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Revue d’études augustiniennes et patristiques, 62 (2016), 293-334. Des notes marginales sur le schisme des Trois Chapitres dans le plus vieux manuscrit du De baptismo contra donatistas* Le plus vieux manuscrit du De baptismo contra donatistas (El Escorial, Monasterio de San Lorenzo, Camarin de las Reliquias, vitrina 25 – CLA XI 1628-1629 ; dorénavant K, sigle de l’éditeur Michael Petschenig) s’est trouvé, au xxe siècle, dans une situation paradoxale. Longtemps vénéré comme un autographe de saint Augustin (d’où sa présence dans la chambre des reliques), ce manuscrit en onciale, maintenant daté des environs de 600, pâtit, comme d’autres autographes allégués, de la démonstration que les Pères de l’Église dictaient leurs œuvres : l’espoir d’en retrouver des autographes est quasi réduit à néant1. * J’adresse mes plus vifs remerciements à Michel-Yves Perrin pour sa relecture attentive et pour m’avoir permis d’exposer cette découverte à son séminaire de l’École pratique des Hautes Études le 27 mai 2016. Je remercie également Bernhard Jussen (Francfort), Geneviève BührerThierry (Paris I), Karl Ubl (Cologne), Mischa Meier (Tübingen) et Walter Pohl (Vienne) de m’avoir permis de présenter ce dossier à leurs séminaires respectifs : cet article en a beaucoup profité. Il va de soi que tout ce qui reste d’erreurs est de mon fait. 1. P. Lehmann, « Autographe und Originale namhafter lateinischer Schriftsteller des Mittelalters », dans Erforschung des Mittelalters, I, Leipzig, 1941, p. 359-381 (première éd. dans Zeitschrift des deutschen Vereins für Buchwesen und Schrifttum, 3, 1920, p. 6-16) ; E. Dekkers, « Les autographes des Pères Latins », dans Colligere Fragmenta. Festschrift Alban Dold zum 70. Geburtstag am 7. 7. 1952, Texte und Arbeiten herausgegeben durch die Erzabtei Beuron, 1. Abteilung, Beiträge zur Ergründung des älteren lateinischen christlichen Schrifttums und Gottesdienstes, 2, B. Fischer et V. Fiala éd., Beuron, 1952, p. 127-139 ; D. Ganz, « Mind in Character: Ancient and Medieval Ideas about the Status of the Autograph as an Expression of Personality », dans Of the Making of Books. Medieval Manuscripts, their Scribes and Readers, Essays presented to M. B. Parkes, P. R. Robinson et R. Zim éd., Aldershot, 1997, p. 280-299. Le cas du manuscrit de l’Escurial semble définitivement réglé par G. antoLin, « El codice ‘De baptismo parvulorum’ de san Agustin, que se conserva en El Escorial », Boletin de la real academia de la historia, 83, 1923, p. 378-403. On n’y croyait déjà plus guère : voir D. De Bruyne, Bulletin d’ancienne littérature chrétienne latine (Supplément à la Revue bénédictine), 1 (1921-1928), 294 WARREN PEZÉ Tout au plus parle-t-on désormais d’éditions d’auteurs, dans les cas d’Augustin et de Grégoire le Grand2. L’intérêt des chercheurs s’est alors reporté sur les notes marginales tardo-antiques, souvent anonymes3, mais qu’il est parfois possible d’associer à un nom, malgré bien des incertitudes (Donat de Naples, Fulgence de Ruspe, Victor de Capoue, Dulcitius d’Aquin, l’évêque arien Maximin)4. Or K, malgré un riche corpus d’annotations, n’a pas suscité l’intérêt qu’il méritait5. C’est à réparer cette injustice qu’est consacré cet article. Comme nous le verrons, ces notes sont contemporaines du schisme des Trois Chapitres et prennent parti contre leur condamnation. Leur étude est susceptible d’apporter beaucoup non seulement à notre connaissance du schisme, mais aussi à l’histoire du livre comme objet de polémique religieuse pendant l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge6. Après 1929, n° 335, p. 153 ; Sancti Aurelii Augustini opera, sect. VII pars I. Scripta contra Donatistas, pars 1, Corpus scriptorum ecclesiasticorum latinorum (CSEL) 51, M. Petschenig éd., Wien – Leipzig, 1908, p. XIII-XX. 2. Augustin : W. M. Green, « A Fourth Century Manuscript of St. Augustine? (Leningrad QV 1/3 : ‘First edition’ (inter 396/426) of the De doctrina christiana », Revue bénédictine, 69, 1959, p. 191-197. Voir les arguments contraires de F. BrunhöLzL, « Die sogenannten Afrikaner. Bemerkungen zu einem paläographisch-überlieferungsgeschichtlichen Problem », dans Litterae Medii Aevi. Festschrift für Johannes Autenrieth zu ihrem 65. Geburtstag, M. Borgolte et H. Spilling éd., Sigmaringen, 1988, p. 17-26. Grégoire le Grand : R. W. CLement, « Two Contemporary Gregorian Editions of Pope Gregory the Great’s Regula Pastoralis in Troyes MS. 504 », Scriptorium, 39, 1985, p. 89-97. 3. P.-I. Fransen, « Notes antiques au De Civitate Dei de saint Augustin dans un manuscrit de Reims », Revue bénédictine, 124, 2014, p. 254-260 ; iD., « Un commentaire marginal lyonnais du De civitate Dei dans deux manuscrits (Lyon 607 et 606) », Revue bénédictine, 125, 2015, p. 125-147. 4. M. PaLma, « Per lo studio della glosa tardoantica : il caso di Donato, prete napoletano », Scrittura e Civiltà, 22, 1998, p. 5-12 ; iD., « Die patristischen Glossen des neapolitanischen Geistlichen Donatus in einigen Handschriften des 6. Jahrhunderts », Scrittura e civiltà, 24, 2000, p. 5-16 ; F. tronCareLLi, « L’odissea di un’odissea: note sull’Ilario basilicano (arch. S. Pietro D 182) », Scriptorium, 45, 1991, p. 1-21 ; H. hoFFmann, « Autographa des früheren Mittelalters », Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 57/1, 2001, p. 1-62 ; Scolies ariennes sur le concile d’Aquilée, Sources chrétiennes (SC) 267, R. Gryson éd. et trad., Paris, 1980 – voir aussi J.-P. Bouhot, « Origine et composition des ‘scolies ariennes’ du manuscrit Paris, BN latin 8907. À propos des travaux de Roger Gryson », Revue d’histoire des textes, 10, 1980, p. 303-323 ; F. ronConi, « Note sulla genesi del Paris BNF Lat. 8907 », dans Storie di cultura scritta. Studi per Francesco Magistrale, P. Fioretti éd., Spoleto, 2012, t. 2, p. 731-755. 5. Il faut y voir le résultat de la situation périphérique des bibliothèques espagnoles pour les études paléographiques qui ne sont pas directement concernées par les manuscrits wisigothiques. Par ailleurs, les notes sont tout simplement illisibles sur le microfilm de l’IRHT. Je remercie très vivement le SFB 923 Bedrohte Ordnungen de l’université de Tübingen d’avoir fait l’acquisition d’une numérisation complète de K. 6. Sur les rapports entre oral et écrit dans le « régime de masse » des controverses antiques, voir M.-Y. Perrin, « Du rôle de l’écrit dans l’historiographie et l’histoire des controverses doctrinales au cours de l’Antiquité tardive », dans La controverse carolingienne sur la prédestination. DES NOTES MARGINALES 295 avoir décrit le manuscrit, nous analyserons le contenu des notes et des signes marginaux et nous chercherons à les situer plus précisément dans le schisme des Trois Chapitres en dressant des parallèles avec les auteurs de la controverse. i. – Le manusCrit, son histoire et son Contenu A. Description du manuscrit Les CLA donnent une description complète de K, dont seuls les aspects pertinents pour l’analyse des notes seront développés ici. K se compose d’un premier cahier non numéroté (I-IV), composé de deux bifeuillets, sur lequel on lit aux f. I-III un fragment du De vera circumcisione du prêtre espagnol Eutrope7 (CLA XI 1628a), dans une onciale datée des v-vie siècles par les CLA et évoquant les africani de Cyprien (CLA IV **458 : BAV vat. lat. 10959 + Milan, Biblioteca Ambrosiana, D. 519 inf. + Turin, Biblioteca Nazionale F.IV.27 ; CLA IV 464 : Turin, Biblioteca Nazionale G.V.37 ; ainsi que CLA XII 1728 : Marburg, Staatsarchiv Hr 1, 1)8. Le De vera circumcisione est suivi par une bénédiction du cierge pascal aux f. IIIvIVv, dans une cursive que Lowe date du viie siècle et pour laquelle il trouve des points de comparaison d’une part en Espagne wisigothique (localisation qui a sa préférence), d’autre part en Italie septentrionale (CLA XI 1628b)9. Ce premier cahier est suivi par le De baptismo contra donatistas d’Augustin en 172 feuillets, dans une onciale que Lowe date du début du viie siècle mais qu’il n’est pas parvenu à situer (CLA XI 1629)10. Histoire, textes, manuscrits, Collection Haut Moyen Âge, P. Chambert-Protat, J. Delmulle, W. Pezé et J. C. Thompson éd., Turnhout, à paraître en 2017. 7. H. savon, « Le De uera circumcisione du prêtre Eutrope et les premières versions imprimées des Lettres de saint Jérôme », Revue d’histoire des textes, 10, 1982, p. 165-197. 8. B. BisChoFF, « Scriptoria e manoscritti mediatori di civiltà dal sesto secolo alla riforma di Carlo Magno », dans Mittelalterliche Studien, vol. 2, Stuttgart, 1967, p. 312-327 (313-314), 1e éd. dans Centri e vie di irradiazione della civiltà nell’alto medioevo, Settimane di studio del CISAM, 11, Spoleto, 1963, p. 479-504. Pour une vision plus nuancée du groupe des africani, voir F. BrunhöLzL, « Die sogenannten Afrikaner ». 9. Cf. R. ronzani, « Il rito e le fonti della Laus cerei e il testo dell’Italia meridionale longobarda », dans Hagiologica. Studi per Réginald Grégoire, vol. 2, Bibliotheca Montisfani, 31, A. Bartolomei Romagnoli, U. Paoli et P. Piatti éd., Fabriano, 2012, p. 1123-1142 (p. 1131, note 35, l’auteur – qui attribue le De circumcisione à… Tertullien – exclut le texte de l’aire italo-gallicane). 10. Et non De baptismo parvulorum (!), comme dans CLA XI 1629, G. antoLin, « El codice ‘De baptismo parvulorum’ », et M. C. Díaz y Díaz, « San Agustin en la Alta Edad Media española a través de sus manuscritos », Augustinus, 13 (Strenas Augustinianas 189), 1968, p. 141-151 (142-143). 296 WARREN PEZÉ Le premier cahier et le De baptismo sont reliés ensemble dès les vii-viiie siècles : on lit en effet au f. Ir le titre du volume (« liber augustini de baptismo ») dans une plume mérovingienne apparentée à celle qui a annoté les f. 166-16911. Au viiie siècle, K se trouve entre les mains d’Anglo-Saxons, très certainement missionnaires en Germanie. Ceux-ci font plusieurs ajouts au feuillet IVv en minuscule anglo-saxonne. On trouve d’abord des alphabets ; ensuite, le verset « omnium inimicorum suorum dominabitur » (Ps 10, 5) que l’on retrouve souvent comme essai de plume dans les manuscrits de Würzburg, centre missionnaire anglo-saxon en Franconie depuis le milieu du viiie siècle12 ; de même, « ferunt obir cum fexum cinibe perliquet », forme dégradée du vers abécédaire « ferunt ophyr convexa kymba per liquida gazas13 » ; enfin, la note « huum scripsit servus Dei ». Un faisceau de facteurs contribuent à situer K en Germanie. D’abord, une note dans une minuscule allemande datant d’environ 800 (selon Lowe) au f. IVv : « rogamus vos ut, si vobiscum est aliquis liber de moralia Iob, id est pars tertia, sive quarta, seu quinta, nobis prestetis ad transcribendum ; nam prima et secunda et sexta pars iam aput nos sunt ». L’auteur de la note réclame à son destinataire les troisième, quatrième et cinquième parties des Moralia in Job de Grégoire le Grand, affirmant posséder déjà les première, deuxième et sixième parties (les Moralia étant répartis en tomes de cinq livres)14. Cela semble indiquer que K a été échangé entre plusieurs institutions pour être copié. Et en effet, le ms. Oxford, Bodleian Library, laud. misc. 130 (dorénavant J, toujours selon les sigles de Petschenig), copié à Saint-Vaast d’Arras pour Lorsch au milieu du ixe siècle, semble en être un apographe, direct ou indirect15. J contient le De baptismo dans une mise en page calquée sur celle de K, quoique sur deux colonnes et non à longues lignes. Les signatures de cahiers se trouvent dans le coin inférieur droit de la page, comme dans K et, du reste, comme dans la plupart des manuscrits 11. Istum concilium apud beatum Cyprianum martyrem fecerunt alii episcopi sed non est similis doctrina eorum doctrinae illius (166v) ; beati Cypriani, beatus Cyprianus (168r) ; de his qui videntur esse in ecclesia cum non sint ecclesia ; sicut palea in frumentis (169r). 12. Voir la notice des CLA avec référence aux CLA I, 90 ; IX, 1407, 1424 et 1430a. Cf. également B. BisChoFF et J. hoFmann, Libri sancti Kyliani. Die Würzburger Schreibschule und die Dombibliothek im viii. und ix. Jahrhundert, Würzburg, 1952, p. 73. 13. B. BisChoFF, « Elementarunterricht und Probationes Pennae in der ersten Hälfte des Mittelalters », dans Mittelalterliche Studien, vol. 1, Stuttgart, 1966, p. 75-87 (79-81), 1e éd. dans Classical and Mediaeval Studies in Honor of E. K. Rand, New York, 1938, p. 9-20. 14. Les CLA mettent cette note en lien avec la lettre de Grégoire le Grand à Léandre où il affirme ne pas pouvoir lui envoyer la tertia pars et la quarta pars, dont il a déjà donné tous les manuscrits : Gregorii I Papae registrum epistolarum I, P. Ewald et L. M. Hartmann éd., Berlin, 1891 (MGH Ep. 1), V, 53 (p. 352-353). 15. B. BisChoFF, Katalog der festländischen Handschriften des neunten Jahrhunderts, t. II : Laon-Paderborn, B. Ebersperger éd., Wiesbaden, 2004, p. 373, n° 3887. DES NOTES MARGINALES 297 tardo-antiques16. Surtout, J contient la quasi-totalité des notes marginales de K, y compris la savante mise en page des Sententiae episcoporum de 256 que l’on décrira plus loin. Malgré ces similitudes troublantes, M. Petschenig semblait montrer qu’il y avait eu un intermédiaire entre K et J. K, en effet, contient plusieurs passages ou mots omis par J ; de plus, J offrait, en quelques points, de meilleures leçons que K. D’autre part, selon Petschenig, les copistes de J n’avaient devant les yeux qu’un seul manuscrit, qu’ils imitaient rigoureusement. Il en concluait que le modèle des copistes de J était lui-même le résultat d’une collation de K avec un autre antiquior, vraisemblablement très proche d’Augustin, si bien que J représentait non pas un, mais deux excellents témoins17. Mais les choses sont plus compliquées. On rencontre en marge de K neuf obèles (cf. planche 7) correspondant à des omissions de J relevées par Petschenig. Or on rencontre en marge de J des obèles de même facture, c’est-à-dire ondulés, devant l’endroit où devraient se trouver ces mêmes passages. En voici la liste sous le format K/J : 9r/211v (CSEL 51, p. 155, l. 1) cur – prohibuit om. J 14r/214v (p. 162, l. 1-2) baptismum – esse om. J 15v/215r (p. 163, l. 26) se om. K 28r/222v (p. 181, l. 3) perfectionem – habeamus om. J 40v/229v (p. 197, l. 3) quia – haereticos om. J 49r/234r (p. 208, l. 18) qui salui – in his om. J 102r/262v (p. 279, l. 11) multos – concedimus om. J 171v/298v (p. 374, l. 13) esset ss in ras. J 171v/298v (p. 374, l. 17) et – deuotione om. J Il ressort de cette liste que les copistes ou les correcteurs de J sont les auteurs des obèles dans les deux manuscrits et, par conséquent, ont eu directement accès à K18. Si ces passages étaient des omissions des copistes de J, ils auraient sans doute été réincorporés dans le texte par ses correcteurs. Ils peuvent résulter de la confrontation de K avec un autre manuscrit du De baptismo auquel les copistes et correcteurs de J accordaient suffisamment de crédit pour ne pas corriger J. Les 16. E. A. Lowe, « More Facts about our Oldest Manuscripts », dans Palaeographical Papers, L. Bieler éd., vol. 1, Oxford, 1972, p. 251-274 (271). 17. La liste de ces omissions est donnée par Petschenig, CSEL 51, p. XVI-XIX. La thèse de la Zwischenstufe entre les manuscrits de l’Escurial et d’Oxford est reprise par B. BisChoFF, Lorsch im Spiegel ihrer Handschriften, Lorsch, 1989, p. 73 et 85. 18. Petschenig n’a pu examiner lui-même ni J, ni K, se fiant, pour le premier, à Alexander Souter, pour le second, à Heribert Plenkers (CSEL 51, p. XIII-XIV) ; l’apparat critique de Petschenig montre que Souter l’a informé de la présence des obèles dans son manuscrit, mais pas Plenkers. 