LA QUESTION DES HIÉRARCHIES ET DES GROUPES
SERVILES DANS LA SOCIÉTÉ BIDÂN DE MAURITANIE
[In : Groupes serviles au Sahara. Approche comparative
à partir du cas des arabophones de Mauritanie, 2000]
Dr Mariella Villasante Cervello
Instituto de democracia y derechos humanos, Perú
Mars 2017
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La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles chez les Bidân de Mauritanie
LA QUESTION DES HIÉRARCHIES SOCIALES ET DES
GROUPES SERVILES CHEZ LES BIDÂN [ARABOPHONES] DE
MAURITANIE
Mariella Villasante Cervello1
Instituto de democracia y derechos humanos de la Pontificia Universidad Católica del Perú
[academia.edu, mars 2017]
[Contribution au livre : Groupes serviles au Sahara. Approche comparative à partir du cas des
arabophones de Mauritanie, M. Villasante (dir.), Paris, CNRS-Éditions, 2000 : 277-322]
Par l’expression euphémisée du “problème des séquelles de l’esclavage”, l’on entend
couramment évoquer la situation actuelle des groupes serviles en République Islamique de
Mauritanie. Il est ainsi question, tant sur le plan officiel, que sur le plan de la recherche
fondamentale, du “phénomène d’esclavage” parfois associé à une question de “mentalités”.
Certes, comme le souligne Pierre Bonte (1998c : 157), la notion d’esclavage dans la société
mauritanienne est “infiniment plus complexe que ce que pourrait en conclure une vision
empruntée à la vulgus occidentale.” Dans l’espace social connu aujourd’hui sous le nom de
République Islamique de Mauritanie, l’esclavage tel qu’il est couramment conçu et perçu par
les occidentaux —associé aux systèmes esclavagistes des sociétés anciennes ou modernes, et
surtout à la traite négrière aux Amériques—, a des fondements complètement distincts. En effet,
contrairement aux systèmes économiques et sociaux esclavagistes, fondés sur l’utilisation d’une
main d’œuvre servile, étrangère aux populations locales, et utilisée prioritairement dans les
systèmes de plantations d’agriculture extensive, développés sur des terres privées, dans les
systèmes démographiques réduits des sociétés pastorales [Klein 1998 : 4] tel la société Bidân2,
les groupes serviles étaient et sont prioritairement utilisés dans les travaux domestiques,
incluant parfois l’agriculture servile. Nous sommes donc ici en présence d’un type d’utilisation
particulier de la main d’oeuvre servile, distinct de la traite négrière, et caractérisé par
l’intégration culturelle et ethnique des groupes soumis au statut de servilité, qui, bien qu’étant
couramment hérité, n’exclue pas la mobilité statutaire et l’accession à l’autonomie des
personnes libres en suivant des pratiques coutumières relativement anciennes.
La situation des Bidân n’est nullement exceptionnelle dans le contexte sahélien et
saharien. En effet, lorsqu’on observe les sociétés saharo-sahéliennes, on s’aperçoit que les
formes de servilité sont largement répandues, non seulement chez les sociétés arabophones ou
amazighophones [ou berbérophones, dont les Tuareg] mais aussi dans toutes les sociétés
africaines de cette région (Wolof, halpulaar'en, soninké, bambara, mandingue). Des travaux
récents —dont celui de Searing 1988, et dans cet ouvrage—, montrent par ailleurs que les
formes de esclavage endogène étaient hautement sophistiquées dans ces sociétés africaines
fortement hiérarchisées, fondées prioritairement sur le contrôle aristocratique de l’exploitation
agricole et du commerce des grains, telle la société Wolof. Là, l’esclavage endogène se
développa bien avant les influences extérieures du commerce saharien et atlantique, dans un
cadre hiérarchique qui distinguait les groupes libres des groupes serviles, en suivant une
multiplicité des rangs de dépendance conçus comme héréditaires mais sujets à d’importantes
1 Je remercie Christophe de Beauvais et Jean-Noël Ferrié pour les commentaires, les critiques et les
corrections apportés à ce texte. Les observations et les analyses ici présentées se fondent sur les travaux
que je mène en Mauritanie depuis mai 1986, dont environ trois ans d’enquêtes de terrain, notamment
dans la région de l’Assaba de l’est mauritanien.
2 J’utilise le terme Bidân dans son sens culturel, englobant, qui désigne les arabophones de Mauritanie, il
est préféré au terme colonial “Maure”. Utilisé au sein de cette société, le terme Bidân indique aussi le
statut de personnes libres. Sur cette question voir Villasante-de Beauvais 1999.
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Mariella Villasante Cervello
possibilités de mobilité statutaire. Ces faits montrent à l’évidence les grandes variations des
pratiques de servilité au sein des sociétés hiérarchisées de cette région géographique et
culturelle.
La notion d'esclavage en question
La notion d’esclavage mérite ainsi d’être remise en question car elle ne rend pas compte,
sinon de manière ambiguë, de la réalité d’une institution ancienne et variable dans tout l’espace
sahélo-saharien. Le problème a été déjà soulevé par un groupe de chercheurs Français sur l’Asie
du Sud-Est. Ils considèrent qu’il est nécessaire d’introduire une autre terminologie qui puisse
mieux traduire la situation de servilité précise dont il est parlé. Georges Condominas (1998) a
ainsi proposé la périphrase “formes extrêmes de dépendance” —titre du livre collectif élaboré
sous sa direction—, “qui nous permet de ne pas définir a priori ceux qu’on dénommerait
“esclaves” mais de nous en tenir pour chaque culture à notre préoccupation commune : la forme
de dépendance extrême dans laquelle apparaissent l’appropriation de personnes humaines qui
perdent ainsi leur liberté, dont en particulier celle de décision, leur contrainte à des travaux sous
les ordres de leurs maîtres, leur situation au plus bas de l’échelle sociale du groupe.”
(Condominas 1998 : 541). Or s’il est certain que les anciennes habitudes nominatives sont
difficiles à changer —un certain conservatisme étant prédominant dans nos disciplines—, l’on
peut du moins tenir compte de ces critiques conceptuelles et tenter de les incorporer dans nos
propres travaux —qui gagneraient ainsi en clarté analytique et rendraient moins idéologique
l’examen des formes extrêmes de dépendance.
Un tableau général des formes extrêmes de dépendance
Dans cette contribution, je tenterai de présenter un tableau général de la question des
formes extrêmes de dépendance chez les Bidân, qui s’efforcera de poser une première
modélisation conceptuelle du thème. Trois prémisses guideront cet exercice. La première
considère que l’analyse des formes extrêmes de dépendance ne saurait être étudiée de façon
isolée, mais qu’elle doit être placée dans le contexte des hiérarchisations historiques et
contemporaines de cette société. En effet, comme le notait déjà Searing (1988 : 495),
l’esclavage en Afrique est souvent étudié comme faisant partie d’une dynamique sociale externe
(le commerce transsaharien et atlantique), alors qu’en réalité il est le produit des dynamiques
internes, d’une histoire propre et autonome des influences extérieures —même si ces dernières
ont eu de l’importance dans son évolution. L’on ne saurait pas non plus comprendre ce
développement endogène sans tenir compte de la relation entre les groupes libres et les groupes
serviles, et notamment des relations entre l’aristocratie guerrière Bidân, le groupe des
commerçants et le reste de la société soumis à diverses formes de dépendance.
La deuxième prémisse tient compte du fait que la hiérarchie sociale représente une
manière de concevoir, de vivre et d’être dans le monde, largement normale —au sens
d’ordinaire— au sein de cette société et, plus largement, au sein de la société mauritanienne,
tous groupes ethniques confondus. Une société qui n’est pas seulement périphérique par rapport
aux pays centraux d’islam, mais qui, pratiquant le nomadisme pastoral pour l’essentiel, est
restée, jusqu’aux années 1970, assez éloignée des phénomènes de mondialisation connus
ailleurs. Ce parti pris a le mérite de ne pas introduire, comme il est fait fréquemment, des
confusions entre l’analyse [impliquant la distanciation] et l’idéologisation du thème analysée
[par trop subjective] ; notamment l’idéologie européocentrique qui considère l’analyse des
formes extrêmes de dépendance à partir d’un angle de défense des idées égalitaristes modernes
et occidentales.
La troisième prémisse juge indispensable une réflexion sur la relation entre statut servile
et “négritude”. Or, contrairement aux idéologies sous-jacentes de certaines analyses, forgées en
tenant seulement compte de la traite négrière, il faut constater que la dite relation n’a pas cours
dans les sociétés saharo-sahéliennes, dont en particulier la société Bidân. Dans cette région, les
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La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles chez les Bidân de Mauritanie
sociétés africaines, ainsi que les sociétés arabophones et amazighophones —issues d’un large
métissage— pratiquaient des formes extrêmes de dépendance qui n’étaient pas, forcément,
associées à la couleur de la peau ou aux ethnicités —au sens de catégories d’attribution
identitaire, sociale et culturelle (F. Barth, 1969)—, des groupes soumis à la servilité. Au-delà
des facteurs dits “raciaux”, l’on doit donc tenir compte des facteurs d’intégration culturelle et de
situation statutaire, autrement plus cruciaux pour comprendre le lien servitude-négritude,
redevable d’une histoire sociale distincte.
Un mot sur la question de l’islam et des groupes serviles
Pour introduire mes réflexions, il est peut-être nécessaire de dire un mot sur la question
de l’islam et des groupes serviles, qui revient de manière régulière dans les examens sur la
question, et au sujet de laquelle il faudrait lever quelques malentendus. Il est certain que l’islam
a introduit, depuis plusieurs siècles, une jurisprudence impressionnante pour régler les relations
entre hommes-femmes libres et hommes-femmes de condition servile. Le droit (fiqh) et la loi
islamique (sharî’a), ont ainsi amélioré, dans de nombreux cas, la condition des serviteurs dans
l’Arabie préislamique, puis dans les aires soumises à leur contrôle politique, militaire et à leur
influence religieuse. Mais ce que l’on dit moins, ce que l’on oublie couramment, c’est que
l’éthique et les règles islamiques ne sont autre chose que des référents normatifs qui ne doivent
pas être confondus avec les pratiques historiques et concrètes de servilité. Les formes extrêmes
de dépendance se sont développées partout dans le monde en dehors et au-delà de l’influence
islamique, ainsi, comme le dit Georges Condominas (1998 : 542), “l’esclavage est une
institution humaine d’une importance absolument capitale : elle s’est déployée, à travers les
siècles, dans toutes, ou presque, les cultures et niveaux d’espaces sociaux.” L’historien Bernard
Lewis (1993 : 11-12), fait la même constatation lorsqu’il écrit :
“L’esclavage est (…) une institution qui remonte à des temps immémoriaux. Il a existé dans toutes
les anciennes civilisations d’Asie, d’Afrique, d’Europe et d’Amérique précolombienne. Il a été
accepté et avalisé par le judaïsme, le christianisme et l’islam aussi bien que par d’autres religions
dans le monde. Au Proche-orient comme ailleurs, l’existence de l’esclavage est attestée dès les
premiers écrits, chez les Sumériens, les Babyloniens, les Égyptiens et autres peuples anciens. Les
premiers esclaves furent, semble-t-il, des prisonniers de guerre. Leur nombre grossit ensuite par
d’autres apports. (…) On les employait à labourer la terre et à garder les troupeaux de leurs
maîtres royaux et sacerdotaux, mais à part cela, ils semblent n’avoir joué qu’un rôle mineur dans
la production économique. Celle-ci était effectuée, pour l’essentiel, par des petits paysans,
fermiers et métayers, des artisans et des journaliers. La population servile provenait aussi de la
vente, de l’abandon ou de l’enlèvement des petits enfants. Des hommes libres pouvaient se vendre
comme esclaves, ou plus fréquemment, pouvaient vendre leurs rejetons. Ils pouvaient aussi être
asservis pour insolvabilité (…). Dans certains systèmes, celui de Rome en particulier, on pouvait
aussi être réduit en esclavage pour avoir enfreint un certain nombre de lois.”
En ce qui concerne le contexte africain, nous savons que Claude Meillasoux (1986),
propose une interprétation sur l’esclavage centrée sur le trafic commercial (la traite saharienne
et atlantique), à partir d’une vision économiciste et marxiste des faits [Esclavage en Afrique
Précoloniale, 1975]. L'historien Martin Klein (1998 : 9) souligne avec raison que Meillassoux
considérait l'esclavage comme un type de relations de coercition, insistant sur le processus
d'incorporation des esclaves et soulignant que l'esclave était un étranger. Meillassoux insistait
aussi, nous dit Klein, sur la violence et sur la nature arbitraire de l'autorité des maîtres,
considérant qu'en dernière instance l'esclavage était une antithèse de la parenté : l'exploitation
économique des esclaves était possible, d'après lui, par l'inexistence des liens de parenté. A
l'opposé de cette perspective, Suzanne Miers et Igor Kopitoff [Slavery in Africa, 1977] avaient
une vision plus bénigne de l'esclavage, qu'ils considéraient comme un type de relations sociales,
tel le mariage et la parenté, concernant le droit des personnes. Dans leur débat avec
Meillassoux, Miers et Kopitoff défendaient l'idée que les esclaves cessaient d'être des étrangers
et qu'ils étaient incorporés dans les groupes des maîtres. Klein suggère qu'en réalité ces
différences d'interprétation procédaient du type de sociétés sur lequel ils travaillaient. La plupart
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Mariella Villasante Cervello
des coauteurs du livre de Meillassoux travaillaient dans de sociétés fortement hiérarchisées et
orientées vers le marché, dans lesquelles les discours sur la parenté étaient souvent un vernis
superficiel aux exploitations économiques fortes. Or la plupart des coauteurs du livre de Miers
et Kopitoff étudiaient des sociétés où la parenté était bien plus qu'un voile et dans lesquelles les
esclaves agissaient comme des parents. L'inexistence des liens de parenté parmi les esclaves est
ouvertement remise en cause par Klein, qui affirme que ses données de terrain [issues du
Sénégal, du Mali et de Guinée] explicitent que les esclaves forment des unions à long terme, se
marient et deviennent parents. Ainsi contrairement à la vision faite de violence et d'exploitation
qui défend Meillassoux, Klein considère que la stabilité et la productivité des exploitations
serviles dépendaient de l'acceptation des esclaves de travailler dans ce système et des
renégociations permanentes de leur condition statutaire avec leurs maîtres.
Pour la majorité des sociétés étudiées par Klein, l'esclavage se justifiait en termes
islamiques. Ceci étant posé, le fait que la loi islamique ait consacrée une somme considérable
de dispositions juridiques sur les esclaves —ayant une double nature, de chose et de personne—
, montre simplement l’importance des formes extrêmes de dépendance existantes, aussi bien en
Arabie ancienne que dans les autres contrées conquises plus tard par les armées musulmanes.
Ainsi, les pratiques serviles que l’on observe de nos jours, en Mauritanie par exemple, ne se
concrétisent pas “conformément à la sharî’a”, comme certains auteurs le donnent à penser [i.e.
Pierre Bonte, 1998c, Esclaves ou cousins. Évolution du statut servile dans la société
mauritanienne]. Mais —nuance importante— elles sont redevables des coutumes préalables et
se justifient, parfois mais pas toujours, en faisant référence aux règles islamiques.
Ainsi par exemple, chez les Wolof anciens, l’idéologie justifie l’esclavage en considérant
qu’il s’agit d’une “tache” que l’on pouvait hériter par voie utérine ; la “tache” étant alors perçue
comme une sorte “d’impureté du sang”, même si l’on reconnaissait que les hommes libres
pouvaient être mis en esclavage contre leur volonté (Searing 1988 : 490, et dans cet ouvrage).
Plus important encore, dans toutes les sociétés qui ont connu et qui connaissent ces formes
extrêmes de dépendance, les lois religieuses, musulmanes ou autres, organisent beaucoup moins
la pratique sociale de la servilité que les règles coutumières réorganisées historiquement,
périodiquement, en fonction des changements globaux. En pays d’islam ces règles coutumières
sont nommées a’râf (sg. ‘orf coutume) ; mais si l’on tient compte du fait que la sharî’a n’est
connue que d’un petit nombre de spécialistes, les ‘ulemâ (docteurs de la loi), alors que la grande
majorité des populations n’a comme référent normatif premier que le ‘orf, il semble alors
évident que l’examen de ce dernier est autrement plus important du point de vue de la norme
établie.
Ceci nous conduit à penser qu’une analyse sérieuse des formes extrêmes de dépendance
dans un pays tel que la Mauritanie ne saurait se fonder ou se cacher sur/derrière une mise en
avant des règles islamiques qui, comme nous le savons pertinemment, peuvent tout justifier
dans les écrits des érudits. Car les écrits supportent tout, y compris la défense d’une chose et de
son absolu contraire. Contrairement aux érudits et aux autres lettrés, les gens du commun ne
perçoivent pas le monde, ni n’agissent pratiquement, en tenant compte des règles écrites —
même si en pays d’islam l’on peut constater qu’elles ont une certaine importance pour les
questions d’héritage. Les gens du commun —qui nous intéressent au premier chef— organisent
leur vie quotidienne, leurs activités et leurs pensées en fonction des coutumes établies et
éventuellement sujettes à des transformations au cours du temps. Enfin, la mise en avant des
règles islamiques dans l’examen de la servilité, cache mal une sorte de volonté de justification
de celle-ci en invoquant une norme religieuse extérieure et éthiquement supérieure. Alors que
les formes extrêmes de dépendance sont d’abord associées à l’institution des hiérarchies
sociales et politiques des sociétés concernées, et non à l’islam qui lui est bien postérieur. Mais,
comme le remarque Louis Dumont (1966), en Occident la hiérarchie sociale est (devenue)
honteuse. Claude Lévi-Strauss (1952 : 23) exprime une idée semblable lorsqu’il écrit : « Pris
entre la double tentation de condamner des expériences qui le heurtent affectivement et de nier
les différences qu’il ne comprend pas intellectuellement, l’homme moderne s’est livré à cent
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La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles chez les Bidân de Mauritanie
spéculations philosophiques et sociologiques pour établir des vains compromis entre ces pôles
contradictoires, et rendre compte de la diversité de cultures tout en cherchant à supprimer ce
qu’elle conserve pour lui de scandaleux et de choquant. » C’est probablement pour ces raisons
que l’on préfère aborder le thème de l’esclavage soit à partir d’une vision moderne
égalitariste3 ; soit en soulignant les améliorations normatives introduites par les règles et par
l’éthique islamiques4.
1. Les groupes serviles dans le contexte de la hiérarchie bidân :
fluidité statutaire, métissage et redéfinitions contemporaines
L’on ne saurait comprendre la situation présente des groupes de statut ou d’origine
servile sans la replacer dans le cadre culturel large, englobant, des hiérarchies sociales en
vigueur dans cette société saharo-sahélienne. J’ai déjà montré ailleurs (Villasante 1995, 1997,
1998), que les traits les plus importants de cette hiérarchisation sont la fluidité statutaire (trait de
structure) et les redéfinitions majeures observables depuis la dernière grande sécheresse
sahélienne (trait conjoncturel). Je voudrais suggérer ici un autre trait qui me paraît important,
mais qui restait implicite dans mes analyses précédentes, celui du grand métissage statutaire qui
a eut lieu et qui continue à s’actualiser entre les groupes d’hommes-femmes libres et les
hommes-femmes d’origine ou de statut servile. Un métissage qui relève également de la relation
entre statut servile et “race” ; relation qui met en avant, parallèlement, des questions plus
fondamentales telle que l’ethnicité et l’identité sociale adoptées par les divers groupes non
seulement en fonction des origines mais également —et peut-être prioritairement— en fonction
des inscriptions et des attributions sociales et culturelles actuelles.
Les référents coutumiers de la hiérarchie sociale
Les représentations et les pratiques sociales courantes, exprimées par les discours des
Bidân sur leur propre société, mettent en avant deux manières différentes —et apparemment
contradictoires— de concevoir et de vivre les hiérarchies sociales. Des hiérarchies qui se
déploient dans un contexte parallèle d’affirmation de la solidarité (‘asabiyya) entre groupes
segmentaires [qabâ'il, sg. qabîla] de même statut. Mais sans que cette égalité statutaire ait à
voir avec le concept d’égalité moderne et occidentale, étroitement associée aux principes de
liberté, de propriété privée et d’individualisme5 (Dumont 1983 : 85).
