Autofiction et postmodernité : la voix/e d’une subjectivité insaisissable chez
Dany Laferrière et Vickie Gendreau
par Anaïs Clercq
Mémoire de maîtrise soumis à la
Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l’obtention du diplôme de
Maîtrise ès Lettres
Département de langue et littérature françaises
Université McGill
Montréal, Québec
Juin 2017
© Anaïs Clercq, 2017
Résumé
Ce mémoire étudie la forme autofictionnelle selon une perspective sociale. À rebours d’une
certaine critique qui l’associe à une dérive narcissique, il s’agit de questionner le rapport
entre l’intime et le collectif ainsi qu’entre le réel et la représentation, dichotomies que
l’autofiction invite à dépasser de par sa forme hybride qui brouille la frontière entre
autobiographie et fiction romanesque. C’est à partir de deux autofictions contemporaines :
Je suis un écrivain japonais de Dany Laferrière et Testament de Vickie Gendreau, que ces
enjeux sont analysés. Partant des stratégies littéraires que Laferrière et Gendreau mettent
en œuvre, j’aborde trois traits spécifiques de la postmodernité, soit : l’impureté,
l’élargissement de l’individualisme et le déclin des grands récits de légitimation. Je montre
comment le « je » de l’autofiction se définit toujours par rapport à un « nous », qu’il soit
choisi ou imposé. Dans Testament et Je suis un écrivain japonais, construction identitaire
et construction littéraire se conjuguent. Pour se 1ibérer des diverses puissances
d’assujettissement qui pèsent sur eux, les deux autofictionnaires s’engagent dans des
processus de subjectivation. J’avance que ces récits axés sur la mise en scène de soi
représentent avant tout une pratique de création de soi impliquant des prises de position
éthiques, esthétiques et politiques.
ii
Abstract
This thesis studies self-fiction through a social perspective. In opposition to the view of
self-fiction as a narcissistic drift, this work takes a deep look at how self-fiction – through
its hybrid form that blurs the borders between autobiography and novel – rethinks our
relationships between the individual and the group, between reality and representation. The
analysis is conducted with two contemporary self-fictions: Je suis un écrivain japonais by
Dany Laferrière and Testament by Vickie Gendreau. Three distinct postmodernity traits
are addressed by looking at the literary strategies used by these authors: impurity, the
widening of individualism and the end of great narratives. This thesis posits that the “I” in
the self-fiction is always defined through a “we” that is either choose or imposed. In
Testament and Je suis un écrivain japonais, identity construction and literary construction
complete each other while both authors use subjectification processes to break free from
several alienation powers. I suggest that self-fiction represents a means of self-creation
which implies esthetical, ethical and political position.
iii
Remerciements
Merci à Laïla et Marcel, pour la vie. Merci de m’avoir soutenue et encouragée même si
ce que j’aime dans la vie c’est la fiction.
Merci à Nicolas, pour l’amour. Merci pour cet amour qui nous rend plus fort sans
compromettre notre liberté.
Merci à Myriam et Ariane, pour l’amitié. Merci pour cette amitié à la fois rassurante et
déstabilisante.
Merci à vous tous de me faire éprouver le sens de l’essentiel.
J’aimerais aussi remercier mon directeur de maîtrise, Michel Biron, pour son aide, sa
disponibilité et sa rigueur.
iv
Table des matières
Résumé ............................................................................................................................................ ii
Abstract .......................................................................................................................................... iii
Remerciements ............................................................................................................................... iv
Table des matières ........................................................................................................................... v
Introduction ..................................................................................................................................... 1
Chapitre 1 Je suis un écrivain japonais de Dany Laferrière : l’impureté comme liberté .............. 9
A. La fragmentation du réel....................................................................................................... 10
La figure de l’écrivain : A ≈ N ≈ P ........................................................................................ 11
Détournement de la vraisemblance ....................................................................................... 12
Je est une fiction .................................................................................................................... 23
B. La fragmentation du sujet ..................................................................................................... 27
Le cliché ................................................................................................................................ 29
Le recyclage .......................................................................................................................... 33
Je est une multitude ............................................................................................................... 36
Conclusion ................................................................................................................................. 43
Chapitre 2 Testament de Vickie Gendreau : l’impudeur comme liberté ...................................... 45
A. Vers une esthétique de l’existence........................................................................................ 47
Réalité/fiction : « Never let the facts get in the way of the truth » ........................................ 48
Vie/mort : « Marie Uguay en tutu » ...................................................................................... 51
Majeur/mineur : « Les choses simples, ça brille » ................................................................ 54
Art/Vie : « Le livre est mauve » ............................................................................................ 58
Privé/politique : « Pour faire s’écrouler des empires d’un coup de rein »............................. 65
B. Vers une lecture transpersonnelle ......................................................................................... 72
Entourage : « Parents et amis sont invités à me constituer » ................................................. 73
Génération : « Toujours ces post-enfants » ........................................................................... 76
Intertextualité : « Vous allez vous sauver ensemble de votre propre oubli » ........................ 84
Conclusion ................................................................................................................................. 90
Conclusion générale ...................................................................................................................... 91
Bibliographie ................................................................................................................................. 94
v
Autofiction et postmodernité, la voix/e d’une subjectivité insaisissable :
Dany Laferrière et Vickie Gendreau
Peut-être que nous ne pouvons recevoir la vérité
de personne, et que nous devons la créer nousmême.
Sur la lecture, Marcel Proust, 1906.
─ Angel: Buffy, you know, I'm still figuring things
out. There's a lot I don't understand. But I do know
it's important to keep fighting. I learned that from
you.
─ Buffy: But we never...
─ Angel: We never win.
─ Buffy: Not completely.
─ Angel: We never will. That's not why we fight.
We do it 'cause there's things worth fighting for.
Buffy the Vampire Slayer, Joss Whedon, 1999.
Introduction
Les récits de soi occupent une place particulièrement importante dans la littérature
contemporaine, où bon nombre d’auteur/e/s paraissent désireux de rendre compte de leur
vision du monde à travers des pratiques autobiographiques renouvelées. En effet, à partir
des années 1980, on assiste à la prolifération d’une forme hybride entre l’autobiographie
et le roman, qui emprunte de manière assumée autant au vécu qu’à l’imaginaire, et brouille
délibérément les marques et les repères entre réalité et fiction, soulignant ainsi la porosité
de ces catégorisations. Bien qu’elle existe au préalable (Céline, Proust, Colette, etc.), c’est
en 1977 que Serge Doubrovsky propose le néologisme d’autofiction1 pour désigner cette
forme de récit, qui depuis n’a cessé d’accroître sa présence au sein de la production
littéraire2.
Mon analyse consistera à remettre en question l’idée répandue selon laquelle l’autofiction
constitue une forme de repli narcissique. En effet, la critique reproche à l’autofiction une
« incapacité à proposer des questionnements qui débordent des sujets domestiques3 ». Je
1
S. Doubrovsky, Fils, quatrième de couverture.
B. Blanckeman, Les récits indécidables: Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard, p. 20.
3
J-F. Chassay, « Sur une mort éternellement appréhendée », p. 1-2.
2
1
propose de montrer que ces récits tournés vers la mise en scène de soi sont en réalité
traversés par des enjeux politiques, idéologiques et axiologiques qui les inscrivent dans une
sorte de grand récit social. Ainsi, mon hypothèse réside dans l’idée que l’autofiction, loin
d’évacuer le social, y renvoie de façon paradoxale. J’étudierai ce rapport oblique entre
l’intime et le collectif à travers un corpus de deux œuvres ayant été immédiatement
associées par la critique à des autofictions : Je suis un écrivain japonais de Dany Laferrière
(2008) et Testament de Vickie Gendreau (2012). Ces œuvres seront, d’une part, étudiées
de façon à mettre en relief le dialogue qu’elles engagent entre un « je » que l’on associe à
l’auteur/e et un « nous » au travers duquel s’articule le discours social; que ce soit le
« nous » imposé d’un stéréotype culturel (de race ou de genre) qui suscite identification et
distanciation, par la parodie du discours nationaliste chez Laferrière et du discours
patriarcal chez Gendreau, ou encore un « nous » auquel les auteur/e/s choisissent de
s’identifier (la voix d’un entourage et d’une génération qu’intègre et manifeste le sujet
fusionnel de Testament, l’identité intertextuelle et cosmopolite qu’élabore le sujet de Je
suis un écrivain japonais). D’autre part, ces récits me permettront d’établir des rapports
d’homologie entre la forme autofictionnelle et la vision postmoderne. On verra comment
les stratégies littéraires qu’ils déploient, soit l’intertextualité, le mélange des genres, les
mutations au niveau de l’énonciation (l’affirmation du « je » mais en même temps sa
fragmentation), l’autoreprésentation et les jeux de langage4, traduisent quelque chose de
l’expérience postmoderne, dont les traits spécifiques sont l’impureté, l’élargissement de
l’individualisme et le déclin des grands récits de légitimation5.
Dans les deux œuvres du corpus (comme dans l’autofiction de manière générale), tout
s’articule autour du « je » alors même que la fiction se confond avec la vie de l’écrivain.
Que signifie une telle posture énonciative? Je propose d’envisager la tendance à
l’autoreprésentation relativement à l’élargissement de l’individualisme que connaissent les
sociétés postmodernes, qui sont caractérisées par le déclin des grands récits de légitimation.
La postmodernité se pose en rupture avec la logique universaliste de la modernité, perçue
4
Ces stratégies correspondent aux critères formels du postmodernisme littéraire tels qu’énoncés par Janet
M. Paterson dans « Le postmodernisme québécois: tendances actuelles » (p. 81).
5
Voir respectivement G. Scarpetta, L’impureté, G. Lipovetsky, L’ère du vide, essai sur l’individualisme
contemporain et J-F. Lyotard, La condition postmoderne.
2
comme provoquant la sclérose d’un code d’où émerge la suprématie d’un même, elle y
oppose le constat définitif d’une pluralité incommensurable. En effet, si la modernité
adhère aux principes totalisants de la Raison, de l’Universel et de la Révolution, et perçoit
l’histoire comme guidée par le progrès inéluctable de l’humanité, la postmodernité, suite à
l’échec patent des utopies révolutionnaires, marque la « fin d’une vision téléologique de
l’Histoire6 ». En art, on parle de la mort des avant-gardes pour désigner cette phase de
mutation où, alors même que s’immisce chez les individus un soupçon face à l’idée d’un
sens collectif de l’avenir qui vaudrait pour l’humanité entière, l’expérience artistique, de
son côté, cesse d’être subordonnée à l’ordre d’une stratégie collective; c’est la fin des
mouvements à manifestes, de l’art qui fait école.
