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Autofiction et postmodernité : la voix/e d’une subjectivité insaisissable chez Dany Laferrière et Vickie Gendreau par Anaïs Clercq Mémoire de maîtrise soumis à la Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l’obtention du diplôme de Maîtrise ès Lettres Département de langue et littérature françaises Université McGill Montréal, Québec Juin 2017 © Anaïs Clercq, 2017 Résumé Ce mémoire étudie la forme autofictionnelle selon une perspective sociale. À rebours d’une certaine critique qui l’associe à une dérive narcissique, il s’agit de questionner le rapport entre l’intime et le collectif ainsi qu’entre le réel et la représentation, dichotomies que l’autofiction invite à dépasser de par sa forme hybride qui brouille la frontière entre autobiographie et fiction romanesque. C’est à partir de deux autofictions contemporaines : Je suis un écrivain japonais de Dany Laferrière et Testament de Vickie Gendreau, que ces enjeux sont analysés. Partant des stratégies littéraires que Laferrière et Gendreau mettent en œuvre, j’aborde trois traits spécifiques de la postmodernité, soit : l’impureté, l’élargissement de l’individualisme et le déclin des grands récits de légitimation. Je montre comment le « je » de l’autofiction se définit toujours par rapport à un « nous », qu’il soit choisi ou imposé. Dans Testament et Je suis un écrivain japonais, construction identitaire et construction littéraire se conjuguent. Pour se 1ibérer des diverses puissances d’assujettissement qui pèsent sur eux, les deux autofictionnaires s’engagent dans des processus de subjectivation. J’avance que ces récits axés sur la mise en scène de soi représentent avant tout une pratique de création de soi impliquant des prises de position éthiques, esthétiques et politiques. ii Abstract This thesis studies self-fiction through a social perspective. In opposition to the view of self-fiction as a narcissistic drift, this work takes a deep look at how self-fiction – through its hybrid form that blurs the borders between autobiography and novel – rethinks our relationships between the individual and the group, between reality and representation. The analysis is conducted with two contemporary self-fictions: Je suis un écrivain japonais by Dany Laferrière and Testament by Vickie Gendreau. Three distinct postmodernity traits are addressed by looking at the literary strategies used by these authors: impurity, the widening of individualism and the end of great narratives. This thesis posits that the “I” in the self-fiction is always defined through a “we” that is either choose or imposed. In Testament and Je suis un écrivain japonais, identity construction and literary construction complete each other while both authors use subjectification processes to break free from several alienation powers. I suggest that self-fiction represents a means of self-creation which implies esthetical, ethical and political position. iii Remerciements Merci à Laïla et Marcel, pour la vie. Merci de m’avoir soutenue et encouragée même si ce que j’aime dans la vie c’est la fiction. Merci à Nicolas, pour l’amour. Merci pour cet amour qui nous rend plus fort sans compromettre notre liberté. Merci à Myriam et Ariane, pour l’amitié. Merci pour cette amitié à la fois rassurante et déstabilisante. Merci à vous tous de me faire éprouver le sens de l’essentiel. J’aimerais aussi remercier mon directeur de maîtrise, Michel Biron, pour son aide, sa disponibilité et sa rigueur. iv Table des matières Résumé ............................................................................................................................................ ii Abstract .......................................................................................................................................... iii Remerciements ............................................................................................................................... iv Table des matières ........................................................................................................................... v Introduction ..................................................................................................................................... 1 Chapitre 1 Je suis un écrivain japonais de Dany Laferrière : l’impureté comme liberté .............. 9 A. La fragmentation du réel....................................................................................................... 10 La figure de l’écrivain : A ≈ N ≈ P ........................................................................................ 11 Détournement de la vraisemblance ....................................................................................... 12 Je est une fiction .................................................................................................................... 23 B. La fragmentation du sujet ..................................................................................................... 27 Le cliché ................................................................................................................................ 29 Le recyclage .......................................................................................................................... 33 Je est une multitude ............................................................................................................... 36 Conclusion ................................................................................................................................. 43 Chapitre 2 Testament de Vickie Gendreau : l’impudeur comme liberté ...................................... 45 A. Vers une esthétique de l’existence........................................................................................ 47 Réalité/fiction : « Never let the facts get in the way of the truth » ........................................ 48 Vie/mort : « Marie Uguay en tutu » ...................................................................................... 51 Majeur/mineur : « Les choses simples, ça brille » ................................................................ 54 Art/Vie : « Le livre est mauve » ............................................................................................ 58 Privé/politique : « Pour faire s’écrouler des empires d’un coup de rein »............................. 65 B. Vers une lecture transpersonnelle ......................................................................................... 72 Entourage : « Parents et amis sont invités à me constituer » ................................................. 73 Génération : « Toujours ces post-enfants » ........................................................................... 76 Intertextualité : « Vous allez vous sauver ensemble de votre propre oubli » ........................ 84 Conclusion ................................................................................................................................. 90 Conclusion générale ...................................................................................................................... 91 Bibliographie ................................................................................................................................. 94 v Autofiction et postmodernité, la voix/e d’une subjectivité insaisissable : Dany Laferrière et Vickie Gendreau Peut-être que nous ne pouvons recevoir la vérité de personne, et que nous devons la créer nousmême. Sur la lecture, Marcel Proust, 1906. ─ Angel: Buffy, you know, I'm still figuring things out. There's a lot I don't understand. But I do know it's important to keep fighting. I learned that from you. ─ Buffy: But we never... ─ Angel: We never win. ─ Buffy: Not completely. ─ Angel: We never will. That's not why we fight. We do it 'cause there's things worth fighting for. Buffy the Vampire Slayer, Joss Whedon, 1999. Introduction Les récits de soi occupent une place particulièrement importante dans la littérature contemporaine, où bon nombre d’auteur/e/s paraissent désireux de rendre compte de leur vision du monde à travers des pratiques autobiographiques renouvelées. En effet, à partir des années 1980, on assiste à la prolifération d’une forme hybride entre l’autobiographie et le roman, qui emprunte de manière assumée autant au vécu qu’à l’imaginaire, et brouille délibérément les marques et les repères entre réalité et fiction, soulignant ainsi la porosité de ces catégorisations. Bien qu’elle existe au préalable (Céline, Proust, Colette, etc.), c’est en 1977 que Serge Doubrovsky propose le néologisme d’autofiction1 pour désigner cette forme de récit, qui depuis n’a cessé d’accroître sa présence au sein de la production littéraire2. Mon analyse consistera à remettre en question l’idée répandue selon laquelle l’autofiction constitue une forme de repli narcissique. En effet, la critique reproche à l’autofiction une « incapacité à proposer des questionnements qui débordent des sujets domestiques3 ». Je 1 S. Doubrovsky, Fils, quatrième de couverture. B. Blanckeman, Les récits indécidables: Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard, p. 20. 3 J-F. Chassay, « Sur une mort éternellement appréhendée », p. 1-2. 2 1 propose de montrer que ces récits tournés vers la mise en scène de soi sont en réalité traversés par des enjeux politiques, idéologiques et axiologiques qui les inscrivent dans une sorte de grand récit social. Ainsi, mon hypothèse réside dans l’idée que l’autofiction, loin d’évacuer le social, y renvoie de façon paradoxale. J’étudierai ce rapport oblique entre l’intime et le collectif à travers un corpus de deux œuvres ayant été immédiatement associées par la critique à des autofictions : Je suis un écrivain japonais de Dany Laferrière (2008) et Testament de Vickie Gendreau (2012). Ces œuvres seront, d’une part, étudiées de façon à mettre en relief le dialogue qu’elles engagent entre un « je » que l’on associe à l’auteur/e et un « nous » au travers duquel s’articule le discours social; que ce soit le « nous » imposé d’un stéréotype culturel (de race ou de genre) qui suscite identification et distanciation, par la parodie du discours nationaliste chez Laferrière et du discours patriarcal chez Gendreau, ou encore un « nous » auquel les auteur/e/s choisissent de s’identifier (la voix d’un entourage et d’une génération qu’intègre et manifeste le sujet fusionnel de Testament, l’identité intertextuelle et cosmopolite qu’élabore le sujet de Je suis un écrivain japonais). D’autre part, ces récits me permettront d’établir des rapports d’homologie entre la forme autofictionnelle et la vision postmoderne. On verra comment les stratégies littéraires qu’ils déploient, soit l’intertextualité, le mélange des genres, les mutations au niveau de l’énonciation (l’affirmation du « je » mais en même temps sa fragmentation), l’autoreprésentation et les jeux de langage4, traduisent quelque chose de l’expérience postmoderne, dont les traits spécifiques sont l’impureté, l’élargissement de l’individualisme et le déclin des grands récits de légitimation5. Dans les deux œuvres du corpus (comme dans l’autofiction de manière générale), tout s’articule autour du « je » alors même que la fiction se confond avec la vie de l’écrivain. Que signifie une telle posture énonciative? Je propose d’envisager la tendance à l’autoreprésentation relativement à l’élargissement de l’individualisme que connaissent les sociétés postmodernes, qui sont caractérisées par le déclin des grands récits de légitimation. La postmodernité se pose en rupture avec la logique universaliste de la modernité, perçue 4 Ces stratégies correspondent aux critères formels du postmodernisme littéraire tels qu’énoncés par Janet M. Paterson dans « Le postmodernisme québécois: tendances actuelles » (p. 81). 5 Voir respectivement G. Scarpetta, L’impureté, G. Lipovetsky, L’ère du vide, essai sur l’individualisme contemporain et J-F. Lyotard, La condition postmoderne. 2 comme provoquant la sclérose d’un code d’où émerge la suprématie d’un même, elle y oppose le constat définitif d’une pluralité incommensurable. En effet, si la modernité adhère aux principes totalisants de la Raison, de l’Universel et de la Révolution, et perçoit l’histoire comme guidée par le progrès inéluctable de l’humanité, la postmodernité, suite à l’échec patent des utopies révolutionnaires, marque la « fin d’une vision téléologique de l’Histoire6 ». En art, on parle de la mort des avant-gardes pour désigner cette phase de mutation où, alors même que s’immisce chez les individus un soupçon face à l’idée d’un sens collectif de l’avenir qui vaudrait pour l’humanité entière, l’expérience artistique, de son côté, cesse d’être subordonnée à l’ordre d’une stratégie collective; c’est la fin des mouvements à manifestes, de l’art qui fait école. Ainsi, la postmodernité se fonde sur la notion d’éclatement. C’est peut-être ce qui explique l’essor considérable de la pratique autofictionnelle. D’un côté, la réticence des postmodernes à énoncer du sens général produirait des auteurs qui ne sont capables de parler qu’à partir de leur perspective singulière. D’un autre, avec la remise en question constante tout au long du XXe siècle de la conception classique de l’individu conçu comme entité homogène et rationnelle, la forme autobiographique n’apparaît plus comme satisfaisante; de par la découverte de l’inconscient, de même que par une prise de conscience du fait que la réalité concrète est toujours médiatisée par des représentations culturelles, il apparaît difficile pour les auteurs de prétendre dire la vérité, même sur euxmêmes. Ainsi, tout comme l’autobiographie, l’autofiction respecte la coïncidence identitaire entre les trois instances auteur, narrateur et personnage, mais, contrairement à cette première, l’autofiction refuse le pacte référentiel, c’est-à-dire l’engagement de l’écrivain à raconter sa vie dans un esprit de vérité objective et d’exhaustivité7. Elle préfère valoriser le jeu dynamique et infini des glissements, la coprésence souple de la réalité et de la fiction, pour démontrer l’impossibilité d’encadrer sa propre image. En assumant que tout acte d’écriture est créateur, même s’il fait appel à la mémoire, l’autofiction représente en quelque sorte la forme contemporaine de l’autobiographie à l’ère du soupçon. 6 7 A. Cousseau, « Postmodernité: du retour au récit à la tentation romanesque », p. 360. Pour les critères de l’autobiographie, voir Le Pacte autobiographique de Philippe Lejeune. 3 On voit très bien que le refus de l’illusion d’objectivité et d’unité peut expliquer l’ambiguïté qui réside dans l’autofiction entre le fictif et l’existence factuelle. Cette confusion peut également être associée à la notion d’impureté proposée par Guy Scarpetta, qui situe le postmoderne dans les manifestations d’art et de pensées hybrides. En l’occurrence, l’autofiction répond à ce critère de façon intrinsèque, puisqu’elle s’origine dans un « pacte oxymoronique8 » qui subsume les catégorisations génériques traditionnelles en brouillant la frontière entre autobiographie et fiction romanesque, ce qui lui confère une nature proprement impure, hybride, indécidable. On verra qu’un aspect récurrent de nos deux autofictions est la fragmentation de l’énonciation. Il y a déconstruction des oppositions binaires héritées de l’esprit cartésien des Lumières, par la mise en scène d’un « je » fragmenté, coincé entre réalité/fiction, auteur/personnage, art/vie, sujet/objet, soi/autre. Une telle entreprise de relativisation des référents procure à l’autofiction une puissance subversive capable de remettre en question nos représentations traditionnelles du monde. Comme espace mixte exhibant la mobilité des frontières, l’autofiction participe à l’éclatement postmoderne; elle n’a pas renoncé à dire le monde contemporain, mais répond au contraire à la nécessité de repenser le sujet (et son rapport au monde) autrement. Il me semble donc absolument nécessaire de replacer l’expansion de l’autofiction dans une sociologie de l’ère postmoderne, seul moyen de dépasser le sempiternel reproche de nombrilisme, et de mesurer cette littérature à sa juste valeur. Afin d’éclairer les deux récits qui serviront d’exemple d’autofiction, je m’appuierai sur la définition proposée par Marie Darrieussecq : […] l’autofiction est un récit à la première personne, se donnant pour fictif (souvent, on retrouve la mention roman sur la couverture), mais où l’auteur apparaît homodiégétiquement sous son propre nom, et où la vraisemblance est un enjeu maintenu par de multiples « effets de vie » […]9. Cette définition correspond aux deux œuvres à l’étude, sur la couverture desquelles on retrouve la mention « roman », malgré la présence d’un narrateur homodiégétique qu’on peut facilement associer à l’auteur/e. Pour la question du postmoderne, les travaux susmentionnés de Guy Scarpetta, Gilles Lipovetsky et Jean-François Lyotard serviront de 8 Expression proposée par Hélène Jaccomard dans Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine : Violette Leduc, Françoise d'Eaubonne, Serge Doubrovsky, Marguerite Yourcenar. 9 M. Darrieussecq, « L’autofiction, un genre pas sérieux », p. 369-370. 4 cadre de référence. Je renverrai également à Linda Hutcheon qui relie le postmoderne à la duplicité, ainsi qu’à Jean Baudrillard pour les concepts de simulacre et de déréalisation. Le premier chapitre portera sur Je suis un écrivain japonais de Dany Laferrière. Le narrateur refuse toutes les catégories identitaires que la critique tente d’apposer à ses textes et affirme être « un écrivain japonais ». Par ce clin d’œil, il procède à une véritable ironisation des enracinements culturels, et de tout ce qui tend à réduire l’individu à ses appartenances collectives. Le jeu sur les discours sociaux (nationalismes, stéréotypes culturels) sera analysé d’un point de vue dialogique10. On verra que ces discours sont mis à distance par le narrateur, qui énonce la possibilité d’une multiplicité d’appartenances et revendique une identité ouverte, souple, qui échappe aux étiquetages, à la crispation des définitions fixes. L’écriture, comme l’exil, est conçue comme un geste de déracinement, une traversée des frontières, une expérience de transgression des identités qui permet de réinventer ses généalogies, d’accéder à de nouveaux départs, et de ce fait à une liberté accrue pour l’individu. On verra comment, dans ce récit, la formulation de soi rend poreuse la limite entre réalité/fiction, auteur/personnage, sujet/objet, art/vie. Il y a refus de l’authenticité au profit d’un brouillage des identités, qui s’inscrit parfaitement dans la notion scarpéttienne d’impureté postmoderne. Pratique inventive et mobile, l’autofiction amène le lecteur à une nouvelle conceptualisation de l’écriture de soi. Celle-ci n’est plus confinée aux faits biographiques, mais ouvertement mêlée aux domaines de la fiction et de l’imaginaire. Elle permet la construction d’une identité qui, brisant l’unité du sujet classique présent dans les autobiographies conventionnelles, apparaît d’autant plus singulière que capable de se multiplier et de sauter au-delà de tout ce qui tend à la fixer. Le deuxième chapitre portera sur Testament de Vickie Gendreau. Dans ce livre, la narratrice de vingt-trois ans, atteinte d’un cancer au cerveau incurable, fait côtoyer le sublime et le vulgaire pour reconstituer le réel. À travers les tabous de la corporalité, de la sexualité, de la maladie et de la mort, l’art pénètre la vie et dégage, imprévue, une esthétisation de la quotidienneté. J’avancerai l’idée que cette dimension intime et impudique témoigne d’une mutation sociologique que Gilles Lipovetsky qualifie de « deuxième révolution individualiste ». J’émettrai toutefois l’hypothèse que Testament, 10 Voir Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, qui s’attache à la dimension sociale du langage. 5 loin d’un ressassement nombriliste, complaisant et asocial, montre que le constituant social s’enracine inévitablement dans l’individu; l’opposition de l’individuel et du collectif s’en voyant grandement questionnée. En effet, dans Testament, le sujet apparaît, dans sa spécificité même, comme produit d’un entourage, d’une culture, d’une époque, d’une génération. À travers une structure polyphonique11, qui prête alternativement la voix à Vickie et à ses proches, la personnalité narrative se fragmente pour mieux se recomposer. Cette tendance à saisir l’être en dehors de ses propres contours le préserve de l’illusion d’une singularité holiste. L’autofiction vient défiger le système dichotomique moderne par le surgissement d’une écriture hétérogène, lieu propice à la coexistence du même et de l’autre. L’identité ne se manifeste plus en termes d’oppositions, de cloisonnements, mais s’investit de la mobilité et de l’expansion, par un constant dialogue avec les autres formes. À travers ces deux chapitres, il s’agira également d’interroger les modalités de l’engagement politique à l’ère postmoderne. La surexposition du « je » ainsi que l’absence de projet social qui caractérise l’écriture de Gendreau et Laferrière laisse entendre que leur engagement concerne davantage la création de soi en tant que résistance aux discours dominants plutôt qu’une entreprise émancipatrice englobant l’ensemble d’un groupe minorisé. Pourtant, si l’on en croit Audrey Baril, la construction du sujet par le langage est la condition même de possibilité de son agentivité pour transformer les situations qui l’oppriment, car « le langage est le lieu même d’une répétition, d’une citation constante, d’une itérabilité inhérente et conséquemment, il ouvre la porte à l’agentivité du sujet à travers le redéploiement, la resignification et la répétition subversive12 ». Sous cet angle, les potentialités discursives utilisées par nos deux auteur/e/s et les revendications inspirées par leurs propres expériences de vie s’avèrent propices aux changements sociaux et politiques. On verra que ces sujets autofictionnels sont construits par le discours social, mais qu’à travers leur pratique d’écriture, il y a également recherche d’une subjectivation, c’est-à-dire « de la constitution de modes d’existence, ou l’invention de possibilités de vie 11 M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman. A. Baril, « De la construction du genre à la construction du "sexe": les thèses féministes postmodernes dans l’œuvre de Judith Butler », p. 72. 12 6 qui concernent aussi bien la mort, nos rapports avec la mort : non pas l’existence comme sujet, mais comme œuvre d’art13 ». Faire de sa vie une œuvre d’art est un objectif que Michel Foucault et Gilles Deleuze assignent tous deux à la vie éthique14. Pour ces deux penseurs, le sujet est constitué à la confluence de nombreux courants de forces faisant pression sur lui – politiques, sociaux, familiaux, biologiques, etc. Toutefois, le sujet peut opposer des résistances à ces divers déterminismes en s’engageant dans des conduites éthiques de construction de soi. Foucault et Deleuze nomment « processus de subjectivation » le mouvement par lequel le sujet donne à sa vie certaines formes lui permettant de se soustraire à l’emprise des rapports de force extérieurs. Plutôt que de chercher en lui une essence cachée, il doit tenter de façonner sa vie comme une œuvre d’art, sans recourir à des règles ou des vérités préétablies, dans un mouvement d’advenir perpétuel. Au sens retenu dans ce mémoire, l’autofictionnaire est un sujet en construction. Puisque création littéraire et création identitaire y sont intimement liées, l’autofiction répond explicitement à l’injonction de faire de sa vie une œuvre d’art. Elle engage un rapport expérimental à soi-même, qui consiste en la recherche d’une éthique et d’une esthétique de l’existence. Dans l’autofiction, la vie influence l’œuvre, l’œuvre influence la vie, et par une sorte de dépassement dialectique, la vie devient une œuvre d’art, autant sous sa forme littéraire que charnelle, qui sont indissociables. L’autofiction permet de prendre conscience de soi, elle représente un moyen grâce auquel un sujet devient un objet pour soi, réfléchissant sur soi. Elle admet l’invention de nouvelles possibilités de vie et devient alors le lieu de rencontre d’un « je réel » et d’un « je fictif », position particulièrement susceptible d’être occupée par les individus minorisés qui, puisque tout un conditionnement social travaille à les coincer dans un cadre identitaire aliénant et réducteur, n’ont d’autre choix que de s’inventer pour enfin coïncider avec euxmêmes. Dans Je suis un écrivain japonais comme dans Testament, l’autofictionnaire se présente contre – au sens de la proximité et de l’opposition – un modèle préétabli, une identité figée (fiction de l’homme noir, fiction de l’éternel féminin). L’espace autofictionnel, en offrant l’opportunité de s’écarter de la fiction dominante par la fiction de 13 14 G. Deleuze, « Un portrait de Foucault », Pourparlers: 1972-1990, p. 127. Voir M. Foucault, « Une esthétique de l’existence », Dits et écrits II: 1976-1988 et G. Deleuze, Foucault. 7 soi, favorise la construction et la formulation d’une singularité autodéterminée, s’inscrivant dans une zone de repli par rapport aux discours dominants. Si, dans sa période de co-écriture avec Félix Guattari, Deleuze appelle de ses vœux le tracé d’une « ligne de fuite », il défendra ensuite, à l’occasion de son ouvrage sur Foucault, la forme d’une ligne qui se replie : « la subjectivation : donner une courbure à la ligne, faire qu’elle revienne sur soi15 ». Le sujet éthique formalise son existence en plissant le « Dehors » constitué par le réseau des rapports de pouvoir, créant ainsi une zone respirable pouvant abriter une vie affranchie. Autrement dit, l’autonomie du sujet, dans la zone incurvée, n’existe que sur fond d’une hétéronomie fondamentale : À la fois repliée dans une forteresse intérieure et en contact topologique avec les structures les plus profondes du monde, l’existence qui est une œuvre d’art puise dans le diagnostic critique du champ social les ressources d’une flexion subjective émancipatrice. Inexpugnable au creux de sa boucle, le sujet est pourtant traversé par les vibrations du monde qui lui transmettent des informations concernant les formes prises par le pouvoir, à l’extérieur. Ce sont ces informations qui, décryptées, lui permettront de reployer incessamment le Dehors et de reformer constamment la boucle, au fil des reconfigurations des diagrammes de pouvoir16. Je propose d’envisager l’espace autofictionnel comme cette boucle qui relie topologiquement le dedans au dehors par une sorte de plissement. Ainsi, en plus de la définition pratique de Marie Darrieussecq, j’envisagerai l’autofiction selon une définition plus philosophique, inspirée des pensées de Deleuze et Foucault. Selon cette dernière définition, l’autofiction répond à la recherche d’un mode d’existence conciliant les figures de la fermeture à soi et de l’ouverture au monde, et montre comment la problématique du souci de soi peut être au cœur d’une nouvelle pensée du politique. 15 G. Deleuze, « Un portrait de Foucault », Pourparlers: 1972-1990, p. 154. J. Michalet, « La vie comme œuvre d’art: formes d’existence et espaces de liberté chez Foucault et Deleuze », p. 20. 16 8 Chapitre 1 Je suis un écrivain japonais de Dany Laferrière : l’impureté comme liberté Dans Je suis un écrivain japonais, Dany Laferrière aménage un espace ambigu où matière fictionnelle et autobiographique se confondent. Le récit met en scène un narrateur-auteur d’origine haïtienne, vivant à Montréal, âgé d’une cinquantaine d’années, dont le premier livre a été couronné de succès et voulant intituler le prochain (son quinzième) « Je suis un écrivain japonais ». Une fois le titre de ce livre soumis à l’éditeur, le narrateur nous transporte à travers une suite de tableaux – tantôt plus narratifs, tantôt plus réflexifs – qui composent un périple éclaté dont le fil conducteur apparaît être la question du « devenir japonais ». Dans les segments à tendance narrative, le narrateur arpente la ville en quête d’une expérience nipponne qui saurait inspirer son écriture, ce qui le mène à faire une myriade de rencontres. Un clochard surnommé « le Coréen » le met sur la piste de la chanteuse Midori. Il aperçoit cette dernière pour la première fois au Café Sarajevo, puis la suit dans un vernissage où il rencontre la « cour » de jeunes Japonaises qui entoure la chanteuse. Pendant cette soirée, le narrateur observe minutieusement la dynamique du groupe à travers son « œil-caméra ». S’ensuit la visite surprise de Noriko (une des membres de la bande à Midori), puis sa mort mystérieuse. Le narrateur rencontre successivement M. Tanizaki, l’attaché culturel de l’ambassade japonaise qui lui apprend que son projet romanesque suscite un scandale au Japon, la serveuse d’un restaurant miteux, des policiers abusifs, Zorba le concierge avare, un vieil ami nommé François, etc. À travers les fragments plus réflexifs s’articulent des questionnements sur l’écriture et l’identité. Dans ce chapitre, on verra comment Je suis un écrivain japonais soulève les questions du rapport entre le réel et la représentation, ainsi qu’entre l’intime et le social; dichotomies que le texte invite à dépasser, autant par ses propos que par sa forme hybride qui brouille la frontière entre autobiographie et fiction romanesque. En s’appuyant sur les théories de Guy Scarpetta, il s’agira de montrer que cette tendance caractéristique de l’autofiction à faire coexister le réel et la fiction, le Soi et l’Autre, au risque de faire cohabiter des postures qui à première vue paraissent contradictoires, représente « la voie postmoderne, celle de l’impureté17 ». D’autre part, on verra qu’à travers le refus de l’étiquette et la revendication 17 G. Scarpetta, L’Impureté, p. 55. 