298 WARREN PEZÉ obèles connaissent au haut Moyen Âge une large diffusion19. Leur présence dans les deux manuscrits trahit vraisemblablement l’embarras des correcteurs devant des variantes dont ils ne parvenaient pas à trancher l’authenticité. Quelle que soit la manière dont s’est passée la copie de J, sa ressemblance frappante avec K ne doit rien au hasard : les copistes avaient bien le manuscrit de l’Escurial sous les yeux, et non une Zwischenstufe. Dès lors, il est extrêmement probable que les marginalia copiés dans J proviennent directement de K. Dans les siècles suivants, K est toujours en Allemagne. Au xve siècle, il entre en possession de Jean Trithemius, manifestement après un échange. Les premières notes affirmant que K est un autographe d’Augustin datent de cette époque, f. IVv-1r : « sancti Augustini episcopi libri de baptismo quos manu fertur scripsisse propria. Et pertinet sancto martino in Spanheym X mutato pro alio ». Il est ici question de Saint-Martin de Spanheim, abbaye dont Trithemius est abbé de 1483 à 150620. Puis le manuscrit est acquis par la sœur de Charles Quint, Marie de Hongrie, qui le cède à son neveu Philippe II : ce dernier en fait don à l’Escurial en 156621. B. Le De baptismo contra donatistas d’Augustin K contient le De baptismo contra donatistas, une pièce importante de l’arsenal augustinien contre le donatisme22. Le thème central du traité est la question du rebaptême. En effet, les donatistes estiment que les sacrements délivrés par les « traditeurs » sont invalides ; ils rebaptisent les catholiques qui passent dans leur camp. Ils peuvent en cela se réclamer de l’autorité de Cyprien de Carthage lors de la querelle des rebaptisants au iiie siècle. Le but du traité augustinien est d’empêcher les donatistes de s’approprier l’autorité du martyr africain en montrant que Cyprien n’a jamais basculé dans le schisme et a eu une attitude 19. E. steinovà, Notam superponere studui. The use of technical signs in the early Middle Ages, thèse de doctorat de l’université d’Utrecht, 2016, p. 283-285. 20. Sur Trithemius, voir K. arnoLD, Johannes Trithemius (1462–1516), Quellen und Forschungen zur Geschichte des Bistums und Hochstifts Würzburg, 23, Würzburg, 1991. 21. Pour l’histoire moderne de K, voir G. antoLin, « El codice ‘De baptismo parvulorum’ de san Agustin ». 22. Sur le donatisme, la somme de P. monCeaux reste un outil irremplaçable : Histoire littéraire de l’Afrique chrétienne depuis les origines jusqu’à l’invasion arabe, 4. Le donatisme, Paris, 1912 ; 5. Saint Optat et les premiers écrivains donatistes, Paris, 1920 ; 6. Littérature donatiste au temps de saint Augustin, Paris, 1922 ; 7. Saint Augustin et le donatisme, Paris, 1923. Voir, S. LanCeL et J. S. aLexanDer, article « Donatistae », dans Augustinus-Lexikon, t. 2, Cor-Fides, C. Mayer éd., Bâle, 1996-2002, col. 606-638. Un grand nombre de sources sont maintenant disponibles en traduction : J.-L. maier, Le dossier du donatisme, 2 vol., Berlin, 1987-9 (cf. N. DuvaL, « Une nouvelle édition du Dossier du Donatisme avec traduction française », Revue des Études augustiniennes, 35, 1989, p. 171-179), p. 129-130 et 147. Sur le traité, cf. P. monCeaux, Histoire littéraire de l’Afrique chrétienne, 7, p. 92-97 ; G. BavauD, « Introduction », dans De baptismo libri VII, Bibliothèque augustinienne 29, G. Finaert trad. et G. Bavaud éd. et notes, Paris, 1964, p. 9-51 ; et H.-J. sieBen, « Introduction », dans auGustinus, De Baptismo – Über die Taufe, Augustini opera, D.1.28, H.-J. Sieben éd. et trad., Paderborn, 2006, p. 7-48. DES NOTES MARGINALES 299 plus ouverte à l’égard des hérétiques que les donatistes. Le traité, des livres II à VI, fait donc la part belle aux textes de Cyprien en citant ses lettres 69 à 75 (en particulier la lettre 73 à Jubaianus, qui est l’exposé le plus complet du problème du rebaptême). Aux livres VI et VII, Augustin reproduit en quasi-intégralité et commente méthodiquement le protocole du concile de Carthage du 1er septembre 256, avec l’introduction de Cyprien et les Sententiae episcoporum, c’est-à-dire les déclarations individuelles des 87 évêques présents23. Au-delà de cette querelle sur la personne de Cyprien, le traité envisage le concept même d’Église, l’histoire du schisme donatiste – Augustin étant particulièrement habile à exploiter les contradictions de ses adversaires, notamment à travers le schisme maximianiste – et le rôle de Rome24. Lorsque le De baptismo est rédigé, l’église donatiste est à son apogée : dans les années 390-400, elle compte jusqu’à 400 évêques. Le triomphe de l’orthodoxie nicéenne, devenue confession officielle de l’empire sous Théodose Ier, et l’épiscopat d’Augustin amorcent son déclin, que consacre la conférence de Carthage de 411. À la faveur de l’invasion vandale, le schisme se maintient certes jusqu’au pontificat de Grégoire le Grand et sans doute au-delà ; mais il a définitivement perdu la supériorité numérique25. ii. – en marGe Du manusCrit A. Les notes sur l’anathème K compte un nombre très important de marginalia. Sans compter les signes critiques, on dénombre environ 550 notes. Il faut distinguer, parmi plusieurs plumes, deux mains ou styles principaux (cf. planche 1). La main dominante est la main 1 : il s’agit de ce qu’Alfio Natale appelait une « onciale semi-cursive mixte » ou « quart d’onciale26 ». Cette plume fait des A ouverts, des C en deux traits (3 à l’envers), des G onciaux ; a des B, D, R, S semi-onciaux ; suscrit volontiers le A, les E et les U. Les ligatures sont omniprésentes, en particulier avec T, C et R. L’une de ses caractéristiques est de s’encadrer de pointillés, un procédé rare. Elle est l’auteur d’un colophon au dernier feuillet : « contuli quantum mihi dominus 23. Sententiae episcoporum numero LXXXVII de haereticis baptizandis, CCSL 3E, G. F. Diercks éd., Turnhout, 2004, p. VII-VIII et XXXI-XXXII. 24. H.-J. sieBen, « Introduction », De Baptismo – Über die Taufe, p. 14-16. 25. R. A. markus, « Donatism: The Last Phase », dans Studies in Church History, vol. 1, C. W. Dugmore et C. Duggan éd., London, 1964, p. 118-126 (rééd. dans From Augustine to Gregory the Great, Variorum Collected Studies Series, 169, London, 1983, n° VI) ; iD., « The Problem of ‘Donatism’ in the Sixth Century », dans Gregorio Magno e il suo tempo : XIX Incontro di studiosi dell’antichità cristiana in collaborazione con l’École française de Rome, Roma, 9-12 maggio 1990, Studia ephemeridis ‘Augustininianum’, 33, vol. 1, Roma, 1991, p. 159-166. 26. Il s’agit de la sloping half-uncial décrite par les CLA. Comme le montre A. R. nataLe, « Marginalia: la scrittura della glossa dal v al ix secolo », dans Studi in onore di Carlo Castiglioni, Fontes ambrosiani, 32, Milano, 1957, p. 613-630, la variété des écritures de glose est telle que les appellations varient beaucoup d’un paléographe à un autre. 300 WARREN PEZÉ opitulatus est » (f. 172v). La deuxième main la plus fréquente est la main 2, qui est une minuscule semi-onciale penchée : parmi ses lettres caractéristiques, mentionnons le A fermé incliné à 45° et le Q à panse ouverte27. La main 1 est plus fréquente que la main 2. Dans les marges du livre I, sur 69 notes, 12 seulement sont de la main 2. Mais la main 1 n’est pas d’un seul tenant. Comme nous le verrons plus loin, il y eut plusieurs campagnes d’annotation de la part de mains de même style que la main 1 ; par commodité, on appelle ici la strate antérieure de ces annotations, lorsqu’elle est évidente, Q1 (ainsi f. 20v, 26r, 112r, 131v, 137v, 138r, 171v). Q1 a les mêmes caractéristiques que 1, à quelques détails près – ainsi des Q à panse ouverte (26r). On distingue donc deux styles principaux, 1 et 2 (1 étant largement majoritaire), qui se stratifient en plusieurs campagnes d’annotations, les plus anciennes de la main 1 étant Q1 ; mais il faut garder à l’esprit que chacune de ces mains implique sans doute plusieurs annotateurs. L’orthographe des notes est affectée tantôt par des erreurs, tantôt par la prononciation. Le D d’apud est assourdi en aput (13r, 15v, 48v, 93r) ; le B et le U sont confondus dans reserbantur (20v), rouorata (41v), absculta (120r) ; il en va de même du P et du B dans scribtis (26r) et babtismo (75r) ; du I et du E dans Mauritanea (25r), zizaneae (80v, 114r), dicipiunt (101v) ; et du C et du T dans recracitentur (pour retractentur, 26v). Le F remplace systématiquement PH. « Schisme » est orthographié à la fois schisma et scisma (111v). À cela s’ajoutent des erreurs, redoublements ou haplographies (sentententiam, 27r ; obpotio pour obpositio, 65r ; domico pour dominico, 80v ; circumcisone pour circumcisione, 86v ; pos pour post, 100v ; os ostenditur pour ostenditur, 109v ; sufferen pour sufferentes, 122v ) ou des fautes de cas ou de genre (anathemam, 103r ; fonte extranea pour fonte extraneo, 125r). Une série de notes de 1 et Q1 attire aussitôt l’attention. Il ne s’agit plus de notes de repérage ou de lecture à caractère scolaire, mais de notes polémiques, ancrées dans leur contexte de rédaction. On peut isoler en particulier les notes suivantes, en précisant chaque fois le feuillet de K, les références du texte annoté dans l’édition (CSEL 51), la main concernée et le texte de la note : 17v (I, XIV, 22, p. 166, l. 19) : 1 de incerto anathemate uel iniusto 26r (II, 3, p. 177, l. 22) : 1 hic se si velint anathematum promulgatores attendant 29r (II, VI, 7, p. 182, l. 24) : 1 lege diligenter et noli ante tempus messis schismatico more zizania a trittico separare 30r (II, VI, 9, p. 183, l. 23) : 1 et quid nunc agendum est quando non solum inauditis sed etiam mortuis inlatum est anathema 31r (II, VI, 9, p. 184, l. 22) : 1 grave scelus schisma committere 27. Les CLA la décrivent comme une sloping uncial, mais à rebours de la main 1, les G et les A sont semi-onciaux. DES NOTES MARGINALES 301 32r (II, VII, 11, p. 186, l. 5) : 1 lege diligenter et schisma nuper factum cui conparatur attende 43v (III, III, 5, p. 200, l. 27) : 1 novelli quid putandi sunt qui causas mortuorum olim sopitas inaniter ad discissionem ecclesiae ventilare voluerunt 44r (III, XVI, 21, p. 201, l. 15) : 1 vel praeciduntur illi qui se per anathematum perniciosas sententias absciderunt 87v (IV, XXV, 32, p. 260, l. 25) : 1 est iustum anathema hereticis a patribus iuste inlatum et est et sacrilegum anathema a praevaricatoribus nuper inmissum 88v (V, I, 1, p. 262, l. 3) : 1/Q1 (?) intende hic causa nuper exorta ; ut isto loco ostenditur quia etiamsi mali fuerint de ecclesia manifesti, discedendum non est ab unitate, quia malis alienis nemo polluitur; et si malis alienis nemo polluitur, quur mortuis patribus et in pace ecclesiae dormientibus iniustum infertur anathema 89r (V, I, 1, l. 9) : 1 sicut nec isti possunt qui mortuos catholicos damnauerunt 103r (V, XVII, 23, p. 281, l. 2) : 1 haec est dei patientia pacem amantis non diaboli inpatientia anathemam dantis 122r (VI, VII, 10, p. 305, l. 10) 1 hic se attendat et corrigat anathematis promulgator 131v (VI, XXII, 39, p. 319, l. 14) : 1 salubrem patientiam disce et noli per inpatientiam christi ecclesiam scindere vivis et mortuis anathema inferendo 142r (VI, XXXV, 68, p. 333, l. 12) : Q1 modo vero mortui damnantur 149r (VII, II, 2, p. 343, l. 11) : 1 etsi aliter sapuisti malum tamen schismatis horruisti 149v (VII, II, 3, l. 20) : 1 si hoc dixisset in foveam schismatis cecidisset 159r (VII, XXIII, 45, p. 357, l. 1) : Q1 laudantur quod nullo schismate separantur 159v (VII, XXV, 49, l. 20) : 1 sed si anathematis sententia exuantur 160v (VII, XXV, 49, p. 358, l. 21) : 1 ergo illi se separauerunt qui anathema intulerunt 171v (VII, LIII, 103, p. 375, l. 3) : 1 poterat et nunc ecclesia tolerare si anathema non praecessisset Un premier bilan se laisse tirer de cette salve de notes. Plusieurs anathèmes ont été lancés (anathema inferre, inmittere, promulgare, dare ; anathematum sententiae) sur des défunts reposant dans la paix de l’Église (88v – cf. planche 6). Ces défunts sont appelés patres, ce qui peut renvoyer à des évêques (88v) ; ils sont morts depuis longtemps (causas olim sopitas, 43v). L’anathème a été lancé par plusieurs évêques (promulgatores, 26r ; illi, 44r et 160v, isti, 89r) ; une figure de proue est identifiée (anathematis promulgator, 122r – cf. planche 5). L’affaire a eu lieu dans les mois ou années qui précèdent (nuper, 87v, 88v ; nunc, 30r ; modo, 142r ; novelli, 43v). L’affaire a une tonalité judiciaire (causae, 43v, 88v ; inauditi, 30r ; damnare, 89r, 142r ; iuste et iustum, 17v, 30r, 43v, 87v, 88v). La situation est décrite comme un schisme (schisma, 29r, 31r, 32r, 43r, 149r, 149v, 159r, 159v) : le lexique de la séparation et de la déchirure est mobilisé avec une tonalité souvent dramatique (separare, 159r, 160v ; discedere ab unitate, 88v ; Christi ecclesiam scindere, 131v ; discissio ecclesiae, 43v ; se absciderunt, 44r ; praeciduntur, 44r) ; la réprobation est solennelle (sacrilegum, 87v ; malum, 149r ; grave scelus, 31r). L’excommunication avait pour but de préserver la pureté de l’Église (88v) ; l’annotateur, à l’inverse, estime qu’il aurait fallu faire preuve d’une « patience salutaire » et de « tolérance » (103r, 131v, 171v). Les promulgateurs de l’anathème sont dénoncés comme « prévaricateurs » (87v). 302 WARREN PEZÉ B. Autres notes Les nombreuses autres notes de K sont en grande majorité ce que l’on pourrait appeler des notes d’accompagnement : elles mettent en relief les grandes lignes de l’argumentation d’Augustin. Il convient de ne pas les surinterpréter. Le contenu factuel a été littéralement pillé (noms propres, nombre de participants aux conciles, citations de Cyprien…) : les annotateurs se sont servis du manuscrit comme d’une source historique sur Cyprien et sur les donatistes28. On trouve aussi beaucoup de notes de repérage identifiant un personnage ou une citation de la Bible29. Un groupe de vingt-cinq notes consiste en apostrophes au lecteur à l’impératif et à la deuxième personne30. Ces apostrophes ont pour verbes de base attende (dix fois), lege (neuf fois), intende (deux fois), vide, audi, ausculta (une fois) ; un adverbe y est souvent accolé, notamment diligenter (six fois) ; le mot lector lui-même apparaît neuf fois, qui legis et quae legis deux fois chacun. Le corpus de notes de K devait donc rencontrer un certain public, que les annotateurs ne pouvaient entièrement contrôler. Ces annotateurs semblent en position de supériorité hiérarchique (lege ut docearis, 110v ; absculta lector studiosus si corde catholico legis, 120r). On relève toute une série de notes appréciatives, sous forme d’adverbes formés sur les adjectifs doctus (docte, docenter et doctissime, dix fois), mirum (mirifice, mirabiliter, trois fois) invictus (invincibilia, invincibiliter, invictissime, trois fois), pulcher (pulchre et pulcherrime, trois fois) et splendidus (splendidissima, 138v)31. Parmi ces notes, doctissime, avec huit occurrences, est 28. Contra donatistas (2r), maximianistae/de maximianistis (2r, 31v, 37r, 172r), damnatio maximianistarum (7r), Primianus (7v), ex Africa Numidia Mauritanea (25r), de Donato (29v, 41v), omne pondus super Agrippinum fuisse ostenditur (34r), antea per Agrippinum dicit factum esse concilium (34r), de receptione maximianistarum (36v), in capite Africae (36v), de recepto baptismo maximianistarum (42v), Castus Siccensis (45r), de Agrippino quod nova fecerit (48r), aput maximianistas (93r)… Le lecteur doit être averti que l’orthographe des notes transcrites ici est, dans le manuscrit, parfois hésitante. 29. De sodomitis (6v), quemammodum Caiphas et Saul (11r), Smaheli (12v), filiis Iacob, Esau (13r), de Esau (17v), Aser, Ismahel (18r), ab Adam usque ad Moysen (18v), Rebecca, Sarra, Lia vel Rachel (19v), sicut Isaac utero propri Sarrae vel Rebeccae Iacob (20r), Petrus a posteriore Paulo instruitur (24r), de latrone confitente et Petro negante (25r), Petro, Nicodemo (38v), Christi bonus odor sumus (49r, cf. II Cor 2, 15), Hieremias (51v), in apocalypsis (52r), prophetiae, Saul habuit prophetiam sed inaniter (52v), Dathan et Abyron (55r), in Osee, Nathanaeli (55v)… 30. Lege (85v), lege diligenter (8v, 38v, 73v, 90v), lege intente (42v), lege dulciter et circumspecte (113r), lege ut docearis (110v), lege quanta dicantur de baptismo infantum (87r), intende quae legis lector (10v), intende divinorum eloquiorum tractatorem (65r), attende (79v), attende lector (19r, 26r, 51v, 61v, 71v), attende lector pacatissime (27v), attende quae legis lector (31r), attende diligenter qui legis (103r), attende diligenter et non seduceris (81r), ubi sit primatus attende (102r), vide quid dicatur (12r), audi lector quid de beato Cypriano doctor amplissimus dicat (21v), absculta lector studiosus si corde catholico legis de his qui corde recto ab hereticis baptizantur (120r). 