lien social transnational. Les organismes européens religieux fabriquent du lien social européen de cinq manières : l’information, la formation, la sociabilité et la coordination d’ « issues networks » plus larges. Construction européenne et collaboration œcuménique vont aussi de pair. A. Des médias confessionnels européens Par leur presse et plus récemment leur site Internet, ces groupements diffusent une information spécialisée sur l’Europe, différente de la presse généraliste des pays membres qui envisagent plus généralement les enjeux de la construction européenne sous l’angle strictement national. Irène Bellier souligne le déficit d’informations proprement européennes : « La communication sur l’Union n’est orchestrée par aucune instance commune, ni relayée par aucun journal européen de grande diffusion. Seul existe à Bruxelles, un bureau de presse qui accrédite le plus grand nombre de journalistes enregistrés dans une organisation transnationale. Ce sont eux qui médiatisent l’Union européenne dans le vocabulaire de leurs médias respectifs. De fait, seule une fraction de la classe politique et des opérateurs économiques est au courant de la manière par laquelle se construit l’avenir et est capable de participer au débat ou à la décision européenne »1. Ce déficit d’information européen renvoie au déficit démocratique de l’Union, c’est-à-dire à une coupure entre élites informées et masses peu informées, voire désinformées. Le manque de presse européenne constitue un obstacle à la formation d’un espace public européen. S’informer est la principale raison de l’ouverture d’un bureau à Bruxelles, pour quelque organisation que ce soit2. La spécificité de 1 I. Bellier, « Le concept de partenariat et le dialogue politique. La Commission européenne et l’élargissement de l’Union », Anthropologie et société, Vol.26/1, 2002, p. 154. 2 J. Greenwood, M. Aspinwall, “Conceptualizing collective actors in the UE. An Introduction”, in Collective Action in the European Union. Interests and politics of associability, New York, Londres, Routledge, 1998, p. 130. 242 la presse confessionnelle européenne est de chercher à diffuser cette information auprès du plus grand nombre. Cette caractéristique en fait des groupes de promotion et pas seulement des lobbies1. Le meilleur exemple de presse confessionnelle européenne peut être fourni par l’évolution de la politique éditoriale de l’Office catholique d’information et d’initiative pour l’Europe (OCIPE), le bureau jésuite à Bruxelles, et plus généralement par les feuilles d’information des organismes présents à Bruxelles. L’information a été, dès le début, un axe principal de l’OCIPE, avec La Lettre de l’OCIPE, périodique en français et en allemand qui devint en 1978 Objectif Europe/Projekt Europa/ European Vision. Cette dernière était une revue mensuelle présentant des articles de fond sur les enjeux de la construction européenne. En 1995, l’OCIPE consacrait à sa revue un tiers de son budget2. Avant la création de la COMECE, le Service d’Information Pastorale Européenne Catholique (SIPECA) éditait un journal sous forme de fiches spécialisées par domaine d’action. L’européanisation de l’action publique des Eglises suppose une concentration des moyens afin de réaliser des économies d’échelle. La presse confessionnelle est un bon exemple d’intégration des structures confessionnelles. Pour partager la charge d’un mensuel, OCIPE et COMECE réalisent, depuis 1998, une publication commune, Europe-infos, qui se présente comme un journal avec de brefs articles et un dossier spécial. Ce journal est édité en cinq langues : allemand, français, anglais, espagnol et polonais. Côté protestant, la KEK publie un bimestriel trilingue (français, anglais, allemand). La forte implication de l’Eglise orthodoxe de Russie dans le processus de construction européenne se traduit par un effort éditorial important avec depuis 2002, la publication en ligne d’un trimensuel trilingue (français, anglais allemand » : Europaica. La FHE dispose aussi d’une newsletter en ligne, mais sa parution est aléatoire et ne dépasse pas 3 à 4 numéros par an, ce qui révèle, par contraste, la faiblesse des moyens des Humanistes européens par rapport aux Eglises chrétiennes. La diffusion d’informations multilingues contribue à la structuration d’un espace public européen, car elle permet de lever l’obstacle d’un espace public marqué par une irréductible diversité linguistique. 1 Distinction proposée par O. de Schutter, « La fonction des groupes de pression dans la Communauté européenne », Courrier Hebdomadaire du Centre de recherche et d’information socio-politique, n°1398-1399, 1993, 53 p. 2 F. Basabe Llorens, The Roman Catholic Church and the EU : an Emergent Lobby ?, Collège d’Europe, working paper n°15, series Politics and administration, Brussels, European Interuniversity Press, 1996, p. 58. Aujourd’hui, dans la mesure où l’OCIPE a fusionné sa publication avec la COMECE, le budget publication n’est plus que de 10 %, selon le secrétariat de l’OCIPE, mars 2001. 243 B. La socialisation aux enjeux européens et la diffusion d’un sentiment europhile Tous les organismes européens religieux et humanistes participent à la formation des responsables dans les pays membres : des visites sont organisées auprès des institutions européennes et leurs membres sont sollicités dans des réunions, conférences et débats par leurs homologues dans les pays membres. A travers ces manifestations, les Eglises et les Humanistes diffusent un sentiment europhile auprès de leurs membres nationaux, ce qui favorise un sentiment d’appartenance à l’Europe, base d’un espace public européen en gestation. Par exemple, la COMECE a organisé, en novembre 1997, une visite de neuf évêques polonais auprès des institutions européennes (Parlement européen et Commissaire de la DG I). Ce voyage a eu un impact décisif sur la perception de l’épiscopat polonais jusqu’alors réticent quant à la perspective d’adhésion de la Pologne à l’Union européenne. De même, tout au long des grands débats institutionnels sur le Traité d’Amsterdam, la Charte des droits fondamentaux et le Traité constitutionnel, les membres des organisations religieuses et humanistes européennes ont organisé des débats et des conférences dans les Etats membres afin de sensibiliser leurs membres aux enjeux européens. Ils ont ainsi réalisé une articulation entre espaces publics nationaux et européens. Or la construction d’un espace public européen doit prendre en compte la dimension multi-niveaux des espaces politiques. Il ne peut se réaliser qu’on connectant les espaces publics nationaux et proprement européens. Outre ces actions ponctuelles destinées au plus grand nombre, les structures européennes d’Eglise organisent une formation plus systématique des élites nationales aux enjeux européens. Côté catholique, on note une certaine spécialisation. La COMECE s’adresse de manière privilégiée aux conférences épiscopales nationales, aux responsables religieux et à des groupes de jeunes. ESPACES, le bureau des dominicains à Bruxelles, mène notamment une action ciblée en direction des religieux. L’OCIPE s’intègre au plan de formation des futurs jésuites européens1. Leur site met en réseau les différentes facultés d’enseignement supérieur jésuites à travers l’Europe. Il mène également une action d’envergure dans les pays candidats à travers le lancement de journaux spécifiques et l’organisation de conférencesdébats dans leurs différents centres. L’OCIPE cherche à diffuser un sentiment europhile dans une société polonaise majoritairement hostile à l’Europe. Le bureau de Varsovie organise des sessions de formation sur l’Europe pour la presse locale et la presse catholique. Il a lancé, en 1995, un groupe de travail sur l’intégration européenne, de trente personnalités provenant d’horizons politiques différents et travaillant au Ministère des affaires étrangères, à la 1 OCIPE, rapport d’activité 1998. 244 chancellerie du Parlement et au bureau du Conseil des Ministres1. Côté protestant, le directeur du bureau bruxellois de l’Eglise évangélique d’Allemagne est souvent nommé par la suite en poste à Berlin où il se charge des relations avec le Parlement et la Chancellerie et coordonne ainsi le lobbying des Eglises protestantes allemandes au niveau national. Cette « filière de formation » reconnaît indirectement le rôle important joué par l’agenda européen dans la définition des politiques nationales. C. De la pastorale au lobbying : la contribution des religions à une sociabilité européenne Les groupements religieux et philosophiques européens présents à Bruxelles et/ou à Strasbourg mènent tous des activités de pastorale au sens strict du terme ou plus large : conférences, débats exposant des enjeux européens à la lumière de leurs convictions religieuses ou philosophiques. Ainsi, ces groupes participent de la formation d’une sociabilité transnationale. Or, pour Robert Putnam, les religions conservent un rôle public dans les sociétés sécularisées dans la mesure où l’appartenance à un groupe religieux apporte un capital social et des réseaux de solidarité mutuelle2. Marc Abélès et Irène Bellier, qui ont mené une observation participante à la Commission, observent « des regroupements de diverses natures et longévités dans des filières politiques ou religieuses, dans des clubs d’art ou de sport. Dans cet univers qui se compose d’une majorité d’expatriés, la sociabilité européenne des agents crée des liens qui se substituent aux amitiés et liens familiaux du pays d’origine »3. Ces activités sont reconnues par la Commission européenne. Catholiques et protestants organisent des rencontres conjointes au « lieu de recueillement » à Bruxelles ou à Strasbourg, lors des sessions plénières du Parlement européen. La FHE propose une conférence mensuelle à travers l’association « Pensée libre pour l’Europe ». Ces débats s’adressent au public éclairé et moins au personnel des institutions européennes. De plus, la thématique des conférences n’est pas exclusivement centrée sur les enjeux européens. Il existe aussi un séminaire de réflexion rassemblant des fonctionnaires européens juifs autour d’un rabbin. Cette activité est menée par le Rabbinical Center for Europe, le bureau des loubavitchs à Bruxelles4. L’Eglise 1 OCIPE, rapport d’activité, 1996. R. Putnam, « Bowling Alone », Journal of Democracy, 1995, p. 65-78, Cité par D. Martin, « Remise en question de la théorie de la sécularisation », in G. Davie, D. Hervieu-Léger, Identités religieuses en Europe, Paris, La Découverte, 1996, p. 32 et 34. 3 M. Abélès, I. Bellier, « Une culture de la Commission européenne ? De la rencontre des cultures et du multilinguisme des fonctionnaires », in Y. Mény, P. Muller, J-L. Quermonne, Politiques publiques en Europe, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 435. 4 Les loubavitchs sont un mouvement prosélyte en milieu juif et ne s’adressent pas aux seuls Loubavitchs. Comme le souligne Jan Feldman, analysant leur participation à la vie politique aux USA, « il s’agit d’amener 2 245 orthodoxe de Russie organise également des débats à Bruxelles. A travers ses conférences mensuelles, elle cherche davantage à montrer ses liens avec la diaspora orthodoxe en Europe qu’à inviter des fonctionnaires européens. La socialisation religieuse permet d’agir indirectement sur les institutions européennes par le biais de fonctionnaires croyants engagés. Il se construit, au fil des rencontres, des « policy communities » potentielles. Par exemple, le Foyer catholique européen (FCE), créé dans les années soixante, organise la pastorale catholique en direction des fonctionnaires européens et de leur famille. Il s’organise en groupes linguistiques (espagnol, italien, polonais) avec des activités communes multilingues (messe internationale mensuelle, cérémonies de confirmation en commun, troupe européenne de scouts). Ces activités multilingues créent de la sociabilité et de la socialisation européennes transnationales au niveau des adultes comme des jeunes. Lors de la Convention, le FCE a organisé un groupe de prière et de réflexion sur le Traité constitutionnel, destinés aux fonctionnaires européens. Ce groupe de travail a réalisé plusieurs propositions mises en ligne sur le site Internet de la Convention. Ces contributions appuyaient les prises de position de l’Eglise catholique. Un lien est ainsi réalisé entre pastorale et lobbying. D. La participation à des « issue networks » : dynamique d’européanisation et sécularisation Les mouvements chrétiens présents à Bruxelles contribuent à la structuration de la société civile européenne en participant ou initiant des « issue networks », c’est-à-dire des regroupements plus larges autour d’un domaine de compétence communautaire. Il se crée ainsi un degré d’interrelations plus denses qui est l’indice de la formation d’un espace public européen. Par exemple, dans le domaine des migrations, en 1989-1990, l’OCIPE a été à l’origine du réseau MIGREUROPE 1, chargé de réfléchir à la politique d’immigration de l’UE, avant que ce réseau ne disparaisse dans une initiative plus large, soutenue par la Commission européenne, le Forum des migrants 2. De même, le Churches Committee for Migrants in Europe (CCME), ONG protestante, fut à l’origine du Migration Policy Group et d’ENAR, European Network Against Racism. Son secrétaire général assura la direction de ces deux réseaux. Le CCME est aussi membre fondateur du réseau Starting Line qui se Yiddishkeit (la vie et la pratique juive) au Congrès plutôt que de s’engager dans la vie politique », conformément à leur mission de rejudaïsation des communautés juives. J. Feldman, Lubavitchers as citizens. A paradox of Liberal Democracy, Ithacca, London, Cornell University Press, 2003. 