9 d’une identité hybride, cosmopolite, l’œuvre s’engage dans une certaine démystification du métarécit nationaliste, qui concorde avec la notion de déconstruction des grands récits proposée par Jean-François Lyotard. Il ne s’agit pas tant chez Laferrière de promouvoir un État postnational ou de nier la nation en tant que communauté de participation politique, mais de combattre toutes les conceptions essentialistes de la nation, toutes les utopies mortifères d’une homogénéité culturelle, ethnique ou religieuse et d’une pureté fantasmatique des origines. On verra que la valorisation d’un sujet hybride, mobile, métissé, qui revendique le droit à définir librement ses appartenances, implique un élargissement de l’individualisme allant de pair avec la proposition de Gilles Lipovetsky, qui voit dans la postmodernité le remplacement d’un individualisme universaliste par un individualisme à la carte. Il ne faut toutefois pas confondre l’attitude du narrateur avec un repli narcissique. Dans Je suis un écrivain japonais, l’identité se construit en grande partie dans un mouvement d’ouverture à l’Autre. On verra que si l’autofictionnaire refuse d’endosser le rôle de porte-parole d’un groupe, il opte pour une forme d’implication politique faisant du langage une arme redoutable, et ce, par l’humour. La fragmentation du réel Impossible d’ignorer la mise en abyme dans Je suis un écrivain japonais, qui met en scène un auteur travaillant sur un livre portant le même titre que celui que le lecteur a entre les mains. D’autant plus que plusieurs dédoublements entre auteur et narrateur sont corroborés par la photo et la présentation de Dany Laferrière en quatrième de couverture, de manière à ce que même un lecteur qui ignore la personnalité médiatique puisse envisager une certaine coïncidence identitaire. D’un autre côté, Je suis un écrivain japonais déploie plusieurs stratégies de déréalisation qui annulent la possibilité d’interpréter le texte comme simple reflet de la réalité. Le récit opère un détournement des vraisemblances empirique, pragmatique et diégétique. Entre échafaudage et déconstruction, l’illusion référentielle évolue sur une ligne de tension alternant effets de miroir et de distanciation. À propos de l’époque actuelle, Guy Scarpetta remarque : On peut avoir l’impression, parfois, que la réalité s’évanouit – ou, du moins, que la limite devient chaque jour un peu plus indécise entre le réel et l’artifice, entre le réel et les représentations. Telle est la technoculture dans laquelle nous entrons : les relais hertziens disparaissent, les reflets envahissent tout, satellisés ou câblés, multipliés, instantanés, partout et sans interruption relayés, projetés […] Le « référentiel » est supplanté par la 10 « performance » […] tout est spectacle ou mémoire, le réel cesse peu à peu de nous solliciter directement18. La nature indécidable de l’autofiction (l’irrésolution du statut du texte entre écriture factuelle et fictionnelle) fait d’elle le médiateur par excellence de cette disparition du réel. La première partie de ce chapitre vise à analyser la façon dont Je suis un écrivain japonais remet en question la légitimité du réel en proposant un monde où il n’y a plus d’opposition nette entre la réalité et la représentation, mais des degrés différents de présence. La figure de l’écrivain : A ≈ N ≈ P L’autofiction implique une corrélation entre auteur, narrateur et personnage. Dans Je suis un écrivain japonais, la filiation est aisément repérable entre ces instances; toute une série d’opérateurs d’identification – l’âge, la profession, le pays d’origine, etc. – pousse à établir un parallèle. Par contre, le narrateur reste innommé du début à la fin du livre, alors que pour plusieurs théoriciens (dont Marie Darrieussecq), une concordance onomastique explicite est indispensable pour que l’on puisse parler d’autofiction. Philippe Gasparini stipule au contraire qu’il n’est pas essentiel que le nom de l’auteur et celui du narrateur soit le même, puisque « le sujet qui se raconte, dépourvu d’identité onomastique, renvoie inévitablement au seul individu qui, dès la page du titre, accepte de prendre en charge le récit, l’auteur. Car le lecteur a horreur du vide19 ». Gasparini spécifie que l’absence de nomination n’invite pas nécessairement à conclure au statut autobiographique du texte, mais qu’elle favorise cette interprétation qui – dans la mesure où elle est renforcée par d’autres indices, à commencer par le statut d’écrivain du narrateur – tend à être adoptée. Dans Je suis un écrivain japonais, la présence de multiples biographèmes20 doublée de l’anonymat du narrateur favorise l’adhésion du lecteur à une lecture référentielle. Toutefois, dès le titre qui instaure un jeu avec l’identité japonaise, le lecteur s’attend à des dérapages de la part de l’écrivain. De plus, le livre ne se présente pas comme autobiographique, il porte la mention « roman » et ne contient aucun contrat de référentialité : en aucun temps le narrateur ne s’engage à dire la vérité sur sa vie. Au G. Scarpetta, L’Impureté, p. 52. P. Gasparini, Est-il je? Roman autobiographique et autofiction, p.40. 20 Dans Sade, Fourier, Loyola, Roland Barthes définit le biographème comme point de passage obligé dans toute biographie. 18 19 11 contraire, il s’amuse à entretenir l’ambiguïté entre les deux concepts : « Même moi, je n’arrive pas à démêler chez moi le vrai du faux. C’est que je ne fais aucune différence entre ces deux choses. Pour dire vrai, ces histoires d’authenticité m’ennuient à mourir21 ». Les éléments identitaires qui poussent à établir un rapport de proximité entre le narrateur et l’auteur sont utilisés pour jouer sur la confusion des instances narratives, ce qui inscrit l’œuvre dans le champ de l’autofiction. Détournement de la vraisemblance De manière générale, l’enjeu de la vraisemblance est de susciter l’adhésion du lecteur, sa fonction première ne consiste pas à démontrer la vérité des propositions, mais plutôt à rendre le récit crédible ou recevable. Selon la typologie développée par Cécile Cavillac, la vraisemblance empirique repose plus spécifiquement sur la conformité des énoncés à l’expérience commune, mesurée à l’aune de la raison et/ou de l’opinion22. Elle implique une dimension idéologique, étant donné que l’univers mis en scène doit correspondre à ce qui est possible ou plausible selon la représentation du monde en vigueur. Les modalités d’adhésion varieront donc selon les sociétés, les époques et les cultures, mais également les conventions génériques et esthétiques. Je suis un écrivain japonais met en scène une certaine quotidienneté et renvoie à des faits facilement vérifiables sur la vie de l’auteur, ce qui incite le lecteur à poser un jugement de vérité qui influe, par extrapolation, sur l’ensemble du texte. Le lecteur est dès lors tiré du côté d’un pacte autobiographique (« veuillez croire que »), qui l’invite à interpréter le texte comme s’il s’agissait du récit factuel de la vie de l’auteur. Cette illusion référentielle est mise à mal par l’incursion d’épisodes surnaturels; la chanteuse Bjork se transforme en poupée vaudou et le peintre haïtien Hector Hyppolite la glisse dans son veston23, le défunt poète Gaston Miron se réincarne le temps de traverser le square St-Louis24, le narrateur engage une conversation avec l’animateur de la télévision à même son salon25, ou encore, effectue un voyage dans le temps sans quitter son lit26. 21 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 24. C. Cavillac, « Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle », p. 24. 23 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 54. 24 Ibid., p. 131. 25 Ibid., p. 157. 26 Ibid., p. 190. 22 12 Pour un lecteur empreint de rationalisme, ce genre de phénomènes apparaît comme empiriquement invraisemblable et n’est recevable qu’en régime fictionnel, qui plus est uniquement dans certaines sous-catégories comme le registre fantastique. Le soupçon est alors jeté, par extrapolation, sur le contenu autobiographique, et le texte tiré du côté d’un pacte romanesque (« veuillez imaginer que »). L’action persuasive est malmenée par le narrateur, qui n’essaie pas tant de convaincre le lecteur de l’objectivité de ses propos, mais admet au contraire y introduire une part d’invention : « N’hésitant pas à suppléer par mon imagination aux conversations que je suis trop loin pour entendre, ou aux émotions cachées27 ». Ainsi, la tension s’installe entre deux pactes de lecture jugés contraires et le lecteur se voit contraint d’avancer dans l’indécidabilité. Dans Je suis un écrivain japonais, les événements insolites surgissent dans un univers en majeure partie vraisemblable, ce qui répond aux critères du registre fantastique. Par contre, les éléments surnaturels sont reçus par une attitude flegmatique de la part des personnages, ce qui va à rebours de cette littérature, où l’intrusion de l’irrationnel dans la réalité doit s’avérer problématique, susciter la crainte et l’hésitation28. Cette démarche littéraire peut témoigner de la croyance au surnaturel d’un auteur de culture vaudou; « C’est mon devoir de croire au surnaturel, sinon je suis bon pour un autre métier. C’est durant cette époque magnifique, mon enfance au cœur de la magie, que ma sensibilité a été formée29 », affirme Dany Laferrière en entretien avec Bernard Magnier. Il peut également s’agir, de la part de l’auteur, d’une stratégie esthétique visant à jouer sur les codes et artifices du roman, de manière à interroger, dans le sillon d’une littérature postmoderne, les concepts de fiction et de vérité. La notion traditionnelle de « réalisme » se voit dépassée par l’intervention du surnaturel dans l’univers diégétique de l’œuvre, sans que son statut réaliste soit mis en doute par l’intrigue ou les personnages. Pour le lecteur occidental, ces procédés de dérapage du réel créent un effet d’étrangeté qui déstabilise l’horizon d’attente et désarçonne toute perspective stabilisatrice du monde. Je suis un écrivain japonais nous livre un monde appréhendé sous plusieurs angles, où le temps et la mémoire sont relatifs. Les tableaux Bjork poupée vaudou et Peintres primitifs 27 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 58. T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique. 29 D. Laferrière, J’écris comme je vis: entretiens avec Bernard Magnier, p. 218. 28 13 rompent avec l’unidimensionnalité du récit, puisqu’ils nous transportent littéralement dans d’autres espaces-temps, comme celui des stars internationales avec Bjork : « elle vit dans un univers parallèle où les jours portent des noms de ville30 », « [elle] confond aujourd’hui la mappemonde avec sa garde-robe31 »; et celui de l’univers vaudou avec les peintres primitifs haïtiens, où la magie est au cœur du réel, où la vie et la mort sont imbriquées, bref, un univers qui diverge sur bien des points de l’épistémè occidentale moderne. Laferrière opère également une fusion des contraires à travers ces deux tableaux, où se rejoignent deux cultures à première vue opposées; Bjork qui représente l’Islande, le Nord, le rock, la jeunesse et les peintres haïtiens qui incarnent Haïti, le Sud, l’art primitif, l’ancien. En faisant paraître d’autres perspectives, d’autres possibles, le récit invite le lecteur à remettre en question une vision monolithique du monde. L’omniprésence du matériau littéraire dans le texte contribue également à miner sa vraisemblance empirique. Outre l’importance des références intertextuelles qui ne cessent de nous situer dans la littérature, une proportion démesurée de personnages portent des noms d’écrivains japonais (Mishima, Tanizaki, Murakami, Dazaï, etc.) ou entretiennent une filiation avec le monde littéraire – pensons au voisin tueur à gages qui offre ses bottes de cow-boy ayant appartenu à Richard Brautigan32. Une telle profusion d’occurrences littéraires est si peu probable dans la réalité qu’elle pousse le lecteur à remettre en doute la crédibilité du récit, tout en construisant une connivence avec celui qui repère dans ces incongruités des invitations à une lecture au second degré. L’univers diégétique apparaît alors comme une image du monde façonnée par la littérature et instaure un espace de jeu décloisonné où il n’y a pas de coupure entre la littérature et la vie. L’autofiction, puisqu’elle se situe au carrefour des écritures autobiographiques et fictionnelles, permet d’explorer l’individualité tout en tissant des liens étroits entre des courants habituellement opposés, tels le réalisme et le fantastique. De cette manière, elle arrive à dépeindre une réalité transfigurée par la subjectivité et l’imaginaire, de laquelle le rationalisme n’est pas complètement rejeté, mais contesté par d’autres formes de vérités. Suivant cette optique, l’écriture de Dany Laferrière, qui mise à la fois sur l’autoréfléxivité 30 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 50. Ibid. 32 Ibid., p. 240. 31 14 et la fabulation au détriment de la vraisemblance empirique, semble vouloir affirmer que nos vies ne se réduisent pas à notre vécu, mais comprennent également nos fictions. Selon Cécile Cavillac, la vraisemblance pragmatique concerne la crédibilité de l’organisation narrative et de la situation d’énonciation33. Dans Je suis un écrivain japonais, on observe une fragmentation de la narration qui porte atteinte au réalisme. Le récit, en grande majorité pris en charge par une narration autodiégétique, passe à une narration omnisciente dans les segments Bjork poupée vaudou et Peintres primitifs. A priori, ces deux segments ne posent pas trop de problèmes à la vraisemblance du récit – bien que Bjork y soit transformée en poupée vaudou – puisqu’ils peuvent être interprétés comme une échappée fabulatoire aménagée en marge de la diégèse principale : Bjork aurait pu être au Café Sarajevo. Bjork au Sarajevo, quelle affiche! Baiser Inc. faisant la première de Bjork. Pour cela, il faut un concours de circonstances. Bjork arrivant une journée en avance parce qu’elle aura insisté pour voir une grande expo sur le vaudou au Musée des beaux-arts de Montréal34. Le caractère possible, mais conditionnel de l’énoncé est souligné; on y décrit ce qui « aurait pu être ». Pourtant, la narration est rapidement ramenée au présent de l’indicatif, et l’espace narratif réduit jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucune distance entre l’action narrée et l’énonciation de l’action : « Le conservateur [du musée] est “profondément touché”. Un appel de Bjork ou de sa productrice, mais au nom de Bjork. C’est un groupie, pas exactement lui, disons sa femme, pas exactement sa femme, disons sa fille35 ». La narration simultanée ne pose pas de problème d’acceptabilité, du moment qu’elle reste discrète sur la posture verbale « impossible » qu’elle implique. Dans la citation précédente, l’épanorthose (figure de style qui consiste à corriger une affirmation) dévoile le paradoxe même du texte en marche. En nous situant au temps de la rédaction qui fluctue au rythme des possibilités de l’invention, on surligne le caractère littéraire et performatif du texte, son infidélité à une réalité préexistante. Il y a mise à nu de la situation de communication paradoxale qui caractérise la fiction; ce n’est plus l’action qui engendre le texte, mais le texte qui crée de l’action. La chronologie de la chaîne de communication actionénonciation-lecture indispensable au récit factuel est contestée. De surcroît, les segments 33 C. Cavillac, « Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle », p. 24. D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 45. 35 Ibid., p. 47. 34 15 Bjork poupée vaudou et Peintres primitifs agissent comme métalepse venant fragiliser l’effet de réel sur l’ensemble du texte, puisqu’ils s’enchâssent éventuellement dans la trame narrative principale portant sur les Japonaises : Midori a aperçu les grandes banderoles le long des colonnes du musée annonçant l’exposition des peintres primitifs. / ─ J’aimerais bien voir cette exposition. / ─ Tu n’as pas vu ce qui est arrivé à Bjork, dit Heideko […]36. En court-circuitant la frontière entre le monde de la narration et le monde narré, Je suis un écrivain japonais nous situe dans un temps éclaté où se mélangent le rêve et la réalité, l’imaginaire et la mémoire, l’art et la vie. Laferrière affirme : « Dans mes livres, je raconte à la fois ma vie réelle et ma vie rêvée… Je crée ma vie au fur et à mesure que je la vis. […] C’est ainsi que j’écris. C’est ainsi que je vis. J’écris comme je vis37 ». Comme le suggèrent Foucault et Deleuze, l’existence est envisagée comme œuvre d’art. Cette attitude se reflète dans la posture narrative de l’auteur, qui se présente dans Je suis un écrivain japonais « comme l’auteur de son personnage et le personnage de son auteur, sans qu’il ne soit jamais possible de départager la réalité de la fiction ni le commencement de la fin38 ». On dénote chez Laferrière une manière d’effacer passé et avenir au profit d’une mise du monde et de ses possibles au présent de l’indicatif. En entrevue, il affirme : « Tout est au présent, le passé comme l’avenir39 ». Ce télescopage temporel serait une caractéristique de notre époque. Dans l’Impureté, Scarpetta parle de la « fin du temps » : […] c’est l’idée même du temps qui, peu à peu, se dissout. […] En somme, l’ère du simulacre, c’est aussi celle de l’anachronisme généralisé, des temporalités mixées ou enchevêtrées, où même la mort (cette classique sanction du Temps) cesse d’être pertinente40. L’autofiction permet d’instaurer un espace de jeu avec la narration, où la cohérence de la situation d’énonciation est troquée au profit d’une conceptualisation impure du temps, qui semble valoriser le présent, puisque, « constamment renouvelé, il assure la permanence des créations et des rencontres41 ». 36 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 57. D. Laferrière, J’écris comme je vis: entretiens avec Bernard Magnier, p. 11-13. 38 M. Bélisle, « Les grandes explorations », p. 29. 39 J. Morency et J. Thibeault, « Entretien avec Dany Laferrière », dans « Dany Laferrière », p. 19. 40 G. Scarpetta, L’Impureté, p. 54. 41 F. Laplantine et A. Nouss, Le métissage, p. 40. 37 16 La vraisemblance diégétique, c’est-à-dire la cohérence de la mise en intrigue42, ne tient pas davantage la route. À plusieurs reprises, le narrateur de Laferrière fait succéder des affirmations quasi antagonistes, par exemple : « Revenons au titre. […] Dans mon cas, ce n’est pas une plaisanterie, car je me considère vraiment comme un écrivain japonais43 » est suivi de « ─ Je ne suis pas un écrivain japonais… J’écris un livre dont le titre est “Je suis un écrivain japonais”, ça ne fait pas de moi un écrivain japonais44 » puis de « ─ Quel livre? Je n’ai pas écrit de livre45 ». Lorsqu’un même événement est rapporté à plusieurs reprises, celui-ci subit parfois des variations, des altérations. Il en va ainsi de l’épisode de la mort de Noriko. La jeune fille s’introduit chez le narrateur, lui fait l’amour dans la baignoire et s’endort dans le lit. Au milieu de la nuit, le narrateur est réveillé par un bruit sec, regarde par la fenêtre ouverte et découvre le corps de Noriko étalé sur le trottoir, baignant dans son sang. Il mentionne qu’avant de se jeter par la fenêtre, Noriko a laissé une lettre dans laquelle elle a légué ses boucles d’oreilles à Midori et griffonné les mots : « A song for Midori46 ». La seconde fois où le suicide de Noriko est abordé, le narrateur remanie la scène : Elle s’était inventé une sœur jumelle, totalement différente d’elle – Tsuki. […] Mais qui a tué Noriko? L’autre sœur, peut-être. Les deux étant amoureuses de Midori. Tsuki a eu le temps de laisser un billet sur la table, demandant d’envoyer ses boucles d’oreilles à sa mère. Au bas de la page, elle a griffonné : A song for Mother47. Les deux versions de la lettre ne concordent pas, puisque le legs des boucles d’oreilles passe de Midori à la mère et les derniers mots de « A song for Midori » à « A song for Mother ». L’enquête policière qui suit la mort de la jeune femme pousse le narrateur à remettre en doute sa version des faits : D’un autre côté, j’ai de sérieux doutes que cette histoire s’est passée dans la réalité. Paul Veyne nous rappelle que : « les vérités étaient elles-mêmes des imaginations ». Pour lui ce qui est imaginaire peut devenir réalité. Ça peut arriver aussi que je sois saoul et j’aie amené une femme ici, et qu’elle se soit jetée par la fenêtre. Je me suis endormi après. Et le lendemain, avec les bribes d’images qui me remontent à la tête, j’ai brodé toute une histoire. Faut dire que j’ai quand même été voir Midori au Café Sarajevo, mais pris d’un malaise, je suis sorti après le spectacle de Baiser Inc. [...] Ne suis-je pas en train de me monter une autre histoire à cause de la police? M’a-t-elle accompagné ici? Je ne sais pas. Ah, il y a une histoire. Le lendemain de mon malaise, j’ai piqué devant l’immeuble le journal du concierge, et c’est là que j’ai vu le corps d’une jeune fille sur le trottoir – sous ma fenêtre. 42 C. Cavillac, « Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle », p. 24. D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 15. 44 Ibid., p. 115. 45 Ibid., p. 255. 46 Ibid., p. 94. 47 Ibid., p. 98. 43 17 En première page. [...] J’ai peut-être conclu trop précipitamment qu’elle était tombée de ma fenêtre. […] D’abord, je ne suis pas dans la fiction. Ensuite, de quelle mort parle-ton48? La fiabilité du narrateur se voit grandement affectée par ce discours erratique, puisqu’il s’avère incapable de rapporter de manière fidèle des événements auxquels il aurait participé. À travers ses doutes sur l’avènement et l’enchaînement des actions, le narrateur insiste sur le potentiel littéraire de la mémoire, le souvenir-écran, soulignant que toute vision rétrospective est nécessairement déformée. La citation de Paul Veyne mise également sur la frontière équivoque entre le vrai et le faux, par là, c’est plus largement le statut ontologique de la fiction par rapport au réel qu’on nous invite à interroger, créant ainsi un univers ambigu caractéristique de l’impureté postmoderne. Précisons que Je suis un écrivain japonais est peut-être aussi influencé par la pensée postmoderne que, par exemple, baroque ou vaudou, puisqu’elles offrent toutes une ligne de fuite face à la vision binaire de la modernité. Il n’est d’ailleurs pas anodin que l’autre citation de Veyne dans le texte évoque l’historiographie médiévale, puisque les visions prémoderne et postmoderne ont tendance à se rejoindre par une disposition à faire coïncider les contraires, à concevoir une réalité transfigurée par l’imaginaire, dans laquelle le rationalisme est contesté : Veyne écrit froidement c’est-à-dire sans avoir rien fumé d’illicite : « Il fut un temps ou les poètes ou historiens fabulaient de toutes pièces des dynasties royales, avec le nom de chaque potentat et son arbre généalogique; ce n’étaient pas des faussaires et ils n’étaient pas non plus de mauvaise foi : ils suivaient la mode alors normale pour parvenir à des vérités49 ». On y retrouve rien de moins qu’une définition de la fiction, cette « assertion feinte, sans intention de tromper50 », comme instrument de vérité, qui rend inopérante l’antithèse vérité/fiction. En plus des problèmes de la mémoire et de l’inconscient, Je suis un écrivain japonais aborde celui du discours social. Ce dernier agit comme filtre déformant qui fait écran entre le sujet et le monde. L’influence du discours social s’illustre principalement à travers l’usage immodéré du cliché, autre procédé venant porter atteinte à l’autorité du narrateur. En effet, ce dernier admet volontiers sa méconnaissance du Japon et assume l’aspect 48 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 144-145. Ibid., 131. 50 J. Searle, Sens et expression : Études de théorie des actes du langage, p. 108-111. 49 18 stéréotypé de son approche : « Je parle sans jamais avoir été au Japon. Est-ce nécessaire? Me servant uniquement des clichés (mythes et photos) qu’on trouve dans les magazines féminins51 ». On s’aperçoit bien vite que la vision du Japon offerte par le narrateur cumule les lieux communs couramment véhiculés sur cette culture (l’obséquiosité, l’érotisme, la déviance sexuelle, l’usage frénétique de l’appareil photo, l’obsession pour le protocole, la pureté ethnique, les marchandises de luxe ou pour la modernité technologique). Bien qu’on soit conscient que le narrateur n’est compétent qu’à dresser une imagerie très superficielle de la culture nipponne, l’univers diégétique qui repose sur les Japonaises demeure somme toute plausible et – malgré quelques accrocs à la vraisemblance – arrive à préserver l’adhésion du lecteur. Le coup de théâtre survient au moment où, vers la fin du récit, un passage métadiscursif nous apprend que cette trame narrative principale (les anecdotes vécues avec la bande à Midori) est une pure fabulation. Dès lors, même cette image d’un Japon construit à partir de clichés s’effondre, vole en éclats : Couché, je feuillette les magazines en notant des scènes et des noms dont j’aime la graphie et la musique. J’ai fini par aligner : Eiko, Hideko, Fumi, Noriko, Tomo, Haruki, et Takashi – pour Takashi, j’ai longtemps hésité car j’aimais bien Kazuo. Peut-être que c’est différent pour une oreille japonaise. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à monter la petite cour autour de Midori. Un roman rêvé. Tout se passe derrière mes paupières au moment de la sieste. Tout allait bien jusqu’à ce que j’aie commencé à penser que quelqu’un devrait mourir. Pourquoi? […] Moi, je sais quand Noriko va mourir, mais je ne dois rien laisser paraître. Pour obéir à la règle du suspense52. Le retournement qui survient lorsque le narrateur dévoile les stratégies internes auxquelles il a eu recours dans l’échafaudage de sa fiction annihile l’illusion référentielle et la première impression de lecture. À partir de là, tout se dérobe. Il devient impossible pour le lecteur de faire la part entre réalité et représentation. En entrevue, Dany Laferrière affirme : « Mon rêve, c’est un excès de réalité. C’est pourquoi dans la plupart de mes livres il y a cette tentative suicidaire d’expliquer mon propre système53 ». Et en effet, si le dévoilement de la structure et des processus de création de la fiction à l’intérieur même de l’œuvre aboutit à une déréalisation du récit – le lecteur tombe inévitablement dans l’incrédulité face au monde narratif qui repose sur les Japonaises –, le fait de lire un texte qui assume sa nature fabriquée et pousse le lecteur à sortir de l’illusion mimétique augmente d’une certaine 51 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 243. Ibid., p. 245. 53 D. Laferrière, J’écris comme je vis: entretiens avec Bernard Magnier, p. 156. 52 19 manière sa véracité et suggère une dénonciation en bloc de la construction romanesque. En créant un monde alternatif pour aboutir à sa déréalisation, en dénudant l’artifice du mystère de la littérature et en refusant d’escamoter l’illusion54, la métafiction suspend la « suspension consentie de l’incrédulité55 » et favorise une prise de conscience critique du texte. On a alors affaire à une fiction qui s’affirme en tant que telle, qui, au risque d’écorcher le plaisir romanesque, refuse de passer pour ou de se simuler comme réelle. Cette démarche constitue un degré de moins d’artifice, sans pour autant donner plus de prise sur le réel. En ce sens, Guy Scarpetta parle d’une « guerre des reflets » et affirme : « Pour l’axe postmoderne, au contraire, assumer le simulacre en tant que tel repousse le réel dans l’“impossible” : tout est artifice, rien n’est à prendre au premier degré – il n’y a pas de métalangage parce qu’il n’y a que du métalangage56 ». Au centre de Je suis un écrivain japonais se joue la mécanique de Je suis un écrivain japonais : c’est sa rédaction, sa réception et ses origines comme texte qui en constituent le sujet premier57. Grâce à sa dimension métafictionnelle – qui met en scène la fiction comme paradigme au sein même de la fiction –, cette œuvre place au premier plan non pas la vie, mais l’écriture, non pas le moi, mais la littérature, tout en montrant que ces notions sont entremêlées. Plutôt que de référer uniquement à la vie de l’autofictionnaire, le texte se replie sur lui-même, donnant à voir avant tout un discours sur la littérature. Le narrateur se dérobe sans cesse aux autres personnages et au lecteur; « toujours reporté à sa propre énonciation, l’auteur-narrateur ne présente sa matière biographique que partiellement, spoliée qu’elle est par l’acte d’écriture qui devient vite central58 ». D’où le caractère autotélique de cette œuvre qui résiste à sortir d’elle-même. Oscillant entre l’écriture d’une aventure et l’aventure d’une écriture59, le récit produit des plateaux de tension entre les passages où le narrateur laisse transparaître le mode d’existence construit et virtuel de l’univers diégétique dans lequel il évolue, ce qui ébranle 54 M. Ryan-Sautour, « La métafiction postmoderne », p.71. Condition lectorale associée au roman, énoncée par Samuel Taylor Coleridge. 56 G. Scarpetta, L’Impureté, p. 29. 57 D. Bélanger, « L’autofiction contestée », p. 129. Je paraphrase Bélanger qui utilise cette phrase au sujet de Matamore n°29 d’Alain Farah, mais qui s’applique parfaitement à Je suis un écrivain japonais. 58 Ibid., p. 124. 59 En référence à la formule de Jean Ricardou : « Le récit n'est plus l'écriture d'une aventure, mais l'aventure d'une écriture ». 55 20 l’adhésion du lecteur, et d’autres passages où le narrateur réaffirme l’existence effective de cet univers, ce qui renforce l’illusion consentie du lecteur. Si la dynamique de l’intrigue consiste en l’attente d’une suite plus ou moins inquiétante ou mystérieuse à partir d’une forme de « réticence » du texte60, dans Je suis un écrivain japonais, cette réticence passe de la logique immanente de l’histoire racontée (comment Noriko est-elle morte?) à la question de son statut (le récit est-il factuel, fictif, où peut-on le situer entre les deux?). L’intrigue du livre concerne donc moins une complication qui affecterait les personnages de l’histoire racontée qu’une restriction informationnelle relative au statut pragmatique du récit. Bien que cette question ne soit jamais résolue, le récit n’en procure pas moins l’expérience déroutante associée au plaisir de lecture que nous inspire les intrigues bien nouées (suspense, curiosité, revirement, surprise). Qui plus est, les explications initialement fournies par le narrateur laissant entendre que le projet romanesque intitulé Je suis un écrivain japonais porterait sur Midori et sa bande, ce qui permet d’identifier comme un même objet le roman du lecteur et le roman annoncé dans la diégèse, sont éventuellement ébranlées : « J’affirme avoir fait un bon livre sur les vies multiples de Midori et de sa petite bande (je me suis servi des images du court-métrage pour restituer l’atmosphère trouble de ces jours tranquilles). Le titre est déjà trouvé : A song for Midori61 ». Tantôt, le narrateur écrit un livre intitulé Je suis un écrivain japonais qui raconte sa rencontre avec une bande de Japonaises, tantôt celles-ci sont fictives, tantôt elles font l’objet d’un court-métrage et d’un autre récit intitulé A song for Midori, tantôt le narrateur n’écrit plus de livre. La vraisemblance diégétique, qui concerne la cohérence de la mise en intrigue, est donc lourdement malmenée. Comme le note Geneviève Dufour, un projet artistique, qu’importe son titre, qu’importe son achèvement, occupe l’espace central de l’œuvre, et cet espace est meublé par un objet flou, multiple et bigarré. Le sujet et le texte « apparaissent tous deux telles des manifestations plus ou moins tangibles qui vacillent et se dématérialisent aussitôt que le lecteur croit les cerner. Laferrière parvient, en échafaudant une fiction interne puis en la faisant s’effondrer, à créer un récit 60 61 R. Baroni, « Didactiser la tension narrative », p. 13. D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 252. 