31. Invincibilia (24v), invincibiliter (70r), invictissime nimis (150v), docenter (59r), docte DES NOTES MARGINALES 303 la plus fréquente ; elle se rencontre en particulier sous un format vertical doc/ tis/si/me (ou m/e) caractéristique de la plume Q1 (20v, 28r, 100r, 111v, 120v, 133r-v), mais aussi sous un format vertical lettre par lettre (32v, 67v). Dans les notes énumérées jusqu’à présent, le souci de diversifier le lexique est évident. Les annotateurs, en somme, sont de bons lettrés qui ont charge d’âmes. L’un des thèmes du De baptismo que l’annotateur met le plus en relief est la coutume : les mots clés sont antiqua/apostolica/ecclesiastica consuetudo, ainsi qu’antiquitas/novitas32. Augustin, on le sait, distingue plusieurs sources normatives au sein de l’Église : l’Écriture représente l’autorité suprême (auctoritas Scripturae), suivie par la tradition non-écrite (consuetudines) qui se manifeste dans les conciles pléniers et les usages considérés d’origine apostolique et universellement reçus dans l’Église et, en dernier lieu, les usages locaux et particuliers (observationes, consuetudines)33. Dans cette perspective, les annotateurs de K sont soucieux de l’autorité respective de l’Écriture, des conciles universels et provinciaux, de la tradition et des coutumes. En lien avec cette réflexion, plusieurs notes concernent les conciles et subordonnent l’autorité du speciale concilium à celle de l’universale/generale concilium ; de même, l’autorité de l’Écriture l’emporte sur celle des conciles (26v)34. Les annotateurs 1 et 2 ont chacun relevé le nombre d’évêques participant au concile de 256 décrit dans la lettre 72 de Cyprien à Étienne35. Les notes ont une tonalité prescriptive : « quibus conciliis edocendum est » (122v). (95v), doctissime (20v, 28r, 32v, 67v, 100r, 120v, 133r, 133v), mirifice (95r), mirabiliter (157r), pulchre (106v), pulchre nimis (132r), pulcherrime (156v), splendidissima (138v). 32. Ad antiquam consuetudinem revertitur (8r), hic antiqua fuisse consuetudo ostenditur (35r), de antiqua ecclesiae consuetudine (45r), ab antiqua consuetudine (124), de servanda consuetudine ecclesiastica antiquitus rovorata (sic – 41v), de consuetudine antiqua robustissime retinenda (65v), de baptismo parvulorum et de antiqua ecclesiae consuetudine (86r), in veterem consuetudinem (105v), contra antiquam consuetudinem venis (143r), apostolicam consuetudinem (32v), contra antiquitatem non debere veniri maxime si et ueritatis muro uallatur (34v), consuetudinis auctoritas nullo modo violanda est (41r), istas acutas responsiones non praeiudicant antiquitati (45v), de consuetudine (66r), antiquitas novitati praeponitur (109v), contra utilem consuetudinem (116r), attestator consuetudinis (164r). 33. A. zumkeLLer, article « Consuetudo », dans Augustinus-Lexikon t. 1, Aaron-conversio, Cornelius Mayer éd., Bâle, 1986, col. 1253-1266 (1259-1264). 34. Ea quae dubia sunt universali concilio reserbantur [n.b. reservantur] (20v), universale concilium speciali praeponitur (25r), ut diversarum provinciarum specialia concilia in universali concilio si opus fuerit recracitentur [n.b. retractentur] et ipsa universalia a posterioribus conciliis si aliquid moverit emendentur (26v), partibus universum docet praeponi (35r), si supervixisset usque ad tempus generalis concilii (64r), concilii nicaeni (116v), quibus conciliis edocendum est (122v), auctoritas divinarum scripturarum sine dubitatione omnibus scribtis doctorum, episcoporum praeponitur (26v), Petrus a posteriore Paulo instruitur (24r), etsi non os ostenditur [n.b. ostenditur] ab apostolis esse praeceptum ab eis tamen creditur definitum (109v). 35. C’est-à-dire 71 : f. 46v-47r (III, X, 13-4 : CSEL 51, p. 205). 304 WARREN PEZÉ Le De baptismo d’Augustin est un livre sur la coexistence des bons et mauvais chrétiens dans l’Église : sans surprise, une grande quantité de notes porte sur l’Église et son ouverture aux pécheurs, bien condensées dans la note du f. 163v : « est in catholica quod non est catholicum36 ». Ces notes mobilisent plusieurs images ecclésiologiques classiques : l’Arche de Noé (114v : V, XXVIII, 39), le rameau fécond et le bâton stérile (117r : VI, I, 2 – cf. 1 Jn 15, 2), le sarment sur la vigne (56r : III, XIX, 26 – cf. Jn 15, 1-5), les clés (113v : III, XVIII, 23 – cf. Mt 16, 18-19). L’annotateur 1 a relevé l’allégorie des quatre fleuves du paradis représentant les quatre Évangiles (IV, 60r : IV, I, 1 – cf. Gn 2, 10-14), inspirée de la lettre 73 de Cyprien37. Ce souci ecclésiologique trouve son expression la plus claire dans les paraboles du bon grain et de l’ivraie (Mt 13, 25-30) et de la paille séparée du grain par le van puis brûlée (Mt 3, 12)38. Fidèle au texte d’Augustin, l’annotateur souligne qu’il ne faut pas supprimer le blé à cause de l’ivraie, « non propter zizania eradicari triticum debet » (136r) ; la paille, c’est-à-dire les réprouvés, se rencontre aussi bien sur l’aire qu’en dehors, emportée par le vent (94r, 153v). Il faut donc tolérer l’ivraie : « de zizaniis tolerandis » (74r). Dans cet esprit, la communion avec les mauvais chrétiens doit être préservée39. Personne ne doit être excommunié sans cause valable, « nulla existente causa » (91v, 92r). Le message augustinien d’ouverture de la grande Église est repris, non pas passivement, mais sur un ton de prescription. Par conséquent, plusieurs notes insistent sur les vertus de tolérance : caritas, pax, patientia, tolerantia40. Une note, non tirée du texte augustinien, ramasse ces 36. Quod baptismus dei sit et ecclesiae ubicumque inventus fuerit (17r), de duabus civitatibus caelesti et terrena; quomodo generet ecclesia bonos et malos (19v), in unitate servanda (35r), de clavibus ecclesiae (54r), de sarmento in vite manenti (56r), comparatio de palmite fructuoso et sterili arundine (117r), de carnalibus qui sunt in ecclesia (113v), de arca (114v), quod sacramentum baptismi habeant et dent etiam mali (118v), que foris aguntur non prodesse (124v), per bonos et iustos in ecclesia peccata dimittuntur (127v), de fluminibus de paradyso egredientibus (60r), de illis qui aquam alienam de fonte extranea bibunt (125r), sicut est aqua paradyisi in terra aegypti (152r), est in catholica quod non est catholicum (163v), de his qui videntur esse in ecclesia cum non sint ecclesia (169r), in istis est domus dei ; non est domus dei in illis quos spiritus sanctus effugiet (169v), intus videntur esse sed non sunt (170r). 37. De baptismo – Über die Taufe, H.-J. Sieben éd., p. 20-29. 38. De zizaniis tolerandis (74r), hae sunt zizaneae quae in ecclesia cum magno gemitu tolerantur (76v), palea quae foris volauit (76v), zizaneae in agro domico [sic] sparsae (80v), palea et intus remansit et foris volauit (94r), ista sunt zizaneae (114r), zizaneae interiores (114v), interioris paleae (116r), palea et intus et foras est (129v), non propter zizania eradicari triticum debet (136r), non in paleis vel zizaneis christi ecclesia constat sed in tritico (138r), paleis exterioribus et paleis interioribus (153v), sicut palea in frumentis (169r). 39. A iure communionis (40v), salvo iure communionis (43r, 122v), aut a iure communionis (121v). 40. Caritas (95r), per tolerantiam (132r), in quo enim alterum iudicas (110r – Rm 2, 1), viam pacis non cognouerunt (22v – Ps 13, 3), quod sine caritate peccata redeant quae dimissa fuerant (15v), de servo pessimo qui conservo suo debitum non indulsit (16r), de eo quod dictum est : tu DES NOTES MARGINALES 305 impressions de lecture : « diversum sentire humanum est » (43r). Plusieurs références bibliques à l’injonction de ne pas juger son prochain sont notées en marge (Ps 13, 3 ; Mt 18, 23-30 ; Rm 2, 1 et 14, 4 ; Ep 4, 2-3). Une sentence en particulier a suscité l’adhésion des lecteurs : les mots neminem iudicantes, « sans juger personne », empruntés à la préface de Cyprien au concile de Carthage de 256, ont été notés onze fois en marge41. Cyprien lui-même est pris comme exemple de patience et de charité à l’égard des hérétiques. On le sait, c’était le projet d’Augustin de montrer que le saint martyr, quoique rebaptisant, avait eu une attitude plus ouverte et tolérante que les donatistes se réclamant de lui. Patientia et caritas sont ses vertus cardinales ; il a « toléré l’ivraie » ; il est un exemplum pour les contemporains de l’annotateur (nobis) ; trait remarquable, celui-ci s’adresse à Cyprien à la deuxième personne pour louer le fait qu’il n’ait pas rompu la communion avec les hérétiques42. Tous ces éléments confirment que le traité augustinien a été lu dans une optique bien particulière : les lecteurs cherchent non seulement une source historique sur Cyprien et le donatisme, mais un précédent historique à la crise qu’ils sont en train de vivre ; la tolérance de Cyprien à l’égard de l’hérétique est un « exemple » à imiter. Les notes de K mentionnent fréquemment le schisme et l’hérésie, crimes qui justifient l’anathème. Les annotateurs apostrophent indirectement les hérétiques : « malheur à lui » (17v), « malheur donc à l’hérétique et au schismatique, et malheur aussi au mauvais catholique » (60v). Ils cherchent à comprendre « ce qui rend quelqu’un schismatique » (14r, 28r), « d’où proviennent les schismes » (111v) ; ils louent Cyprien pour n’être jamais « tombé dans la fosse du schisme » (149v) ; le schisme est un « mal » et un « crime grave » (31r, 111v, 120v, 149r)43. Dans la longue série des Sententiae episcoporum de 256, transcrites puis réfutées par quis es qui iudices alienum seruum (31r – Rm 14, 4), sufferentes invicem in caritate (122v – Ep 4, 2-3), imitantur diversitatem et non imitantur pacem (142v). 41. 25v, 27v, 29r, 35r, 40r, 40v, 68v, 121r, 135v, 157r, 160r. 42. Zizania tolerauit (69v), manentes in exemplo Cypriani (42v), de caritate et patientia beati martyris Cypriani (20v), tamen a communione talium non recessisti (64v), quod cum eis qui sine baptismo recipiebant vel recipiebantur communicauerit Cyprianus (42r), in laude beati patris Cypriani episcopi qui nobis exempla patientiae derelinquit (44r), Hanc [caritatem] Cyprianus amauit cum aliter de baptismo saperet (53r), haec est patientia catholicae ecclesiae quae semper manentes in se caritatis sinu fovet (69r), constipatus novitate quaestionis sed dilatatus munere caritatis (115r), miror quod et tuos dicis et praevaricatores veritatis vocas (149v). 43. Quid faciat schismaticum (14r, 28r), unde scismata oriantur (111v), grave scelus schisma committere (31r), pertinacia sequitur schisma (33v), malum scismatis (111v), ab scelere schismatis (120v), etsi aliter sapuisti malum tamen schismatis horruisti (149r), si hoc dixisset in foveam schismatis cecidisset (149v), hereticus, schismaticus (80r), sicut sunt acefali uel alii heretici (49v), de heretici libro (50r), quod etiam aput hereticos ecclesiae catholicae sit baptismus sed furatus (15v), utrum aput hereticos remissio proueniet peccatorum (13r), vae et isti (17v), vae ergo haeretico et schismatico vae etiam et malo catholico (60v). 306 WARREN PEZÉ Augustin, un annotateur s’est laissé aller, devant la sententia de Dativus de Badès (VI, XXII, 38) favorable au rebaptême, au commentaire suivant : absonas, « tu dis n’importe quoi » (131r). Un dernier groupe de notes adopte le lexique scolaire pour suivre la progression logique du De baptismo. Quaestio apparaît treize fois ; responsio, huit fois (mais si l’on comptait les responsio systématiques de la mise en page des Sententiae episcoporum, il faudrait multiplier ce chiffre par dix) ; oppositio ou opposita, trois fois ; solutio ou solvere, dilucidatio ou dilucidere, deux fois ; conclusio et explanatio, une fois44. Les questions et réponses sont tantôt « efficaces » (valida), tantôt « précises » (acuta). Oppositio renvoie au lexique de la logique : la distinction aristotélicienne entre les quatre genres d’oppositions (les relatifs, la privation, la contrariété, la contradiction), est disponible en latin au vie siècle dans le commentaire de Boèce sur les Catégories45. Ces notes ont donc un caractère technique indéniable. Le lecteur se soucie de comprendre la méthode d’Augustin, par exemple lorsque celui-ci raisonne par exagération (f. 98r). On sait l’importance du genre des quaestiones et responsiones, non seulement dans la discipline scolaire antique, mais chez les Pères de l’Église qui constituent des recueils de quaestiones sur des apories théologiques ou sur des passages difficiles de l’Écriture : ces recueils, dès la fin de l’Antiquité, circulent en grand nombre46. Les annotateurs appartiennent à une institution religieuse dotée d’une école de bon niveau. L’examen des signes critiques du manuscrit ne fera que renforcer cette probabilité. 44. Quaestio (11v, 62v, 75v, 84v, 106r), quaestio mirabiliter obposita (111r), magna quaestio (53v), quaestio acutissima (97v), quaestio validissima (170v), dilucidatio quaestionis (14v), exaggeretur quaestio sed ut dilucidetur (98r), solvisti questionem ut mihi uidetur (39r), alia explanatio (108r), solutio (11v), responsio (46r, 123r), responsio adversus propositam quaestionem (13v), valida responsio (42r), responsio splendidissima (138v), acuta responsio (45v, 107r), responsio acuta atque circumplexa (155r), obpositio (79r), obpotio [n.b. obpositio] validissima (65r), conclusio inretractabilis (81v). 45. BoèCe, In Categorias Aristotelis libri quatuor, IV. De oppositis, PL 64, col. 264-283. 46. G. BarDy, « La littérature patristique des Quaestiones et responsiones sur l’Écriture sainte », Revue biblique, 41, 1932, p. 210-236 et 341-369 ; et 42, 1933, p. 14-30, 211-229 et 328-353. Un débat a récemment opposé Simon Goldhill, affirmant que le triomphe du christianisme avait desséché la culture antique du dialogue, à Averil Cameron, qui montre que la politique de stabilisation du dialogue par les empereurs chrétiens a eu l’effet paradoxal, à Byzance, d’exacerber les controverses et les divisions, d’où une littérature où le genre du dialogue et des questions-réponses est florissant : The End of Dialogue in Antiquity, S. Goldhill éd., Cambridge, 2009 (en particulier son « Why don’t Christians do dialogue? », p. 1-12) ; A. Cameron, Dialoguing in late Antiquity, Cambridge Mass., 2014. Certaines des contributions réunies par Goldhill vont à l’encontre de sa propre thèse, notamment K. CooPer et M. DaL santo, « Boethius, Gregory the Great and the Christian ‘Afterlife’ of Classical Dialogue », p. 173-190. Voir P. van nuFFeLen, « The End of Open Competition? Religious Disputations in Late Antiquity », dans Religion and Competition in Antiquity, Bruxelles, 2014, p. 149-172. DES NOTES MARGINALES 307 C. Signes critiques et prégnants Les notes non textuelles, c’est-à-dire les signes critiques, font l’objet d’un intérêt croissant que couronnent d’une part l’essai de typologie d’Adolfo Tura, d’autre part la thèse d’Evina Steinovà, qui s’imposera vite comme un usuel47. Nous commencerons la description par les notes signalétiques, consistant surtout en signes critiques et prégnants (c’est-à-dire, suivant Tura, des signes critiques dont l’usage d’origine a été modifié et qui acquièrent, sous la plume de l’annotateur, une signification plus complexe et particulière), qui remplissent deux fonctions : d’une part, le repérage de passages intéressant le lecteur ; d’autre part, la mise en page du texte. Nous verrons ensuite les signes de correction et, pour terminer, une combinaison de notes qui évoque des signes d’extraction. K emploie comme notes de repérage un grand nombre de signes critiques et de motifs ornementaux. Comme l’ont noté les CLA, les marges du De baptismo contiennent plusieurs gamma capitulaires et des phi grecs. Le phi, d’abord (cf. planche 7), est mentionné dans la liste de signes de l’Anecdoton parisinum, où il abrège metafrasis graeca, c’est-à-dire un passage remanié du grec ; on peut alors considérer le phi comme une abréviation de phrasis48. Faute de correction dans le texte, il faut le considérer comme un signe de repérage, peut-être pour des passages dont le style intéresse l’annotateur. Quant au gamma, il s’agit vraisemblablement du paragraphus, qui sert à délimiter des sections49. L’accolade (ce que les CLA appellent flourish – cf. planche 7), sous la forme de deux V emboîtés et prolongés par des courbes (imitant un épi de blé ?) n’est pas un signe critique mais un motif décoratif, qui remplit ici une fonction signalétique50. On retrouve ce motif, à quelques détails près, dans d’autres manuscrits tardo-antiques51. 47. A. tura, « Essai sur les marginalia en tant que pratique et documents », dans Scientia in Margine. Études sur les marginalia dans les manuscrits scientifiques du Moyen Âge à la Renaissance, EPHE, Sciences historiques et philologiques, 5. Hautes études médiévales et modernes, 88, D. Jacquart et C. Burnett dir., Genève, 2005, p. 261-387 ; E. steinovà, Notam superponere studui. 48. Je dois ces informations sur phi à une communication personnelle d’Evina Steinovà, que je remercie vivement. Le phi est très fréquent dans K (6r, 10r-v, 23v, 42r, 47r, 48v, 56r, 62v, 73r, 74v, 92v, 99r, 103r…). 49. E. steinovà, Notam superponere studui, p. 285. Le paragraphus est si fréquent dans K qu’on le trouve à quasiment chaque feuillet, bien que le rythme s’essouffle quelque peu à partir des feuillets 70-80. 50. On la retrouve extrêmement fréquemment aussi (10r, 14v, 16r, 23v, 26r, 28v, 29r, 30r, 31r, 32r, 35v, 36r, 37v, 38r-v, 39r-v, 42r, 47r, 49r-v, 50v, etc.) ; comme le paragraphus, elle se raréfie progressivement. 