Dans un cadre éminemment coutumier, un premier discours met en avant les traits
normatifs, idéaux, de cette hiérarchie en soulignant la grande rigidité des groupes statutaires,
conservée et reproduite par le biais de la fermeture des alliances matrimoniales. C’est ainsi que
l’on affirme la distance entre les hommes-femmes libres et ceux d’origine ou de statut servile ;
puis la distance entre les nobles et les non-nobles ; ou, dans un autre langage, la tripartition de la
société en trois groupes : guerriers, religieux et tributaires.
3
Voir Roger Botte, L'ombre portée de l'esclavage. Avatars contemporains de l'oppression, Journal des
africanistes 2000, 70 (1-2).
4 Pierre
Bonte 1998c, Esclaves et cousins : évolution du statut servile dans la société mauritanienne.
Selon la définition de Louis Dumont (1983 : 264), l’individualisme est une idéologie moderne opposée
à l’holisme, “qui valorise l’individu (…) et néglige ou subordonne la totalité sociale.” Il est certain qu’un
type particulier d’“individualisme” (l’individu social) existait dans la société Bidân d’autrefois,
néanmoins, il ne représentait guère qu’un trait idéologique dominant et restait subordonné aux valeurs
holistes. De nos jours, l’expansion de l’économie libérale et des idées-valeurs occidentales sont en train
de modifier, dans une certaine mesure, la valeur accordée à l’individu social, en le transformant en
individu “moral”, indépendant, autonome du reste de la société.
5
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Mariella Villasante Cervello
On peut dire ainsi, en suivant Georges Condominas (1998), que la société Bidân fait
partie des espaces politiques intermédiaires [entre les formations politiques réduites et les
systèmes dynastiques complexes], dans lesquels les hiérarchies sociales se construisent en
référence aux origines généalogiques, eux-mêmes étroitement associés au pouvoir politique :
seuls les membres le plus nobles peuvent exercer légitimement le pouvoir. Jadis, le système
politique Bidân était constitué de groupes restreints ou qabâ'il [“tribus”], des confédérations
groupant plusieurs qabâ'il, dont certaines furent appélées tardivement des “émirats” et réifiés en
tant que tels par les discours coloniaux et néo-coloniaux. L'entière vie économique des groupes
libres dépendait du travail des groupes serviles.
A côté des discours qui insistent sur la fixité de la tripartition sociale des Bidân, d'autres
soulignent au contraire la fluidité des appartenances statutaires, en particulier la relativité des
situations statutaires selon le point de vue des groupes en relation. L'anthropologue espagnol
Julio Caro Baroja (1990 : 38, et dans cet ouvrage), apporte des exemples d’une grande clarté sur
cette question, il signale en particulier (lors d’une conversation avec Brahim wull ‘Abdallah,
chef des Izargîen), que du point de vue des Izargîen, « les Awlâd Tidrârin pouvaient être
considérés comme zwâya parce qu’en effet, ils sont des gens du livre et ils ont établi la dbiha
avec eux. Cependant, du point de vue des Awlâd Dlâym, les Awlâd Tidrârin sont des Bidân car
ils sont soumis à la capitation. » Le statut des groupes bidân varie en effet en fonction de leurs
relations avec les autres groupes, plus puissants ou plus faibles qu’eux et en fonction du
classement consensuelle ment adopté durant une période donnée, et donc sujet à des
changements.
La tradition de la tripartition de la société, transmise par les érudits Bidân, semble très
ancienne dans l’espace saharien. Elle fait figure d’une sorte de mythe doré des origines de la
civilisation, en relation directe avec la geste almoravide du XIème siècle (Norris 1972 : 154 ;
Villasante 1995, 1997). C’est ainsi que de nombreuses traditions Bidân considèrent que l’ordre
tripartite fut établi par le chef almoravide Bûbakar ben ‘Amar, qui, évoquant les trois classes,
précisait : « la première constituée par les hommes consacrés à la guerre, ils étaient les Arabes
les meilleurs; la deuxième formée par les hommes consacrés aux études et à la sagesse, dans
laquelle il y avait mélange, quoiqu’ils étaient à majorité berbère ; enfin la troisième, formé par
des pasteurs, à majorité berbère. » (Caro Baroja 1990 : 25). Pour Mokhtar ould Hamidoun
(1952 : 37) la tripartition n’est pas associée à Bûbakar ben ‘Amar, mais simplement à la société
Bidân (en arabe Sanhâja) d’avant la venue des Banî Hassân.
Il faut cependant reconnaître que les idées-valeurs locales sur la tripartition et plus
généralement, sur l’ordre statutaire fixe de cette société ne sont qu’une représentation, parmi
d’autres, sur ce que doit être (valeurs) l’ordre social, et ne reflètent guère ce qui est, (faits), la
situation réelle —ancienne ou actuelle— des groupes. En suivant un certain nombre de lettrés,
issus surtout de la gibla (sud-ouest) les administrateurs coloniaux reprirent à leur compte cette
version des choses, somme toute simple et facile à saisir pour les nouveaux occupants du pays.
Ultérieurement, un certain nombre de chercheurs —travaillant surtout dans la gibla et dans
l’Adrar—, adoptèrent également cette ordonnancement social, en lui accordant une valeur
structurelle importante. Le matériel étudié, ainsi que les besoins de la recherche fondamentale
de cette époque —la nécessité notamment de poser des bases classificatoires et théoriques
fortes— ont contribué, sans nul doute, à la construction d’un cadre conceptuel important mais
qui ne rend pas compte des relations entre les divers groupes et, plus fondamentalement, de la
relation entre structures sociales, normes et pratiques historiques. Cependant, d’autres études,
dont celles présentées dans cet ouvrage, soulignent l’importance de la distinction entre normes
et pratiques, entre rigidité hiérarchique (idéalement conçue) et fluidité des statuts sociaux. Ces
études soulignent aussi la diversité de situations historiques et régionales dans l’espace social de
7
La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles chez les Bidân de Mauritanie
cette société, une diversité qui ne peut plus être ignorée, mais qui doit nous servir de base pour
un réexamen global, comparatif, des résultats précédents de la recherche fondamentale6.
Plus précisément, à partir du matériel sahraoui, Caro Baroja apporte des renseignements
très intéressants sur la grande fluidité statutaire des hiérarchies sociales des Bidân. Des
renseignements et des analyses qui coïncident, dans une large mesure, avec les données que j’ai
recueillies au sein de la confédération des Ahl Sîdi Mahmûd depuis 1986. En effet, Caro Baroja
(1990 : 25) recueillit des informations sur la tripartition (auprès de shaykh Muhammad elMamun), mais trouva également d’autres érudits (dont Sîdi Buia) qui s’opposaient à cette thèse
historique “non pas tant pour des raisons de détail, ou pour des désaccords entre tel et tel point,
mais plutôt pour la considérer contraire à ce que dicte l’expérience.” Sîdi Buia s’opposait donc
à la théorie du caractère “originel” des groupes statutaires en affirmant que “l’on devient
tributaire par faiblesse, même si l’on a une lignée arabe” et que l’on est barde “parce que l’on a
choisi de tels métiers.” (Caro Baroja 1990 : 49). Les traditions des Ahl Sîdi Mahmûd rappellent
elles aussi que les origines généalogiques ne sont pas des facteurs déterminants pour
l’établissement de la hiérarchie statutaire. Mieux, il existe chez eux l’idée prédominante d’un
choix des statuts qui ne doit rien aux origines, mais qui dépend des coutumes adoptées : la
coutume guerrière ou la coutume religieuse, ou, les deux coutumes à la fois. Comme d’autres
groupes Bidân (notamment les Rgaybât, les Kunta, les Awlâd an-Naser et les Laglal), les Ahl
Sîdi Mahmûd ont connu des changements statutaires au long de leur histoire et ont adopté,
depuis le milieu du XIXème siècle, le double statut guerrier et religieux (Villasante-de Beauvais
1995, 1997 : 592-611). D’après un récit recueilli à Kiffa en octobre 1991 :
« Certains groupes ont choisi le domaine du livre, ils sont devenus des zwâya à l’ouest et des tolba
à l’est : mais ces gens pouvaient garder le fusil pour se défendre et pour garder leur pouvoir, c’est
ce qu’on fait les Lamtûna qui étaient tolba et ‘arab à la fois. D’autres ont préféré le fusil et ils sont
devenus guerriers, ‘arab, les plus nobles, ou hassân qui sont moins nobles. Mais il y avait aussi
des qabâ’il comme les Ahl Sîdi Mahmûd, où l’on trouve les deux variétés de gens; on
nous appelle tolba et ‘arab pour que tout le monde soit inclut dans la qabîla. Bien sûr, au
début, dans le temps des ancêtres Lamtûna, les pères des Ahl Sîdi Mahmûd étaient ‘arab
et tolba; après, certains {groupes} se sont consacrés au livre. Plus tard, avec Lemrâbot
Sîdi Mahmûd {fondateur de la qabîla}, une partie de la qabîla est restée tolba, mais avec
son fils ‘Abdellahi, la plus grande partie {de la qabîla} a pris les armes. Après lui,
certains gens sont restées tolba tandis que d’autres gens ont conservé le fusil jusqu’à
présent. Mais les origines de la chefferie sont ‘arab7.
Il y avait aussi une autre variété de gens, les Bidân. Mais je veux t’expliquer maintenant ce que
veut dire ce mot parce qu’il porte deux significations. Avant [la venue des Banî Hassân], le mot
Bidân était attribué à tout individu ou à tout fraction ou à toute qabîla qui s’occupait uniquement
du bétail. Pour l’entretenir, pour le surveiller, pour le garder. De telle sorte que même un guerrier
qui s’occupait du bétail était nommé znâgî. Donc, d’une part, ce mot désigne l’activité et la
fonction {sociale} associée au bétail.
Mais d’autre part, il faut savoir que les chefs guerriers, après une guerre, désarmaient une qabîla
ou une fraction plus faible; ils prenaient leurs biens et ensuite ils les obligeaient à devenir leurs
dépendants, leurs tributaires, leurs Bidân. Ces qabâ’il, tolba ou ‘arab, étaient donc obligées de
reconnaître comme maîtres les guerriers qui les avaient vaincues. Et, pour renforcer cette
domination, les guerriers exigeaient le payement des tributs, des taxes. Cela a été le cas des
Idaw’ish qui payaient des tributs aux Awlâd M’bârek. Mais cela n’a pas duré longtemps car les
Idaw’ish ont vaincu les Awlâd M’bârek et ils ont repris leur place de guerriers ‘arab. Alors
6
Villasante 1995, Taylor 1996, Searing 1988 et 1993. Voir aussi Timothy Cleaveland, Becoming Walâta.
A History of Saharan Social Formation and Transformation, Heinemann, 2002.
7 Le terme ‘arab a ici un double sens, d’abord généalogique, car Lemrâbot Sîdi Mahmûd était issu des
Lamtûna, eux-mêmes rattachés aux Arabes Hymiarites, puis un sens statutaire puisque ces LamtûnaHymiarites étaient conçus comme des “guerriers musulmans”.
8
Mariella Villasante Cervello
beaucoup de gens qui étaient les Bidân des Awlâd M’bârek sont devenus les tributaires des
Idaw’ish.8 » (Ahmed Mahmûd wull Mûdi. Kiffa, le 30 octobre 1991).
Caro Baroja rapporte des éléments d’analyse qui vont dans le même sens des idées
exprimées par Ahmed Mahmûd wull Mûdi, notable de la qabîla des Jâ’afra, de la confédération
des Ahl Sîdi Mahmûd, décédé en 1993 à un âge très avancé. Dans un schéma très clair, il fait
état de cas de “descente sociale” des groupes dominants (ici ‘arab, shorfa et zwâya) devenus
des tributaires, voire des bardes ou des artisans. Et de cas opposés, de montée statutaire de
groupes d’anciens tributaires, bardes ou artisans devenus ‘arab, shorfa ou zwâya. Il précise que
ces cas de montée statutaire sont couramment plus “ambigus et cachés”, et il cite l’exemple des
Rgaybât qui ont vu leurs rangs s’élargir par le rattachement de groupes de rang minoré. Il en va
de même dans le cas de la confédération des Ahl Sîdi Mahmûd, dont la chefferie est d’origine
Idawalhâjj (des Awlâd el-Hâjj ‘Ali de Wadân), mais dont les rangs se sont considérablement
élargis grâce au rattachement de très nombreux groupes associés précédemment aux guerriers
Idaw’ish. Dans tous les cas il semble évident que la montée en puissance et en prestige
s’acquiert par l’adoption des coutumes guerrières, affirmées au cours des luttes militaires.
La nouvelle image qui ressort de ces quelques remarques est indissolublement associée à
une fluidité statutaire dont il faudrait prendre la véritable mesure. Je voudrais avancer ici que la
grande distinction statutaire des Bidân concerne au premier chef celle qui sépare les hommesfemmes de condition libre, et en conséquence noble (on reviendra après sur le lien entre les
deux termes), de ceux de condition servile9. C’est à partir de cette distinction centrale que l’on
peut mieux placer l’existence des groupes statutaires. Au-delà de certaines représentations
sociales locales —qui ne concernent en aucun cas l’ensemble de la société Bidân—, et
d’analyses exclusivement centrées sur l’émergence des “émirats” (XVIIè-XIXème siècle), on
voit émerger une réalité sociale et politique très mouvante, au sein de laquelle il existe, chez les
hommes libres, un seul groupe dominant, guerrier (‘arab), ou guerrier et religieux à la fois
(‘arab et tolba ou zwâya), et des groupes dominés ayant divers rangs selon leur statut —libre ou
servile—, et selon les époques et les régions considérées (la gibla, l’Adrar, l’est et l’extrême
nord saharien, ou sahel).
Dans ce même ordre d’idées, il ne faudrait pas confondre statuts guerrier et religieux
fixes avec référents sociaux et politiques : le pouvoir guerrier et le pouvoir religieux, toujours
d’actualité dans l’idéologie politique duale des Bidân, source de légitimité du pouvoir et de
reproduction des prérogatives sociales. Quant au statut tributaire, il ne s’agirait en réalité que
d’un statut provisoire dont les groupes concernés tenteront toujours de se défaire, et en aucun
cas une condition définitive et permanente, ad vitam aeternam, comme certains auteurs le
prétendent pour justifier leurs théories de la tripartition de la société [guerriers, religieux,
tributaires], sans laquelle les “émirats”, ces “ébauches d'État”, n'auraient pas pu voir le jour [i.e.
Ould Cheikh 1985, Pierre Bonte 1998].
8
Les liens politiques et de parenté (par l’alliance matrimoniale) entre les Idaw’ish et les Awlâd M’Bârek
ont dû commencer à s’établir vers le milieu du 17ème siècle pour s’étendre sur un peu plus d’un siècle.
Selon les traditions des Ahl Sîdi Mahmûd, ces liens étaient de nature hiérarchique et s’exprimaient par le
payement de redevances des Idaw’ish aux Awlâd M’Bârek. En fait, l’on sait peu de choses sur cette
question; ainsi, même si l’on admet que des liens d’allégeance ont existé entre les deux groupes, force est
de constater qu’ils étaient moins contraignants qu’ailleurs. Il semble en effet que les Idaw’ish aient
toujours conservé un statut de guerriers nobles leur permettant de lever tributs auprès des diverses qabâ’il
de la région. Enfin, les Idaw’ish acquirent leur autonomie politique à la fin du 18è.s., sous la chefferie de
Muhammad Shayn wull Bakkar (m. 1788).
9 Jim Searing (1988 : 490) relève la même distinction “absolue” chez les Wolof anciens sauf dans le cas
d’affranchissement, impliquant un changement statutaire important : les esclaves agricoles (surga) qui
devenaient des paysans libres (baadolo) avaient cependant un statut inférieur à celui des hommes libres,
non-aristocrates (jambur).
9
La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles chez les Bidân de Mauritanie
Les exemples d’abandon de ce statut sont nombreux, y compris pour la courte période
que nous pouvons connaître à travers les sources écrites (extrêmement rares) et orales
(infalsifiables). Caro Baroja apporte des éclaircissements lumineux sur cette question, de ses
données il ressort à l’évidence que le terme Bidân —qui désignait jadis les Berbères locaux—
en est venu à qualifier les tributaires mais seulement de manière péjorative. Aujourd’hui —
comme chez les sahariens des années 1950— c’est une insulte que l’on évitera toujours de
prononcer si l’on veut rester poli. Le terme lahma (“viande sans os”) semble plus neutre, mais
reste négatif. En revanche, comme dans le Sahara occidental, dans la Mauritanie contemporaine
on préférera parler, éventuellement, de sâheb (ami, pl. ashâb). Éventuellement seulement, car il
est clair que dans le pays actuel personne ne se reconnaît comme tributaire et les évocations de
ce statut collectif ancien, qui soulignent la faiblesse du groupe —que l’on sait provisoire —,
provoquent toujours les plus vives réactions, puisque touchant à l’honneur de la collectivité
concernée.
Cette grande fluidité statutaire chez les groupes de statut libre et noble fut stoppée et
largement fixée par l’installation coloniale française dès la fin du XIXème siècle.
L’administration militaire et civile avait besoin —ici comme ailleurs— de gérer des populations
dûment enregistrées, avec leurs chefs comme interlocuteurs, leurs statuts et leurs groupes
dépendants et serviles. Elle s’attacha donc à enregistrer, à passer des conventions de soumission
et à décider des rattachements segmentaires, des changements de rattachement, des
appartenances ethniques, et de la stricte séparation des groupes libres des groupes serviles. La
situation contemporaine, y compris les représentations sociales locales, sont redevables de cette
imposition politique coloniale qui rendit rigides des appartenances statutaires qui ne l’étaient
guère jadis. En un mot, nous, modernes, observons les derniers développements d’une situation
sociale et politique qui, sans la présence française en Afrique, aurait très probablement continué
à évoluer. La plupart des colonisations dans le monde ont produit des résultats semblables
(Marc Ferro, 1994). Or, en faisant allusion à la rigidité statutaire, les discours contemporains
des Bidân évoquent une double source : celle du mythe doré des origines de la civilisation et
celle issue de l’histoire récente de colonisation. De plus la réalité statutaire continue à évoluer
de nos jours. En quelques années, j’ai constaté comment un groupe des Ahl Sîdi Mahmud, qui
se reconnaissait et qui était reconnu comme de rang minoré est devenue noble, alors qu’un autre
groupe décidait reprendre le statut religieux, abandonné depuis plusieurs générations. Ces
évolutions montrent simplement l’importance de la lutte de reclassements (au sens de Bourdieu,
1982) en cours, au nom du prestige collectif, dans les espaces régionaux du pays.
La relation entre noblesse, liberté, honneur et servilité
Pour introduire la question des groupes dominés, dont les groupes serviles, je ferai
quelques remarques sur l’association entre le statut de liberté, de noblesse et de servilité. Dans
les sociétés saharo-sahéliennes, comme ailleurs, le statut de servilité s’oppose au statut de
liberté. En arabe, le terme abstrait pour captivité ou servilité est ‘budiyya, qui dérive du terme
arabe ‘abd (esclave africain), il s’oppose ainsi à hurriyya, liberté, qui dérive de hurr, “homme
ou femme de condition libre” —correspondant par ailleurs à l’hébreu hôr et à l’araméen hêr
(Rosenthal 1960 : 39). Il est ainsi intéressant de noter avec Rosenthal que bien avant l’islam, le
terme hurr était connu non seulement comme terme juridique désignant le contraire de nonlibre, “mais aussi comme terme éthique s’appliquant à la noblesse de caractère ou de conduite”
(ibid. supra). Au sens éthique, la supériorité du hurr qui se conduisait noblement et
généreusement était constamment exalté dans la poésie. Le cheminement juridique vers
l’éthique fut par ailleurs renforcé par les traductions des oeuvres des philosophes Grecs en
arabe, qui firent ainsi connaître leurs idées sur la liberté, non pas tant au sens politique —
associé à la démocratie— mais plutôt au sens éthique. Ainsi, comme le dit Rosenthal (ibid.
supra), ces connaissances renforcèrent progressivement l’équation “libre = noble”. Ces
remarques sont moins érudites qu’elles ne le semblent, elles nous permettent de mieux apprécier
les coutumes adoptées par les sociétés sahariennes et africaines.
10
Mariella Villasante Cervello
De fait, la distinction entre la condition de liberté et de servilité est commune aux sociétés
africaines, berbères et arabes du nord de l'Afrique. Martin Klein (1998 : 249) suggère que les
groupes libres peuvent être considérés comme de “groupes qui ont l'honneur”, alors que les
groupes de métier [dits couramment castés] et les esclaves ne le possèdent pas. L'honneur
apparaît ainsi comme une ligne de frontière qui sépare les deux groupes libres et serviles.