1 Felipe Basabe Llorens, op. cit., p. 59. 2 Secrétariat de l’OCIPE, 2/III/01. 246 mobilisa pour une directive sur la non-discrimination et en amont pour un article contre la discrimination dans les Traités européens. Tous ces réseaux rassemblent, au delà des ONG chrétiennes, des associations venues de tous horizons. Le mode particulier d’agrégation des intérêts, par la constitution de vastes réseaux d’alliances, peut même être porteur d’une certaine sécularisation des objectifs. Il en va de même de l’insertion dans les projets communautaires, source importante de financement pour certains groupes. Il faut ici distinguer les ONG, dont une source principale de financement provient de leur participation à des projets financés par les institutions européennes, des structures européennes d’Eglise qui sont indépendantes des financements européens et reçoivent quelques financements pour des projets circonscrits, comme ceux d’ « Une Âme pour l’Europe ». La dimension confessionnelle chez ces « associations clientes »1 tend alors à s’estomper. C’est ce qui est arrivé au Centre Européen Juif d’Information (CEJI) dont un tiers du budget est aujourd’hui constitué de fonds européens. Cette organisation s’était d’abord donnée comme but de servir de tête de réseau aux organisations juives et de coordonner leurs actions en direction des institutions européennes. Cet objectif a peu à peu changé, au fur à mesure de l’inscription dans les projets communautaires de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, l’Union favorisant les projets mis en place à plusieurs. Le CEJI a alors inscrit son action dans des plates-formes d’ONG comme ENAR, European Network Against Racism, développant des relations plus soutenues avec des ONG non-confessionnelles plutôt que juives. E. L’œcuménisme au quotidien, base d’une religion civile européenne ? Enfin, dans leur travail d’approche des institutions européennes, catholiques et protestants expérimentent un œcuménisme au quotidien, au-delà des débats théologiques qui sont plutôt l’apanage du Conseil des Conférences épiscopales d’Europe (CCEE) et de la Conférence des Eglises européennes (KEK). La construction européenne créerait une dynamique concrète de coopération entre les religions. Pour Jean-Paul Willaime, l’Europe est « oecuménogène » : « l’œcuménisme chrétien est un enjeu important dans la construction de l’Europe. L’européanisation, c’est aussi la réconciliation des différentes confessions chrétiennes et l’intégration des différentes mémoires religieuses »2. 1 Selon la distinction de U. Ayberk et Fr-P. Schenker, « Des lobbies européens entre pluralisme et clientélisme », Revue Française de Sciences Politiques, Vol. 48, n°6, décembre 1998, p. 725-755. 2 J-P. Willaime, Europe et religions. Les enjeux du XXIe siècle, Paris, Fayard, 2004, p. 75. 247 La collaboration œcuménique à Bruxelles est ancienne. Elle a d’abord été le fait de la Commission œcuménique européenne pour Eglise et Société (EECCS), la plus ancienne structure européenne protestante, et de l’Office Catholique d’information et d’initiative pour l’Europe (OCIPE), bureau jésuite à Bruxelles, première structure catholique européenne. Ils collaboraient sur divers dossiers à travers la Joint Task Force sur le développement, un groupe de réflexion sur les problèmes sociaux avec des dirigeants syndicaux européens, des déjeuners-débats à l’occasion des sessions du Parlement européen (à partir de 1979 jusqu’à aujourd’hui) ou encore des réunions de travail à propos du 2ème programme de la Communauté européenne sur la pauvreté1. A partir de 1995, un comité mixte EECCSCOMECE s’est réuni une fois par an, en vue de préparer les séminaires de dialogue à la Cellule de Prospective. L’EECCS invitait la COMECE à ses Assemblées générales (mais pas l’inverse). Ce n’est que la face institutionnalisée des rapports entre ces deux institutions majeures de la scène religieuse bruxelloise. Sur toutes les affaires juridiques que nous avons suivies (Traité d’Amsterdam, Charte des droits fondamentaux, Directive sur la nondiscrimination dans le travail, Livre blanc sur la Gouvernance, Convention sur l’avenir de l’Europe), nous avons noté une coordination entre elles, soit à différents stades de la mobilisation, soit in fine. Il existe aussi un réseau informel germanophone où se rencontrent des responsables catholiques et protestants, issus des structures d’Eglise, des ordres religieux et des ONG confessionnelles. A propos de ces dernières, dans un même secteur de politique publique, une ONG protestante a généralement un homologue catholique, ce qui favorise les coopérations. C’est le cas, par exemple, d’Eurodiacona et de Caritas Europe, respectivement ONG protestante et ONG catholique du secteur social, ou d’APRODEV (Association of World Council of Churches related Development Organisations in Europe) et Euro-CIDSE (Coopération Internationale pour le Développement et la Solidarité), respectivement ONG protestante et ONG catholique du secteur du développement. Enfin, Bruxelles et Strasbourg sont aussi les lieux de nombreuses célébrations œcuméniques (au Parlement européen ; au Lieu de Recueillement de la Commission européenne ; à la Chapelle von Maerlent, etc.). La coopération œcuménique est surtout l’affaire des organisations protestantes et catholiques à Bruxelles, structures religieuses les plus puissantes, donc susceptibles de travailler ensemble. Ce duo cherche à inclure les orthodoxes2. 1 J. Weydert, s.j., « L’OCIPE quelques mots d’histoire », septembre 1992, dactylographié, p.5. Sur l’intégration des orthodoxes aux relations catholico-protestantes bruxelloises et la traduction sur le plan européen des tensions œcuméniques entre orthodoxes, protestants et catholiques, voir B. Massignon, « Les représentations orthodoxes auprès de l’UE : entre concurrence intra-orthodoxe et dynamiques d’européanisation », 24 p. (à paraître en 2006, dans Balkanolgies, Volume IX, n°1-2). 2 248 Ces collaborations œcuméniques, au cas par cas, le plus souvent très pragmatiques et peu institutionnalisées, donnent lieu à la production d’un discours légitimateur sur le projet européen et les christianismes. Le thème de la réconciliation entre les nations européennes dont la construction européenne témoigne est étroitement associé par les Eglises avec celui de l’œcuménisme. C’est ce qu’a souligné Klaus Kremkau, Président de l’EECCS lors de la première rencontre des Eglises protestantes avec Jacques Delors, le 5 novembre 1990 : « La recherche œcuménique de l’unité dans la reconnaissance de la diversité est un autre point de comparaison qui peut être établi entre les Eglises et l’évolution en cours au sein de la Communauté européenne »1. De même, un article d’Objectif Europe (la revue de l’OCIPE), traitant du grand rassemblement oecuménique de Gratz en 1989, le qualifie d’ « Acte unique œcuménique » en parallèle avec l’Acte unique européen2. Pour Hugues Déléstraz, S.J « Cette origine religieuse, et même spécifiquement chrétienne, de la réconciliation accrédite les Eglises comme interlocuteurs privilégiés de la Commission européenne pour donner une âme à l’Europe »3. D’ailleurs, certains regroupements religieux présents à Bruxelles reposent, notamment au départ, sur un esprit de réconciliation franco-allemand4. Les Institutions européennes sont sensibles à ce discours. Par exemple, la Commission a donné un financement pour le grand rassemblement œcuménique de Gratz. De même, le prix Robert Schuman qui récompense des personnalités ayant œuvré pour la construction européenne, fut décerné en 1988 au Cardinal Poupard, Président du Conseil pontifical pour la Culture et, en 1992, au Frère Roger de Taizé. On peut se demander si, dans une certaine mesure, l’œcuménisme ne constitue pas une offre de religion civile européenne de la part les Eglises. Dans ce sens, la mention des « racines chrétiennes » au pluriel dans le Préambule de la Constitution aurait constitué une certaine affirmation du pluriel, sous le signe de la réconciliation et du dialogue. S’il existe une réelle dynamique œcuménique à Bruxelles, par contre, force est de constater que les rencontres inter-religieuses sont suscitées par la Commission européenne et qu’il n’existe pas à cette échelle de « policy communities ». 1 Compte rendu de la rencontre entre des dirigeants des Eglises et des membres de la Commission européenne, Bruxelles, 5 novembre 1990, Dossier Marc Luyckx, « Rencontres Président, 1990-1994 ». 2 J. Lucal, « Bâle : Un acte unique œcuménique ? », Objectif Europe, juillet-septembre 1989, p. 43-53. 3 H. Deléstraz, « La réconciliation, un acte politique », Objectif Europe, n° 46, p. 46. 4 Voir C. Montevecchi, Europe et œcuménisme. La contribution de deux organismes confessionnels : EECCS et OCIPE, Mémoire de DEA d’Etudes politiques, Institut d’Etudes politiques, Strasbourg, 1996. 249 Conclusion. Forum sécularisé et arène resacralisée : un espace public européen à deux vitesses La contribution des religions à la genèse d’un espace public européen se joue à deux niveaux, fonctionnel et symbolique. L’enjeu d’une gestion communautaire du religieux est intimement lié aux débats concernant le renforcement et l’institutionnalisation des liens entre Institutions européennes et société civile organisée (inclusion de l’initiative « Une Âme pour l’Europe » dans le programme destiné aux Associations et Fédérations d’intérêt européens ; mention des Eglises et communautés religieuses dans le Livre blanc sur la gouvernance ; article I-52 du Traité constitutionnel inclu dans le titre VI « La vie démocratique de l’Union). Sur le plan symbolique, la constitution de l’Europe comme communauté politique pose la question de l’identité, des valeurs et des frontières de l’Union ; autant de questions où le religieux, comme héritage et imaginaire, peut être mobilisé. C’est le sens du discours « Donner Une Âme pour l’Europe » de Jacques Delors. Il initia le dialogue Commission/religions, après la signature du Traité de Maastricht, car pour lui, ce Traité représentait un saut qualitatif dans la construction européenne : d’uniquement économique et technicienne, elle incluait désormais des enjeux politiques, éthiques et identitaires. De même, ce n’est pas un hasard si la question religieuse prit sa place dans une dynamique de constitutionnalisation des Traités qui va du Traité d’Amsterdam au projet de Constitution européenne. Nous avons distingué deux niveaux de l’espace public européen : le forum et l’arène. Ces deux niveaux peinent à s’articuler. Il existe donc un espace public européen à deux vitesses. Les espaces de concertation mis en place par la Commission pour les religions et les humanistes sont utilisés comme lieu d’information lors des grands débats institutionnels, mais les forums de politiques publiques associant les religions restent peu connus du grand public et même des médias spécialisés sur l’Europe. La volonté affichée par Jacques Delors d’un dialogue informel mais structuré avec les religions et humanistes explique le caractère confidentiel des liens Commission/religions. A contrario, Romano Prodi a donné une visibilité aux rencontres interreligieuses organisées sous le patronage de la Commission mais, sous sa Présidence, le dialogue Commission/religions a perdu en substance. Les réunions de « briefing » étaient ouvertes à une cinquantaine de partenaires dont les intérêts et l’investissement sur le plan européen variaient, si bien qu’aucun travail de fond ne pouvait se réaliser, à la différence des séminaires de dialogue avec les Catholiques et les Protestants créés par Jacques Delors. Ainsi, sous Jacques Delors, la logique de forum l’emporte sur la 250 logique d’arène. Ce rapport s’inverse sous Romano Prodi et son successeur José Manuel Barroso. De plus, le rapport entre le religieux et le politique diffère que l’on soit dans un forum de politique publique ou dans une arène de débats institutionnels. Si les relations entre institutions européennes et religions sont marquées par un souci de séparation des sphères publique et religieuse, le débat public européen pose la question de la dimension religieuse de l’identité européenne. Il faut rappeler ici que la genèse d’un espace public européen s’inscrit dans la trajectoire longue de sécularisation, spécificité européenne1. La genèse de l’espace public est historiquement liée à l’enjeu de la gestion politico-étatique de la religion. La différenciation des sphères religieuse et politique et l’avènement d’une sphère publique autonome par rapport aux normes et aux institutions religieuses résultent de la dynamique de sécularisation. Le morcellement et la conflictualité de la scène religieuse européenne après la Réforme ont conduit, peu à peu, à l’érection d’un Etat neutre religieusement, susceptible d’assurer et d’imposer l’ordre public. Cet Etat s’est nourri progressivement d’une légitimité propre par rapport aux idéaux religieux. Comme le souligne Jean-Paul Willaime, il s’agit, dans un premier temps, d’une sécularisation-transfert, le politique empruntant à la sphère religieuse des éléments de sacralité, plus que d’une sécularisation-liquidation voyant advenir un ordre politique dégagé de tout référent religieux. Dans de nombreux pays européens, la ou les religions contribuent encore à l’élaboration de l’identité nationale, phénomène désigné à la suite de Robert Bellah2, sous le terme de « religion civile ». Aujourd’hui l’Etat est désacralisé, même en France où Jean-Paul Willaime parle d’une « laïcisation de la laïcité »3. L’espace politico-administratif tend à se neutraliser, c’est la métaphore de l’espace démocratique comme lieu vide chez Claude Lefort. Par contre, la société civile, définie comme espace de 1 G. Davie, « Europe : l’exception qui confirme la règle ? », in P.L. Berger, Le réenchantement du monde, Paris, Bayard, 2001, p. 99-128. 