Ainsi, la postmodernité se fonde sur la notion d’éclatement. C’est peut-être ce qui explique
l’essor considérable de la pratique autofictionnelle. D’un côté, la réticence des
postmodernes à énoncer du sens général produirait des auteurs qui ne sont capables de
parler qu’à partir de leur perspective singulière. D’un autre, avec la remise en question
constante tout au long du XXe siècle de la conception classique de l’individu conçu comme
entité homogène et rationnelle, la forme autobiographique n’apparaît plus comme
satisfaisante; de par la découverte de l’inconscient, de même que par une prise de
conscience du fait que la réalité concrète est toujours médiatisée par des représentations
culturelles, il apparaît difficile pour les auteurs de prétendre dire la vérité, même sur euxmêmes. Ainsi, tout comme l’autobiographie, l’autofiction respecte la coïncidence
identitaire entre les trois instances auteur, narrateur et personnage, mais, contrairement à
cette première, l’autofiction refuse le pacte référentiel, c’est-à-dire l’engagement de
l’écrivain à raconter sa vie dans un esprit de vérité objective et d’exhaustivité7. Elle préfère
valoriser le jeu dynamique et infini des glissements, la coprésence souple de la réalité et de
la fiction, pour démontrer l’impossibilité d’encadrer sa propre image. En assumant que tout
acte d’écriture est créateur, même s’il fait appel à la mémoire, l’autofiction représente en
quelque sorte la forme contemporaine de l’autobiographie à l’ère du soupçon.
6
7
A. Cousseau, « Postmodernité: du retour au récit à la tentation romanesque », p. 360.
Pour les critères de l’autobiographie, voir Le Pacte autobiographique de Philippe Lejeune.
3
On voit très bien que le refus de l’illusion d’objectivité et d’unité peut expliquer
l’ambiguïté qui réside dans l’autofiction entre le fictif et l’existence factuelle. Cette
confusion peut également être associée à la notion d’impureté proposée par Guy Scarpetta,
qui situe le postmoderne dans les manifestations d’art et de pensées hybrides. En
l’occurrence, l’autofiction répond à ce critère de façon intrinsèque, puisqu’elle s’origine
dans un « pacte oxymoronique8 » qui subsume les catégorisations génériques
traditionnelles en brouillant la frontière entre autobiographie et fiction romanesque, ce qui
lui confère une nature proprement impure, hybride, indécidable. On verra qu’un aspect
récurrent de nos deux autofictions est la fragmentation de l’énonciation. Il y a
déconstruction des oppositions binaires héritées de l’esprit cartésien des Lumières, par la
mise en scène d’un « je » fragmenté, coincé entre réalité/fiction, auteur/personnage, art/vie,
sujet/objet, soi/autre. Une telle entreprise de relativisation des référents procure à
l’autofiction une puissance subversive capable de remettre en question nos représentations
traditionnelles du monde. Comme espace mixte exhibant la mobilité des frontières,
l’autofiction participe à l’éclatement postmoderne; elle n’a pas renoncé à dire le monde
contemporain, mais répond au contraire à la nécessité de repenser le sujet (et son rapport
au monde) autrement. Il me semble donc absolument nécessaire de replacer l’expansion
de l’autofiction dans une sociologie de l’ère postmoderne, seul moyen de dépasser le
sempiternel reproche de nombrilisme, et de mesurer cette littérature à sa juste valeur.
Afin d’éclairer les deux récits qui serviront d’exemple d’autofiction, je m’appuierai sur
la définition proposée par Marie Darrieussecq :
[…] l’autofiction est un récit à la première personne, se donnant pour fictif (souvent, on
retrouve la mention roman sur la couverture), mais où l’auteur apparaît
homodiégétiquement sous son propre nom, et où la vraisemblance est un enjeu maintenu
par de multiples « effets de vie » […]9.
Cette définition correspond aux deux œuvres à l’étude, sur la couverture desquelles on
retrouve la mention « roman », malgré la présence d’un narrateur homodiégétique qu’on
peut facilement associer à l’auteur/e. Pour la question du postmoderne, les travaux
susmentionnés de Guy Scarpetta, Gilles Lipovetsky et Jean-François Lyotard serviront de
8
Expression proposée par Hélène Jaccomard dans Lecteur et lecture dans l'autobiographie française
contemporaine : Violette Leduc, Françoise d'Eaubonne, Serge Doubrovsky, Marguerite Yourcenar.
9
M. Darrieussecq, « L’autofiction, un genre pas sérieux », p. 369-370.
4
cadre de référence. Je renverrai également à Linda Hutcheon qui relie le postmoderne à la
duplicité, ainsi qu’à Jean Baudrillard pour les concepts de simulacre et de déréalisation.
Le premier chapitre portera sur Je suis un écrivain japonais de Dany Laferrière. Le
narrateur refuse toutes les catégories identitaires que la critique tente d’apposer à ses textes
et affirme être « un écrivain japonais ». Par ce clin d’œil, il procède à une véritable
ironisation des enracinements culturels, et de tout ce qui tend à réduire l’individu à ses
appartenances collectives. Le jeu sur les discours sociaux (nationalismes, stéréotypes
culturels) sera analysé d’un point de vue dialogique10. On verra que ces discours sont mis
à distance par le narrateur, qui énonce la possibilité d’une multiplicité d’appartenances et
revendique une identité ouverte, souple, qui échappe aux étiquetages, à la crispation des
définitions fixes. L’écriture, comme l’exil, est conçue comme un geste de déracinement,
une traversée des frontières, une expérience de transgression des identités qui permet de
réinventer ses généalogies, d’accéder à de nouveaux départs, et de ce fait à une liberté
accrue pour l’individu. On verra comment, dans ce récit, la formulation de soi rend poreuse
la limite entre réalité/fiction, auteur/personnage, sujet/objet, art/vie. Il y a refus de
l’authenticité au profit d’un brouillage des identités, qui s’inscrit parfaitement dans la
notion scarpéttienne d’impureté postmoderne. Pratique inventive et mobile, l’autofiction
amène le lecteur à une nouvelle conceptualisation de l’écriture de soi. Celle-ci n’est plus
confinée aux faits biographiques, mais ouvertement mêlée aux domaines de la fiction et de
l’imaginaire. Elle permet la construction d’une identité qui, brisant l’unité du sujet
classique présent dans les autobiographies conventionnelles, apparaît d’autant plus
singulière que capable de se multiplier et de sauter au-delà de tout ce qui tend à la fixer.
Le deuxième chapitre portera sur Testament de Vickie Gendreau. Dans ce livre, la
narratrice de vingt-trois ans, atteinte d’un cancer au cerveau incurable, fait côtoyer le
sublime et le vulgaire pour reconstituer le réel. À travers les tabous de la corporalité, de la
sexualité, de la maladie et de la mort, l’art pénètre la vie et dégage, imprévue, une
esthétisation de la quotidienneté. J’avancerai l’idée que cette dimension intime et
impudique témoigne d’une mutation sociologique que Gilles Lipovetsky qualifie de
« deuxième révolution individualiste ». J’émettrai toutefois l’hypothèse que Testament,
10
Voir Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, qui s’attache à la dimension sociale du langage.
5
loin d’un ressassement nombriliste, complaisant et asocial, montre que le constituant social
s’enracine inévitablement dans l’individu; l’opposition de l’individuel et du collectif s’en
voyant grandement questionnée. En effet, dans Testament, le sujet apparaît, dans sa
spécificité même, comme produit d’un entourage, d’une culture, d’une époque, d’une
génération. À travers une structure polyphonique11, qui prête alternativement la voix à
Vickie et à ses proches, la personnalité narrative se fragmente pour mieux se recomposer.
Cette tendance à saisir l’être en dehors de ses propres contours le préserve de l’illusion
d’une singularité holiste. L’autofiction vient défiger le système dichotomique moderne par
le surgissement d’une écriture hétérogène, lieu propice à la coexistence du même et de
l’autre. L’identité ne se manifeste plus en termes d’oppositions, de cloisonnements, mais
s’investit de la mobilité et de l’expansion, par un constant dialogue avec les autres formes.
À travers ces deux chapitres, il s’agira également d’interroger les modalités de
l’engagement politique à l’ère postmoderne. La surexposition du « je » ainsi que l’absence
de projet social qui caractérise l’écriture de Gendreau et Laferrière laisse entendre que leur
engagement concerne davantage la création de soi en tant que résistance aux discours
dominants plutôt qu’une entreprise émancipatrice englobant l’ensemble d’un groupe
minorisé. Pourtant, si l’on en croit Audrey Baril, la construction du sujet par le langage est
la condition même de possibilité de son agentivité pour transformer les situations qui
l’oppriment, car « le langage est le lieu même d’une répétition, d’une citation constante,
d’une itérabilité inhérente et conséquemment, il ouvre la porte à l’agentivité du sujet à
travers le redéploiement, la resignification et la répétition subversive12 ». Sous cet angle,
les potentialités discursives utilisées par nos deux auteur/e/s et les revendications inspirées
par leurs propres expériences de vie s’avèrent propices aux changements sociaux et
politiques. On verra que ces sujets autofictionnels sont construits par le discours social,
mais qu’à travers leur pratique d’écriture, il y a également recherche d’une subjectivation,
c’est-à-dire « de la constitution de modes d’existence, ou l’invention de possibilités de vie
11
M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman.
A. Baril, « De la construction du genre à la construction du "sexe": les thèses féministes postmodernes
dans l’œuvre de Judith Butler », p. 72.
12
6
qui concernent aussi bien la mort, nos rapports avec la mort : non pas l’existence comme
sujet, mais comme œuvre d’art13 ».
Faire de sa vie une œuvre d’art est un objectif que Michel Foucault et Gilles Deleuze
assignent tous deux à la vie éthique14. Pour ces deux penseurs, le sujet est constitué à la
confluence de nombreux courants de forces faisant pression sur lui – politiques, sociaux,
familiaux, biologiques, etc. Toutefois, le sujet peut opposer des résistances à ces divers
déterminismes en s’engageant dans des conduites éthiques de construction de soi. Foucault
et Deleuze nomment « processus de subjectivation » le mouvement par lequel le sujet
donne à sa vie certaines formes lui permettant de se soustraire à l’emprise des rapports de
force extérieurs. Plutôt que de chercher en lui une essence cachée, il doit tenter de façonner
sa vie comme une œuvre d’art, sans recourir à des règles ou des vérités préétablies, dans
un mouvement d’advenir perpétuel. Au sens retenu dans ce mémoire, l’autofictionnaire est
un sujet en construction. Puisque création littéraire et création identitaire y sont intimement
liées, l’autofiction répond explicitement à l’injonction de faire de sa vie une œuvre d’art.
Elle engage un rapport expérimental à soi-même, qui consiste en la recherche d’une éthique
et d’une esthétique de l’existence. Dans l’autofiction, la vie influence l’œuvre, l’œuvre
influence la vie, et par une sorte de dépassement dialectique, la vie devient une œuvre d’art,
autant sous sa forme littéraire que charnelle, qui sont indissociables.