M. Klein précise que cette distinction sociale entre ceux qui sont honorables et ceux qui
ne le sont pas, était cruciale dans une idéologie de l'élite qui rendait possible le contrôle
économique des esclaves agricoles et des esclaves-soldats (page 249). Le déclin de l'utilisation
de la main d'œuvre esclave impliqua des changements notables dans les manières de maintenir
séparés les deux statuts de servilité et de liberté. L'insistance sur les stigmates de servilité devint
ainsi essentielle pour maintenir la distance statutaire : la prohibition pour les anciens esclaves de
devenir des imams date du XXe siècle, ainsi que les prohibitions des mariages avec les esclaves
—associées à l'idée que ceux qui ont des origines serviles peuvent difficilement contrôler leur
sexualité. La première bataille des esclaves fut alors de contrôler leur production économique et
leur reproduction sociale. En créant des familles, en devenant musulmans, en adoptant des
habitudes de propreté, en obtenant de l'éducation, en ayant des bonnes manières, et en
assimilant la culture des maîtres, les anciens esclaves devenaient plus honorables. Or, alors que
les maîtres tentaient de maintenir la distinction statutaire et la distance sociale, les esclaves
luttaient pour les réduire. Ce processus a été plus rapide dans les villes, où les esclaves et
anciens esclaves migrèrent massivement après l'interdiction française des transactions de
personnes [1905], à la recherche de travail et d'éducation, alors que dans les zones rurales les
anciens esclaves devinrent des paysans. Ce processus a été également analysé par James
Searing dans ses travaux sur l'histoire de la société Wolof, majoritaire au Sénégal (1988, 1993,
2002). Searing explicite également l'opposition entre la condition de liberté et la noblesse des
aristocrates et la condition de servilité des esclaves Wolof.
La même distinction entre groupes honorables et groupes de condition servile est
explicitée dans les travaux de H. Claudot-Hawad chez les Tuareg, [qui se nomment eux-mêmes
Imajaghen, Imuhagh ou Imushagh selon les parlers]. D'après cet auteur, les Tuareg considèrent
que les Bidân sont des Berbères islamisés appartenant, à l’origine, à la même famille que les
Tuareg [téshlag]. Bien évidemment, cette idée est rejetée par les Bidân eux-mêmes qui ont
choisi de s'identifier massivement avec leurs ancêtres Arabes. S’agissant des classements des
individus et des groupes, les discours tuareg soulignent la grande mobilité sociale qui
caractérise la vie en société, un trait que nous avons vu également présent —même s’il est
relativement occulté— dans la société Bidân.
L’épisode colonial semble bien avoir interrompu la dynamique sociale propre aux
sociétés sahariennes et africaines. Dans la société Bidân de Mauritanie, les termes libre et noble
se rejoignent et sont souvent posés comme interchangeables. La signification restreinte du
terme Bidân le montre bien : l’on sait en effet qu’adressé vers l’extérieur, Bidân est un
ethnoterme qui désigne l’ensemble collectif qui parle l’arabe de cet espace social, le hassâniyya
; parallèlement, employé au sein même de la société, Bidân se traduit comme libres, nobles
(sg.f. Bidâniyya, sg.m. Bidâni). L’on peut ainsi conclure en affirmant que dans les sociétés
africaines et sahariennes, de même que dans l’éthique islamique (qui a influencée de manière
fort différente ces sociétés), la liberté est étroitement associée à la noblesse. Convergence
intéressante qui montre que les fondements éthiques des sociétés humaines, au-delà du temps et
de l’espace, ont souvent les mêmes référents philosophiques.
La société Bidân présente néanmoins des traits culturels spécifiques, définissant des
frontières ethniques —c’est-à-dire des frontières sociales, construites dans le temps long (Barth
1969 : 211)—, qui méritent d’être explicités. D’abord, la liberté et la noblesse éthique semblent
être souvent justifiées en termes d’origines généalogiques (nasab). C’est la raison pour laquelle,
à mon sens, les groupes subordonnés qui acquièrent un statut supérieur s’empressent de
reconstruire leurs généalogies de manière à prouver qu’il existe une équivalence entre liberté —
11
La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles chez les Bidân de Mauritanie
entendue au sens d’autonomie politique—, et noblesse des origines10. Il en résulte que tous les
groupes classés comme nobles dans l’histoire récente (depuis le XIXè-XXème siècle), ont des
ancêtres prestigieux, et en conséquence, avec ce capital symbolique de dominance, ils assument
un comportement social, une éthique de vie propres aux nobles. L’adage “noblesse oblige” —
rappelé par Bourdieu, 1982—, s’applique ici avec une pertinence indéniable.
Deuxièmement, au sein du statut de liberté on peut distinguer des différences
hiérarchiques importantes parmi les groupes et les individus. Les groupes les plus libres et les
plus nobles sont ainsi ceux qui exercent leur dominance politique sur les autres groupes
proches, ils peuvent avoir un statut guerrier ou guerrier et religieux à la fois. Les groupes
religieux —et en même temps commerçants— étant, selon les périodes considérées, libres mais
de noblesse relative (selon les familles). Chez les Bidân de Mauritanie, ces groupes religieux
sont nommés zwâya ou tolba et, en leur sein, on trouve des groupes qui revendiquent des
origines shorfa ; alors que chez les Bidân du Sahara occidental les shorfa sont considérés
comme ayant un rang supérieur aux zwâya (Caro Baroja, dans cet ouvrage). Affaiblis par les
guerres ou les famines, certains groupes sont classés, provisoirement, comme tributaires et sont,
de ce fait, libres mais non nobles. L’ensemble de ces groupes est organisé dans un cadre
segmentaire, solidaire et hiérarchique fondé sur les liens agnatiques et sur les liens d’affiliation
de groupes extérieurs intégrés (par l’alliance matrimoniale, politique, ou par des liens de
protection) à un ensemble social (de parenté) restreint, la qabîla, ou plus élargi, la confédération
(ittihâd) et éventuellement l'émirat, dans lequel le pouvoir politique effectif était éphémère,
circonscrit dans l’espace, et sujet aux luttes factionnelles incessantes (Villasante-de Beauvais,
1995).
Les communautés d'artisans et de musiciens
De manière parallèle à ce cadre segmentaire, où les groupes et les personnes sont
distingués selon leurs solidarités de parenté (fondatrices de l’égalité de statut) et selon leurs
insertions hiérarchiques, il existe des groupes et des individus libres, non-nobles culturellement
Bidân, associés par des liens de clientèle aux familles et/ou aux groupes des hommes libres et
nobles. Il s’agit des m’allemîn ou artisans (sg.f. m’alleme, sg. m. m’allem), et des musiciens, ou
bardes (îggâwin , sg.m. îggîw ; pl. f. tîggâwâten, sg. f. tîggîwît). Comme chez les Wolof anciens,
leur statut d’infériorité reste associé au fait qu’ils “travaillent pour d’autres” (Searing 1988 :
48911). Je voudrais avancer ici les hypothèses d’une étude récente sur ces groupes12. Les
caractéristiques liées à la fermeture de mariages et la spécialisation professionnelle, des artisans
et des bardes ont conduit un certain nombre d’auteurs à les considérer comme des “castes”. Or
en suivant la définition des castes de l’Inde établie par Louis Dumont (1966), il est évident que
ce classement n’a aucune valeur théorique chez les Bidân13. Selon les théories proposées par
10
De fait, l’accumulation des “statuts généalogiques, des noms des lignées ou d’ancêtres” représente, en
dernière instance, une stratégie sociale visant à l’accumulation du “capital symbolique, donc des pouvoirs
et des droits durables sur les personnes” (Bourdieu 1998 : 51).
11 Chez les Wolof anciens, les deux groupes de forgerons et de musiciens étaient classés dans l’ensemble
dit nyeeyno, “généralement décrits comme une caste ou comme une corporation endogame” (Searing,
dans cet ouvrage).
12 Villasante-de Beauvais, sous presse, “‘They work to eat and they eat to work’. The m’allemîn
Blacksmiths and Theoretical Considerations on Classification and Discourse among the Mauritanian
Bidân Nobility”, in Joseph C. Berland and Aparna Rao (eds.), Persisten Strangers, New York.
13 Le système de castes indien (jâti) souligne le facteur héréditaire dans le classement statutaire de
groupes maintenus séparés par des règles sociales et par une division du travail spécifiques. Ces principes
reposent sur une conception religieuse hindou se ramenant à un seul principe : l’opposition du pur et de
l’impur (Dumont 1966 : 272), étranger aux systèmes sahariens. En parlant de la hiérarchisation des
sociétés et des castes, Claude Lévi-Strauss (1952 : 16) suggère une hypothèse intéressante : “On peut se
demander si cette diversification interne ne tend pas à s’accroître lorsque la société devient, sous d’autres
12
Mariella Villasante Cervello
Aparna Rao (1985, 1987), l’on pourrait plutôt classer les artisans et les bardes de la société
bidân dans le cadre des “groupes péripatétiques”, c’est-à-dire des “communautés endogames,
non productrices de nourriture, que l’on rencontre dans le monde entier et qui vivent de la vente
de leurs biens et services.” (Rao 1985 : 97).
D’après cette anthropologue, ces communautés ont été souvent rangées au hasard dans la
catégorie de “tsiganes”, des “vagabonds”, ou des “parasites”, ce qui est source de confusion
terminologique et théorique14. Comme dans d’autres communautés péripatétiques à travers le
monde (Rao, 1987), chez les Bidân, les communautés des artisans et de bardes ont comme
stratégie économique essentielle de migrer d’un groupe de clients à un autre, ils nomadisent
ainsi entre les groupes bidân mais restent considérés comme des étrangers, dont l’origine
inconnue les rend extérieurs aux autres Bidân 15. L’on murmure encore qu’ils seraient d’origine
juive ou africaine, et dans tous les cas ni arabe ni berbère, ce qui semble une idée répandue dans
les contrées sahariennes (Caro Baroja, dans cet ouvrage). En conséquence, ils sont —en
principe mais pas toujours— endogames et changent de qabîla cliente et de lieu de résidence
quand ils le décident, c’est-à-dire, lorsque les conditions de vie l’exigent. Ceci dit, si la
migration à la recherche de clients était courante dans le passé proche, après les années 1970,
ces groupes se sont sédentarisés et ont tendance à rester attachés à une famille et à une qabîla
particulières, aussi bien en milieu rural que citadin.
Malgré les changements, le maintien de la distance statutaire de ces groupes s’observe
encore dans les règles de commensalité [ne pas toucher à la nourriture ou à l’eau des nobles, ne
pas s’asseoir près d’eux], ou dans leur exclusion de pratiques considérées nobles [le port des
armes, la monte du cheval, l’étude de l’islam, l’écriture]. Parallèlement, on pense couramment
que les artisans ont des connaissances du monde surnaturel, pratiquent la sorcellerie —tout
comme les groupes serviles et les femmes (Caro Baroja, dans cet ouvrage)—, et de ce fait ils
sont craints16. Selon les circonstances, ils peuvent aussi remplir le rôle de bardes.
rapports, plus volumineuse et plus homogène ; tel fut peut-être le cas de l’Inde ancienne, avec son
système de castes s’épanouissant à la suite de l’établissement de l’hégémonie aryenne.”
14 Sur un registre conceptuel proche mais à la fois différent, F. Barth (1995 : 237-238) évoque une autre
catégorie, celle des “minorités” dont la forme extrême est représentée par les “pariahs”, qui sont des
groupes “rejetés de façon active par la population d’accueil à cause de leur comportement, ou de certaines
caractéristiques qui sont positivement condamnées bien que souvent utiles sur un plan pratique
spécifique. Chez les pariahs européens des siècles précédents (bourreaux, négociants en viande ou en cuir
de cheval, collecteurs de fumier humain, gitans, etc.) on trouve la plupart de ces traits : brisant des tabous
fondamentaux, ils ont été rejetés par la société en général.”
15 Chez les Wolof anciens, les nyeeyn (forgerons et musiciens) étaient eux aussi considérés comme
inférieurs socialement parce que d’origine “étrangère”, détenteurs d’un statut transmissible et dont le
statut de dépendant était justifié par le fait qu’ils travaillaient pour d’autres (Searing 1988 : 489, et dans
cet ouvrage). L’attitude ethnocentrique courante face aux Autres est ainsi portée à un degré extrême dans
le cas des groupes classés comme “étrangers”, c’est-à-dire, comme le note Lévi-Strauss (1952 : 20), des
groupes rejetés hors de la culture, dans la nature, par le simple fait qu’ils ne se conforment pas “à la
norme sous laquelle on vit”.
16 L’association des groupes dominés avec la sorcellerie et d’autres activités maléfiques est, comme nous
le savons, très ancienne et reste souvent interprétée comme une sorte de “fait ethnographique curieux”.
Caro Baroja (1990 : 271) fait cependant une observation intéressante lorsqu’il écrit que les forgerons et
les femmes pratiquent la sorcellerie “pour se venger de leur condition d’infériorité”, ainsi, ils mettent en
danger l’ordre social dans le “but d’obtenir, licitement, les choses qu’ils désirent”. En poussant un peu
plus loin cette interprétation, l’on peut citer Pierre Bourdieu (1998 : 38) lorsqu’il écrit, en citant Lucien
Bianco, que “les armes du faible sont toujours des faibles armes”. Autrement dit, les stratégies
symboliques telles que la magie employée par les femmes (ou par d’autres groupes dominés) “restent
dominées, puisque l’appareil de symboles et d’opérateurs mythiques qu’elles mettent en œuvre ou les fins
qu’elles poursuivent (…) trouvent leur principe dans la vision androcentrique au nom de laquelle elles
sont dominées. Insuffisantes pour subvertir réellement le rapport de domination, elles ont pour effet au
13
La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles chez les Bidân de Mauritanie
Autrefois, les bardes [improprement nommés griots, terme plus adapté au rôle des
musiciens-généalogistes Africains, sédentaires, attachés à une maison noble], migraient parmi
les groupes guerriers, en composant des poèmes à la gloire des chefs de guerre et d’autres
personnages célèbres. De fait, contrairement à ce que pensent certains auteurs, les bardes étaient
également présents dans l’extrême nord du pays des Bidân, au Sahara (Caro Baroja, dans cet
ouvrage), et leur savoir et leur rôle social ne semblent pas forcément associés aux influences
africaines. Dans la musique, comme dans d’autres domaines artistiques, les créations endogènes
sont le produit de multiples mélanges venant, pour la région saharienne, aussi bien du monde
africain que du monde maghrébin. Jadis, les groupes religieux et les lettrés Bidân méprisaient
les bardes, rappelant que la musique n’est pas recommandée dans les textes islamiques. Mais ce
temps est révolu, actuellement —notamment dans le cadre des campagnes électorales— les
bardes chantent les louanges des hommes politiques de quelque statut qu’ils soient. Et la
jeunesse Bidân apprécie fort leur art raffiné, riche en influences culturelles.
Certes, les discours courants des nobles soulignent toujours la marginalité sociale et
culturelle de ces deux communautés —ils auraient tous les défauts contraires à l’éthique et aux
comportements de la noblesse. Ce faisant, ils soulignent l’altérité profonde qui distingue ces
communautés péripatétiques, étrangères au sein de cette société. Cependant, de nos jours cette
altérité concerne seulement les quelques communautés d’artisans et de bardes, très faiblement
représentées démographiquement, qui sont restées telles après la colonisation. Ainsi, les cas de
mobilité statutaire de ces communautés artistiques sont plus importants que ce que l’on pense
—Caro Baroja le notait déjà dans les années 1950—, et ils s’opposent à une certaine idéologie
conservatrice qui prétend que leurs lignées sont issues d’une époque séculaire. Il est également
probable que, de même que chez les Tukolor les Soninké (Klein 1998 : 226), certaines familles
d'anciens esclaves des Bidân aient adopté le métier des artisans ou des bardes pour se libérer
économiquement.
2. LES GROUPES SERVILES DE LA SOCIÉTÉ BIDÂN
Venons en à l’examen des groupes non-libres, de statut ou d’origine servile,
démographiquement très importants dans la société Bidân et mauritanienne en général. Tout
d’abord il faut dire qu’en Mauritanie, les formes très extrêmes de dépendance, tel qu'elles
existaient au début du XXe siècle, sont en train de disparaître. En revanche, ce qui subsiste en
tant que question sociale à résoudre est la permanence des relations de clientèle entre les
groupes d’origine servile et les membres libres et nobles de la société. Deuxième trait important
à signaler, le grand bouleversement du cadre de vie nomade et pastoral, de la dépendance et des
hiérarchies sociales en général a commencé seulement après les années 1970, période marquée
par la dernière grande sécheresse sahélienne. L’état des choses que nous observons aujourd’hui
est ainsi caractérisé par une reconfiguration globale du système social, économique et politique
en cours de transformation et de redéfinition. Aussi, dans l’examen de cette situation on ne peut
pas négliger le fait qu’il s’agit d’un processus en voie de reconstruction, non achevé, dont les
conséquences ne seront visibles que dans plusieurs années. Je ferais quelques remarques pour
mieux préciser ces propositions.
D’une manière générale, la situation actuelle des groupes serviles est caractérisée par la
diversité de leurs conditions de dépendance et de vie sociale, notamment selon le milieu rural
ou citadin mauritanien —un trait déjà souligné par des chercheurs tels Meskerem Bhrane (1997,
et dans cet ouvrage), Urs Peter Ruf (dans cet ouvrage) et Pierre Bonte (1998a, 1998c). La
dépendance la plus importante se trouverait dans les campements et dans les villages de
moins de donner des confirmations à la représentation dominante de femmes comme êtres maléfiques,
dont l’identité, toute négative, est constituée essentiellement d’interdits, bien faits pour produire autant
d’occasions de transgression (…)” (ibid. supra).
14
Mariella Villasante Cervello
l’intérieur du pays, alors que dans les grandes villes —dont la capitale, Nouakchott, et
Nouadhibou—, où les traits de la modernité (salariat, accès à l’éducation, individualisme) sont
plus présents, leur situation serait moins dépendante, ou en tout cas en voie de transformation
plus importante.
Ces différences de milieu —qui présupposent un meilleur maintien des hiérarchies
sociales en milieu rural— s’accompagnent d’autres tout aussi décisives pour apprécier les
éléments de conservatisme ou de changement des liens de dépendance. Citons d’abord la
différence associée au statut segmentaire (guerrier ou religieux) des qabâ’il des groupes serviles
—étant entendu que ces statuts se sont “fixés” seulement au cours du XIXème siècle (R. Taylor
1996, et dans cet ouvrage). Ainsi, les groupes commerçants qui se donnent le statut religieux
maintiennent les groupes serviles dans un état de dépendance plus accrue que les groupes
guerriers. Cette prémisse peut-être aisément reliée au fait que les qabâ’il qui ont un statut
religieux depuis au moins le XIXème siècle, sont celles qui employaient de manière courante et
largement répandue la main d’oeuvre servile pour les activités agricoles, commerciales ou
pastorales. De fait, ce n’est pas par hasard non plus que les lettrés de ces groupes religieux aient
été ceux qui rappelaient, maîtrisaient et contrôlaient les textes islamiques réglementant la
possession des dépendants, ainsi que les conditions de leur affranchissement. C’est grâce à ces
activités économiques et idéologiques que les formes extrêmes de dépendance se sont
maintenues et ont connu même un grand développement dans le pays tout au long du XIXème
siècle. Ceci surtout dans les zones de culture céréalière (fleuve Sénégal) et dans les palmeraies
du nord —au demeurant très peu nombreuses par rapport aux exploitations oasiennes
marocaines.
Distinctions des rangs au sein des groupes serviles
Une autre différence importante était et reste celle de la distinction des rangs au sein des
groupes dépendants serviles. Il sont distingués en deux grands sous-groupes : les esclaves —
distingués eux-mêmes en esclaves nés en esclavage ou capturés— et les anciens esclaves ou
supposés tels ; les premiers sont appelés ‘abîd (sg. m. ‘abd, sg. f. djâriyya, kariyya ou
khadem17) et les seconds hrâtîn (sg. f. hartâniyya, sg.m. hartâni18). Il s’agit là d’une distinction
coutumière des Bidân, que l’on retrouve chez d’autres sociétés africaines ou sahariennes. Ainsi
par exemple, les Wolof anciens distinguaient les jaam sayor (esclaves pour la traite), les surga
(esclaves agricoles), les ceddo (esclaves-soldats), et enfin les baadolo (paysans libres, sans
terre, sujet aux razzia des ceddo) (Searing 1988, et dans cet ouvrage).