51. Le ms. Bologne, BU 701 (Lactance, ve siècle) contient à la fois un motif fort similaire au nôtre (deux v emboîtés et terminés par un trait, f. 264r) et un motif en forme d’épi (f. 30v). Je remercie Evina Steinovà de m’avoir transmis ces informations ; le microfilm de l’IRHT s’est perdu. 308 WARREN PEZÉ S’y ajoute un motif en forme de croix dont la barre verticale se finit par un P (cf. planche 7). Il s’agit de la ligature tau-rho que l’on trouve dans certains papyrus, abrégeant en particulier tropos, et qui, du fait de sa ressemblance avec un crucifié, a été souvent employée dans les plus anciens papyrus des Évangiles dans les composés du mot stauros (« croix »), d’où son nom de staurogramme. Celui-ci s’est fait ensuite une place dans la famille des croix monogrammatiques. Il est souvent utilisé dans les marges des antiquiores, puis décline aux temps carolingiens au profit du chrisme52. L’imitation graphique des staurogrammes décoratifs qui s’épanouissent alors sur les sarcophages, flanqués de l’alpha et de l’oméga de l’Apocalypse (Ap 1, 8 ; 21, 6 ; 22, 13), est particulièrement claire au f. 20v, où le staurogramme est également bordé d’un alpha et d’un oméga. Parfois, une simple croix est utilisée à la place du staurogramme53. Enfin, on trouve souvent en marge de K un signe en forme de V (ou peut-être de S semi-oncial – cf. planche 7)54. Cassiodore décrit, dans les Institutiones, un type de calligramme : les formulae botrionum, c’est-à-dire l’agencement des notes marginales en triangle renversé, imitant une grappe de raisin et signifiant la fertilité spirituelle du texte55. Les formulae botrionum sont attestées non seulement dans les manuscrits du Vivarium, mais aussi dans ceux de Donatus de Naples (Bamberg, Staatsbibliothek, Patr. 87 ; Mont Cassin, Biblioteca della badia, 150), du scriptorium d’Eugippe à Castellum Lucullanum (Rome, Biblioteca nazionale centrale, Sessoriano 13) et dans bien d’autres manuscrits tardo-antiques56. On retrouve les formulae botrionum dans K, mais avec une originalité de taille : il ne s’agit pas de notes textuelles mais de dessins, sous la forme de points formant un triangle renversé, et terminés par deux accolades (cf. planche 4). Sur les cinq occurrences de ces grappes de raisin, deux se trouvent à côté du syntagme neminem iudicantes emprunté à Cyprien ; deux devant un passage mentionnant la vigne du Seigneur ; le dernier se trouve devant 52. Voir J. DeLmuLLe et W. Pezé, « Un manuscrit de travail d’Eugippe », Sacris Erudiri, 55, 2016, p. 195-258. Dans K, on trouve le staurogramme aux feuillets 5v, 10v, 11v, 13v, 16r, 16v, 20v, 22r, 27v, 28r, 28v, 47r, 60v, 66v, 75r, 78r, 85r, 89v, 92v, 93r, 96r, 98r, 99r, 100v, 101r, 103r, 108r, 112v, 117r, 120r, 137v, 143v, 164v. 53. 66r-v, 71v. 54. 13v, 19v, 25r, 26v, 27r, 28r, 33r, 36r, 39r-v, 42r, 45r, 48r-v… 55. Cassiodori Senatoris Institutiones, R. A. B. Mynors éd., Oxford, 1937, I, 3, 1, p. 18 : « [codex] in quo botrionum formulae ex ipsis annotationibus forsitan competenter appositae sunt, quatenus vinea Domini caelesti ubertate completa suavissimos fructus intulisse videatur ». 56. Sur Donatus, voir M. PaLma, « Per lo studio della glosa tardoantica » et « Die patristischen Glossen ». Sur le Sessoriano 13, voir M. M. Gorman, « Marginalia in the Oldest Manuscripts of St. Augustine’s De Genesi ad Litteram », Scriptorium, 38, 1, 1984, p. 74 (et planche 3a). Sur Cassiodore, voir F. tronCareLLi, Vivarium. I libri, il destino, Instrumenta patristica 33, Turnhout, 1998, p. 67-77. Pour d’autres exemples, voir A. R. nataLe, « Marginalia, la scrittura della glossa », p. 622, note 16. DES NOTES MARGINALES 309 une référence à l’Epistula ad Quintum de Cyprien57. Dans deux cas, il y a donc un lien visuel entre le texte annoté et la vigne dessinée en marge ; dans les trois autres cas, il est directement question de Cyprien. À l’apparat signalétique que l’on vient de décrire s’ajoutent des notes de mise en page, essentiellement sous la forme de diplai. La diplè est un signe critique alexandrin employé pour border les citations58. Sa forme théorique (selon les Étymologies d’Isidore, I, 21, 13), >, n’est en fait quasiment jamais employée dans les manuscrits. K le vérifie amplement. On trouve dans ses marges trois types de diplai, ce qui est en soi une rareté : la plupart des manuscrits se contentent d’un ou deux types différents59. Le plus fréquent est la diplè S, qui borde des citations de la Bible60. Mais on relève également la diplè ·/, qui signale les nombreuses citations de Cyprien61. Enfin, une fois, on trouve la diplè 9 signalant une citation au style direct des donatistes parlant de Cyprien62. K n’est pas le seul manuscrit à utiliser l’arsenal signalétique pour émarger les passages de l’hérétique : mais contrairement à d’autres manuscrits qui emploient pour cela des signes infamants comme le theta ou l’obèle, K emploie une diplè neutre63. Aux diplai s’ajoute la mise en page des Sententiae episcoporum du concile de 256 commentées par Augustin dans les livres VI et VII du De baptismo. Cette mise en page attribue à à chaque sententia un chiffre romain ; elle l’émarge d’un gamma 57. F. 25v = II, II, 3 (CSEL 51, p. 177, l. 17) : « neminem iudicantes… » F. 27v = II, V, 6 (p. 180, l. 15) : « neminem iudicantes… » F. 34r = II, VIII, 13 (p. 189, l. 7-8) : « in fine epistulae ad Quintum ita ostendit… » F. 56r = III, XIX, 26 (p. 218, l. 1-2) : « et esset in vite dominica radicatum sarmentum fructuosum (cf. Jn 15, 1-5)… » F. 117r = VI, I, 2 (p. 299, l. 3-4) : « ut in palmite fructuoso invenitur (cf. Jn 15, 2)… » 58. E. steinovà, Notam superponere studui, p. 288. 59. Le seul exemple que je connaisse avec trois niveaux de diplai est le ms. Bourges, BM, 94 (84), un exemplaire carolingien de la Cité de Dieu (1-11) originaire de la région rémoise, qui utilise diplè et achresimon pour les citations de la Bible, et l’obèle pour les citations des païens. 60. Je décrits les premiers exemples rencontrés dans K : f. 24v (Gal 2, 14) ; 36v (II Tim 4, 2) ; 38r (Mt 18, 19) ; 56r (Pv 18, 1) ; 56v (II Tim 2, 16-21) ; 57v (Os 2, 6-7) ; 58r (Os 2, 8 et Ez 16, 17-9) ; 58v (Os 2, 8)… 61. Je décris là encore les premiers exemples rencontrés dans K : f. 24r (Cyprien, Ep. 71, 3), 34v (71, 4), 35r (73, 23), 38v (73, 23), 42v-43r (préface des Sententiae episcoporum), 45r (Ep. 73, 23), 63v (73, 13)… 62. F. 23v (devant II, I, 2 : CSEL 51, p. 174, l. 22-28). 63. Voir maintenant E. steinovà, Notam superponere studui, p. 139-145. Voir également W. Pezé, « Hérésie, exclusion et anathème dans l’Occident carolingien (742-années 860) », dans Exclure de la communauté chrétienne. Sens et pratiques sociales de l’anathème et de l’excommunication (ive-xiie siècles), G. Bührer-Thierry et S. Gioanni dir., HAMA 23, Turnhout, 2015, p. 175-195 (192-195). Un autre manuscrit dans lequel l’adversaire, « l’hérétique », est signalé en marge par des diplai neutres est le ms. Paris, BNF, latin 12292 (Florus, Adversus Iohannem Scottum – en l’occurrence, il s’agit de citations du De praedestinatione de Jean Scot). 310 WARREN PEZÉ capitulaire (ou paragraphus) ; elle note le nom de l’évêque déposant sa sententia ; et elle signale responsio devant le commentaire d’Augustin. On retrouve tous ces éléments dans J, qui a scrupuleusement imité son modèle. Un décalage d’un chiffre dans la numérotation des sententiae episcoporum dans K s’est répercuté sur celle de J, avant d’être repéré et corrigé dans ce dernier manuscrit64. En somme, toute une gamme de notes signalétiques et de mise en page est employée, stratifiée en plusieurs campagnes d’annotations et plusieurs annotateurs. Le but de cette signalétique est de clarifier la lecture. Le manuscrit altimédiéval, et a fortiori tardo-antique, est opaque. Seuls les incipit de livres sont clairement identifiés. Le paragraphus, le staurogramme, l’accolade, le phi, permettent de dissiper en partie cette opacité et de retrouver facilement un passage intéressant. Quant aux diplai, ils permettent, en un coup d’oeil, d’identifier l’autorité du texte lu. Il est en effet facile, pour un lecteur peu averti, de ne pas repérer une citation, ou bien de manquer l’endroit où elle commence et s’achève exactement. À l’époque tardo-antique où se constitue à la fois le canon des Écritures et des Pères de l’Église, l’autorité relative des textes exige que leur statut soit clarifié par tous les moyens possibles, faute de quoi le danger est grand que des citations d’auteurs hérétiques, noyées dans l’opacité de la scriptio continua, soient prises pour des textes catholiques. Pour illustrer ce souci de clarté, citons seulement une admonition d’Hincmar de Reims aux clercs de son diocèse en 849, au commencement de la controverse sur la double prédestination : « Je vous rappelle, quand vous lisez les livres de commentaire des docteurs catholiques qui réfutent les arguments des hérétiques, de faire particulièrement attention aux moments où un docteur parle lui-même et aux moments où il mêle à ses propres commentaires les propositions fourbes de son adversaire pour les vaincre65. » La signature de chaque cahier est accompagnée d’un contuli tironien : l’explicit du livre (f. 172v) est bordé par deux contuli, dont l’un, déjà décrit, est de la plume 1, et le second écrit : contuli ut potui deo gratias. On trouve donc, sans surprise, des signes de correction. Quelques omissions et ajouts sont marquées par les notes hd et hs pour hic deorsum et hic sursum – qui sont, on le sait depuis Lowe, les signes de renvoi les plus utilisés dans les correction des antiquiores66. La plume 1 est aussi l’auteur d’une correction par exponctuation avec le signe de 64. Dans K, cette erreur intervient au f. 129r (VI, XVII, 28), où l’annotateur oublie de numéroter la sententia de Monnulus de Girba (la dixième), créant le décalage remarqué et corrigé a posteriori dans J. 65. hinCmar, Ad Simplices, Hincmar archiepiscopi Remensis epistolae, Monumenta Germaniae historica (MGH) Epistolae 8/1, E. Perels éd., Berlin, 1939, p. 17 : « […] commonens ut, quando libros expositionum a catholicis doctoribus confectos et contra hereticorum argumenta disputantes legitis, sollicite attendatis, quando quisque doctor sua verba dicit, quando tergiversatoris callidas propositiones, ut eas revincat, suis expositionibus intermiscet… » 66. E. A. Lowe, « The Oldest Omission signs in Latin Manuscripts: Their Origin and Significance », dans Palaeographical Papers, vol. 2, p. 349-380. Dans K, voir f. 54r, 80r, 109v. DES NOTES MARGINALES 311 renvoi ·/ (f. 52v)67. On trouve également des signes de correction décrits par les listes de signes critiques. Le zeta pour zetei est l’équivalent grec du latin require et signale donc un passage à vérifier : il est décrit, quelques siècles plus tard, par une lettre de Paul Diacre à Adalhard de Corbie68. Zeta comme require se retrouvent dans K (cf. planche 7) et appartiennent visiblement à la couche la plus précoce des annotations69. S’y ajoute à deux reprises le cryphia (cf. planche 7), signe tardoantique décrit par les Étymologies d’Isidore, bien attesté dans les manuscrits des ive-vie siècles et pointant, comme nos cruces, un passage irrémédiablement corrompu70. Nous avons abordé le cas des obèles datant de l’époque carolingienne : s’y ajoute un grand nombre d’astérisques, mais leur forme (huit branches) et leur couleur très noire semblent indiquer qu’il s’agit d’ajouts très postérieurs, peutêtre même de notes d’un collationneur ou éditeur moderne71. Malgré ces signes critiques nombreux (hd/hs, zetei, cryphia, require), la très grande majorité des corrections du manuscrit ont été faites par une main onciale qui ne se sert d’aucun signe et qui est sans doute l’auteur du contuli du f. 172v72. À plus de vingt reprises, on rencontre dans K une combinaison de notes marginales et intratextuelles dont l’interprétation est difficile. En marge, on lit require (RRE, RQR, RQRE) associé à des croix, à des hic et à des usque (hic) ; dans le texte se trouvent des croix (parfois une, parfois deux), voire des hic (cf. planche 2)73. Ce complexe de notes évoque, à vrai dire, des signes d’extraction : il s’agit de découper des extraits (d’où les croix à l’intérieur du texte) que signalent les notes marginales. Ces extractions, s’il s’agit bien de cela, sont antérieures à l’époque carolingienne : le Q de plusieurs require a la panse ouverte, comme ceux de l’annotateur 274. La méthode est relativement confuse : le nombre de croix varie, la présence des hic ou usque n’est pas systématique. Ces notes semblent donc montrer que K a été exploité pour constituer une collection d’extraits augustiniens, même si l’on ignore laquelle. On peut être au moins sûr que ce manuscrit n’est pas la source des extraits du De baptismo utilisés par Eugippe ou par la collection 67. Prophetiae au lieu d’operatio : CSEL 51, p. 213, l. 12. 68. Epistolae Karolini aevi 2, MGH Epistolae 4, E. Dümmler éd., Berlin, 1895, p. 509 : « quibus in locis et forinsecus ad aurem zetam, quod est vitii signum, apposui ». Voir à ce sujet E. steinovà, Notam superponere studui, p. 291-292. 69. Le zeta se trouve aux f. 26v et 86r (avec un signe de repérage dans le texte) : le R majuscule surmonté d’un tilde pour require se trouve f. 13v et 24r. 70. E. steinovà, Notam superponere studui, p. 273. Dans K, on trouve le cryphia aux f. 27v et 35v. 71. 10v, 11r-v, 12r-v, 14r-v, 17v, 20v, 22r, 23v, 24r, 25r, 27r, 28r, 29v, 31r… 72. 1r, 16r, 17r, 45r, 51r, 52r, 54r, 57v, 61v, 63v, 71v, 74v, 84v, 86v, 109v, 118v, 136v, 150r, 154r, 154r, 157v. 73. 19r, 51r, 52r, 55r, 60v, 63r, 64r, 70r-v, 101v, 103v, 108r, 108v, 110v, 112r, 114r, 116v, 118v-119r, 120r, 139r, 142v, 151v, 153v. 74. 51r, 55r, 63r, 70r. 312 WARREN PEZÉ De causa iniustae excommunicationis éditée par Georges Folliet : les passages annotés ne correspondent pas aux extraits sélectionnés75. On trouve de même à plusieurs reprises la note i. (pour incipit). La base paléographique est trop ténue pour hasarder une datation76. Tout au plus peut-on rappeler que les i marginaux, accompagnés de signes de renvoi, servent, à l’époque carolingienne, de signes d’extraction77. Dans trois des cinq cas relevés dans K (f. 30r, 75r, 76v), le i est associé à un gamma à l’intérieur du texte, montrant qu’il doit s’agir d’une forme de découpage. En définitive, on trouve dans les marges de K un nombre important de signes critiques ou prégnants (le paragraphus, le staurogramme, le phi, trois niveaux de diplai) ainsi que des motifs ornementaux utilisés comme signalétique (le motif en forme d’épi, la grappe de raisin) ; toute une gamme de signes de correction (le zeta, le cryphia, le require, hd/hs) ; et un système de notes visiblement destiné à l’extraction (require, croix, hic – usque). En d’autres termes, K a été annoté dans un atelier d’excellent niveau, bien au fait des signes critiques anciens et cultivant une esthétique d’un certain classicisme (comme le montrent en particulier les motifs en forme d’épi et les grappes de raisin). Cela corrobore le constat dressé plus haut au sujet des notes en forme de questions et réponses. D. Les différentes campagnes d’annotations Comme l’a déjà montré l’agencement des différents signes marginaux, il y a eu plusieurs campagnes d’annotation : il s’agit maintenant d’élucider leurs rapports mutuels. Étant donné la quantité de notes, on ne peut ici qu’esquisser ce travail de clarification. Commençons par la mise en page des Sententiae episcoporum, en marge des livres VI et VII. On identifie plusieurs mains différentes. Au feuillet 124v (VI, X, 15), le nom de Polycarpe d’Hadrumète a été originellement écrit en onciale précédée d’un gamma capitulaire, dans une plume d’un brun clair (plume 3). Le nom a été réécrit par la plume 1. Celle-ci représente donc une intervention postérieure à la mise en page des Sententiae episcoporum. Mais la plume 3 est-elle seule responsable de cette mise en page ? De fait, la note responsio est quasiment toujours ajoutée devant le commentaire d’Augustin aux Sententiae episcoporum par la plume 3. Mais parfois, on repère une autre plume. Aux f. 123r 75. Eugippii excerpta ex operibus s. Augustini, CSEL 9, P. Knöll éd., Vienne, 1885 ; G. FoLLiet, « Une collection anonyme ‘Pro causa iniustae excommunicationis’ des viie-viiie siècles », dans Miscellanea di Studi Agostiniani in onore di P. A. Trapè OSA, Augustinianum 25, Rome, 1985, p. 295-310. 76. 