2 R.N. Bellah, « Civil Religion in America », Daedalus, 1996, n°1, 1967, p. 1-21. Robert Bellah emprunte le terme de “religion civile” à Jean-Jacques Rousseau afin de désigner la dimension religieuse et messianique du patriotisme américain pour lequel l’Amérique est célébrée comme la nouvelle terre promise pour les migrants en exode. Cependant, la notion de « religion civile » a un sens différent chez Rousseau par rapport à Robert Bellah. Pour Rousseau, la religion civile constitue un ensemble de dogmes simples alors que les croyances qui fondent la religion civile américaine ne sont pas formalisées. Chez Rousseau, il est préférable de parler de « religion civique ». Il s’agit d’une profession de foi civique dont le souverain fixe des dogmes positifs (croyance en Dieu, bonheur des justes, punition des méchants) et un dogme négatif (le refus de l’intolérance), soubassement de la sainteté du contrat social, de la dévotion au pacte social et fondement de la sociabilité citoyenne. La religion civile rousseauiste peut très bien être dévoyée sous la forme d’une religion séculière autonome et concurrente des religions historiques alors que la religion civile américaine, même si elle ne fait pas référence à une religion particulière, n’a pas le projet de se substituer aux religions historiques, ni l’institution étatique de prendre la place des institutions religieuses, bien au contraire. Par contre, le culte révolutionnaire élaboré sous la révolution française peut être conçu comme une traduction du projet rousseauiste. 3 J-P Willaime, « Etat, Ethique et religion », Cahiers Internationaux de sociologie, Vol. LXXXVIII, 1990, p. 189-213. 251 médiation entre l’Etat et les citoyens, tend à devenir le lieu d’élaboration et de compétition des visions du monde. Ainsi, un double mouvement de sécularisation des forums de politiques publiques et de retour du religieux dans les arènes de débats institutionnels s’observe dans l’espace public européen, comme en témoignent les relations entre religions et institutions européennes. 252 Le religieux dans la légitimation de l’Union européenne François Foret (ULB), Philip Schlesinger (University of Glasgow) L’Union européenne confronte l’observateur à la formation « en direct » d’un ordre politique dans le contexte d’une modernité de plus en plus réflexive. L’UE est à la fois un produit et un agent de la sécularisation qui touche tous les modes de domination et de vivre ensemble. Dès lors, éclairer l’analyse du processus d’intégration par celle des évolutions des religions et de ses interactions avec elles permet de mesurer la spécificité de ce projet politique atypique et son impact sur les sociétés européennes. Historiquement, les religions ont eu partie liée avec le nationalisme du fait de la propension de ce dernier à récupérer toutes les autres formes d’allégeance ou à entrer en conflit avec elles si elles le concurrençaient. Les Etats se sont par ailleurs construits à la faveur d’un élargissement progressif de sphères publiques qui ont tout à la fois accompagné, canalisé et endigué le développement des institutions politiques. Dans cette continuité, la formation d’une nouvelle entité supra-étatique est susceptible de s’accompagner des deux mêmes phénomènes : la remise en chantier des identités collectives forgées dans le cadre des Etats nationaux est de nature à réactiver des identités religieuses certes déclinantes mais toujours vivaces ; la refonte des structures de délibération et de décision et des agencements d’acteurs introduite par la construction européenne peut entraîner, même indirectement, une redéfinition des relations de la puissance publique avec les Eglises. La question est de savoir si ces deux tendances sont aujourd’hui attestées, avec quelle intensité et sous quelles formes, et si l’une tend à l’emporter sur l’autre. Le projet de gouvernance européenne mise sur le partenariat des instances politiques avec la société civile dans le cadre d’une sphère publique européenne qui doit se substituer comme moteur de l’intégration à une conscience commune défaillante et à un Etat européen inconcevable. On peut y voir un moyen de revisiter la méthode de l’engrenage en contournant les rigidités des appareils étatiques et des opinions publiques par la création de solidarités de fait, non plus sur le plan institutionnel mais sur celui de l’articulation des sociétés civiles nationales. Cette démarche, comme d’ailleurs le répertoire intellectuel des théories de la sphère publique, ne confère aux identités culturelles qu’un statut mineur et instrumental1. 1 Cette question des identités, centrale s’il en est, a été plus amplement traitée dans un autre article s’attachant particulièrement au débat qui s’est noué lors du processus constitutionnel à propos de l’opportunité d’une 253 C’est pourquoi nous nous attacherons surtout à ce que fait la religion plutôt qu’à ce qu’elle est, en en retenant une définition à dominante fonctionnaliste1. Le postulat, amplement démontrée par l’analyse sociologique contemporaine, est que la religion conserve une place notable dans la vie sociale, politique et surtout privée malgré un déclin avéré et des mutations profondes. La question est alors de déterminer si une sphère publique européenne peut trouver des éléments favorisant son émergence dans les fondations supranationales historiques d’une Europe chrétienne et/ou surtout dans les stratégies contemporaines des acteurs religieux. Quelle que soit l’influence prêtée à la religion en la matière, il existe peu de raisons de penser qu’elle s’exerce dans le sens d’une cohérence de l’espace public européen. Toute foi porte en effet en elle une prétention à la vérité et à l’exclusivité, qui se manifeste avec des effets sociaux très divers. Or la mobilisation politique de la religion en Europe implique nécessairement plusieurs religions, relevant du christianisme comme d’autres grandes traditions, et ne peut donc conduire qu’à la confrontation de visions du monde multiples et divergentes. Le processus constitutionnel européen (de la déclaration de Nice sur l’avenir de l’Union en 2001 aux référendums de 2005 et à leurs suites) a relancé le débat sur la légitimation et la nature de l’UE car il a mis en cause les fondements mêmes de l’ordre politique communautaire et il a suscité des flux de communication plus ouverts et denses que d’ordinaire sur les affaires européennes. La dimension religieuse a retenu l’attention sur deux dossiers principaux, la controverse autour de la nécessité d’une référence à l’héritage chrétien de l’Europe dans le préambule du Traité constitutionnel et le statut particulier reconnu aux Eglises comme interlocuteur d’un dialogue avec les institutions européennes au nom de leur contribution spécifique à la gouvernance. Les dispositions finalement arrêtées, quel que soit leur avenir, n’apportent pas de rupture majeure et entérinent plutôt des évolutions de moyen terme. mention de l’héritage chrétien de l’Europe dans le préambule de la constitution. Cf. Ph. Schlesinger, Fr. Foret, “Political Roof and Sacred Canopy? Religion and the EU Constitution”, European Journal of Social Theory, vol. 9, 2006. 1 R. Wallis, St. Bruce, “Secularization: The Orthodox Model”, in St. Bruce (ed.), Religion and Modernization. Sociologists and Historians Debate the Secularization Thesis, Oxford, Clarendon Press, 1992, p. 10-11. 254 Dans la mise en place d’une sphère publique européenne, la religion peut proposer, d’une part, des modèles organisationnels et des acteurs sous la forme d’une société civile qui dépasse les frontières nationales ; d’autre part, des principes de légitimité et des valeurs. Dans le premier cas, l’enjeu est la structuration d’une sphère publique européenne sectorielle ; dans le deuxième cas, l’inscription du discours des religions dans une sphère publique générale qui renseigne sur la nature de cette dernière. Les religions offrent d’abord un exemple sectoriel de société civile qui s’organise au niveau supranational. Les Eglises considérées comme groupes d’intérêt sont cependant loin de constituer un monde d’acteurs autonome et réellement européanisé. Les religions comme forces sociales et politiques questionnent par ailleurs fortement les principes de fonctionnement d’une sphère publique européenne. Leurs visions normatives mettent en cause la neutralité des institutions de même que la rationalité et l’universalité des échanges. Au final, les religions apparaissent avant tout comme des pierres de touche et des enjeux culturels du développement d’une démocratie participative européenne davantage que comme des déterminants politiques directs. I. Les religions comme sphère publique européenne sectorielle La question est de déterminer dans quelle mesure les religions constituent une sphère publique européenne sectorielle entendue comme un ensemble d’acteurs, de structures, de réseaux et de représentations qui sont les éléments d’un espace de délibération, d’interaction et d’interpellation du pouvoir politique. A. Les religions comme sujet et objet de politique européenne La contribution de la religion au développement d’un potentiel espace public européen vient d’abord du fait qu’elle constitue une des origines – parmi bien d’autres – de l’idéologie fondant ce projet politique. Guy Hermet rappelle à juste titre que la notion de société civile a été exhumée de la pensée de Hegel et réactivée dans la Pologne de Jean-Paul II au cours des années 1980 pour désigner le contre-Etat catholique opposé au communisme1. Ce modèle de mobilisation vertueuse des forces sociales pour les libertés a ensuite suscité beaucoup d’émules et il y est fait souvent référence. 1 G. Hermet, « Un régime à pluralisme limité ? A propos de la gouvernance démocratique », Revue Française de Science Politique, vol. 54, n° 1, février 2004, p. 164. 255 De manière plus directe encore, le catholicisme social a constitué la matrice d’inspiration de nombreux pères fondateurs de l’Europe communautaire et leur a fourni des « patrons » intellectuels et organisationnels dont on retrouve la trace dans les structures et les concepts de l’intégration européenne. Le catholicisme social, marqué par l’influence du personnalisme, a notamment offert une certaine conception fédéraliste articulée autour de la notion pivot de subsidiarité. Dans cette perspective, l’homme est défini comme un être qui ne trouve sa perfection que dans la société. L’Etat existe pour l’aider à vivre et à s’accomplir dans cette société. Mais l’aide de l’Etat doit rester indirecte : elle doit surtout viser à créer les conditions favorables pour que les individus puissent satisfaire leurs besoins. Cette tâche de création des conditions propices à l’épanouissement de la personne, c’est la mission de « bien commun ». Le catholicisme social définit donc doublement l’action de l’Etat : il la légitime, mais il la limite strictement. Le but de l’Etat doit être de soutenir l’exercice des interdépendances entre les individus et les groupes sociaux, de façon à ce que l’aide et le service réciproques puissent se dérouler sans obstacles. Le catholicisme social implique donc un engagement actif de tous, un engagement autonome, que l’Etat ne doit pas gêner ou entraver. C’est le sens de la subsidiarité, une barrière posée à l’action étatique, qui ne doit s’exercer que lorsque c’est nécessaire et que les interactions des acteurs sociaux ne peuvent suffire1. On retrouve amplement cette inspiration dans les théories de la bonne gouvernance européenne fondée sur la démocratie participative. La religion, et en premier lieu le catholicisme, joue donc indubitablement le rôle d’une des sources d’inspiration majeures de la construction européenne et de ses développements sous la forme de l’idéologie de l’espace public. De façon un peu paradoxale toutefois, dans la pratique, l’engagement des acteurs religieux n’a pas toujours été spontané et a procédé plutôt des sollicitations du monde politique institutionnel. La puissance publique, qu’il s’agit théoriquement de circonscrire, a été l’instigatrice de l’implication des Eglises dont elle a parfois dû outrepasser les réticences. Jacques Delors rapporte ainsi dans ses Mémoires combien il lui a été difficile d’établir le dialogue avec les Eglises à Bruxelles. Certaines d’entre elles n’avaient pas d’instance représentative et il a donc fallu en identifier. D’autres montraient des réticences d’ordre protocolaire ou diplomatique. L’Eglise catholique entendait ainsi rester dans une logique intergouvernementale en se faisant représenter par le nonce pontifical alors que Delors privilégiait une concertation avec une instance mieux informée des réalités communautaires comme la COMECE, la conférence des épiscopats nationaux à 1 D. Holmes, Integral Europe. Fast-capitalism, Multiculturalism and Neofascism, Princeton, Princeton UP, 2000, p. 47-48. 