21 kaléidoscopique, mobile, fluctuant62 ». Encore une fois, cette indécision pose le problème des frontières entre le réel et la fiction. En effet, être constamment à cheval entre les deux positions invite à dépasser cette dichotomie traditionnelle et toutes celles qui en découlent. Dans Je suis un écrivain japonais, la formulation de soi rend poreuses les limites entres : 1) réalité/fiction : « Je crée quelque chose, et j’y crois après63 »; 2) auteur/personnage : « Je n’écris jamais sur autre chose que sur moi-même64 »; 3) sujet/objet : « Écoutez, je n’écris pas sur le Japon, monsieur… J’écris sur moi… C’est moi le Japon65 »; 4) art/vie : « Dès qu’il traverse mon champ de vision, il devient un personnage de fiction. Aucune frontière entre la littérature et la vie66 »; 5) soi/autre : « On s’apprête à devenir tous les autres67 ». Cet enchevêtrement est tout à fait dans l’esprit postmoderne, qui s’éloigne de la vision dichotomique de la modernité pour favoriser le brouillage des frontières. Si les oppositions binaires naissent d’une volonté d’ordonner le monde, de l’encercler dans des cases pour procurer un sentiment de maîtrise, la logique postmoderne – comme celle de l’autofiction – dissout la prééminence de la centralité, dissémine les critères du vrai et de l’art, déconstruit les dichotomies qui fondaient la modernité, pour au contraire développer les logiques duales, la coprésence souple des antinomies, s’érigeant sur les notions d’impureté, d’hybridité, d’éclatement, d’insaisissabilité. Postmodernisme et autofiction valorisent l’expérience de l’incompréhension, corrélative à l’expérience de la vie. En définitive, si la vraisemblance pragmatique ne semble pas un enjeu dans Je suis un écrivain japonais, c’est que la possibilité, voire le désir d’appréhender le monde avec cohérence en est évacué. La fragmentation du réel et de la narration, la nonfiabilité narrative, l’usage du cliché, le métadiscours sur l’écriture ainsi que le caractère antithétique et contradictoire de la poétique de Laferrière apparaissent alors comme des procédés qui visent à déstabiliser « la suspension consentie de l’incrédulité » chez le lecteur, de manière à provoquer une distanciation critique qui favorise un second degré de lecture et éloigne d’une interprétation passive et univoque. Paradoxalement, pour le lecteur 62 G. Dufour, Représentation de soi et surconscience du texte: Les seuils ambigus de la fiction dans Je suis un écrivain japonais de Dany Laferrière, p. 63. 63 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 132. 64 Ibid., p. 113. 65 Ibid., p. 161. 66 Ibid., p. 32. 67 Ibid., p. 17. 22 qui sait déjà que le monde tel qu’il nous parvient est un simulacre, le résultat en est un surcroît de cohérence : à monde instable, univers diégétique et narration instable. L’autofiction ne prétend pas à un statut monolithique (réalité ou fiction), mais se conçoit comme un espace hétérogène où la vision nécessairement subjective et lacunaire de l’auteur se mêle avec l’imagination, la fiction et la poésie, aménageant ainsi un lieu propice à la formulation de soi. Je est une fiction Dans Je suis un écrivain japonais, malgré une filiation aisément repérable entre l’auteur en chair et en os et l’auteur de papier représenté dans le livre, il est évident qu’on ne s’en tient pas à un univers strictement référentiel, la vraisemblance empirique (la conformité des énoncés à l’expérience commune), la vraisemblance pragmatique (la crédibilité de l’acte de narration) et la vraisemblance diégétique (la cohérence de la mise en intrigue) n’apparaissant pas comme critères dans l’orchestration du récit. Le narrateur, qu’on associe à l’auteur, insiste : « ─ Je n’écris jamais sur autre chose que sur moi-même68 », mais dans un même temps, le « je » de l’énonciation est démultiplié à travers les dialogues, le récit est parsemé d’effets d’étrangeté et le narrateur admet, comme on l’a vu, que plusieurs des voix du récit sont totalement imaginées. Cette position n’est soutenable qu’à condition d’admettre la fiction comme instrument de vérité, de concevoir qu’une part de notre vérité profonde est ancrée dans l’imaginaire. Sous cet angle, « imaginer ne constitue plus une évasion, puisqu’on ne sort jamais de soi; quoi qu’on invente, notre imagination nous trahit et on finit toujours par se dire, à notre insu69 ». L’imagination n’est donc plus à considérer comme source d’erreur; car la vérité d’un individu ne se résume pas uniquement à des événements concrètement vécus, mais s’ouvre au contraire à tout son univers psychique et mental. Dany Laferrière affirme à propos de son écriture : « […] mes romans sont une autobiographie de mes émotions, de ma réalité et de mes fantasmes. Aucun de ces aspects de ma personnalité n’est plus authentique qu’un autre70 ». Pour le lecteur, Je suis un écrivain japonais crée une tension entre un contenu autobiographique qu’il croit non seulement plausible, mais avéré, et une portion fictionnelle qu’il croit non seulement 68 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 113. M. Laouyen, « L'autofiction: une réception problématique », p. 6. 70 D. Laferrière, J’écris comme je vis: entretiens avec Bernard Magnier, p. 208. 69 23 improbable, mais impossible, ce qui le place entre deux pactes de lecture a priori contraires. Cette tension subsiste jusqu’à ce que le lecteur dépasse la dichotomie primaire réalité/fiction, pour accéder à un nouveau régime de sens, en acceptant que l’ensemble du récit puisse dire quelque chose de la vérité psychique de l’auteur; vérité dont le vecteur est narratif et discursif. Ce n’est pas un hasard si le nom de Jean Baudrillard, l’auteur de Simulacres et simulation, apparaît dans Je suis un écrivain japonais71. Ce philosophe français dont l’une des thèses centrales repose sur l’analyse de la « disparition du réel » semble avoir influencé le travail de Guy Scarpetta et de Dany Laferrière. Baudrillard affirme que dans notre société, le simulacre a remplacé l’original. Ce phénomène représente une pierre angulaire de Je suis un écrivain japonais, qui l’exemplifie de maintes façons. La principale tourne autour des péripéties soulevées par le controversé projet romanesque du narrateur, projet qui, au sein de la diégèse, n’aboutit point. L’enjeu est de souligner l’impact que peut engendrer un livre qui n’est jamais écrit, qui paradoxalement n’existe pas. Il s’agit d’illustrer à quel point le fait que l’objet n’existe pas concrètement importe peu pour les gens. Le narrateur a beau clamer qu’il n’a pas écrit de livre, personne ne l’écoute; l’ambassade, les journaux, la radio, la télévision, les artistes, les juristes, tout le Japon finit par en parler. Pourvu qu’il existe dans l’imaginaire collectif, chacun lui confère une importance et une interprétation différente. Le roman du narrateur devient alors un simulacre qui ne fait que simuler d’autres simulacres : toute notion d’œuvre originale, d’événement authentique, de réalité première disparaît, pour ne laisser place qu’au jeu des simulacres. Sur un ton à la fois ironique et joyeux, ce dialogue entre M. Tanizaki et le narrateur résume cette idée d’« hyper-réalité », où le vrai en vient à être remplacé par les signes de son existence : « ─ […] Votre livre a changé ma vie./, ─ Mais je n’ai pas écrit de livre…/─Vous avez fait mieux, murmure-t-il l’air ému./C’est bien d’écrire un livre, mais c’est parfois mieux de ne pas l’écrire. Je suis célèbre au Japon pour un livre que je n’ai pas écrit72 ». On retrouve également l’exemple des bijoux de pacotille qui deviennent des pierres précieuses par le seul prestige de la personne qui les porte : « Les riches ont été les 71 72 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 256. Ibid., p. 258. 24 premières à acheter des bijoux bon marché et à faire croire que l’original se trouve en sureté dans un coffre […] Comme on accorde aux riches le bénéfice du doute, elles n’ont qu’à dire que c’est authentique pour que ça le devienne à l’instant. Leur parole vaut de l’or73 ». Ou encore, le cas où l’on préfère remplacer l’individu par une vision folklorique de sa culture : « En tout cas, Midori passe bien l’écran avec son kimono coloré et ses bâtons dans les cheveux. C’est un déguisement, sinon elle est toujours en jean et T-shirt. En se déguisant ainsi en Japonaise, elle devient moins Midori. […] De toute façon, Midori ne les intéresse pas, ce qu’ils veulent c’est une geisha74 ». Je suis un écrivain japonais foisonne de ce genre de situation où la simulation précède le réel, ou encore, où la réalité disparaît, substituée par une série de simulacres qui ne cessent de s’auto-engendrer. Par le spectacle du moi que représente l’écriture autofictionnelle, Laferrière exhibe les abus d’une société du spectacle qui se désinvestit de toute recherche du vrai, sans pour autant nous faire croire qu’une prise directe sur les choses soit envisageable. Pour le narrateur, tout mode de pensée ou de connaissance semble passer par le récit, ce qui rejoint une idée essentielle mais controversée de la pensée contemporaine, selon laquelle le narratif est le vecteur de toute épistémè – ce qui remet en cause toute vision objective, absolue; « Voilà une autre chose que je déteste : l’authenticité. Le vrai restaurant. Les vrais gens. La vraie vie. Rien n’est plus faux. La vie est un concept d’ailleurs75 ». Comme le récit ne donne aucune prise sur une présence originaire, mais soulève plutôt l’impression que la simulation est partout, précédant le réel et possédant ainsi une valeur productrice, il semble souscrire à une phrase que cite Jean Baudrillard dans Simulacres et simulation, paraphrasant lui-même l’Ecclésiaste : « Le simulacre n’est jamais ce qui cache la vérité – c’est la vérité qui cache qu’il n’y en a pas. Le simulacre est vrai76 ». Comme quoi, les idées sur lesquelles s’érige la postmodernité ne datent pas d’hier. Outre le simulacre, la médiation est un autre motif récurrent dans l’œuvre qui met l’accent sur l’insaisissabilité de la quête du réel. La focalisation de la narration transite par des filtres : une caméra, un miroir, la perspective d’autres personnages. Il n’y a pas d’accès 73 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 243. Ibid., p. 155. 75 Ibid., p. 108. 76 J. Baudrillard, Simulacres et simulation, p. 9. 74 25 direct qui puisse relier l’œil du narrateur et le monde. Son regard se heurte constamment à des obstacles qui font en sorte qu’il ne parvient jamais à saisir directement l’objet qu’il appréhende, d’où l’idée de médiation. Conscient que la perception n’est jamais pure, le narrateur choisit délibérément d’emprunter des médiums pour parvenir à la connaissance de ce qu’il observe. De la même manière qu’il se fait une idée du Japon à travers les magazines féminins, il nourrit le projet de « [t]racer un portrait de Midori simplement en parlant aux filles. Jamais à elle77 ». Les moments passés auprès de la bande de Midori sont filmés par le narrateur; « Je les filme dans ma tête78 », ils impliquent ainsi une certaine distance entre le sujet et l’objet observé. L’œil-caméra du narrateur apparaît comme une métaphore du concept de représentation qui incombe à tout sujet observant. Le monde se diffracte à travers cet œil-caméra, le narrateur y fait intervenir ses perceptions, ses envies, conférant à l’ensemble un caractère subjectif et fictionnel. Cette image vient suggérer que le soi, les autres et le monde ne se donnent jamais dans l’absolue transparence de leur présence originaire, mais seulement par le biais de médiations. La faillibilité de la mémoire et son caractère foncièrement subjectif sont soulignés à plusieurs occurrences dans le texte, venant également appuyer l’idée du vécu comme référent insaisissable. François, l’ami d’enfance du narrateur, lui rappelle grâce à une vieille photographie un moment de leur vie primordial à ses yeux, que le narrateur avait complètement oublié, ce qui fait dire à ce dernier : « On a deux vies au moins. Une qui s’installe dans notre mémoire comme une pierre au fond de l’eau, et l’autre qui disparaît au fur et à mesure qu’elle se déroule comme si c’était vaporeux79 ». Le narrateur note que si plusieurs personnes vivent ensemble un événement, chacune d’elles aura une version des faits différente, liée à sa sensibilité. Dans ces circonstances, il devient difficile de démêler le vrai du faux, et c’est cette indécidabilité que surligne la nature hybride de l’autofiction : L’enjeu de l’autofiction serait donc d’instaurer un état intermédiaire entre le vrai et le faux, de nous faire « accepter la supposition, le doute, l’ambiguïté, la coupure, comme relation normale avec le monde réel ». Cet espace amphibole de l’entre-deux se présente comme la véritable réalité, car « le réel commence là où le sens vacille ». Cette vision du monde n’est pas étrangère à Barthes : « Le propre du réel ne serait-il pas d’être immaîtrisable? » La 77 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 63. Ibid., p. 58. 79 Ibid., p.215. 78 26 vérité qu’instaure l’autofiction se veut insaisissable, son mouvement favori est le glissement80. Ainsi, si l’auteur de Je suis un écrivain japonais nous transmet une certaine forme de vérité, c’en est une tout à fait subjective, mobile, fluctuante, qui ne prétend en rien représenter une vérité objective et générale. En fait, ce que le récit semble tenter de nous faire voir, c’est que ce genre de vérité totalisante n’est plus soutenable. « Pour Barthes – mais aussi Foucault, Derrida et Lacan – le Moi n’est rien d’autre que le produit du langage, l’être n’existe que par l’énonciation. Or, si la réalité subjective n’existe que comme invention d’un sujet parlant, la notion de référentialité finit par s’évanouir81 ». Pour reprendre les mots de Guy Scarpetta : « […] pour la postmodernité, c’est le statut même du réel qui est soumis au soupçon (repoussé vers l’“impossible”). Tout est toujours déjà de l’ordre du reflet, du semblant, du simulacre82 ». Avec cette fiction qui se dénonce comme telle, Dany Laferrière aborde la question brulante de la déréalisation, de la disparition du « réel » sous la prolifération des simulacres et des reflets, et élabore une esthétique du semblant et de l’artifice généralisé qui nous transporte dans un univers équivoque, celui de l’innocence perdue, de l’impureté assumée. Si notre existence est dès le départ engagée dans une ligne de fiction, rien n’est plus « authentique » que l’autofiction, qui nous dit que puisque tout est faux, en quelque sorte, tout est vrai, la fiction devenant ce qui est « plus réel que le réel ». En jouant sur la zone limite où s’efface la frontière entre le monde fantasmatique d’un auteur et sa matière sociobiographique, l’autofiction permet de repenser notre rapport au « réel », et suggère que dans une adéquation par le trouble, l’indécision, quelque chose relie encore la littérature à son temps. Dans la section suivante, on verra qu’à cette mise en scène d’un monde en fragmentation correspond une représentation du sujet tout aussi éclatée. La fragmentation du sujet Le jeu sur les discours sociaux sera analysé d’un point de vue dialogique. Dany Laferrière investit le texte de clichés et de stéréotypes culturels pour mieux déjouer ces discours grâce à un rire satirique, voire subversif. Par une esthétique du cliché, de l’intertextualité et du M. Laouyen, L’autofiction : une réception problématique, p. 13. Ibid., p. 4. 82 G. Scarpetta, L’impureté, p. 186. 80 81 27 recyclage, l’auteur revendique un texte qui s’écrit en perpétuelle référence à des déjà-dits, soit par lui-même, soit par d’autres, ce qui implique un refus de l’unité, de la pureté et de la finitude. Cette esthétique de l’impureté contribue à l’expression d’une liberté, aussi bien dans la forme du texte que dans l’affirmation du sujet, qui se traduit par un éclatement des cadres identitaires permettant de se dire à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des normes de l’idéologie nationale. Notons que Laferrière ne conteste pas la nation en tant que fondement politique, mais bien en tant que fondement identitaire clos et exclusif. Le sujet/texte en perpétuel mouvement décloisonne les formes d’identification et de narration conventionnelles; nationalismes identitaires et genres littéraires apparaissent toujours comme des raccourcis essayant de schématiser quelque chose d’ouvert et de complexe. Pour reprendre les mots de Jimmy Thibeault : En faisant du soi une constante de son œuvre romanesque, alors que le roman est constamment en mode de métissage, d’hybridation – investi à la fois par les genres du récit, de la poésie en vers, du reportage, du cinéma et du journal intime –, l’auteur propose de revoir les cadres identitaires à travers un regard décentré, en termes d’appartenance83. Il y a refus de l’unité identitaire, car le Soi inclut les autres. En effet, le « je » de l’énonciation est démultiplié à travers les dialogues et l’hétérogénéité des référents : poésie japonaise, jazz américain, littérature française, mythologie grecque, magie vaudou, etc. La façon tout à fait unique par laquelle le narrateur choisit de s’identifier représente un amalgame des éléments de plusieurs cultures qui résonnent le plus avec lui. Il fait voir cette impureté non pas comme une tare, mais comme une célébration de la pluralité et de l’altérité. Je suis un écrivain japonais entend briser l’opposition entre l’intime et le social par l’apparition d’un territoire commun, l’universel-singulier, qui déborde de la différenciation première en postulant que c’est dans l’intimité de chacun qu’il faut chercher ce qui peut rejoindre les autres. Comme espace ouvert et mobile, l’autofiction permet de se dire en multipliant les points de vue, en interrogeant sans la figer l’idée narrative que chacun se fait de sa propre personne. On remarque que le narrateur refuse toutes les étiquettes à l’exception de celle d’écrivain, car elle incarne la plus grande absence de déterminismes identitaires, l’écriture lui permettant de s’émanciper par la construction d’une identité autodéterminée, étant donné qu’« écrire, c’est devenir ». J. Thibeault, « "Je suis un individu" : le projet d’individualité dans l’œuvre romanesque de Dany Laferrière », p. 27. 83 28 Le cliché La question du cliché est développée du côté des stéréotypes culturels, que le récit intègre pour mieux les déconstruire en dévoilant leur aspect fabriqué et arbitraire. Le narrateur nous livre une image du Japon construite à partir de clichés, dont le plus important concerne l’usage frénétique de l’appareil photo. Comme le mentionne Alain Farah dans son article Un Japon de papier : « C’est le cliché suprême, pourrait-on dire, puisqu’il conjugue justement le propre et le figuré84 ». Mais c’est par l’esquive que le récit procède, car chez Laferrière, un stéréotype en dénonce bien souvent un autre (voire tous les autres). Ainsi, de la même manière que la vision sexiste du narrateur de Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer met à nu les clichés entourant les femmes pour mieux éclairer ceux associés aux noirs, le stéréotype de la « Blonde » venant briser celui du « Nègre » et la célèbre maxime de Simone de Beauvoir « On ne naît pas Femme, on le devient » devenant « On ne naît pas Nègre, on le devient », de même le narrateur de Je suis un écrivain japonais effectue un revirement en proposant une perception stéréotypée des Japonais, ce qui met en relief le regard teinté de préjugés que les autres portent sur lui. De manière sous-jacente, le livre témoigne d’une vision raciste qui stigmatise les individus noirs et leur impose une identité, que ce soit à travers le profilage racial des policiers qui harcèlent le narrateur et l’accusent d’emblée d’être le proxénète et l’assassin de Noriko : « L’interrogatoire a débuté par une accusation directe. Je n’en menais pas large. Que faisaient un Nègre et une Asiatique dans une chambre crasseuse de ce quartier mal famé? Je ne savais pas quoi répondre. On m’a tout de suite accusé d’être son mac85 », ou encore, à travers la grande controverse suscitée au Japon par ce simple acte de langage : un écrivain étranger, « en plus, un Noir…86 », qui se déclare Japonais, ce qui est pris « comme une terrible insulte…87 ». Le narrateur a beau s’exclamer : « ─ Moi, je n’en ai rien à foutre de l’identité88 », force est de constater l’impasse; les autres le contraignent constamment à revenir sur cette question. Ce comportement résonne avec une affirmation de Laferrière : 84 A. Farah, « Un japon de papier », p. 48. D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 96. 86 Ibid., p. 200. 87 Ibid., p.163. 88 Ibid., p. 197. 85 29 « Il y a toujours quelqu’un pour qui on doit se définir. Le maître89 ». Or, se définir de manière arrêtée, c’est précisément ce que le narrateur refuse de faire, par la mise en place d’une personnalité floue, dispersée, multiple; irréductible à une identité prédéterminée par l’appartenance à un groupe social ou culturel. C’est la réplique postmoderne, c’est-à-dire de nouveau le refus d’une réponse définitive. L’emploi du lieu commun chez Laferrière dépasse donc largement la question du Japon et consiste à faire valoir que, comme le simulacre ou la fiction, le cliché « échappe aux catégories du vrai ou du faux. Il peut dire une chose et son contraire, n’est assujetti à aucune injonction de signification90 » : Le cliché se situe bien au-delà de la morale. Il est là, rond, mystérieux, éternel. Il nous regarde en souriant. Aucune utilisation personnelle d’un cliché n’est possible, sauf le renvoyer à l’expéditeur. On sait que les Nègres sont paresseux. Voilà un cliché. Et quand un Blanc travaille trop, il dit qu’il travaille comme un Nègre. Un arrêt. Le cliché franchit le temps et l’espace à la vitesse de l’éclair. Son arrêt provoque toujours un silence91. Pourtant, tandis que la fiction revêt une valeur de vérité et est présentée de manière positive, comme offrant un espace de liberté et de mobilité propice à la construction et à la formulation d’une singularité autodéterminée, le cliché, pour sa part, est associé au cloisonnement et à la folklorisation, ce qui lui donne une valeur négative, réductrice, que le narrateur de Je suis un écrivain japonais semble vouloir dénoncer, ou du moins déconstruire de manière à susciter une prise de conscience : « […] le problème d’identité de l’étranger c’est qu’on lui refuse le droit d’être autre chose que du folklore92 ». Pour Laferrière, le folklore signifie enfermement dans l’imaginaire d’un peuple ou d’un pays, enfermement ayant affaire avec « enfer »93. En soulignant l’aspect sophistique et stigmatisant du cliché et des stéréotypes culturels qui en découlent, le narrateur conteste tout discours qui assigne au sujet une identité fixe, fondée sur des questions ethniques, géographiques, linguistiques, sociales ou sexuelles, et réduit cette vision essentialiste au statut de généralisation inopérante. Il désire au contraire montrer qu’on ne peut réduire les individus à ce genre d’étiquettes prédéterminées et favorise un anti-déterminisme associé à une conception constructionniste du sujet, sans toutefois tomber dans l’utopie d’un sujet radicalement désengagé remodelant à volonté son identité. D. Laferrière, J’écris comme je vis: entretiens avec Bernard Magnier, p. 236. A. Farah, « Un japon de papier », p. 100. 91 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 100. 92 Ibid., p. 156-157. 93 D. Laferrière, Pays sans chapeau, p. 170. 89 90 30 En effet, le narrateur conteste la valeur de vérité du cliché, pourtant, il ne cherche pas à l’évacuer de son regard. Alain Farah semble fournir une piste d’explication à cette attitude avec le concept d’« hypermorale du cliché », qui consiste à montrer que le regard n’est jamais neutre, qu’il renvoie toujours à une subjectivité, elle-même influencée par un discours social. Cette vision dialogique permet d’abandonner le rêve d’une prise directe sur la réalité. Même si le cliché nous leurre, il est là, il module nos rapports sociaux, il serait donc vain de l’ignorer. L’hypermorale du cliché permet d’éviter le piège d’un discours totalement constructiviste qui perpétuerait l’illusion de la performance pure, de la capacité infinie d’invention de soi et d’une liberté affranchie de tout déterminisme. Laferrière montre que le sujet se constitue à travers des pratiques d’assujettissement, ou, d’une façon plus autonome, à travers des pratiques de subjectivation, de libération. Le narrateur se présente à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des discours de stéréotypes culturels; conscient d’être pris dans un système complexe de représentations et de significations sociales, il propose d’y résister de l’intérieur via la parodie et l’exagération. Ainsi, on peut interpréter l’usage du cliché chez Dany Laferrière comme une stratégie esthétique qui consisterait à traiter, sans innocence, le mal par le mal. En utilisant et en abusant ironiquement des conventions et des normes de représentation culturelle qui forgent nos manières de vivre, l’art postmoderne travaille à les dénaturaliser. Que ce soit par le biais de l’ironie, de la parodie ou de la caricature, l’humour du narrateur est toujours doté d’une portée réflexive, voire dénonciatrice. Le discours nationaliste parodié chez Laferrière correspond à la définition que donne Linda Hutcheon du postmoderne, lorsqu’elle soutient que ce dernier « always works within conventions in order to subvert them94 ». Le texte ne propose aucune vérité, aucune valeur authentique à substituer aux clichés, mais se pose comme une interrogation permanente, motivée par une quête de vérité. La vérité n’étant pas conçue en tant qu’acquis, en tant que donnée préexistante, mais plutôt envisagée comme quelque chose d’à venir, du domaine d’une recherche perpétuelle, mais vers laquelle il faut tout de même tendre. Si la vie est conçue comme une œuvre d’art, l’analyse du corps-texte permet de réfléchir à l’idée du corps – physique et textuel – comme espace perméable par lequel le sujet entre 94 L. Hutcheon, The politics of postmodernism, p. 5. 31 en résonance avec l’en-dehors. Je suis un écrivain japonais s’ouvre par un commentaire sur le titre : « Quel que soit le livre, ce sont ces mots [le titre] qui le représenteront. Ce sont ces mots que l’on verra le plus souvent. Pour les autres, il faudra ouvrir le livre. Alors que ces mots seront toujours là sous nos yeux. Ils contiendront tous les mots du livre95 ». Le titre offre au livre ce que la peau offre aux individus racisés; elle crée un moi liminaire qu’elle pose comme identité. Je suis un écrivain japonais actualise la difficulté de l’interlocuteur-lecteur à traverser la barrière de la peau-titre, pour découvrir la substance au-delà de l’apparence. La substance s’inscrivant dans un espace particulier où se délimiter implique de passer toujours au-delà de ses limites. Puisque vivre c’est s’écrire et qu’écrire c’est devenir, l’espace textuel et identitaire incarne la structure a-structurée de la multiplicité. À travers le récit, le lecteur voit bien que le narrateur est un être sensible, érudit, complexe, qui possède une identité changeante, florissante. Qu’évidemment, il n’a rien d’un proxénète ou d’un assassin, et que d’être associé à lui n’a rien de péjoratif ou d’insultant. Le livre, par une expérience qui s’inscrit dans la durée et donne accès à une individualité au fil des expériences intimes et des émotions, permet de défaire l’image du « Cela primitif » à laquelle le narrateur est d’emblée associé par certains personnages, vient rompre les préjugés liés à la couleur de peau et dégage enfin la possibilité d’établir le dialogue avec l’Autre. Dans Je suis un écrivain japonais, l’usage du cliché permet d’engager une réflexion sur les lieux commun de l’imaginaire collectif, tout en montrant qu’il est chimérique de prétendre à une vision dépouillée des préconceptions inhérentes à toute socialisation. À ceux qui reprocheraient à l’auteur de propager une vision convenue, voire discriminatoire de certains groupes, Dany Laferrière rétorquerait : « Au contraire, je suis en train de démonter le système en mettant à nu le jeu mutuel des fantasmes96 ». Je suis un écrivain japonais se présente comme une autofiction ludique, postmoderne, fondée moins sur la dénonciation directe que sur la déconstruction parodique des stéréotypes. N’en demeure pas moins que le livre offre une zone de repli par rapport aux clichés, car en mettant en scène un personnage qui échappe à une saisie stable et fixe, le récit empêche de croire, d’une manière ou d’une autre, à tout ce qui voudrait faire du « Je » un « Cela ». L’entreprise littéraire de 95 96 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 13. D. Laferrière, J’écris comme je vis: entretiens avec Bernard Magnier, p. 156. 32 Dany Laferrière correspond à « un vaste projet d’individualité qui amène l’écrivain à rejeter toutes les étiquettes et à faire des expériences intimes les seules références identitaires qui importent véritablement97 ». Le recyclage « Pourquoi un nouveau livre? On devrait savoir, avec le temps, qu’il ne se fait plus rien de nouveau98. » Cette citation du narrateur de Je suis un écrivain japonais fait référence à la nécessité qu’a l’écrivain de trouver une voix, non pas par auto-engendrement, mais à partir du langage qui est toujours déjà pénétré par l’usage de prédécesseurs, qui est toujours déjà traversé, marqué, connoté par l’usage social. Comme le remarque Alain Farah, l’attitude du narrateur fait appel à l’idée (certes pas neuve) que « le cru est un mythe » et évoque la maxime polémique d’Isidore Ducasse selon laquelle : « Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique » – qui s’éloigne de la vision de la tabula rasa véhiculée par les avantgardes modernes. Dans Je suis un écrivain japonais, cette conception dialogique se décline entre autres à travers l’intertextualité et les références, caractérisées autant par leur omniprésence que par leur hétérogénéité99. Toujours dans un esprit d’impureté, l’auteur semble avoir mis un point d’honneur à montrer que son œuvre est « faite par tous » – à l’instar de la vision ducassienne de la poésie – et que ses influences viennent de partout. Le foisonnement de références et la prépondérance de l’intertextualité qu’on retrouve chez Laferrière sont, de manière plus générale, caractéristiques de la littérature postmoderne. Ursula Mathis-Moser en propose une explication : « L’intertextualité […] a marqué profondément l’écriture et la réflexion postmodernes. La mise en question de l’homogénéité, le doute fondamental au sujet de l’inédit ainsi que l’attrait du ludique en sont les causes100 ». 97 J. Morency et J. Thibeault, « Dany Laferrière : la traversée du continent intérieur », dans « Dany Laferrière », p. 12. 98 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 12. 99 Sans vouloir en dresser une liste exhaustive, on remarque des référents littéraires (outre les auteurs japonais, Flaubert, Goethe, Shakespeare, Lope de Vega, Cervantès, Kipling, Senghor, Césaire, Amado, Diderot, Le Clézio, Sagan, Laclos, Kerouac, Borges, Rimbaud, Homère, Tolstoï, Salinger, Bukowski, Burroughs, Miron, Kafka, etc.) ; musicaux (Skah Shah, Tabou Combo, Dizzie Gillespie, Joan Baez, Leonard Cohen, Nina Hagen, Suzanne Vega, Bjork, etc.) ; cinématographiques (Polanski, Allan, Forman, Hitchcock, etc.) ; picturaux (les peintres primitifs haïtiens, Picasso, etc.) religieux (Erzuli Dantor, Legba, Vierge Marie, Dalaï-Lama, etc.) et de culture populaire (Gilles Villeneuve, Kate Moss, etc.). 100 U. Mathis-Moser, Dany Laferrière : la dérive américaine, p. 199. 