L’autofiction permet de prendre conscience de soi, elle représente un moyen grâce auquel
un sujet devient un objet pour soi, réfléchissant sur soi. Elle admet l’invention de nouvelles
possibilités de vie et devient alors le lieu de rencontre d’un « je réel » et d’un « je fictif »,
position particulièrement susceptible d’être occupée par les individus minorisés qui,
puisque tout un conditionnement social travaille à les coincer dans un cadre identitaire
aliénant et réducteur, n’ont d’autre choix que de s’inventer pour enfin coïncider avec euxmêmes. Dans Je suis un écrivain japonais comme dans Testament, l’autofictionnaire se
présente contre – au sens de la proximité et de l’opposition – un modèle préétabli, une
identité figée (fiction de l’homme noir, fiction de l’éternel féminin). L’espace
autofictionnel, en offrant l’opportunité de s’écarter de la fiction dominante par la fiction de
13
14
G. Deleuze, « Un portrait de Foucault », Pourparlers: 1972-1990, p. 127.
Voir M. Foucault, « Une esthétique de l’existence », Dits et écrits II: 1976-1988 et G. Deleuze, Foucault.
7
soi, favorise la construction et la formulation d’une singularité autodéterminée, s’inscrivant
dans une zone de repli par rapport aux discours dominants.
Si, dans sa période de co-écriture avec Félix Guattari, Deleuze appelle de ses vœux le tracé
d’une « ligne de fuite », il défendra ensuite, à l’occasion de son ouvrage sur Foucault, la
forme d’une ligne qui se replie : « la subjectivation : donner une courbure à la ligne, faire
qu’elle revienne sur soi15 ». Le sujet éthique formalise son existence en plissant le
« Dehors » constitué par le réseau des rapports de pouvoir, créant ainsi une zone respirable
pouvant abriter une vie affranchie. Autrement dit, l’autonomie du sujet, dans la zone
incurvée, n’existe que sur fond d’une hétéronomie fondamentale :
À la fois repliée dans une forteresse intérieure et en contact topologique avec les structures
les plus profondes du monde, l’existence qui est une œuvre d’art puise dans le diagnostic
critique du champ social les ressources d’une flexion subjective émancipatrice.
Inexpugnable au creux de sa boucle, le sujet est pourtant traversé par les vibrations du
monde qui lui transmettent des informations concernant les formes prises par le pouvoir, à
l’extérieur. Ce sont ces informations qui, décryptées, lui permettront de reployer
incessamment le Dehors et de reformer constamment la boucle, au fil des reconfigurations
des diagrammes de pouvoir16.
Je propose d’envisager l’espace autofictionnel comme cette boucle qui relie
topologiquement le dedans au dehors par une sorte de plissement. Ainsi, en plus de la
définition pratique de Marie Darrieussecq, j’envisagerai l’autofiction selon une définition
plus philosophique, inspirée des pensées de Deleuze et Foucault. Selon cette dernière
définition, l’autofiction répond à la recherche d’un mode d’existence conciliant les figures
de la fermeture à soi et de l’ouverture au monde, et montre comment la problématique du
souci de soi peut être au cœur d’une nouvelle pensée du politique.
15
G. Deleuze, « Un portrait de Foucault », Pourparlers: 1972-1990, p. 154.
J. Michalet, « La vie comme œuvre d’art: formes d’existence et espaces de liberté chez Foucault et
Deleuze », p. 20.
16
8
Chapitre 1
Je suis un écrivain japonais de Dany Laferrière : l’impureté comme liberté
Dans Je suis un écrivain japonais, Dany Laferrière aménage un espace ambigu où matière
fictionnelle et autobiographique se confondent. Le récit met en scène un narrateur-auteur
d’origine haïtienne, vivant à Montréal, âgé d’une cinquantaine d’années, dont le premier
livre a été couronné de succès et voulant intituler le prochain (son quinzième) « Je suis un
écrivain japonais ». Une fois le titre de ce livre soumis à l’éditeur, le narrateur nous
transporte à travers une suite de tableaux – tantôt plus narratifs, tantôt plus réflexifs – qui
composent un périple éclaté dont le fil conducteur apparaît être la question du « devenir
japonais ». Dans les segments à tendance narrative, le narrateur arpente la ville en quête
d’une expérience nipponne qui saurait inspirer son écriture, ce qui le mène à faire une
myriade de rencontres. Un clochard surnommé « le Coréen » le met sur la piste de la
chanteuse Midori. Il aperçoit cette dernière pour la première fois au Café Sarajevo, puis la
suit dans un vernissage où il rencontre la « cour » de jeunes Japonaises qui entoure la
chanteuse. Pendant cette soirée, le narrateur observe minutieusement la dynamique du
groupe à travers son « œil-caméra ». S’ensuit la visite surprise de Noriko (une des membres
de la bande à Midori), puis sa mort mystérieuse. Le narrateur rencontre successivement
M. Tanizaki, l’attaché culturel de l’ambassade japonaise qui lui apprend que son projet
romanesque suscite un scandale au Japon, la serveuse d’un restaurant miteux, des policiers
abusifs, Zorba le concierge avare, un vieil ami nommé François, etc. À travers les
fragments plus réflexifs s’articulent des questionnements sur l’écriture et l’identité.
Dans ce chapitre, on verra comment Je suis un écrivain japonais soulève les questions du
rapport entre le réel et la représentation, ainsi qu’entre l’intime et le social; dichotomies
que le texte invite à dépasser, autant par ses propos que par sa forme hybride qui brouille
la frontière entre autobiographie et fiction romanesque. En s’appuyant sur les théories de
Guy Scarpetta, il s’agira de montrer que cette tendance caractéristique de l’autofiction à
faire coexister le réel et la fiction, le Soi et l’Autre, au risque de faire cohabiter des postures
qui à première vue paraissent contradictoires, représente « la voie postmoderne, celle de
l’impureté17 ». D’autre part, on verra qu’à travers le refus de l’étiquette et la revendication
17
G. Scarpetta, L’Impureté, p. 55.
9
d’une identité hybride, cosmopolite, l’œuvre s’engage dans une certaine démystification
du métarécit nationaliste, qui concorde avec la notion de déconstruction des grands récits
proposée par Jean-François Lyotard. Il ne s’agit pas tant chez Laferrière de promouvoir un
État postnational ou de nier la nation en tant que communauté de participation politique,
mais de combattre toutes les conceptions essentialistes de la nation, toutes les utopies
mortifères d’une homogénéité culturelle, ethnique ou religieuse et d’une pureté
fantasmatique des origines. On verra que la valorisation d’un sujet hybride, mobile,
métissé, qui revendique le droit à définir librement ses appartenances, implique un
élargissement de l’individualisme allant de pair avec la proposition de Gilles Lipovetsky,
qui voit dans la postmodernité le remplacement d’un individualisme universaliste par un
individualisme à la carte. Il ne faut toutefois pas confondre l’attitude du narrateur avec un
repli narcissique. Dans Je suis un écrivain japonais, l’identité se construit en grande partie
dans un mouvement d’ouverture à l’Autre. On verra que si l’autofictionnaire refuse
d’endosser le rôle de porte-parole d’un groupe, il opte pour une forme d’implication
politique faisant du langage une arme redoutable, et ce, par l’humour.
La fragmentation du réel
Impossible d’ignorer la mise en abyme dans Je suis un écrivain japonais, qui met en scène
un auteur travaillant sur un livre portant le même titre que celui que le lecteur a entre les
mains. D’autant plus que plusieurs dédoublements entre auteur et narrateur sont corroborés
par la photo et la présentation de Dany Laferrière en quatrième de couverture, de manière
à ce que même un lecteur qui ignore la personnalité médiatique puisse envisager une
certaine coïncidence identitaire. D’un autre côté, Je suis un écrivain japonais déploie
plusieurs stratégies de déréalisation qui annulent la possibilité d’interpréter le texte comme
simple reflet de la réalité. Le récit opère un détournement des vraisemblances empirique,
pragmatique et diégétique. Entre échafaudage et déconstruction, l’illusion référentielle
évolue sur une ligne de tension alternant effets de miroir et de distanciation. À propos de
l’époque actuelle, Guy Scarpetta remarque :
On peut avoir l’impression, parfois, que la réalité s’évanouit – ou, du moins, que la limite
devient chaque jour un peu plus indécise entre le réel et l’artifice, entre le réel et les
représentations. Telle est la technoculture dans laquelle nous entrons : les relais hertziens
disparaissent, les reflets envahissent tout, satellisés ou câblés, multipliés, instantanés,
partout et sans interruption relayés, projetés […] Le « référentiel » est supplanté par la
10
« performance » […] tout est spectacle ou mémoire, le réel cesse peu à peu de nous
solliciter directement18.
La nature indécidable de l’autofiction (l’irrésolution du statut du texte entre écriture
factuelle et fictionnelle) fait d’elle le médiateur par excellence de cette disparition du réel.
La première partie de ce chapitre vise à analyser la façon dont Je suis un écrivain japonais
remet en question la légitimité du réel en proposant un monde où il n’y a plus d’opposition
nette entre la réalité et la représentation, mais des degrés différents de présence.
La figure de l’écrivain : A ≈ N ≈ P
L’autofiction implique une corrélation entre auteur, narrateur et personnage. Dans Je suis
un écrivain japonais, la filiation est aisément repérable entre ces instances; toute une série
d’opérateurs d’identification – l’âge, la profession, le pays d’origine, etc. – pousse à établir
un parallèle. Par contre, le narrateur reste innommé du début à la fin du livre, alors que
pour plusieurs théoriciens (dont Marie Darrieussecq), une concordance onomastique
explicite est indispensable pour que l’on puisse parler d’autofiction. Philippe Gasparini
stipule au contraire qu’il n’est pas essentiel que le nom de l’auteur et celui du narrateur soit
le même, puisque « le sujet qui se raconte, dépourvu d’identité onomastique, renvoie
inévitablement au seul individu qui, dès la page du titre, accepte de prendre en charge le
récit, l’auteur. Car le lecteur a horreur du vide19 ». Gasparini spécifie que l’absence de
nomination n’invite pas nécessairement à conclure au statut autobiographique du texte,
mais qu’elle favorise cette interprétation qui – dans la mesure où elle est renforcée par
d’autres indices, à commencer par le statut d’écrivain du narrateur – tend à être adoptée.
Dans Je suis un écrivain japonais, la présence de multiples biographèmes20 doublée de
l’anonymat du narrateur favorise l’adhésion du lecteur à une lecture référentielle.
Toutefois, dès le titre qui instaure un jeu avec l’identité japonaise, le lecteur s’attend à des
dérapages de la part de l’écrivain. De plus, le livre ne se présente pas comme
autobiographique, il porte la mention « roman » et ne contient aucun contrat de
référentialité : en aucun temps le narrateur ne s’engage à dire la vérité sur sa vie. Au
G. Scarpetta, L’Impureté, p. 52.
P. Gasparini, Est-il je? Roman autobiographique et autofiction, p.40.
20
Dans Sade, Fourier, Loyola, Roland Barthes définit le biographème comme point de passage obligé dans
toute biographie.
18
19
11
contraire, il s’amuse à entretenir l’ambiguïté entre les deux concepts : « Même moi, je
n’arrive pas à démêler chez moi le vrai du faux. C’est que je ne fais aucune différence entre
ces deux choses. Pour dire vrai, ces histoires d’authenticité m’ennuient à mourir21 ». Les
éléments identitaires qui poussent à établir un rapport de proximité entre le narrateur et
l’auteur sont utilisés pour jouer sur la confusion des instances narratives, ce qui inscrit
l’œuvre dans le champ de l’autofiction.