256 Bruxelles. Il faudra près de dix ans pour que les résistances et les rigidités institutionnelles soient aplanies par une double représentation COMECE-Nonciature et que les premiers échanges puissent débuter1. D’autres éléments viennent compléter cette thèse d’acteurs religieux initialement timorés dans le développement d’un rôle actif dans le cadre communautaire. La prise de conscience des enjeux de l’intégration est très progressive au sein du christianisme, même si un a priori favorable existe dès le départ. Dans les débuts, le Conseil de l’Europe apparaît comme l’institution à privilégier pour les Eglises car il est porteur de préoccupations plus en phase avec les leurs (droits de l’homme, éducation, bioéthique, social) alors que la construction européenne renvoie davantage à des réalités économiques et techniciennes. Aux yeux des protestants, les Communautés présentent aussi l’inconvénient de figurer une « Europe vaticane » sur laquelle pèse le soupçon de la mainmise catholique ; en outre, cette « petite » Europe ne doit pas occulter « la grande Europe », celle qui est le but ultime de l’ambition de réconciliation est-ouest. Il faut insister sur l’importance des initiatives d’individus ou de groupes n’appartenant pas aux hiérarchies des Eglises ou se situant à des niveaux intermédiaires. Les premières structures confessionnelles sont le fait de fonctionnaires européens côté protestant et d’ordres religieux côté catholique. Dans le camp catholique, le Vatican garde la primeur et la primauté de la représentation mais les changements de l’ecclésiologie après Vatican II promeuvent la collégialité dans l’Eglise et ouvrent la porte à une certaine autonomie des conférences épiscopales nationales qui se dotent d’une antenne à Bruxelles à partir de 1980 et jouent un rôle croissant. Cela va de pair avec une évolution de la perception de la construction européenne, entreprise politique de plus en plus diversifiée, ne mettant plus seulement en cause des relations entre Etats (domaine réservé du pouvoir pontifical), mais aussi des sociétés2. La dynamique de la présence des religions dans le débat européen est donc influencée à la fois par les spécificités confessionnelles, les mutations internes des Eglises et le calendrier politique propre de l’intégration. Elle est davantage de type réactif que structurante en elle-même. Ce constat amène à considérer de façon nuancée l’institutionnalisation du rôle des Eglises comme partenaires privilégiés de la gouvernance européenne, institutionnalisation que le projet de constitution européenne n’a fait qu’entériner. 1 J. Delors, Mémoires, Paris, Plon, 2004, p. 330-332. B. Massignon, « La construction européenne : un laboratoire de gestion de la pluralité religieuse et philosophique. Clivages nationaux et confessionnels et dynamiques d’européanisation », thèse de doctorat, Paris, EHESS, juin 2005. 2 257 Le développement des compétences communautaires dans les années 1980 suscite l’accroissement, la spécialisation et l’institutionnalisation de la présence des intérêts religieux à Bruxelles. Si les lobbies religieux comme la COMECE pour les catholiques et la KEK pour les protestants et les orthodoxes ont suivi en décalage l’essor des Communautés, elles anticipent l’élargissement en intégrant par avance les Eglises des pays candidats. Le renforcement du lobbying religieux est fonction d’opportunités croissantes offertes par les institutions européennes de participer. Il est aussi fonction de l’affirmation de clivages nationaux qui motivent la création d’instances spécifiques de représentation, notamment chez les protestants organisés traditionnellement sur base nationale (Volkskirche allemande, Eglise anglicane, Eglise luthérienne de Finlande), les orthodoxes (Eglise autocéphale de Grèce à côté du patriarcat œcuménique de Constantinople) ou les groupes religieux très minoritaires comme l’Armée du Salut, la Science chrétienne, l’Eglise de Scientologie. Les formes sont diverses : grandes fédérations européennes ou entités nationales, associations ou organes plus institutionnels, etc. Les finalités sont également diverses : défense des positions nationales pour les Eglises d’Etat ou concordataires, influence de la décision européenne pour les autres1. L’étape décisive dans la reconnaissance des Eglises est marquée par la présidence Delors. La création de la structure « Une Âme pour l'Europe » en 1994 en témoigne. A l'origine, il s'agit d'une initiative lancée par Jacques Delors pour, comme son nom l'indique, "donner une âme à l'Europe" et conférer à l'intégration européenne une spiritualité et une signification sans laquelle, selon le président alors en exercice de la Commission, elle serait condamnée à péricliter2. Le projet prend corps à une période où l'élan créé par le projet du Marché Unique et l'effet mobilisateur de "1992" tendent à s'estomper. Les communautés de foi et de conviction (qui englobent aussi les humanismes) sont conviées à renforcer leur dialogue avec les institutions européennes à proposer des projets (séminaires, rencontres, etc.) financés par la Commission pour mettre en valeur la dimension éthique et spirituelle de la construction européenne. Deux dimensions, celles du dialogue politique et celle de la communication, sont donc initialement imbriquées. La critique de ce « mélange des genres » fait écho à un reproche fréquemment adressé à la communication européenne dans son ensemble.3 1 Massignon, Ibid. Rapport d'Activité d' « Une Âme pour l'Europe », 2003. La formule éponyme est tirée du discours de Jacques Delors aux Eglises, Bruxelles, 14/04/1992. 3 Fr. Foret, « L’Europe en représentations. Eléments pour une analyse de la politique symbolique de l’Union européenne », doctorat de science politique, Université Paris 1, 2001. 2 258 Issue de la volonté personnelle de Jacques Delors, « Une Âme pour l'Europe » a ensuite suivi les avatars de la ligne politique de la Commission. La présidence Santer conserve le même dispositif, qui fonctionne avec moins d’allant. La Commission Prodi marque une timide volonté de réforme. L’Initiative – devenue significativement à la demande de la Commission une association dotée de statuts autonomes – est toujours reconnue comme un partenaire par la Commission et bénéficie de financements, mais les rapports sont plus distants. L’« exécutif » communautaire s’avère, de l’avis des acteurs religieux, beaucoup plus tourné vers le court terme et les exigences immédiates de l'agenda politique que vers la recherche d’une référence spirituelle. Finalement, l’évolution d’ « Une Âme pour l’Europe » semble s’apparenter à un lent déclin du fait de l’incapacité de l’entité de sortir de son dilemme entre ses deux missions originelles, dialogue politique et communication. C’est la nécessité de dissocier ces deux tâches, sous la pression notamment du Parlement européen, qui explique la dissolution de l’association début 20051. La concertation avec les communautés de foi et de conviction se poursuit depuis lors sur une base semestrielle. De nouveaux partenaires sont conviés aux discussions, ce qui permet une meilleure représentativité et renforce l’audience et la légitimité de la Commission puissance invitante, mais dilue la teneur des échanges. Par ailleurs, un recours croissant est fait à l’expertise d’acteurs non religieux sur des questions de société ou internationales par le biais de groupes de travail. Il s’agit notamment, au sein du Bureau des Conseillers de Politique européenne de la Commission, du Groupe Européen d’Ethique qui prend en charge les problèmes relatifs aux sciences ou aux nouvelles technologies ou du Groupe d’Analyse Politique pour ce qui touche au dialogue entre les cultures. L’universitaire (qui se trouve parfois être théologien) concurrence davantage le clerc dans la mission de donner du sens aux dossiers de politique communautaire. Ces dix années de vie d’ « Une Âme pour l’Europe » (1994-2005) éclairent l’étendue et les modalités de la structuration d’une sphère publique européenne à travers l’établissement des Eglises comme « publics forts » liés au centre du système politique. La logique des pratiques et des acteurs qui se met en place durant cette période semble pérenne. L’association était 1 Entretien avec Johannes Laitenberger, membre du cabinet du président Barroso, Bruxelles, 14/06/2005. La nouvelle configuration résultant de la disparition d’ « Une Âme pour l’Europe » vise à renforcer la distinction entre trois volets d’activité : la communication, placée sous l’égide du commissaire en charge de la stratégie de communication générale ; le dialogue politique au plus haut niveau, marqué par l’impératif d’égalité entre religions (toutes les religions ont le même statut aux yeux de la Commission) mais pas de symétrie (une religion ayant une présence sociale plus importante ou une implication plus active dans tel dossier peut être un interlocuteur privilégié) ; l’association à l’action publique des acteurs religieux comme composantes banalisées de la société civile (une université catholique bénéficiera par exemple de la même manière qu’une université laïque de financements éventuels dans le cadre d’appels à projets). 259 définie selon ses statuts comme un lieu oecuménique où les religions pouvaient se rencontrer en renonçant à toute finalité de syncrétisme et de prosélytisme. On est davantage dans une perspective de construction volontariste de société civile européenne ad hoc que de mobilisation d’une référence transcendante. Par ce biais les groupes d’intérêt religieux ont bénéficié d’une première institutionnalisation comme interlocuteurs de la Commission. C’est là une réponse à une revendication ancienne des Eglises, et principalement de l'Eglise catholique. La diplomatie vaticane avait sollicité des avancées dans le sens d'une institutionnalisation du partenariat Eglises-institutions européennes lors des négociations du traité d'Amsterdam, mais la France et la Belgique s'y étaient opposées. Jean-Paul II, dans son exhortation apostolique « Ecclesia in Europa »1 réaffirmait clairement ses demandes. Il s’agit d'obtenir une reconnaissance spécifique des Eglises, et cela passe par une présence des représentants religieux au sein des institutions : « (…) il est nécessaire que des chrétiens, convenablement formés et compétents, soient présents dans les diverses instances et institutions européennes, pour concourir, dans le respect des justes dynamismes démocratiques et à travers une confrontation des propositions, à définir une convivialité européenne toujours plus respectueuse de tout homme et de toute femme, et donc conforme au bien commun ». Ce faisant, le Pape polonais se défendait de vouloir remettre en cause les modalités d’articulation du religieux et du politique, mais militait pour une définition souple des domaines respectifs du spirituel et du temporel : « Dans ses relations avec les pouvoirs publics, l’Eglise ne demande pas un retour à des formes d’Etat confessionnel. Mais en même temps, elle déplore tout type de laïcisme idéologique ou de séparation hostile entre les institutions civiles et les confessions religieuses. » (Ibid.). Benoît XVI a, dès son intronisation, pris des positions appuyées dans la continuité de celles de son prédécesseur. Le lobbying de l'Eglise catholique, soutenu par les protestants, avait déjà abouti à la reconnaissance de la "contribution spécifique" des Eglises et des communautés religieuses dans le Livre blanc sur la gouvernance européenne en 2000. Le sujet a fait l'objet de vifs débats au sein de la Convention pour l’Avenir de l’Europe, de nombreux Conventionnels mettant en cause l'opportunité d’un dialogue particulier avec les Eglises et suggérant qu'il 1 « Ecclesia in Europa » trouve son origine dans le synode pour l’Europe de Rome (1-23 octobre 1999), faisant lui-même suite au synode pour l’Europe de Berlin en 1991 consacré à l’après-communisme. Il s’inscrit donc dans une démarche de longue durée de redéfinition de l’identité chrétienne de l’Europe. Jean Paul II n’a cessé au long de son pontificat de prononcer des discours en ce sens, depuis l’allocution au Parlement européen et au Comité économique et social les 5 avril et 22 mars 1979 jusqu’à aujourd’hui en passant par son discours d’Uppsala en Suède sur l’héritage chrétien commun de l’Europe le 8 juin 1989. L’heure n’est donc aujourd'hui qu’à un regain offensif, dans la lignée de ce qui a précédé. Les citations sont tirées du texte "Ecclesia in Europa ", chapitre VI.I. « La vocation spirituelle de l’Europe » et VI.II « La construction européenne. ». 