33 Dans Je suis un écrivain japonais, le recyclage se manifeste également par l’autoréférentialité, puisque certains passages renvoient à des motifs récurrents dans l’œuvre de Dany Laferrière : la mère et la grand-mère101, la jeune fille à la robe jaune morte de la malaria102, etc. Laferrière dresse le portrait de son roman familial en se situant dans une lignée généalogique aussi bien que dans une filiation littéraire, et présente les personnes comme les œuvres marquantes qui, dans une succession de moments où la voix se baisse au niveau de l’intimité, ont contribué à façonner la personne et l’écrivain qu’il est devenu. S’il est possible de voir dans ces effets de « name dropping » une volonté élitiste et narcissique d’étaler sa culture générale, Alain Farah considère plutôt le tissu de références laferrien comme le partage d’un amour de la lecture et d’une conscience d’être pluriel : Celle-ci permet l’écriture d’un roman qui, par ses références, rend hommage aux œuvres qui ont touché l’écrivain (pensons, outre Bashô, à Diderot et à Brautigan). Et parmi toutes les choses qu’un livre peut faire à quelqu’un, la plus commune et la plus difficile est bien sûr de susciter le désir d’écrire… Par les nombreuses références posées çà et là, Laferrière ne revendique aucun travail d’érudition, mais plutôt un plaisir de la lecture, à ancrer avant tout dans ce que nous sommes, à condition de savoir que nous sommes à la fois tout et rien, justement103. En plus de mélanger les genres autobiographique et romanesque – condition sine qua non de l’autofiction – Je suis un écrivain japonais aménage d’autres degrés d’hybridité. On note l’influence du roman policier à travers l’intrigue entourant la mort suspecte de Noriko; le récit déploie alors les procédés classiques du genre : enquête policière, suspense, etc. La poétique du haïku s’imbrique également dans l’œuvre, aussi bien au niveau de la diégèse (par la mise en scène de la lecture de La route étroite vers les districts du Nord de Basho) que de la forme (dans la mesure où le texte, par sa composition fragmentaire, s’offre par petits tableaux brefs, saisissants, livrés dans un style simple qui évoque la poétique du haïku). L’intertextualité, en ce qui a trait à l’esthétique poétique de Basho, opère à un niveau d’associations plus complexes et de références plus soutenues, jusqu’au point où l’hypotexte La route étroite vers les districts du Nord s’inscrive de manière durable dans l’hypertexte Je suis un écrivain japonais. Comme le remarque Geneviève Dufour : « Si l’on peut reprocher au narrateur d’être de mauvaise foi et de ne faire aucun effort pour cerner la culture japonaise autrement que par des clichés et des raccourcis culturels, la 101 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 82-83. Ibid., p. 27-28. 103 A. Farah, « Un Japon de papier », p. 46. 102 34 présence de cette esthétique du haïku réhabilite quelque peu la référence à cet univers étranger104 ». De surcroît, on remarque que les références transcendent fréquemment la littérature pour y superposer des renvois à d’autres formes d’art. On peut parler d’intermédialité, car l’écriture fait des emprunts importants aux médiums de la photographie, du cinéma et de la peinture. L’esthétique photographique se manifeste à travers la rapidité d’une écriture en « flashes », qui fait de brefs éclairages sur les personnages, les événements, les émotions, traduisant le vécu en série d’images. Plus directement, on retrouve une mise en scène de l’acte photographique lorsque le narrateur décrit des affiches et interpelle les procédés techniques de la photographie (effets de flou, gros plan, etc.) : Vous ne connaissez pas Midori? Des affiches d’elle dans les toilettes des bars. Difficile de savoir vraiment à quoi elle ressemble, car son visage sous l’eau devient légèrement déformé. Elle retient son souffle. Le photographe attendant la dernière seconde. Juste au moment où elle va exploser. Les yeux agrandis par un début de terreur. Les ailes roses du nez deviennent diaphanes. La gorge gonflée. Clic. […] Un poster d’elle nue – flou. On ne la voit jamais nettement. Corps étroit, hanches droites, pas de seins. Son sexe est rasé de près. Gonflé105. L’esthétique cinématographique, pour sa part, se présente à travers une description par séquences rapides, d’où le détail est évacué, ne laissant qu’une impression immédiate et fugitive des choses. Des emprunts aux techniques (effet de zoom, de cadrage, de transposition, etc.) et au vocabulaire du cinéma sont également présents lorsque le narrateur revêt son « œil-caméra » pour observer/filmer la bande à Midori : Zoom : Tomo en parle à une Midori évasive. […] Gros plan sur le visage de Takashi. […] Heideko a touché l’oreille de Midori, cet appareil fragile et parfait (j’ai eu cette scène en gros plan). […] J’aperçois, dans le miroir, Midori en train d’embrasser Heideko. Takashi tourne autour d’elles. Des flashes. Midori me sourit dans le miroir. Heideko ne m’a pas remarqué. Midori passe Heideko, encore dans les vapes, à Takashi. Takashi trop maigre pour soutenir Heideko. Il essaie toutes les positions possibles pour la garder debout. On dirait une scène de On achève bien les chevaux. […] Je m’assois sans éteindre la caméra106. La peinture naïve est également intégrée à la diégèse dans le segment Peintres primitifs et influe sur l’œuvre d’un point de vue formel par la juxtaposition d’éléments isolés, le manque de profondeur, la vision essentielle des choses, la stylisation, les couleurs fortes, 104 G. Dufour, Représentation de soi et surconscience du texte: Les seuils ambigus de la fiction dans Je suis un écrivain japonais de Dany Laferrière, p. 35. 105 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 36-39. 106 Ibid., p.63-64. 35 les lignes de démarcation, la mise en abyme, et, finalement, l’émanation de vitalité, de sexualité et de joie. Selon plusieurs exégètes, ces mêmes traits caractérisent la peinture naïve et l’écriture de Dany Laferrière. Le choix de confondre les frontières entre les genres, les formes d’arts, les matières autobiographique et fictionnelle, est révélateur d’une écriture qui assume ouvertement son hétérogénéité, position soutenue par Dany Laferrière en entrevue : « Je ne sais pas à quel genre appartiennent mes livres. Je les crois assez hybrides, inclassables, à la fois mémoire, reportage, peinture, musique…107 » Dans L’Impureté, Guy Scarpetta parle de la nécessité d’un décloisonnement des arts qui correspond tout à fait à l’esthétique laferienne : La période qui s’ouvre me semble en partie caractérisée par la fin du mythe (« moderne ») de la spécificité ou de la pureté des arts – phase de confrontation, au contraire, de métissages, de bâtardises, d’interrogations réciproques, avec des enchevêtrements, des zones de contact ou de défi […], des heurts, des contaminations, des rapts, des transferts. Ce serait en fait toute une esthétique de l’interaction des arts qu’il conviendrait d’élaborer108. Encore une fois, on peut voir une corrélation entre une stratégie littéraire qu’emprunte Laferrière et la pensée postmoderne; cette création artistique préconisant l’hybridation, la fluctuation, la dérive, la remise en question des genres et le refus de la cohérence peut être considérée comme corrélative à la perte de valeurs univoque. Dany Laferrière élabore une esthétique du recyclage en sollicitant dans ses œuvres du discours social, des références, des pratiques artistiques et médiatiques de toutes sortes. Cette polyphonie généralisée consiste « à faire valoir qu’il n’y a pas d’autre matière première que la matière secondaire, que c’est nécessairement à partir du déjà vu, du déjà dit et du déjà écrit que s’élabore une œuvre109 ». Sous cet angle dialogique, la pureté n’est plus possible et le discours n’est jamais neutre; il est conçu comme un phénomène d’hybridité, un dialogue permanent entre des voix étrangères, ce qui permet de transgresser la dichotomie traditionnelle soi/autre. Je est une multitude On comprend rapidement que, pour le narrateur, le désir de « devenir japonais » est relié à sa lecture de Basho, ce poète japonais l’ayant grandement inspiré. Mais au-delà d’un hommage littéraire sincère, on perçoit une volonté de rejeter les étiquettes au nom d’une 107 G. Sroka, « Dany Laferrière, La Chair du maître (entretien) ». G. Scarpetta, L’impureté, p. 20. 109 A. Farah, « Un Japon de papier », p. 46. 108 36 liberté totale. En effet, le narrateur-auteur refuse toutes les catégories que la critique tente de lui apposer; que ce soit celles d’écrivain francophone, québécois, haïtien ou créole, il préfère viser le monde en affirmant être « un écrivain japonais », revendiquant par ce clin d’œil une identité ouverte, souple, qui échappe aux étiquetages, à la crispation des définitions fixes : « ─ Je l’ai fait pour sortir précisément de ça, pour montrer qu’il n’y a pas de frontières… J’en avais marre des nationalismes culturels. Qui peut m’empêcher d’être un écrivain japonais? Personne110 ». Le narrateur énonce la possibilité d’une multiplicité d’appartenances et rejette tout ce qui tend à réduire l’individu à un espace collectif prédéterminé. Chez celui qui proclame ne parler que de lui-même, l’intertexte japonais et le foisonnement de références littéraires des plus cosmopolites sont des façons de signaler que ses influences viennent de partout. Ainsi, la littérature joue un rôle essentiel dans cette reconfiguration de l’espace identitaire : Je suis étonné de constater l’attention qu’on accorde à l’origine des écrivains. Car, pour moi, Mishima était mon voisin. Je rapatriais, sans y prendre garde, tous les écrivains que je lisais à l’époque. Tous. Flaubert, Goethe, Whitman, Shakespeare, Lope de Vega, Cervantès, Kipling, Senghor, Césaire, Roumain, Amado, Diderot, tous vivaient dans le même village que moi. Sinon, que faisaient-ils dans ma chambre111? Pour Dany Laferrière, la littérature transcende les frontières. À travers les œuvres de la littérature mondiale, un lecteur peut être touché par des réalités et des sensibilités venant de partout, et qui, en contribuant à l’édification de sa propre subjectivité, le rendent à la fois unique et universel. L’universalité est à prendre au sens proposé par Scarpetta : « C’est dans une dimension de traversée, de diaspora et de franchissement que cette universalité (qui n’a rien d’une “uniformité”) peut et doit être cherchée112 ». Si la lecture permet l’expérience de l’altérité, l’écriture admet celle du devenir et correspond chez Laferrière à un art du déracinement et de l’inappartenance : Quand, des années plus tard, je suis devenu moi-même écrivain et qu’on me fit la question : « Êtes-vous un écrivain haïtien, caribéen ou francophone? » je répondis que je prenais la nationalité de mon lecteur. Ce qui veut dire que quand un Japonais me lit, je deviens immédiatement un écrivain japonais113. 110 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 198. Ibid., p. 29-30. 112 G. Scarpetta, Éloge du cosmopolitisme, p. 23. 113 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 30. 111 37 Dans la citation ci-haut, Laferrière transpose presque littéralement dans la bouche de son narrateur une réponse donnée en entrevue : « Je suis du pays de mes lecteurs. Quand un Japonais me lit, je deviens un écrivain japonais114 ». Cette adéquation entre la pensée de l’auteur et celle revendiquée par son personnage renforce l’idée d’une fusion entre les instances narratives. Je suis un écrivain japonais incarne une réplique à la pression concrètement exercée sur Dany Laferrière, et se voit investie d’une visée; en finir une fois pour toutes avec la question de la circonscription identitaire. Jimmy Thibault écrit : Laferrière, en refusant le vocable qui désigne l’appartenance à un espace collectif culturellement déterminé – ce qu’il nomme « l’outrage géographique » –, se réclame du droit d’être reconnu dans son individualité, c’est-à-dire en plaçant le soi écrivain au centre de toute représentation identitaire. Aussi, lorsqu’il parle de ses influences, Laferrière se dégage de tout rapport « communautaire » en refusant d’emblée les critères d’appartenance et de reconnaissance identitaires qu’impose sa naissance […]115. Certains verront dans ce refus de l’étiquette, de l’appartenance à un groupe culturel, l’expression d’un individualisme postmoderne fondé sur un rapport purement égotique du Soi au monde tel que le décrit Lipovetsky dans L’ère du vide. À cette accusation pourrait se joindre celle du choix de l’autofiction, forme littéraire par excellence de la postmodernité, également associée par une certaine critique à un repli narcissique. Pourtant, la conception plurielle du Soi qui apparaît dans Je suis un écrivain japonais est porteuse non d’un enfermement du narrateur en lui-même, mais bien d’une ouverture, d’autant plus grande qu’elle ne se limite pas à une appartenance nationale et permet au sujet de se dire en toute liberté, à travers une relation dialectique entre le Soi et l’Autre, entre le Soi et le monde, qui s’investissent et s’habitent mutuellement116. Pour reprendre la distinction entre « racine » et « rhizome » de Deleuze et Guattari, le sujet, en rupture avec les différents référents traditionnels d’identification (les garanties de type racine, qui prétendent à l’unicité et à la profondeur, particulièrement la notion de nationalité), reconfigure sur un mode rhizomatique (qui se caractérise par la multiplicité et l’étendue) l’espace associé à l’origine. Ce processus d’individuation admet une plus grande surface de liberté et permet d’atteindre une certaine universalité identitaire, qui se construit D. Laferrière, J’écris comme je vis: entretiens avec Bernard Magnier, p. 9. J. Thibault, « "Je suis un individu": le projet d’individualité dans l’œuvre romanesque de Dany Laferrière », p. 25. 116 Vison qui n’est pas sans rappeler l’Ubuntu africain. 114 115 38 dans l’au-delà des frontières géographiques. Dans Je suis un écrivain japonais, la notion d’identité se définit moins par rapport à une lignée, à une continuité verticale, que comme un tissu d’associations et de références qui s’accumulent dans le temps et se réactualisent sans cesse dans l’ici et maintenant. Comme le remarque avec justesse Jimmy Thibault, la mise à distance d’une identité qui réduirait l’individu à l’espace habité et la tentative de se situer soi-même, avec ses expériences individuelles et sa mémoire intime, au centre de son identité, est une condition de la survivance du sujet dans le contexte de l’exil. C’est ce qui permet au Soi d’habiter le monde dans un rapport de complétude, plutôt que de vivre coupé de tout ce qui donne un sens à l’identité, et donc hors de soi. Le narrateur, « [c]ible mouvante dans la ville scintillante117 », est constamment en proie à la fuite; bien qu’il se raconte dans une narration au « je », il ne livre pas de grande confession, entretient un flou autour de sa personne. Le caractère fuyant du narrateur et ses échappées à travers la ville constituent des éléments significatifs pour comprendre que le rapport à Soi s’inscrit dans la volonté d’échapper à une version unique et définitive : « Si je change si souvent de tanière, c’est pour ne pas être identifié à un lieu précis. Je brouille les pistes118 ». Par son mouvement perpétuel, autant sur le plan identitaire que géographique, le narrateur se dérobe à toute saisie. La forme même du texte, découpée en fragments courts et décousus, suggère la fugacité et la discontinuité. On remarque que l’insaisissabilité est le propre du sujet/texte, mais, plutôt que d’exprimer une incapacité fondamentale à représenter le réel et le Soi, le récit suggère que s’il est impossible de les définir de façon arrêtée ou absolue, il est toutefois possible de les aborder par le prisme libre et dynamique de la fiction. Comme le note Dufour : La représentation évanescente du sujet n’illustre pas tant un Soi vide, […], mais au contraire, cela témoigne d’une conception créatrice et non fixe du sujet. Éloigné de considérations nombrilistes, le sujet cherche à se définir par la mise en place d’une identité florissante qui se renouvelle, se déplace, se fragmente afin d’explorer les enjeux narratifs et fictionnels propres à la notion d’identité119. L’identité, loin d’être un tout uni et immuable, se conçoit avant tout comme une œuvre en construction. Elle ne s’éparpille pas aléatoirement dans toutes les directions, ne se dissout 117 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 105. Ibid. 119 G. Dufour, Représentation de soi et surconscience du texte: Les seuils ambigus de la fiction dans Je suis un écrivain japonais de Dany Laferrière, p. 80. 118 39 pas à travers toutes les formes possibles jusqu’à s’effacer elle-même, et le livre demeure une tentative d’en explorer le territoire, aussi vaste et changeant soit-il. Pour Laurent Mattiussi : « Les conséquences de cette visée sont capitales, puisqu’elle entraîne pour l’ipséité l’exigence multiforme de s’inventer sans cesse afin d’échapper aux traits qui la statufieraient en une idole de soi120 ». L’identité du sujet se présente comme étant à la fois unique et universelle, et rejoint la notion de cosmopolitisme par une expérience d’explosion des limites, d’arrachement à la terre et aux mythes, de circulation infinie des nominations121. L’universel-singulier, en tant que concept qui vient briser la dichotomie universel/individuel, réhabilite l’autofiction et fait tomber le reproche d’égocentrisme qu’y lui incombait, puisqu’il permet d’avancer que c’est en étant au plus proche de soi que l’on arrive à toucher les autres, ce que les humains ont d’universel étant à chercher du côté de l’intimité122. Cette idée d’universel-singulier rejoint la conception de l’art selon Guy Scarpetta : « Plus un travail est anonyme, moins il est universel, car d’une façon paradoxale, on comprend l’universel à travers le personnel123 » ainsi que la posture littéraire de Dany Laferrière : « […] il ne s’agit que de moi, et c’est comme ça que j’ai une chance d’intéresser les autres. Plus j’écris proche de mon cœur, plus je risque de toucher à l’universel124 ». La controverse soulevée au Japon par le projet romanesque du narrateur et la mise en scène de la « […] montée de lait de la droite japonaise125 » est prétexte à opposer la vision laferrienne de l’identité culturelle – décentrée en termes d’appartenances – avec un discours ethnonationaliste. Pour la droite japonaise dépeinte dans le livre, le fait qu’un noir s’affirme Japonais vient nécessairement salir la réputation du Japon, ce qui signale une conception essentialiste de la nation, fondée sur la pureté fantasmatique des origines et l’utopie mortifère de l’homogénéité culturelle et ethnique. Midori affirme : « Le Japon ne veut être que le Japon. Et c’est ce qui me désole126 », dénonçant par là une communauté 120 L. Mattiussi, Fictions de l'ipséité, p. 17. G. Scarpetta, Éloge du cosmopolitisme, p. 22. 122 L’autofiction n’est évidemment pas la seule forme littéraire qui permet de toucher à l’intimité et de faire éprouver le sens de l’universel-singulier, mais constitue à cette fin un véhicule privilégié. 123 G. Scarpetta, Éloge du cosmopolitisme, p. 271. 124 D. Laferrière, J’écris comme je vis: entretiens avec Bernard Magnier, p. 42. 125 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 199. 126 Ibid., p. 201. 121 40 nationale crispée sur un modèle hérité. En affirmant être un écrivain japonais, le narrateur procède à une véritable ironisation des enracinements culturels. Le nationalisme identitaire de la droite japonaise est mis à distance par la force d’une pensée en mouvance, qui ne cessera de traverser les frontières pour échapper à tout ce qui tend à réduire l’individu à ses appartenances collectives. Il y a déconstruction de l’idéologie nationaliste et du grand récit de la Nation, car le livre montre comment ce référent à prétention universaliste associé à la modernité peut, dans certains cas, dissimuler un rapport de domination sociale et une négation des différences. Comme le narrateur ne se prive de rien et se permet de tout prendre (bagage culturel de toutes les nations, faits, imaginations, émotions, mémoire), il jouit d’une plus grande ouverture, d’une plus grande liberté pour s’affirmer. Fort de son syncrétisme culturel et de son potentiel à se déconstruire, s’inventer et se redéfinir, le narrateur met en garde contre une attitude réactionnaire et contre le « piège de la pureté identitaire127 ». À l’heure où dans plusieurs pays on observe le retour d’un nationalisme de clôture, qui impose une logique de division et de peur de l’Autre, la vision de l’identité laferienne oppose à la tyrannie de l’uniformité la joie d’être à la fois unique et pluriel. Je suis un écrivain japonais met l’accent sur les manifestations de l’Autre en Soi. Cet enjeu est repérable dès la dédicace du livre, adressée « À tous ceux qui voudraient être quelqu’un d’autre », et s’articule tout au long du récit par la diffraction du sujet-narrateur en un alter ego, Basho. Le partage d’une trajectoire, cette « route “étroite et difficile” qui mène vers les districts du nord128 », rapproche d’emblée le poète voyageur du narrateur exilé. Mais il s’agit d’aller plus loin : « J’entends vivre cette fois comme Basho129 », clame le narrateur. Si l’autofiction consiste à faire de sa vie une œuvre, à développer une éthique et une esthétique de l’existence, cela s’actualise chez le narrateur par son désir de « devenir japonais », qui implique l’accession, dans sa vie comme son écriture, aux qualités essentielles de l’art de Basho, soit une science de l’émotion et du mouvement. Ainsi, si le narrateur dit du poète : « Basho semble en pleine forme. Son élément c’est le mouvement. Il bouge en même temps que le paysage130 », Noriko affirme au sujet du narrateur : « Je 127 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 263. Ibid., p. 264. 129 Ibid., p. 203. 130 Ibid., p. 33. 128 41 vous suis depuis trois jours... Je suis exténuée. […] Vous circulez comme un démon131 ». Si Basho est qualifié en ces termes : « Cet homme possède une vraie science de l’émotion132 », le narrateur, qui entame son processus d’écriture, insiste sur l’importance de rapporter une vérité émotive plutôt que factuelle : On retourne dans sa tête les images qu’on aimerait voir dans le livre. On aimerait surtout qu’elles s’infiltrent dans notre chair, se mélangent à notre sang, pour qu’on puisse écrire avec notre pied, c’est-à-dire sans y penser. C’est pas facile de transformer une idée en émotion. On est impatient, alors que ces transformations s’opèrent lentement133. L’émotion (du latin motio « action de mouvoir, mouvement ») est elle-même associée à un déplacement, une transformation, et rapprochée des thèmes de la métamorphose et de l’intégration, qui sont au cœur de la poétique laferienne. Outre la couverture du livre – un crocodile dans une baignoire – qui évoque ces thématiques, les chapitres Le cannibale dans sa ville natale et Métamorphoses mentionnent les œuvres de Jûrô Kara et de Franz Kafka dans lesquelles l’unité identitaire est contestée par des exemples de devenir autre, de personnages qui résistent à toute tentative de fixation. Dany Laferrière, en commentant certaines de ses techniques d’écriture, parle de contamination, de phagocytose. Sa vision de l’écriture coïncide avec le concept de dialogisme, qui conteste toute prétention à l’inédit ou à la propriété du langage : « On ne doit pas hésiter à piquer dans la vie de nos amis et dans les livres des autres. Picasso dit : je ne vole pas, je prends134 ». D’ailleurs, au sujet de son ami d’enfance nommé François, le narrateur précise : « En parlant de moi [le narrateur], il [François] parle aussi de lui », ce qui est révélateur d’une conception de l’individualité aux frontières poreuses, qui s’articule à travers les autres. L’auteur parle aussi de la technique du cannibalisme : « J’aime décrire mes livres à l’intérieur du livre que je suis en train d’écrire. Comme un désir d’avaler son propre univers. Je n’habite plus dans mon univers. C’est lui qui m’habite135 ». Cette dernière citation rappelle à la fois la structure de Je suis un écrivain japonais et le sentiment d’imprégnation que le narrateur ressent à la lecture de Basho : « Je termine le voyage de Basho dans le Nord du Japon pour découvrir que ce moine rusé voyageait plutôt en moi136 »; « Je rêvais qu’un jour, j’entrerais 131 Ibid., p. 92. D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 33. 133 Ibid., p. 16. 134 D. Laferrière, J’écris comme je vis: entretiens avec Bernard Magnier, p. 152. 135 Ibid., p. 133. 136 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 90. 132 42 dans un livre pour ne plus jamais revenir. C’est ce qui m’est enfin arrivé avec Basho137 ». L’univers de l’œuvre doit nous avaler jusqu’à ce qu’il fasse partie de nous, aussi bien que nous de lui, que plus aucune possibilité de démarcation ne soit possible entre l’art et la vie. L’impureté identitaire se décline de multiples autres manières, et apparaît d’autant plus significative qu’au moment charnière de la venue à l’écriture, le narrateur affirme : « On s’apprête à devenir tous les autres138 », évoquant un amalgame des célèbres « Écrire c’est devenir » deuleuzien et « Je est un autre » rimbaldien. Le livre procède à une fragmentation du sujet : l’identité se démultiplie par l’intégration du discours social (clichés et nationalismes culturels), l’intertextualité, l’intermédialité, le mélange des genres, les mutations au niveau de l’énonciation (l’affirmation du « je », mais en même temps sa fragmentation). À travers toutes ces stratégies littéraires, l’autofiction permet à l’autoreprésentation de se situer dans un refus de l’unité et de la finitude, entraîne le mouvement perpétuel du sujet et du texte et participent à faire sauter la frontière entre l’intime et le social. En contraste avec le « Moi uni et cohérent » présent dans les autobiographies conventionnelles, l’autofiction permet de voir comment l’ipséité du soimême implique l’altérité à un degré si intime que l’une ne peut aller sans l’autre. Elle procure un espace de liberté propice à l’auteur qui cherche à dire, en même temps, tous les moi qui le constituent, dégageant la possibilité d’une expérience où se nouent l’universel et l’irruption du singulier. Conclusion Chez Laferrière, l’écriture, comme l’exil, est conçue comme un geste de déracinement, une traversée des frontières, une expérience de transgression des identités qui permet de réinventer ses généalogies, d’accéder à de nouveaux départs, et de ce fait à une liberté accrue pour l’individu. C’est en écrivant Je suis un écrivain japonais que l’écrivain devient un écrivain japonais. Par là, le livre offre une déclinaison sensible et originale du pouvoir performatif de l’écriture. Il permet au narrateur de réinventer ses origines en coïncidant avec une nouvelle naissance, dans et par l’écriture, une naissance librement choisie et non subie. Mais si l’identité japonaise est librement choisie, la question reste à savoir ce qu’elle 137 138 Ibid., p. 82. D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 17. 43 implique : « D’où l’interrogation fondamentale : C’est quoi, un écrivain japonais139? ». Le récit demeure ouvert sur ce point puisque, tout à fait dans l’esprit postmoderne, l’identité se pose davantage comme une question que comme une réponse, comme une quête infinie et plurielle, sans cesse à reconduire. Dans son article « Les grandes explorations », Mathieu Bélisle fait l’éloge d’autofictions joueuses dont la description colle parfaitement à Je suis un écrivain japonais : « Les récits de soi les plus intéressants se jouent des codes et des attentes, exploitent en parallèle d’autres genres et d’autres formes, proposent un point de vue parodique ou décalé, contiennent le germe de leur anéantissement140 ». Je suis un écrivain japonais multiplie les signaux par lesquels le lecteur est conduit à prendre conscience du fait que le texte est fabriqué, mais également que la réalité concrète est toujours médiatisée par des représentations culturelles. Ce livre nous rappelle que les nations sont des fictions et, par extension, l’identité un récit. Dès lors, l’individu et le texte apparaissent comme des variables insaisissables, mobiles et fluctuantes qui échappent à une saisie fixe et unique. C’est qu’à partir du moment où l’identité est envisagée par le prisme des enjeux narratifs et fictionnels qui lui sont propres, au lieu d’être astreinte au récit d’un nationalisme culturel, elle s’ouvre à toute la liberté créatrice et au potentiel fabulatoire qu’admet l’espace fictionnel. Je suis un écrivain japonais se clôt par un commentaire sur le chant des paysans haïtiens : « Je les regarde se donner en spectacle en pensant que les gens de la terre sont pareils partout. Enfermés dans leurs chants et leurs rituels141 ». Cette phrase constitue une clé du récit, puisqu’elle conjure la fragmentation (du réel et du sujet) à travers l’expérience concrète des rites collectifs, à la fois singuliers et universels. 139 Ibid., p. 21. M. Bélisle, « Les grandes explorations: portrait de la relève littéraire au Québec », p. 29. 141 D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 263. 140 44 Chapitre 2 Testament de Vickie Gendreau : l’impudeur comme liberté Publié en 2012 aux éditions Le Quartanier, Testament est le premier récit autofictionnel de la regrettée Vickie Gendreau, décédée d’un cancer du cerveau en 2013 à l’âge de 24 ans. Difficile de dissocier Testament, conçu en un été à la suite du diagnostic de cancer, de la vie de son auteure, puisque la prémisse du livre repose justement sur cette annonce fatidique : « Les médecins m’apprennent que j’ai une tumeur en nuage dans mon tronc cérébral. Les médecins cassent mon party. Les paillettes s’ennuagent142 ». L’imminence de la disparition semble avoir déclenché, orienté et justifié l’écriture de Testament, une œuvre qui « témoigne de l’urgence de vivre, d’écrire, d’être entendue143 ». La structure du livre est divisée en trois grandes parties : Pavillon A, Pavillon B, Pavillon C; on avance donc à travers le récit comme si l’on s’enfonçait dans un hôpital. À l’intérieur de ces trois parties, le texte se ramifie en plusieurs sections « legs », destinées à différentes personnes ayant marqué la vie de la narratrice (ami/e/s, anciens amants, membres de sa famille). Rappelant le document légal dont le livre porte le titre, chacune de ces sections s’ouvre par une adresse à un proche suivi de la liste de ce qui lui est laissé en héritage (objets matériels et symboliques, textes enfouis dans des clés USB). Chaque section « legs » est elle-même morcelée en segments très courts, qui prennent la forme de monologues alternant entre les prises de parole de la narratrice principale – les segments intitulés « VICKIE » ou ceux identifiés par ses différents avatars en .doc – et les prises de parole du légataire concerné. Cette structure narrative permet de voyager entre un temps où Vickie144 s’exprime dans le présent de l’écriture à travers les textes destinés à être distribués à ses proches après sa mort (et dans lesquels elle décrit son quotidien, sa maladie, ses souvenirs et sentiments), ainsi qu’un temps où Vickie est déjà morte, et où ses légataires, recevant l’enveloppe brune contenant leur héritage, réagissent à sa mort et à ses textes. 142 V. Gendreau, Testament, p. 19. A. Wilhelmy, « L’auteur n’est pas mort ». 144 « Vickie » référera ici à la narratrice et « Vickie Gendreau » ou « Gendreau » à l’auteure, même s’il est difficile de distinguer nettement ces instances qui se confondent dans la notion d’autofictionnaire. 