15v, 30r, 75r, 76v, 102v, 123v. 77. M. M. Gorman, « Paris Lat. 12124 (Origen on Romans) and the Carolingian Commentary on Romans in Paris Lat. 11574 », Revue bénédictine, 117, 2007, p. 64-128. Les i: sont utilisés comme signes d’extraction dans le ms. Paris, BNF, latin 12124. DES NOTES MARGINALES 313 et 124v, une main plus foncée (comme celle de la numérotation) a noté des R barrés (pour responsio ou replicatio), à des endroits où l’on lit aussi un responsio de la plume 3. Au f. 140r, une autre plume a abrégé responsio par resp dans la marge intérieure, alors qu’il y a aussi un responsio de la plume 3 dans la marge de gouttière. Cette autre plume est visiblement antérieure à la plume 3 : aux f. 145v et 146r, le resp a été repassé et prolongé en responsio par celle-ci. Il y a donc eu d’abord des essais sporadiques de signalisation des réponses augustiniennes aux Sententiae episcoporum, qui ont été ensuite systématisés par la plume 3. En dernier lieu, la plume 1 a repassé certaines des notes de la plume 3, par exemple au f. 127v. La plume 1 est aussi postérieure à la plume 2 : elle a repassé ou complété plusieurs de ses notes (19v, 35v, 51r, 95r, 108v, 111r, 117r, 118v, 160v). 1 semble enfin postérieure aux diplai : au f. 75v, une diplè est intégrée à la bordure pointillée d’une note de 1. En d’autres termes, plusieurs campagnes d’annotation se sont succédées et la plume 1, qui est aussi la plus fréquente, est la plus récente. Les notes attribuées à la plume 1 se stratifient en plusieurs campagnes, dont on appelle les plus anciennes Q1. Le feuillet 56r (III, XIX, 26) offre un bon exemple (cf. planche 4). La couche la plus ancienne ne comprenait qu’une note de Q1 (sans encadrement) : « de sarmento in vite manenti ». Quelques centimètres plus bas, une autre plume, rare, onciale, avait noté devant le même passage : « de sarmento ». Puis la première note a été effacée et l’on a dessiné par dessus l’une des cinq grappes de raisin : peut-être faut-il associer à cette étape le phi quasiment effacé quelques centimètres plus haut. Enfin, en troisième lieu, la plume 1 a copié pardessus la grappe de raisin « beatus Cyprianus » et a repassé la note onciale « de sarmento » qu’elle a complétée par « in vite manenti ». Trois couches se succèdent ici, la première et la troisième étant Q1 et 1. Ailleurs, en plusieurs occasions, 1 a repassé des notes de Q1 (f. 87v, 111v). Parfois, les notes de Q1, non repassées, sont encore visibles, quoique effacées (f. 91r). Au f. 109r, parmi trois notes de 1, l’une est d’une encre plus pâle et plus effacée : là encore, il doit s’agir d’une strate antérieure78. Q1 se préoccupe déjà de l’anathème lancé sur les morts. Au f. 131v, 1 a repassé une note de Q1 en remaniant quelque peu son texte : Q1 est quasiment illisible, mais on distingue, à la fin de son texte, « mortuis intulisti79 ». La crise a donc occupé le groupe de l’annotateur 1 pendant plusieurs mois ou plusieurs années, le temps que se sédimentent les différentes campagnes d’annotation. 78. 109r (X, XXII, 30 : CSEL 51, p. 288, l. 22) : « et ad alios Cyprianus sanctus scripsit ». 79. F. 131v, VI, XXII, 39 (CSEL 51, p. 319, l. 14) : « salubrem patientiam disce et noli per inpatientiam christi ecclesiam scindere uiuis et mortuis anathema inferendo ». Certains éléments de la scriptio inferior de Q1 ont été gardés par 1 : ont lit ainsi salubrem sous disce. Mais les derniers mots de Q1, mortuis intulisti, ne se retrouvent pas dans 1. 314 WARREN PEZÉ iii. – Le Contexte De réDaCtion Des notes A. Éléments de contextualisation supplémentaires Certaines notes contiennent des éléments supplémentaires de contextualisation. D’abord au f. 19v : « de duabus civitatibus caelesti et terrena ». Elle se trouve en face d’un passage d’Augustin relatif à la continuité de l’Église entre l’Ancien et le Nouveau Testaments (I, XVI, 25). L’Ancien Testament représentait la vie selon la chair et le Nouveau, la vie selon l’Esprit ; mais dès l’Ancien étaient mêlés, dans le peuple de Dieu, ceux qui vivaient selon la chair et ceux qui vivaient selon l’Esprit ; ce qui est vrai aussi du temps de l’Incarnation. Il faut donc renverser la dichotomie temporelle en dichotomie ecclésiologique. La même Église a engendré Abel, Enoch, Noé, Abraham, Moïse et les prophètes, puis les apôtres, les martyrs et tous les bons chrétiens réunis dans un seul peuple et une seule cité : ils subissent les épreuves de leur voyage sur la terre jusqu’à la fin des temps. Pareillement, la même Église a enfanté Caïn, Cham, Ismaël, Esaü, Dathan, puis Judas, Simon le Magicien et tous les pseudo-chrétiens jusqu’à la fin du monde. Ils sont souvent mêlés (« in unitate permixti ») au peuple de Dieu et enfantés par l’Église. Ce mystère de l’engendrement des réprouvés par l’Église est préfiguré par Rebecca, Agar, Lea et Rachel. Augustin esquisse là, à environ treize ans de distance, la grande thèse de la Cité de Dieu, mais sans jamais mentionner deux cités, l’une céleste et l’autre terrestre. Il est seulement dit que les justes sont « citoyens d’une même cité80 » : pour le reste, le lexique est celui de l’ecclesia et du populus. L’annotateur est donc un lecteur de la Cité de Dieu. Deux notes confirment que l’annotateur 1 est bon connaisseur d’Augustin. Au f. 21v, une note exhorte le lecteur à écouter Augustin : « audi lector quid de beato Cypriano doctor amplissimus dicat » (I, XVIII, 28). Or l’expression doctor amplissimus est rare. Elle a pour parallèles anciens deux passages, l’un de Primasius d’Hadrumète († cc. 560) dans le Commentaire sur l’Apocalypse (parlant d’Augustin) ; l’autre dans l’apocryphe augustinien semi-pélagien De praedestinatione et gratia (parlant de saint Paul)81. L’auteur des notes emploie donc une expression attestée parmi des lecteurs d’Augustin dans l’Antiquité tardive. De même, au f. 65r, il exhorte son lecteur : « intende divinorum eloquiorum tractatorem » (IV, 80. CSEL 51, p. 169 : « et eiusdem civitatis cives ». 81. Primasius ePisCoPus haDrumetinus, Commentarius in Apocalypsin, CCSL 92, A. W. Adams éd., Brepols, 1985, II, 5, p. 78 : « idem doctor amplissimus Augustinus multis memorat… » De praedestinatione et gratia, 3 (PL 65, col. 844) : « Cum enim totum ad Deum referens humanis viribus neget doctor amplissimus… » Cf. J. maChieLsen, Clavis Patristica Pseudepigraphorum Medii Aevi 2, Turnhout, 1994 (CPPMA II A), n°179 (p. 99-100). Cet apocryphe compte 53 manuscrits médiévaux, selon E. Dekkers, « Le succès étonnant des écrits pseudo-augustiniens au Moyen Âge », dans Fälschungen im Mittelalter. Internationaler Kongress der Monumenta Germaniae Historica. Münichen, 16-19. September 1986, MGH Schriften 33, Hannover, 1988, p. 361-368 (367). DES NOTES MARGINALES 315 V, 7). L’expression est augustinienne : « divinorum eloquiorum tractator », quelle que soit la façon dont on le combine et le décline, ne se retrouve, parmi les Pères de l’Église, que chez Augustin – et pas dans le De baptismo82. La familiarité de l’annotateur avec le texte augustinien est incontestable. Cyprien a eu maille à partir avec l’évêque de Rome au sujet du rebaptême. Or, au feuillet 109v, l’annotateur a noté en marge d’un passage citant le pape Étienne Ier (V, XXIII, 31) : « de Stefano urbis episcopo ». Le caractère singulier de cette note vient de l’absence de spécification (ni Romae, ni romanae), contrairement à la note du feuillet 111r : « de Stefano romanae urbis antistite » (V, XXV, 36). Ne s’agit-il pas là d’un indice du fait que l’annotateur écrivait à Rome ou à proximité ? Nous devrons nous souvenir, par la suite, que la note « urbis episcopo » est une note repassée de 1 par-dessus 2. Au f. 49v, la plume 1 a noté : « sicut sunt acefali vel alii heretici » (III, XIV, 19 – cf. planche 3). Les acéphales sont une branche dissidente des monophysites (ou miaphysites) issue du schisme acacien83. L’empereur Zénon, soucieux de réunir chalcédoniens et monophysites, publie en 482 l’Henotikon, édit d’union qu’il fait signer par les patriarches Acace de Constantinople et Pierre Monge d’Alexandrie. Cet édit de compromis mécontente aussi bien le pape (il est à l’origine du schisme acacien, à partir de 484) que les monophysites les plus résolus, qui, en Égypte, rompent leur communion avec leur patriarche, d’où l’appelation « d’acéphales ». Cette note est d’une grande utilité pour cerner définitivement les intérêts de l’annotateur (cf. infra). Pour l’heure, elle fournit un terminus a quo : les années 480. B. Le schisme des Trois Chapitres Si l’on récapitule les informations accumulées jusqu’à présent, plusieurs faits sont sûrs. Le groupe d’annotateurs associés à la plume 1 est impliqué dans un conflit d’Église. Plusieurs évêques, parmi lesquels l’annotateur isole une personnalité éminente (f. 122r, « anathematis promulgator » – cf. planche 5), ont jeté l’anathème sur des Pères morts dans la paix de l’Église. Les annotateurs perçoivent cet acte comme un sacrilège et décrivent une situation de schisme. Ces annotateurs sont de bons lettrés, qui connaissent l’œuvre de saint Augustin, maîtrisent un 82. Contra duas epistulas pelagianorum, CSEL 60, C. F. Urba et I. Zycha éd., Wien – Leipzig, 1913, IV, VIII, 24, p. 549 : « ecce praedicatissimus tractator divinorum eloquiorum… » (sur Cyprien) ; « Epistula 147 de videndo Deo », S. Aureli Augustini Epistulae, pars. III (ep. CXXIVCLXXXIVA), CSEL 44, A. Goldbacher éd., Wien – Leipzig, 1904, XXXIII, 54, p. 330 : « ne tam doctos divinorum eloquiorum tractatores temere reprehendant… » (sur Ambroise et Jérôme) ; Retractationum libri duo, CSEL 36, P. Knöll éd., Wien – Leipzig, 1902, I, 22 (23) (Expositio quarumdam propositionum ex Epistola Apostoli ad Romanos), p. 105 : « quae postea lectis quibusdam divinorum tractatoribus eloquiorum… » (sur des commentateurs de l’épître aux Romains dont le nom n’est pas cité). 83. S. vaiLhé, Article « acéphales », Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastique, ressource en ligne de la base de donnée Brepolis (consultée le 8 juin 2016, mise à jour le 25 janvier 2016), offre la description la plus complète. 316 WARREN PEZÉ grand nombre de signes critiques et emploient une méthode scolaire rigoureuse de découpage logique du texte augustinien ; ils connaissent le schisme acéphale et écrivent après les années 480. L’activité des annotateurs, au regard des campagnes d’annotation successives, s’est étalée sur plusieurs mois, voire plusieurs années. On pourrait songer à un conflit local. Une communauté hérétique ou schismatique, donatiste par exemple, intègre le giron catholique au début du ve siècle ; puis dans les décennies qui suivent, sous l’effet d’un regain de tensions, provoqué par les conquêtes vandale ou ostrogothique, la communauté se divise et excommunie les anciens hérétiques. Mais l’ampleur dramatique du schisme décrit par les notes invalide un scénario de ce genre. L’anathème jeté sur les morts est une pratique très rare. L’Église d’Afrique, qui prévoit l’excommunication des morts, représente à cet égard une exception, mais dans un cas précis : les évêques qui choisissent pour héritier un païen ou un hérétique84. Ce n’est évidemment pas le cas ici. L’anathème est, de plus, la forme solennelle de l’excommunication, qui concerne surtout les cas d’hérésie85. Dès lors, le champ des possibles se restreint à la seule affaire d’anathème lancé sur des hérétiques déjà morts : les Trois Chapitres. En 543-545, Justinien, cherchant à réconcilier chalcédoniens et monophysites sous l’influence de son conseiller Théodore Askidas, publie un décret condamnant non seulement des textes de Théodore de Mopsueste, Théodoret de Cyr et Ibas d’Édesse – auteurs proches de Nestorius –, mais la personne même de Théodore : il exige que les évêques de son empire y apposent leur signature86. Cette condamnation déclenche une réaction violente dans le monde latin récemment reconquis, où l’Église d’Afrique, en particulier, prend position pour la défense des « Trois Chapitres », arguant que condamner Théodore, c’est condamner Chalcédoine87. 84. Concilia Africae, A. 345 – A. 525, CCSL 149, C. Munier éd., Turnhout, 1974, p. 204 (« Registri ecclesiae carthaginensis excerpta », c. 81 : « De episcopis qui haereticos vel paganos haeredes instituunt ») ; p. 265 (canon du concile de Carthage de 401 récité au concile de Carthage de 525). 85. K. hoFmann, article « Anathema », dans Reallexikon für Antike und Christentum, T. Klauser éd., vol. 1, Stuttgart, 1950, col. 427-430. 86. L’édit est perdu mais il reste des débuts de la controverse un écrit sur les Trois Chapitres édité par E. sChwartz, Drei dogmatische Schriften Iustinians, Bayerische Akademie der Wissenschaften, phil.-hist. Klasse, n. R., 18, Munich, 1939, p. 45-70 (disponible en traduction anglaise dans On the Person of Christ. The Christology of Emperor Justinian, K. P. Wesche trad., New York, 1991). 87. E. amann, article « Trois Chapitres », Dictionnaire de théologie catholique, 15, 2, c. 18681924 ; J. sPeiGL, article « Dreikapitelstreit », Lexikon des Mittelaltesr III, Munich – Zürich, 1999, col. 1381-1382. Voir R. A. markus, « Reflections on Religious Dissent in North Africa in the Byzantine Period », Studies in Church History, 3, 1966, p. 140-149 ; F.-X. murPhy et P. sherwooD, Constantinople II et Constantinople III, Histoire des conciles œcuméniques, 3, Paris, 1974 ; J. meyenDorFF, Initiation à la théologie byzantine. L’histoire et la doctrine, A. Sanglade trad., Paris, 1975, p. 45-58 ; iD., Unité de l’empire et divisions des chrétiens. L’Église de 450 à 680, Fr. Lhoest trad., Paris, 1993, p. 187-272 ; R. sChieFFer, « Zur Beurteilung des DES NOTES MARGINALES 317 En réaction, Justinien fait capturer et mener à Constantinople le pape Vigile qui succombe aux pressions et accepte de condamner les Trois Chapitres dans son Iudicatum de 548. En représailles, le concile d’Afrique de 550 rompt sa communion avec le pape. Justinien, qui publie sa condamnation des Trois Chapitres sous forme d’édit en 55188, espère régler la question en réunissant le concile de Constantinople, en 553 : il entérine la condamnation des Trois Chapitres en présence du pape. Ce dernier manifeste d’abord sa désapprobation en publiant en plein concile son premier Constitutum, mais il finit par se soumettre dans un second Constitutum six mois plus tard89. Le concile ne fait qu’aggraver les tensions avec l’Ouest : le successeur de Vigile désigné par Justinien en 555, Pélage, est mal accueilli à Rome, tandis que les églises de Milan et Aquilée se séparent de sa communion, la première pour un demi-siècle, la seconde pour un siècle et demi, alors que la répression impériale s’abat sur l’Afrique. Le schisme des Trois Chapitres correspond en tout point à la situation décrite par les notes : l’anathème jeté sur des Pères morts dans la paix de l’Église, par plusieurs évêques (c’est-à-dire les promulgatores, parmi lesquels le promulgator au singulier doit être identifié à Justinien lui-même : cf. planche 5), déclenchant un schisme. Un sondage dans la littérature du schisme des Trois Chapitres ne fera que confirmer cette impression. norditalischen Dreikapitel-Schismas. Eine überlieferungsgeschichtliche Studie », Zeitschrift für Kirchengeschichte, 87, 1976, p. 167-201 ; R. eno, « Doctrinal authority in the African Ecclesiology of the Sixth Century: Ferrandus and Facundus », Revue des Études augustiniennes, 22, 1976, p. 95-113 ; C. sotineL, Rhétorique de la faute et pastorale de la réconciliation dans la Lettre apologétique contre Jean de Ravenne. Un texte inédit de la fin du vie siècle, Collection de l’EFR, 185, Rome, 1994 ; eaD., « L’échec en Occident : l’affaire des Trois Chapitres », dans Histoire du christianisme, J.-M. Mayeur, C. et L. Pietri, A. Vauchez et M. Vénard dir., t. 3, Les Églises d’Orient et d’Occident (432-610), sous la responsabilité de L. Pietri, Paris, 1998, p. 427-455 ; P. Bruns, « Zwischen Rom und Byzanz. Die Haltung des Facundus von Hermiane und der nordafrikanischen Kirche währdend des Drei-Kapitel-Streits (553) », Zeitschrift für Kirchengeschichte, 106, 1995, p. 151-178 ; The Crisis of the Oikoumene ; The Three Chapters and the Failed Quest for Unity in the Sixth-Century Mediterranean, Studies in the Early Middle Ages, 14, C. Chazelle et C. Cubitt éd., Turnhout, 2007 ; C. azzara, « ‘Scissura pro nulla re facta’ ? Il papato e lo scisma dei Tre Capitoli in Italia », dans Scritti di storia medievale offerti a Maria Consiglia de Matteis, Uomini e mondi medievali, 27, B. Pio éd., Spoleto, 2011, p. 31-46. 88. E. sChwartz, Drei dogmatische Schriften Iustinians, p. 71-112. 