Détournement de la vraisemblance
De manière générale, l’enjeu de la vraisemblance est de susciter l’adhésion du lecteur, sa
fonction première ne consiste pas à démontrer la vérité des propositions, mais plutôt à
rendre le récit crédible ou recevable. Selon la typologie développée par Cécile Cavillac, la
vraisemblance empirique repose plus spécifiquement sur la conformité des énoncés à
l’expérience commune, mesurée à l’aune de la raison et/ou de l’opinion22. Elle implique
une dimension idéologique, étant donné que l’univers mis en scène doit correspondre à ce
qui est possible ou plausible selon la représentation du monde en vigueur. Les modalités
d’adhésion varieront donc selon les sociétés, les époques et les cultures, mais également
les conventions génériques et esthétiques.
Je suis un écrivain japonais met en scène une certaine quotidienneté et renvoie à des faits
facilement vérifiables sur la vie de l’auteur, ce qui incite le lecteur à poser un jugement de
vérité qui influe, par extrapolation, sur l’ensemble du texte. Le lecteur est dès lors tiré du
côté d’un pacte autobiographique (« veuillez croire que »), qui l’invite à interpréter le texte
comme s’il s’agissait du récit factuel de la vie de l’auteur. Cette illusion référentielle est
mise à mal par l’incursion d’épisodes surnaturels; la chanteuse Bjork se transforme en
poupée vaudou et le peintre haïtien Hector Hyppolite la glisse dans son veston23, le défunt
poète Gaston Miron se réincarne le temps de traverser le square St-Louis24, le narrateur
engage une conversation avec l’animateur de la télévision à même son salon25, ou encore,
effectue un voyage dans le temps sans quitter son lit26.
21
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 24.
C. Cavillac, « Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle », p. 24.
23
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 54.
24
Ibid., p. 131.
25
Ibid., p. 157.
26
Ibid., p. 190.
22
12
Pour un lecteur empreint de rationalisme, ce genre de phénomènes apparaît comme
empiriquement invraisemblable et n’est recevable qu’en régime fictionnel, qui plus est
uniquement dans certaines sous-catégories comme le registre fantastique. Le soupçon est
alors jeté, par extrapolation, sur le contenu autobiographique, et le texte tiré du côté d’un
pacte romanesque (« veuillez imaginer que »). L’action persuasive est malmenée par le
narrateur, qui n’essaie pas tant de convaincre le lecteur de l’objectivité de ses propos, mais
admet au contraire y introduire une part d’invention : « N’hésitant pas à suppléer par mon
imagination aux conversations que je suis trop loin pour entendre, ou aux émotions
cachées27 ». Ainsi, la tension s’installe entre deux pactes de lecture jugés contraires et le
lecteur se voit contraint d’avancer dans l’indécidabilité.
Dans Je suis un écrivain japonais, les événements insolites surgissent dans un univers en
majeure partie vraisemblable, ce qui répond aux critères du registre fantastique. Par contre,
les éléments surnaturels sont reçus par une attitude flegmatique de la part des personnages,
ce qui va à rebours de cette littérature, où l’intrusion de l’irrationnel dans la réalité doit
s’avérer problématique, susciter la crainte et l’hésitation28. Cette démarche littéraire peut
témoigner de la croyance au surnaturel d’un auteur de culture vaudou; « C’est mon devoir
de croire au surnaturel, sinon je suis bon pour un autre métier. C’est durant cette époque
magnifique, mon enfance au cœur de la magie, que ma sensibilité a été formée29 », affirme
Dany Laferrière en entretien avec Bernard Magnier. Il peut également s’agir, de la part de
l’auteur, d’une stratégie esthétique visant à jouer sur les codes et artifices du roman, de
manière à interroger, dans le sillon d’une littérature postmoderne, les concepts de fiction
et de vérité. La notion traditionnelle de « réalisme » se voit dépassée par l’intervention du
surnaturel dans l’univers diégétique de l’œuvre, sans que son statut réaliste soit mis en
doute par l’intrigue ou les personnages. Pour le lecteur occidental, ces procédés de
dérapage du réel créent un effet d’étrangeté qui déstabilise l’horizon d’attente et
désarçonne toute perspective stabilisatrice du monde.
Je suis un écrivain japonais nous livre un monde appréhendé sous plusieurs angles, où le
temps et la mémoire sont relatifs. Les tableaux Bjork poupée vaudou et Peintres primitifs
27
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 58.
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique.
29
D. Laferrière, J’écris comme je vis: entretiens avec Bernard Magnier, p. 218.
28
13
rompent avec l’unidimensionnalité du récit, puisqu’ils nous transportent littéralement dans
d’autres espaces-temps, comme celui des stars internationales avec Bjork : « elle vit dans
un univers parallèle où les jours portent des noms de ville30 », « [elle] confond aujourd’hui
la mappemonde avec sa garde-robe31 »; et celui de l’univers vaudou avec les peintres
primitifs haïtiens, où la magie est au cœur du réel, où la vie et la mort sont imbriquées,
bref, un univers qui diverge sur bien des points de l’épistémè occidentale moderne.
Laferrière opère également une fusion des contraires à travers ces deux tableaux, où se
rejoignent deux cultures à première vue opposées; Bjork qui représente l’Islande, le Nord,
le rock, la jeunesse et les peintres haïtiens qui incarnent Haïti, le Sud, l’art primitif, l’ancien.
En faisant paraître d’autres perspectives, d’autres possibles, le récit invite le lecteur à
remettre en question une vision monolithique du monde.
L’omniprésence du matériau littéraire dans le texte contribue également à miner sa
vraisemblance empirique. Outre l’importance des références intertextuelles qui ne cessent
de nous situer dans la littérature, une proportion démesurée de personnages portent des
noms d’écrivains japonais (Mishima, Tanizaki, Murakami, Dazaï, etc.) ou entretiennent
une filiation avec le monde littéraire – pensons au voisin tueur à gages qui offre ses bottes
de cow-boy ayant appartenu à Richard Brautigan32. Une telle profusion d’occurrences
littéraires est si peu probable dans la réalité qu’elle pousse le lecteur à remettre en doute la
crédibilité du récit, tout en construisant une connivence avec celui qui repère dans ces
incongruités des invitations à une lecture au second degré. L’univers diégétique apparaît
alors comme une image du monde façonnée par la littérature et instaure un espace de jeu
décloisonné où il n’y a pas de coupure entre la littérature et la vie.
L’autofiction, puisqu’elle se situe au carrefour des écritures autobiographiques et
fictionnelles, permet d’explorer l’individualité tout en tissant des liens étroits entre des
courants habituellement opposés, tels le réalisme et le fantastique. De cette manière, elle
arrive à dépeindre une réalité transfigurée par la subjectivité et l’imaginaire, de laquelle le
rationalisme n’est pas complètement rejeté, mais contesté par d’autres formes de vérités.
Suivant cette optique, l’écriture de Dany Laferrière, qui mise à la fois sur l’autoréfléxivité
30
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 50.
Ibid.
32
Ibid., p. 240.
31
14
et la fabulation au détriment de la vraisemblance empirique, semble vouloir affirmer que
nos vies ne se réduisent pas à notre vécu, mais comprennent également nos fictions.
Selon Cécile Cavillac, la vraisemblance pragmatique concerne la crédibilité de
l’organisation narrative et de la situation d’énonciation33. Dans Je suis un écrivain
japonais, on observe une fragmentation de la narration qui porte atteinte au réalisme. Le
récit, en grande majorité pris en charge par une narration autodiégétique, passe à une
narration omnisciente dans les segments Bjork poupée vaudou et Peintres primitifs. A
priori, ces deux segments ne posent pas trop de problèmes à la vraisemblance du récit –
bien que Bjork y soit transformée en poupée vaudou – puisqu’ils peuvent être interprétés
comme une échappée fabulatoire aménagée en marge de la diégèse principale :
Bjork aurait pu être au Café Sarajevo. Bjork au Sarajevo, quelle affiche! Baiser Inc. faisant
la première de Bjork. Pour cela, il faut un concours de circonstances. Bjork arrivant une
journée en avance parce qu’elle aura insisté pour voir une grande expo sur le vaudou au
Musée des beaux-arts de Montréal34.
Le caractère possible, mais conditionnel de l’énoncé est souligné; on y décrit ce qui « aurait
pu être ». Pourtant, la narration est rapidement ramenée au présent de l’indicatif, et l’espace
narratif réduit jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucune distance entre l’action narrée et
l’énonciation de l’action : « Le conservateur [du musée] est “profondément touché”. Un
appel de Bjork ou de sa productrice, mais au nom de Bjork. C’est un groupie, pas
exactement lui, disons sa femme, pas exactement sa femme, disons sa fille35 ». La narration
simultanée ne pose pas de problème d’acceptabilité, du moment qu’elle reste discrète sur
la posture verbale « impossible » qu’elle implique. Dans la citation précédente,
l’épanorthose (figure de style qui consiste à corriger une affirmation) dévoile le paradoxe
même du texte en marche. En nous situant au temps de la rédaction qui fluctue au rythme
des possibilités de l’invention, on surligne le caractère littéraire et performatif du texte, son
infidélité à une réalité préexistante. Il y a mise à nu de la situation de communication
paradoxale qui caractérise la fiction; ce n’est plus l’action qui engendre le texte, mais le
texte qui crée de l’action. La chronologie de la chaîne de communication actionénonciation-lecture indispensable au récit factuel est contestée. De surcroît, les segments
33
C. Cavillac, « Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle », p. 24.
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 45.
35
Ibid., p. 47.
34
15
Bjork poupée vaudou et Peintres primitifs agissent comme métalepse venant fragiliser
l’effet de réel sur l’ensemble du texte, puisqu’ils s’enchâssent éventuellement dans la trame
narrative principale portant sur les Japonaises :
Midori a aperçu les grandes banderoles le long des colonnes du musée annonçant
l’exposition des peintres primitifs. / ─ J’aimerais bien voir cette exposition. / ─ Tu n’as pas
vu ce qui est arrivé à Bjork, dit Heideko […]36.
En court-circuitant la frontière entre le monde de la narration et le monde narré, Je suis un
écrivain japonais nous situe dans un temps éclaté où se mélangent le rêve et la réalité,
l’imaginaire et la mémoire, l’art et la vie. Laferrière affirme : « Dans mes livres, je raconte
à la fois ma vie réelle et ma vie rêvée… Je crée ma vie au fur et à mesure que je la vis. […]
C’est ainsi que j’écris. C’est ainsi que je vis. J’écris comme je vis37 ». Comme le suggèrent
Foucault et Deleuze, l’existence est envisagée comme œuvre d’art. Cette attitude se reflète
dans la posture narrative de l’auteur, qui se présente dans Je suis un écrivain japonais
« comme l’auteur de son personnage et le personnage de son auteur, sans qu’il ne soit
jamais possible de départager la réalité de la fiction ni le commencement de la fin38 ». On
dénote chez Laferrière une manière d’effacer passé et avenir au profit d’une mise du monde
et de ses possibles au présent de l’indicatif. En entrevue, il affirme : « Tout est au présent,
le passé comme l’avenir39 ». Ce télescopage temporel serait une caractéristique de notre
époque. Dans l’Impureté, Scarpetta parle de la « fin du temps » :
[…] c’est l’idée même du temps qui, peu à peu, se dissout. […] En somme, l’ère du
simulacre, c’est aussi celle de l’anachronisme généralisé, des temporalités mixées ou
enchevêtrées, où même la mort (cette classique sanction du Temps) cesse d’être
pertinente40.