Néanmoins de telles distinctions se retrouvent ailleurs. En effet, en réglementant des
pratiques largement répandues dans la péninsule arabique ante-islamique, l’islam et la
jurisprudence islamique (fiqh) considéraient déjà la même distinction éthique et juridique entre
‘abîd et “affranchis”. Comme on le sait, l’éthique religieuse contenue dans le Coran considère
“comme conforme à l’ordre des choses établi par Dieu cette discrimination entre les humains
(XVI, 71, XXX, 28). Mais à bien des reprises, du début à la fin de la Prédication, il fait de
l’affranchissement des esclaves un geste méritoire, œuvre de bienfaisance (II, 177, XC, 13), à
laquelle les aumônes légales peuvent être affectées (IX, 60), ou pour l’expiation de certains
17
Le terme djâriyya —ou kariyya dans son emploi courant dans l’est mauritanien— est très ancien, il a
le sens de “créature” et, chose curieuse, il est également d’usage fréquent pour désigner la “femme
esclave” en Turquie (Brunschvig 1960 : 25). Quant au terme khadem, il était employé jadis pour nommer
aussi bien la “femme esclave” que “l’eunuque” (ibid.). Bernard Lewis (1993 : 88) note de son côté que
dans l’Islam occidental —Afrique du Nord et Espagne—, le terme khadim, “serviteur” (forme dialectale
khadem), a évolué pour signifier “esclave noir”, “femme esclave” ou “concubine”.
18 Le terme est largement répandu dans le pays des Bidân, et au sud marocain et algérien avec le sens de
“serviteur noir-africain”. Mais l’on ne connait toujours pas ses origines étymologiques (Colin 1960 :
237). Sur cette question voir Villasante-de Beauvais 1999.
15
La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles chez les Bidân de Mauritanie
actes délictueux (meurtre involontaire…) ; l’affranchissement contractuel doit être facilement
consenti (XXIV, 33).” (Brunschvig 1960 : 26). Rappelons aussi que dans le fiqh, le ‘abd “a une
sorte de nature mixte : il participe de la chose et de la personne tout à la fois. En tant que chose,
il est soumis au droit de propriété —c’est là, en vérité, que réside la définition stricte de
l’esclavage— au profit d’un homme ou d’une femme, et il peut être l’objet de toutes opérations
juridiques qui en découlent : vente, donation, louage, succession, etc.” (ibid. Brunschvig : 27).
Cependant, “l’esclave musulman a un statut religieux (‘ibâdât) en principe identique à celui de
ses coreligionnaires de condition libre (…), mais quelques dérogations étaient à peu près
inévitables sur certains points.” (ibid. Brunschvig : 28).
Dans la société bidân, les situations d’extrême dépendance étaient, on l’a dit
précédemment, largement coutumières. Cependant, les recherches sur les conditions de servilité
domestique qui prévalaient avant le XIXème siècle, aussi bien chez les Bidân que dans les
sociétés voisines, restent peu nombreuses. L’exemple de la société Wolof (Searing, dans cet
ouvrage) montre également que l’esclavage était lié d’une part à l’essor de la dominance des
aristocraties guerrières (du Waalo, du Kajoor et du Bawol), qui utilisaient les esclaves-guerriers
(ceddo) pour élargir et maintenir leur pouvoir politique, et d’autre part, que l’esclavage était lié
au besoin de main d’œuvre pour l’exploitation des cultures céréalières contrôlées, pour le
compte des aristocrates, par les notables jambur. L’esclavage représentait par ailleurs l’une des
formes de dépendance parmi d’autres (tributaires, clientélaires). Enfin, le contingent d’esclaves
agricoles (surga) dans cette société pouvait avoir des origines étrangères (venant du Haut
Sénégal, de Gambie ou de Casamance), mais aussi être issu —dans les périodes de crise—, du
groupe paysan libre baadolo. Cependant, après quelque temps les surga pouvaient changer de
statut et être intégrés dans celui des familles d’esclaves locataires et tributaires, devenant ainsi
des paysans libres baadolo.
Il est évident que de nouvelles recherches historiques sont nécessaires pour mieux
comprendre les fondements et l’évolution de ces formes extrêmes de dépendance dans les
diverses sociétés saharo-sahéliennes. Néanmoins, à la lumière de ces quelques acquis de la
recherche actuelle, je voudrais avancer ici que trois facteurs semblent avoir influencé le
développement de la servilité chez les Bidân, notamment au cours du XIXème siècle. Il s’agit
d’abord du développement des cultures céréalières (dans la zone du fleuve Sénégal) et
oasiennes (dans l’Adrar et dans l’est), contrôlées par les groupes des hommes libres et nobles
ayant acquis le statut religieux (zwâya, tolba, shorfa), associés par divers liens de dépendance
aux guerriers (tributs, cadeaux d’allégeance ou de protection), et dont la main d’oeuvre
essentielle était constituée par des ‘abîd. Contrairement aux Wolof, chez les Bidân le rôle des
esclaves-guerriers ne fut jamais important dans la construction de la dominance politique.
Aussi, les groupes serviles des Bidân étaient occupés, au premier chef, aux travaux domestiques
et agricoles. Pour appuyer cette hypothèse, on peut rappeler que l’activité agricole était peu
répandue chez les groupes de pasteurs-nomades Bidân du futur Sahara occidental, et qu'ils
n’avaient que peu de groupes serviles en comparaison des Bidân de la future Mauritanie.
Deuxièmement, il paraît indéniable que le développement relatif de l’agriculture servile,
céréalière et oasienne, grâce à l’action des groupes religieux, s’accompagna de l’introduction en
force, par ces mêmes groupes, des idées et des textes islamiques concernant l’esclavage, qui
sont, nous venons de le voir, très explicites quant à la fixation du statut des hommes-femmes
esclaves. Enfin, il est aussi clair que des facteurs internes puissants, tel la demande de chevaux
des aristocraties wolof et halpulaar’en de la vallée du fleuve Sénégal et des facteurs externes
tout aussi décisifs19, contribuèrent également de manière indirecte mais efficace à l’expansion
19
Tels l’installation des comptoirs commerciaux dans les rives du Fleuve Sénégal dès le 17ème siècle —
qui préfigurera l’occupation coloniale de la France au milieu du XIXème siècle—, ainsi que la demande
européenne d’esclaves et la traite transsaharienne.
16
Mariella Villasante Cervello
d’un type d’esclavage endogène nouveau dans ces contrées20. Le commerce d’exportation
faisait des hommes et des femmes soumis à cette condition tragique d’extrême dépendance une
véritable marchandise, une simple monnaie d’échange au sens capitaliste du terme ; ce qui est
très éloigné des conceptions et des pratiques de la servilité au sein des sociétés saharosahéliennes. Au sein de ces dernières, c’est la dépendance domestique ou lignagère qui était
répandue, avec toutes les conséquences liées au changement statutaire, à la mobilité statutaire et
à l’incorporation dans la parenté et dans l’alliance des individus et des groupes serviles.
Dans le tableau qui émerge de ces propositions, on voit poindre quelques éléments
nouveaux, on l’espère, concernant la servilité dans la société Bidân. Mais nous ne savons que
peu de choses —encore— sur la situation antérieure au XIXème siècle, et toute extrapolation à
partir des données recueillies bien après cette période semble risquée pour ne pas dire
précipitée. Dans ce tableau, il semble ressortir que la situation de la servilité chez les Bidân
s’est profondément transformée au cours du XIXème siècle : par les nouveaux objectifs fixés
par les nobles religieux (expansion de l’agriculture), par le poids des règles islamiques sur la
servilité qu’ils s’efforcent d’introduire, de généraliser et de consolider, par l’installation des
européens sur le territoire des Bidân et des sociétés africaines voisines, et enfin, par la situation
de crise politique profonde qui agita toute la région de frontière du fleuve Sénégal au XIXème
siècle (dont les réformes islamiques des États Wolof et halpulaar’en du Fuuta Tooro, qui
opposaient en réalité —comme le montre Searing (1988)—, les groupes de condition libre, les
notables, aux aristocraties guerrières et leurs dépendants). L’occupation coloniale —
commencée à la fin du XIXème siècle mais consolidée seulement après 1945—, ne fera pas
autre chose que de fixer davantage et dans un autre contexte, plus moderne, les hiérarchies
sociales des Bidân. Les Français trouvent ainsi une situation qu’ils croient ancestrale, alors
qu’en fait elle est seulement le résultat de l’histoire récente. Des recherches actuelles montrent
bien l’embarras de l’administration face au problème de l’esclavage et du maintien des
structures hiérarchiques Bidân, jugés contraires aux idéaux de la Révolution Française, mais
qu’elle toléra et conserva au nom de la pax gallica et de ses intérêts économiques et politiques
(B. Acloque et A. McDougall, dans cet ouvrage).
Les informations disponibles soulignent ainsi la grande diversité des rangs des ‘abîd, le
rôle distinct des hommes et des femmes de statut servile, les possibilités de libération, ainsi que
les coutumes pratiquées en matière des subordination des’abîd et des serviteurs-clients dits
hrâtîn. Toutes choses qui, en réalité, ne se sont réorganisées dans leurs formes actuelles que
depuis deux siècles, voire le seul XXème siècle.
Esclaves nés dans la maison ou capturés
Les abîd (hommes “esclaves”) et les khadem ou kariyyat (femmes “esclaves”) sont
distingués selon leurs origines entre ceux qui sont nés dans la maison de leurs maîtres, dits
nâ’ama, et ceux qui ont été acquis (par achat, par capture), dits terbîa (Caro Baroja dans cet
ouvrage, Mokhtar ould Hamidoun 1952, Bonte 1998c). Les premiers ont plus de rang que les
seconds. Il s’agit là, comme le rappelle Brunschvig (1960 : 26), d’une “très vieille distinction
sémitique” entre “les deux catégories d’esclaves, qui ne s’est peut-être jamais traduite en une
règle juridique stricte”, mais “qui a laissé des traces ça et là dans l’éthique des pays islamisés”,
par ailleurs, “elle intervenait probablement dans la pratique arabe ordinaire d’avant l’islam.” Et
même ailleurs, car d’après Searing (1988 : 480), “la différenciation entre les statuts des esclaves
20
Sur le commerce transsaharien d’esclaves, voir : The Human Commodity. Perspectives ont he TransSaharan Slave Trade, Elizabeth Savage (ed.), 1992. En particulier J.O. Hunwick, “Black Slaves in the
Mediterranean World : Introduction to a Neglected Aspect of the African Diaspora”, 1992 : 5-38. Et E.
Ann McDougall, “Salt, Saharans, and the Trans-Saharan Slave Trade : Nineteenth Century
developments”, 1992 : 61-88.
17
La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles chez les Bidân de Mauritanie
n’était pas périphérique, mais bien centrale dans les systèmes d’asservissement africain. Des
distinctions statutaires d’ancienneté entre esclaves achetés et esclaves nés à la maison
recouvraient d’autres distinctions statutaires issues des spécialités professionnelles.” D’après
Brunschvig (1960 : 26), en islam, on distinguait “l’esclave acquis (‘abd mamluka) et l’esclave
né chez le maître (‘abd kinn), plus tard, cette expression s’appliquera à l’esclave sur lequel
s’exerce un droit de pleine et entière propriété.” En revanche, la pratique préislamique ancienne
de la prostitution des servantes au profit de leurs maîtres est formellement interdite par le Coran
(XXIV, 33). Interdiction qui, dans certaines situations de crise, peut être transgressée, comme le
montre Ann McDougall (dans cet ouvrage) lorsqu’elle décrit les événements enregistrés à Atar,
suite à la grande sécheresse des années 1940 en Mauritanie.
Nous savons encore peu de choses sur les origines des groupes serviles de la société
bidân. Et en fait de nos jours la question reste, comme le souligne R. Taylor (dans cet ouvrage),
somme toute, assez anachronique. De manière courante, des chercheurs et de nombreux Bidân
considèrent qu’ils proviennent de la capture et du commerce, notamment dans les régions du
Haut Sénégal et de la Casamance. Ceci dit, Martin Klein (1998 : 55) a signalé récemment que
pour les pasteurs Bidân de la future Mauritanie, le marché le plus important d'esclaves était la
cité de Banamba, fondée en 1840, au nord du cours moyen du fleuve Niger. A la fin du XIXe
siècle, elle devint le plus grand centre de distribution du sel que les Bidân échangeaient contre
des esclaves, lesquels étaient aussi échangés contre des chevaux du désert ; le prix était de deux
ou trois esclaves pour un cheval. A cette époque, la population bidân de cette région soudanaise
était estimée à 1.500 personnes.
Un certain nombre de groupes et d’individus de condition servile actuelle ont cependant
d’autres origines, telle l’adoption du statut de ‘abd par des Wolof libres [dans le cadre des
guerres coloniales de la fin du XIXème siècle, R. Taylor], ou par des Halpular’en libres jusqu’à
une époque récente [O. Leservoisier, dans cet ouvrage].
La forte dominance exercée par les maîtres, ainsi que la prédominance des activités
agricoles et domestiques sont également rappelées par d’autres chercheurs, aussi bien pendant
les cinquante premières années du XXème siècle (A. McDougall, B. Acloque et J. Caro Baroja,
dans cet ouvrage), qu’à une époque plus récente (O. Leservoisier, U. P. Ruf, M. Brhane, dans
cet ouvrage). Pourtant, les activités économiques traditionnelles commencèrent leur
transformation seulement au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Ainsi, comme le
rappelle McDougall, cette période fut caractérisée par une crise de taille, due aussi bien à la
sécheresse et à la famine des années 1940-1946, qu’à l’expansion des rapports capitalistes de
production induits par la présence coloniale. De nombreux cas d’affranchissement forcé furent
alors constatés —les maîtres ne pouvant plus assurer le maintien de leurs esclaves—, et les
nouveaux affranchis vinrent grossir les rangs des travailleurs manuels salariés dans le pays ou
émigrèrent dans les pays voisins, dont le Sénégal et le Mali.
Distinction de sexes, parenté, concubinage et “mariage secret”
En plus de la distinction de rang établie entre esclaves de tente [nés en esclavage] et
esclaves acquis, divers chercheurs (J. Caro Baroja, A. McDougall et M. Brhane, dans cet
ouvrage, Bonte 1998c), ont mis en lumière une autre distinction importante concernant la
condition et les activités des esclaves selon leur sexe. Globalement, les hommes s’occupaient
des activités agricoles et pastorales et les femmes des activités domestiques et secondairement
de l’agriculture. En parlant de la situation des “esclaves-noirs” chez les Awlâd Tîdrârîn, Caro
Baroja (1990 : 176) observe d’une part, que presque tous sont nés sous la tente et qu’ils n’ont
pas été achetés. Et d’autre part, il souligne que, contrairement à la situation courante dans le
Sahara, où les femmes “sont en nombre inférieur par rapport aux hommes, cette norme [est]
inversé s’agissant des noirs”. Pour expliquer ce fait, Caro Baroja propose une explication à
caractère économique : “La traite des esclaves ayant été abolie depuis fort longtemps, et la
servilité étant alors en voie d’extinction, il semble plus profitable de conserver les femmes,
18
Mariella Villasante Cervello
productrices d’enfants, que les hommes ; de la même manière que le berger considère que la
chamelle est une source de richesse bien plus importante qu’un chameau.” (ibid. Caro Baroja).
Cependant, une autre information vient nuancer le sens éminemment “reproducteur” de la
possession de femmes servantes dans cette qabîla saharienne. Caro Baroja affirme en effet que
les propriétaires aussi bien que les servantes étaient très âgés, “il en résulte que le noir, mis à
part le signe de richesse qu’il représente, peut être considéré comme une sorte de survivance
économique.” (ibid. supra). Les situations de servilité des femmes dans l’ensemble de la société
Bidân sont cependant très variables. Ainsi, en Mauritanie, le maintien des khadem dans leur
statut servile s’est avéré important au sein de certains groupes religieux, tels ceux de l’Adrar
décrits par Bonte (1998c).
Un autre trait important des activités des femmes servantes est leur rôle de nourrices des
enfants des maîtres et de concubines de ces derniers. Caro Baroja (1990 : 48) signale qu’il était
courant que les servantes allaitassent les enfants des maîtres Bidân, mais il ajoute une
information intéressante selon laquelle les femmes bidâniyyat allaitaient, elles aussi, les enfants
de leurs servantes. La parenté de lait, n’était donc pas, comme on le croyait, à sens unique. Dans
tous les cas, la fonction nourricière des servantes était (et reste encore) une pratique courante
dans les contrées saharo-sahéliennes, chez les Bidân (M. Brhane 1997 et dans cet ouvrage), et
plus largement dans le monde proche-oriental (F. Héritier-Augé, 1994). En outre, cette parenté
de lait —ayant les mêmes effets pour l’interdiction des mariages à un degré prohibé que la
parenté agnatique— souligne que la relation entre les hommes-femmes libres, âhrâr, et les
groupes serviles n’était pas seulement fondée sur l’extrême dépendance, mais qu’elle reposait
également sur des relations de parenté. L’exemple donné par M. Brhane (dans cet ouvrage), à
propos de Lemine21, montre clairement le fait que cette parenté de lait est source d’affection
durable entre les anciens maîtres et les clients d’origine servile. Des relations de parenté qui
pour Meillassoux (1986 : 23-40) ne peuvent pas exister entre maîtres et esclaves.
Les liens de parenté s’affirment par ailleurs —et de manière incontestable— dans le
cadre de la pratique du concubinage. En effet, des données récentes (A. McDougall 1989, M.
Brhane 1997, et dans cet ouvrage ; Bonte 1998c : 164), confirment le maintien d’une pratique
ancienne chez les Bidân contemporains, selon laquelle les maîtres des servantes cohabitent avec
elles, soit dans un cadre public —avec la reconnaissance éventuelle des enfants nés de ces
unions—, soit dans un cadre officieux. Comme dans d’autres domaines, le fait que le droit
islamique ait introduit une réglementation assez détaillée sur cette question confirme qu’il
s’agissait là d’une pratique courante dans le monde antérieur et postérieur à l’islam (Bernard
Lewis 1993 : 134 ; Brunschvig 1960 : 28-29). Ainsi, du point de vue du fiqh il s’agit là de
relations sexuelles légales, issues de l’exercice du droit de propriété, mais qui doivent rester
subordonnées —en principe— à des règles précises, notamment celle qui établit une distinction
“entre femmes esclaves parentes ou non-parentes de l’intéressé au degré prohibé” (Brunschvig
1960 : 27). Une disposition qui reconnaît explicitement l’existence de relations de parenté entre
hommes libres et servantes, ou, dit autrement, l’existence d’un “métissage statutaire” sur lequel
je reviendrai un peu plus loin.
Ceci concerne le monde des règles, mais dans la réalité ? Dans la société Bidân, la
monogamie est majoritairement pratiquée, les femmes bidânniyyat s’opposant en principe (mais
pas toujours) à partager un même époux avec des co-épouses. Cependant, si on ne peut pas
parler, au sens propre, de situation de concubinage légal —dûment réglementé par le fiqh— il
n'est pas rare d'observer des hommes qui prennent des concubines parmi ses esclaves ou ses
anciennes esclaves, le concubinage officieux est ainsi largement pratiqué dans cette société —
contrairement à ce que pense Cheikh (1985 : 453). Le fait a été rapporté par des voyageurs
21 Voir M. Brhane, Discours d’assimilation, Lemine : “Nous sommes purs (et libres) comme le soleil du
désert”, dans cet ouvrage.
19
La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles chez les Bidân de Mauritanie
Européens, dont Mungo Park [1799] qui, se trouvant dans un campement des Awlâd M'Barek,
écrit : "Les concubines de Ali étaient montées sur des chameaux qui avaient des selles d'une
construction particulière, avec un pavillon qui garantissait ces dames du soleil". Dans cette fin
du XIXe siècle, 'Aly était le chef de la puissante confédération des Awlâd M'Barek.
Dans les pratiques sociales courantes, seule la cohabitation avec une servante qui devient
mère d’un enfant (umm walad) du maître, et dont la paternité est dûment reconnue
publiquement, peut être associée ou assimilée au concubinage légal du point de vue islamique.