89. Concilium universale Constantinopolitanum sub Iustiniano habitum, Acta Conciliorum Oecumenicorum 4/1, J. Straub éd., Berlin, 1971 ; Concilium universale Constantinopolitanum sub Iustiniano habitum, volumen alterum, Acta Conciliorum Oecumenicorum 4/2, E. Schwartz éd., Strasbourg, 1974 ; « Concilium Constantinopolitanum II – 553 », P. Conte éd., The Oecumenical Councils. From Nicaea I to Nicaea II (325-787), Corpus christianorum oecumenicorum generaliumque decreta 1, G. Alberigo et alii éd., Turnhout, 2006, p. 153-88 ; The Acts of the Council of Constantinople of 553 with related texts on the Three Chapters Controversy, Translated Texts for Historians, 51, R. Price trad., Liverpool, 2009. 318 WARREN PEZÉ C. Les premières réactions africaines La première réaction connue à la condamnation des Trois Chapitres vient de l’Église d’Afrique. Pontianus, évêque de Thaenae en Byzacène, adresse une lettre à Justinien (sans doute comme réponse officielle pour sa province) vers 545. Cette lettre, relativement courte, réprouve formellement que l’on ait osé excommunier des morts. Leurs textes ne sont pas parvenus en Afrique, dit-il ; mais même si c’était le cas, on pourrait certes juger les textes mais pas leurs auteurs ; en toute justice, on ne pourrait condamner ceux-ci que s’ils étaient encore en vie et étaient en situation de corriger leur erreur ; à qui lira-t-on la sentence de condamnation, puisqu’ils sont morts90 (on retrouve ici le souci des condamnés absents, inauditi, de la note du f. 30r) ? La lettre du diacre Ferrand de Carthage aux diacres romains Pélage et Anatole, qui l’ont consulté, doit elle aussi être considérée comme la réponse officielle de la Proconsulaire. Ferrand insiste particulièrement sur l’autorité du concile de Chalcédoine, qui a condamné Nestorius mais pas les auteurs condamnés des Trois Chapitres. Comme Pontianus, il s’insurge contre l’excommunication de Pères morts dans la paix de l’Église. Pourquoi troubler l’Église et chercher querelle à ceux qui se sont endormis, écrit-il ? Un auteur accusé et condamné de son vivant ne peut être absout à titre posthume ; de même, un auteur accusé et absout, mort dans la paix de l’Église, ne relève plus du jugement des hommes91. On retrouve chez Ferrand le lexique des notes de K : les Pères condamnés « dorment […] dans la paix de l’Église » (f. 88v – cf. planche 6). Dans l’édit de 551, Justinien justifie son anathème en invoquant, de façon erronée d’ailleurs, les précédents de Valentin, Basilide, Marcion, Cérinthe, Mani, Eunome et Bonosus92. En réaction, Vigile, dans son premier Constitutum, présente tout un dossier qui montre d’une part que Théodore de Mopsueste n’a été condamné ni par Cyrille d’Alexandrie, ni par le concile d’Éphèse, qui prouve d’autre part, sur la base de lettres de Léon le Grand et Gélase Ier, que l’Église de Rome s’est toujours refusée à excommunier ou absoudre à titre posthume et a toujours laissé 90. PL 67, col. 997-998 : « Eorum dicta ad nos usque nunc minime pervenerunt. Quod si et pervenerint, et aliqua ibi apocrypha, quae contra fidei regulam dicta sint, legerimus ; dicta possumus respicere, non auctores dictorum iam mortuos praecipiti condemnatione damnare. Quod si adhuc viverent, et correpti errorem suum non condemnarent, iustissime damnarentur. Nunc autem quibus recitabitur sententia damnationis nostrae ? » 91. Ibid., col. 926 : « Quid prodest cum dormientibus habere certamen, aut pro dormientibus Ecclesiam perturbare ? Si quis adhuc in corpore mortis huius accusatus et damnatus, antequam mereretur absolui, de saeculo raptus est, absolui non potest ulterius humano iudicio. Si quis accusatus et absolutus in pace Ecclesiae transiuit ad Dominum, condemnari non potest humano iudicio. » 92. E. sChwartz, Drei dogmatische Schriften, p. 102-103 ; cf. The Acts of the Council of Constantinople, R. Price trad., p. 152-153. DES NOTES MARGINALES 319 indemne « les personnes des prêtres morts dans la paix de l’Église ; […] selon les décisions du siège apostolique, il n’est permis à personne de juger à nouveau le cas d’individus morts93 ». Pélage, qui dès son entrée à Rome se prononce contre la condamnation de Trois Chapitres, reprend l’argumentaire de son prédécesseur et fustige à nouveau l’anathème jeté sur les morts. Les saints Pères de Chalcédoine, dit-il, même s’ils connaissaient les défauts et excès de Théodore de Mopsueste, ont respecté les antiques usages de l’Église et n’ont déposé aucune sentence contre ceux qui sont morts dans la communion et la paix de l’Église94. Il n’y a aucune ambiguïté : les arguments des opposants à la condamnation des Trois Chapitres sont ceux des notes de K. C. Parallèles avec Facundus d’Hermiane La parenté des notes de K avec les Trois Chapitres se précise dans le cas de l’auteur le plus prolixe du schisme : Facundus, évêque d’Hermiane en Byzacène95. Facundus est l’âme de la résistance africaine à la condamnation des Trois Chapitres. Vers 550, il rédige le Pro defensione trium capitulorum en douze livres, texte le plus volumineux de toute la controverse. Tout le livre X est consacré à défendre Théodore de Mopsueste contre une condamnation posthume. Comme Pontianus et Ferrand, Facundus répète que Théodore est mort dans la communion de l’Église (il cite à l’appui la correspondance de Cyrille d’Alexandrie, Proclus de Constantinople et Jean d’Antioche) ; que juger un mort lui soustrait la possibilité de se défendre ou de se rétracter ; que c’est là créer un dangereux précédent96. 93. Collectio avellana, CSEL 35.1, O. Guenther éd., Wien, 1895, p. 286-293 (§ 204-220) et particulièrement § 219 : « Quibus omnibus diligenter inspectis, quia licet diverso patres nostri verborum modo, unius tamen ductu intelligentiae disserentes inlaesas sacerdotum in pace ecclesiastica defunctorum servavere personas idemque regulariter apostolicae sedis […] definiunt constituta nulli licere noviter aliquid de mortuorum iudicare personis… » 94. Pelagii Diaconi Ecclesiae Romanae in defensione trium Capitulorum, Studi e Testi, 57, R. Devreesse éd., Città del Vaticano, 1932, II, p. 6-12 et III, p. 30 (citée ici) : « Sed memorati sancti patres nostri apud Calchedonam, vel si euidenter Theodori excessus et vitia cognouerunt, ad antiquam magis Ecclesiae regulam respexerunt, qua contra eos, qui in communione et pace eius defuncti sunt, non iudicarent iniuriosam proferri sententiam. » 95. Voir FaCunDus D’hermiane, Défense des trois chapitres (à Justinien), 5 vol. : SC 471, 478, 479, 484, 499, A. Fraïsse-Bétoulières trad., Paris, 2002-2006 – qui suit le texte édité par J.-M. Clément et R. Vander Plaetse, CCSL 90A, Turnhout, 1974. Voir aussi A. soLiGnaC, « Un auteur trop peu connu : Facundus d’Hermiane », Revue d’études augustiniennes et patristiques, 51, 2005, p. 357-374. 96. « Introduction », SC 471, p. 75. Cf. SC 484, p. 216, 218 (X, I, 17) et 302 (X, V, 1-22) : « Quantum nos metuere debemus exemplum posteris dare quo non solum dicta post mortem dicentium sed personas quoque condemnent ? » Les adversaires sont apostrophés comme « mortuorum iudices » (p. 294, 300).Voir également SC 471, p. 268 (II, I, 6) : « Vel quid opus erat Theodori Mopsuesteni episcopi, olim in Ecclesiae pace defuncti, calumniose dicta discutere, et sic ubi lapsus putatur, vel etiam uerbo humanitatis lapsus est, tanta adversus eum fervere contumelia, quanta, si adhuc in corpore degeret, eum affici non deceret, nisi reprehensus prius atque 320 WARREN PEZÉ Cyrille d’Alexandrie lui-même, en refusant de condamner Théodore à titre posthume, l’avait bien compris97. En condamnant Théodore et tous ceux qui ont été en communion avec lui, Justinien a jeté l’anathème sur une multitude d’innocents, de personnes agréables et familières au Christ, et même sur les apôtres98. Le parallèle entre les notes de K et Facundus va plus loin. Celui-ci dresse un long parallèle entre les cas de Théodore de Mopsueste et Cyprien de Carthage (X, III, 5-6). Certains Pères de l’Église, écrit-il, ont écrit des choses répréhensibles mais se sont ensuite rétractés et corrigés. Cyprien de Carthage avait lui-même tenu des positions hérétiques. À la fois en privé et en plein concile, poursuit Facundus, il avait prôné le rebaptême et avait résisté à ce sujet à l’évêque de Rome Étienne : pour autant, « personne de sensé » ne songe à dire que l’Église est hérétique parce qu’elle loue l’enseignement et la foi du martyr Cyprien, qui « rayonne sur toute la terre ». De la même manière, Ibas louait l’enseignement de Théodore, tout en sachant qu’il n’était pas irréprochable en certains points99. Ces errances des saints Pères sont humaines, « humana argumentatione » ; on retrouve là l’excuse qu’avait aussi trouvée Augustin à Cyprien, « humana tentatione », et qu’a plusieurs fois signalée l’annotateur de K (« humana temtatio », 28r ; « diversum sentire humanum est », 43r ; « humana temptatione », 68v). Le cas de Cyprien a donc été mobilisé comme précédent pendant le schisme des Trois Chapitres, ce qui explique pourquoi les lecteurs de K l’ont exploité comme source historique. convictus, post unam et secundam correptionem pertinaciter ueritati resisteret ? » La fin du texte est une citation de Tite 3, 10-11 non signalée dans l’édition. 97. SC 478, p. 126 (III, 6, 43) : « Cum impossibile non esset ut hoc pateretur et ipse post mortem, quando iam defendere, uel melius interpretari sua dicta non posset. Ipse Theodori aemulos arguens dixit [Cyrille] graue est enim insultare defunctis, uel si laici fuerint, nedum illis qui in episcopatu hanc uitam deposuerunt, et ipse temere credendus est quod postea Theodoro in episcopatu mortem obeunti potuerit insultare et non, sicut hortatus est, cedere Deo praescienti uniuscuiusque uoluntatem et cognoscenti qualis unusquisque nostrum futurus sit ? » 98. SC 484, p. 304 : « […] qui in Theodori condemnatione tot sanctos patres, tot innocentes, tot placitas et familiares christo personas atque ipsos anathematizauerunt apostolos… » 99. Ibid., p. 240-242 : « Nam si nemo sapiens Ecclesiam credit haereticam qui doctrinam beati Cypriani Carthaginensis episcopi et martyris laudat, cum ille non solum privatim, ut et visum est, verum etiam congregato concilio, definierit ut omnis haereticus ad ecclesiam rediens baptizetur et propter hoc culpatus ab Stephano antistite Romano resisterit, suamque sententiam scribens ad Pompeium, quanta potuit humana argumentatione defenderit, iniuriose tractans eundem beatum Stephanum, a quo fuerat iure culpatus, quomodo epistula venerabilis Ibae iuste diceretur haeretica, quod Theodori doctrinam laudauit […] Igitur sicut Ecclesia, non approbans beati Cypriani eiusque predecessoris Agrippini qui hoc ante statuerat de baptizandis omnibus haereticis definitionem, non solum ipsos, sed etiam et omnes qui cum illis hoc definierunt episcopos patres ascribit, eorumque fidem atque doctrinam et maxime Cypriani toto orbe radiantem iudicat esse laudabilem, sic potuit etiam uenerabilis Ibas doctrinam Theodori, etiam in aliquibus culpabilem non ignorans, absque illorum culpabilium approbatione laudare. » DES NOTES MARGINALES 321 La deuxième raison pour laquelle Facundus offre un bon point de comparaison est la construction rhétorique de son livre. La Défense des trois chapitres est adressée à Justinien comme à un arbitre impartial. Facundus, qui est à Constantinople avec Vigile en 547, n’est pas dupe de la position de l’empereur : mais il est habile de jouer le monarque contre les mauvais conseillers pour lui ménager une issue honorable. Dès lors, ces mauvais conseillers sont les monophysites, que Facundus, comme beaucoup de ses contemporains, appelle les « acéphales ». La préface est sans ambiguïté : pour le plus grand dommage du concile de Chalcédoine, les « acéphales », aidés par de puissants contacts à la cour, ont poussé l’empereur à condamner par l’anathème la lettre d’Ibas d’Edesse, Théodore de Mopsueste et quelques écrits de Théodoret de Cyr100. On retrouve le même scénario dans un autre texte africain : le Breviarium de Liberatus de Carthage. Justinien, y lit-on, était occupé à défendre Chalcédoine contre les acéphales, lorsqu’il a été circonvenu par ses proches conseillers, Théodore Askidas et Théodora, dont l’entourage était partisan des acéphales. Ils auraient fait miroiter à Justinien, poursuit Liberatus, que la seule raison pour laquelle les acéphales rejettaient Chalcédoine était le fait que ce concile avait reçu avec faveur la lettre d’Ibas au perse Mari qui louait Théodore de Mopsueste ; si l’on jetait l’anathème sur Théodore et sur cette lettre, Chalcédoine serait pour ainsi dire purgé de ses excès (« retractata atque purgata ») et les acéphales pourraient le recevoir101. On comprend mieux, à cette aune, la note du f. 49v (cf. planche 3) : le parti monophysite à Constantinople est associé aux acéphales de 484. 100. SC 471, p. 140-143 : « Cum in praeiudicium sancti concilii Chalcedonensis impugnatores eius Acephali per quosdam subriperent, ut epistula Ibae Edesseni episcopi, quam ad se delatam memorata synodus Catholicam iudicauit, sed et Theodorus Mopsuestenus episcopus eiusque doctrina, quae in eadem epistula Ibae laudata est, nec non et quaedam Theodoreti Cyrii episcopi scripta, qui in praedicto Chalcedonensi concilio epistulam dogmaticam papae Leonis asseruit, sub anathemate damnarentur, hoc opus suadentibus fratribus ad imperatorem Constantinopoli scripsi. » 101. LiBeratus, Breviarium causae Nestorianorum et Eutychianorum, édité dans Concilium universale chalcedonense, Acta conciliorum oecumenicorum, II, 5, E. Schwartz éd., Berlin – Leipzig, 1936, c. XXIV, De Pelagio et Theodoro, p. 140 : « Scribente principe contra Acephalos, in defensione synodi Chalcedonensis, accedens idem Theodorus Cappadocus una cum suis satellitibus, qui sub nomine catholico Acephalis studebant, cum Theodorae Augustae favore imperatori suggessit scribendi laborem non eum debere pati, quando compendio posset Acephalos omnes ad suam communionem adducere. ‘Siquidem illi, inquit, hoc offenduntur in synodo Chalcedonensi, quod laudes susceperit Theodori Mompsuesteni episcopi, epistolamque Ibae, quae per omnia Nestoriana esse cognoscitur, synodus ipsa iudicio suo pronuntiaverit orthodoxam. Qui si Theodorus cum dictis suis et hac epistola anathematizetur, synodus, tamquam retractata synodus atque purgata suscipietur ab eis per omnia et in omnibus et sine pietatis vestrae labore catholicae Ecclesiae sociati, gaudente universali Ecclesia, clementiae vestrae laus erit sempiterna.’ Haec audiens imperator, et dolum dolorum minime perspiciens, suggestionem eorum libenter accepit, et hoc se facere promptissime spopondit. » 322 WARREN PEZÉ En somme, les auteurs africains, avec, en particulier, Facundus, et l’annotateur de K ont ceci en commun qu’ils font des acéphales les responsables du schisme ; qu’ils cherchent en Cyprien un précédent pour les Trois Chapitres ; et qu’ils reprochent aux Grecs d’avoir jeté l’anathème sur des Pères morts dans la communion de l’Église. Mais le parallèle s’arrête là. Les sources les plus citées par Facundus sont, bien sûr, les textes qui concernent directement les Pères condamnés : Léon le Grand, Jean d’Antioche, Proclus, Jean Chrysostome. Parmi les sources étrangères à l’affaire, Augustin est certes le plus cité, et de loin : seize citations contre six pour Hilaire et Grégoire de Nazianze, les autres auteurs les plus cités102. Mais il n’y a aucune citation des traités relatifs au donatisme. D. Parallèles avec l’Epistula in defensione III. cap. et le Contra Mocianum La comparaison peut être poussée un cran plus loin avec un autre texte : l’Epistula in defensione trium capitulorum, rédigée en 571. Depuis Luc d’Achery, on l’a attribuée à Facundus d’Hermiane. Cette paternité est remise en cause par Aimé Solignac et Anne Fraïsse-Bétoulières, toutefois sans faire l’unanimité103. Nous devons nous résoudre à demeurer dans l’incertitude. Les points communs avec les textes africains vus jusqu’à présent sont nets. Selon l’Epistula, les responsables du schisme sont les « acéphales », c’est-à-dire les « semi-eutychiens »104. Le fait d’avoir excommunié des morts est le principal reproche qui leur est adressé. Jamais on n’avait osé « condamner les vivants et les morts » (on retrouve là le souci de l’annotateur de K sur l’anathème jeté à la fois sur « les vivants et les morts », f. 131v) ; en condamnant des Pères reçus par l’autorité du concile de Chalcédoine, Justinien et ses évêques ont jeté l’anathème à la fois sur les Pères de Chalcédoine et sur « nous, les vivants », qui ont reçu ce concile105. Dès lors, les Pères de Constantinople II, ces « croquemorts » (necrodioctae), se sont rendus coupables à la fois d’une nouvelle erreur – excommunier les vivants et les morts – et d’une ancienne, l’hérésie acéphale106. 