L’autofiction permet d’instaurer un espace de jeu avec la narration, où la cohérence de la
situation d’énonciation est troquée au profit d’une conceptualisation impure du temps, qui
semble valoriser le présent, puisque, « constamment renouvelé, il assure la permanence des
créations et des rencontres41 ».
36
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 57.
D. Laferrière, J’écris comme je vis: entretiens avec Bernard Magnier, p. 11-13.
38
M. Bélisle, « Les grandes explorations », p. 29.
39
J. Morency et J. Thibeault, « Entretien avec Dany Laferrière », dans « Dany Laferrière », p. 19.
40
G. Scarpetta, L’Impureté, p. 54.
41
F. Laplantine et A. Nouss, Le métissage, p. 40.
37
16
La vraisemblance diégétique, c’est-à-dire la cohérence de la mise en intrigue42, ne tient pas
davantage la route. À plusieurs reprises, le narrateur de Laferrière fait succéder des
affirmations quasi antagonistes, par exemple : « Revenons au titre. […] Dans mon cas, ce
n’est pas une plaisanterie, car je me considère vraiment comme un écrivain japonais43 » est
suivi de « ─ Je ne suis pas un écrivain japonais… J’écris un livre dont le titre est “Je suis
un écrivain japonais”, ça ne fait pas de moi un écrivain japonais44 » puis de « ─ Quel livre?
Je n’ai pas écrit de livre45 ». Lorsqu’un même événement est rapporté à plusieurs reprises,
celui-ci subit parfois des variations, des altérations. Il en va ainsi de l’épisode de la mort
de Noriko. La jeune fille s’introduit chez le narrateur, lui fait l’amour dans la baignoire et
s’endort dans le lit. Au milieu de la nuit, le narrateur est réveillé par un bruit sec, regarde
par la fenêtre ouverte et découvre le corps de Noriko étalé sur le trottoir, baignant dans son
sang. Il mentionne qu’avant de se jeter par la fenêtre, Noriko a laissé une lettre dans laquelle
elle a légué ses boucles d’oreilles à Midori et griffonné les mots : « A song for Midori46 ».
La seconde fois où le suicide de Noriko est abordé, le narrateur remanie la scène :
Elle s’était inventé une sœur jumelle, totalement différente d’elle – Tsuki. […] Mais qui a
tué Noriko? L’autre sœur, peut-être. Les deux étant amoureuses de Midori. Tsuki a eu le
temps de laisser un billet sur la table, demandant d’envoyer ses boucles d’oreilles à sa mère.
Au bas de la page, elle a griffonné : A song for Mother47.
Les deux versions de la lettre ne concordent pas, puisque le legs des boucles d’oreilles
passe de Midori à la mère et les derniers mots de « A song for Midori » à « A song for
Mother ». L’enquête policière qui suit la mort de la jeune femme pousse le narrateur à
remettre en doute sa version des faits :
D’un autre côté, j’ai de sérieux doutes que cette histoire s’est passée dans la réalité. Paul
Veyne nous rappelle que : « les vérités étaient elles-mêmes des imaginations ». Pour lui ce
qui est imaginaire peut devenir réalité. Ça peut arriver aussi que je sois saoul et j’aie amené
une femme ici, et qu’elle se soit jetée par la fenêtre. Je me suis endormi après. Et le
lendemain, avec les bribes d’images qui me remontent à la tête, j’ai brodé toute une histoire.
Faut dire que j’ai quand même été voir Midori au Café Sarajevo, mais pris d’un malaise, je
suis sorti après le spectacle de Baiser Inc. [...] Ne suis-je pas en train de me monter une
autre histoire à cause de la police? M’a-t-elle accompagné ici? Je ne sais pas. Ah, il y a une
histoire. Le lendemain de mon malaise, j’ai piqué devant l’immeuble le journal du
concierge, et c’est là que j’ai vu le corps d’une jeune fille sur le trottoir – sous ma fenêtre.
42
C. Cavillac, « Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle », p. 24.
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 15.
44
Ibid., p. 115.
45
Ibid., p. 255.
46
Ibid., p. 94.
47
Ibid., p. 98.
43
17
En première page. [...] J’ai peut-être conclu trop précipitamment qu’elle était tombée de
ma fenêtre. […] D’abord, je ne suis pas dans la fiction. Ensuite, de quelle mort parle-ton48?
La fiabilité du narrateur se voit grandement affectée par ce discours erratique, puisqu’il
s’avère incapable de rapporter de manière fidèle des événements auxquels il aurait
participé. À travers ses doutes sur l’avènement et l’enchaînement des actions, le narrateur
insiste sur le potentiel littéraire de la mémoire, le souvenir-écran, soulignant que toute
vision rétrospective est nécessairement déformée. La citation de Paul Veyne mise
également sur la frontière équivoque entre le vrai et le faux, par là, c’est plus largement le
statut ontologique de la fiction par rapport au réel qu’on nous invite à interroger, créant
ainsi un univers ambigu caractéristique de l’impureté postmoderne. Précisons que Je suis
un écrivain japonais est peut-être aussi influencé par la pensée postmoderne que, par
exemple, baroque ou vaudou, puisqu’elles offrent toutes une ligne de fuite face à la vision
binaire de la modernité. Il n’est d’ailleurs pas anodin que l’autre citation de Veyne dans le
texte évoque l’historiographie médiévale, puisque les visions prémoderne et postmoderne
ont tendance à se rejoindre par une disposition à faire coïncider les contraires, à concevoir
une réalité transfigurée par l’imaginaire, dans laquelle le rationalisme est contesté :
Veyne écrit froidement c’est-à-dire sans avoir rien fumé d’illicite : « Il fut un temps ou les
poètes ou historiens fabulaient de toutes pièces des dynasties royales, avec le nom de
chaque potentat et son arbre généalogique; ce n’étaient pas des faussaires et ils n’étaient
pas non plus de mauvaise foi : ils suivaient la mode alors normale pour parvenir à des
vérités49 ».
On y retrouve rien de moins qu’une définition de la fiction, cette « assertion feinte, sans
intention de tromper50 », comme instrument de vérité, qui rend inopérante l’antithèse
vérité/fiction.
En plus des problèmes de la mémoire et de l’inconscient, Je suis un écrivain japonais
aborde celui du discours social. Ce dernier agit comme filtre déformant qui fait écran entre
le sujet et le monde. L’influence du discours social s’illustre principalement à travers
l’usage immodéré du cliché, autre procédé venant porter atteinte à l’autorité du narrateur.
En effet, ce dernier admet volontiers sa méconnaissance du Japon et assume l’aspect
48
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 144-145.
Ibid., 131.
50
J. Searle, Sens et expression : Études de théorie des actes du langage, p. 108-111.
49
18
stéréotypé de son approche : « Je parle sans jamais avoir été au Japon. Est-ce nécessaire?
Me servant uniquement des clichés (mythes et photos) qu’on trouve dans les magazines
féminins51 ». On s’aperçoit bien vite que la vision du Japon offerte par le narrateur cumule
les lieux communs couramment véhiculés sur cette culture (l’obséquiosité, l’érotisme, la
déviance sexuelle, l’usage frénétique de l’appareil photo, l’obsession pour le protocole, la
pureté ethnique, les marchandises de luxe ou pour la modernité technologique). Bien qu’on
soit conscient que le narrateur n’est compétent qu’à dresser une imagerie très superficielle
de la culture nipponne, l’univers diégétique qui repose sur les Japonaises demeure somme
toute plausible et – malgré quelques accrocs à la vraisemblance – arrive à préserver
l’adhésion du lecteur. Le coup de théâtre survient au moment où, vers la fin du récit, un
passage métadiscursif nous apprend que cette trame narrative principale (les anecdotes
vécues avec la bande à Midori) est une pure fabulation. Dès lors, même cette image d’un
Japon construit à partir de clichés s’effondre, vole en éclats :
Couché, je feuillette les magazines en notant des scènes et des noms dont j’aime la graphie
et la musique. J’ai fini par aligner : Eiko, Hideko, Fumi, Noriko, Tomo, Haruki, et Takashi
– pour Takashi, j’ai longtemps hésité car j’aimais bien Kazuo. Peut-être que c’est différent
pour une oreille japonaise. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à monter la petite cour
autour de Midori. Un roman rêvé. Tout se passe derrière mes paupières au moment de la
sieste. Tout allait bien jusqu’à ce que j’aie commencé à penser que quelqu’un devrait
mourir. Pourquoi? […] Moi, je sais quand Noriko va mourir, mais je ne dois rien laisser
paraître. Pour obéir à la règle du suspense52.
Le retournement qui survient lorsque le narrateur dévoile les stratégies internes auxquelles
il a eu recours dans l’échafaudage de sa fiction annihile l’illusion référentielle et la première
impression de lecture. À partir de là, tout se dérobe. Il devient impossible pour le lecteur
de faire la part entre réalité et représentation. En entrevue, Dany Laferrière affirme : « Mon
rêve, c’est un excès de réalité. C’est pourquoi dans la plupart de mes livres il y a cette
tentative suicidaire d’expliquer mon propre système53 ». Et en effet, si le dévoilement de
la structure et des processus de création de la fiction à l’intérieur même de l’œuvre aboutit
à une déréalisation du récit – le lecteur tombe inévitablement dans l’incrédulité face au
monde narratif qui repose sur les Japonaises –, le fait de lire un texte qui assume sa nature
fabriquée et pousse le lecteur à sortir de l’illusion mimétique augmente d’une certaine
51
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 243.
Ibid., p. 245.
53
D. Laferrière, J’écris comme je vis: entretiens avec Bernard Magnier, p. 156.
52
19
manière sa véracité et suggère une dénonciation en bloc de la construction romanesque. En
créant un monde alternatif pour aboutir à sa déréalisation, en dénudant l’artifice du mystère
de la littérature et en refusant d’escamoter l’illusion54, la métafiction suspend la
« suspension consentie de l’incrédulité55 » et favorise une prise de conscience critique du
texte. On a alors affaire à une fiction qui s’affirme en tant que telle, qui, au risque
d’écorcher le plaisir romanesque, refuse de passer pour ou de se simuler comme réelle.
Cette démarche constitue un degré de moins d’artifice, sans pour autant donner plus de
prise sur le réel. En ce sens, Guy Scarpetta parle d’une « guerre des reflets » et affirme :
« Pour l’axe postmoderne, au contraire, assumer le simulacre en tant que tel repousse le
réel dans l’“impossible” : tout est artifice, rien n’est à prendre au premier degré – il n’y a
pas de métalangage parce qu’il n’y a que du métalangage56 ».