143 45 Malgré le tragique de son propos, Gendreau ne tombe jamais dans une écriture larmoyante, son style dégage plutôt une grande vivacité. Certes, dans une certaine mesure, le texte est triste, dur, cru; la maladie, la mort, le corps qui flanche, les rêves brisés sont abordés sans détour. Mais l’écriture demeure festive : par les calembours, jeux de mots et néologismes, par une explosion libre des émotions, par le mélange des genres littéraires, des registres de langue, de l’anglais et du français, d’une pluralité de voix et de références littéraires des plus éclectiques. L’intertexte renvoie à François Villon, poète français du XVe siècle et auteur d’un long poème intitulé Le Testament, dans lequel Villon – qui est pauvre et fait face à la pendaison – lègue des biens qu’il ne possède pas à des gens qu’il déteste, se vengeant de ses ennemis en leur laissant des souffrances. Testament de Vickie Gendreau s’inscrit nettement dans cette tradition joueuse de détournement du genre testamentaire. Gendreau fait également de nombreuses références à Hubert Aquin, figure marquante de la littérature québécoise, qui partage avec elle la mort comme thème central et obsessionnel de son œuvre. Elle se réclame encore davantage de l’héritage de Josée Yvon, icône de la contre-culture québécoise, qu’elle rejoint par une esthétique sublime-trash mettant en scène les excès en tous genres. Gendreau s’identifie par ailleurs à Marie Uguay – morte aussi d’un cancer dans la vingtaine–, figure plus sobre de notre littérature, qu’elle rejoint par une écriture poétique et mélancolique nourrie à l’angoisse et aux regrets de ne jamais connaître le grand amour. Elle s’inspire enfin des Vagues de la célèbre écrivaine britannique Virginia Woolf pour la structure et l’aspect transpersonnel de Testament. Comme lecteur, on a l’impression d’être convié à une grande célébration de la littérature, de l’amour, de la sexualité, de la vie. Cet aspect festif ne rend pas pour autant l’expérience de lecture facile. Texte fragmenté, mettant en scène plusieurs voix narratives distinctes, qui dialoguent sans vraiment se répondre dans un style parfois plus près de la prose poétique que d’une narration conventionnelle, Testament nous livre une parole éclatée, insoumise, irrévérencieuse, et ce, même devant la mort. Dans ce deuxième chapitre, on verra qu’à travers la dimension intime et impudique de Testament se manifeste un certain discours d’émancipation de l’individu. À partir des théories développées par Gilles Lipovetsky, on analysera comment cela témoigne d’un processus d’élargissement de l’individualisme s’inscrivant dans une logique plus globale des sociétés postmodernes. En affichant ostensiblement une libération du langage, du sujet, 46 et du sexe, Testament contribue à déstabiliser ce qui reste de rigidité dans les normes sociales. Cette œuvre consiste en l’affirmation d’une idiosyncrasie, mais loin d’un retrait à l’intérieur du moi, elle fait part d’une tendance à dissoudre le monde des antinomies (réalité/fiction, homme/femme, public/privé, art/vie, soi/autre, etc.) pour émanciper l’esprit, échapper aux contraintes et tabous, affranchir l’imagination, décloisonner l’existence et la création. C’est par cette propension à transgresser les frontières – qui sera à mettre en lien avec la notion d’impureté proposée par Scarpetta et explorée chez Laferrière – qu’une autofiction comme Testament représente une expérimentation qui repose sur le dépassement des limites du moi, et qu’en ce sens, elle demeure subversive. Cette œuvre s’engage dans une démystification du métarécit patriarcal, ce qui concorde avec la notion de déconstruction des grands récits proposée par Jean-François Lyotard. Testament offrira également un terrain fécond pour l’analyse d’une forme renouvelée de récit du soi, où l’un ne peut s’énoncer que par projection en l’Autre, en dissolvant l’identité à travers des liens de généalogie (attestée ou symbolique). Ces récits, que Bruno Blanckeman qualifie de « transpersonnels », contestent les postures d’individualité singulières et sollicitent les identités de filiation. On verra que Testament, loin d’un ressassement nombriliste, complaisant et asocial, suggère que la connaissance de soi passe par la reconnaissance de l’Autre, en mettant en œuvre une structure polyphonique, qui prête alternativement la voix à Vickie et à ses proches; le sujet apparaissant alors, dans sa spécificité même, comme produit d’un entourage, d’une culture, d’une génération. Vers une esthétique de l’existence Vickie Gendreau a opté pour une mise en scène de soi, aussi bien dans son écriture (autofictionnelle) que dans sa vie (comme danseuse nue par exemple). Chez elle, il y a identification entre l’élément existentiel et l’élément esthétique, créant ce qu’il convient d’appeler une esthétique de l’existence, comprise comme domaine où l’existence et la socialité sont considérées comme phénomènes « esthétiques », au double sens d’objet de perception sensible et de produit d’un travail technique sur les apparences, d’un art. Cette conception de la vie comme œuvre d’art sera envisagée à la lumière de celle proposée par Michel Foucault et Gilles Deleuze. Dans Testament, une grande partie du récit porte sur le corps, l’autofictionnaire y dévoile son corps malade, son corps en traitement, son corps exubérant de danseuse nue, son corps sexuel, sexualisé et agressé sexuellement. Consciente 47 que son corps est réceptacle de signes et réservoir de valeurs, Vickie Gendreau met en lumière les enjeux poétiques et politiques qu’implique sa mise en scène. Analyser le fonctionnement narratif et performatif de son corps de papier de même que le désordre dont il se fait le messager permet de mieux comprendre les enjeux, individuels ou collectifs, culturels ou historiques, qui façonnent aujourd’hui l’objet corps. Vickie témoigne de son existence en réfléchissant à ce qu’elle a de quotidien et de banal, tout en faisant état d’une résistance à la normalité qui sous-tend une visée à la fois éthique, politique et esthétique. En instaurant un rapport particulier à soi, l’espace autofictionnel permet à l’individu d’explorer des lieux périphériques et inédits, des modes d’existence atypiques, de se créer une « autre » vie en évitant les territoires occupés par les différentes formes de normativités assujettissantes. Comme on le verra, cette vision de l’existence comme œuvre d’art entraîne une remise en question des oppositions entre réalité/fiction, vie/mort, art/vie, majeur/mineur, privé/politique. Réalité/fiction : « Never let the facts get in the way of the truth145 » Lors de ces apparitions médiatiques, Vickie Gendreau a confirmé plusieurs des éléments autobiographiques qui apparaissent dans Testament, de sorte qu’il est aisé pour le lecteur de faire des liens entre l’auteure et la narratrice. En entrevue à Tout le monde en parle146, Gendreau a ouvertement qualifié son entreprise littéraire d’écriture autofictionnelle; elle parle d’une « totale mise à nu », mais à la fois d’une écriture « inspirée de faits réels » – non pas stricte mimésis, donc. Cela a pour effet d’appuyer le statut « indécidable en bloc147 » de l’autofiction. La concordance onomastique – la narratrice principale s’appelle Vickie, comme l’auteure – facilite encore davantage le rapprochement. Testament s’éloigne de l’autobiographie conventionnelle et bascule du côté de l’autofiction en jouant sur l’ambiguïté qui réside entre fiction et réalité. D’abord, la multiplicité des points de vue implique nécessairement une part d’invention. La narration alterne entre la voix de Vickie, qui parle au présent de l’écriture à travers des textes laissés pour être distribués à ses proches après sa mort, et les voix de ces derniers, dans un futur où Vickie est déjà morte, et où ils réagissent à sa mort et à ses textes. Or, il est invraisemblable que l’auteure 145 Formule de Farley Mowat. V. Gendreau, « Legs littéraire » dans Tout le monde en parle. 147 M. Darrieussecq, L’autofiction, un genre pas sérieux, p. 378. 146 48 ait pu connaître et rapporter les paroles et pensées de ses proches après sa propre mort. Cela suppose une posture verbale impossible. L’individu Vickie Gendreau, on le sait, a écrit le livre en entier et a eu besoin pour cela d’être bien vivante, mais de s’imaginer morte, d’imaginer ses proches réagir à sa mort, ce qui confère un aspect fictionnel au récit. On retrouve comme chez Laferrière quelques accrocs à la vraisemblance, les centaines de fennecs qui envahissent le texte en représentent un exemple. Dans les segments narrés par Vickie, on remarque d’une part que plusieurs éléments encouragent une lecture référentielle; les passages qui travaillent à la fusion des postures narratives : « Je suis la bonne fille, je suis bien l’auteure de ce livre, j’ai accès au pavillon148 »; « Je t’expliquerai ça plus tard. Plus tard dans ce petit livre, dans ma petite vie149 », ou encore, les passages qui insistent sur la véracité des éléments rapportés : « Ça ne s’invente pas, tout ça. Rien ici ne s’invente150 ». Ces procédés contribuent à créer des effets de réalité, tandis que d’autres énoncés induisent à l’inverse des effets de fiction; les passages où la narratrice discrédite la valeur de vérité : « Je ne suis pas sur cette terre aujourd’hui pour être factuelle151 »; « La réalité m’ennuie152 »; « Je choisis d’entendre un mot sur deux. Parce que ça semble plus ludique s’imaginer que savoir153 ». Déjà, cette dépréciation du factuel au profit de l’imaginaire met en question la fiabilité narrative, ou du moins, sème le doute quant à la crédibilité de l’œuvre en tant que récit fidèle des événements de la vie de l’auteure. De plus, la perspective d’autres personnages remet en doute les propos rapportés par la narratrice : « [STANISLAS] Je lui ai dit qu’elle déformait mes propos154 »; « [STANISLAS] C’est faux. Je ne te crois pas. Tu n’aurais pas pris un taxi à quarante dollars […]155 », ou encore, nous présente Vickie en ces termes : « [RAPHAËLLE] Elle a toujours été une grosse menteuse156 », comme s’il s’agissait de mettre en garde de façon détournée le lecteur qui aurait tendance à interpréter le statut du 148 V. Gendreau, Testament, p. 11. Ibid., p. 18. 150 Ibid., p. 139. 151 Ibid., p. 31. 152 Ibid., p. 33. 153 Ibid., p. 46. 154 Ibid., p. 52. 155 Ibid., p. 55. 156 Ibid., p. 67. 149 49 récit comme purement factuel. En venant miner l’autorité de sa narratrice principale, le texte instaure une méfiance vis-à-vis de l’autorité du sujet parlant. Bien que l’excellente mémoire de la narratrice soit soulignée à plusieurs reprises, la mémoire est avant tout conçue dans Testament comme faculté qui oublie, ce qui souligne l’impossibilité de rapporter sa vie de manière exhaustive, et rappelle que « […] l’autobiographie n’est qu’une tentative pour accéder à une impossible sincérité face à la résistance du souvenir, du fait en lui-même, du moi comme référent insaisissable157 ». Par exemple, Vickie déplore que le souvenir de Thomas, un ami suicidé, ne lui revienne que par fragments, que par parcelles de vie évanescentes, insignifiantes, qui échappent. L’écriture est alors hachurée, trouée; les mots, les images semblent manquer pour restituer l’essentiel de la personne : […] je me souviens de cette soirée dans le sous-sol de ses parents la fois que,/je me souviens du site Internet qu’il avait créé pour raconter son voyage de deux ans en Chine […]/je me souviens d’avoir lu ses statuts Facebook […]/tu réussis à dresser la liste de tes souvenirs, mais tu sais que tu es en train d’en oublier, tu te fâches contre toi-même, contre ta mémoire de poisson rouge […] tu n’arrives pas à te souvenir de lui tout simplement, tu n’y arrives plus, c’est comme s’il avait déjà commencé à mourir bien avant […] Tu te souviens plus de toi avec lui que de lui avec toi158. Cette manière qu’a la narratrice d’appréhender l’être dans sa fugacité et sa discontinuité est emblématique de la vision postmoderne, celle-ci ayant contesté l’unité même de l’individu. Testament présente plusieurs écueils au contrat de référentialité qui détermine normalement la forme autobiographique; la multiplication des points de vue et la posture verbale impossible, la dépréciation du factuel, la non-fiabilité narrative et l’accent mis sur la faillibilité de la mémoire. Il semble que ce livre s’emploie à desserrer les repères et fondements du vrai, et par là, répond tout à fait au rôle de l’écriture autofictionnelle tel que stipulé par Marie Darieussecq : « L’autofiction met en cause la pratique “naïve” de l’autobiographie, en avertissant que 1’écriture factuelle à la première personne ne saurait se garder de la fiction […]159 », et, pourrait-on ajouter, que la fiction ne saurait s’envisager en dehors d’une certaine part de référentialité. L’autofiction se rapproche de la notion antique de parrhêsia (mot grec formé par le pronom pan [tout] et le verbe rein [dire] qu’on M. Darrieussecq, L’autofiction, un genre pas sérieux, p. 377. V. Gendreau, Testament, p. 74-75. 159 M. Darrieussecq, L’autofiction, un genre pas sérieux, p. 379. 157 158 50 peut traduire par « dire-vrai » ou « franc-parler »). Cette notion est reprise par Foucault qui la définit comme « l’ouverture qui fait qu’on dit, qu’on dit ce qu’on a à dire, qu’on dit ce qu’on a envie de dire, qu’on dit ce qu’on pense pouvoir dire, parce que c’est nécessaire, parce que c’est utile, parce que c’est vrai160 ». À la manière de la parrhêsia, l’autofiction est à la fois une technê, une technique, et un ethos, une manière d’être. Elle se fonde sur un mode de franc-parler ou de dire-vrai inséparablement lié à une certaine manière de vivre, qui fait de la forme même de l’existence une condition essentielle de ce dire-vrai. Par contre, l’autofiction s’oppose à la conception moderne de la vérité – pour laquelle le sujet accède à la vérité par la seule connaissance objective – en proposant une vision de la vie comme œuvre d’art, pour laquelle l’accès à la vérité requiert du sujet qu’il se transforme lui-même, qu’il travaille à devenir un sujet éthique, esthétique et politique de la vérité, à l’aide notamment de la fiction de soi. L’autofiction se conçoit donc comme recentrement de la vérité du côté de la praxis, du souci de soi et de la transformation du monde. Vie/mort : « Marie Uguay en tutu161 » En lisant Testament, il semble impossible de faire abstraction du contexte singulier – l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de l’écrivaine – dans lequel le texte a été écrit. La question de la mort s’avère déterminante, aussi bien pour l’écriture, dont elle représente le moteur et influence la structure, que pour la réception, alors qu’elle instaure un contrat de lecture à la fois puissant et troublant, faisant du lecteur le destinataire du testament de l’auteure. Celle-ci nous livre la chronique à la fois éclatée, humoristique et touchante de son combat contre une maladie mortelle : Je ferme les yeux, j’ouvre les yeux. Je suis à l’urgence. Je ferme les yeux, j’ouvre les yeux. Je suis encore à l’urgence. Je ferme les yeux, j’ouvre les yeux. Je suis en chemin vers le département de nécrologie. Je ferme les yeux, j’ouvre les yeux. Non, c’est neurologie. J’ai une haleine de fennec mort ce matin. Je repense à ce que l’infirmière d’oncologie m’a dit hier : Mets un condom, fille, il ne faudrait pas que tu tombes enceinte. Mon haleine sert de barrière. De me voir ainsi sur ma civière, ça ne te donne pas l’érection facile. Mon sein droit fait des clins d’œil aux visiteurs à travers mes cheveux. Mais pourquoi on voit ton sein droit non-stop de même? Ben, parce que je n’ai pas compris ma jaquette. C’est une nouvelle jaquette. Il y a des étoiles chinoises dessus. C’est full cute avec mon tutu. […] Ben oui, je porte un tutu dans ma chambre d’hôpital162. M. Foucault, « L’herméneutique du sujet », Dits et écrits II: 1976-1988, p. 348. V. Gendreau, Testament, p. 128. 162 Ibid., p. 17. 160 161 51 Dans cet extrait, la vie côtoie la mort et lui fait constamment des pieds de nez : par la brusquerie des phrases très courtes qui s’enchaînent et semblent témoigner d’un entêtement à vivre dans l’intensité, par la répétition des « j’ouvre les yeux » qui succèdent aux « Je ferme les yeux », par l’humour (le jeu de mots entre nécrologie et neurologie), la pulsion sexuelle (le sein qui jaillit, la possibilité de tomber enceinte), l’ambiance burlesque que Vickie s’entête à reproduire (le tutu sur la jaquette d’hôpital); tout invite à célébrer la vie tant qu’elle est là. Chez Gendreau, les fennecs, l’appellation « Marie Uguay en tutu » ou « princesse trash » semblent tenir lieu de représentants du sujet, leur symbolique rallie toujours un élément de brutalité (l’aspect sauvage du fennec – sorte de petit renard du désert qui se nourrit de scorpions, la mort prématurée de Marie Uguay, le trash) et un élément plus festif ou fantaisiste (l’allure attendrissante et surréaliste des fennecs, le tutu, la princesse). Par le mariage de ces éléments, Gendreau élabore une esthétique sublime-trash. Elle revendique un contact joyeux au réel, qui ne soit pas pour autant un leurre rassurant venant masquer ou lisser les aspérités de l’existence. Ainsi, dans Testament, la mort (même s’il est possible de la déjouer en en faisant surgir la joie, la beauté, la créativité) n’est ni voilée, ni oblitérée, ni complètement opposée à la vie. Elle apparaît plutôt comme une fatalité à laquelle il s’agit de faire face. Dans un cruel jeu de miroirs, la narratrice projette sa propre mort à travers celle de Thomas : Quelqu’un est mort, quelqu’un que tu as connu et ça ne t’empêche pas d’aller boire une bière entre amis, ça ne t’empêche pas de faire un wet dream pas possible où il y a un mec avec une fucking pastèque pour pénis. Tu te dis que toi quand tu vas mourir tu voudrais que les gens ne puissent pas faire ces choses-là, que ça ait plus d’effet sur eux. Tu veux, tu veux tellement pouvoir donner l’exemple, mais tu n’es pas capable. Tu es triste, mais pas assez. […] Tout ce dont tu es capable, c’est d’offrir tes condoléances à sa famille. D’acheter des fleurs, de dire « mes condoléances » et de prendre les gens dans tes bras au besoin. Mais, quand tu y penses, tu te dis que, si quelqu’un dans ton entourage mourait et que des tonnes de visages inconnus venaient te jouer ce numéro […] ça finirait par t’insulter qu’ils aient une haleine de bière et dans les yeux une queue bien bandée163. La frustration de Vickie devant son incapacité à retenir l’image de Thomas ou à réagir dignement à sa mort révèle sa propre angoisse à l’idée de disparaître, d’être rapidement oubliée, et dévoile l’enjeu central qui nourrit sa démarche d’écriture – réaliser une œuvre pour laisser une marque, une empreinte, afin de s’assurer d’être remémorée. Vickie admet que les mots sont impuissants à exprimer cet inconnu qu’est la mort, mais elle suggère de 163 V. Gendreau, Testament, p. 74-75. 52 tout de même s’y rattacher, car l’accession au langage permet de réfléchir à cette « possibilité de l’impossibilité d’être164 » : Thomas est mort aujourd’hui. Tu penses, mais tu ne penses pas. Ces phrases, quand c’était ton ami qui te les disait au téléphone, ce n’était pas trop pire, ça rentrait fort, ça faisait mal, mais ce n’était toujours que des phrases. Tu ne sais pas quoi dire, tu n’as rien à dire, tu sais que tu n’es pas obligée de dire quelque chose, mais tu essaies165. Le texte, en faisant passer la mort par la parole, la représentation, en fait quelque chose d’accessible, la fait appartenir à l’humanité, mais à la fois, il fait ressentir ce qui dans la mort échappe au symbolique, comment face à elle il n’existe ni gestes ni mots appropriés, par exemple, comment « mes condoléances » peut à la fois être la formule la plus juste et la plus impuissante. La littérature arrive, à travers la représentation elle-même, à faire sentir qu’il y a de l’irreprésentable, c’est ainsi qu’elle « renforce notre capacité à supporter l’incommensurable166 ». Grâce à son aspect fictionnel, Testament représente un espace où Vickie Gendreau peut affirmer : « Je suis morte », et dans le scandale de cet énoncé impossible, dans cet empiétement, cette dissémination de la présence/absence, le livre procure à l’impensable une amorce de sens. Testament répond donc à une double fonction; le désir de scénariser sa propre mort apparaît comme une façon d’apprivoiser sa disparition, et en même temps, de tenter de déjouer l’anéantissement en s’immortalisant de son vivant. Pour le sujet condamné mis en scène, l’idée revient à s’offrir une sépulture digne en bâtissant son propre tombeau littéraire. Andrea Oberhuber remarque que dans ce livre de deuil, le sujet demeure capable de puiser dans la mort un élan créateur : Le corps malade, atteint dans son intégrité par la tumeur au cerveau qui finit par essaimer les métastases partout ailleurs, fait éclater le corps du texte en une multitude de microrécits : ils s’enchaînent selon la logique d’un sujet apocalyptique souffrant, certes, mais capable de puiser dans la mort annoncée un élan créateur. Ce qui reste est un livre de deuil167. La conscience de la mort s’avère donc moteur d’action, puisqu’elle pousse l’individu à réaliser quelque chose qui laissera une trace. Dans son livre, Gendreau s’imagine ce que 164 M. Heidegger, Être et Temps. V. Gendreau, Testament, p. 61. 166 J-F Lyotard, La condition postmoderne, p. 17. 167 A. Oberhuber, « Corps expérience, corps limite dans l’écriture des femmes aujourd’hui », p. 88. 165 53 les gens diront d’elle après sa mort, qu’elle officialise et dramatise afin qu’ils y réagissent effectivement. Certains verront dans cette attitude le comble du narcissisme. Mais comme le narcissisme désigne selon la définition courante un « amour excessif porté à l’image de soi » (Larousse) et qu’il dérive de la figure mythologique de Narcisse, jeune homme qui serait tombé amoureux de son reflet dans l’eau au point d’en mourir noyé, ce terme connote un repli autodestructeur, une attitude stérile qu’il faut distinguer du repli nécessaire à l’ouverture et à la création, d’un souci de soi qui s’avère fécond, altruiste. Chez Gendreau, le désir de laisser quelque chose derrière soi ne relève pas que de l’ordre de l’orgueil ou de la vanité. Il rejoint également des questionnements ayant trait au sens de la vie. Qu’est-ce qu’on a fait là? Pourquoi on a vécu? Qu’est-ce qu’on laisse? Qu’est-ce qui reste? Ces questions reflètent un besoin d’échange et de partage, une volonté de participer à quelque chose qui nous dépasse, le testament venant souligner l’idée d’une chaîne, d’une transmission, pour redonner aux autres ce qu’on a pu accumuler comme dettes ou richesses (matérielles ou symboliques) au cours d’une vie. L’autofiction fait donc office de désirqui-donne, elle consiste en un effort pour affirmer sa liberté et pour donner à sa propre vie une certaine forme dans laquelle on peut se reconnaître et être reconnus par les autres. Cette projection dans la mort que représente Testament encourage auteure comme lecteur à entrer en dialogue avec soi-même, à apprivoiser son « être-vers-la-mort168 ». Comme le dit Aimee Wall, suite au décès de Vickie Gendreau, « her Testament performs its own title169 »; en délivrant à ses proches une image d’elle-même telle qu’elle souhaitait être remémorée, et qui, de par sa mise en forme littéraire, transcende l’histoire de l’auteure pour offrir à tous la trace d’une existence, non pas comme sujet, mais comme œuvre d’art. Majeur/mineur : « Les choses simples, ça brille170 » Le désir de laisser une empreinte, de transcender la mort par la littérature mène à une écriture de soi qui implique un accès à l’intimité et la quotidienneté de l’autofictionnaire : « Je te fais rentrer dans mon quotidien, mon intimité171 ». Vickie nous transporte à travers ses flâneries spatiales et intellectuelles, elle nous livre la toile de fond de son existence, son 168 « Être-vers-la-mort » (Sein zum Tode) est un concept développé par Heiddeger dans Être et Temps. A. Wall, Autofiction in translation: Translating Vickie Gendreau’s Testament, p. 37. 170 V. Gendreau, Testament, p. 131. 171 Ibid., p. 20. 169 54 ordinaire quotidien, pourtant, vu sa situation peu banale – être atteinte d’un cancer incurable à l’âge de vingt-trois ans –, cela donne parfois accès à l’ordinaire de l’extraordinaire, et teinte le quotidien d’une dimension dramatique. N’en demeure pas moins qu’avec cette voix narrative qui nous parle « […] de tout, de rien, de [s]es traitements172 », qui assume aussi bien ce que sa vie contient d’intensité, de banalité, de vulgarité, d’angoisses, de souvenirs et de fantasmes, l’autofictionnaire témoigne d’une vision du monde bien à elle, inscrite dans son temps et son mode d’appropriation du réel. Lorsque le quotidien s’impose comme objet littéraire, il prend des proportions qui n’ont plus à voir avec la signification voisine de zéro. La narratrice ébranle l’opposition entre le majeur et le mineur : « De tout, d’absolument tout, et de rien./Je vais me souvenir de tout, c’est obligé./Surtout des silences173 ». Comment expliquer aujourd’hui l’essor considérable de la pratique autofictionnelle autrement qu’en rapprochant la liberté qu’elle offre au sujet dans la recherche d’une voie/x singulière et l’aménagement d’une culture qui « […] légitime l’affirmation de l’identité personnelle conformément aux valeurs d’une société personnalisée où l’important est d’être soi-même […]174 »? Si l’autobiographie – dont Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau représente le modèle canonique – n’a pu apparaître qu’au sein d’une culture qui valorise l’individu, soit en parallèle avec l’avènement de l’état moderne et démocratique, le genre autobiographique demeure perçu comme « […] un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style175 ». L’autofiction, en donnant à n’importe qui le droit de se dire comme il ou elle l’entend, correspond à cette nouvelle phase dans l’histoire de l’individualisme dont parle Gilles Lipovestsky, qu’il associe à une démocratisation sans précédent de la parole. Pour Lipovetsky, cette deuxième révolution individualiste se poserait à la fois en rupture et en continuité avec la phase inaugurale des sociétés modernes; « […] c’est partout la recherche de l’identité propre et non plus de l’universalité qui motive les actions sociales et individuelles. […] la culture postmoderne est un vecteur d’élargissement de l’individualisme. […] Si donc le procès de 172 V. Gendreau, Testament, p. 143. Ibid., p. 149. 174 G. Lipovetsky, L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, p 14. 175 S. Doubrovsky, Fils, quatrième de couverture. 173 55 personnalisation introduit bien une discontinuité dans la trame historique, il poursuit néanmoins l’œuvre qui court sur des siècles, celle de la modernité démocratiqueindividualiste176 ». Dès l’origine du terme (Fils), l’autofiction a été conçue comme l’autobiographie revue par la psychanalyse, ce qui implique : la vérité du fantasme (le moi comme ligne de fiction), le refus de toute censure (une aventure du langage), et surtout, la coupure épistémologique (entraînée par la découverte de l’inconscient), qui brise l’unité du sujet classique en fragments épars. De plus, avec l’avènement de la psychanalyse, tout ce qui était autrefois considéré comme scories de l’existence (le sexe, le rêve, le lapsus, etc.) est dorénavant considéré comme significatif dans le champ du sujet. Cela est à mettre en relation avec l’idée que l’on retrouve chez Gendreau selon laquelle tout peut faire art, et qui participe à une déhiérarchisation et à une désacralisation des contenus artistiques qui, selon Lipovetsky, poursuit la tendance de l’art moderne à se mettre au service d’une société démocratique, relativiste et égalitariste : […] plus aucun moment n’est privilégié, tous les faits se valent et sont dignes d’être décrits […] la banalité, l’insignifiant, le trivial, les associations d’idées sont narrées sans jugement hiérarchique, sans discrimination, à égalité avec le fait important. Renoncement à l’organisation hiérarchique des faits, intégration de tous les sujets de n’importe quelle espèce, la signification imaginaire de l’égalité moderne a annexé la démarche artistique177. La narration de Testament procède tout à fait de cette manière, à un nivellement dans l’organisation des faits; perdre sa journée sur Facebook, prendre un repas d’hôpital, participer à une manifestation politique, assister aux funérailles d’un ami, tous ces événements sont décrits avec la même attention, tous sont à même de dégager une réflexion profonde ou d’engendrer une émotion poétique. Selon Lipovetsky, le fait que la spontanéité, les impressions fortuites, l’authenticité deviennent des valeurs artistiques et intimes marque la fin de la priorité de l’ensemble collectif sur l’agent individuel : Un individu libre à terme est mobile, sans contours assignables; son existence est vouée à l’indétermination et à la contradiction. […] l’individu peut apparaître, de ce fait, sous un aspect personnalisé, autrement dit fragmenté, discontinu, incohérent. Le roman […] ne présente plus des personnages portraiturés, étiquetés, dominés par le romancier; désormais ils sont moins expliqués que livrés dans leurs réactions spontanées […]178. G. Lipovetsky, L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, p 14. Ibid., p 128. 178 Ibid., p. 144-145. 176 177 56 Testament affiche ce caractère fragmenté, discontinu, incohérent du Soi et du texte. En témoigne cet extrait qui donne l’impression de suivre le fil décousu des pensées de Vickie : Les gens traversent et les gens qui traversent aiment ce que j’écris même si je n’écris plus rien. J’ai déjà assez écrit pour quelques jours encore. Je peux me permettre de ne pas faire grand-chose de ma soirée, de pleurer en écoutant de la musique triste. Mon spray net sent la lily des bois. Ma petite poudre pour les pieds aussi. L’humidité me le rappelle. J’ai rencontré une fille dans un rave qui s’appelait Lily. Elle avait un seul bras. On avait l’impression d’être des papillons. Lily avait juste une aile, mais papillon quand même. Aller dans mon cocon. Oublier le monsieur. Pour sortir et ne jamais finir saoule parce que trop triste. Trop triste pour oublier. Je tourne en rond179. Comme on l’observe dans Testament, la spontanéité décousue d’une écriture associative, bifurquant perpétuellement, s’avère plus apte à restituer la réalité brute de la vie, à rendre compte du foisonnement de la vie psychique, ses errements, ses trouées, ses contradictions, qu’un sujet autobiographique qui tenterait de construire un récit de vie chronologique, de placer sa parole et son histoire sous l’égide de sa raison. Si Lipovetsky soutient que dans notre « société “intimiste” qui mesure tout à l’aune de la psychologie, l’authenticité et la sincérité deviennent des vertus cardinales180 », précisons tout de même que la vision postmoderne s’emploie conjointement à remettre en cause les définitions traditionnelles de l’authenticité en abandonnant la recherche du vrai pur. L’authenticité postmoderne n’assume aucune véritable essence du sujet qui serait accessible par l’introspection; pour être authentique, ce dernier doit incessamment puiser dans le diagnostic critique du champ social les ressources d’une composition subjective émancipatrice. En s’employant à personnaliser et à égaliser les discours, en liquidant les valeurs de consensus universel, l’autofiction postmoderne s’inscrit toujours dans le devenir démocratique et individualiste de l’art. La démocratisation de l’expression et des contenus artistiques n’estompe cependant pas nécessairement la qualité littéraire et ne rime pas pour autant avec une vulgarisation ou un déclin de l’exigence esthétique et culturelle. Par exemple, on remarque chez Gendreau une recherche de beauté, d’intensité et de cohésion interne, par un effort de stylisation et de refiguration de l’existence. En sollicitant une forme de rapport privilégié à soi, l’autofiction rend possible l’invention de règles que l’autofictionnaire choisit de s’imposer, la mise en place de pratiques réfléchies et 179 180 V. Gendreau, Testament, p. 48. G. Lipovetsky, L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, p. 26. 