102. A. Fraïsse-BétouLières, « Introduction », SC 471, p. 84-92. 103. SC 499, p. 277-283 ; Y. moDéran, « L’Afrique reconquise et les Trois Chapitres », dans The Crisis of the Oikoumene, p. 39-82 (41, note 9). 104. Ibid., p. 288 (§ 7) : « Siquidem ab Acephalis hereticis, id est Semieutychianis, exquisita et elicita capitulorum damnatio… » 105. Ibid., p. 292 (§ 16) : 16: « Qua blasphema sententia et illos mortuos, quos in corpore constitutos nemo damnauit, nec haereticam eorum doctrinam quisquam iudicauit, immo uero sicut evidentissimis documentis probari potest, orthodoxos synodica patrum probauit auctoritas, et devota hactenus conservauit conseruatque posteritas, et ipsos patres qui eos dictaque eorum laudauerunt, et nos viventes pari cum eis anathemate, quantum in ipsis est, involuerunt. » 106. Ibid., p. 298 (§ 25) : « Novumque errorem per damnationem vivorum et mortuorum condendo, et veterem restaurando, cum et Acephalorum fautores consortesque effecti sunt. » Pour necrodioctae, cf. p. 302 (§ 31). DES NOTES MARGINALES 323 Cela dit, contrairement au Pro defensione de Facundus, l’Epistula est un « pamphlet107 ». Son auteur écrit presque vingt ans après le concile de Constantinople II. Le thème central est le schisme, qui s’inscrit dans la durée. Les adversaires des Trois Chapitres, constate en effet l’auteur, ont le même rite et récitent le même symbole de foi que leurs partisans : le schisme est invisible. Le but du pamphlet n’est pas, comme dans le traité de Facundus, de ramener Justinien à la raison par une stratégie rhétorique subtile. Il montre au contraire qu’en condamnant des morts, les détracteurs des Trois Chapitres ont violé le Credo de Nicée-Constantinople, selon lequel le Christ « reviendra juger les vivants et les morts » (§11-32) ; ils ne peuvent donc pas garder la même liturgie que l’Église restée fidèle audit Credo (§ 41-58). L’Epistula, après un paragraphe introducteur constatant que les schismatiques ont la même liturgie et le même symbole, pose une alternative simple. Les Trois Chapitres nuisaient-ils à l’Église ? Si oui, celle-ci, en les recevant, s’est rendue coupable d’erreur et d’hérésie. Depuis un siècle et demi, ce seraient donc des évêques hérétiques qui auraient délivré les sacrements et ordonné leurs successeurs jusqu’aux condamnateurs des Trois Chapitres eux-mêmes ; l’Église en serait irrémédiablement souillée. Si non, s’ils ne nuisaient pas à l’Église, il n’y avait aucune raison de les condamner108. Il est difficile de ne pas faire le parallèle entre cette alternative et la note du f. 88v dans K (cf. planche 6), relative à la « causa nuper exorta ». Saint Augustin posait là la même alternative que l’auteur de l’Epistula (V, I, 1). Cyprien lui-même, dit-il, est témoin que des hérétiques ont été admis dans l’Église sans rebaptême ; voilà qui fait s’écrouler entièrement la thèse donatiste, car il faut poser l’alternative suivante (« unum dicatur ex duobus ») : ou bien ces hérétiques ont souillé l’Église par leur communion et celle-ci a péri dès l’époque de Cyprien ; ou bien l’unité des bons et des méchants dans l’Église est sans dommage sur la sainteté de l’Église elle-même109. L’annotateur l’a bien compris : la communion avec les méchants au 107. Ibid., p. 279 (introduction de A. Fraïsse-Bétoulières). 108. Ibid., p. 284-286 (§ 3) : « Si nocuisse [Capitula Ecclesiae] dixerint, notam erroris et criminis Catholicae Ecclesiae conuincuntur importare: ut aut haeretica, quod dici nefas est, fuerit, cum quos isti uelut haereticos damnauerunt, illa non solum non damnauit, sed insuper et laudauit […] aut certe ignorantiae nubilo circumsepta ab omnibus haeresibus denotanda, cum per tot annorum curricula nesciuit, neque intellegere potuit quod isti ante quindecim aut sedecim annos, variis et peregrinis contra apostolicum praeceptum abducti doctrinis, et obsequendo iussionibus palatinis cognouerunt. [§ 4] Ac per hoc et ipsi haeretici sunt, et ab haereticis baptizati, neque adhuc ab aliquo reconciliati. » 109. CSEL 51, p. 262 : « [Cyprianus] ait: ‘sed dicit aliquis: quid ergo fiet de his qui in praeteritum de haeresi ad ecclesiam venientes sine baptismo admissi sunt ?’ Hic tota causa Donatistarum, cum quibus nobis de hac quaestione conflictus est, penitus naufragauit. Si enim vere baptismum non habebant, qui venientes ab haereticis ita suscipiebantur, et super eos erant peccata eorum, cum communicatum est talibus sive ab eis qui erant ante Cyprianum sive ab ipso Cypriano, necesse est ut unum dicatur ex duobus, aut perisse iam tunc ecclesiam talium communione maculatam aut non obesse cuiquam in unitate permanenti aliena etiam nota peccata. » 324 WARREN PEZÉ sein de l’Église n’est pas une souillure ; il ne fallait donc pas condamner les Trois Chapitres. L’alternative posée par Augustin, annotée dans K, et celle de l’Epistula sont exactement les mêmes. Dans K, une autre note significative, celle sur les acefali (cf. planche 3), est placée devant un passage bien précis (III, XIV, 19) où Augustin évoque le cas d’un homme qui respecte parfaitement le sacrement mais a une foi perverse, ou qui ne remet en cause aucun mot du symbole de foi, mais a malgré tout une croyance déviante, que ce soit sur la Trinité, la résurrection ou autre chose110. C’est là le propos de fond de l’auteur de l’Epistula : les condamnateurs des Trois Chapitres ont les mêmes rites et le même symbole de foi que leurs défenseurs, mais sont malgré tout schismatiques – d’où l’effort hérésiologique de l’auteur de l’Epistula, qui entend montrer qu’ils ne respectent pas le Credo de Nicée-Constantinople. L’Epistula dénonce Vigile et Pélage (circonvenus, on l’a vu, par Justinien), mais aussi Primasius d’Hadrumète comme des « prévaricateurs » : c’est encore un terme que l’on retrouve dans les notes de K (87v)111. Ce propos polémique conduit à un dernier parallèle entre les notes de K et l’Epistula. Selon celle-ci, les Pères de Constantinople II et tous ceux qui communient avec eux sont des schismatiques : il faut donc rompre leur communion avec eux, comme Cyprien avait refusé la communion avec les novatiens (§43-49). On se bat à cette occasion, selon l’Epistula, à fronts renversés : les détracteurs des Trois Chapitres objectent qu’à la date de rédaction (571), plusieurs des Pères du concile de 553 sont déjà morts et que la ligne de conduite de l’auteur de l’Epistula est donc… d’excommunier des morts. Contre cette attitude intransigeante, ils mobilisent l’exemple de saint Augustin face aux donatistes, qui aurait privilégié en toutes circonstances l’unité et la paix112. L’Epistula répond que les condamnateurs ont été les premiers à excommunier des morts et n’ont pas de leçons à donner113. 110. Ibid., p. 208-209 : « Fieri enim potest ut homo integrum habeat sacramentum et perversam fidem, sicut fieri potest ut integra teneat verba symboli et tamen non recte credat siue de ipsa trinitate siue de resurrectione vel aliquid aliud. » 111. SC 499, p. 288 (§ 7) : « Siquidem ab Acephalis hereticis, id est Semieutychianis, exquisita et elicita capitulorum damnatio, et Vigilii atque Pelagii romanorum praevaricatorum, et Primasii Byzaceni praecipui doctoris Acephalorum, edita contra Ecclesiam scripta protestantur. » Le Chronicon de Victor de Tunnuna (CCSL 173A, éd. C. Cardelle de Hartmann, Turnhout, 2001, p. 49) qualifie Primasius d’Hadrumète de « prévaricateur » pour avoir cédé aux pressions de Justinien en 554 : cité par Y. moDéran, « L’Afrique reconquise et les Trois Chapitres », p. 55. 112. Ibid., p. 316 (§ 54) : « Nunc iam illud quoque breviter commemorare debemus quod ex beati Augustini opusculis contra Donatistas scriptis obiciunt, dicentes: ‘Dixit sanctus Augustinus: Bona est pax, habete pacem; bona est unitas, diligite unitatem, non scindatur unitas.’ » L’irénisme augustinien est développé aux § 57-58. Voir J. voDoPiveC, « Irenical Aspects of St. Augustine’s Controversy with the Donatists », dans Studia Patristica, vol. 6.4, Berlin, 1962, p. 519-531. 113. Ibid., p. 316 (§ 55) : « […] et haec et talia egregii doctoris testimonia, quantum eos supplodant, nos vero stabiliant, nequaquam perspiciunt. Si enim isti qui haec contra se potius opponunt nolebant scindere unitatem, si nolebant bellum inferre Catholicae Ecclesiae, per quod DES NOTES MARGINALES 325 L’Epistula donne donc la preuve que les traités d’Augustin sur le donatisme ont été lus et cités comme un précédent du schisme des Trois Chapitres – même si la citation de l’Epistula n’a pas pu être identifiée114. Or c’est un fait dont témoigne une autre source : le Contra Mocianum de Facundus d’Hermiane (vers 553). Mocianus, dont on ne sait presque rien, est un agent de la répression de Justinien en Afrique : Facundus écrit contre lui dans la clandestinité et destine certainement son pamphlet aux évêques et clercs de Byzacène115. Mocianus, a-t-on rapporté à Facundus, instrumentalise les traités d’Augustin contre les donatistes : « Maintenant, puisque, selon vos indications, il déclare coupable ce qu’auparavant il tenait pour correct et inattaquable, et affirme en tout que la communion avec les adversaires de l’Église doit être tolérée, et qu’il abuse des paroles d’Augustin contre les donatistes pour confirmer ses dires, je me trouve donc contraint […] de réfuter en quelque manière ses inepties116. » (trad. A. Fraïsse-Bétoulières) Mocianus, développe Facundus (§ 6-10), affirme que l’Église d’Afrique, en rompant la communion avec Vigile en 550, s’est comportée comme les donatistes : en schismatique. Tout l’enjeu, pour Facundus, est de renverser l’accusation en montrant que l’anathème était déjà un geste schismatique. Il s’ensuit une longue réflexion sur la tolérance de l’Église et ses limites, fondée sur la parabole du bon grain et de l’ivraie et appliquée au schisme acacien (§ 14-19) : on retrouve, avec cette parabole, un autre thème-phare des notes de K. En conclusion, contrairement aux donatistes, qui ont rompu la communion avec les catholiques sans qu’aucun anathème n’ait été lancé, l’Église d’Afrique n’a rompu la communion qu’à la promulgation de l’anathème (§ 24, § 38). Le précédent augustinien n’est donc pas pertinent. C’est là l’objet même des notes de K : ceux qui ont jeté l’anathème se sont séparés eux-mêmes (44r, 160v). Mais il y a plus. La suite du texte porte sur le synode de soixante-dix évêques occidentaux réuni en 547 à Constantinople par Vigile : ce synode, manipulé par le pape, fait condamner les Trois Chapitres, malgré l’opposition de Facundus (§ 25-37). Celui-ci s’insurge qu’un « synode de soixante-dix évêques » ait condamné un « concile universel » – Chalcédoine. Soixante-dix : un chiffre comparable aux « soixante-et-onze évêques » du concile de 256 mentionnés par le De pax violaretur, quod in ea invenerunt, hoc utique servare et viriliter custodire, sicut supra ostensum est, debuerunt. » 114. Voir auGustin D’hiPPone, Vingt-six sermons au peuple d’Afrique, Collection des Études augustiniennes, Série Antiquité 147, F. Dolbeau éd., Paris, 1996, p. 630. Selon l’hypothèse prudente de F. Dolbeau, ce passage pourrait provenir du sermon fragmentaire Mayence 63 De bono unitatis Ecclesiae, où l’on lit « unitatem amatis, pacem diligitis ». 115. SC 499, p. 227 (introduction de A. Fraïsse-Bétoulières). 116. Contra Mocianum, § 6 (ibid., p. 236) : « Nunc ergo, quoniam indicastis eum culpare quae prius velut recte et inculpabilia defendebat, sed hoc totum asserrere quod ipsorum impugnatorum Ecclesiae communio sit ferenda, atque ad confirmationem ipsius beati Augustini verbis contra Donatistas prolatis abuti, coegit me […] eis assertionibus respondere. » Cf. Y. moDéran, « L’Afrique reconquise et les Trois Chapitres », p. 53, note 50. 326 WARREN PEZÉ baptismo (III, X, 14), chiffre soigneusement noté par les mains 1 et 2 (46v-47r). Le résultat de cette manœuvre est, poursuit Facundus, un grand préjudice, praeiudicium (§ 34, 36, 46, 63) ; les décisions d’un concile général sont violées par une simple assemblée d’évêques (§ 42). Dans cette perspective, les nombreuses notes de K sur l’autorité respective des conciles locaux et provinciaux feraient sens. La conclusion de Facundus, plusieurs fois martelée, est sans appel : il faut rompre la communion avec les « prévaricateurs » (§ 42, 44, 47, 49). Là encore, on retrouve le lexique à la fois des notes de K (87v) et de l’Epistula (cf. supra). Les paragraphes suivants en reviennent à un argument familier : le précédent de la querelle du rebaptême opposant Cyprien et Étienne (§51-53). Cyprien n’a pas jeté l’anathème contre ceux qui étaient en désaccord avec lui : il ne s’est donc pas séparé lui-même de la communion de l’Église. Augustin a donc bien fait, poursuit Facundus, de retourner Cyprien contre les donatistes : « Tout en ayant au sujet du baptême une opinion différente de celle d’autres évêques, Cyprien ne s’est pas séparé de l’Église, comme l’ont fait les donatistes117. » Facundus est donc familier de l’argument central du De baptismo contra donatistas, qui est, on l’a dit, le grand traité augustinien sur le précédent cyprianique au schisme donatiste. Se peut-il qu’il ait eu sous les yeux un exemplaire du traité – voire K lui-même ? Hélas non, tout du moins pas lorsqu’il rédigeait le Contra Mocianum. Aucun traité d’Augustin contre les donatistes n’est cité précisément, ce dont Facundus, depuis sa cachette, donne une explication simple : « Les manuscrits me manquent maintenant pour y puiser les témoignages nécessaires118. » Les avait-il lus ? Les informations qu’il donne sur Augustin et le donatisme sont générales : elles peuvent relever, a fortiori en Afrique, des classiques cités sans être lus. A-t-il pu lire ou relire ces manuscrits une fois l’orage passé ? On l’ignore. En somme, ces nombreux parallèles entre l’Epistula in defensione III. capitulorum, le Contra Mocianum et les notes de K représentent, semble-t-il, un argument en faveur à la fois de la paternité de Facundus sur l’Epistula et de l’attribution des notes de K non seulement à l’Afrique dissidente, mais au cercle de Facundus. Mais surtout, ces parallèles expliquent pourquoi autant de notes relatives aux Trois Chapitres se trouvent dans un manuscrit du De baptismo contra donatistas. Les traités d’Augustin sur le donatisme étaient exploités par les condamnateurs des Trois Chapitres, qui arguaient que l’Église d’Afrique, en rompant la communion avec Vigile en 550, s’était comportée comme les donatistes : en schismatiques. Il fallait que leurs défenseurs se réapproprient Augustin en montrant que les condamnateurs des Trois Chapitres se sont exclus eux-mêmes en jetant l’anathème 117. Ibid., § 52, p. 264 : « Sed vir prudentissimus Augustinus, ad arguendos de suo schismate Donatistas, qui auctoritate beati Cypriani sacrilegium quo baptisma iterant conantur defendere, sufficere credit eius exemplum, quia cum aliter quam plures aliarum provinciarum episcopi de baptismo saperet, non tamen se quemadmodum ipsi Donatistae ab Ecclesia segregauit. » 118. Ibid., § 7, p. 236 : « Nam et codices ad necessaria testimonia requirenda, tanquam fugato et inlatebris constituto, mihi nunc desunt. » DES NOTES MARGINALES 327 sur les morts. Ainsi, non seulement les textes, mais leurs supports eux-mêmes, les manuscrits, étaient âprement disputés par les deux camps – d’où l’importance des notes marginales de K, qui sont un caveat à destination des simplices que Facundus accuse Mocianus de dévoyer. E. Afrique ou Italie ? K a été annoté par un adversaire de la condamnation des Trois Chapitres au plus fort de la controverse (sans doute les années 540-570). Il déplore l’anathème lancé sur des Pères morts dans la paix de l’Église par les Pères de 553 (promulgatores) et en particulier par Justinien (promulgator – cf. planche 5) : comme plusieurs auteurs de la querelle, il appelle « acéphales » ses adversaires monophysites. Des parallèles décisifs ont pu être établis avec l’Epistula in defensione trium capitulorum et le Contra Mocianum : souci de creuser l’écart avec les « schismatiques invisibles », de même rite, que sont les détracteurs des Trois Chapitres ; alternative posée dès le début de l’Epistula entre la souillure irrémédiable des hérétiques et l’absence de souillure ; mobilisation non seulement du précédent cyprianique, mais du précédent donatiste à l’appui du fait que les schismatiques sont ceux qui se sont exclus eux-mêmes en jetant l’anathème sur les morts ; rejet de la communion avec les « prévaricateurs » ; mise à profit de la parabole du bon grain et de l’ivraie ; réflexion sur l’autorité respective des conciles locaux (le concile de 70 évêques de 547) et généraux (Chalcédoine) ; tout cela fait écho aux notes de K. On ne peut cependant conclure de la proximité entre les textes du cercle de Facundus d’Hermiane et les notes de K que celles-ci doivent être attribuées à celui-là. Facundus a écrit le Contra Mocianum sans avoir les manuscrits d’Augustin contre les donatistes sous les yeux. L’auteur de l’Epistula (qu’il s’agisse de Facundus ou non), en 571, ne les cite pas davantage. En l’état de la documentation, il est donc impossible d’attribuer les notes à un éventuel atelier de Facundus. On pourrait tout au plus parler de son cercle, c’est-à-dire de défenseurs des Trois Chapitres qui ont participé, en Byzacène, aux controverses décrites dans le Contra Mocianum et l’Epistula. Ces caractéristiques se retrouvent-elles de l’autre côté de la Méditerranée ? En Italie, certes, ni Cyprien ni Augustin ne sont absents. Mais dans la correspondance de Pélage, aux prises avec la sécession milanaise, les références au donatisme restent de l’ordre de l’implicite. Il est question de Cyprien, des « schismatiques », des « prévaricateurs », de la communion avec les hérétiques ; Augustin est cité, mais il s’agit de textes remaniés, que l’on n’est pas parvenu à identifier et qui insistent avant tout sur la primauté du siège apostolique119. Ainsi, le parallèle 119. Pelagii I papae epistulae quae supersunt (556-561), Scripta et documenta 8, P. Gasso et C. Batlle éd., Montserrat, 1956, n° 10 (aux évêques de Toscane annonaire, 16 avril 557), p. 32-33 et n° 35 (JK 994, à Viator et Pancratius, février-mars 559), p. 97-99. C. sotineL, « The Three Chapters and the Transformations of Italy », dans The Crisis of the Oikoumene, p. 85-120 (98 et 103) a certainement raison d’affirmer que l’argumentation de Pélage, appuyée sur Cyprien et Augustin, devait rappeler aux contemporains le schisme par excellence qu’est le donatisme : mais on reste, de fait, dans le domaine du sous-entendu. 