Au centre de Je suis un écrivain japonais se joue la mécanique de Je suis un écrivain
japonais : c’est sa rédaction, sa réception et ses origines comme texte qui en constituent le
sujet premier57. Grâce à sa dimension métafictionnelle – qui met en scène la fiction comme
paradigme au sein même de la fiction –, cette œuvre place au premier plan non pas la vie,
mais l’écriture, non pas le moi, mais la littérature, tout en montrant que ces notions sont
entremêlées. Plutôt que de référer uniquement à la vie de l’autofictionnaire, le texte se
replie sur lui-même, donnant à voir avant tout un discours sur la littérature. Le narrateur se
dérobe sans cesse aux autres personnages et au lecteur; « toujours reporté à sa propre
énonciation, l’auteur-narrateur ne présente sa matière biographique que partiellement,
spoliée qu’elle est par l’acte d’écriture qui devient vite central58 ». D’où le caractère
autotélique de cette œuvre qui résiste à sortir d’elle-même.
Oscillant entre l’écriture d’une aventure et l’aventure d’une écriture59, le récit produit des
plateaux de tension entre les passages où le narrateur laisse transparaître le mode
d’existence construit et virtuel de l’univers diégétique dans lequel il évolue, ce qui ébranle
54
M. Ryan-Sautour, « La métafiction postmoderne », p.71.
Condition lectorale associée au roman, énoncée par Samuel Taylor Coleridge.
56
G. Scarpetta, L’Impureté, p. 29.
57
D. Bélanger, « L’autofiction contestée », p. 129. Je paraphrase Bélanger qui utilise cette phrase au sujet
de Matamore n°29 d’Alain Farah, mais qui s’applique parfaitement à Je suis un écrivain japonais.
58
Ibid., p. 124.
59
En référence à la formule de Jean Ricardou : « Le récit n'est plus l'écriture d'une aventure, mais l'aventure
d'une écriture ».
55
20
l’adhésion du lecteur, et d’autres passages où le narrateur réaffirme l’existence effective de
cet univers, ce qui renforce l’illusion consentie du lecteur. Si la dynamique de l’intrigue
consiste en l’attente d’une suite plus ou moins inquiétante ou mystérieuse à partir d’une
forme de « réticence » du texte60, dans Je suis un écrivain japonais, cette réticence passe
de la logique immanente de l’histoire racontée (comment Noriko est-elle morte?) à la
question de son statut (le récit est-il factuel, fictif, où peut-on le situer entre les deux?).
L’intrigue du livre concerne donc moins une complication qui affecterait les personnages
de l’histoire racontée qu’une restriction informationnelle relative au statut pragmatique du
récit. Bien que cette question ne soit jamais résolue, le récit n’en procure pas moins
l’expérience déroutante associée au plaisir de lecture que nous inspire les intrigues bien
nouées (suspense, curiosité, revirement, surprise).
Qui plus est, les explications initialement fournies par le narrateur laissant entendre que le
projet romanesque intitulé Je suis un écrivain japonais porterait sur Midori et sa bande, ce
qui permet d’identifier comme un même objet le roman du lecteur et le roman annoncé
dans la diégèse, sont éventuellement ébranlées : « J’affirme avoir fait un bon livre sur les
vies multiples de Midori et de sa petite bande (je me suis servi des images du court-métrage
pour restituer l’atmosphère trouble de ces jours tranquilles). Le titre est déjà trouvé : A
song for Midori61 ». Tantôt, le narrateur écrit un livre intitulé Je suis un écrivain japonais
qui raconte sa rencontre avec une bande de Japonaises, tantôt celles-ci sont fictives, tantôt
elles font l’objet d’un court-métrage et d’un autre récit intitulé A song for Midori, tantôt le
narrateur n’écrit plus de livre. La vraisemblance diégétique, qui concerne la cohérence de
la mise en intrigue, est donc lourdement malmenée. Comme le note Geneviève Dufour, un
projet artistique, qu’importe son titre, qu’importe son achèvement, occupe l’espace central
de l’œuvre, et cet espace est meublé par un objet flou, multiple et bigarré. Le sujet et le
texte « apparaissent tous deux telles des manifestations plus ou moins tangibles qui
vacillent et se dématérialisent aussitôt que le lecteur croit les cerner. Laferrière parvient,
en échafaudant une fiction interne puis en la faisant s’effondrer, à créer un récit
60
61
R. Baroni, « Didactiser la tension narrative », p. 13.
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 252.
21
kaléidoscopique, mobile, fluctuant62 ». Encore une fois, cette indécision pose le problème
des frontières entre le réel et la fiction. En effet, être constamment à cheval entre les deux
positions invite à dépasser cette dichotomie traditionnelle et toutes celles qui en découlent.
Dans Je suis un écrivain japonais, la formulation de soi rend poreuses les limites entres :
1) réalité/fiction : « Je crée quelque chose, et j’y crois après63 »;
2) auteur/personnage : « Je n’écris jamais sur autre chose que sur moi-même64 »;
3) sujet/objet : « Écoutez, je n’écris pas sur le Japon, monsieur… J’écris sur moi…
C’est moi le Japon65 »;
4) art/vie : « Dès qu’il traverse mon champ de vision, il devient un personnage de
fiction. Aucune frontière entre la littérature et la vie66 »;
5) soi/autre : « On s’apprête à devenir tous les autres67 ».
Cet enchevêtrement est tout à fait dans l’esprit postmoderne, qui s’éloigne de la vision
dichotomique de la modernité pour favoriser le brouillage des frontières. Si les oppositions
binaires naissent d’une volonté d’ordonner le monde, de l’encercler dans des cases pour
procurer un sentiment de maîtrise, la logique postmoderne – comme celle de l’autofiction
– dissout la prééminence de la centralité, dissémine les critères du vrai et de l’art,
déconstruit les dichotomies qui fondaient la modernité, pour au contraire développer les
logiques duales, la coprésence souple des antinomies, s’érigeant sur les notions d’impureté,
d’hybridité, d’éclatement, d’insaisissabilité.
Postmodernisme et autofiction valorisent l’expérience de l’incompréhension, corrélative à
l’expérience de la vie. En définitive, si la vraisemblance pragmatique ne semble pas un
enjeu dans Je suis un écrivain japonais, c’est que la possibilité, voire le désir d’appréhender
le monde avec cohérence en est évacué. La fragmentation du réel et de la narration, la nonfiabilité narrative, l’usage du cliché, le métadiscours sur l’écriture ainsi que le caractère
antithétique et contradictoire de la poétique de Laferrière apparaissent alors comme des
procédés qui visent à déstabiliser « la suspension consentie de l’incrédulité » chez le
lecteur, de manière à provoquer une distanciation critique qui favorise un second degré de
lecture et éloigne d’une interprétation passive et univoque. Paradoxalement, pour le lecteur
62
G. Dufour, Représentation de soi et surconscience du texte: Les seuils ambigus de la fiction dans Je suis
un écrivain japonais de Dany Laferrière, p. 63.
63
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 132.
64
Ibid., p. 113.
65
Ibid., p. 161.
66
Ibid., p. 32.
67
Ibid., p. 17.
22
qui sait déjà que le monde tel qu’il nous parvient est un simulacre, le résultat en est un
surcroît de cohérence : à monde instable, univers diégétique et narration instable.
L’autofiction ne prétend pas à un statut monolithique (réalité ou fiction), mais se conçoit
comme un espace hétérogène où la vision nécessairement subjective et lacunaire de
l’auteur se mêle avec l’imagination, la fiction et la poésie, aménageant ainsi un lieu propice
à la formulation de soi.
Je est une fiction
Dans Je suis un écrivain japonais, malgré une filiation aisément repérable entre l’auteur
en chair et en os et l’auteur de papier représenté dans le livre, il est évident qu’on ne s’en
tient pas à un univers strictement référentiel, la vraisemblance empirique (la conformité
des énoncés à l’expérience commune), la vraisemblance pragmatique (la crédibilité de
l’acte de narration) et la vraisemblance diégétique (la cohérence de la mise en intrigue)
n’apparaissant pas comme critères dans l’orchestration du récit. Le narrateur, qu’on associe
à l’auteur, insiste : « ─ Je n’écris jamais sur autre chose que sur moi-même68 », mais dans
un même temps, le « je » de l’énonciation est démultiplié à travers les dialogues, le récit
est parsemé d’effets d’étrangeté et le narrateur admet, comme on l’a vu, que plusieurs des
voix du récit sont totalement imaginées. Cette position n’est soutenable qu’à condition
d’admettre la fiction comme instrument de vérité, de concevoir qu’une part de notre vérité
profonde est ancrée dans l’imaginaire. Sous cet angle, « imaginer ne constitue plus une
évasion, puisqu’on ne sort jamais de soi; quoi qu’on invente, notre imagination nous trahit
et on finit toujours par se dire, à notre insu69 ». L’imagination n’est donc plus à considérer
comme source d’erreur; car la vérité d’un individu ne se résume pas uniquement à des
événements concrètement vécus, mais s’ouvre au contraire à tout son univers psychique et
mental. Dany Laferrière affirme à propos de son écriture : « […] mes romans sont une
autobiographie de mes émotions, de ma réalité et de mes fantasmes. Aucun de ces aspects
de ma personnalité n’est plus authentique qu’un autre70 ». Pour le lecteur, Je suis un
écrivain japonais crée une tension entre un contenu autobiographique qu’il croit non
seulement plausible, mais avéré, et une portion fictionnelle qu’il croit non seulement
68
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 113.
M. Laouyen, « L'autofiction: une réception problématique », p. 6.
70
D. Laferrière, J’écris comme je vis: entretiens avec Bernard Magnier, p. 208.
69
23
improbable, mais impossible, ce qui le place entre deux pactes de lecture a priori contraires.
Cette tension subsiste jusqu’à ce que le lecteur dépasse la dichotomie primaire
réalité/fiction, pour accéder à un nouveau régime de sens, en acceptant que l’ensemble du
récit puisse dire quelque chose de la vérité psychique de l’auteur; vérité dont le vecteur est
narratif et discursif.