57 volontaires par lesquelles il/elle cherche à se transformer, à se modifier, et à faire de sa vie une œuvre qui porte certaines valeurs éthiques, esthétiques et politiques. Ainsi, le style chez Gendreau est auto-assujetti à certaines règles, il se distingue par une voix/e à la fois festive, crue, impudique, impure et irrévérencieuse. Comme pratique de liberté, l’autofiction est mise en œuvre par des individus qui créent de nouveaux codes, pour euxmêmes, en fonction de certains canons collectifs. Il y a donc toujours un critère d’évaluation, mais c’est un critère qui mesure la qualité de l’écriture-vie à partir de sa capacité à développer son potentiel d’intensité et de créativité, et non par sa conformité à un code ou un idéal extérieur. La vie accède alors au caractère autotélique qui fait la spécificité de l’œuvre d’art : […] la postmodernité, en déconstruisant les dichotomies et en effaçant les frontières, collabore, entre autres choses, à une esthétique généralisée. Contrairement à la tradition qui considérait l’art comme un moyen de policer la vie, la sensibilité contemporaine voit, selon Susan Sontag, dans l’art un moyen d’étendre notre expérience de la vie. L’art pénètre la vie, il fournit les moyens d’un comportement nouveau, d’une esthétisation de la quotidienneté181. Art/Vie : « Le livre est mauve182 » Dans Testament, l’autofictionnaire commente son processus d’écriture de manière à ce que le lecteur puisse l’associer au livre qu’il a entre les mains : « Moi, je me souviens de tout, d’absolument tout. Me souvenais. Les temps de verbe, ça fait mal. Surtout quand ça te regarde et que c’est toi qui l’écris183 ». Cette correction du temps de conjugaison du verbe se souvenir, du présent vers l’imparfait de l’indicatif, surligne la posture verbale impossible, la manière dont l’auteure joue avec les temps de verbe pour s’écrire et s’imaginer au passé. Les différents personnages glosent également l’œuvre dont ils font partie, en témoigne ce passage où Stanislas s’adresse à Vickie : [STANISLAS] Fuck. Pourquoi je ne t’aime pas? Sérieux. Tu es parfaite. C’est ça que tu veux que je te dise? C’est un peu toi qui choisis. Tu prends mes cordes vocales, tu en fais du macramé. Tisse, petite conne. Tisse toujours plus. Fais-moi dire tout ce que tu espères entendre. Tisse encore, plus fort. Pendant que je fuck meow harder. Pas toi, une autre, une autre. C’est l’été, j’ai chaud184. 181 A. Kibedi Varga, « Le récit postmoderne », p. 11. V. Gendreau, Testament, p. 153. 183 Ibid., p. 37. 184 Ibid., p. 54. 182 58 Le métadiscours sur l’écriture a pour effet de mettre à nu la mécanique narrative. À travers la narration, l’auteure revêt les différentes voix de ses personnages comme des masques. C’est ainsi que le récit met en œuvre une polyphonie; chaque personnage a sa propre langue, sa propre syntaxe, sa propre vision du monde, chacun d’eux représente un regard différent sur Vickie. Mais ici, c’est paradoxalement la voix du personnage Stanislas qui vient dénoncer le fait de n’être rien d’autre qu’un des nombreux foyers de vision que la narration vient utiliser tour à tour, comme s’il se révoltait contre cette position d’hétéronomie. À travers cette mise en abyme, l’auteure nous rappelle que son personnage n’est qu’un leurre, que c’est encore et toujours elle qui parle, qui « tisse » le récit; même si elle tente de se mettre dans la tête et la peau d’un autre. Dans ce récit polyphonique, si la voix de Vickie occupe la plus grande place, c’est entre autres parce qu’elle refuse de prêter au lecteur l’illusion de référentialité du texte. Après la « mort de l’auteur185 », la réintégration de sa voix dans le texte ne peut se faire par un retour au conteur « naïf » et « omniscient », dieu tout-puissant veillant sur sa création et contrôlant ses personnages comme des marionnettes. Grâce au métadiscours, Gendreau met en scène le langage au lieu de simplement l’utiliser; son écriture montre les rouages de la fiction, en rompt les charmes, nous rappelle que tous les personnages du récit sont orchestrés par la voix auctoriale, qui, dépouillée des artifices du récit traditionnel, se présente comme vulnérable, attaquable, faillible et non fiable. L’autofiction exige l’implication et la manifestation, dans la plus grande transparence, de celui qui parle dans la vérité de ce qu’il dit, sans exclure la parole de l’autre qui lui est constitutive; il s’agit alors pour l’autofictionnaire de savoir comment reconnaître cet autre et quels rapports établir avec lui. Comme pour Je suis un écrivain japonais, le dévoilement de la structure et des processus de création de la fiction à l’intérieur même de l’œuvre aboutit à une déréalisation du récit, mais le fait d’assumer l’artifice de la fiction ne donne pas accès à une réalité concrète ou absolue, cela nous plonge plutôt dans une « guerre des reflets ». Dans Testament, les procédés métadiscursifs, au lieu de favoriser une distanciation critique pour le lecteur en brisant la « suspension consentie de l’incrédulité », entraînent surtout un effet d’immersion, alors que le lecteur est à la fois plongé dans l’univers diégétique de l’œuvre Proclamé par Roland Barthes dans « La mort de l’auteur », Le bruissement de la langue : Essais critiques IV et Michel Foucault dans « Qu’est-ce qu’un auteur? », Dits et écrits I :1954-1975. 185 59 et dans son espace de création, qui sont amalgamés. En effet, les procédés métadiscursifs doublés des nombreuses adresses au lecteur contribuent à éclipser la distance entre le livre et le lecteur, la littérature et la vie, par « la disparition de la contemplation esthétique et de l’interprétation raisonnée au profit de la sensation, la simultanéité, l’immédiateté de l’impact186 ». Cette proximité est mise en place dès le début du récit, alors que le personnage de Stanislas interpelle le lecteur : « [STANISLAS] Je tiens le livre entre mes mains moi aussi. Je vais le lire en même temps que toi. Moi aussi, je compte crier 187 ». Ainsi, le lecteur n’est pas un observateur externe, il est à l’intérieur même de l’espace littéraire, espace ouvert dans lequel il est sollicité, intégré. Au sein de l’œuvre, l’autofictionnaire commente son processus créatif et implique le lecteur dans ses réflexions, engage systématiquement sa participation : On dirait qu’il me faut changer de sujet tout le temps. Mais le sujet, c’est moi. Dire quelque chose d’intéressant. Sauter haut. Attention uniforme. Avec la petite étoile de récompense pour le style. J’ai mal aux jambes. […] Le sujet : pas intéressant. Mathieu dit que c’est le problème du lecteur. C’est lui qui choisit. Mathieu a peut-être raison. Mais je tiens à te dire que tu es beau, lecteur, que tu es belle, lectrice. Je suis fine de même 188. Il y a explicitation du propos : « le sujet, c’est moi » même s’il n’est « pas intéressant »189. Vickie a tendance à dévaluer ce qu’elle écrit, le lecteur a accès aux moments de difficulté et de remise en doute qu’engendre le processus d’écriture : « C’est désolant, navrant, follement difficile de se voir opérer cette machinerie lourde qu’est la langue française avec des mains pleines de pouces190 »; « Maudit que c’est plate, écrire. Tu pues toute seule dans ton coin. Tu es tout le temps dans ta semaine. Personne ne veut te parler, personne ne veut te fourrer. J’aimerais ne jamais avoir commencé à écrire191 ». Hésitante, faillible, fragmentée et non fiable, la voix narrative se fait autoréflexive, elle se surveille, se commente, et thématise dans ce métadiscours la difficulté de s’exprimer à travers l’écriture. Alors que Laferrière revendique haut et fort le statut d’écrivain, Gendreau exprime la difficulté de tenir le pari de la littérature – qui relève d’un temps de la profondeur, de la durée et de la consécration – à une époque où plus rien ne s’impose comme durable ou G. Lipovetsky, L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, p. 139. V. Gendreau, Testament, p. 11. 188 Ibid., p. 82. 189 On croirait entendre Montaigne qui écrit « Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n'est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain » dans la préface des Essais. 190 V. Gendreau, Testament, p. 83. 191 Ibid., p. 87. 186 187 60 supérieur, où tout glisse, tout s’accélère et se démultiplie. Comme on l’observe dans Testament, l’énonciation se caractérise par un processus d’autoreprésentation à travers lequel « la pulsion du dire se fait entendre dans une profonde et incommensurable vulnérabilité192 ». Ce procédé se voit démultiplié dans la littérature contemporaine, et exprime un refus postmoderne des notions de contrôle, d’unité, de clôture, d’absolu, qui désacralise le concept même de littérature. De plus, chez Gendreau, l’insécurité et l’importance accordée à la fonction phatique qu’exprime la voix narrative à travers le métadiscours et la multiplication des adresses au lecteur (par lesquelles elle ne cesse de vérifier la communication, le lien avec le destinataire) semblent illustrer à la fois la difficulté et le besoin de maintenir une coprésence. Ce désir « d’être avec » rappelle la position particulière de l’énonciatrice, pour qui préserver le contact, la conversation avec le lecteur représente une victoire page après page sur la mort. Dans Testament, plusieurs détails restent incertains, l’auteure multiplie les ellipses et les contradictions, et n’hésite pas à laisser certains faits sans explications. Encore une fois, à travers le métadiscours, l’auteure apparaît tout à fait consciente de cet effet d’opacité : « Je te comprends, Samson, de me reprocher de raconter mes histoires en nommant toutes les parties impliquées même si le lecteur ne les connaît pas. C’est vrai que ça gosse 193 », « [MAMAN] Je n’ai rien compris au livre de Vickie. Son ami Mathieu va m’aider à extraire le sens de ce document194 ». Aimee Wall remarque ce degré d’hermétisme, qu’elle associe à un sentiment d’urgence ainsi qu’à la nature privée de l’écriture testamentaire : An autofiction in the face of death has a particular urgency, here reflected in both content and form. Occasional phrases or sections that are puzzling or unclear to the reader feel like references or jokes we’re not privy to, or snippets of past conversations for which we don’t necessarily have context. The occasionally frenetic nature of the text, and these moments of opacity, feel like the result of working with one eye on a clock ticking too loudly […]. The testament, by its very nature, is a text written for and even directly addressing a small audience well known to its writer (Benedikt 1998). Here we have a testament that is shared far beyond its named “beneficiaries” to a wider reading public and thus becomes almost two texts: the one read by those who knew the author, and the one read by those encountering the book itself first195. 192 J.M Paterson, Moments postmodernes dans le roman québécois, p. 19. V. Gendreau, Testament, p. 28. 194 Ibid., p. 108. 195 A. Wall, Autofiction in translation: Translating Vickie Gendreau’s Testament, p. 9-10. 193 61 Ainsi, la filiation vie-mort-écriture va jusqu’à influencer l’énonciation, par l’élaboration d’une écriture frénétique capable de transmettre l’urgence, tant ses sauts, sa concision, sa cadence la font courir en phase rythmée avec une vie écourtée. Sans tomber dans une illisibilité radicale, l’auteure maintient un flou, un brouillage qui nous fait éprouver comment tout récit de soi exige un jeu entre zones d’ombre et d’éclairage, et comment toute jouissance du texte s’accompagne d’une certaine perte de contrôle. On pourrait certes arguer que Testament, œuvre dont le sujet est l’auteure elle-même et dont la matière est consciemment rendue peu accessible au lecteur, résulte d’un narcissisme avide d’expression de soi qui serait le propre d’une désubstantialisation postmoderne : […] plus la subjectivité est sollicitée, plus l’effet est anonyme et vide. […] C’est cela précisément le narcissisme, l’expression à tout-va, la primauté de l’acte de communication sur la nature du communiqué, l’indifférence aux contenus, la résorption ludique du sens, la communication sans but ni public, le destinateur devenu son principal destinataire196. L’opacité qui se dégage de Testament constitue moins un repli dans l’intimité solipsiste de l’auteure, au point où elle serait la seule à pouvoir se comprendre « le destinateur deven[ant] son principal destinataire », qu’une manière efficace d’exprimer la subjectivité insaisissable, la fragmentation disparate du sujet postmoderne, en opposition avec une conception du sujet unifié, souverain et transparent à lui-même. Si, à travers l’autoreprésentation et l’opacité, Testament dit à la fois quelque chose de l’individualisme et de la fragmentation du sujet contemporain, on ne peut en rien accuser cet ouvrage d’une coupure au monde ou d’une désubstantialisation narcissique, puisque précisément, il adhère à son époque tout en prenant la distance nécessaire pour montrer les rouages d’un présent qui facilement nous entraîne et nous aveugle. De plus, par sa manière d’alimenter un certain degré de brouillage et de confusion, l’écriture de Gendreau permet de laisser une place à l’interprétation du lecteur, dont la participation devient impérative. L’effet de connivence et de proximité que procurent le métadiscours, les adresses au lecteur ainsi que le caractère ambigu et ouvert de l’œuvre favorisent un contact entre l’auteure et le lecteur, alors que la lecture participe à l’hétérogénéité de l’autofiction. Le lecteur est sans cesse interpellé, mais aussi sans cesse renvoyé à lui-même, appelé à remettre en question ses propres comportements, ses propres jugements, d’autant plus que les situations rapportées peuvent être partagées par plusieurs jeunes adultes. Cela contribue à l’affirmation d’une 196 G. Lipovetsky, L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, p. 23. 62 identité entre les êtres et donne tout son sens à l’adage « lire, c’est aussi se lire ». Ainsi, l’aspect spéculaire et opaque de Testament tient moins de la nature profondément narcissique de l’ouvrage que d’un renversement du jeu des positions entre sujet et objet, réalité et fiction, pratique et théorie, public et privé, corps de soi et corps de l’autre. En brouillant ces frontières, Gendreau emprunte la voie fondamentalement impure de la création postmoderne. Il y a indéniablement chez Gendreau un souci de travailler avec son temps, de dire quelque chose qui dépasse sa propre personne, exigence qu’elle reproche aux autres auteurs de trop souvent escamoter : « [MATHIEU] C’est elle qui demande. Are you worth our time?197 ». Le métadiscours admet l’émergence d’une pensée réflexive et autocritique de l’auteure sur son propre texte, une forme d’hyperconscience de l’écriture indissociable d’une investigation portant sur les critères, les fonctions, les constituants de la création, avec pour conséquence une ouverture permanente des frontières de l’art. Une réflexion sur la littérature actuelle ainsi qu’une critique des différentes postures littéraires se poursuivent en particulier dans la section « legs » adressée à Mathieu. Sont incriminées; une littérature québécoise nationaliste aux relents felquistes – le « Black albinos » semblant faire référence aux Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières : Toi le poète québécois de souche, dans la soirée mondaine. Tu dis sans cesse que tu as une grosse graine. Que tu es comme un Black albinos. […] Tu fourres le monde dans les trous d’yeux, dans les oreilles, mais jamais dans la tête. Tu ne dis jamais rien d’important. Tu joues à touche-pipi avec la littérature198 ; une littérature inspirée des courants romantique, symbolique ou surréaliste véhiculant une image idéalisée de la femme : [MATHIEU] Je suis tanné de lire ces foutues strophes où monsieur parle de cette nymphe, ce sexe tellement magique, unique, pas croyable, le meilleur de ta vie, toujours le nouveau meilleur de ta vie. Tu arrives à la fin du recueil les couilles vidées, les mains collantes, mais tu as encore faim199 ; une littérature grandiloquente, qui adhère aux conventions de la belle forme du style : Peut-être aussi toi, qui hausses le ton, qui accélères le rythme dans le passage pour les mots qui comptent double. S’emberlificoter, consciencieusement, obséquieux, […]. Fièvre latine! À pomper le gland du dictionnaire! Le prix du meilleur lexique, sur la table à l’entrée 197 V. Gendreau, Testament, p. 132. Ibid., p. 126. 199 Ibid., p. 127. 198 63 de la Bibliothèque nationale, service piquette du Ministère et plateau plein de vieux fromages ayant appartenu à tous les poètes du siècle, mais qui goûtent sweet fuck all200 ; La liste continue ainsi jusqu’à ce que la narratrice articule une critique globale du champ littéraire, qu’elle compare à un jeu de Pacman dont les acteurs ne font que se calquer les uns les autres, reproduisant les formes du passé : Tous à nous manger les uns les autres avec nos textes et nos livres. Tous, à réchauffer les restants des uns des autres, de décennie en décennie, on est devenu de si brillants microondes. À tous, je demande : Est-ce que Pacman est un jeu qui se joue seul? Est-ce qu’à mille on peut gagner ne serait-ce qu’une partie? Est-ce qu’on ne serait pas tous en train de perdre notre temps201? Avec beaucoup plus de véhémence que Laferrière, Gendreau exige de la littérature qu’elle fasse entendre la spécificité de son époque, aussi absurde et éphémère soit-elle. À une littérature béate et prévisible, qui tourne à vide, figée qu’elle est dans des carcans, Testament oppose une littérature joueuse et déconcertante, qui fait ce qu’elle veut, mais qui prend des risques, qui n’est pas formatée, qui pense le monde et qui se pense. L’autofiction ne passe pas seulement par un propos, mais par une manière d’être et de dire qui se manifeste dans son aspect extérieur, par la revendication d’un style de vie/écriture atypique. Elle fait de la forme même de l’existence et du texte une façon de rendre visible la vérité de ce discours (par une liberté dans les gestes, dans le corps, dans la manière de s’habiller, de se conduire et d’écrire; par un éclatement du langage, de la phrase, une liberté dans la ponctuation, la syntaxe et dans les thématiques abordées). Gendreau revendique cette insurrection dans la forme : « […] même avec tous les adverbes du monde, jamais propre. […] Jamais noble. Jamais bien, jamais à l’aise, jamais bien racontée. Jamais comprise, compréhensible, appréhendable. Je suis cette littérature punk, androgyne, animale202 ». Alliant oralité brutale et réalités crues, elle arrive à poétiser les tabous entourant la maladie et la mort, à magnifier les abjections liées aux corps féminins, par l’exploration transgressive des limites de l’obscénité. On verra comment Testament fait surgir l’horizon d’un monde autre dont l’avènement supposerait la transformation du monde tel qu’il est : faire advenir ce monde étant une tâche politique, à entendre ici comme travail continuel sur soi et exigence insistante face aux autres. 200 V. Gendreau, Testament, p. 131. Ibid., p. 132. 202 Ibid., p. 117 201 64 Privé/politique : « Pour faire s’écrouler des empires d’un coup de rein203 » Testament revêt les dispositions d’un acte d’impudeur. Contrairement à Je suis un écrivain japonais, le lecteur apprend de nombreux détails sur les relations interpersonnelles de l’autofictionnaire, ainsi que plusieurs éléments très intimes sur sa vie, certains inconnus jusqu’alors de son entourage le plus proche : « [MATHIEU] J’ai tant de choses à digérer. Mon amie s’est fait violer, est devenue pute puis est morte204 ». La recherche d’un caractère provocant s’affiche à travers l’élaboration d’une esthétique de « réalisme grotesque », qui rend compte de l’expérience du corps féminin dans sa dimension matérielle (digestion : « Je rote, what the fuck./Peut-être que je réagis au chili, sieste post-repas205 », vie sexuelle : « Je vais devoir racheter des batteries pour mon dildo206 », menstruation : « Je suis en train de changer mon tampon à la sortie d’un dépanneur de la rue Duluth207 »; avortement : « Tu n’aurais jamais rencontré mon fils. Advenant. Je les ai avortés tous les trois208 », maladie et mort : « Je suis obligée d’avaler plus de pilules, plus souvent, pour éviter d’avoir le sentiment de mourir209 »). Ce côté « tout-dire » d’un « je » exhibitionniste s’inscrit dans une mouvance propre à l’autofiction féminine210, qu’il est possible d’interpréter d’un point de vue féministe : Du point de vue thématique, nombreuses sont celles qui ont voulu rendre compte de l’expérience du corps féminin dans toute sa matérialité (règles, accouchements, plaisirs érotiques, etc.) et traiter des relations interpersonnelles (amoureuses, familiales, etc.) du point de vue féminin. Ce faisant, elles participent à la déconstruction de la fiction qu’est l’éternel féminin et ajoutent leur vision du monde à un discours trop souvent monopolisé par les hommes211. Testament participe ainsi de l’idée féministe selon laquelle la vie privée est politique. La narratrice procède à un rabaissement du pouvoir et du sacré et revendique des comportements visant la profanation de ces éléments par une violation des conventions : « J’ai choisi le bébé doll dans la pile de linge noir. Je suis allé aux funérailles avec ça sur 203 N. Arcan, Putain. V. Gendreau, Testament, p. 124. 205 Ibid., p. 77. 206 Ibid., p. 57. 207 Ibid., p. 15. 208 Ibid., p. 19. 209 Ibid., p. 139. 210 Voir Annie Ernaux, Christine Angot, Catherine Millet, Virginie Despentes, Chloé Delaume, Camille Laurens, Nina Bouraoui, Nelly Arcan, Marie-Sissi Labrèche, etc. 211 M-F. Raymond-Dufour, Prolégomènes à l'autofiction au féminin, p. 2. 204 65 le dos. Oui, je suis ce genre de fille. Un peu salope. Tu aimes me haïr 212 ». La narratrice assume pleinement son côté impudique, indécent : « Je ne suis pas gênée. Du front tout le tour du frigo213 ». Le souci de soi semble la conduire à se définir à côté des références morales normatives, à s’affirmer en jouant, par déviation légère, avec les modes d’être culturellement imposés. Une évidence de liberté, qui dépasse la simple franchise, mais prend valeur d’affranchissement, constitue à cet égard le label narratif de Gendreau. Lorsqu’elle décrit l’expérience corporelle et érotique, l’autofictionnaire convoque un registre oral, souvent vulgaire. Elle utilise volontiers des expressions explicites comme « la chatte », « la noune », « la plotte », et affiche sans gêne et sans détour son appartenance au milieu du travail du sexe : « Je suis une pute. Je fais la pute cette semaine. Pas le choix, trop de dépenses […]214 ». On dénote, dans le prosaïsme du ton et du vocabulaire, un refus de dramatiser ou de victimiser l’image associée à ce genre de travail, tout autant qu’un refus de l’amoindrir dans une image aseptisée qui tendrait à faire oublier que les prostituées sont punies et marginalisées dans notre société. Les insultes à connotation sexuelle normalement utilisées pour humilier les femmes – pute, salope, etc. – se voient revalorisées chez Gendreau, qui se les réapproprie en les intégrant à un langage brut et coloré capable d’exprimer un rapport à la sexualité libre et assumé. Cette resignification représente un exemple de l’agentivité linguistique dont parle Judith Butler dans son ouvrage Le pouvoir des mots: politique du performatif. En effet, dans Testament, le « revirement de l’injure » que subit la catégorie pute s’apparente à la réappropriation positive qu’a connue le mot « queer »; un terme, qui sert au départ à insulter un groupe, est repris par ses membres dans un contexte nouveau, positif ou du moins affirmatif, puisqu’il permet de s’arroger le privilège de se définir soi-même, qui leur était interdit en tant qu’accusé/e/s. Pour rendre compte de la portée subversive de la resignification en œuvre chez Gendreau, il est important de faire retour sur la manière dont le stigmate de la putain s’est érigé en discours de haine et en instrument de contrôle social sexiste. Il existe traditionnellement des critères de vertu différents pour les hommes et pour les femmes. L’honneur ou la vertu féminine est associé à la « pudicité », la « pureté », l’« innocence », la « chasteté », 212 V. Gendreau, Testament, p. 37. Ibid., p. 52. 214 Ibid., p. 57. 213 66 mystifications qui dissimulent un contrôle social sur les femmes. En effet, de tels idéaux rendent toute une série de libertés – l’autonomie sexuelle, la mobilité géographique, l’initiative économique et la prise de risque physique – incompatibles, pour une femme, avec la notion de légitimité, alors que les mêmes comportements confèrent aux hommes le respect. Étant forgée sur les désirs du dominant, la norme dans notre société est toujours définie par et pour l’homme, et reproduit les archétypes d’un éternel féminin qui déchire les femmes entre deux catégories incompatibles et réductrices : les mamans (discrètes, pudiques, dociles, dévouées) et les putains (sensuelles, exubérantes, tentatrices). Comme l’explique Gail Pheterson : « Ce qu’implique l’accusation de putain est le crime d’impudicité. […] Le stigmate de la putain est un instrument tout prêt d’attaque sexiste contre les femmes jugées trop autonomes, qu’il s’agisse de se défendre ou simplement de s’exprimer […]215 ». Si se dissocier du label de « putain » implique pour les femmes de se départir des libertés réservées aux hommes, la narratrice de Gendreau, méfiante quant aux coûts de la légitimité, préfère assumer sans honte le statut de putain et faire valoir l’impudicité comme une liberté. Précisons que la narratrice est loin d’affirmer que le sexe tarifé est une activité anodine pour n’importe quelle femme et dans n’importe quelle condition : « Il faut faire cette job pour les bonnes raisons. Sinon kaboum, keshing l’estime de soi, bye la douceur de la peau du cul. Tout prend le bord216 ». Par contre, ce travail s’avère pour elle gratifiant. Elle décide donc de faire fi du mépris social en assumant le geste scandaleux de pousser ses proches à la voir s’exhiber. En effet, avant de les quitter, la narratrice tient à ce que ceux qu’elle aime puissent se souvenir d’elle sous toutes ses facettes. Ainsi, vers la fin du livre, elle invite ses amis, son frère et sa réticente maman à assister à une de ses performances de danseuse nue. La fierté en ses mouvements, le plaisir qu’elle retire de ce rôle ainsi que le pouvoir dont elle se sent alors investie sont mis en évidence, apparaissent de manière palpable, voire contagieuse : « [ANNA] Je la regarde tourner autour de son poteau avec ses fuck-me boots et ça me calme. C’est ainsi que je veux la voir dans mes souvenirs. Gold et nue217 ». Cette représentation positive du travail du sexe montre qu’il ne constitue pas en soi une violence 215 G. Pheterson, Le Prisme de la prostitution, p 17. V. Gendreau, Testament, p. 16. 217 Ibid., p. 147. 216 67 faite aux femmes – si elles sont consentantes et bien rémunérées –, que c’est plutôt le contrôle exercé sur elles qui est violent, cette faculté de décider à leur place de ce qui est digne et de ce qui est dégradant. La peau de Vickie s’exhibant à nous continuellement nous oblige à réfléchir sur ce que signifie la peau dénudée d’une femme dans notre société; alors qu’elle est souvent présentée sous un « male gaze » et associée à une soumission ou une aliénation, lorsqu’elle émane d’un processus d’autoreprésentation et de réappropriation, on s’aperçoit qu’elle peut devenir une présence familière, apaisante, émancipatrice. Pour une jeune femme, écrire sur le corps et le travail du sexe d’une manière aussi décomplexée, sans fournir ni d’excuses, ni de défenses, ni d’explications, demeure un geste politiquement engagé. Parce qu’il a toujours été rabaissé, policé et contrôlé, le rapport affranchi de la narratrice à son propre corps est vecteur d’agentivité et de puissance pour toutes les femmes. Le parti pris de l’impudicité correspond à un positionnement stratégique qui permet non seulement au sujet-femme de refuser les termes du contrôle social sexiste érigé autour des concepts de « prostitution » et de « prostituée », mais également d’en exhiber les mécanismes. La prise de parole en tant que femme et prostituée permet à celleci de devenir sujet dans l’Histoire, de passer d’être « parlé » à « parlant », c’est en ce sens que la narratrice préfère être indécente qu’invisible, choquer plutôt qu’être ignorée. Malgré ce penchant subversif, si l’on s’attarde à la réception critique et médiatique de Testament, on ne remarque que propos bienveillants à l’égard de l’histoire tragique de l’auteure et éloges quant à son style; nul n’a crié au scandale, au grotesque ou à l’indécence. La mort imminente et prématurée de l’énonciatrice semble l’avoir placée dans une position intouchable, car « [d]ans un testament on est libre218 », non seulement le/la condamné/e n’a plus rien à perdre, mais personne n’oserait mettre des limites idéologiques ou axiologiques à ses paroles, le scandale de la mort venant annuler tous les autres. Cela expliquerait l’immunité qu’a connu Gendreau relativement à d’autres écrivaines tout aussi « scandaleusement intime[s]219 ». En outre, cela vient peut-être confirmer le constat de Lipovetsky selon lequel l’un des traits de l’ère postmoderne serait que la transgression ne choque plus. Avec le relativisme contemporain, faire scandale devient difficile, mais il 218 219 G. Dustan, Nicolas Pages, p. 397. N. Arcan, Putain, p. 2. 68 demeure possible de déconstruire et déstabiliser les codes, conventions, usages et diktats sociaux intériorisés par les individus au moyen de pouvoirs de plus en plus pénétrants, invisibles, se présentant comme bienveillants. La subjectivation à l’œuvre dans Testament participe d’une poursuite postmoderne de l’effort féministe de dénaturalisation des oppositions sexuelles et de démystification du métarécit patriarcal, qui rejoint la notion de déconstruction des grands récits proposée par Jean-François Lyotard. En effet, la catégorie « filles » apparaît clairement dans le récit comme construction sociale. Le bavardage, les coquetteries, voilà ce qui se dévoile comme comportements appris, inculqués comme féminin : « Les filles, ça fait ça, des compliments, quand ça rencontre d’autres filles pour la première fois. C’est comme un mécanisme220 »; « Les filles, ça fait juste ça, raconter et chialer221 ». Lucide quant à la nature performative du genre, la narratrice choisit de jouer le jeu de la féminité et de la séduction. Dans la mesure où elle reste consciente que c’est un rôle qui ne la définit pas entièrement, mais dont ellemême peut tirer profit et plaisir – car la séduction et l’érotisation ne sont pas en soi des contraintes pénibles, certain/e/s le font par choix, c’est l’obligation en tout temps et pour toutes les femmes qui est dégradante –, Vickie réussit à retourner ce rôle pour son compte : « Au moins, au travail, je peux me lover dans cette image boursouflée de moi-même, je peux jouer la danseuse étoile, la super bombe sexuelle. L’haïssable, la tannante, la in-anaughty-mood. Et faire de l’argent […]222. » Pour la narratrice, la connaissance et la maîtrise des règles de son genre n’est pas nécessairement le signe d’une incapacité à se définir soi-même, puisque cela lui permet de gagner en puissance et en autonomie, et d’ainsi dégager les ressources nécessaires à une réappropriation de soi à travers l’acte du discours, espace où l’autofictionnaire met en œuvre sa singularité, déconstruit les idées reçues concernant les femmes et ébranle la place du sujet maître. Vickie rapporte que son ex Stanislas, soulignant l’incompatibilité qui réside entre la femme et l’écriture dans leur réception sociale, compare ce duo à un chat qui joue du piano : « Tu as dit : Je trouve ça cute une fille qui écrit. C’est comme un chat qui joue du piano. Tu as 220 V. Gendreau, Testament, p. 140. Ibid., p. 27. 