328 WARREN PEZÉ donatiste n’a pas été mobilisé au nord de la Méditerranée avec la même vigueur qu’au sud – rappelons que le donatisme est toujours bien vivant dans l’Afrique du vie siècle. Par ailleurs, le Contra Mocianum et l’Epistula in defensione III. capitulorum (dont l’origine est certes débattue) ne se contentent pas de faire le parallèle donatiste. Ils concèdent que ce sont les partisans de Justinien qui y ont eu recours les premiers. Cette posture défensive correspond exactement aux notes du De baptismo de l’Escurial, conçues pour prémunir le lecteur, maintes fois apostrophé, contre une interprétation favorable aux condamnateurs de Théodore, Théodoret et Ibas (cf. ci-dessous). Tous ces éléments plaident pour une origine africaine. Mais l’argument a silentio est dangereux à manier : l’Afrique n’est-elle pas simplement le vivier le plus riche en sources ? La paléographie est malheureusement d’un maigre secours. Pour ce qui est du cahier des f. I-IV, l’Afrique (pour le De vera circumcisione d’Eutrope) comme Milan (pour la bénédiction du cierge pascal) feraient sens : on se situerait en plein dans les réseaux des défenseurs des Trois Chapitres. Une origine africaine expliquerait également pourquoi Lowe ne parvint pas à localiser K : l’Afrique reste une terra incognita paléographique. Cet argument est a silentio lui aussi. Lowe évoquait, au vu des contuli tironiens, l’Italie, ce à quoi invite aussi le fait qu’Étienne soit appelé « urbis episcopus » dans K (109v) : mais, nous l’avons vu, cette note repassée est, à l’origine, de la plume 2, qui n’est l’auteur d’aucune note sur les Trois Chapitres. La confrontation du manuscrit avec les caractéristiques de l’onciale romaine décrites par Armando Petrucci ne donne aucun résultat : paléographiquement, rien ne rapproche K de Rome120. Dès lors, faire le rapprochement sur la seule base de cette note repassée, qui peut relever d’un accès de classicisme ou d’un simple oubli, serait imprudent. Il faut donc s’en tenir à une conclusion mesurée. Les parallèles observés plaident pour une origine africaine, dans des milieux proches de Facundus ; mais l’état de la documentation ne permet pas de l’affirmer avec certitude. Du reste, K, s’il a été en Afrique, a dû traverser la Méditerranée. On dispose d’assez de témoignages montrant que les manuscrits passaient d’Afrique en Italie121. Cassiodore avait 120. A. PetruCCi, « L’onciale romana. Origini, sviluppo e diffusione di una stilizzazione grafica altomedievale (sec. v-ix) », Studi medievali, 3e s., 12.1, 1971, p. 75-134. Les caractéristiques sont énumérées p. 99-100 (1. impression d’écrasement supérieur de la ligne d’écriture, 2. panse du A triangulaire, en forme de feuille, 3. double L disjoint, 4. U suscrit cursif, 5. petits traits recourbés ornant les hastes horizontales [F, T, L…], 6. piqûre dans le miroir d’écriture, 7. réglure côté chair, un feuillet à la fois). Selon Petrucci, les seuls de ces caractéristiques qu’on retrouve avec une certaine constance dans la Rome grégorienne sont 1, 2 et 5. Or 1 et 2 sont absents de K. Quant à 5, c’est-à-dire les empattements, c’est une caractéristique assez commune. – Note sur épreuves : papa urbis, sans autre complément, apparaît dans la correspondance d’Avit de Vienne. Il n’y a donc aucune raison impérative de déduire de l’expression urbis episcopus une origine romaine. 121. Cassiodore, dans les Institutiones (éd. R. A. B. Mynors), dit attendre un manuscrit du commentaire sur Paul de Pierre de Tripoli (I, VIII, 9, p. 30) et une édition de Cassien par Victor de Mattari (I, XXIX, 2, p. 74). Fulgence de Ruspe, certes depuis la Sardaigne, expédie à Eugippe son DES NOTES MARGINALES 329 lu Facundus d’Hermiane ; à l’inverse, Liberatus de Carthage avait lu l’Historia tripartita122. L’autographe déchu de saint Augustin n’a donc pas fini, on l’espère, d’intéresser les chercheurs. Beaucoup reste à faire pour comprendre les différentes campagnes d’annotation et la stratification de ses centaines de notes – dont l’édition prend tant de place, pour un intérêt scientifique limité, qu’il a fallu y renoncer ici (je la tiens à la disposition de toute personne intéressée). On ne peut qu’appeler à de nouveaux travaux qui permettraient de préciser la localisation des notes. ConCLusion : Le manusCrit Dans Les Controverses tarDo-antiques Le De baptismo de l’Escurial intéresse non seulement l’histoire du schisme des Trois Chapitres, mais celle du support manuscrit dans les débats religieux. Que les Pères tardo-antiques aient annoté leurs manuscrits à des fins polémiques est largement attesté par les sources éditées123. Ainsi Augustin explique-t-il, dans les Retractationes, avoir annoté l’Epistula fundamenti à la fois pour la réfuter sur le vif et pour lui servir d’aide-mémoire si d’aventure il devait écrire une réfutation développée124. Il est extrêmement rare que l’on ait conservé des documents polémiques de cette nature : le cas paradigmatique, et à vrai dire le seul, est celui des scolies ariennes du BNF, latin 8907125. K est l’un des manuscrits éminemment rares dont le péritexte n’est pas seulement explicatif du texte mais fait directement référence au contexte. Cette exception se justifie par la violence et la durée du conflit d’où émanent les notes. Ce n’est pas un hasard si le plus vieux manuscrit du Pro defensione de Facundus d’Hermiane (CLA IV 506), le ms. Vérone, BC LIII (51), du vie siècle, porte lui aussi des signes de lecture attentive126. Les titres courants tiennent Facundus en haute estime (« sanctus Facundus ») ; les passages des adversaires de Ad Monimum : Sancti Fulgentii episcopi opera, CCSL 91, J. Fraipont éd., Turnhout, 1968, p. 235. Voir S. Graham, « The Transmission of North African Texts to Europe in Late Antiquity », dans Medieval Manuscripts, their Makers and Users. A Special Issue of Viator in Honor of Richard and Mary Rouse, Turnhout, 2011, p. 151-168. 122. F. tronCareLLi, « L’odissea di un’odissea », p. 20-21. Cassiodore cite Facundus dans l’Expositio in Psalmum 138 (CCSL 98, M. Adriaen éd., Turnhout, 1958, p. 1255). 123. Sur les interactions entre oral et écrit dans les controverses tardo-antiques, voir désormais M.-Y. Perrin, « Du rôle de l’écrit dans l’historiographie et l’histoire des controverses doctrinales », particulièrement aux notes 121 à 128. 124. Retractationes 2, 2 : « In ceteris illius partibus annotationes ubi videbatur affixae sunt, quibus tota subvertitur et quibus commonerer, si quando contra totam scribere vacavisset. » Cité par O. PeCere et F. ronConi, « Le opere dei padri della Chiesa tra produzione e ricezione : la testimonianza di alcuni manoscritti tardoantichi di Agostino e Girolamo », Antiquité tardive (Lecture, livres, bibliothèques dans l’Antiquité tardive), 18, 2010, p. 75-113 (79, note 23). 125. SC 267 (cf. note 4). 126. Je remercie très vivement Evina Steinovà de m’avoir transmis sa description du manuscrit. Voir également S. Graham, « The Transmission of North African Texts to Europe », p. 156. 330 WARREN PEZÉ Facundus sont émargés par des obèles (f. 32r, 62r, 218r, 220r) ; les citations sont marquées par des notes signalétiques (« ex dictis damnatorum », 50r ; « ex libro incusantium », 62r). Mais ces notes contemporaines du schisme ne semblent pas contextualisables comme le sont celles de K : l’exception demeure. D’Italie du nord, également, provient le ms. Vérone, BC LIX (57) (CLA IV 509), contenant une copie du florilège annexé au Tomus ad Flavianum de Léon le Grand, augmentée de neuf extraits de saint Augustin (hélas, aucun du De baptismo contra donatitas !) ayant trait aux deux natures du Christ et, selon toute vraisemblance, rassemblés pour défendre la christologie chalcédonienne lors du schisme des Trois Chapitres. Ce manuscrit est, lui aussi, un « témoin et instrument des discussions passionées » des pontificats de Vigile et Pélage, mais sans les références au contexte qu’offrent les notes du manuscrit de l’Escurial127. On songe, enfin, aux notes marginales du diacre romain Rusticus (auteur entre 553 et 564 d’un dialogue Contra Acephalos) dans sa traduction des actes de Chalcédoine, dont le manuscrit le plus ancien est aussi originaire de Vérone (BAV, vat. lat. 1322, CLA I 8) : elles mentionnent les « acephali » contemporains (« nunc usque ») de l’auteur128. Pourquoi ces notes, alors ? Les parallèles avec l’Epistula in defensione trium capitulorum et le Contra Mocianum livrent la réponse. Tant la querelle du rebaptême, avec Cyprien, que la controverse donatiste, avec Augustin, ont été mobilisées comme précédents par les polémistes des deux bords. Or le De baptismo contra donatistas permettait d’étudier ces deux précédents d’un coup, en offrant de surcroît le commentaire d’Augustin sur le cas cyprianique. Dans cette mesure, il n’est guère étonnant que le plus vieux manuscrit du traité ait été autant annoté. C’est un signe supplémentaire de l’essor de l’argument patristique et du processus de sédimentation des controverses tardo-antiques, qui prêtent leur autorité aux controverses ultérieures. Mais il y a plus. Tant l’Epistula que le Contra Mocianum montrent que les écrits d’Augustin contre les donatistes furent mobilisés par les partisans de Justinien. Il était donc urgent, pour les défenseurs de Théodore, Théodoret et Ibas, de se prémunir de ce danger en gardant le lecteur dans le droit chemin. C’est le rôle des notes. Les notes sont donc en toute vraisemblance liées à un conflit local. Un manuscrit postérieur offre ici un point de comparaison pertinent. Le ms. Paris, BNF, NAL 329 est un exemplaire du Liber officialis d’Amalaire annoté à Lyon pendant la querelle du Corpus tripertitum (835-838). Ces notes sont un tissu d’invectives contre le remplaçant d’Agobard : elles se font parfois très précises et décrivent 127. C. LamBot, « Le florilège augustinien de Vérone », Revue bénédictine, 79, 1969, p. 70-81 (citation p. 81). 128. Rustici Diaconi contra Acephalos, CCSL 100, Sara Petri éd., Turnhout, 2013 ; « Adnotationes Rustici », dans Concilium universale chalcedonense, Acta conciliorum oecumenicorum 3.1, E. Schwartz éd., Berlin – Leipzig, 1935, p. 92, ad. lin. 7-8 : […] quibus nunc usque abutuntur Acephali. Cf. S. Petri, La Disputatio contra Acephalos di Rustico, Pise, 2010. DES NOTES MARGINALES 331 en termes vifs des épisodes du passage d’Amalaire à Lyon129. On est dans un cas proche du manuscrit de l’Escurial. Or, à Lyon, la campagne de propagande de Florus avait pour but de maintenir la cohésion des clercs de Lyon face à la réforme d’Amalaire et d’entretenir l’agitation, afin d’obtenir le rappel de l’archevêque en fuite. Les invectives du NAL 329 s’inscrivaient dans cette perspective : il fallait détourner les clercs locaux d’Amalaire en ternissant sa réputation et en souillant les manuscrits du Liber officialis. Dans le De baptismo, les notes ont pour fonction de rabattre systématiquement le lecteur vers l’interprétation favorable aux Pères condamnés. Le De baptismo de l’Escurial appartenait à une communauté dotée d’une école de bon niveau : le lieu par excellence où l’on peut attendre des élèves qu’ils s’emparent d’un débat public et se l’approprient. Les notes marginales révèlent alors non seulement un travail de fond sur le précédent donatiste, mais le souci de préserver la cohésion communautaire. Très directives envers le lecteur, elles émanent certainement de la hiérarchie de cette communauté : abbé, évêque ou maître de l’école. Elles guident la lecture des esprits influençables dont parle Facundus. Le De baptismo de l’Escurial témoigne de l’impact du schisme sur la vie quotidienne du clergé local, des divisions qu’il a engendrées et des efforts des rectores pour les surmonter ; il montre aussi que l’accès au manuscrit et le contrôle de ses marges sont un enjeu de pouvoir au sein d’une communauté, en période de controverse où l’autorité en vient forcément à être contestée. Warren Pezé Eberhard Karls Universität Tübingen (SFB 923) 129. Cf. W. Pezé, « Amalaire et la communauté juive de Lyon. À propos de l’antijudaïsme lyonnais à l’époque carolingienne », Francia, 40, 2013, p. 1-26 – on y trouvera la bibliographie antérieure sur ce manuscrit fort connu. 332 WARREN PEZÉ résumé : Le manuscrit El Escorial, Monasterio de San Lorenzo, Camarin de las Reliquias, vitrina 25 (CLA XI 1628-1629) est le plus vieux témoin manuscrit du De baptismo contra donatistas, dont il a longtemps été cru un autographe. Ce manuscrit contient un corpus de plusieurs centaines de notes marginales qui ont aussi été versées dans son apographe, le ms. Oxford, Bodleian Library, laud. misc. 130, et qui n’ont fait jusqu’à présent l’objet d’aucune étude : c’est ce que propose cet article. Il en ressort que ces notes marginales ont la particularité de faire précisément référence à leur contexte de rédaction en admonestant des « promulgateurs d’anathème » accusés d’avoir excommunié des Pères morts dans la paix de l’Église. En vertu d’une série de rapprochements, elles doivent être situées dans le contexte du schisme des Trois Chapitres (années 540-570). Malgré des parallèles probants avec le Contra Mocianum de Facundus d’Hermiane et l’Epistula in defensione III capitulorum, on doit rester dans une réserve prudente quant à leur auteur ou leur milieu d’origine : il n’en demeure pas moins qu’elles sont le relet d’un conlit local né à l’occasion du schisme. aBstraCt: The manuscript El Escorial, Monasterio de San Lorenzo, Camarin de las Reliquias, vitrina 25 (CLA XI 1628-1629) is the oldest manuscript witness of Augustine’s De baptismo contra donatistas: it was long believed to be an autograph of Augustine himself. It contains a corpus of several hundreds marginalia, also to be found in its apograph, ms. Oxford, Bodleian Library, laud. misc. 130: they have not been studied until now. A special feature of these notes, this article shows, is that they make direct reference to their writing context. They accuse anonymous bishops of having anathemized “Fathers” dead in the peace of the Church. These notes must be framed, this article argues, in the context of the Three Chapters Schism (540s-570s). Even if meaningful parallels with Facundus’ Contra Mocianum and the Epistula in defensione III capitulorum can be drawn, one should be careful and refrain from assigning these notes, which bear witness of a local conlict arisen on the occasion of the Three Chapter schism, to a particular author or circle. 333 DES NOTES MARGINALES PLanChes 1. f. 31v (plumes 1 et 2) 2. f. 53v 3. f. 49v 334 WARREN PEZÉ 4. f. 56r 5. f. 122r 6. f. 88v 7. obèle (9r), V (27r), cryphia (27v), zetei (26v), accolade et phi (10r), staurogramme (20v)