Ce n’est pas un hasard si le nom de Jean Baudrillard, l’auteur de Simulacres et simulation,
apparaît dans Je suis un écrivain japonais71. Ce philosophe français dont l’une des thèses
centrales repose sur l’analyse de la « disparition du réel » semble avoir influencé le travail
de Guy Scarpetta et de Dany Laferrière. Baudrillard affirme que dans notre société, le
simulacre a remplacé l’original. Ce phénomène représente une pierre angulaire de Je suis
un écrivain japonais, qui l’exemplifie de maintes façons. La principale tourne autour des
péripéties soulevées par le controversé projet romanesque du narrateur, projet qui, au sein
de la diégèse, n’aboutit point. L’enjeu est de souligner l’impact que peut engendrer un livre
qui n’est jamais écrit, qui paradoxalement n’existe pas. Il s’agit d’illustrer à quel point le
fait que l’objet n’existe pas concrètement importe peu pour les gens. Le narrateur a beau
clamer qu’il n’a pas écrit de livre, personne ne l’écoute; l’ambassade, les journaux, la radio,
la télévision, les artistes, les juristes, tout le Japon finit par en parler. Pourvu qu’il existe
dans l’imaginaire collectif, chacun lui confère une importance et une interprétation
différente. Le roman du narrateur devient alors un simulacre qui ne fait que simuler d’autres
simulacres : toute notion d’œuvre originale, d’événement authentique, de réalité première
disparaît, pour ne laisser place qu’au jeu des simulacres. Sur un ton à la fois ironique et
joyeux, ce dialogue entre M. Tanizaki et le narrateur résume cette idée d’« hyper-réalité »,
où le vrai en vient à être remplacé par les signes de son existence : « ─ […] Votre livre a
changé ma vie./, ─ Mais je n’ai pas écrit de livre…/─Vous avez fait mieux, murmure-t-il
l’air ému./C’est bien d’écrire un livre, mais c’est parfois mieux de ne pas l’écrire. Je suis
célèbre au Japon pour un livre que je n’ai pas écrit72 ».
On retrouve également l’exemple des bijoux de pacotille qui deviennent des pierres
précieuses par le seul prestige de la personne qui les porte : « Les riches ont été les
71
72
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 256.
Ibid., p. 258.
24
premières à acheter des bijoux bon marché et à faire croire que l’original se trouve en sureté
dans un coffre […] Comme on accorde aux riches le bénéfice du doute, elles n’ont qu’à
dire que c’est authentique pour que ça le devienne à l’instant. Leur parole vaut de l’or73 ».
Ou encore, le cas où l’on préfère remplacer l’individu par une vision folklorique de sa
culture : « En tout cas, Midori passe bien l’écran avec son kimono coloré et ses bâtons dans
les cheveux. C’est un déguisement, sinon elle est toujours en jean et T-shirt. En se déguisant
ainsi en Japonaise, elle devient moins Midori. […] De toute façon, Midori ne les intéresse
pas, ce qu’ils veulent c’est une geisha74 ». Je suis un écrivain japonais foisonne de ce genre
de situation où la simulation précède le réel, ou encore, où la réalité disparaît, substituée
par une série de simulacres qui ne cessent de s’auto-engendrer. Par le spectacle du moi que
représente l’écriture autofictionnelle, Laferrière exhibe les abus d’une société du spectacle
qui se désinvestit de toute recherche du vrai, sans pour autant nous faire croire qu’une prise
directe sur les choses soit envisageable. Pour le narrateur, tout mode de pensée ou de
connaissance semble passer par le récit, ce qui rejoint une idée essentielle mais
controversée de la pensée contemporaine, selon laquelle le narratif est le vecteur de toute
épistémè – ce qui remet en cause toute vision objective, absolue; « Voilà une autre chose
que je déteste : l’authenticité. Le vrai restaurant. Les vrais gens. La vraie vie. Rien n’est
plus faux. La vie est un concept d’ailleurs75 ». Comme le récit ne donne aucune prise sur
une présence originaire, mais soulève plutôt l’impression que la simulation est partout,
précédant le réel et possédant ainsi une valeur productrice, il semble souscrire à une phrase
que cite Jean Baudrillard dans Simulacres et simulation, paraphrasant lui-même
l’Ecclésiaste : « Le simulacre n’est jamais ce qui cache la vérité – c’est la vérité qui cache
qu’il n’y en a pas. Le simulacre est vrai76 ». Comme quoi, les idées sur lesquelles s’érige
la postmodernité ne datent pas d’hier.
Outre le simulacre, la médiation est un autre motif récurrent dans l’œuvre qui met l’accent
sur l’insaisissabilité de la quête du réel. La focalisation de la narration transite par des
filtres : une caméra, un miroir, la perspective d’autres personnages. Il n’y a pas d’accès
73
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 243.
Ibid., p. 155.
75
Ibid., p. 108.
76
J. Baudrillard, Simulacres et simulation, p. 9.
74
25
direct qui puisse relier l’œil du narrateur et le monde. Son regard se heurte constamment à
des obstacles qui font en sorte qu’il ne parvient jamais à saisir directement l’objet qu’il
appréhende, d’où l’idée de médiation. Conscient que la perception n’est jamais pure, le
narrateur choisit délibérément d’emprunter des médiums pour parvenir à la connaissance
de ce qu’il observe. De la même manière qu’il se fait une idée du Japon à travers les
magazines féminins, il nourrit le projet de « [t]racer un portrait de Midori simplement en
parlant aux filles. Jamais à elle77 ». Les moments passés auprès de la bande de Midori sont
filmés par le narrateur; « Je les filme dans ma tête78 », ils impliquent ainsi une certaine
distance entre le sujet et l’objet observé. L’œil-caméra du narrateur apparaît comme une
métaphore du concept de représentation qui incombe à tout sujet observant. Le monde se
diffracte à travers cet œil-caméra, le narrateur y fait intervenir ses perceptions, ses envies,
conférant à l’ensemble un caractère subjectif et fictionnel. Cette image vient suggérer que
le soi, les autres et le monde ne se donnent jamais dans l’absolue transparence de leur
présence originaire, mais seulement par le biais de médiations.
La faillibilité de la mémoire et son caractère foncièrement subjectif sont soulignés à
plusieurs occurrences dans le texte, venant également appuyer l’idée du vécu comme
référent insaisissable. François, l’ami d’enfance du narrateur, lui rappelle grâce à une
vieille photographie un moment de leur vie primordial à ses yeux, que le narrateur avait
complètement oublié, ce qui fait dire à ce dernier : « On a deux vies au moins. Une qui
s’installe dans notre mémoire comme une pierre au fond de l’eau, et l’autre qui disparaît
au fur et à mesure qu’elle se déroule comme si c’était vaporeux79 ». Le narrateur note que
si plusieurs personnes vivent ensemble un événement, chacune d’elles aura une version des
faits différente, liée à sa sensibilité. Dans ces circonstances, il devient difficile de démêler
le vrai du faux, et c’est cette indécidabilité que surligne la nature hybride de l’autofiction :
L’enjeu de l’autofiction serait donc d’instaurer un état intermédiaire entre le vrai et le faux,
de nous faire « accepter la supposition, le doute, l’ambiguïté, la coupure, comme relation
normale avec le monde réel ». Cet espace amphibole de l’entre-deux se présente comme la
véritable réalité, car « le réel commence là où le sens vacille ». Cette vision du monde n’est
pas étrangère à Barthes : « Le propre du réel ne serait-il pas d’être immaîtrisable? » La
77
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 63.
Ibid., p. 58.
79
Ibid., p.215.
78
26
vérité qu’instaure l’autofiction se veut insaisissable, son mouvement favori est le
glissement80.
Ainsi, si l’auteur de Je suis un écrivain japonais nous transmet une certaine forme de vérité,
c’en est une tout à fait subjective, mobile, fluctuante, qui ne prétend en rien représenter une
vérité objective et générale. En fait, ce que le récit semble tenter de nous faire voir, c’est
que ce genre de vérité totalisante n’est plus soutenable. « Pour Barthes – mais aussi
Foucault, Derrida et Lacan – le Moi n’est rien d’autre que le produit du langage, l’être
n’existe que par l’énonciation. Or, si la réalité subjective n’existe que comme invention
d’un sujet parlant, la notion de référentialité finit par s’évanouir81 ». Pour reprendre les
mots de Guy Scarpetta : « […] pour la postmodernité, c’est le statut même du réel qui est
soumis au soupçon (repoussé vers l’“impossible”). Tout est toujours déjà de l’ordre du
reflet, du semblant, du simulacre82 ». Avec cette fiction qui se dénonce comme telle, Dany
Laferrière aborde la question brulante de la déréalisation, de la disparition du « réel » sous
la prolifération des simulacres et des reflets, et élabore une esthétique du semblant et de
l’artifice généralisé qui nous transporte dans un univers équivoque, celui de l’innocence
perdue, de l’impureté assumée. Si notre existence est dès le départ engagée dans une ligne
de fiction, rien n’est plus « authentique » que l’autofiction, qui nous dit que puisque tout
est faux, en quelque sorte, tout est vrai, la fiction devenant ce qui est « plus réel que le
réel ». En jouant sur la zone limite où s’efface la frontière entre le monde fantasmatique
d’un auteur et sa matière sociobiographique, l’autofiction permet de repenser notre rapport
au « réel », et suggère que dans une adéquation par le trouble, l’indécision, quelque chose
relie encore la littérature à son temps. Dans la section suivante, on verra qu’à cette mise en
scène d’un monde en fragmentation correspond une représentation du sujet tout aussi
éclatée.
La fragmentation du sujet
Le jeu sur les discours sociaux sera analysé d’un point de vue dialogique. Dany Laferrière
investit le texte de clichés et de stéréotypes culturels pour mieux déjouer ces discours grâce
à un rire satirique, voire subversif. Par une esthétique du cliché, de l’intertextualité et du
M. Laouyen, L’autofiction : une réception problématique, p. 13.
Ibid., p. 4.
82
G. Scarpetta, L’impureté, p. 186.
80
81
27
recyclage, l’auteur revendique un texte qui s’écrit en perpétuelle référence à des déjà-dits,
soit par lui-même, soit par d’autres, ce qui implique un refus de l’unité, de la pureté et de
la finitude. Cette esthétique de l’impureté contribue à l’expression d’une liberté, aussi bien
dans la forme du texte que dans l’affirmation du sujet, qui se traduit par un éclatement des
cadres identitaires permettant de se dire à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des normes de
l’idéologie nationale. Notons que Laferrière ne conteste pas la nation en tant que fondement
politique, mais bien en tant que fondement identitaire clos et exclusif. Le sujet/texte en
perpétuel mouvement décloisonne les formes d’identification et de narration
conventionnelles; nationalismes identitaires et genres littéraires apparaissent toujours
comme des raccourcis essayant de schématiser quelque chose d’ouvert et de complexe.
Pour reprendre les mots de Jimmy Thibeault :
En faisant du soi une constante de son œuvre romanesque, alors que le roman est
constamment en mode de métissage, d’hybridation – investi à la fois par les genres du récit,
de la poésie en vers, du reportage, du cinéma et du journal intime –, l’auteur propose de
revoir les cadres identitaires à travers un regard décentré, en termes d’appartenance83.
Il y a refus de l’unité identitaire, car le Soi inclut les autres. En effet, le « je » de
l’énonciation est démultiplié à travers les dialogues et l’hétérogénéité des référents : poésie
japonaise, jazz américain, littérature française, mythologie grecque, magie vaudou, etc. La
façon tout à fait unique par laquelle le narrateur choisit de s’identifier représente un
amalgame des éléments de plusieurs cultures qui résonnent le plus avec lui. Il fait voir cette
impureté non pas comme une tare, mais comme une célébration de la pluralité et de
l’altérité. Je suis un écrivain japonais entend briser l’opposition entre l’intime et le social
par l’apparition d’un territoire commun, l’universel-singulier, qui déborde de la
différenciation première en postulant que c’est dans l’intimité de chacun qu’il faut chercher
ce qui peut rejoindre les autres. Comme espace ouvert et mobile, l’autofiction permet de se
dire en multipliant les points de vue, en interrogeant sans la figer l’idée narrative que
chacun se fait de sa propre personne. On remarque que le narrateur refuse toutes les
étiquettes à l’exception de celle d’écrivain, car elle incarne la plus grande absence de
déterminismes identitaires, l’écriture lui permettant de s’émanciper par la construction
d’une identité autodéterminée, étant donné qu’« écrire, c’est devenir ».