222 Ibid., p. 64. 221 69 dit que c’était une joke, j’ai dit que ce n’était pas drôle223 ». Se sachant prise dans un système complexe de significations sociales et sexuelles, Vickie propose d’y résister de l’intérieur via une logique de monstration hyperbolique à travers laquelle les codes de la féminité et de la masculinité se dévoilent comme construction, voire mascarade : Mais dorénavant, oui. Je vais mettre du beau linge pour écrire. Je vais me friser les cheveux, me faire les sourcils, le bikini aussi. Je vais mettre de la musique de fille et sautiller. Je vais avoir l’air d’un plumeau sur l’ecstasy. Meow. Je vais porter mon écusson du festival de l’amour sur mon cœur. Ma poitrine va goûter la fraise ou la rhubarbe. La jugulaire inopinée pulse. Adjectif fancy suivi de verbe dont j’ignore la signification. Je suis cute, n’oublie pas. Les soldats auront des épées de mousse. Moi, je serai jolie. […] Paupières colibris. Je vais te laisser tâter ma politique avec tes gros doigts poilus de mâle224. Comme Laferrière, Gendreau déjoue les stéréotypes en les surjouant. La narratrice ironise en voulant répondre exagérément aux impératifs de son genre, soit une multitude de comportements encouragés, renforcés et genrés au féminin : être coquette, candide, inoffensive, toujours en position de subordination pour flatter ou ne pas froisser l’orgueil masculin. Le ton ironique et hyperbolique met au jour l’aspect construit de ces conventions et dévoile l’aliénation qui en découle. Le fait de dénoncer cette oppression est une preuve en soi de lucidité et d’un décodage efficace du discours social entourant le féminin – ainsi que de la fabulation à son origine. L’autofictionnaire prête son corps à la déconstruction de ces idées reçues : « C’est que je n’écris que par mélancolie et fureur, et ça ce n’est pas cute. Je ne suis pas cute quand j’écris. Je pleure. Je morve. Ça éclate. Pas cute. Pas meow225 ». Elle s’approprie pourtant l’image du chat qui joue du piano et, par la répétition des « Meow, piano », semble vouloir illustrer sa capacité à maîtriser les domaines socialement opposés d’une féminité conventionnelle et du discours intellectuel : Cambre ton dos, petite fille. Tape tes formulaires d’impôt le dos cambré. Tape tes petits textes fâchés le dos cambré. Pète ta coche le dos cambré. Meow, piano. Je n’ai pas essuyé la limonade qui a coulé par terre. Je vais me lever. Bonne à marier. Je vais cuisiner, un coup partie. Je prépare une batch de chili226. Cela produit l’image paradoxale d’un être contraint, dressé à séduire et à entretenir l’homme, mais capable à la fois d’investir le domaine de l’esprit et de prendre parole pour dénoncer la violence qui lui est faite, de se révolter à travers le discours. Le sujet du 223 V. Gendreau, Testament, p. 51. Ibid., p. 51. 225 Ibid., p. 51. 226 Ibid., p. 53. 224 70 féminisme dans Testament correspond à celui théorisé par Teresa de Lauretis : « en même temps dans et en dehors de l’idéologie du genre, conscient de l’être, conscient de cette double tension […]227 ». Cela concorde également avec la définition du postmoderne de Linda Hutcheon, qu’elle associe à la notion de duplicité, à un mouvement qui relève simultanément de la complicité et de la critique228. On peut faire un lien avec la manière dont Dany Laferrière articule un antiracisme en se positionnant à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des discours de stéréotypes culturels. Il semble évident qu’une prise de pouvoir s’opère à travers l’écriture autofictionnelle, territoire où la réflexion du sujet minorisé devient possible. L’artiste joue avec ce qui reste de rigidité et de normes sociales, jouer au sens de frôler la limite, aller le plus loin possible et vivre sur un bord d’abîme. Ainsi, même si elle s’inscrit dans un contexte postmoderne où les normes sont plus flexibles, une œuvre comme Testament contribue à déstabiliser l’ordre établi et reste indissociable d’une critique de la domination. La réappropriation du statut de putain, la mise en place d’une esthétique de l’impudeur ainsi que d’une voix narrative qui intègre les discours de l’idéologie patriarcale pour mieux les déconstruire en donnant à voir leurs côtés aliénants, confèrent au texte une portée politique, en particulier féministe. Testament dénonce les diktats de la société contemporaine, mais ne prescrit aucune solution, ne propose aucune théorie d’action sur le plan social ou politique et ne tombe jamais dans l’écriture didactique. Il s’agit plutôt de faire paraître comment certains mécanismes de domination sociale fonctionnent. À partir de là, le texte laisse au lecteur la possibilité de se déterminer, de faire, en connaissance de cause, le choix de son existence. La spécificité de la littérature postmoderne résiderait dans ce scrupule à parler de l’avenir, de la littérature ou du savoir de façon volontaire. L’esprit postmoderne est particulièrement habile pour déconstruire, mais a-t-il les moyens de bâtir? Il semble que l’espace autofictionnel, en offrant l’opportunité de sortir de la fiction dominante par la fiction de soi, favorise la construction et la formulation d’une singularité autodéterminée, s’inscrivant dans une zone de repli par rapport aux discours dominants. L’autofictionnaire dénonce les compromissions du pouvoir et de l’ordre établi en se constituant comme individu décalé ou scandaleux, cette mise en scène d’une existence non-conforme implique une visée à la 227 228 T. de Lauretis, Théorie queer et cultures populaires, p. 57. L. Hutcheon, The politics of postmodernism. 71 fois éthique, esthétique et politique, qui oblige tous ceux qui lisent/observent l’autofictionnaire à se mettre face à leurs propres contradictions, à s’interroger sur leur propre manière de vivre et à se soucier d’eux-mêmes. Ainsi, l’autofiction ne peut exister sans autrui, et montre que la connaissance de soi s’avère indissociable d’une extraordinaire aventure de distanciation et de décentrement, aspect qui sera approfondi dans la prochaine section, qui s’intéresse à la nature transpersonnelle du texte. Vers une lecture transpersonnelle Selon Bruno Blanckeman, depuis les années 1980, des pratiques narratives alternatives se développent à partir des formes usuelles de l’autobiographie. Blanckeman élabore le concept des récits transpersonnels. Ces derniers viennent se greffer aux écritures autofictionnelles, mais plus particulièrement « tentent d’appréhender l’être en l’autre, démettent toute position d’individualité accomplie, dissolvent l’identité dans des liens de généalogie familiale ou littéraire partiellement oubliés, donc partialement réinventés 229 ». L’écriture de Testament correspond parfaitement à ce genre de récits. En effet, si elle obéit à une urgence vitale d’expression, si elle est le lieu d’une nécessité existentielle – se dire pour pouvoir être, avant de disparaître –, elle ne peut faire œuvre qu’au prix d’un renoncement à une singularité unie : le sujet, pour se dire, organise sa propre déconstruction, se décompose à travers l’approche des réseaux circonscrivant toute vie (liens familiaux et d’amitié, liaisons amoureuses et sexuelles, relations professionnelles et médicales, filiations intellectuelles et artistiques). Dans Testament, l’autofictionnaire tente de se comprendre elle-même à travers l’altérité, de s’analyser en explorant différents points de vue. Une telle démarche s’inscrit dans le contexte des sociétés postmodernes qui questionnent de plus en plus l’opposition de l’individuel et du collectif et s’avère caractéristique d’une écriture contemporaine qui se préoccupe des débats sociologiques et idéologiques concernant la formation de l’identité et le rapport à l’autre : Le récit de soi tel qu’il s’est constitué ou déconstruit depuis quelques années participe d’un même mouvement qui, sondant l’intériorité du sujet, tente de faire jaillir l’aspect hétérogène et disséminé de l’identité moderne qui, loin de se plier au modèle du même, sollicite plutôt la présence en soi de l’influence d’autrui. Le sujet autofictionnel se sait dorénavant l’amalgame d’une série de bribes éparses et c’est ce lieu de convergence dans la pluralité qu’il s’agit, pour certains créateurs, de revendiquer230. 229 230 B. Blanckeman, « Identités narratives du sujet au présent », p. 74. A. Jacques, « S'écrire aux éclats », p. 176. 72 Entourage : Parents et amis sont invités à me constituer231 Dans Testament, l’autofictionnaire s’improvise ventriloque de ses proches, s’imagine leurs paroles et réactions après sa mort, alors qu’ils recevraient ses écrits posthumes. À travers ce dispositif polyphonique, qui prête alternativement la voix à Vickie et à son entourage, la personnalité narrative se fragmente pour mieux se recomposer. Au lieu de nous raconter l’histoire d’une personnalité unifiée, Testament fait entendre des voix, dont nous devons découvrir la provenance et l’identité, et qui ensemble dresse le portrait d’un être divers, ondoyant, se laissant difficilement cerner, mais qu’on tente de reconstituer en entrecroisant les différents points de vue, les différentes versions d’événements. Le livre, en faisant s’entrechoquer des voix, nous permet de réfléchir sur leur écueil commun, soit l’impossibilité de verbaliser une expérience humaine faite de sensations et d’impulsions, chacune des voix amenant une version nécessairement incomplète et partiale de l’histoire de Vickie. À travers ces bribes, on reconnaît les caractéristiques d’un « je » postmoderne qui se fragmente, se dissémine, apparaît comme insaisissable. Ainsi, le récit autofictictif, même s’il tente d’en ordonner les signes, dévoile moins la vérité du sujet que le vertige de celui qui la cherche. La fragmentation de l’identité narrative en plusieurs voix s’avère pourtant efficace du point de vue de la quête identitaire, car l’effort de s’écrire à la fois du côté du « je » et du « elle », de l’observateur et de l’observée, en combinant la manière dont Vickie se conçoit ellemême et celle dont ses proches la perçoivent, tout en montrant comment toutes deux interagissent, admet une compréhension plus complexe du sujet. Évoquant l’adage de Marcel Proust selon lequel : « Notre personnalité sociale est une construction de la pensée des autres », Testament tient compte du fait que la vision qu’autrui porte sur nous nous modèle et nous influence, aussi bien que notre propre manière de nous appréhender impacte à son tour le regard des autres. D’ailleurs, pour illustrer le caractère multiple et instable de l’identité, Vickie revêt différents avatars pour ses différents proches. Entre autres, Vickie sera « FUCK MEOW HARDER.DOC » pour Stanislas, l’homme qu’elle aime, mais qui ne l’aime pas; « JEAN SHORT PARTY.DOC » pour Catherine, son amie d’université; « SAMANTHA FUCKS.DOC » pour Mikka, un ancien amant; « HELVETICA 231 Adaptation libre du titre d’Hervé Bouchard Parents et amis sont invités à y assister. 73 PROVENCHER.DOC » pour sa mère qui ne peut pas tout comprendre; « ALMOST SCHWARZENEGGER.DOC » pour son petit frère qui voudrait la protéger; « ARE YOU THE ULTIMATE PACMAN.DOC » pour Mathieu, son meilleur ami et complice littéraire. Souvent, la narratrice se dévoile par l’entremise de phrases courtes, qui résument un trait de personnalité, cristallise une parcelle de vie, esquisse grossièrement le « genre de fille » auquel elle s’identifie : « Je ne suis pas jolie avec des fleurs dans les cheveux. Je ne suis pas ce genre de fille232 ». On la découvre également à travers d’autres voix, qui tendent à condenser de la même manière une image de Vickie : « [RAPHAËLLE] Ses écouteurs ne lui faisaient pas. C’était une fille faite pour les speakers233 ». Parfois, le point de vue de Vickie sur elle-même recoupe celui que porte sur elle un autre personnage, venant confirmer un aspect de sa personnalité. Par exemple, ce que dit Stanislas à propos de Vickie : « [STANISLAS] Toujours nue, cette fille234 », concorde avec ce que Vickie dit d’elle-même : « Je suis toujours toute nue235 », ainsi qu’avec l’impression générale que peut tirer le lecteur du comportement de Vickie à travers l’ensemble du livre. Parfois, ce sont aussi les visions de deux personnages qui coïncident et viennent corroborer une facette de Vickie, par exemple, cette interprétation de Catherine appuyée par celle de Stanislas : « [CATHERINE] Elle avait toujours quelque chose à dire, à rajouter, un paragraphe à insérer. Toujours le besoin, l’urgence d’imager236 »; « [STANISLAS] C’est le genre de fille qui pourrait pointer un nuage en particulier, le petit touffu à jardin disons, et t’en parler pendant des heures237 ». Dans d’autres cas, les différentes voix se contredisent et sèment la confusion, ébranlent toute perspective stabilisatrice, comme ce passage où Stanislas réfute une information précédemment avancée par Vickie : « [STANISLAS] Elle disait qu’elle avait arrêté d’écrire. Ce n’est pas vrai238 ». Certains motifs sont repris par différents personnages sur le mode d’une répétitionvariation, et traversent ainsi l’ensemble du livre. Cette phrase prononcée par Vickie et qui 232 V. Gendreau, Testament, p. 105-106. Ibid., p. 63. 234 Ibid., p. 49. 235 Ibid., p. 84-85. 236 Ibid., p. 86. 237 Ibid., p. 46-47. 238 Ibid., p. 48. 233 74 est révélatrice de son projet d’écriture : « Je vais tresser un collier de fleurs et offrir tout ce qui ruisselle en moi. À qui? À personne. Vie qui quoi? Vickie Personne. Je suis tout le monde et personne en même temps239 » est reprise par Stanislas : « [STANISLAS] Tu dis que tu es personne et tout le monde en même temps pour faire cute, mais en réalité, tu n’es rien240 », par Mikka : « [MIKKA] Personne Gendreau est morte. Done, bye 241 », ainsi que par la mère de Vickie : « [MAMAN] Je suis personne et tout le monde en même temps. Telle mère, telle fille242 ». Cette structure spiralée crée un jeu d’échos entre les sections et aide à former une cohésion, en plus d’offrir un éventail de perspectives qui dialoguent, sans jamais être mises au diapason. On découvre également Vickie par aveu interposé. Par exemple, c’est à travers la voix de Mikka que l’on apprend son viol : « [MIKKA] Elle s’est fait violer en Abitibi. Elle m’a tout raconté à moi, juste à moi243 ». Le viol ne sera jamais directement mentionné dans la bouche de Vickie. Cette stratégie d’évitement donne l’impression que la blessure est trop vive, trop dure à verbaliser par soi-même, d’où le besoin d’un intermédiaire pour l’exprimer. Cette section est également celle où les prises de parole de Vickie sont les plus abstraites, morcelées et poétiques – elles sont toutes en vers libres. Il semble qu’un langage associatif et métaphorique, au fond plus proche de l’inconscient, soit plus apte à exprimer ce genre de blessure si vive que l’individu a tendance à les refouler. Le choix de l’écriture poétique appuie ici l’idée selon laquelle une partie de tout être échappe au langage raisonné. Dans Testament, les multiples voix offrent toutes des visions différentes, mais complémentaires de Vickie et de son écriture, allant d’une attitude méprisante : « [STANISLAS] Tu es du pus, c’est ça que tu es. Du pus qui pourrit les mots et la littérature au grand complet. Accepte-le244 »; flegmatique : « [RAPHAËLLE] Je suis allée la chercher avec sa chaise roulante. Je l’ai sortie de sa jaquette. Elle a bavé partout. C’était dégueulasse. Être un oiseau, je me serais tenue sous sa bouche. Dégueulasse, mais plein de 239 V. Gendreau, Testament, p. 45. Ibid., p. 57. 241 Ibid., p. 100. 242 Ibid., p. 108. 243 Ibid., p. 94. 244 Ibid., p. 56-57. 240 75 nutriments245 »; nostalgique : « [CATHERINE] Elle savait qu’elle allait mourir. Elle n’a rien dit. […] Tu aurais dû dire quelque chose. On aurait bu du vin ensemble et on en aurait parlé, Je t’aurais flatté les cheveux. Tu es le seul lapin que je connais. Tu étais246 »; protectrice : « [LE FRÈRE] Big, si je vois une fois de plus le mot viol prononcé par ma sœur, j’explose. Je compte relire son livre. T’es dans marde247 »; admirative : « [MATHIEU] La reine est morte. Elle était si trash, si pétillante, si explosive, tellement de sa génération. […] Marie Uguay en tutu. Je sais que nous l’avons aimée. Ses amis, sa mère et moi. Si nue, si réelle, princesse de riens248 »; dénégatrice : « [MAMAN] Elle veut que je puisse me souvenir de tout, moi aussi. Je veux me souvenir d’elle à cinq ans pour toujours. Encore vierge et naïve dans cette belle robe qui lui donnait l’air d’un papillon249 ». La pluralité des voix narratives implique le refus d’admettre une seule vision, une seule autorité, et accomplit une subversion de toute notion de contrôle, de domination et de vérité. Cette configuration admet une conception du sujet peut-être moins cohérente, moins univoque, mais plus riche. En multipliant les points de vue, l’autofictionaire tente de décentraliser son regard, de se voir comme la verrait autrui, pour signaler son inquiétante étrangeté, de façon peut-être à mieux s’observer. Cumuler les avis divergents sans censurer les témoignages négatifs l’empêche de placer sa mémoire sur un piédestal. Testament propose ainsi un récit transpersonnel permettant d’aborder l’être en l’autre, l’autre en soi. Génération : « Toujours ces post-enfants250 » Dans Testament, en plus de la marque d’un entourage, le sujet apparaît, dans sa spécificité même, comme produit d’une culture, d’une époque, d’une génération, d’où la nature transpersonnelle du récit. D’une part, la vie de la narratrice est explicitement représentée comme baignée dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Téléphones cellulaires, ordinateurs portables, blogues, réseaux socionumériques font partie inhérente de l’existence et sont utilisés de manière intuitive, ce qui représenterait un trait des personnes nées après les années 80, que l’on qualifie de natifs technologiques. Pour 245 V. Gendreau, Testament, p. 64. Ibid., p. 84. 247 Ibid., p. 111-118. 248 Ibid., p. 128. 249 Ibid., p. 147. 250 Ibid., p. 70. 246 76 illustrer cette omniprésence, l’auteure utilise des images métonymiques à travers lesquelles le sujet est remplacé par les technologies : « Il me reste deux coches sur cette batterie de vie/Vraiment pas fort251 »; « Je suis un .doc simple252 ». Par une relation d’associationdistanciation, Vickie montre à quel point ces technologies font partie de son quotidien, mais également, comment elles peuvent contribuer à désolidariser les rapports sociaux : On ne m’a même pas appelée pour m’avertir que Max s’est tué. On me l’a appris par courriel. L’ami est mort et les gens n’arrêtaient pu de rire. Sur Facebook, les gens continuaient leur vie et moi de même. Je la continuais, à ne rien faire, à contempler mon fil d’actualité. Ça me rappelle quand ma grand-mère était à l’hôpital. Je l’avais appris par courriel. La vie, c’est fragile et ça continue253. Ce que la narratrice semble décrier, c’est la manière dont les nouvelles technologies s’accaparent toute la place dans les rapports humains, bien qu’elles ne puissent équivaloir au contact tangible avec une personne. Ainsi, Vickie exprime quelque chose du manque et de la perte lorsqu’elle rapporte s’être fait annoncer quelque chose d’aussi bouleversant que la mort d’un proche par le médium froid et distant du courriel. La narratrice prend également l’exemple de Facebook pour montrer comment les réseaux socionumériques, par leur surstimulation et leur aspect addictif, tendent à devenir aliénants et abrutissants : « Je suis restée connectée à Facebook toute la journée. J’ai regardé défiler le fil d’actualité. La vie est vulgaire et elle continue254 ». Ce qui est exposé sur ces réseaux est constamment présenté comme sans élévation, comme une source de vacuité infinie, qui suscite à la fois fascination et ennui. Sans opposer de manière manichéenne la vie matérielle et la vie numérique, la narratrice souligne la façon dont les réseaux socionumériques peuvent exacerber la création de communautés imaginaires, fondée sur des échanges d’apparat, desquels on ne retire aucune réflexion, émotion, ou relation profonde : « Stanislas Merdier, Anne Archet have tweets for you. Mais c’est tout ce qu’ils ont pour vous255 ». Testament témoigne bien comment, à l’ère du culte de la communication et de l’expression, les individus peuvent paradoxalement se sentir esseulés, la société apparaître plus atomisée. Implicitement, Vickie pose la question des coûts et des déséquilibres qu’entraînent les nouveaux modes de communication et interroge la fragilité et la déliquescence des relations 251 V. Gendreau, Testament, p. 77. Ibid., p. 85. 253 Ibid., p. 29-30. 254 Ibid., p. 31. 255 Ibid., p. 36. 252 77 humaines. Elle dresse le portrait d’une société changeante, illustrant comment ces appareils dépassent la simple fonction d’outil pour devenir partie intégrante de nos vies, en redéfinissant notre conscience de nous-mêmes, des autres, ainsi que notre relation au monde, au point de remodeler l’architecture même de notre intimité. Dans L’Ère du vide, Lipovetsky affirme : « Le narcissisme ne désigne pas seulement la passion de la connaissance de soi, mais aussi la passion de la révélation intime du Moi comme en témoigne l’inflation actuelle des biographies et autobiographies ou la psychologisation du langage politique256 ». On pourrait ajouter aujourd’hui l’exposition de soi dans l’écriture autofictionnelle et sur les réseaux socionumériques (Facebook, Snapchat, Instagram, etc.). Il est vrai que ces modes d’énonciation favorisent un autodévoilement des sujets et que leur récente popularité marque un mouvement de démocratisation de la parole ordinaire et de l’expression publique pour tous. Toutefois, il ne faut pas confondre la manifestation d’un rapport spéculaire avec une attitude narcissique. Si, à la manière de Michel Foucault, on considère le pouvoir dans sa double fonction (répressive et productrice du sujet), l’oppression peut avoir lieu n’importe où, mais les possibilités de résistance peuvent également prendre place partout, même dans les domaines considérés comme les plus intimes257. Par exemple, personne ne contraint physiquement les femmes à dépiler leurs jambes. Si la quasi-totalité d’entre elles le font, c’est que la pilosité féminine est de façon arbitraire socialement associée à quelque chose de laid, dégoutant et inacceptable, et que cette idée est intériorisée par les femmes qui, n’étant entourées toute leur vie que de femmes dépilées, répètent elles-mêmes ce geste en le considérant comme normal – d’où le caractère performatif du pouvoir. Lorsque Vickie affirme : « Je baisse les yeux : très gros plan des poils qui repoussent sur mes jambes. Ça me fait au moins ça de bouclier258 », un travail de déstabilisation et de resignification des normes et codes sociaux qui régissent la représentation et notre manière de vivre est à l’œuvre. Le poil féminin conserve son caractère répulsif, mais cet effet devient positif, instrument de défense et de résistance. Ce qui relève a priori de l’intimité permet de résister à des effets de domination sociale et symbolique, et devient un geste politique qui peut G. Lipovetsky, L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, p. 92. Cette idée se répercute dans toute l’œuvre de Michel Foucault à partir d’Histoire de la sexualité. 258 V. Gendreau, Testament, p. 117. 256 257 78 avoir un impact concret, car le langage et le corps sont lieux de coexistence de forces assujettissantes et de poussées révolutionnaires. Cela vient contester l’opposition public/privé, d’où il découle que le sujet peut adopter une position qui soit à la fois autoréflexive et socialement engagée. À travers l’autofiction et les réseaux socionumériques, il incombe à chacun de fixer les limites de son intimité, d’élire ce qui est digne d’être partagé, de travailler à démystifier nos représentations culturelles et leur portée politique ou encore de reprendre ces grandes conventions sans les problématiser, en les présentant comme naturelles. En somme, à travers ces modes d’énonciation, le « strip-tease psy » comme l’appel Lipovetsky, si l’on en fait un usage complaisant ou subversif, peut se révéler instrument de contrôle du social aussi bien que moteur de changement et de résistance. En particulier sur les réseaux sociaux, la déferlante d’images de bonheur qui se présentent comme une réalité intime, accessible et authentique, alors qu’elle constitue une mise en scène, une représentation trafiquée, tronquée et augmentée de la réalité, active chez le sujet le développement d’ambitions démesurées dont l’accomplissement impossible le conduit à haïr la banalité de son quotidien, à vivre complexes et frustrations, de même qu’un sentiment de concurrence et de rivalité permanent. Dans ces circonstances, on peut parler d’un usage narcissique des dispositifs d’affichage du soi, car ses effets mènent à un repli autodestructeur, qui n’engendre qu’en surface une liberté d’expression tolérante et indulgente, mais favorise dans les faits le mépris de soi et des autres. Cela s’oppose à la manière dont une autofiction comme Testament s’emploie à représenter le vécu en incluant tous ses aspects, y compris les moins reluisants (l’ennui, la solitude, la matérialité du corps, la maladie, la mort), en plus d’offrir une vision du sujet multiple et contradictoire. Mais la principale différence entre l’exposition de soi sur les réseaux socionumériques et dans l’écriture autofictionnelle est que la première tend à escamoter la question de la représentation afin de passer pour une transposition directe et transparente du réel, alors que l’écriture autofictionnelle met au premier plan l’aspect productif et construit de l’acte de représentation, en fait un enjeu en exploitant les prismes de la fiction, de la métafiction, de l’abstraction, etc., de manière à souligner l’impossibilité d’un accès direct – qui ne serait pas médiatisé, ne serait-ce que par la culture et le langage – aux réalités matérielles 79 premières. Ainsi, dans Testament, l’absence d’hypocrisie consiste à essayer de tout montrer, y compris le fait qu’on ne peut pas tout montrer. Comme chez Laferrière, l’effort de transparence implique d’admettre l’impossibilité de la transparence, et d’assumer la part de fiction propre à toute écriture de soi, notamment par l’élaboration d’une fiction qui se dénonce comme telle. À l’inverse d’un exercice d’aplanissement de l’existence, le travail de l’autofictionnaire consiste à creuser ses propres failles ainsi que celles de sa société, pour les connaître et éventuellement pouvoir les changer. C’est par sa capacité à creuser hors limites, en dehors des normes établies, pour faire jaillir l’exaltation et le débordement que l’objet littéraire Testament comporte une idée de profondeur, qui s’oppose à la superficialité d’une certaine image de soi mesurée et convenue véhiculée en particulier sur les réseaux socionumériques, et qui peut justifier la qualification de « vulgaire » dont les affuble Vickie. La narratrice marque la somme de temps perdu, sur Internet ou non, à des insignifiances qui détournent notre attention de l’urgence qui nous entoure : Thomas se passait un tie-wrap autour du cou. Au même moment, dans mon ordinateur, Uffie poussait des portes et des figurants hors de son chemin. Thomas se pendait avec son tie-wrap autour du cou. Dans mon ordinateur, j’écrivais : Ryan Gosling est tellement sexy. Thomas mort attendait qu’on découvre son corps et moi, au même moment, j’achetais de grandes plumes blanches, un tutu blanc et un masque pour mon costume de cygne dans un magasin de la rue Mont-Royal. Toujours ces guenilles. Toujours ces contrastes. Toujours ce maquillage. Tel est mon drame : les vulgarités de la vie me rattrapent toujours […]259. On reconnaît dans ce portrait les caractéristiques de la société capitaliste dont parle Lipovtsky dans L’ère du vide, et qui, par une sollicitation constante, incite les êtres vers les superficialités rassurantes, les plaisirs immédiats, la surconsommation – incluant celle de l’information – pour les tenir dans un état passif, les détourner de tout ce qui a une incidence concrète autour d’eux – comme la Vickie accaparée par des inanités qui n’a su être attentive à la détresse de son ami suicidaire. Telle qu’elle apparaît dans Testament, la société de consommation et de divertissement produit de l’évitement, de la diversion; elle travaille à former des individus isolés, aveuglés, sans initiatives, impuissants. La formule latine Panem et circenses (du pain et des jeux) nous rappelle que le divertissement comme moyen de détourner les gens des enjeux fondamentaux concernant leur destin individuel ou collectif n’est pas une technique récente, mais Testament montre comment la sollicitation 259 V. Gendreau, Testament, p. 75-76. 80 n’a jamais été aussi forte, aussi omniprésente, et c’est avant tout cette hégémonie qui est critiquée. Vickie montre comment notre société, qui légitime la recherche du plaisir individuel et immédiat, n’entraîne pourtant pas nécessairement le bien-être, et peut créer chez les individus une fuite en avant, qui s’accompagne d’un sentiment d’insatisfaction permanente poussant vers la déprime, les excès, voire le suicide : « Ils se suicident tous tout le temps. Nous menons des vies difficiles, les amis et moi260 »; « Max s’est pitché en bas d’un viaduc. La veille il m’avait demandé si j’avais un numéro pour de la MDMA261 ». La narratrice ne condamne pas les pratiques hédonistes de sa génération. Dans Testament, les raves, le sexe, la drogue peuvent s’avérer catalyseurs de plaisirs libérateurs et libertaires s’inscrivant au cœur d’un mode de vie largement démocratique et pacifique. Ce qui est déploré, c’est davantage la logique capitaliste qui, en poussant les individus vers le divertissement et la surconsommation continuelle, atteint un pouvoir de distraction massive qui engendre une désocialisation. Ce mode d’existence détourne notre attention, notre sensibilité, notre disponibilité à nous-mêmes, aux autres et aux choses essentielles et concrètes qui nous entoure, alors que l’autofiction augmente notre capacité à rester attentifs, à prendre soin d’eux et à se sacrifier pour eux. Loin d’une recherche narcissique ou solitaire, elle représente une pratique sociale par laquelle on tente de se soucier correctement de soi afin de pouvoir se soucier convenablement des autres. Si la narration de Testament donne parfois l’impression d’être embrouillée, ambiguë, c’est entre autres parce qu’elle oscille constamment du « je » au « tu » au « nous » sans que l’on sache toujours à quelle personne ces pronoms réfèrent. La narratrice utilise parfois la première personne du pluriel sans indiquer qui est impliqué : We are enfants terrible. We are fils absents. We are du même nom de famille plate. We are histoire plate. We are même pas dignes de mention. We are quand même dans ta playlist. We are pas loin de plein d’autres noms importants. We are passés à côté. We are pas pleins de pentes douces. We are abrupts. We are Rocky Road. We are ice cream and we get eaten. We get swallowed and then we spin. We are yet to be announced. We are the enfants of the revolution. We are même pas nés au complet. We are aussi morts que vivants. We marcher en ligne droite. We tomber de haut. We never conquered. We failed262. 