260 pouvait s’inscrire dans le cadre général du dialogue avec la société civile, mais les revendications des Eglises ont finalement été satisfaites par le biais de l’article 52 du Traité constitutionnel1. Le problème demeure cependant de savoir quelles Eglises peuvent bénéficier du « dialogue ouvert, transparent et régulier » prévu par le texte. L’introduction d’une clause de conditionnalité sur le nécessaire respect des valeurs communes de l’Union comme critère de sélection a été écartée, au motif que l’Union n’avait pas compétence pour déterminer le statut des Eglises ou des religions. La reconnaissance se fait donc sur des bases nationales, avec des critères d’habilitation différant selon les pays. La Commission européenne a publié sur le web une liste de ses interlocuteurs2. Toutes les organisations reconnues dans les Etats membres comme Eglises, communautés religieuses ou communautés de conviction sont considérées comme des partenaires potentiels. L’Eglise de scientologie, qui n’est pas traitée comme religion et est même suspectée de déviance sectaire dans certains pays, en fait partie. La reconnaissance comme « public fort » et l’entrée dans la sphère publique européenne des acteurs religieux échappent donc en bonne partie aux institutions communautaires, mais la pratique du dialogue institutionnalisé leur laisse cependant une ample marge de manœuvre dans le choix de leurs interlocuteurs. La représentation des intérêts religieux reste en effet en grande partie structurée par la demande institutionnelle. La fonction des Eglises n’est que délibérative. S’il y a relation d’échange entre la Commission et les lobbies religieux, cet échange reste très asymétrique. Les communautés de foi et de convictions sont sollicitées par la Commission dans des procédures de concertation pour l’information mutuelle des parties ; elles bénéficient de financements communautaires, tout en étant requises en retour de participer à la légitimation de la construction européenne puisque ces subventions doivent servir à promouvoir l'identité européenne. Elles ne sont pas véritablement mises en situation de co-assumer la production de la norme à la manière d'un syndicat ayant négocié un accord dans une configuration corporatiste de représentation d’intérêts. La formalisation du dialogue par le traité constitutionnel, si elle entre en vigueur, pourra faire évoluer à la marge cet état de fait, notamment en renforçant la continuité dans la délibération. Mais à la lumière de l’expérience, elle ne fera a priori pas des Eglises des acteurs directs et responsables de la décision. Les Eglises démentent de ce fait doublement la logique d’une sphère publique idéale-typique où la norme viendrait de la périphérie du système, dans la mesure où elles ne peuvent être à 1 E. De Poncins, Vers une constitution européenne. Texte commenté du projet de traité constitutionnel établi par la Convention européenne, Paris, 10/18, 2003, p. 218-220. 2 http://ec.europa.eu/dgs/policy_advisers/activities/dialogues_reliions/docs/list_of_dialogue_partners_fr.pdf. 261 l’origine de la production normative tout en étant dans la proximité du centre sans y appartenir. B. Les intérêts religieux à Bruxelles L’idéal d’une sphère publique totalement ouverte n’est pas non plus vérifié empiriquement dans le secteur des intérêts religieux si l’on s’intéresse aux acteurs en présence et à leurs possibilités d’accession au système décisionnel. Les lobbies religieux sont nombreux et diversifiés. Soixante-sept sont cités sur la liste officielle des interlocuteurs de la Commission. Un conseiller politique du président de la Commission affirme être en contact avec environ cent cinquante communautés de croyance et de conviction, dont une cinquantaine disposent d’une représentation à Bruxelles1. Mais toutes n’ont pas les mêmes ressources. L’Eglise catholique est de loin l’acteur le mieux doté et le plus investi dans les affaires européennes. La Nonciature apostolique est, avec le bureau de l’Ordre de Malte, la seule structure à jouir d’une assise juridique du fait d’un traité international passé avec la Commission. Comme à l’ONU, le statut d’Etat du Vatican lui assure un avantage stratégique par rapport aux autres religions par le jeu des relations diplomatiques. Les catholiques sont par ailleurs représentés par de nombreuses autres instances, notamment les grands ordres monastiques (les jésuites disposent ainsi de quatre bureaux différents). La plaque tournante des rapports avec les institutions européennes reste la Commission des Episcopats de la Communauté européenne (COMECE), qui constitue la voix des hiérarchies ecclésiales nationales en liaison avec Rome. Les protestants sont présents auprès de la Commission principalement à travers la commission Eglise et Société de la Conférence des Eglises Européennes (CEC ou KEK). Ils sont largement majoritaires au sein de cette organisation, mais doivent composer avec les représentants d’autres religions et avec l’accroissement de leur propre diversité interne, ce qui complique d’emblée la potentialité d’une action de lobbying cohérente. Le poids de l’histoire qui a modelé les structures et pratiques des appareils religieux semble ici se faire sentir. Fréquemment, les protestantismes se caractérisent par une propension à se mobiliser sur des positions nationales bien établies, là où les catholiques apparaissent plus disciplinés à se couler dans des schémas d’action supranationaux. Les humanismes sont la troisième grande force parmi les communautés de conviction. La Fédération Humaniste européenne (FHE) regroupe des associations laïques de toute nature. Cela ne l’empêche pas de prendre des positions de pointe dans les débats européens, l’unité se faisant souvent en son sein dans 1 Entretien avec Michael Weninger, conseiller du président de la Commission pour les relations avec les Eglises et les organisations religieuses et humanistes, Bruxelles, 30/03/2005. 262 l’opposition aux Eglises. Les autres interlocuteurs réguliers de la Commission au sein d’ « Une Âme pour l’Europe » apparaissent moins structurés et moins actifs. Les orthodoxes sont dispersés entre la KEK et d’autres instances. Leur présence se renforce à la faveur des élargissements, par le truchement d’Eglises de pays nouveaux membres, candidats ou qui n’ont pas vocation immédiate ou lointaine à intégrer l’UE (Ukraine, Russie). Mais ils affichent ce faisant leur hétérogénéité et leur conflit de leadership. La communauté juive se fait entendre notamment par le truchement de la Conférence des rabbins européens et le Congrès Juif européen, branche continentale du Congrès juif mondial dont le siège est à Paris. Elle est décrite comme relativement peu impliquée, davantage préoccupée de sa vie interne que des débats extérieurs1. Elle n’a ainsi pas présenté de contribution à la Convention sur l’Avenir de l’Europe et doit faire face à d’importantes divisions qui dépassent la simple gestion de la diversité2. De la même façon, le Conseil musulman de coopération en Europe (qui n’a pas non plus présenté de contribution à la Convention), sis à Strasbourg et non à Bruxelles, ne se pose pas en instance de représentation d'une religion sans hiérarchie unifiée et peu engagée dans le jeu politique communautaire. Au total donc, le champ des intérêts religieux à Bruxelles met en scène la prépondérance des catholiques et à un degré nettement moindre des protestants, les humanismes se faisant entendre dans une fonction d’opposition et les autres communautés de foi étant réduites à la portion congrue. Cela a notamment été le scénario des débats sur la référence à l’héritage chrétien et sur l’article 52 consacré à la participation des Eglises, l’alliance COMECE-KEK étant confrontée à l’activisme de la FHE. On n’est donc pas en présence d’un schéma pluraliste égalitaire et totalement fluide, des positions acquises tendant à perdurer. C. L’accès aux institutions L’accès aux institutions est diversifié mais l’importance de la Commission reste prépondérante. Au sein de cette dernière institution, le membre du bureau des conseillers politiques en charge des relations avec les communautés de foi et de conviction joue un rôle 1 Entretien avec Win Burton, coordinatrice de l’Association « Une Âme pour l’Europe », Bruxelles, 19/11/2003. Ces carences politiques sont de plus en plus reconnues par le Congrès Juif Européen (CJE), qui se montre préoccupé par la montée de l’antisémitisme et des sentiments anti-israéliens en Europe et accroît en conséquence son lobbying. Entretien avec Pierre Besnainou, Président du CJE, Glasgow, 16/03/2006. 2 Le Centre Rabbinique européen, émanation des Loubavitch, est ainsi décrit comme menant une politique de concurrence ouverte avec la Conférence des Rabbins européens et le Congrès Juif européen pour se faire reconnaître à leurs côtés – ou à leur place – comme instance représentative de la communauté. Cf. Iyar 11 5765, vol. 57, n° 38, 20/02/2005. 263 pivot qu’il décrit volontiers comme un « one-man show »1. La Direction Générale Education et Culture a constitué l’autre point de contact avec les acteurs religieux en s'efforçant de développer le dialogue par le biais de financement de conférences réunissant différentes composantes de la société civile. Le Parlement joue pour les religions, mais à un degré moindre que pour d’autres groupes d’intérêt, un rôle traditionnel de source d’information facile d’accès, et à un degré moindre encore celui de vecteur d'influence. Les chrétiens disposent par l’intermédiaire du groupe du PPE d’un appui puissant et actif, comme en attestent les initiatives prises par cette dernière instance pour promouvoir la référence à l’héritage chrétien de l’Europe dans la constitution2. Pour les groupes d’intérêt spirituels dotés de plus faibles ressources, le lobbying au Parlement européen est à double tranchant. Ils peuvent trouver dans cette institution aux multiples entrées un élu prêt à porter leur message, si celui-ci se révèle inaudible à la Commission. Toutefois, les effets de cette influence sont très aléatoires et risquent de se diluer dans une assemblée sans grand clivage structurant pour ordonner la multiplicité de ses acteurs. Le Conseil européen, le Conseil des ministres et surtout les Etats membres qui les composent demeurent finalement les cibles prioritaires des communautés de foi et de croyances. Le principe de subsidiarité maintient la régulation des affaires religieuses au niveau national. Comme toujours en pareil cas, la représentation d'intérêt se fait davantage par et auprès des acteurs nationaux qu'au niveau européen. COMECE et KEK n’en ont pas moins obtenu de pouvoir rencontrer chaque future présidence de l’Union européenne pour discuter son programme et faire entendre leurs positions. Des pressions de nature intergouvernementale par le biais du Vatican peuvent aussi survenir3. Enfin, le Conseil économique et social ne joue que son rôle habituel de source d’information4 aidant éventuellement à anticiper l’attitude de la Commission. S'il n'est pas perçu par les Eglises, pas davantage que par les autres groupes 1 Entretien avec Michael Weninger, conseiller du président de la Commission pour les relations avec les Eglises et les organisations religieuses et humanistes, Bruxelles, 18/11/2003. 2 Le président du PPE, Wilfried Martens, a ainsi relancé le débat en mars 2006. Cf. L. Kubosova, « Centre-right EPP revives EU Constitution God debate », EUobserver, 29/03/2006, http://www.EUobserver.com. 3 A titre d'exemple, une note avait été remise aux ambassadeurs de l’Union européenne accrédités auprès du Saint-Siège lors de la préparation de la CIG de Turin en mars 1996, note dans laquelle la diplomatie pontificale exprimait ses revendications concernant notamment la mise en valeur de la contribution des Eglises et des cultes au développement de l’Europe, la préservation des systèmes nationaux de relations Eglise-Etat et l'enracinement du fait religieux dans le droit communautaire. Un travail similaire, largement couronné de succès puisque ces revendications ont été satisfaites par le projet de la Convention à l'exception de la mention de l'héritage chrétien, a été mené lors de la Convention et de la CIG de 2003. 4 Le rôle d'information du Comité économique et social dans le processus constitutionnel a été notable, selon le témoignage de plusieurs acteurs. Le CES s’est efforcé d’offrir une tribune régulière aux organisations de la société civile au cours de la Convention en organisant un briefing après chaque session avec un membre du Praesidium. Le rôle des individus plutôt que des structures est là encore primordial, car c’est en grande partie du fait d'un fonctionnaire du CES, précédemment en charge des religions dans la cellule de prospective de la Commission, que les communautés de foi et de conviction ont été incluses dans la procédure. 