Dans ces cas, largement répandus dans cette société, le maître libère sa servante car il ne saurait
être père d’un enfant qui serait en même temps son ‘abd, sa propriété. Pour le fiqh, cet enfant et
tous ceux qu’elle aura par la suite naissent libres (ibid. supra). Ceci implique qu'une bonne
partie des Bidân descendent de mères de statut servile, mais aussi de mariages avec des femmes
africaines [Mandé, Wolof, Halpular'en (Tukolor et Peul)]. A ce propos, Timothy Cleaveland
(1995, 2002 : 39) signale que la vieille cité de Walâta, était habitée par des groupes mandé,
mais elle devient berbère entre le XIII-XVe siècles, pour adopter l'identité arabe après le XVe
siècle. Le concubinage était ici une institution sociale importante dès le XIIIe siècle, aussi en
tenant compte des héritages maternels et paternels issus du concubinage et de la presence de
familles libres d'origine mandé, Cleaveland affirme qu'il n'y avait pas de distinctions
généalogiques importantes entre les hommes libres et les esclaves. Pourtant, les intérêts
matériels encourageaient les familles libres à mettre l'accent sur les lignages patrilinéaires, ce
qui les servait à rationaliser la distance entre eux mêmes et leurs clients et esclaves.
En dehors de ces situations, les coutumes des Bidân révèlent également d’autres cas de
cohabitation de servantes avec d’autres hommes que leurs maîtres. Dans ces situations, très
courantes, les enfants nés des œuvres des pères inconnus héritent le statut servile des mères —il
en va de même chez les Wolof anciens (Searing, 1988). Ainsi, c’est probablement par ce biais
que la reproduction endogène des groupes serviles dans cette société s’est concrétisée dans le
temps. Cette reproduction interne des esclaves par les femmes —qui va à l’encontre des idées
de Meillasoux (1986) sur la reproduction endogène des esclaves— fut et reste, probablement, la
principale source de renouvellement démographique des groupes serviles22. Une autre source
importante étant celle des unions ou des mariages (dûment célébrés et établis avec les
autorisations des maîtres) entre serviteurs non affranchis.
Un autre point important doit être souligné. Dans la société Bidân, il existe une pratique
relativement courante consistant à établir des mariages secrets, dits sarriyya. Et l’on ne peut
manquer de voir là une similitude sémantique avec le terme savant du fiqh pour “concubineservante”, surriyya —notons qu'en Égypte ce type de mariages établis sans le consentement des
parents s'appellent orfi. En avançant des résultats d’une recherche en cours, je voudrais suggérer
ici que ces mariages secrets représentent probablement une forme euphémisée de relations de
concubinat légal qui —pour conserver l’idéal de la monogamie— ne sont pas nommés comme
tel. D’après mes observations préliminaires, les mariages secrets chez les Bidân s’établissent
devant un qâdî qui signe un document attestant de l’union, avec deux témoins, mais
évidemment, la cérémonie n’est pas publique, il n’y a donc pas de fête de mariage et la
cohabitation des mariés se fait à l’abri de tous les regards. Ces mariages concernent au premier
chef des hommes libres, nobles et mariés et des femmes de bas statut, notamment des servantes
; des jeunes hommes libres, célibataires et des femmes plus âgées, tous statuts confondus ; et
enfin des jeunes femmes libres et des hommes âgés. Il ressort à l’évidence que, dans tous les
cas, le sens premier de ces mariages-concubinages est de contourner les coutumes couramment
22
James Searing (1988 : 479, note 12), souligne lui aussi son désaccord avec la thèse de Meillassoux
selon laquelle les populations d’esclaves africains ne se reproduisaient pas. La forte demande de femmes
esclaves en Sénégambie et ailleurs, suggère, au contraire, que les femmes étaient appréciées par leurs
capacités productives et reproductives.
20
Mariella Villasante Cervello
admises par les Bidân en matière d’alliances matrimoniales ; c’est-à-dire la monogamie,
l’androcentrisme et deux règles coutumières importantes relevant du statut et des bon usages en
matière de mariage. La première règle —coutumière et ancienne— considère que, pour assurer
la transmission du statut et l’honneur du père en ligne agnatique, l’homme doit avoir un statut
égal ou supérieur à celui de la femme. Ici, comme dans d’autres domaines, le fait que le fiqh ait
légiféré sur cette question signifie simplement que la pratique était largement répandue et non
pas que l’islam a créé la règle ex nihilo. Dans le fiqh, cette pratique est connue donc sous le
nom de kafâ’a , c’est-à-dire “la recherche de l’égalité de naissance et de statut social dans le
mariage” (Lewis 1993 : 125). En anthropologie sociale nous connaissons cette règle sous le
nom de règle d’interdiction d’hypergamie féminine. Cependant, comme le note Lewis (ibid.
supra), en islam cette règle :
“n’interdit pas les mariages inégalitaires (…). Son but est de protéger l’honneur de
familles respectables en leur donnant l’occasion de s’opposer, si elles le souhaitent, à un
mariage malséant. (…) La règle s’applique à la femme pour l’empêcher d’épouser un
homme qui lui soit inférieur, en raison de la honte qui rejaillirait sur sa famille. Pour un
homme, épouser une femme de rang inférieur est sans importance —la femme, aux yeux
des juristes, étant de toute façon de statut inférieur, il n’en peut résulter aucun dommage
social immédiat.”
C’est dans ce même cadre, de protection de l’honneur et du statut inférieur de la femme,
largement répandu dans les sociétés humaines (Héritier, 1996 ; Bourdieu, 1998), que les bons
usages chez les Bidân considèrent comme honteux d’épouser une femme plus âgée et, dans
certaines familles, d’épouser une femme de bas statut. La sarriyya représenterait ainsi une sorte
d’espace de liberté choisi par certains membres de cette société. Ceci étant, il est clair que le
secret de ces unions s’effondre dès qu’un enfant s’annonce. Deux alternatives peuvent alors être
considérées : les mariés-concubins décident de se marier publiquement, dans ce cas, si l’homme
est marié il divorcera de sa première femme ; la deuxième alternative étant que le mariéconcubin refuse d’assumer la paternité de l’enfant à naître et, de ce fait, il rompt,
unilatéralement, l’union.
La condition des hommes de statut ou d’origine servile suit, dans ses grandes lignes, la
logique qui régit les coutumes des Bidân que je viens de décrire de manière succincte.
Cependant, à l’opposé des idées-valeurs Bidân qui défendent la domination masculine, leur
masculinité (qui confère dans l’absolu une position sociale dominante), ne leur apporte, pour
ainsi dire, aucun avantage sur les femmes servantes. Ils ne peuvent pas épouser de femmes
libres, du moins en principe, et s’il est vrai qu’ils peuvent contracter des mariages légaux (après
autorisation des maîtres), s’ils ne sont pas libérés au cours de leur vie, leurs enfants héritent de
leur statut servile. Leur changement statutaire reste, de ces faits, subordonné à leur libération ou
à leur émancipation.
Des états de civilisation : la fabrication des croyances hégémoniques
À ce stade de l’argumentation, on peut avancer que la mise à l’écart des groupes soumis
aux formes extrêmes de dépendance de la part du monde des hommes-femmes libres, âhrâr,
implique en dernière analyse, une opposition idéologique et pratique entre des états de
civilisation. Ainsi, au-delà de certains discours locaux et de certaines analyses qui s’efforcent de
poser la question de la servilité dans un cadre “racial” [les origines ethniques africaines des
esclaves], on peut suggérer que la distinction centrale entre groupes serviles et âhrâr est le
résultat de la fabrication idéologique de croyances qui, dans le contexte du développement de
l'esclavage africain, servirent à justifier l'asservissement.
En effet, si d'un point de vue général, les attitudes courantes (les nôtres et celles des
Autres) sont distinguées en formes culturelles civilisées et non-civilisées [la célèbre distinction
anthropologique entre culture et nature], d'un point de vue historique chaque groupe statutaire
21
La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles chez les Bidân de Mauritanie
fabrique sa propre idéologie et ses codes de comportement distinctifs. Ainsi, comme le note
Klein (1998 : 2, 42), chaque groupe statutaire africain développait sa propre idéologie : l'islam
offrait aux commerçants un code moral et une série de principes de régulation sociale, les
guerriers avaient un code similaire à celui d'autres classes guerrières qui commandait le courage
et la générosité et sanctionnait le mode de vue hédoniste. Les guerriers, les commerçants et les
cultivateurs libres étaient liés par les notions d'honneur qui les séparait des esclaves et des
groupes de métier. Selon ces mêmes codes de comportement, ces derniers étaient encouragés à
avoir des manières grossières et des comportements ignobles. Lorsque le système d'esclavage
fut prospère, ces croyances servirent à justifier l'hégémonie des groupes sociaux dominants.
Plus tard, le déclin de l'utilisation de main d'œuvre servile impliqua des changements notables
dans les manières de maintenir séparés les deux statuts de liberté et de servilité. L'insistance sur
les stigmates de servilité devint ainsi essentielle pour maintenir la distance statutaire : la
prohibition pour les anciens esclaves de devenir imams date du XXe siècle, ainsi que les
prohibitions de mariages avec le esclaves. La première bataille des esclaves fut de contrôler leur
production économique et leur reproduction sociale. En créant des familles, en devenant
musulmans, en adoptant les habitudes de propreté, en obtenant de l'éducation, en assimilant la
culture des maîtres et en ayant des bonnes manières, les esclaves devenaient plus honorables.
Ces considérations correspondent assez exactement à la situation des Bidân chez qui
l’affranchissement des esclaves ne saurait être pleinement concrétisé sans l'acquisition des
manières de penser, des manières d’être, des manières de se comporter et de parler, de s’habiller
et de se tenir en société. Toutes choses qui peuvent et doivent s’apprendre pour devenir une
personne pleinement libre, acceptée et reconnue comme telle. La diversité des situations qui
caractérise à l’heure actuelle la condition servile chez les Bidân tient, avant toute chose, à cet
apprentissage. Ainsi, il suffit de voir une personne parler en public, marcher, se tenir, manger
ou boire pour savoir, sans l’ombre d’un doute, dans quelle situation de liberté (ou inversement
de dépendance) elle se trouve. Nous sommes en effet dans une société dans laquelle —grâce
aux métissages anciens— la couleur de la peau ne détermine en rien le statut social23 ; si des
serviteurs domestiques deviennent autonomes et qu’ils apprennent à se comporter comme des
personnes libres, ils seront perçus et reconnus comme tels.
Le cas des affranchis ou clients coutumiers
Il est temps de parler de la condition des groupes ou d’individus classés dans la catégorie
des affranchis ou, en hassâniyya, Hrâtîn. Disons pour commencer que les origines
étymologiques de ce terme restent incertaines, tout comme celle de son correspondant berbère
âhardân (pl. ihardânen) (Colin 1960 : 237). D’après Colin, “le nom est donné, dans l’Afrique
du Nord-ouest, à certains éléments de la population des oasis de la zone saharienne. Au point de
vue racial, il semble s’agir du résultat d’un métissage peut-être très ancien, entre des
envahisseurs blancs et des autochtones negroïdes (…)”. Il souligne aussi que “plutôt qu’une
race distincte”, ils constituent surtout un groupe composé “d’hommes théoriquement libres,
mais d’une condition inférieure, intermédiaires entre les âhrâr, “hommes libres” et les ‘abîd,
“esclaves, captifs” : des manants.” (ibid. supra). En outre, Colin considère comme erronées,
“relevant de la fantaisie” les deux étymologies arabes proposées : harrâthîn, “laboureurs” ; et
hurr thânî, “homme libre de seconde classe”.
De nombreux Bidân considèrent pour leur part que le terme hrâtîn vient de l’arabe
“horr”, libre, et il est probablement plus intéressant pour nous de tenir compte de cette
interprétation et beaucoup moins de celles, érudites, qui restent éloignées des réalités sociales.
Plus important encore, dans la Mauritanie actuelle l’on classe comme hrâtîn” n’importe quel
23 La question est posée dans toute sa clarté dans le cas des sociétés africaines comme la société wolof
analysée par Searing (1988, 1993).
22
Mariella Villasante Cervello
ensemble arabophone, à la peau “sombre”, qui conserve des liens de dépendance avec des
“patrons”, qui s’occupe prioritairement des activités domestiques, agricoles ou manuelles,
parmi les plus pénibles, et qui se comporte, collectivement et individuellement, comme des
serviteurs. Le terme est ainsi devenu un euphémisme —d’autres chercheurs l’ont aussi
remarqué— pour parler de groupes et de personnes classés dans la catégorie servile. Le terme
affranchi est encore plus ambigu car il suppose l’existence d’un statut juridique de servilité
domestique préalable. Il est certain que dans l’histoire ancienne et dans quelques cas
contemporains, les situations d’affranchissement (coutumier ou islamique) ont existé et peuvent
encore exister. Mais il n’en reste pas moins que les cas réels sont suffisamment complexes et
variables pour qu’on ne puisse tous les classer sous l’étiquette de affranchis ou de hrâtîn. Pour
ces raisons, il semble peut-être plus pertinent de parler de serviteurs-domestiques pour les cas
de dépendance extrême, et de serviteurs-clients pour les cas d’autonomie relative acquise —on
y reviendra.
Dans les coutumes anciennes des Bidân, on trouvait la possibilité de libération des
serviteurs-domestiques en vertu de l’adoption de comportements propres aux personnes libres.
Certes, ces coutumes semblent —du moins dans l’état actuel de la recherche— moins présentes
dans leur histoire que dans celle des Tuareg. Ainsi, comme le signale Claudot-Hawad (1996, et
dans cet ouvrage), on considérait que l’esclave (iklan) qui avait acquis ses humanités (tirezen),
c’est-à-dire la langue, la culture et le comportement des hommes libres, devait être libéré,
anobli et devenait éghawél. Mais ces pratiques ont parfois leur pendant chez les Bidân. Une
anecdote qui m’a été racontée par un membre noble de la confédération des Ahl Sîdi Mahmûd
illustre ce qui vient d’être dit.
« C’était en 1825, les Ahl Sîdi Mahmûd se battaient contre les Idaw’ish depuis plusieurs mois pour
affirmer leur dominance dans l'Assâba. Le chef politique de la confédération, groupant environ dix
qabâ’il, Muhammad Mahmûd wull ‘Abdellahi (m. 1839), avait planté son campement de chefferie, sa
helle, accompagné d’une centaine de guerriers dans un endroit protégé pour passer la nuit. Les ‘abîd
étaient placés dans la partie postérieure du campement. Et alors qu’ils devaient rester plusieurs jours,
on vint dire à Muhammad Mahmûd que les Idaw’ish étaient proches. Tous les guerriers et les ‘abîd
armés partirent sur le champ, en laissant seulement la tente de Muhammad Mahmûd, la plus grande,
aux soins d’une khadem avec une chamelle; elle devait les rejoindre plus loin après avoir démontée la
tente. Or, à l’improviste arrivent quelques guerriers qui venaient aider pour livrer bataille. La khadem
les reçoit, les informe de la situation et les invite à se reposer. N’ayant plus de nourriture à leur offrir,
elle tira du lait, puis égorgea la chamelle et prépara le repas. Lorsque Muhammad Mahmûd sut ce
qu’elle avait fait il l’appela et s’exclama : “Tu as reçu nos guerriers, tu leurs a offert l’hospitalité, tu
as égorgé une chamelle pour leur donner à manger, alors que c’était le seul moyen que tu avais pour
rejoindre nos troupes, tu as fait tout cela sans que personne ne te le commande, tu as donc agi comme
une femme de grande tente, dès à présent tu est donc libre car tu as su te comporter comme nous,
comme une personne libre, généreuse, hospitalière et noble. » (H. wull M. Entretien enregistré à
Kiffa, 1991).
D’autres recherches contemporaines (Caro Baroja 1955, et dans cet ouvrage ; Bonte
1998c : 164), montrent que l’affranchissement était courant durant la période précoloniale et
coloniale. Il pouvait se faire en reconnaissance des qualités guerrières (les ‘abîd pouvaient en
effet participer aux batailles), comme aumône à allâh (ce qui est explicitement recommandé
dans l’éthique religieuse), parfois par rachat ou affranchissement contractuel (dans le Coran
kitâb, le cas concerne notamment les cas des hommes qui veulent épouser une khadem ayant un
propriétaire légal), à la mort des maîtres (dit tadbîr dans le fiqh), et enfin, comme dans notre
exemple, en reconnaissance des qualités personnelles. Dans tous les cas, si l’affranchissement
légal implique l’adoption du statut de liberté, l’on doit préciser que chez les Bidân, —comme
ailleurs dans l’espace saharo-sahélien et dans le monde arabe en général—, les nouveaux
serviteurs libérés restent, pendant plusieurs générations, sous la dépendance clientèlaire de
leurs anciens maîtres. Dans l’état actuel de la recherche il est difficile de déterminer la part du
‘orf, de la coutume, et la part de l’influence islamique dans cette pratique. Néanmoins, les
données rapportées par Searing (1988 : 492) sur les anciens Wolof font pencher la balance du
23
La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles chez les Bidân de Mauritanie
côté de la coutume car les surga pouvaient devenir baadolo, des paysans libres qui conservaient
néanmoins leur statut de dépendance, de vassalité, pendant une ou deux générations.
Relations de clientèle et de patronage
Les relations clientélaires sont de fait largement répandues dans l’ensemble de la société
bidân, chez les groupes ou les individus libres et non-libres, elles reflètent les liens de
protection indispensables à la vie sociale dans cette société. S’agissant des clients d’origine
servile, l’on peut constater deux choses. D’une part, la nouvelle dépendance clientèlaire est
variable selon les groupes, les familles et les individus concernés, mais elle varie aussi
fortement selon le milieu citadin et rural considéré, et selon l’accès de ces clients aux
principaux facteurs de mobilité sociale qui sont, en Mauritanie moderne, l’éducation et la
richesse. D’autre part, nous devons constater qu’en tenant compte de ces facteurs, les clients
peuvent se trouver dans des situations de dépendance plus ou moins fortes, allant d’une
situation assez proche des formes extrêmes de dépendance —celles que connaissent les ‘abîd—,
jusqu’à un niveau d’indépendance complète qui rapproche ces groupes de la situation des Bidân
libres (mais non-nobles). Ils sont alors appelés sûdân, avec le sens d’hommes libres d’origine
servile lointaine.
L’autonomie induit, dans tous les cas, l’incorporation des serviteurs-clients dans le cadre
segmentaire de la qabîla des anciens maîtres. Néanmoins, comme dans d’autres situations de
rattachement de groupes étrangers ou de statut minoré à une qabîla plus prestigieuse, les
serviteurs-clients nouvellement incorporés ont un rang minoré par rapport à celui des autres
familles libres et nobles, notamment celle de la chefferie politique ou des notables issus des
ancêtres fondateurs. Cependant, ce principe d’ordre général, aisément observable, doit être
nuancé en fonction du temps écoulé depuis l’acquisition de l’autonomie acquise par les
personnes concernées. Dans les cas d’acquisition d’une indépendance complète par rapport aux
anciens maîtres, les clients se rattachent simplement à la qabîla avec un rang souvent reconnu
comme égal à celui des membres libres et nobles. En revanche, dans les situations de
dépendance clientélaires relativement forte, les anciens maîtres et leurs clients justifient
ouvertement cette dépendance qui les associe en faisant référence aux coutumes et aux règles
islamiques, posées comme étant du même ressort. De fait, selon le fiqh, les liens clientèlaires
sont maintenus à perpétuité, en suivant la descendance agnatique des affranchis ; les liens de
clientèle sont dits walâ et le patron ainsi que le client sont dits mawlâ (pl. mawâlî) l’un par
rapport à l’autre (Brunschvig 1960 : 31). Les mêmes termes et pratiques sont observables chez
les Bidân.
Mais ce n’est pas tout. L’idée-valeur, courante chez les Bidân, selon laquelle les relations
de patronat et de clientèle sont assimilables aux relations de parenté agnatique coïncide avec les
idées normatives avancées dans le fiqh qui, insistant “sur une assimilation du patronat à la
parenté naturelle (hadîth : al-walâ’ luhma ka-luhmat al-nasab), a réussi à le rendre inaliénable
et incessible, alors que des cas de vente se produisaient avant et encore sous l’islam.”