260 V. Gendreau, Testament, p. 31. Ibid. 262 Ibid., p. 85-86. 261 81 Cette énumération de « we are » reste ouverte à plusieurs interprétations. Si l’on adopte une grille de lecture nationaliste (les passages comme « We are passés à côté », « We are même pas nés au complet » pourraient suggérer une dénonciation de la position de subordination politique de la nation québécoise), le passage ci-haut représenterait alors le seul où l’insertion d’anglais dans la matrice francophone du texte pourrait être perçue comme une présence envahissante, inquiétante, intrusive, contribuant à construire une impression de déséquilibre pour dénoncer un rapport de domination. En général, l’usage de l’anglais dans Testament semble être plus ludique que dénonciateur, et se fait par là l’écho du rapport plus décontracté qu’entretiennent les jeunes générations de francophones québécois avec l’hybridité linguistique. Depuis la loi 101, l’aménagement d’un partage linguistique et social plus juste au Québec a dégagé la possibilité d’un usage ludique plutôt que dénonciateur du bilinguisme littéraire263, comme on l’observe dans Testament, où le « code-switching » sert d’une part à illustrer un mode d’expression propre aux jeunes francophones montréalais – pour qui l’emprunt de mots et d’expressions de langue anglaise relève davantage d’une appropriation active que d’une imposition par le haut –, et d’autre part à mettre à profit le potentiel créatif de deux langues qui cohabitent en toute réciprocité dans un texte pour créer des effets poétiques et stylistiques. Si l’on considère le style de Gendreau comme lié de manière plus large à un français vivant ancré dans une époque, un lieu spécifique et parlé par une génération particulière, le texte se fait alors porteur d’une identité linguistique partagée et reconnaissable. En plus de mettre à contribution le langage des Québécois/e/s de sa génération, Gendreau fait référence à un événement politique les ayant profondément marqués, soit la grève étudiante de 2012. Dans les sections symboliquement intitulées POULIN ROUGE.DOC (jeu de mots avec Moulin Rouge; « poulin » semblant faire référence à la jeunesse et « rouge » au carré rouge, emblème du mouvement étudiant), Vickie est mise en scène dans une de ces manifestations. Le regard qu’elle porte sur le mouvement étudiant n’est pas idéaliste, et même empreint d’une certaine désillusion : « Moi, je suis attendrissante et pleine. Mais vaine. Comme cette foule : vaine264 »; « Je vois dans la foule des hippies avec 263 Pour plus de détails, voir Des langues en partage? Cohabitation du français et de l'anglais en littérature contemporaine de Catherine Leclerc. 264 V. Gendreau, Testament, p. 33. 82 des trompettes en plastique. Ils font du bruit. Mais encore. Tout le monde fait du bruit. Personne pour entendre. On ne peut pas entendre les photos, on peut juste les mettre dans le journal avec des headlines méchants265 ». Malgré ses paroles pessimistes, le simple fait que Vickie soit présente à la manifestation montre bien qu’elle n’est pas indifférente à la cause. Son action, mise en commun avec celle de milliers d’autres jeunes pour défendre l’accès à l’éducation supérieure pour tous, contredit les accusations d’égocentrisme et d’indifférence au bien commun attribuées à son époque et sa génération : L’hédonisme a pour effet inéluctable la perte de la civitas, l’égocentrisme et l’indifférence au bien commun, l’absence de confiance dans l’avenir, le déclin de la légitimité des institutions. En valorisant la seule recherche de l’accomplissement de soi, l’ère de la consommation sape le civisme, mine le courage et la volonté, n’offre plus ni valeur supérieure, ni raison d’espérer […]266. Contrairement à ce qu’avance Lipovetsky, la grève étudiante de 2012 montre comment les jeunes sont encore capables de se mobiliser, de se rassembler et de faire preuve de solidarité sociale au nom d’un enjeu collectif qui transcende leurs intérêts individuels. Toutefois, on remarque effectivement chez Vickie l’absence d’une confiance ferme en l’avenir ainsi qu’en la légitimité des institutions, qui s’articule notamment par sa conscience de la désinformation médiatique (l’évocation des « headlines méchants » des journaux). Cette attitude désabusée a été identifiée par plusieurs penseurs comme un trait caractéristique du sujet postmoderne. En effet, pour Jean-François Lyotard, la condition postmoderne consiste essentiellement en une incrédulité : « en simplifiant à l’extrême, on tient pour postmoderne l’incrédulité à l’égard des métarécits267 ». Le désir de contribuer à un monde meilleur est combiné aujourd’hui à la compréhension que cela requiert moins une table rase qu’un travail constant à l’intérieur comme à l’extérieur des institutions existantes. Dans Testament, on voit très bien s’articuler cette négociation entre lucidité et engagement, pragmatisme et idéalisme. Le paradoxe de la génération de Vickie Gendreau, c’est que sa seule valeur d’unification semble être la défense de l’autonomie individuelle. Ce trait permet pourtant d’agir collectivement tout en esquivant la notion de totalisation qui caractérise généralement les grands idéaux politiques. Selon le philosophe Charles Taylor, l’individualisme peut représenter une valeur commune et un socle pour la socialité, car 265 V. Gendreau, Testament, p. 33. G. Lipovetsky, L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, p. 184. 267 J-F Lyotard, La condition postmoderne, p. 7. 266 83 l’incarnation sociale de l’individualisme (le droit de chacun à s’accomplir comme il le veut qui s’arrête là où celui des autres commence) implique un engagement à soutenir et nourrir le type de société dans laquelle un tel idéal est possible268. Ainsi, l’individualisme n’entre pas en opposition avec l’engagement politique, puisqu’il comporte une nécessité pour les individus à contribuer au maintien et au bien-être d’un type particulier d’organisation sociale et de mode de vie. Le principe de justice qui pousse les étudiants à se réunir pour défendre le droit à l’éducation est peut-être une manifestation de cette volonté partagée à protéger une situation donnée que chacun croit être à la fois dans son intérêt individuel et collectif, qui sont interreliés. Implicitement, Testament scrute les comportements nouveaux charriés par une vie numérique envahissante, un capitalisme économique tardif, un contexte québécois tendu entre mondialisation et affirmation nationale, une génération coincée entre attachement aux principes de l’humanisme libéral et la conscience postmoderne de leur aspect construit et donc contestable. Le sujet narratif se positionne à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de ces grandes sphères d’influence. Entre complicité et critique, participation et subversion, production et déconstruction, la narratrice conteste les effets d’un contexte culturel duquel elle ne prétend pourtant pas pouvoir se soustraire totalement. Dans Testament, l’affirmation de l’identité individuelle et du lien social sont indissociables et représentent un lieu d’ouverture et de resignifications permanentes. Le regard critique posé sur des enjeux collectifs ainsi que le recours à des références communes, en particulier générationnelles, empêche l’autofictionnaire de se dissoudre dans sa spécificité et permet au récit de viser une certaine généralité. La prochaine section s’intéresse aux référents culturels sollicités par Vickie, qui se réclame d’un bagage culturel à la fois unique et hétérogène. Intertextualité : « Vous allez vous sauver ensemble de votre propre oubli269 » Comme chez Laferrière, l’intertextualité et les références se caractérisent chez Gendreau par leur omniprésence et leur hétérogénéité; elles sont indistinctement masculines ou féminines; érudites ou populaires; québécoises, états-uniennes ou européennes; postmodernes, modernes ou médiévales; littéraires, musicales ou cinématographiques, etc. 268 269 C. Taylor, Sources of the Self: The Making of the Modern Identity, p. 34-35. M. Arsenault, La vie littéraire, p. 39. 84 Elles font du texte un mélange éclectique où se rencontrent François Villon, Marcel Proust, Pierre Guyotat, Andrés Morales, Virginia Woolf, Hubert Aquin, Todd Solondz, Grimes, Xavier Dolan, Éric Lapointe, Les Appendices, Ginette Reno, Twilight, Le bus magique et Pikachu. Si la critique reconnaît dans l’esprit de filiation un trait caractéristique de la littérature contemporaine (les ouvrages et articles savants portant sur des récits qui réinvestissent un héritage intertextuel sont légion), cet aspect est toutefois presque exclusivement étudié à travers des parentés intertextuelles masculines (hommage à Flaubert par Jean Echenoz, hommage à Rimbaud par Pierre Michon, etc.)270. Selon Oberhuber, dans l’écriture des femmes d’aujourd’hui, les écrivaines tissent la toile de la filiation en plaçant le sujet féminin au centre d’un réseau familial (mère, père, fille, fils, grands-parents) plutôt que dans un réseau de filiation explicitement intertextuel (certaines en invoquent l’impossibilité à cause d’une socialité qui encourage la compétition entre les femmes271, mais la principale explication demeure le manque de modèles identificatoires vu la place constamment niée et discréditée des femmes dans l’historiographie littéraire)272. Brisant cette tendance, Gendreau investit largement les rapports intertextuels dans Testament. Si l’intertexte n’exclut pas les références masculines (Villon, Aquin, etc.), on remarque qu’elle dessine de façon plus marquée une filiation matrilinéaire. Comme on l’a vu au début de ce chapitre, la narratrice s’identifie en particulier à trois écrivaines : Josée Yvon, Marie Uguay et Virginia Woolf. Plus que de simples inspirations littéraires, Vickie semble vouloir s’associer pleinement à ces femmes jusque dans leur parcours biographique; le choix de ces figures n’est d’ailleurs pas anodin, il met de l’avant le partage d’une vie impétueuse, d’un destin tragique qui culmine par une mort prématurée. Nous voilà en plein roman familial, dans la construction d’une identité qui, par l’affirmation d’une filiation littéraire, sollicite une généalogie imaginaire et symbolique liée à l’affirmation d’un système de valeurs. 270 Voir Dominique Viart « Les filiations littéraires », Christine Jérusalem « La rose des vents : cartographie des écritures de Minuit », Laurent Demanze Encres orphelines : Pierre Bergounioux, Gérard Macé, Pierre Michon, ou Bruno Blanckeman Les Récits indécidables: Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard. 271 Voir Putain de Nelly Arcan : « Et puis je les envie de pouvoir se dire écrivains, j’aimerais les penser toutes pareilles, les penser comme je me pense, en schtroumpfette, en putain. Mais ne vous en faites pas pour moi, j’écrirai jusqu’à grandir enfin, jusqu’à rejoindre celles que je n’ose pas lire » (p. 18). 272 A. Oberhuber, « Corps expérience, corps limite dans l’écriture des femmes aujourd’hui ». 85 L’existence de Josée Yvon s’inscrit sous le signe de la démesure. Consommée à folle allure dans un excès de drogues, d’alcool et de poésie, elle s’éteindra en 1994 à l’âge de 44 ans, aveugle et confinée à l’immobilité des suites du sida. Vickie Gendreau rejoint Josée Yvon par une posture d’écrivaine insoumise et irrévérencieuse : « We are enfants terribles273 » scande sa narratrice, ou encore : « Je fais ce qui me tente. Je suis une princesse. Royaume trash, mais princesse quand même274 ». Les deux auteures habitent leurs textes d’une esthétique sublime-trash, d’une violence qui sait tirer la beauté d’une langue orale, explosive, insoumise, que Gendreau assume complètement en se revendiquant d’une littérature « punk, androgyne, animale ». Cela s’inscrit tout à fait dans la lignée d’une Josée Yvon qui, fascinée par les marginaux et les transgenres, produit des textes à leur image : hybride, dans le mélange des genres, habités par un panthéon d’êtres travestis, sauvages. Les deux écrivaines se font porte-parole d’un même univers : le milieu marginalisé qui a trait au commerce du sexe. Sans nier la part de violence que ce milieu comporte, Gendreau et Yvon y pointent plutôt quelque chose de furieusement vivant, vibrant et porteur de poésie275, quoique lié aux excès (alcool, sexe, drogue) : « Maman, j’ai couché avec un homme pour de l’argent. Avec plusieurs hommes pour de l’argent […] Maman, des coups durs, j’en mange au petit déjeuner. Maman, j’ai bu tous les jours pendant dix ans276 ». Cette mise en scène de l’autodestruction contribue à créer une aura nourrie à l’image du poète maudit, qui devient chez Yvon et Gendreau une figure renouvelée de la poétesse maudite. Marie Uguay et Vickie Gendreau sont souvent comparées par la critique à des « étoiles filantes », pour leur apparition brève mais fulgurante dans le paysage littéraire québécois (Uguay est emportée par un cancer des os à l’âge de 26 ans en 1981, laissant derrière elle trois recueils de poésie, dont un posthume). Elles font partie de ses talents précoces pour qui la maladie – « […] l’impression d’être un tas d’organes avec une mèche277 » – semble avoir contribué à la maturation rapide d’une œuvre avant de l’interrompre brusquement. Outre ce destin tragique, les deux femmes ont en commun une écriture poétique accordant 273 V. Gendreau, Testament, p. 85 Ibid., p. 34 275 Contrairement à Nelly Arcan, chez qui cet univers est plutôt associé à une expérience malsaine et traumatique, ce qui illustre bien comment le rapport au corps et à la sexualité n’est pas monolithique chez les femmes. 276 V. Gendreau, Testament, p. 106. 277 Ibid., p. 143. 274 86 une importance centrale à l’intime et au quotidien, ainsi qu’au thème du désir charnel et amoureux. Leur écriture se nourrit de la fusion de deux pôles contradictoires; la mort vers laquelle elles sont entraînées malgré elles, et la pulsion de vie, la poésie, le désir qui les anime et les retient. Les deux auteures expriment dans leurs textes la souffrance du corps qui défaille, la frustration d’être atteinte dans leurs chaires, si vite dépossédées de leur intégrité physique (pour tenter de stopper son cancer, Uguay est amputée d’une jambe, l’écriture s’en ressent, se faisant l’écho d’une mutilation, d’une béance). Vickie pour sa part témoigne de l’engrenage de la maladie au quotidien : les cheveux qui tombent, la motricité fine qui lâche, l’effet du décadron, l’arrière-goût des traitements de chimiothérapie, mais surtout la rage de ne subitement plus se reconnaître, de perdre la volupté et la fluidité du corps, la frustration d’être « toujours nue pour personne278 ». L’écriture des deux femmes possède un côté mélancolique, alimenté à l’angoisse et aux regrets de ne jamais connaître le grand amour : « Tout est impératif maintenant dans ma vie. C’est probablement la dernière peine d’amour que je vis. Ça fait mal les dernières fois, c’est vulgaire la vie279 ». L’amour impossible est moteur de création chez les deux auteures, alors qu’Uguay était amoureuse de son médecin, un homme marié et inaccessible, chez Gendreau, c’est Stanislas qui occupe la narratrice jusqu’à l’obsession, la phrase : « Stanislas, ça va toujours être l’homme de ma vie, je ne suis tout simplement pas la femme de la sienne280 » revient d’ailleurs tel un leitmotiv. Malgré le drame (la maladie comme la peine d’amour) qui afflige ces deux auteures, ce qu’on retient avant tout de leurs œuvres est une immense résilience, une écriture qui refuse l’apitoiement et maintient une extraordinaire capacité d’émerveillement, une disponibilité au quotidien et à l’Autre, comme en témoigne ce passage de Testament : Bien manger me suffit comme luxe. J’aime cuisiner pour les amis. Ils viennent me visiter dans mon havre de maladie. Je les remercie en leur laissant des biscuits ou des hauts de cuisses de poulet au Boursin. Je ne suis pas morte encore, je ne suis pas écœurée de mourir, mais guérir, c’est long. Guérir, ce n’est pas garanti, mais on va essayer quand même. On va être l’équipe de football et toutes les cheerleaders à la fois281. 278 V. Gendreau, Testament, p. 12. Ibid., p. 18. 280 Ibid. 281 Ibid., p. 145. 279 87 Si Uguay et Gendreau ont en commun un besoin criant d’aimer et d’être aimées, l’acte d’écrire leur permet de se réconcilier avec la tourmente du rapport à soi, déchiré entre un besoin d’autonomie et un besoin passionnel de l’Autre. L’écriture admet l’émergence d’un regard lucide qui, au lieu de demeurer soumis et dominé par ses désirs et pulsions, les exploite afin d’en extraire un potentiel créateur. Elle se conçoit pour ces deux auteures comme une exigence de transfiguration du vécu, une expérience de jouissance, une irrépressible affirmation de femme libre. Enfin, il est possible de tisser des liens entre la vie de Vickie Gendreau et celle de Virginia Woolf. Toutes deux semblent avoir été déchirées entre une part d’elle festive, attirée par la vie sociale, et une part d’elle malheureuse, hantée par le sentiment d’être inadéquates. Toutes deux sont également brutalement arrachées à la vie (Woolf se suicide par noyade en 1941). Les ressemblances biographiques ne sont toutefois que la pointe sous laquelle se cache une filiation littéraire profonde. L’inspiration des Vagues se ressent à plusieurs niveaux dans Testament. On perçoit toute l’importance de ce livre pour Vickie lorsqu’elle mentionne : « Je te ferais la lecture toute ma vie, Stanislas. Ça me rendrait heureuse. Je t’ai enregistré Les vagues de Woolf en intégrale au cas où282 ». L’image des vagues est reprise plusieurs fois dans Testament, le fragment qui clôt le texte est d’ailleurs intitulé « WAVES.DOC ». Le sens métaphorique sollicité par le motif des vagues semble chez Gendreau comme chez Woolf s’associer aux montées et descentes de la vie intérieure. Bien que les deux auteures divergent par le style (la langue échevelée de Gendreau s’éloigne de l’orfèvrerie des phrases de Woolf), la ressemblance sur le plan structurel atteste de l’influence qu’ont exercée Les Vagues sur la construction de Testament. De la même manière que Testament, Les Vagues se présentent en neufs épisodes (dans Testaments ce sont les legs) qui consistent en prises de paroles (monologue, soliloque, flux de conscience?) alternées entre différentes voix, entrecoupés par neuf interludes qui détaillent une scène côtière à différents moments du jour, de l’aube au crépuscule (dans Testament, cela pourrait correspondre aux pavillons d’hôpital dans lesquels on s’enfonce à mesure qu’on traverse le roman). Si l’on s’amuse à relever les traces biographiques, plusieurs voix des Vagues peuvent être associées à différents proches (frère, sœur, amis, 282 V. Gendreau, Testament, p. 84. 88 parents) de l’auteure, comme c’est le cas pour Testament. L’aspect transpersonnel est celui par lequel Testament rejoint le plus surement Les Vagues, dont la traductrice et préfacière Cécile Wajsbrot écrit : Car nul ne sait vraiment s’il est soi ou l’autre, ou encore partie d’un corps unique. La fleur à sept pétales […] est l’image la plus proche qui lie les figures des Vagues. Et s’il faut un nom à cette fleur, que ce soit Virginia Woolf, car chacun est aussi une part d’elle […]283. Chez Gendreau comme chez Woolf, la personnalité narrative doit passer par tout un réseau familial et social pour arriver à se dire. Chacune des voix qui constituent le récit possède son propre rythme, son écho intérieur, sa solitude. Toutefois, c’est l’identité auctoriale qui assemble les différentes voix du livre, dont la quête – inaccomplie, inachevée – réside dans les limites (du moi et du monde, de l’un et de l’autre), non seulement dans la question « qui suis-je? », mais « jusqu’où je peux être encore moi? ». Comme Les Vagues, Testament explore également les limites de l’écriture, le récit est livré à travers une écriture poétique et expérimentale, qui s’éloigne des procédés du roman conventionnel : pas de chapitres, d’intrigue, de personnages définis, ni de descriptions physiques. Vickie Gendreau comme Virginia Woolf semble s’être fixé comme but de rassembler le flux des pensées, des émotions, des sensations et des rêves, l’insaisissable passage du dedans au dehors de l’être, les échos et fragments qui occupent l’individu à chaque instant. En se positionnant dans son propre texte comme héritière d’une indéniable tradition d’écriture des femmes, Gendreau passe par l’édification et la transmission légataire d’une mémoire au féminin, véhiculée par le biais d’une écriture hautement intimiste. Comme le note Blanckeman, les récits transpersonnels ont tendance à investir les procédés littéraires d’intertextualité, de manière à explorer les frontières brumeuses du moi comme du texte : En s’avançant ainsi comme un mixte littéraire, le récit se définit une identité textuelle brassée, agie de l’intérieur, en adéquation avec l’identité individuelle qu’il articule : à représentation transpersonnelle de l’individu, conception transgénérique de l’œuvre. Si les formes littéraires nouvelles du récit de soi visent à construire une identité individuelle, elles refusent toute logique d’édification et mettent en trouble autant qu’en ordre, en doute autant qu’en forme, le sujet qu’elles composent […]284. 283 284 C. Wajsbrot. « Préface » dans Les Vagues de Virginia Woolf, p. 21. B. Blanckeman, « Identités narratives du sujet au présent », p. 81. 89 Conclusion L’autofiction représente cet espace ou une vie se condense et se décale, pour produire d’elle quelque chose qui la dépasse. Elle permet de jouer avec les limites des genres, des conventions, des universaux abstraits qui freinent l’émergence d’une voix singulière et invite à concevoir l’existence comme une œuvre unique, ouverte, toujours inachevée. De cette façon, l’autofiguration excède le simple bilan de vie, l’exercice attrayant de remémoration ou le geste narcissique d’autocontemplation et d’exhibitionnisme : elle engage son propre dépassement, influe sur la conscience de l’existence passée et à venir en les reconfigurant. L’effet s’en observe dans Testament de façon tragique, dans le triptyque des pavillons hospitaliers qui démultiplient les récits pour appréhender la pathologie en cours ou anticiper la mort à venir, aidant l’auteure (comme le lecteur) à affronter cette issue fatale. On a vu que par différents procédés littéraires tels que le brouillage des éléments autobiographiques et fictionnels, l’omniprésence du métadiscours, des adresses au lecteur et de l’intertextualité ainsi que la mise en place d’une structure polyphonique et d’une esthétique de l’impudeur, Testament remet en cause les frontières entre la réalité et la fiction, l’art et la vie, le soi et l’autre, le privé et le politique. L’autofictionnaire s’approprie son existence comme matériau de création, la façonne, la modèle, la transmute et la recompose, donnant à voir les effets entremêlés d’un processus de subjectivation et d’une condition sociale. Vickie témoigne de son existence en assumant ce qu’elle a de banal, mais à la fois, le fait d’inviter ses proches à la voir s’exhiber, de scénariser sa mort, de valoriser son poil de jambe, d’aller à des funérailles en baby doll ou encore à l’hôpital en tutu fait état d’une résistance à la normalité. Cette existence non conforme sous-tend une visée à la fois éthique, esthétique, et politique. Le sujet/texte revendique un rapport au monde à la fois festif et rugueux, impudique, impur et irrévérencieux, cela se ressent à travers l’humour, l’extériorisation des pulsions, le mélange des registres de langue, des références érudites et populaires, de l’anglais et du français, et enfin par l’hommage que rend sans complaisance Vickie à ses proches et à ses inspirations littéraires. Gendreau a fait de sa vie une œuvre, pour l’apprécier, peut-être faut-il s’y confronter avec la même attitude qu’adopte sa narratrice face à la vie; en faisant preuve d’un amour inébranlable, malgré son injustice, son absurdité, sa vulgarité, malgré qu’elle soit parfois impitoyable et incompréhensible, et qu’elle se pourrait dire : « Un peu salope. Tu aimes me haïr ». 90 Conclusion générale L’autofiction – écriture indécidable, hétérogène, impure, participant à la déconstruction des frontières – convoque et provoque une esthétique proprement postmoderne; parce qu’elle est le lieu de remise en question des genres figés, qu’elle exacerbe l’éclatement autour des oppositions binaires de la modernité et qu’elle met en scène la fragmentation. À travers l’étude de mon corpus, j’ai voulu illustrer comment l’écriture autofictionnelle arrive à transcender la condition de celui qui l’écrit en rendant compte d’une dialectique entre la littérature et son temps. Je suis un écrivain japonais et Testament mettent en scène une identité multiple, souple, existant à plusieurs niveaux à la fois, ou encore comme un processus en cours d’élaboration. Dans les deux cas, l’autofictionnaire est traversé par le discours social autant que par une quête de subjectivation. Dans l’autofiction, le côté « auto » consiste en un retour sur soi qui permet de prendre conscience des déterminations qui affectent tout individu vivant en société, tandis que le côté « fiction » permet d’aménager une marge de liberté, car l’autofiction est narration de soi, et par le fait même, construction de soi. Elle est lieu d’une référentialité et d’une potentialité, la spécificité de la littérature par rapport au discours factuel étant le potentiel de métamorphose qui la caractérise. À travers l’écriture autofictionnelle, on construit en permanence un certain rapport à soi, qui implique de s’inventer, de se créer, de développer un style, une technique, une éthique de soi. S’il est facile d’associer cette stylisation de l’existence à un narcissisme et un individualisme décadents, on peut également envisager que cette conception du soi à cultiver, à remodeler continuellement puisse se révéler comme une relation de réflexivité pour échapper à des déterminations sociales et psychologiques. On a vu que le « Je » de l’autofiction se définit toujours par rapport à un « nous », à une inscription dans des groupes. Dans Je suis un écrivain japonais comme dans Testament, l’autofictionnaire se distancie d’un « nous » stigmatisant (fiction de l’homme noir, fiction de l’éternel féminin) qui lui est assigné, mais choisit de s’identifier à un « nous » composé des personnes chères, des artistes marquant/e/s et des expériences collectives qui contribuent à forger positivement sa personnalité. Ces deux autofictions problématisent la manière dont nous nous construisons une notion de soi, décortiquent les récits et les images qui structurent notre perception de nous-mêmes. L’autoreprésentation engage alors une 91 pratique artistique qui crée des brèches, des infractions, permettant d’organiser une structure de résistance face aux concepts qui prétendent dominer et contenir le sujet/texte, directement ou à travers des catégories (les genres littéraires ou les identités de genre par exemple). L’autofiction fait voir comment le rapport que nous établissons avec nousmêmes, notre corps, notre mort, est à la fois une projection de désirs individuels et de fantasmes collectifs, du Soi et de l’Autre. Une évaluation critique des lignes de pouvoir dont il est constitué permet à l’autofictionnaire de cerner les voies créatrices ou morbides vers lesquelles il tend à s’orienter, afin de sélectionner, finalement, les plus libératrices. Ainsi s’informe, se déforme, se reforme, mais jamais ne se conforme cette subjectivité libre et inachevée. L’autofiction se conçoit comme le produit d’une incurvation entre des rapports de force extérieurs et intérieurs. Pour Foucault, la variabilité et la réversibilité des relations de pouvoir indiquent un devoir de résistance et de repositionnement permanent. La posture qu’il préconise consiste à refuser de s’impliquer dans les termes posés par une forme d’autorité illégitime et à chercher plutôt la position stratégique qui permet d’en exhiber les mécanismes. Nos deux autofictionnaires s’engagent dans cet effort, tout en privilégiant des stratégies différentes puisque les forces extérieures qui pèsent sur eux ne sont pas les mêmes. Le « nous » genré au féminin mène avant tout chez Gendreau à une esthétique de l’impudeur (la pudicité étant une injonction spécifique aux femmes) tandis que le « nous » racisé entraîne surtout chez Laferrière une esthétique de l’impureté (l’essentialisation et la folklorisation affectant d’abord les personnes racisées). Ces stratégies sont reprises dans plusieurs œuvres contemporaines; pensons à l’esthétique de l’impudeur chez Nelly Arcan ou l’esthétique de l’impureté chez Salman Rushdie. Elles peuvent également être transposées à d’autres formes d’art, je pense aux séries Girls de Lena Dunham ou Master of None d’Aziz Ansari. L’autoreprésentation inhérente à ces productions ne les empêche en rien de poursuivre expérimentation formelle, engagement politique et traduction de l’expérience contemporaine. Le métarécit patriarcal, nationaliste, capitaliste, la déréalisation, la désocialisation, la mondialisation et l’uniformisation de la culture de masse sont des exemples de forces totalisatrices que Je suis un écrivain japonais et Testament s’efforcent de contester, sans toutefois les nier. 92 On constate que ces deux récits n’imposent pas de théorie effective et unidirectionnelle d’action politique. Gendreau et Laferrière convoquent les stéréotypes pour mieux les déconstruire via la parodie, l’exagération, l’ironie, valorisant les stratégies qui consistent à singer le pouvoir. Il semble que par sa défiance à l’égard de toute idéologie et de tout esprit de sérieux, l’engagement postmoderne s’affirme du côté d’une certaine désinvolture. Il préconise une déstabilisation du pouvoir par la déconstruction (déconstruire, ce n’est pas détruire au nom de…, c’est miner de l’intérieur en trichant contre? avec? l’oppression inhérente à tout système), par l’humour, la représentation ironique (l’ironie en tant que rire lucide). L’autofiction représente un dire-vrai et un être-vrai réfléchi et courageux qui n’est valable que pour l’autofictionnaire. Toute prescription lui échappe; par contre, la constitution d’un mode de vie et d’écriture décalés permettant à l’autofictionnaire de se distinguer d’une majorité peut entraîner un éveil chez le lecteur/interlocuteur, l’inviter à questionner la doxa, afin qu’à son tour il s’intéresse à lui-même et transforme sa manière de vivre. Au terme de ce mémoire, j’espère avoir démontré que les récits autofictionnels, aussi intimes soient-ils, n’en demeurent pas moins traversés par des enjeux ontologiques, idéologiques et politiques, et restent garants d’une certaine portée sociale; « s’il est vrai qu’il n’y a pas d’autre point, premier et ultime de résistance au pouvoir politique que dans le rapport de soi à soi285 ». 285 M. Foucault, L’herméneutique du sujet, p. 241. 93 Bibliographie Corpus littéraire A) Œuvres à l’étude GENDREAU, Vickie. Testament, Montréal, Le Quartanier, série « QR », 2012, 156 p. LAFERRIÈRE, Dany. 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