264 d'intérêt, comme un moyen d'infléchir efficacement le processus décisionnel communautaire, il est néanmoins cité par certains acteurs comme une possible plate-forme de concertation alternative à l'institutionnalisation d'un dialogue spécifique avec les Eglises, mais il s'agit alors surtout de ravaler ces dernières dans la masse des organisations de la société civile en leur déniant tout particularisme plutôt que de reconnaître le rôle propre du CES1. En tout état de cause, les lobbies religieux à Bruxelles s’inscrivent donc dans un schéma pluraliste imparfait. Ils reflètent en cela la logique générale du système politique communautaire, le modèle pluraliste étant le plus pertinent pour rendre compte de la représentation d’intérêt auprès de l’Union européenne à Bruxelles dans la plupart des secteurs d’action publique.2 On ne peut donc à cet égard parler d’une spécificité du champ religieux. Ce champ religieux reste globalement peu structuré, dans la mesure où les compétences de régulation restent du ressort des Etats membres. L’engagement des Eglises à Bruxelles est d’ailleurs souvent motivé par le souci de s’assurer que les positions acquises au niveau national ne seront pas remises en cause par des évolutions politiques au niveau supranational. On est alors en présence d’un lobbying défensif qui favorise le statu quo. Des alliances transnationales peuvent se nouer au cas par cas, sur des enjeux particuliers (exemple de la controverse sur la référence dans la constitution à l’héritage chrétien de l’Europe) ou généraux (statut des Eglises dans l’espace public). Ces alliances demeurent néanmoins flexibles et ne garantissent pas le développement de solidarité fonctionnelle ni même de modus vivendi durable entre les acteurs. Les initiatives interconfessionnelles sont dans leur grande majorité impulsées par la Commission et leurs effets sociaux restent discutables. La nécessité d’être représenté à Bruxelles suscite une dynamique d’homogénéisation des structures parce que l’insertion dans le jeu européen implique des stratégies identiques de professionnalisation, de spécialisation et de réactivité que seule une certaine autonomie par rapport aux centres de décision nationaux ou internationaux permet. Mais les logiques de mobilisation restent elles avant tout nationales, coordonnées ensuite au plan européen et seulement en dernier lieu au plan interreligieux. La construction volontariste d’instances religieuses représentatives européennes demeure incomplète pour au moins deux raisons. D’une part, les réseaux religieux transnationaux ont préexisté aux efforts communautaires pour les domestiquer. Les organisations catholiques et 1 Entretien avec Georges Liénard, Secrétaire Général de la Fédération Humaniste européenne, Bruxelles, 20/11/2003. 2 U. Ayberk, F-P. Schenker, « Des lobbies européens entre pluralisme et clientélisme », Revue Française de Science Politique, n° 6, vol 48, décembre 1998 ; Em.Grossman, S. Saurugger, Les groupes d’intérêt. Action collective et stratégies de représentation, Paris, Armand Colin, 2006, p. 215. 265 protestantes ont fait preuve d’activisme au moins dès les années 1960 et 1970 à l’échelle du continent européen, en jouant notamment un rôle important lors de la conférence d’Helsinki en 1975 et en animant le dialogue est-ouest. Des pratiques de concertation et de rencontres oecuméniques continuent à se développer sous des formes multiples, les différents mondes confessionnels dessinant chacun leur propre Europe religieuse et entrant en interaction les uns avec les autres dans un grand nombre d’enceintes dont la sphère bruxelloise n’englobe qu’une partie. D’autre part, il demeure difficile de penser une société civile et un espace public au plein sens du terme sans correspondance avec un exécutif responsable et un espace de politique publique1. Si l’Union européenne a construit une pratique de relations avec les Eglises du fait de ses compétences sur des questions de société ou d’éthique, elle ne dispose pas pour autant d’une véritable politique religieuse. Les normes européennes à effets directs émanent plutôt de la Cour européenne des Droits de l’Homme, suite par exemple à la condamnation de la Grèce en 1993 au sujet d’un verdict contre un témoin de Jéhovah convaincu de prosélytisme, chose interdite par la constitution grecque, ou encore suite à l’obligation faite aux autorités grecques de supprimer la mention de la religion sur la carte d’identité individuelle en 1997, épisode ayant donné lieu à une controverse nationale très vive avec l’Eglise orthodoxe. L’impact des actes juridiques communautaires sur le terrain religieux reste indirect du fait du principe de subsidiarité2. Sur des matières comme la réglementation des signes religieux à l’école, la Cour de Strasbourg est aussi à prendre en compte même si sa jurisprudence reste très prudente et conjoncturelle en l’absence d’une base normative partagée3. La sphère publique européenne en matière religieuse manque de substance faute d’enjeux et d’acteurs. Si l’on ajoute à cela sa faible autonomie par rapport au système politique, sa propension à rechercher de nouvelles formes d’institutionnalisation, son caractère inégalitaire et sa circonscription dans une fonction délibérative – au moins jusqu’à aujourd'hui – occasionnelle et restreinte, force est de constater qu’elle est encore loin de constituer une réalité tangible et que les perspectives de son développement sont mitigées. 1 Pour des discussions récentes de la notion d’espace public et des problèmes qu’elle pose, cf. notamment Ph. Schlesinger, J. E. Fossum (eds.), The European Union and the Public Sphere, London, Routledge, 2007; Fr. Foret, G. Soulez (dir.) « Europe : la quête d’un espace médiatique ? », Médiamorphoses, n° 12, 2004 ; E. Dacheux (dir.), L’Europe qui se construit. Réflexions sur l’espace public européen, Saint-Etienne, Presses Universitaires de Saint-Etienne, 2003 ; A. Mercier (dir.), Vers un espace public européen ?, Paris, L’Harmattan, 2003. 2 J-P. Willaime, Europe et religions. Les enjeux du XXIe siècle, Paris, Fayard, 2004, p. 109-110. 3 E. Bribosia, I. Rorive, « Le voile à l'école : une Europe divisée », Revue trimestrielle des droits de l'homme, 2004, n° 60, p. 941-973. 266 II. Les religions dans la sphère publique européenne générale Après avoir étudié l’hypothèse de la constitution d’une sphère publique sectorielle autour des intérêts religieux, l’objectif sera de préciser la manière dont les religions peuvent s’inscrire dans un espace public européen général en termes d’audiences, de discours, de rôles et de légitimités. On verra d’abord comment le débat sur les questions religieuses s’inscrit dans des dispositifs discursifs et médiatiques qui renvoient l’image de sphères publiques nationales plus ou moins interconnectées plus que d’une sphère publique européenne véritablement unifiée. Il sera ensuite traité de la façon dont les Eglises définissent leur mission dans le cadre de l’intégration européenne au-delà des strictes affaires du culte, ce qui est une façon d’évaluer le rôle politique et social qu’elles revendiquent et le degré de cohérence de ce rôle avec les principes de la démocratie participative. Enfin, un examen des critères de légitimation avancés par les acteurs religieux pour justifier leurs revendications permettra de voir ce qu’ils peuvent nous apprendre sur la nature et les principes de régulation d’une sphère publique européenne générale en termes notamment de rationalité et d’universalité des échanges. A. Des publics et des messages nationaux, une européanisation faible du débat La place de la religion dans l’espace public reste étroitement liée à l’histoire singulière des relations entre Eglises et Etats dans chaque contexte national1. Même si les « guerres de religion » sont tenues pour appartenir au passé, cette place reste souvent un objet de tensions et de polémiques. Les deux points qui focalisent l’attention sont les rapports entre pouvoir spirituel et pouvoir politique d’une part, et les rapports réciproques entre religions d’autre part. La France, terre traditionnelle d’affrontement de républicains à la laïcité sourcilleuse et du « contre-Etat catholique », a connu des controverses récurrentes sur la question scolaire notamment.2 La place faite au culte dans les funérailles de François Mitterrand en 19963 ou la promptitude des autorités à mettre en berne les drapeaux lors du décès de Jean-Paul II a ravivé superficiellement une certaine discorde. D’autres pays européens connaissent, sous des formes à chaque fois différentes, des débats équivalents. En Espagne, suite aux funérailles nationales des victimes de l’attentat du 11 mars 2004 à Madrid, les représentants protestants, 1 J.T.S Madeley, Z. Enyedi (eds), Church and State in Contemporary Europe: the Chimera of Neutrality, London: Frank Cass, 2003. 2 Y. Deloye, O. Ihl, « Deux figures singulières de l’universel : la république et le sacré », in M. Sadoun (dir.), La démocratie en France, tome 1 « Idéologies », Paris, Gallimard, 2000, p. 138-246. 3 J. Julliard (dir.), La mort du roi. Autour de François Mitterrand. Essai d’ethnographie politique comparée, Paris Gallimard, 1999. 267 juifs, musulmans et adventistes ont fait conjointement part de leur malaise devant la célébration exclusivement catholique et ont souligné l’opportunité d’une cérémonie oecuménique dans un lieu civil ménageant les sensibilités des athées et des agnostiques1. Les prises de position de l’épiscopat national et du Vatican contre la politique du gouvernement Zapatero sur des sujets tels que le mariage homosexuel ou l’éducation religieuse créent de nombreux remous2. On retrouve une configuration voisine en Italie pour les mêmes raisons3. En Grande-Bretagne, les attentats de Londres en juillet 2005 et ceux, avortés, d’août 2006 ont radicalisé les discours sur l’attitude à adopter face aux extrémismes et les limites du « vivreensemble » interconfessionnel. En Allemagne, le Bade-Wurtemberg a introduit depuis le 1er janvier 2006 un questionnaire controversé visant à évaluer l’attachement aux valeurs démocratiques des candidats musulmans à la citoyenneté allemande4. Au Danemark, la publication en septembre 2005 par le quotidien Jyllands-Posten de caricatures du prophète Mahomet suscite une intense mobilisation des associations musulmanes nationales et de pays tiers, et la crise s’étend à d’autres pays après la publication des images de la discorde par d’autres organes de presse solidaires. Plus largement, la question du port des signes religieux dans l’espace public fait couler beaucoup d’encre dans les pays précités, mais aussi aux PaysBas ou en Belgique5. Ainsi, les objets peuvent être communs, les agendas et les modalités de leur prise en charge diffèrent. Cela renvoie l’image d’un conglomérat de sphères publiques nationales qui s’entrecroisent occasionnellement lors de grands événements (l’élection de Benoît XVI en fut un exemple, même si là encore le traitement par la presse allemande contrastait fortement avec les réserves des médias ailleurs6), qui sont traversées par des flux et des réseaux transnationaux, mais dont la structuration et la logique de fonctionnement restent très majoritairement nationales. Il en va de même concernant les enjeux religieux liés directement à l’intégration européenne. Cela s’est vérifié lors du processus constitutionnel, qui n’a guère modifié les 1 Le Monde, 24/03/2004. Libération, 14/11/2005. La violence des propos de la radio Cope, propriété de la conférence épiscopale espagnole connaissant une audience croissante, suscite par ailleurs des réactions d’indignation lorsque Zapatero est comparé à Hitler ou que des appels sont lancés au boycott des produits catalans. Libération, 29/11/2005. 3 Sur les cas italien et espagnol, cf. la contribution de Xabier Itçaïna dans ce volume. 4 Le Monde, 11/01/2006. 5 Aux Pays-Bas, une proposition de loi vise notamment à interdire le port de la burqa, à l’exemple de ce qui se fait en Belgique à Anvers et Gand (Libération, 14/10/2005). 6 Sur le problème du religieux dans les médias cf. Fr. Foret, « Quelle communication pour une Europe politique ? L’exemple du religieux », Sciences de la Société, n° 69, 2006. p. 87-98. 2 268 modalités habituelles de publicisation du débat. La question de la référence à l’héritage chrétien de l’Europe dans le préambule de la constitution a retenu dans une certaine mesure l’attention des médias, mais toujours dans une perspective très liée à la vie politique interne. Le sujet n’a guère constitué un élément de la campagne électorale ailleurs qu’en Pologne lors des élections européennes de 2004. Des initiatives se sont faites jour au niveau européen pour tenter de déclencher un mouvement d’opinion à l’échelle de l’Union européenne, sans grand succès. Un groupe de députés européens dont notamment Elizabeth Montfort, élue française PPE, lança ainsi une pétition visant à recueillir le soutien symbolique d’un million de citoyens pour la reconnaissance de l’héritage chrétien de l’Europe1. Elizabeth Montfort2 revendiquait en février 2004 environ sept cent mille signatures, sans compter l’appui d’associations présumées représenter quarante millions de citoyens. Elle estimait par ailleurs que son action avait contribué à maintenir la question sur l’agenda politique contre l’avis de plusieurs Etats membres, ce qui constituait déjà une victoire. Les promoteurs de l’entreprise se déclaraient convaincus d’avoir initié une prise de conscience de la dimension spirituelle de l’intégration, base pour de futures mobilisations. Selon nos recherches cependant, les acteurs clefs du débat religieux à Bruxelles (fonctionnaires, hommes politiques, représentants des Eglises) n’avaient souvent pas connaissance de cette pétition. La couverture médiatique est demeurée parcimonieuse à l’échelle des objectifs et des enjeux affichés. Au final, la décision politique n’a pas été influencée dans le sens voulu. Le cas de cette pétition3 illustre bien en ce sens les limites du débat européen, sur les dossiers religieux comme sur les autres sujets, et la difficulté à sortir de l’ornière des pratiques de communication restreinte et des audiences spécialisées qui sont traditionnellement celles de l’Europe. La religion n’est à cette aune pas en mesure de contribuer au développement d’une sphère publique européenne comprise comme lieu de délibération efficiente et partagée. Si la religion comme objet n’a guère d’impact sur les contours de la sphère publique européenne, qu’en est-il du rôle des Eglises au sein de cette dernière ? Elles revendiquent une mission qui ne se cantonne pas à l’organisation du culte, pour s’imposer comme des acteurs politiques à part entière. 