(Brunschvig, ibid. supra). Le droit islamique définit aussi des questions plus précises
concernant les relations de parenté et l’héritage, ainsi d’après Brunschvig (ibid. supra) :
« le patron et ses propres “agnats” (‘asaba), ou ceux de la patronne, tiennent lieu d’agnats
(…) à l’affranchi(e) qui n’a pas d’agnats naturels, notamment en matière de tutelle
matrimoniale et de solidarité pénale. Par contre, les biens de l’affranchi(e) ou de ses
descendants par les mâles qui, à leur décès, ne laissent ni héritiers prioritaires ni agnats,
reviennent au patron ou à la patronne ou à leurs héritiers agnatiques, d’après un système
de dévolution plus archaïque (par générations successives dans les parentèles, adage : alwalâ’ li-l-kubr) que dans les successions ordinaires. (…) La femme est radicalement
exclue de cet “héritage du patronat” (mîrâth al-walâ’) : elle n’est patronne que de ses
affranchis ou des affranchis de ces derniers ; ses fils héritent du patronat, alors que pour
la solidarité pénale, institution particulièrement conservatrice, ils ne sont pas comptés au
24
Mariella Villasante Cervello
nombre de ses agnats. Les juristes n’ont pas accordé à l’affranchi, contre une opinion
ancienne isolée, l’héritage du patron mort sans héritiers. »
Il ressort ainsi à l’évidence que dans ce domaine, comme dans bien d’autres, les
personnes ne sont pas toutes égales devant la loi islamique ; en particulier, les serviteurs et les
femmes n’ont pas les mêmes droits en matière d’héritage ou de témoignage que les hommes
libres et nobles. La permanence des idées-valeurs et des pratiques concernant la servilité, le
patronage et la clientèle semblent avoir été directement influencée par les vues et les opinions
des lettrés et des juristes Bidân qui se réfèrent, dans ces matières, au fiqh sunnite —décrit
longuement par Ibn Abî Zayd (m. fin Xème siècle). Ceci étant, il faut souligner que les
changements les plus importants dans les idéologies et dans les pratiques de la servilité et des
relations clientèlaires, ne sont pas associées à l’œuvre coloniale, ni à la création de la
République Islamique de Mauritanie, ni aux lois réformatrices promulguées par les régimes
militaires. Ces changements sont dus avant tout aux effets conjugués de la grande sécheresse
sahélienne, de la pénurie alimentaire et de l’expansion de l’économie de marché, qui
modernisent —au vrai sens du terme—, les relations de servilité et de clientélisme en
Mauritanie (Villasante 1995, 1998).
Les grands changements : sécheresse et exode rural massif
L’une des conséquences principales de la grande sécheresse sahélienne fut sans nul doute
l’exode rural massif des campagnes mauritaniennes, où habitaient jusque là la grande majorité
de la population. La situation de pénurie alimentaire fut d’une telle ampleur que les
mauritaniens dans leur ensemble n’eurent d’autre choix que d’abandonner leurs campements et
leurs villages pour atteindre les villes, notamment Nouakchott, où ils pouvaient espérer
l’assistance des programmes d’aide d’urgence nationaux et étrangers. Comme les groupes libres
et nobles de la société bidân, les groupes serviles migrèrent donc, eux aussi, à la recherche de
moyens de subsistance et de travaux salariés. La situation globale des hiérarchies sociales bidân
existante jusqu’alors en fut profondément bouleversée. Les maîtres ne pouvant plus assurer la
protection de leurs dépendants, les liens clientèlaires et de dépendance se relâchèrent, et la
population servile —dans une large mesure— devint autonome de facto. Durant cette période
de crise profonde, toutes les certitudes des coutumes précédemment établies furent remises en
cause. En perdant leurs moyens endogènes de vie économique et sociale, associés au
nomadisme pastoral —les troupeaux, les champs de culture, les activités commerciales—, les
Bidân nobles et non-nobles connurent la pauvreté et la misère extrêmes, qui touchaient
cependant de manière plus importante, comme jadis, les groupes serviles. Depuis cette période,
le sud-ouest et le nord du pays se dépeuplent ; plus que l’est mauritanien, qui fut moins touché
par les effets dévastateurs de la sécheresse et des conflits fonciers qui l’accompagnèrent
(Villasante, 1991). Les populations appauvries, sans distinction de statut ou d'appartenance
ethnique, s’installèrent de préférence à Nouakchott, dans les kebba (litt. dépotoirs) ou les gazra,
c’est-à-dire les quartiers pauvres, plus ou moins précaires, qui entourent la capitale
mauritanienne ; elle concentre actuellement environ un quart de la population totale, estimée à
25
La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles chez les Bidân de Mauritanie
2.274.000 habitants en 1995 (RIM, 199824). Cependant, d’autres estimations considèrent que
cette population était de 2.582.000 habitants en 199925.
Quelques précisions sont maintenant nécessaires pour compléter le tableau de la situation
présente des serviteurs-domestiques. Disons d’abord que s’il est certain que l’on trouve encore
des personnes soumises à diverses formes d’extrême dépendance dans une ville comme
Nouakchott [M. Brhane, dans cet ouvrage], en fait leur situation particulière est très variable.
L’on peut néanmoins distinguer deux cas de figure. Dans le premier, ils sont attachés à une
famille qui reste tenue à l’exercice des devoirs des patrons, notamment celui de la protection
des serviteurs-domestiques. Il semble évident que dans les conditions de crise économique et
sociale que connaît le pays, nombreux sont ceux qui préfèrent maintenir ce type de liens de
servilité domestique que de tenter une vie autonome mais aussi très précaire et incertaine. Pour
les groupes nobles, et surtout ceux qui ont un bon niveau de vie, les relations clientèlaires avec
des serviteurs-domestiques sont, peut-être plus qu’une source de richesse, un signe de prestige
indéniable.
Dans le deuxième cas de figure, en voie d’expansion, les serviteurs-domestiques vivent
de manière autonome et ne gardent que des relations lointaines avec leurs patrons, ce qui rend
leur cas proche de celui des anciens serviteurs-clients. Ils développent des petits métiers citadins
(dont la vente au détail et les travaux manuels). Ils ont souvent un niveau de vie très bas, vivent
misérablement ; pourtant, cette misère n’est pas seulement leur lot, car elle touche une grande
partie de la population mauritanienne, toutes ethnies et statuts confondus. Cependant, en ville
les plus chanceux peuvent également avoir un accès plus direct aux connaissances ou aux aides
clientélaires, qui peuvent leurs permettre d’améliorer leur situation matérielle et symbolique.
Pour ce qui est des serviteurs-clients autonomes depuis longtemps, leur situation est
également variable en fonction des cheminements individuels, des relations clientèlaires
maintenues ou non avec les anciens maîtres ou patrons, et du niveau de vie de ces derniers. Si
les patrons sont très pauvres et ne peuvent plus les aider matériellement, leur situation est
semblable à celle des serviteurs-domestiques. Il est courant même de voir que ces serviteursclients donnent une partie de leurs gains à leurs patrons dans le besoin. Inversement, la bonne
situation des patrons contribue de manière directe à l’amélioration des conditions de vie des
affranchis devenus membres de la qabîla. Ainsi, dans les grandes villes (Nouakchott et
Nouadhibou), les plus chanceux s’intègrent de plus en plus dans la société des âhrâr,
développent des métiers manuels, travaillent dans des entreprises, vont à l’école, font des
affaires et peuvent parfois s’enrichir. Ceux qui ont acquis une autonomie réelle, qui ne
travaillent plus pour d’autres, et surtout qui possèdent la culture et les manières attachées aux
âhrâr sont alors reconnus simplement comme des Bidân, dont le rang minoré en fonction des
origines peut aussi s’effacer au cours du temps.
24
Selon cette source officielle mauritanienne, la population agricole était de 1.050.000 habitants (soit
46%); et en 1992 le taux de croissance démographique était de 2,9%. En outre, “les cycles successifs de
sécheresse entre 1977 et 1984 se sont traduits par un bouleversement de l’organisation sociale, avec une
réduction de la population nomade (33,2 à 21,6%), et une augmentation des sédentaires ruraux (44,1 à
49,3%) et des citadins (27,7 à 29,1%). Considérant les critères de pauvreté adoptés par la Banque
Mondiale en 1990, 45% de la population mauritanienne vivait, en 1995, sous le seuil d’extrême pauvreté
(moyenne des dépenses annuelles inférieures à 275 US$ par an et par personne. En ce qui concerne la
situation alimentaire, “le pays est loin de l’autosuffisance alimentaire et doit recourir à des aides massives
en période de sécheresse.” (Site Web, Mauritanie, FAO/GIEWS).
25 La source est : U.S. Bureau of the Census, International Data Base. Site Web, août 1999. Une autre
source officielle nord-américaine sur la Mauritanie (Site Web de la CIA) estime une population de
2.511.473 en juillet 1998 (août 1999). Selon cette même source, la force laborale selon les activités se
répartit ainsi : agriculture (47%), services (29%), industrie et commerce (14%), et gouvernement (10%).
La dette extérieure en 1995 était de 2.5 billions de dollars U$.
26
Mariella Villasante Cervello
Enfin, on le notait précédemment, la sécheresse a touché de manière moins brutale l’est
du pays, où les activités agricoles et pastorales continuent à représenter l’essentiel de
l’économie locale. Dans cette région, proche de la frontière malienne, la situation des
serviteurs-domestiques a moins évolué qu’ailleurs, alors que les serviteurs-clients connaissent
divers modes de vie. Ces derniers lorsqu’ils sont installés dans les capitales régionales suivent
un processus semblable à celui observé dans les grandes villes d’acquisition des qualités des
âhrâr. En revanche, les serviteurs-clients restés dans les villages de sédentarisation de leurs
anciens maîtres, conservent des liens de dépendance plus importants. Un peu à la manière des
anciens Wolof (Searing 1988 : 492), on peut dire qu’ils sont en train de constituer un nouveau
type de paysannerie, variable selon les diverses modalités d’accès à la terre agricole. Ils peuvent
ainsi avoir des droits fonciers reconnus sur leurs propres terres (souvent celles moins fertiles
délaissées par les nobles), et/ou cultiver des terres en location (en échange d’une partie de la
récolte ou d’argent), ou enfin être soumis à des redevances s’ils cultivent dans des terres
collectives contrôlées par les nobles (Villasante, 1991). C’est dans ce dernier cas que l’on peut
dire que les clients ruraux représentent une source de richesse pour les propriétaires des terres
utiles à l’agriculture. Une richesse cependant toute relative dans un pays qui n’a jamais connu
l’autosuffisance alimentaire, et qui dépend toujours de l’extérieur pour l’approvisionnement en
céréales.
3. La loi d’abolition de l’esclavage, la réforme foncière et la
situation hiérarchique actuelle
C’est dans ce contexte social, déjà profondément transformé, que l’État mauritanien a
procédé en 1980 à la promulgation d’une loi d’abolition de l’esclavage. Contrairement aux
idées reçues, cette loi n’était pas destinée à interdire la pratique du commerce des esclaves,
disparue depuis longtemps, mais tentait simplement de donner un cadre juridique aux
changements concrets déjà enregistrés dans pays. Dans cette promulgation, il y eut une pression
internationale —notamment l'organisation Amnesty International— certaine, mais aussi une
demande interne des formations politiques —notamment le Mouvement El-Hor— qui
revendiquaient des droits d’égalité (au sens occidental) pour les groupes de statut ou d’origine
servile (Villasante 1995, et sous presse). La Loi de réforme foncière de 1983 —qui déclarait
que “la terre appartient à qui la travaille”—, allait elle aussi dans le sens d’une protection
étatique des groupes serviles. Les deux lois obéissaient à un souci renouvelé de l’État, de
construction de la nation mauritanienne, notamment par le biais de la généralisation des idées
égalitaires au sens occidental du terme. Les discours étatiques soulignaient alors que les “tribus”
devaient disparaître, tout comme les hiérarchies statutaires, qui séparaient les personnes libres
des personnes d’origine servile. Mais la réalité reste plus complexe et nuancée.
En effet, les référents segmentaires et hiérarchiques continuent à organiser l’essentiel de
la vie sociale et politique. Fait hautement significatif qui pourrait s’expliquer en tenant compte
de la grande rapidité des changements globaux intervenus depuis trente ans, et de la nécessité
pour les populations concernées de se rattacher à un monde social connu. La hiérarchie, le
prestige et l’honneur qui lui sont associées, ainsi que les appartenances restreintes (ethniques,
segmentaires) seraient ainsi les seules références coutumières stables à défendre dans un
contexte marqué par l’incertitude, la précarité et la transformation matérielle et symbolique du
monde social d’autrefois.
L’on considère actuellement que la population servile représente environ 40%, voire 50%
d’après Bonte (1998c : 181), de la population totale des arabophones mauritaniens. Or si on
considère que la population totale mauritanienne est d'environ trois millions d'habitants, et que
les arabophones concentrent environ deux millions et demi de personnes, on peut estimer que la
population des groupes serviles est supérieure à un million de personnes.
27
La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles chez les Bidân de Mauritanie
Dans ce cadre, la mobilité sociale des groupes serviles s’actualise essentiellement par
trois biais : l’éducation, la richesse et, dans le cas des femmes, par le mariage. Néanmoins, des
mariages entre des hommes d’origine servile et des femmes de statut libre sont également
concrétisés dans le pays. Il s’agit là d’une des transformations majeures —trop souvent négligée
—, enregistrées dans cette société depuis 1970. De nombreux mauritaniens expliquent ce fait en
invoquant la modernisation économique et sociale de la société. Ainsi si l’on tient toujours
compte des origines des futurs mariés, des facteurs tels que la richesse, les hauts postes occupés
par des hommes (y compris ceux d’origine servile) et l’éducation acquise, sont devenus tout
aussi décisifs pour le choix de l’époux.
En effet, en suivant des cheminements plutôt individuels que collectifs, un certain
nombre de clients, souvent de longue date, sont devenus des personnalités dans les champs
professionnel, intellectuel et d’influence économique et politique locale ou régionale. Depuis
les années 1980, quelques personnalités d’origine servile lointaine sont ainsi devenues des hauts
fonctionnaires de l’État (Ministres, Gouverneurs, Préfets, Maires). Il faut dire cependant que ces
réussites individuelles n’impliquent pas forcément une amélioration collective de la situation de
l’ensemble des groupes serviles. Autrement dit, sauf de rares exceptions, les hauts
fonctionnaires, les riches commerçants ou les hommes politiques d’origine servile ne se sentent
pas concernés par la situation de dépendance des serviteurs-domestiques ou des serviteursclients, sauf, éventuellement, s’il s’agit de membres de leurs propres qabâ’il. Ceci semble
montrer à l’évidence qu’une fois le changement statutaire accompli, les clients s’intègrent
simplement à la qabîla des anciens patrons.
Si l’on voulait schématiser la situation actuelle des groupes serviles bidân, on pourrait
dire que la distance hiérarchique est maintenue davantage à l’intérieur du pays. Dans ce milieu
rural, les groupes serviles peuvent être classés en trois grandes catégories : ceux qui restent
attachés aux maîtres par des liens de protection ou de clientélisme ; ceux qui sont en voie
d’acquérir leur autonomie (dont les divers types de nouveaux paysans déjà évoqués), et ceux
enfin qui l’ont acquise définitivement, en fondant des villages autonomes, en entrant de plein
droit dans la qabîla et en développant des activités économiques et éducatives importantes. En
milieu urbain, on retrouve diverses situations que l’on peut considérer éventuellement comme
des paliers menant vers la pleine acquisition du statut des âhrâr. Dans les villes, on retrouve des
serviteurs —aux rangs divers— attachés aux travaux domestiques dans les maisons des maîtres
ou patrons. Puis des serviteurs-clients en voie d’autonomie qui restent liés par des relations de
walâ’ aux patrons ; des serviteurs-clients autonomes qui ont renoncé aux liens clientèlaires et
qui vivent en dehors du cadre segmentaire ; enfin, des serviteurs-clients éduqués ou enrichis qui
ont opté : soit pour l’adhésion aux liens de parenté segmentaire, soit pour une auto-exclusion de
ce cadre collectif et qui développent des relations sociales non-segmentaires, qu’ils considèrent
plus modernes. Dans ce dernier cas se trouvent aussi des hommes libres, qui doivent subir
cependant une forte pression sociale dans un pays où tout le monde est censé appartenir à une
qabîla, à un statut et à une ethnie mauritanienne.
4. La relation entre statut servile, “race” et ethnicité : le métissage
statutaire et ethnique
La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles ne saurait se comprendre dans
toute sa complexité sans aborder le thème de la relation entre statut servile, “race” et ethnicité
[évoqué par R. Taylor, B. Acloque et M. Brhane dans cet ouvrage] qui, dans le cas de la société
bidân, est associée aussi au métissage statutaire et ethnique. Il ne s’agit pas ici de rendre compte
de ce problème dans toute sa globalité, mais simplement d’avancer quelques idées générales
destinées à mieux comprendre le cas des arabophones de Mauritanie.
28
Mariella Villasante Cervello
L’association entre statut servile et “race noire”
Dans cette société, les formes extrêmes de dépendance concernent au premier chef les
communautés africaines, dont les origines sont très diverses, et restent encore insuffisamment
identifiées. Dans tous les cas, cette situation a conduit à établir, historiquement, une association
entre statut servile et “race noire” qui, comme nous le savons, se retrouve ailleurs dans les pays
d’islam et dans le Maghreb. Néanmoins, cette association passe sous silence deux faits
importants : d’abord, que les sociétés africaines ont, elles aussi, des groupes statutaires
distingués selon leur condition de liberté ou de servilité. Ainsi par exemple, dans la société
soninké (de la famille linguistique mandé) les hommes libres peuvent être nobles [hoore],
artisans [ñaxamala] et musiciens [géséré]. Chez les Tukolor on distingue les nobles [rimbe] les
guerriers [sebbe] les commerçants religieux [torooßé], et les groupes de métier artisans
[nyeenybé] et musiciens [maabubé].
Tableau 1 : Termes des groupes libres selon les rangs
Groupe
Libre/noble
Guerrier
Commerçant
Artisans
Musiciens
ethnique
/religieux
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Soninké
hoore
--ñaxamala
géséré
Bambara
horon
--nyàmakala
gàwule
Tukolor
rimße
sebbe
torooßé
nyeenyßé
maabußé
Peul (fulbe)
rimße
-fulbe lasli
ñeeñußé
jeliißé
Songhay
borcin
--zem
jéséré
Wolof
geer/jambur
(ceddo)
seriñu lamb
nyenyo
géwél
Tuareg
imajaghen
imochar
ineslimen
énaden
ag'guten
Bidân
bidân
'arab, hassân
zwâya, tolba
maallemin
iggiîw
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------(Sources : Tamari 1997, Searing 2000, Villasante 2000, Klein 2002)
Tableau 2 : Termes des groupes serviles selon les rangs
Groupe ethnique
Esclaves
Esclaves
Esclaves
Esclaves
achetés
nés en esclavage
soldats
libérés
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Soninké
komo
woruso/sarida
-xoore/jonkurunké
Bambara
joon
woloso
tonjon
-Tukolor
maccußé
rimaybé
ceddo
jyaado
Pulli (Peul)
nangaaße
ndiimaajo
--Songhay
banniya
horso
--Wolof
jaam
jaami buur
ceddo
(baadolo)
Tuareg
iklan
isahan
-ighawelen
Bidân
terbîa/abîd
nâ'ama/abîd
(hratîn)
hrâtîn
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------(Sources : Tamari 1997, Searing 2000, Villasante-de Beauvais 2000, Klein 2002)
Groupes serviles chez les sociétés africaines
Comme au sein de la société Bidân, l'ensemble des sociétés africaines de Mauritanie
possèdent de groupes soumis à la dépendance extrême, occupés à diverses activités
économiques, militaires et domestiques subordonnées. Les tableaux 1 et 2 illustrent la
terminologie des groupes libres et serviles habitant en Mauritanie ainsi que d'autres groupes
voisins. La principale distinction de rang est celle qui existe entre les esclaves nés en esclavage,
et les esclaves achetés ou capturés, distingués à leur tour des anciens esclaves libérés. Les
esclaves nés en esclavage sont nommés woruso/sarida chez les Soninké, rimayßé chez les
Tukolor, jaam buur chez les Wolof. Les esclaves achetés sont nommés komo chez les Soninké,
maccußé chez les Tukolor et jaam chez les Wolof. Enfin, les esclaves libérés sont nommés
29
La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles chez les Bidân de Mauritanie
xoore par les Soninké, jyaado chez les Tukolor et baadolo chez les Wolof —terme qui signifie
paysan libre également.