1 Le Monde, 13/12/2003. Entretien téléphonique avec Elizabeth Montfort, député européen PPE, 10/02/2004. 3 Voir aussi sur cette initiative l’éclairage différent qu’apportent Y. Deloye et V. Riva. 2 269 B. Rôle des Eglises dans une sphère publique européenne : entre médiation et tutelle Les Eglises, et notamment l’Eglise catholique qui a en la matière le discours le plus ambitieux et le plus audible, entendent exercer une fonction de médiation déclinée sous plusieurs formes : entre le privé et le public ; entre le social et le politique ; entre les forces sociales ; entre l’Europe et le reste du monde. La combinaison de ces fonctions reflète leur centralité, voire leur prééminence. L’argumentation sur les missions de l’Eglise catholique développée par la COMECE, commission des conférences épiscopales nationales à Bruxelles, se révèle particulièrement intéressante pour illustrer la stratégie de positionnement catholique. Il s’agit d’un discours synthétisant des réflexions de très long terme menées dans les communautés religieuses nationales, dans une relation à la fois d’autonomie et d’interaction avec le Vatican, et réagissant aux développements du processus constitutionnel et de l’actualité communautaire. A travers ce discours, l’Eglise catholique signifie qu’elle entend se poser en acteur politique global, donnant son avis sur des sujets aussi variés que la stratégie de Lisbonne ou la politique familiale1. Elle exerce une fonction proprement politique quoique indirecte2. La foi doit éclairer et nourrir l’engagement politique individuel et collectif des chrétiens, qu’ils soient croyants ou qu’ils se reconnaissent simplement héritiers d’une tradition. Cela donne vocation à l’Eglise à intervenir dans le débat public, sans empiéter sur les prérogatives de la puissance politique, mais sans s’interdire d’intervenir sur quelque domaine que ce fut et en revendiquant la plénitude de ses libertés et de ses spécificités au niveau de la personne, de la communauté de foi et de la société3. L’Eglise catholique se donne ainsi une fonction de truchement entre la sphère privée – qu’elle revendique hors d’atteinte de la puissance politique, tout en n’entendant pas s’y cantonner – et la sphère publique. Cette articulation du privé et du public, de l’individuel et du collectif la place comme cheville ouvrière du social et du politique. Interlocuteur majeur de l’UE sur le plan interne, elle se veut aussi un partenaire dans les relations de l’Europe avec l’extérieur. La COMECE souligne son rôle d’intercesseur avec le reste du monde par exemple dans l’action de stabilisation des Balkans en oeuvrant pour la réconciliation, le renforcement de la société civile et de la primauté du droit, dans les rapports avec les Etats-Unis par des contacts directs 1 COMECE, Bruxelles, communiqués de presse, 19/11/2004 et 25/02/2005, http://www.COMECE.org. « La mission première de l’Eglise, et donc des Eglises particulières que sont les diocèses, n’est pas de porter un projet politique déterminé. Cependant, tout en poursuivant leur but premier, qui est d’annoncer l’Evangile à toute créature, les Eglises particulières apportent une contribution indirecte mais très significative à la vie des pays où elles se développent. » in COMECE, « L’Avenir de l’Union européenne et la responsabilité des catholiques », Bruxelles, mai 2005, p. 14 sq. 3 Ibid., p. 41-47. 2 270 avec ses homologues américains ou encore dans la politique de développement en faveur du Sud1. Cette autodéfinition par le lobby catholique de ce que doit être le rôle des Eglises dans l’espace public et politique illustre de façon accentuée ce qui a motivé la revendication par ces dernières d’un statut spécifique dans les dispositions constitutionnelles, au nom de leur « contribution spécifique » à la gouvernance. Elles développent ainsi une stratégie d’instrumentalisation des thèmes de la démocratie participative et de la société civile en les utilisant pour borner le champ du pouvoir politique. Mais elles vont au-delà des postulats d’égalité et de non-formalisation des relations entre acteurs sociaux et puissance publique supposés régir le fonctionnement de la sphère publique en revendiquant un particularisme et en appelant à une institutionnalisation de leur place dans le processus décisionnel. Elles sont donc tout à la fois promotrices et corruptrices de cette sphère publique européenne idéale. C. Principes de régulation d’une sphère publique européenne et conflits de légitimité L’inscription des Eglises dans les pratiques de la bonne gouvernance mises en avant par les institutions européennes est conditionnée par les normes de légitimité qu’elles mobilisent pour asseoir leur action, normes de légitimité qui leur sont opposées en retour par leurs détracteurs. Oscillant entre banalisation et défense de leur spécificité, elles sont critiquées pour porter atteinte aux principes d’universalité et de rationalité des échanges supposés prévaloir dans le cadre du modèle de démocratie procédurale esquissée à l’échelle de l’UE. Les organisations religieuses déclinent leur légitimation sur trois registres principaux, celui de l’expertise, celui de la représentativité démocratique, et celui de l’autorité normative. Les Eglises, et en premier chef l’Eglise catholique, invoquent leur « expertise en humanité » selon l’expression fameuse de Paul VI à l’ONU en 19652. La COMECE suit la même ligne en faisant référence à l’apport unique des Eglises leur permettant de revendiquer une « cogestion du social » : « Les religions proposent une orientation et des réponses à la question fondamentale du sens de la vie. Elles ont donc le potentiel de l'innovation en société et gouvernance »3. Dès lors, dans cette logique, se priver des connaissances sans égales des Eglises serait une faute technique. Bien pire, ce serait un manquement à la démocratie parce 1 COMECE, Bruxelles, communiqué de presse, 11/03/2005. W. Kalinowsky, « Les institutions communautaires et L’Âme de l’Europe. La mémoire religieuse en jeu dans la construction européenne », in Commissariat Général du Plan, op. cit., p. 41-49. 3 Contribution de la COMECE au débat sur l'Avenir de l'union européenne dans la Convention européenne, 21/05/2002, notamment les points 12 à 15 « Les Eglises et l'Union européenne: une responsabilité partagée ». 2 271 que les organisations religieuses constituent des instances représentatives qui s’interposent entre le pouvoir et le citoyen et fonctionnent ainsi comme des garantes de la liberté. La COMECE souligne l’importance du respect des corps intermédiaires auxquels le citoyen choisit d'adhérer de son plein gré, appelant à corriger l'angle trop individualiste de la Charte des droits fondamentaux1 pour prendre en compte les libertés collectives. Ce serait un manquement à la démocratie également du fait du particularisme des Eglises qui en fait – à leurs yeux – des ONG plus représentatives que les autres. C’est la raison avancée par JeanPaul II, dans son exhortation apostolique « Ecclesia in Europa » : « (…) quand elles existent déjà avant la fondation des nations européennes, elles ne sont pas réductibles à de simples entités privées, mais elles agissent avec un poids institutionnel spécifique qui mérite d’être sérieusement pris en considération. Dans le déroulement de leurs activités, les différentes Institutions (sic) étatiques ou européennes doivent agir en sachant que leurs systèmes juridiques ne seront pleinement respectueux de la démocratie que s’ils prévoient des formes de "saine collaboration" avec les Eglises et les associations religieuses. ». Enfin, indépendamment de la représentativité générale et particulière des Eglises, les négliger équivaudrait à un renoncement démocratique du fait de leur capacité unique à relativiser l’emprise du politique sur le social. Là encore, la COMECE résume dans sa contribution à la Convention la logique défendue: « Afin de permettre l'identification des citoyens avec les valeurs de l'Union européenne et pour montrer que le pouvoir public n'est pas absolu, le secrétariat de la COMECE suggère qu'un texte constitutionnel reconnaisse l'ouverture et l'ultime altérité liée au nom de Dieu, Une référence inclusive à la transcendance constitue en même temps une garantie pour la liberté de la personne humaine. »2. Cette stratégie des Eglises fait écho aux analyses communément partagées sur la fenêtre d’opportunité ouverte aux religions par la crise des grandes structures idéologiques du politique. Jean-Pierre Willaime parle à cet égard de laïcisation de la laïcité, au sens où l’effritement du mythe de la raison scientifique efface le progrès économique et technologique comme utopie mobilisatrice dictant un souhaitable qui se confond avec le possible. Dès lors, le futur apparaît comme une place vide et suscite un regain d’intérêt pour les visions éthiques établies qui proposent d’autres versions du « souhaitable ». Les religions font alors figure de ressource contre l’évidement de la démocratie qui mine ses propres fondements. L’ultramodernité pousse à l’extrême le primat de l’individu, le libérant de toute contrainte 1 2 Ibid. Ibid. 272 collective pour le laisser à terme isolé, impuissant et sans défense face à un Etat maternel tocquevillien. L’ultramodernité signifie par ailleurs l’apogée de la réflexivité, la généralisation du doute à toutes les institutions et les croyances, scepticisme qui finit par éroder toutes les visions du monde et à effacer ainsi les clivages d’où naît le débat indispensable au bon fonctionnement démocratique. De ce relativisme n’émergent que les droits de l’homme, posés comme ultime sacré à même d’alimenter des prises de position en valeur et des rituels politiques convenus. Mais ce corpus normatif des droits de l’homme est désormais suffisamment consensuel, routinisé et bureaucratisé pour perdre lui aussi de sa substance. L’Etat qui en est gestionnaire est assailli par les demandes d’intérêts particuliers qui s’en réclament sans avoir les références et l’autorité nécessaires pour arbitrer. Il est dès lors amené à solliciter l’appui des visions éthiques de synthèse que sont les religions pour asseoir sa légitimité et fonder ses choix1. Les Eglises y gagnent une nouvelle place dans l’espace public, s’associant à l’Etat pour gérer l’imaginaire collectif de la société pluraliste. Elles ont la charge de contribuer sans exclusive à délimiter les contours éthiques du débat politique tout en incitant les personnes à s’engager dans ce débat politique. C’est précisément la ligne défendue par la COMECE qui appelle les catholiques à exercer pleinement leur responsabilité de citoyens de façon solidaire et complémentaire à leur identité de croyants2. De façon classique, la rhétorique balance constamment entre l’acceptation pleine et entière des règles démocratiques et l’affirmation que tout ne se résume pas au politico-légal et qu’il subsiste des normes supérieures qui peuvent à la fois garantir et relativiser le politique3. La frontière est ténue entre l’inscription dans la sphère publique en respectant les conditions de neutralité et d’égalité des parties en présence et la tentation d’arguer d’une spécificité liée à une tradition ou à une transcendance. Cette propension, réelle ou supposée, des acteurs religieux à s’émanciper des normes communes suscitent de nombreuses critiques. Ces critiques émanent des forces sociales 1 J-P. Willaime, op. cit., p. 204-344. COMECE, « L’Avenir de l’Union européenne et la responsabilité des catholiques », op. cit., p. 41 sq. 3 On citera ici en illustration deux exemples parmi beaucoup d’autres tirés de la tension perpétuelle entre soumission à la norme politique et relativisation de cette dernière. Dans le premier cas, c’est la justice d’émanation divine qui est placée au-dessus des lois : « L’identité chrétienne, qui est d’ordre sacramentel, est d’un autre ordre que l’identité civile et n’entre pas en contradiction avec celle-ci. Nous ne rêvons pas de former un Etat chrétien dans l’Etat, nous voulons vivre en citoyens consciencieux, ainsi que nous y invite l’Apôtre Paul. Mais nous ne serons pas pour autant des citoyens complaisants : nous savons que les lois humaines sont au service de la justice. » (COMECE, « L’Avenir de l’Union européenne et la responsabilité des catholiques », op. cit., p. 42). Dans le second cas, c’est la constitution, texte suprême de la législation humaine, qui est inscrite dans une hiérarchie de norme supérieure : « Une constitution est un texte juridique. Cela ne peut être un texte de foi. Elle doit cependant inclure le fait que les êtres humains sont plus que les citoyens d’un Etat ou d’une union et que, sous cet aspect, les lois humaines ne sont pas tout et qu’aucune politique n’est absolue ». (COMECE 03/05, « Le traité établissant une constitution pour l’Europe. Eléments pour une évaluation », Bruxelles, 11/03/2005, p. 20). 