Des esclaves “Blancs” dans les pays islamiques
Le deuxième fait important passé sous silence est que pendant longtemps, dans les pays
islamiques les esclaves étaient aussi bien “Blancs” —des Caucasiens et des Turcs— que
Africains. À ce propos, Lewis (1993 : 87) écrit :
« L’identification totale de la noirceur de peau et d’esclavage qui eut lieu en Amérique du Nord et
du Sud, ne s’est jamais faite dans le monde islamique. Il y eut toujours des esclaves blancs comme
des esclaves noirs, des Noirs libres et des Noires esclaves. Néanmoins, l’identification de la
noirceur de peau avec certaines formes d’esclavage est allée très loin —et dans les siècles
suivants, les esclaves blancs se firent de plus en plus rares. Déjà au Moyen Âge, il devint courant
d’utiliser des mots différents pour désigner les esclaves blancs et les esclaves noirs. On appelait
normalement les esclaves blancs mamlûk, mot arabe qui veut dire “possédé”, alors que les esclaves
noirs étaient appelés ‘abd. Avec le temps, on n’utilisa plus le mot ‘abd que pour les esclaves noirs,
et, dans beaucoup de dialectes arabes, le mot finit par ne plus signifier qu’homme noir, qu’il fût
libre ou esclave. Ce glissement de sens du social à l’ethnique se trouve ainsi être inversé du
développement sémantique de notre mot “esclave”, qui a commencé par désigner un groupe
ethnique {slaves} pour finir avec une signification sociale. Dans l’islam occidental —Afrique du
Nord et Espagne—, le mot khâdim “serviteur” (forme dialectale khadem), s’est spécialisé et a fini
par signifier “esclave noir”, “femme esclave”, “concubine”. »
De son côté, l’historienne médiéviste E. Rucquoi (1993 : 113), en parlant de al-Andalus,
l’Espagne musulmane, note :
« La présence et le maintien d'une population importante, souvent majoritaire, de non-musulmans
sont l’une des caractéristiques d’Al-Andalus tout au long de son existence, qu’il s’agisse de
dhimmis chrétiens et juifs, ou d’esclaves originaires d’Europe centrale. (…) L’esclavage, par
ailleurs, hérité de l’époque antique, fut maintenu, et au commerce des esclaves venus d’Europe
centrale ou d’Afrique s’ajoutèrent les prisonniers de guerre et ceux qui étaient capturés lors des
razzias ; l’affranchissement des esclaves, encouragé par l’Islam, n’accordait cependant à ceux-ci
que le statut de mawali, de clients de leurs anciens maîtres. »
La distinction historique entre esclaves “Blancs” et “Noirs” ne fut cependant pas neutre.
Elle impliquait une hiérarchisation entre les deux catégories de serviteurs. Comme l’indique
Lewis (1993 : 87), “dans les pays centraux de l’Islam, les esclaves noirs étaient communément
utilisés à des fins domestiques et subalternes, souvent comme eunuques, mais quelquefois aussi
dans des entreprises économiques (…), {ou} dans les mines de sel et de cuivre du Sahara, où on
employait comme esclaves à la fois des hommes et des femmes.” Il en ressort qu’au fil du
temps, les ‘abîd devinrent plus nombreux et furent soumis à des conditions plus dures de
dépendance dans les pays de l’islam central. La situation apparaît en effet assez différente
lorsque l’on examine le cas des pays de l’islam périphérique, dont Al-Andalus et les régions
saharo-sahéliennes. En Al-Andalus, la présence d’esclaves d’origine européenne fut à la source
d’un type de discrimination particulière, Rucquoi (1993 : 129) note en effet :
« Les Omeyyades firent ainsi appel à un nombre croissant d’esclaves pour assurer leur garde,
renforcer l’armée, remplir des fonctions palatines et administratives et nourrir leur harem. De
nombreux esclaves furent en outre acquis par les citadins pour le service domestique ou comme
artisans, les dhimmis étant soumis à l’interdiction de posséder des esclaves musulmans. (…)
Les campagnes contre les chrétiens du nord ou aceifas procuraient de façon régulière des esclaves
qui, comme le reste du butin, revenaient à l’émir ou au calife à raison d’un cinquième. (…)
Quelques unes des captives qui parvirent ainsi à Cordoue aboutirent au palais. Les cheveux et les
yeux clairs que les émirs et les califes Ommeyades héritèrent de leurs mères furent longtemps
considérés comme un défaut par les Arabes ; au XIè siècle néanmoins, les poètes en firent l’une
des spécificités d’un Al-Andalus en quête d’identité. (…) Chrétiens du nord de l’Espagne,
habitants de tout le pourtour méditerranéen, Slaves, Celtes et Anglo-Saxons se retrouvèrent ainsi
30
Mariella Villasante Cervello
dans l’Espagne des Ommeyades, où ils parvinrent parfois à exercer un indéniable pouvoir, depuis
le palais ou dans les rangs de l’armée ; les sources restent en revanche muettes sur la présence
d’esclaves noirs. »
Les régions saharo-sahéliennes, arabisées et islamisées à une époque relativement tardive
(par rapport au Proche-orient), étaient habitées par des grands nomades Berbères, pratiquant des
inter-mariages avec des Africains, dont les activités économiques concernaient surtout le
pastoralisme et le commerce et en moindre mesure l'agriculture. La situation périphérique, du
point de vue religieux, ethnique et culturel, qui caractérise l’espace social et l’idéologie de la
société Bidân, est un élément central à considérer pour l’examen de la relation entre statut
servile, “race noire” et ethnicité chez les Bidân. Mais avant de préciser cette proposition, il
semble nécessaire de spécifier le sens accordé à la notion de “race” et de groupe ethnique.
Les notions de “race” et de “groupe ethnique”
Dans le milieu académique postérieur à la Seconde guerre mondiale, l’usage du terme
“race” a été et reste pour l’essentiel soigneusement évité au profit des termes groupe ethnique et
ethnicité. Les raisons de cet état de choses sont directement associées à la répulsion et à la
honte que soulèvent les doctrines raciales, de “supériorité des races”, forgées en Europe, en
particulier dans l’Allemagne nazie (Tonkin, McDonald et Chapman (1989 : 14). D’après ces
historiens, c’est seulement après la deuxième guerre mondiale que les termes “groupe ethnique”
et “ethnicité” acquirent leur sens pleinement moderne. Or, dans le langage courant, le terme
“ethnique” est encore associée au sens donné jadis au terme “race” (peuple ayant une langue et
une culture spécifique), à l’exclusion du critère biologique —quoique pour les gens du commun
ce soit ce dernier sens qui compte le plus. Cependant, le critère biologique, proche des vues de
l’anthropologie physique du XIXe siècle, encore d’actualité (G. Boëtsch et J.N. Ferrié, dans cet
ouvrage), a eu des implications directes dans l’élaboration des doctrines raciales et racistes,
raison suffisamment pertinente pour ne pas le considérer comme un indice de catégorisation
sociale d’un groupe social.
L’emploi du terme “race” sans aucune spécification quant à son sens, ou, comme le dit
Lewis (1993 : 31), sans dire qu’il “a évolué de manière significative et substantielle”, est source
permanente “de confusion et des malentendus”. Du point de vue biologique, disons-le encore
une fois, le terme “race” n’a aucun sens. Michel Blanc (1985 : 276 et 286), biologiste, rappelle
que la vision néodarwinienne des “races humaines” a été réfutée par les recherches modernes en
anthropologie physique : d’une part, contrairement aux apparences, il est difficile de délimiter
des “grands races” par des apparences distinctives extérieures [couleur de la peau, taille, traits
du visage…]. D’autre part, la génétique des groupes sanguins et des protéines enzymatiques a
apporté des arguments décisifs pour établir que les “grandes races” ne sont pas des entités
génétiquement distinctes et éloignées les unes des autres. Ainsi :
« il est désormais acquis que l’espèce humaine est remarquablement peu différenciée sur le plan
génétique. Il est donc acquis qu’il n’est pas légitime de parler de “sous-espèces” et de “grandes
races” noire, blanche ou jaune. Il est désormais absurde de vouloir classer les populations en
“races supérieures ou inférieures” sur des arguments biologiques. »
Certes, les gens du commun continueront probablement à parler de “races” car, comme le
notent G. Boëtsch et J. N. Ferrié (1993 : 15), « si effectivement la race n’a pas de réalité
objective, elle a une réalité discursive dans le cours des échanges sociaux ; et cette réalité
s’alimente continuellement à une production de vulgarisation, elle-même fondé sur les
paradigmes abandonnés de l’anthropologie physique. » Reste que nous, chercheurs, pourrions
et devrions faire un effort de conceptualisation suffisant pour ne pas reprendre ses usages
profanes à notre propre compte.
31
La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles chez les Bidân de Mauritanie
Comme nous le savons, F. Barth (1993 : 206-207), a présenté une longue critique de la
définition conventionnelle selon laquelle “une race = une culture = une langue, et selon laquelle
une société = une entité qui rejette les autres ou use à leur égard de pratiques discriminatoires.”
Or une “telle formulation nous empêche de comprendre le phénomène des groupes ethniques et
leur place dans la culture et la société humaine.” Les groupes ethniques peuvent être ainsi
définis comme “une forme d’organisation sociale. Le trait décisif devient alors (…) la
caractéristique de l’auto-attribution ou de l’attribution par d’autres à une catégorie ethnique.
Une attribution catégorielle est une attribution ethnique quand elle classe une personne selon
son identité fondamentale, la plus générale, qu’on présume déterminée par son origine et son
environnement.” (ibid. Barth : 211). Dans cette proposition, il est entendu que les groupes
ethniques —et les identités qui en résultent— ne sont pas des entités substantielles26, mais
qu’ils se construisent et se transforment dans le temps, et dont les éléments de culture et
d’organisation sociale persistent malgré et en raison des contacts inter-ethniques, notamment
par la reconstruction des frontières sociales qui délimitent —dans des temps et des espaces
circonscrits— l’unité culturelle du groupe social considéré.
La notion d’ethnie, ou d’ethnicité, a notablement évoluée dans la pensée et dans la
pratique islamique. Brièvement, dans l’Arabie ancienne, comme pour d’autres peuples de
l’antiquité, la notion biologique de “race” n’avait aucun sens. Les distinctions entre “nous” et
les “autres” s’établissaient selon les langues, les religions, les civilisations, c’est-à-dire en
suivant le sens ethnique décrit ci-dessus. Après l’avènement de l’islam, l’éthique islamique ne
distingue pas des “races supérieures ou inférieures” (Lewis 1993 : 85). L’association, au
fondement raciste, entre le statut d’esclaves et les Africains ne ressort pas de cette éthique —qui
distingue, elle, les peuples en fonction de leur croyance religieuse—, mais plutôt de l’histoire de
l’expansion musulmane. C’est avec elle qu’un “type nouveau et parfois haineux d’hostilité et de
discrimination raciales a émergé.” (ibid. Lewis : 60). Lewis explique cet “important
changement d’attitude, survenu dans l’espace de quelques générations”, par trois faits
nouveaux. D’abord, la conquête, qui impliqua des différences entre conquérants et conquis ; dès
lors, les musulmans non-Arabes furent considérés comme inférieurs. On les appelait,
collectivement, les mawâlî (sing. mawlâ), un mot dont le sens primitif est “affranchi” (ibid.
Lewis : 61). Le deuxième facteur fut l’accroissement des connaissances acquises par les Arabes
du fait de la conquête. Ils rencontrèrent en effet “des hommes à la peau claire et à la civilisation
plus développée, et des hommes à la peau sombre et à la civilisation moins développée. Nul
doute que, devant cette constatation, ils aient commencé à associer les faits. Le troisième
élément, résultant de l’expansion de l’islam aux premiers siècles, est le développement de
l’esclavage et de la traite.” (ibid. Lewis : 66-67).
Les justifications religieuses et éthiques de l’asservissement
Des justifications religieuses ou éthiques allaient légitimer cette situation globale
d’asservissement des esclaves, notamment d’origine africaine. Citons d’abord la doctrine
aristotélicienne de l’esclavage naturel, reprise par certains lettrés musulmans, et qui fourni une
justification philosophique commode de l’esclavage (Lewis 1993 : 86-87)27. Une autre
justification, à caractère légendaire, fut élaborée au fil des siècles, il s’agit, comme le dit Lewis
(ibid. : 87), de “l’adaptation musulmane de l’histoire biblique de la malédiction de Cham” :
26 Comme le note Lévi-Strauss (1977 : 11): “En dépit de leur éloignement dans l’espace et de leurs
contenus culturels profondément hétérogènes, aucune des sociétés constituant un échantillon fortuit ne
semble tenir pour acquise une identité substantielle : elle la morcellent en une multitude d’éléments dont,
pour chaque culture bien qu’en termes différents, la synthèse pose problème.”
27 Ceci n’a, évidemment, rien de surprenant, les dominants et les dominés ayant toujours tendance à
“objectiver” leurs relations en invoquant l’idée arbitraire d’une dominance “naturelle” (Bourdieu 1998 :
41).
32
Mariella Villasante Cervello
« Dans la version biblique (Genèse, IX, 1-27), la malédiction concerne la servitude, pas la
négritude, et tombe sur Canaan, le plus jeune fils de Cham, pas sur ses autres fils, dont Kush,
considéré plus tard comme l’ancêtre des Noirs. La raison d’être de cette histoire est évidente : les
esclaves des Israélites, les Cananéens, étaient d’une parentèle proche ; il fallait donc une
justification religieuse (c’est-à-dire idéologique) à leur asservissement, d’où la théorie de la
malédiction de Canaan. Les esclaves des musulmans n’étaient pas des Cananéens, mais des Noirs ;
on transféra donc sur eux la malédiction et on ajouta la négritude à la servitude dans leur fardeau
héréditaire. L’histoire, quoique fort répandue ne fut pas pour autant universellement acceptée. Ibn
Khaldun et quelques autres auteurs Arabes la rejettent comme absurde et attribuent la couleur de la
peau à des facteurs climatiques et géographiques. »
Il est vrai que Ibn Khaldun construisit son histoire universelle, al-Muqaddima, en suivant
une décomposition géographique en “sept parties du monde”. Comme il l’explicite lui-même, il
suivait en cela l’approche adoptée par les auteurs grecs, tels Ptolémée, et par les géographes
Arabes, notamment al-Idrîsî (XIIè s.), qui considéraient que le climat avait des influences
directes sur l’histoire des peuples et, plus précisément, sur leur “état de civilisation” (Ibn
Khaldun, trad. Monteil 1997 : 73). Le discours de Ibn Khaldun souligne, nous le savons, une
opposition fondamentale entre nature et civilisation, étroitement associée à une distinction
religieuse entre infidèles ou païens et musulmans —à partir de cette grille analytique il organise
son discours sur les bédouins et les sédentaires, le pouvoir politique et les sciences en général.
Dans le Livre Premier de son ouvrage al-Muqaddima, deux chapitres sont consacrés aux
problèmes “De l’influence de l’air sur la couleur de la peau” (III : 127-133), et “De l’influence
du climat sur le caractère” (IV : 133-134). Dans la partie introductive, en parlant des “Noirs”
qui vivaient dans la Ière partie du monde (immédiatement au nord de l’équateur), au sud du
pays des Lamtûna [le pays des futurs Bidân], il écrit :
« Au sud de ce Nil est un peuple de Noirs qu’on appelle Lamlam. Ce sont des païens qui portent
des scarifications au visage et aux tempes. Les gens de Ghâna et du Takrûr (at-Takrûr) viennent
les envahir, les capturent et les vendent aux trafiquants qui les emmènent au Maghreb, où ils
constituent la masse courante des esclaves. Au-delà, dans le sud il n’y a plus de civilisation
proprement dite. Il n’y a que des hommes plus proches des animaux que d’êtres raisonnables. »
(Ibn Khaldun, trad. Monteil 1997 : 92).
Mais Ibn Khaldun précise davantage sa conception sur l’influence du climat lorsqu’il
évoque (chapitre III, Premier livre) la situation des peuples vivant dans des régions “à climat
extrême”, très chaudes ou très froides :
« …leur caractère a quelque chose de bestial. On prétend même que la plupart de Noirs (Sûdân) de
la Ire partie du monde vivent dans des cavernes ou dans la jungle, mangent des herbes, vivent à
l’état sauvage et non en société, et sont anthropophages : c’est la même chose pour les Slaves
(Saqâliba). La raison en est que leur éloignement de la zone tempérée leur vaut de se rapprocher,
par le caractère, des animaux stupides et de s’éloigner d’autant de l’humanité (insâniyya). Il en va
de même de leurs religions. » (Ibn Khaldun, trad. Monteil 1997 : 129).
Dans le chapitre IV du Premier livre, l’auteur de la Muqaddima ajoute encore :
« Les Noirs du Soudan, on l’a vu, sont généralement caractérisés par la légèreté (khiffa),
l’inconstance (taysh) et l’émotivité (kathrat at-tarab). Ils ont envie de danser, dès qu’ils entendent
de la musique. On les dit stupides. C’est que selon les philosophes, la joie et le contentement
résultent de la dilatation et de la diffusion de l’esprit animal (rûh hayawânî). Inversement, la
tristesse est due à la contraction de celui-ci. (…) Or les Noirs vivent dans les pays chauds. La
chaleur domine leur tempérament et leur formation. (…) L’Égypte en est un autre exemple. Les
Égyptiens sont remarquables pour leur gaieté, leur légèreté et leur insouciance. » (Ibn Khaldun,
trad. Monteil 1997 : 133-134).
Si Ibn Khaldun rejeta, comme le dit Lewis, l’histoire légendaire de Cham, qui justifie
l’asservissement des “Noirs” en invoquant une “malédiction divine”, en revanche l’on peut dire
33
La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles chez les Bidân de Mauritanie
que sa pensée tend à naturaliser leur mise en esclavage en invoquant des facteurs climatiques et
de civilisation. Mais les “Noirs” ne seraient pas les seuls à être ainsi influencés par l’air, les
Slaves et les Égyptiens, le seraient tout autant. Il est clair que Ibn Khaldun partageait en cela
des vues répandues dans son temps parmi les lettrés et les érudits, et tout jugement moderne
serait, bien évidemment, anachronique. Quoiqu’il en soit, la légende de Cham est largement
répandue dans les contrées sahariennes (Norris, 1972). Et elle est également évoquée dans la
société Bidân actuelle, aussi bien par les membres des groupes libres que par ceux d’origine ou
de statut servile (Acloque, 1995). Historiquement, la légende semble se renforcer par le fait que
les “Noirs” étaient considérés, comme le dit Ibn Khaldun, comme des “païens non-civilisés” et
étaient donc, comme les slaves, sujets de choix pour la mise en esclavage. Ceci étant, la
principale justification islamique de l’esclavage est d’ordre juridique et suit de près l’expansion
conquérante de l’armée musulmane. Comme le dit Lewis (1993 : 89), “la loi est claire. On peut
réduire en esclavage un incroyant, pas un musulman ; mais l’adoption de l’islam par un
incroyant après son asservissement n’entraîne pas automatiquement sa libération”.
Résumons les idées qui émanent de ces propositions. Si au départ, dans l’Arabie
préislamique le facteur racial n’avait pas d’importance pour le classement des groupes —
associé plutôt au facteur culturel, ce qui suppose l’intégration des populations voisines—,
l’expansion de l’islam dans le monde, notamment en Afrique, conduisit à un changement
profond des attitudes envers les Autres, non-Arabes. D’une manière générale, les “étrangers
islamisés, non-Arabes” occuperont un rang inférieur associé à leur extériorité culturelle,
linguistique et généalogique —rappelons que les généalogies se réorganiseront désormais en
fonction de l’arabité et de la construction étatique de l’islam. Les peuples “africains”,
considérés comme “païens, non-civilisés”, sujets de choix pour l’asservissement (car il devenait
de plus en plus difficile de se procurer des esclaves “Blancs”), seront classés à l’extrême
périphérie de cette nouvelle catégorisation sociale et statutaire de domination. Pour les Arabes
des pays centraux d’islam, l’appartenance aux peuples “Noirs” deviendra donc un synonyme
universel de statut servile réel ou en puissance28. Mais la caractéristique la plus importante de
cette histoire faite d’expansion, de re-classements de civilisation et d’attributions ethniques et
statutaires est peut-être ce que l’on peut nommer “le souci de la distinction généalogique” des
Arabes. Lewis (1993 : 63) note à ce propos :
« La lutte pour l’égalité des droits des convertis non Arabes est l’un des thèmes principaux des
deux premiers siècles de l’Islam. Un autre thème, d’importance comparable, est la lutte des sangmêlé pour l’égalité avec les Arabes de souche. Les conquérants Arabes, en dépit des
enseignements de l’islam et des protestations des gens pieux, ont régné comme une sorte
d’aristocratie tribale de conquistadores29. Seuls les vrais Arabes en faisaient partie, c’est-à-dire
ceux qui avaient pour ancêtres des Arabes libres des deux côtés, maternel et paternel. Exerçant les
droits immémoriaux des conquérants, les Arabes prirent des concubines parmi les filles des
conquis : mais les rejetons de ces femmes esclaves ne furent jamais considérés comme des Arabes
à part entière et ne furent pas admis dans les postes les plus élevés du pouvoir. »
Certes, les attitudes se transformèrent ultérieurement :
« En fait, les limites de la tolérance à l’égard des Africains, purs ou métissés, ont
considérablement varié selon les époques et les lieux. En Arabie, où les sentiments islamiques
étaient les plus forts, les Africains esclaves et affranchis pouvaient occuper des positions
influentes, même s’ils avaient beaucoup moins de chances d’y parvenir que leurs homologues
blancs. Ce n’est qu’après la quasi disparition de l’esclave blanc que l’esclave noir a vraiment eu
ses chances de monter aussi haut. (…) » (Lewis 1993 : 150).
28
De fait, comme l’écrit Bourdieu (1998 : 69), “le propre des dominants est d’être en mesure de faire
reconnaître leur manière particulière comme universelle.”
29 En espagnol dans le texte traduit.
34
Mariella Villasante Cervello
Ceci étant posé il faut souligner avec Lewis que :
« Le mythe de l’innocence de l’islam en matière de racisme est une création occidentale, au
service d’un but occidental. (…) le mythe d’une totale harmonie raciale dans le monde islamique
semble avoir surgi comme une reproche aux hommes blancs pour leurs pratiques dans les
Amériques et en Afrique du Sud, auxquelles les réalités islamiques offraient un brillant
contraste. » (ibid. Lewis : 150).
Le cas des arabophones de Mauritanie : métissages
Ces longs développements étaient nécessaires pour placer le cas des arabophones de
Mauritanie. Contrairement à la situation qui était et qui reste majoritaire dans les pays centraux
de l’islam, où prédominent les ethnicités arabes, dans les pays périphériques saharo-sahéliens,
et particulièrement dans l'espace habité par les futurs Bidân, la stricte séparation entre groupes
ethniques arabes et étrangers a eu cours seulement à une époque reculée, celle des premiers
contacts. En effet, la société Bidân est, elle-même, le produit d’un métissage relativement
ancien entre les populations locales —berbères et africaines— et les populations arabes qui
commencèrent leur installation dès le XIV-XVème siècle (Norris, 1986). Il s’en suit que les
Sahariens métissés ne pouvaient pas développer des attitudes hostiles envers les gens “à la peau
sombre” ayant, eux-mêmes, des mères et des pères à la peau sombre…
Il est vrai que contrairement aux autres groupes berbères sahariens, dont les Tuareg, les
Bidân ont opté pour l’adoption de la langue et de la culture arabes. Ce faisant, ils ont choisi de
privilégier leur auto-attribution d’arabité ethnique au détriment d’origines ethniques plus
anciennes. Pour affirmer ce choix, les Bidân se donnent soit des généalogies arabes ou
islamiques, soit des généalogies dans lesquelles les ancêtres Znâga (tel les chefs almoravides)
sont directement rattachés à d’autres personnages Arabes prestigieux. Néanmoins, il semble
bien que cette reconstruction ou fabrication identitaire, définissant d’abord une frontière sociale
et en moindre mesure une frontière territoriale, s’est forgée dans l’histoire récente de cette
société et ne date pas, comme le pensent certains, de “temps immémoriaux”. Le cas de la
confédération des Kunta, étudié par Thomas Whitcomb (1975) et H.T. Norris (1986), illustre
bien cette pratique de reconstruction des origines ethniques, selon ces chercheurs, leur adoption
des ancêtres Arabes date seulement du XVIIIe siècle.
Compte tenu de ces faits, je voudrais suggérer que l’association entre statut servile et
“négritude” présente ici des caractéristiques forts dissemblables par rapport aux autres pays
centraux de l’islam. Pour des raisons historiques et géographiques, dans les contrées
périphériques saharo-sahéliennes, largement métissées, les groupes soumis à la dépendance
extrême étaient des “Noirs” d’origines diverses. Néanmoins, après la période de soumission
initiale ils s'intégraient culturellement, et les femmes devenaient couramment des mères et des
nourrices des enfants des hommes libres Bidân —cette question a été récemment illustrée par la
publication de la thèse de Tim Cleaveland sur l'histoire de Walâta (1995, 2002).
Deuxièmement, si l’on considère que dans cette société de pasteurs nomades, les activités
agricoles ne se développèrent qu’au cours du XIXème siècle, l’on peut en déduire que les
groupes serviles n’étaient pas démographiquement importants auparavant. C’est justement dans
ce contexte historique qu’un certain nombre de préjugés hostiles à l’encontre des “Noirs non
musulmans”, issus de l’histoire maghrébine et musulmane, furent probablement répandus dans
le pays habité par les Bidân. Pourtant, dans cette société, les préjugés associés aux
appartenances ethniques semblent bien moins importants que les préjugés culturels. La grande
distinction hiérarchique concerne ici un clivage de civilisation, exprimé dans un cadre
hiérarchique par la distinction entre les statuts libre et servile. Ainsi, si les membres des groupes
serviles sont méprisés —tout comme d’autres groupes subalternes—, c’est plutôt en fonction
des croyances fabriquées par les élites, et non pas, directement, en fonction de leur
appartenance ethnique “noire” ou africaine.
35
La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles chez les Bidân de Mauritanie
La situation est fort différente dans les pays centraux d’islam, au Proche-orient, où,
comme on l’a vu précédemment, les groupes arabes ont construit une distinction hiérarchique
entre eux et les autres peuples non-Arabes. Ils ont par ailleurs réaffirmée cette situation,
historiquement, par la fermeture relative des inter-mariages. Ceci étant, il est clair que dans une
société musulmane comme la société bidân, le métissage des populations (libres et serviles,
arabophones et non-arabophones), l’ouverture relative des mariages, rend difficile, voire
impensable, une discrimination réelle entre “Blancs” et “Noirs”, comme des pays puissants ont
connu jusque dans les années 1960 (i.e. les États-Unis d'Amérique), ou l'Afrique du sud d'avant
Mandela.
Dans une même famille bidân, on trouve des enfants qui ont une même mère (mariée
plusieurs fois dans sa vie, souvent à l’extérieur de sa qabîla), mais qui appartiennent à diverses
qabâ’il car la transmission de l’appartenance segmentaire se fait par les pères . Et également des
familles dont le père a épousé plusieurs femmes, libres ou d’origine servile, et dont les enfants
ont des “couleurs de peau”, des rangs et des éducations différentes. La véritable distance est
statutaire, cependant, la hiérarchie sociale n’entraîne pas l’émergence de “sous-groupes
ethniques” distincts (Barth 1993 : 232). Elle s’exprime par la distance conservée entre les
individus et les groupes qui ont acquis récemment leur statut de autonomie (qui ne possèdent
donc pas encore les manières d’être des groupes nobles et libres, et qui, globalement, ont
tendance à la fermeture des mariages), et les groupes libres et nobles, impliquant des rangs
différents. Cette situation, sommairement décrite ici, peut cependant se transformer de façon
significative dans le cadre actuel de grande mobilité statutaire induite par l’éducation moderne
et par la richesse.
La question identitaire : reclassements statutaires en cours
Dans l’analyse de la situation actuelle des groupes d’origine ou de statut servile, certains
discours politiques —dont ceux du Mouvement El-Hor—, et certains auteurs ont posé le
problème identitaire de l’opposition entre origines arabes et origines africaines. Dit autrement,
on soulève la question essentialiste et racialiste de l’arabité des “anciens esclaves Noirs30”.
La question identitaire en Mauritanie est très complexe, cependant elle peut être située,
dans ses grandes lignes, dans le cadre d’un reclassement social interne à cette société. Ici
comme ailleurs, il s’agit, en dernière instance, de luttes politiques posées en termes identitaires :
c’est-à-dire de luttes pour le reclassement des groupes en vue d’accéder, en fonction de leurs
origines et de leurs identités actuelles, à des postes de pouvoir et, parallèlement, à une nouvelle
place dans la société. Si l’on voulait modéliser la situation, on pourrait avancer que la principale
opposition —ou frontière sociale— est de nature hiérarchique et concerne les arabophones,
majoritaires, et les non-arabophones. Sur ce problème, les options de l’État mauritanien, depuis
qu’il s’est installé en 1960, privilégient la prédominance des premiers sur les seconds. C’est un
choix de construction étatique et nationale qui soulève, régulièrement, des contestations sociales
des communautés qui sous l'influence de l'idéologie de la Négritude [conceptualisée par
Léopold Senghor] s'auto-désignent “négro-mauritaniennes” 31.
Mais il n’en reste pas moins que la situation au sein des arabophones n’est pas homogène
en vertu du clivage statutaire qui sépare, dans les perceptions et dans les pratiques, les groupes
libres, englobés —du point de vue interne à la société— sous le terme Bidân, des groupes
30
Voir Pierre Bonte, Être arabe au Sahara. Dénomination, identité, classement, L'Astrolabe, Revue de
l'AFEMAM n° 2, 2000 : 63-76.
31 Voir Villasante Cervello, La Négritude : une forme de racisme héritée de la colonisation française ?, in
Marc Ferro (dir.), Livre noir du colonialisme, Robert Laffont, 2003 : 726-761.
36
Mariella Villasante Cervello
serviles englobés sous le terme euphémisé « hrâtîn ». Une lutte de reclassement interne est ainsi
observable entre les Bidân libres, parfois nobles, et les groupes serviles devenus leurs clients
coutumiers, leurs dépendants, les hrâtîn (sg. hartâni). Comme je le notais précédemment, sous
la même appellation sont ainsi confondus les esclaves, 'abîd, et les personnes qui sont censées
avoir des origines serviles lointaines ou récentes, mais aussi celles qui n'ont aucun passé de
servilité.
Certes, un certain nombre de hrâtîn ont accédé aux hautes sphères du pouvoir politique
de l’État, ce qui représente une évolution sociale et politique très importante en Mauritanie. De
plus, les actions politiques de revendication des droits à l’égalité statutaire menées par le
Mouvement El-Hor —et par d’autres groupes semblables—, se sont considérablement
développées au cours des dernières années. Mais il faut aussi reconnaître, par exemple, que
l’accession aux postes de commandement des anciens clients se place dans le cadre d’un
parcours individuel et qu’il n’est pas le produit d’une annulation des distances statutaires.
Autrement dit, ces hommes ou femmes politiques sont devenus ce qu’ils sont en fonction de
leurs identités actuelles. D’autre part, en laissant de côté ce que Bourdieu (1998 : 122) appelle
une “représentations idéalisée des opprimés”, il faut dire que la situation politique interne des
mouvements de revendication des droits des esclaves reste encore confuse, en particulier parce
que les droits des “affranchis” hrâtîn d'origine servile réelle ou supposée, ne sont même pas
évoqués. D'autre part, en suivant un modèle politique de scission récurrente chez les Bidân
anciens et modernes, le Mouvement El-Hor s’est divisé en diverses factions (au sens de groupes
ayant des objectifs politiques communs, fixés dans le temps) qui, de plus, semblent assez
éloignées de leurs bases sociales.
Du point de vue identitaire, les idées politiques de ces groupes organisés sont assez
hétérogènes, mais peuvent être classées en trois positions idéologiques : une première position
défend l’insertion des groupes serviles dans le groupe ethnique, dans la culture ou dans la
société Bidân-arabe ; une deuxième position considère prioritairement leur insertion dans la
communauté africaine, explicitant ainsi une même appartenance “raciale” ; et enfin la troisième
position défend l’existence d’une ethnie distincte, composée par les groupes serviles, faisant
alors coïncider l’insertion statutaire avec une appartenance ethnique particulière. Ces diverses
positions politiques sur la question de l’identité actuelle des groupes serviles sont, évidemment,
associées à la construction d’une nouvelle frontière statutaire —pour le dire à la manière de
Barth— au sein de l’ensemble Bidân, mais ne semble pas impliquer la création d’une nouvelle
frontière ethnique : tous les groupes statutaires partagent les même critères d’attribution
culturelle.
Dans un autre registre, on peut dire que ces positions expriment aussi la recherche d’un
nouveau classement statutaire, jugé plus juste eut égard des droits de l’homme, dans le contexte
de la société bidân et mauritanienne en général. Leur poids démographique —50% des
arabophones ou plus— a en effet de lourdes implications pour le futur politique de la société
mauritanienne, probablement plus cruciales que celles qui concernent les reclassements entre
arabophones et non-arabophones (classés par l’État comme minoritaires). En dernière analyse,
les positionnements politiques observables révèlent les contradictions structurales qui existent
au sein même des groupes dominés statutairement. Comme le note Pierre Bourdieu (1998 : 132,
note 2), les mouvements issus des groupes dominés et stigmatisés semblent condamnés à un
balancement entre l’invisibilisation et l’exhibition, entre l’annulation et la célébration de la
différence. De telle sorte qu’ils “adoptent, selon les circonstances l’une ou l’autre stratégie en
fonction de la structure des organisations, de l’accès à la politique, et des formes d’opposition
rencontrées.” Compte tenue de la situation politique actuelle de la Mauritanie, où l’on observe
une démocratisation de style mauritanien, fondée sur l’affirmation d’un seul parti unique,
l’avenir de ces groupes politiques semble gravement compromis. Dans la pratique, la grande
majorité des clients qui ont acquis un niveau culturel et politique égal à celui des autres Bidân,
participe activement à la vie politique nationale, notamment dans le cadre du Parti Républicain,
Démocratique et Social (PRDS), le parti au pouvoir depuis 1992.
37
La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles chez les Bidân de Mauritanie
Dans un cadre plus fondamental, l’opposition essentialiste entre “arabité” et
“négritude”32 ne concerne que fort peu les sociétés périphériques et métissées, comme la société
bidân de Mauritanie. Ici, comme du reste au Soudan, les populations arabisées, de quelque
origine ethnique qu’elle soient, s’auto-attribuent, ou sont en train de s’attribuer, l’ethnicité
arabe. Cette adscription identitaire joue cependant de manière différente selon que l’on
considère la situation endogène et exogène. Du point de vue interne, l’arabité est directement
associée à l’usage de la langue arabe et au prestige des origines d’un peuple de haute
civilisation, conquérant et cultivé, ayant apporté un nombre incalculable de bienfaits, dans les
sciences et les lettres, à la civilisation humaine. Ainsi, pour les Bidân, habitant le Maghreb alaqsa, à l'extrême occidental du nord de l'Afrique, l’arabité n’a aucun rapport avec la “couleur de
peau” plus ou moins sombre. La situation est autrement distincte si l’on considère maintenant la
perception extérieure, des autres sociétés, notamment celles qui se considèrent comme étant au
centre de l’arabité et de l'islam. Pour ces sociétés —nous le savons bien mais le disons
rarement—, l’expansion islamique a créé de frontières ethniques claires. Ils sont au centre et, de
ce fait, se considèrent comme les représentants de la vraie arabité, y compris et peut-être surtout
au sens “racial” du terme. Les conséquences pratiques de cette situation de fait, largement
redevable de l’histoire des Arabes et de leur expansion dans le monde, ne doivent pas nous
surprendre outre mesure.
Conclusions
Pour clore cette réflexion sur la question des hiérarchies et des groupes serviles
arabophones de Mauritanie, je voudrais préciser quelques points qui me paraissent importants
pour les analyses futures. (1) D’abord, il semble évident que le problème des groupes serviles
ne saurait être traité de manière isolée mais qu’il nécessite une contextualisation, en
l’occurrence, dans le cadre des hiérarchies internes qui caractérisent la société Bidân. Cette
manière de concevoir la problématique des formes extrêmes de dépendance dans la région
saharo-sahélienne semble encore faire défaut dans nos disciplines.
(2) Un autre problème qui obscurci la compréhension de la pratique de l’esclavage
domestique saharo-sahélien est son extrême idéologisation. De manière courante, les
présupposés de la recherche soulignent, implicitement ou explicitement, la défense des visions
égalitaristes, occidentales et ethnocentriques naturellement contraires à l’existence des formes
extrêmes de dépendance et aux hiérarchies statutaires qui les sous-tendent. Ce faisant, on
s’interdit de comprendre la situation réelle de hiérarchisation qui prédomine dans les sociétés
concernées. Il ne s’agit pas ici de légitimer tel ou tel système hiérarchisé, mais d’éviter le piège
récurrent de l’anachronisme qui, en ce sujet plus qu’ailleurs, conduit à introduire nos positions
politiques et idéologiques comme le fondement légitime et légitimé de l’analyse. En bref, à
juger d’abord ce que l’on devrait d’abord comprendre. À l’heure actuelle, les trois quarts des
sociétés humaines —dont une bonne partie en Asie du Sud-Est (Condominas, 1998)—, restent
fondées sur des organisations sociales hiérarchiques qui incluent des formes extrêmes de
dépendance. Et la mondialisation économique et éthique ne concerne qu’une infime partie de la
population mondiale. Il faudrait prendre acte de ce fait, l’étudier et le comprendre avant de nous
en faire les juges, pour le plus grand profit de notre idéologie et de nos valeurs (de défense de
32
L’arabité” et la “négritude” peuvent être ici associées à ce que Bourdieu (1998 : 69-70) appelle une
vision différentialiste qui, tout en s’opposant aux valeurs universalistes des dominants, et en tentant de
revaloriser la situation des dominés, n’échappe pas non plus “à une forme douce d’essentialisme : comme
la négritude à la manière de Senghor acceptait certains traits de la définition dominante du Noir tels que
la sensibilité, elle oublie que la “différence” n’apparaît que lorsqu’on prend sur le dominé le point de vue
du dominant et que cela même dont elle entreprend de se différencier (…) est le produit d’une relation
historique de différenciation.”
38
Mariella Villasante Cervello
l’égalité et de la liberté des personnes) certes, mais aussi pour le plus petit bénéfice de la
recherche.
(3) S’agissant de la société bidân en particulier, de nombreuses études soulignent la fixité
des statuts hiérarchiquement constitués. J’ai tenté de montrer dans cette contribution que ladite
fixité n’est pas actualisée dans les pratiques sociales, anciennes et modernes. Bien au contraire,
c’est la grande fluidité et mobilité entre les groupes de statut qui ressort de l’analyse historique
et contemporaine de cette société.
(4) L'examen des groupes serviles de la société bidân a été souvent organisé sur la base
de leur exploitation économique, et, parallèlement, à partir de l’influence de l’islam dans
l’actualisation des pratiques serviles. Si ces deux points ont de l’importance, il me semble que
nos analyses gagneraient en profondeur si l’on tenait compte du cadre coutumier (‘orf) dans
lequel se sont déployés et continuent à se déployer les relations entre les groupes serviles et les
groupes libres.
(5) De fait, considérer que l’islam introduit une sorte de norme unanimement acceptée et
pratiquée ne me semble pas pertinent. Non seulement parce que, comme toute norme, les
normes juridiques islamiques sont simplement un référent éthique et juridique, non pas la
réalité elle-même, mais surtout parce que ces référents, bien qu’existants, ont été répandus
tardivement : dans sa forme actuelle depuis le XIXème siècle.
(6) La situation des groupes serviles contemporains ne saurait se comprendre, dans sa
grande complexité, sans tenir compte, sur le plan des discours et sur le plan des pratiques, des
relations entres les groupes libres et serviles ou, dans un autre langage, des relations entre
dominants et dominés, sans oublier que, loin d’être “anhistoriques”, “elles sont le produit d’un
travail incessant (donc historique) de reproduction auquel contribuent des agents singuliers” et
“des institutions” (Bourdieu 1998 : 40-41).
(7) Enfin, la situation hiérarchique que nous observons aujourd’hui en Mauritanie est
caractérisée par une reconfiguration globale du système social, économique et politique encore
en cours de transformation et de redéfinition Ceci est vrai et évident malgré la position
anachronique et ultra conservatrice des divers gouvernements qui, par honte ou par mépris des
droits civils des Mauritaniens, nient purement et simplement qu'il y ait des groupes serviles
dans le pays. Dans l’examen de cette situation, aussi bien du point de vue de l'État, des
syndicats et de la société civile, que du point de vue de la recherche fondamentale, on ne peut
donc pas négliger le fait qu’il s’agit d’un processus en voie de reconstruction, dont les effets
sont encore à venir au cours du XXIe siècle.
*
39
La question des hiérarchies sociales et des groupes serviles chez les Bidân de Mauritanie
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