2 273 défendant une vision laïque refusant tout statut spécial aux religions tout comme de certains mouvements de croyants dénonçant le rôle excessif des hiérarchies religieuses. Elles s’attachent à contester le discours de légitimation des Eglises sur ses différents registres, en déniant à ces dernières toute représentativité sociale et démocratique (ce qui décrédibilise toute prétention contemporaine à « l’expertise de l’humain » du fait qu’elles ne seraient plus en phase avec les sociétés) et en soulignant que l’autorité normative de l’Eglise est en contradiction avec les valeurs de la démocratie. L’argumentaire développé par la Fédération Humaniste Européenne (FHE) rend bien compte de ces critiques. L’organisation, tête de pont des mouvements défendant une laïcité de stricte obédience, s’est montrée très active lors du processus constitutionnel dans les consultations organisées par la Convention et la Commission ou dans le cadre de prises de parole médiatiques. Les Eglises se voient d’abord déniées toute représentativité sociale du fait de la baisse de la pratique institutionnelle des croyants qui ne se reconnaissent plus dans les organisations religieuses traditionnelles, et toute prétention à la généralité puisque leur message reposant sur la transcendance ne s’adresse qu’aux groupes restreints de leurs fidèles1. Elles ne peuvent donc être considérées, selon la formule du secrétaire général de la FHE, que comme « des ONG sectorielles »2 et ne devraient pas relever d’une procédure de consultation séparée du reste de la société civile. La critique vient du côté des humanismes, mais également du sein même du monde chrétien par des croyants protestant contre l’usurpation de la souveraineté populaire que constitue selon eux la confiscation de la représentation des chrétiens par les hiérarchies traditionnelles3. Cette mise en cause de l’allocation de l’autorité et de la parole dans le monde religieux est indissociable d’une contestation souvent très virulente en termes de valeurs. C’est la légitimité normative des Eglises qui est attaquée. Sur l’avortement, l’euthanasie, la liberté sexuelle, les droits des femmes, etc., la doctrine catholique est présentée comme contraire aux valeurs de l’intégration européenne. Son expression institutionnalisée apparaît comme inacceptable aux défenseurs d’une interprétation rigoureuse de la neutralité du système délibératif. La FHE pose ouvertement la question de l’existence même des identités religieuses dans la sphère 1 Contribution de la FHE au Livre blanc sur la gouvernance européenne, « Valeurs, Etat de droit-Société civileScience et société-Rôle du secteur public », Mars 2002, p. 4-5. 2 Entretien avec Georges Liénard, Secrétaire Général de la Fédération Humaniste européenne, Bruxelles, 20/11/2003. 3 A titre d’exemple, l’association Catholics For a Free Choice remet en cause, aux côtés d’autres groupes du même ordre, les procédures de décision de l’Eglise catholique et le monopole de représentation diplomatique et politique dont jouit le Vatican. Cf. Catholics for a Free Choice, rapport « Preserving Power and Privilege – The Vatican’s Agenda at the European Union », 2003. 274 publique. L’établissement d’un partenariat privilégié entre institutions politiques et Eglises est vu comme un « danger de la volonté politique de donner du sens aux choses, de donner une spiritualité »1. Cette restauration artificielle d’une autorité morale obsolète serait en contradiction avec la vision émancipatrice de la société civile portée par le projet européen de démocratie participative. Elle ignorerait en outre les déchirements provoqués dans le passé par la notion d’identité religieuse, notion à laquelle il convient de renoncer et dont il faut inviter les Eglises elles-mêmes à proscrire l’usage2. Conclusion Considéré en tant que sphère publique européenne sectorielle, le monde des acteurs religieux traduit la prépondérance persistante des clivages nationaux et confessionnels tout en montrant une réelle tendance au renforcement des dispositifs et des pratiques au niveau européen, dans une perspective délibérative plus que décisionnelle toutefois. Analysé en termes d’inscription dans une sphère publique européenne générale, le discours religieux souligne les controverses persistantes sur les propriétés de cette sphère publique en termes d’universalité, de neutralité et de rationalité des échanges. L’action des Eglises n’est pas en mesure d’élargir de façon significative l’assise sociale et l’audience médiatique du débat sur l’intégration européenne. Elle agit relativement peu sur les déterminants de ce débat ou en tout cas de façon toujours subordonnée à la logique des espaces nationaux. La reconversion des Eglises du statut d’autorité transcendante à celle d’influence traditionnelle et morale se déroule avec un certain succès dans le cadre de l’UE mais continue à susciter des résistances acharnées. Lorsqu’on en vient à parler de valeurs, les oppositions qui s’expriment ne sont somme toute guère différentes de celles qui ont structuré les histoires nationales, à ceci près que ces oppositions traversent la société civile plutôt qu’elles ne mettent aux prises Eglise et Etat. Institutions européennes et institutions religieuses semblent aujourd’hui en effet davantage solidaires qu’antagonistes. Mais cette solidarité peut être lue de bien des manières. Elle découle d’abord de la faiblesse mutuelle des interlocuteurs, en butte respectivement à un « déficit démocratique » ou à une mutation du croire qui les laisse à la recherche d’une base sociale défaillante. Elle procède ensuite d’une communauté d’inspiration (catholicisme social, subsidiarité, éloge de la société civile) et de la mise en œuvre d’une idéologie de la bonne 1 Entretien avec Georges Liénard, ibid. Contribution de la FHE au Livre blanc sur la gouvernance européenne, Ibid., p. 5. La même ligne argumentative est reprise dans la contribution de la FHE à la Convention européenne « Les Communautés de foi et de conviction et l'Union européenne » (juin 2002). 2 275 gouvernance permettant de privilégier un mode d’action caractérisé par un pluralisme et une publicité restreints, voire de circonscrire la sphère du politique. Une pratique à dominante technocratique faisant l’économie d’un débat normatif ouvert donc conflictuel et incertain, une pratique s’appuyant sur quelques « publics forts » d’initiés plutôt que sur la mobilisation d’audiences plus large, une telle pratique se révèle particulièrement adaptée à des institutions à la légitimité chancelante mais son acceptabilité par l’ensemble des citoyens est loin d’être acquise. La problématique religieuse atteste donc du caractère empiriquement très inachevé d’une sphère publique européenne, et va peut-être même jusqu’à mettre en doute la validité intellectuelle d’une telle notion comme principe de justification politique ultime. On admet, avec Ulrich Beck1, que la raison a triomphé de tous les modes de dévoilement du monde alternatifs et qu’elle s’attaque désormais à elle-même, réouvrant la voie à la dimension de l’irrationnel. Force est alors de constater que la raison ne suffit pas et que les modes de régulation de ce qui y échappe sont plus que jamais en déshérence. En parlant de religion, de sphère publique, de politique et d’Europe, les interrogations et les absences de réponse sont les mêmes : que croire, et qui croire ? 1 U. Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, (1986, trad.) 2001. 276 Présentation des auteurs - Pierre Birnbaum est professeur émérite à l’Université Paris 1 et professeur associé à l’Université Columbia. Il a publié récemment La France imaginée ; Le Moment Antisémite : un tour de la France en 1898 ; Sur la corde raide. Parcours juifs entre exil et citoyenneté ; Géographie de l’espoir. L’exil, les Lumières, la désassimilation. - Sinziana Carstocea est doctorante en sciences politiques à l'Université Libre de Bruxelles, boursière du Fonds Jacques Lewin – Inès Baron de Castro, membre du CEVIPOL (Centre d’Etude de la Vie Politique). Ses recherches portent sur la dépénalisation de l’homosexualité en Roumanie et le chemin parcouru par l’activisme gay et lesbien dans la double perspective de la reconstruction sociale radicale qui suit la chute du régime communiste et du contexte de l’adhésion du pays aux institutions européennes. - Claude Dargent est professeur de sociologie à Paris VIII et chercheur au CEVIPOF - Yves Déloye, professeur de science politique à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne et membre de l'Institut Universitaire de France (2000-2005) est actuellement secrétaire général de l'Association Française de Science Politique (AFSP). Il est notamment l'auteur de Les Voix de Dieu. Pour une autre histoire du suffrage électoral : le clergé catholique français et le vote (XIXe-XXe siècle). - François Foret est chargé de cours à l’Université Libre de Bruxelles et chercheur à l’Institut d’Etudes Européennes. Ses recherches portent sur la légitimation de l’Union européenne, les dynamiques symboliques du politique au plan national et supranational et les interactions entre politique et religion. Parmi ses dernières publications figurent Légitimer l’Europe. Pouvoir et symbolique à l’ère de la gouvernance. - Xabier Itçaina est chargé de recherche au CNRS, SPIRIT (Science Politique, relations internationales, territoire), Sciences Po Bordeaux. Ses recherches portent sur les liens entre catholicisme et espace public en Europe du Sud, les usages de l’économie sociale et solidaire et l’anthropologie politique des constructions identitaires. Parmi ses publications récentes : Itçaina, X., Les virtuoses de l’identité. Religion et politique en Pays Basque, Presses Universitaires de Rennes, 2007 ; X. Itçaina, J. Palard, S. Ségas (dir.), Régimes territoriaux et 277 développement économique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007 ; Itçaina X., « The Roman Catholic Church and the Immigration Issue. The relative Secularization of Political Life in Spain », American Behavioral Scientist Journal, July 2006, vol. 49, n°11, p. 1471-1488. - Françoise Lorcerie, chargée de recherches au CNRS, est en poste à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM). Ses travaux portent sur la catégorisation ethnique et l’action publique, notamment dans le domaine scolaire. Elle a dirigé L’Ecole et le défi ethnique (ESF & INRP, 2003), ouvrage qui argumente une approche cognitive et politique des processus ethniques, et La Politisation du voile (L’Harmattan, 2005), consacré à la construction politique de l’épisode de 2005 en France et à son interprétation dans divers pays européens et arabes. - Bérengère Massignon est membre du Groupe Sociétés, Religions et Laïcité (EPHE-CNRS), chargée d’enseignement à l’Institut catholique de Paris et chargée de cours à l’IEP de Paris - Virginie Riva, doctorante en science politique à l’Université de Paris-1, mène actuellement une thèse sur le débat sur les racines chrétiennes de l’Europe dans une perspective comparée entre la France, la Belgique et l’Italie. - Katrine Rømhild-Benkaaba est doctorante à l’IEP d’Aix-en-Provence et au département des Sciences Politiques de l’Université de Copenhague. Elle termine actuellement une thèse sur les pratiques politiques relatives à l’islam au Danemark et en France. - Philip Schlesinger est Professeur en Politique Culturelle à l´Université de Glasgow et directeur académique du Centre for Cultural Policy Research. Il est professeur visiteur à l´Université de Lugano et membre de la Royal Society of Edinburgh et de la Royal Society of Arts. Ses publications les plus récentes sont The European Union and the Public Sphere: A Communicative Space in the Making? (Routledge 2007, coéditeur avec J. E. Fossum) et The SAGE Handbook of Media Studies (Sage 2004 co-editeur avec J. Downing et al.). Il travaille actuellement sur la politique culturelle de « créativité» dans les industries audiovisuelles et cinématographiques britanniques. 278 - Sara Silvestri est maître de conférence au département de Politique Internationale de City University (Londres). Après un doctorat à l’Université de Cambridge sur la mobilisation politique des musulmans et l’institutionnalisation de l’Islam dans l’UE, elle termine un livre critique sur le « défi » que l’Islam pose à l’Europe et approfondit sa recherche sur les thèmes de l’exclusion/cohésion sociale et du terrorisme. En tant que chercheuse, elle est aussi rattachée à l’Université de Cambridge, au Royal Institute of International Affairs de Londres et au European Policy Centre à Bruxelles. - Nikola Tietze est chercheuse au Hamburger Institut für Sozialforschung. Elle travaille sur la sociologie des appartenances et des constructions communautaires en France et en Allemagne. Elle a publié en 2001 Islamische Identitäten. Formen muslimischer Religiosität junger Männer in Deutschland und Frankreich, Hamburger Edition, et en 2002, Jeunes musulmans de France et d'Allemagne : les constructions subjectives de l'identité, chez L’Harmattan, Paris. - Jean-Paul Willaime, né en 1947, sociologue, est Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, Sorbonne, Paris et Directeur du Groupe Société, Religions, Laïcités (Unité Mixte de Recherches E.P.H.E./C.N.R.S.). Ses travaux portent sur la sociologie des protestantismes contemporains, les religions en Europe et les politiques scolaires publiques vis-à-vis du religieux. Derniers ouvrages : Europe et religions. Les enjeux du XXIe siècle, Paris, Fayard, 2004 ; Sociologie du protestantisme, Paris, PUF, 2005 ; Des maîtres et des dieux. Ecoles et religions en Europe (en collaboration avec Séverine Mathieu), Paris, Belin, 2005. 279