J. Thibeault, « "Je suis un individu" : le projet d’individualité dans l’œuvre romanesque de Dany
Laferrière », p. 27.
83
28
Le cliché
La question du cliché est développée du côté des stéréotypes culturels, que le récit intègre
pour mieux les déconstruire en dévoilant leur aspect fabriqué et arbitraire. Le narrateur
nous livre une image du Japon construite à partir de clichés, dont le plus important
concerne l’usage frénétique de l’appareil photo. Comme le mentionne Alain Farah dans
son article Un Japon de papier : « C’est le cliché suprême, pourrait-on dire, puisqu’il
conjugue justement le propre et le figuré84 ». Mais c’est par l’esquive que le récit procède,
car chez Laferrière, un stéréotype en dénonce bien souvent un autre (voire tous les autres).
Ainsi, de la même manière que la vision sexiste du narrateur de Comment faire l’amour
avec un Nègre sans se fatiguer met à nu les clichés entourant les femmes pour mieux
éclairer ceux associés aux noirs, le stéréotype de la « Blonde » venant briser celui du
« Nègre » et la célèbre maxime de Simone de Beauvoir « On ne naît pas Femme, on le
devient » devenant « On ne naît pas Nègre, on le devient », de même le narrateur de Je suis
un écrivain japonais effectue un revirement en proposant une perception stéréotypée des
Japonais, ce qui met en relief le regard teinté de préjugés que les autres portent sur lui.
De manière sous-jacente, le livre témoigne d’une vision raciste qui stigmatise les individus
noirs et leur impose une identité, que ce soit à travers le profilage racial des policiers qui
harcèlent le narrateur et l’accusent d’emblée d’être le proxénète et l’assassin de Noriko :
« L’interrogatoire a débuté par une accusation directe. Je n’en menais pas large. Que
faisaient un Nègre et une Asiatique dans une chambre crasseuse de ce quartier mal famé?
Je ne savais pas quoi répondre. On m’a tout de suite accusé d’être son mac85 », ou encore,
à travers la grande controverse suscitée au Japon par ce simple acte de langage : un écrivain
étranger, « en plus, un Noir…86 », qui se déclare Japonais, ce qui est pris « comme une
terrible insulte…87 ». Le narrateur a beau s’exclamer : « ─ Moi, je n’en ai rien à foutre de
l’identité88 », force est de constater l’impasse; les autres le contraignent constamment à
revenir sur cette question. Ce comportement résonne avec une affirmation de Laferrière :
84
A. Farah, « Un japon de papier », p. 48.
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 96.
86
Ibid., p. 200.
87
Ibid., p.163.
88
Ibid., p. 197.
85
29
« Il y a toujours quelqu’un pour qui on doit se définir. Le maître89 ». Or, se définir de
manière arrêtée, c’est précisément ce que le narrateur refuse de faire, par la mise en place
d’une personnalité floue, dispersée, multiple; irréductible à une identité prédéterminée par
l’appartenance à un groupe social ou culturel. C’est la réplique postmoderne, c’est-à-dire
de nouveau le refus d’une réponse définitive. L’emploi du lieu commun chez Laferrière
dépasse donc largement la question du Japon et consiste à faire valoir que, comme le
simulacre ou la fiction, le cliché « échappe aux catégories du vrai ou du faux. Il peut dire
une chose et son contraire, n’est assujetti à aucune injonction de signification90 » :
Le cliché se situe bien au-delà de la morale. Il est là, rond, mystérieux, éternel. Il nous
regarde en souriant. Aucune utilisation personnelle d’un cliché n’est possible, sauf le
renvoyer à l’expéditeur. On sait que les Nègres sont paresseux. Voilà un cliché. Et quand
un Blanc travaille trop, il dit qu’il travaille comme un Nègre. Un arrêt. Le cliché franchit
le temps et l’espace à la vitesse de l’éclair. Son arrêt provoque toujours un silence91.
Pourtant, tandis que la fiction revêt une valeur de vérité et est présentée de manière positive,
comme offrant un espace de liberté et de mobilité propice à la construction et à la
formulation d’une singularité autodéterminée, le cliché, pour sa part, est associé au
cloisonnement et à la folklorisation, ce qui lui donne une valeur négative, réductrice, que
le narrateur de Je suis un écrivain japonais semble vouloir dénoncer, ou du moins
déconstruire de manière à susciter une prise de conscience : « […] le problème d’identité
de l’étranger c’est qu’on lui refuse le droit d’être autre chose que du folklore92 ». Pour
Laferrière, le folklore signifie enfermement dans l’imaginaire d’un peuple ou d’un pays,
enfermement ayant affaire avec « enfer »93. En soulignant l’aspect sophistique et
stigmatisant du cliché et des stéréotypes culturels qui en découlent, le narrateur conteste
tout discours qui assigne au sujet une identité fixe, fondée sur des questions ethniques,
géographiques, linguistiques, sociales ou sexuelles, et réduit cette vision essentialiste au
statut de généralisation inopérante. Il désire au contraire montrer qu’on ne peut réduire les
individus à ce genre d’étiquettes prédéterminées et favorise un anti-déterminisme associé
à une conception constructionniste du sujet, sans toutefois tomber dans l’utopie d’un sujet
radicalement désengagé remodelant à volonté son identité.
D. Laferrière, J’écris comme je vis: entretiens avec Bernard Magnier, p. 236.
A. Farah, « Un japon de papier », p. 100.
91
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 100.
92
Ibid., p. 156-157.
93
D. Laferrière, Pays sans chapeau, p. 170.
89
90
30
En effet, le narrateur conteste la valeur de vérité du cliché, pourtant, il ne cherche pas à
l’évacuer de son regard. Alain Farah semble fournir une piste d’explication à cette attitude
avec le concept d’« hypermorale du cliché », qui consiste à montrer que le regard n’est
jamais neutre, qu’il renvoie toujours à une subjectivité, elle-même influencée par un
discours social. Cette vision dialogique permet d’abandonner le rêve d’une prise directe
sur la réalité. Même si le cliché nous leurre, il est là, il module nos rapports sociaux, il
serait donc vain de l’ignorer. L’hypermorale du cliché permet d’éviter le piège d’un
discours totalement constructiviste qui perpétuerait l’illusion de la performance pure, de la
capacité infinie d’invention de soi et d’une liberté affranchie de tout déterminisme.
Laferrière montre que le sujet se constitue à travers des pratiques d’assujettissement, ou,
d’une façon plus autonome, à travers des pratiques de subjectivation, de libération. Le
narrateur se présente à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des discours de stéréotypes
culturels; conscient d’être pris dans un système complexe de représentations et de
significations sociales, il propose d’y résister de l’intérieur via la parodie et l’exagération.
Ainsi, on peut interpréter l’usage du cliché chez Dany Laferrière comme une stratégie
esthétique qui consisterait à traiter, sans innocence, le mal par le mal. En utilisant et en
abusant ironiquement des conventions et des normes de représentation culturelle qui
forgent nos manières de vivre, l’art postmoderne travaille à les dénaturaliser. Que ce soit
par le biais de l’ironie, de la parodie ou de la caricature, l’humour du narrateur est toujours
doté d’une portée réflexive, voire dénonciatrice. Le discours nationaliste parodié chez
Laferrière correspond à la définition que donne Linda Hutcheon du postmoderne,
lorsqu’elle soutient que ce dernier « always works within conventions in order to subvert
them94 ». Le texte ne propose aucune vérité, aucune valeur authentique à substituer aux
clichés, mais se pose comme une interrogation permanente, motivée par une quête de
vérité. La vérité n’étant pas conçue en tant qu’acquis, en tant que donnée préexistante, mais
plutôt envisagée comme quelque chose d’à venir, du domaine d’une recherche perpétuelle,
mais vers laquelle il faut tout de même tendre.
Si la vie est conçue comme une œuvre d’art, l’analyse du corps-texte permet de réfléchir à
l’idée du corps – physique et textuel – comme espace perméable par lequel le sujet entre
94
L. Hutcheon, The politics of postmodernism, p. 5.
31
en résonance avec l’en-dehors. Je suis un écrivain japonais s’ouvre par un commentaire
sur le titre : « Quel que soit le livre, ce sont ces mots [le titre] qui le représenteront. Ce sont
ces mots que l’on verra le plus souvent. Pour les autres, il faudra ouvrir le livre. Alors que
ces mots seront toujours là sous nos yeux. Ils contiendront tous les mots du livre95 ». Le
titre offre au livre ce que la peau offre aux individus racisés; elle crée un moi liminaire
qu’elle pose comme identité. Je suis un écrivain japonais actualise la difficulté de
l’interlocuteur-lecteur à traverser la barrière de la peau-titre, pour découvrir la substance
au-delà de l’apparence. La substance s’inscrivant dans un espace particulier où se délimiter
implique de passer toujours au-delà de ses limites. Puisque vivre c’est s’écrire et qu’écrire
c’est devenir, l’espace textuel et identitaire incarne la structure a-structurée de la
multiplicité. À travers le récit, le lecteur voit bien que le narrateur est un être sensible,
érudit, complexe, qui possède une identité changeante, florissante. Qu’évidemment, il n’a
rien d’un proxénète ou d’un assassin, et que d’être associé à lui n’a rien de péjoratif ou
d’insultant. Le livre, par une expérience qui s’inscrit dans la durée et donne accès à une
individualité au fil des expériences intimes et des émotions, permet de défaire l’image du
« Cela primitif » à laquelle le narrateur est d’emblée associé par certains personnages, vient
rompre les préjugés liés à la couleur de peau et dégage enfin la possibilité d’établir le
dialogue avec l’Autre.
Dans Je suis un écrivain japonais, l’usage du cliché permet d’engager une réflexion sur les
lieux commun de l’imaginaire collectif, tout en montrant qu’il est chimérique de prétendre
à une vision dépouillée des préconceptions inhérentes à toute socialisation. À ceux qui
reprocheraient à l’auteur de propager une vision convenue, voire discriminatoire de
certains groupes, Dany Laferrière rétorquerait : « Au contraire, je suis en train de démonter
le système en mettant à nu le jeu mutuel des fantasmes96 ». Je suis un écrivain japonais se
présente comme une autofiction ludique, postmoderne, fondée moins sur la dénonciation
directe que sur la déconstruction parodique des stéréotypes. N’en demeure pas moins que
le livre offre une zone de repli par rapport aux clichés, car en mettant en scène un
personnage qui échappe à une saisie stable et fixe, le récit empêche de croire, d’une manière
ou d’une autre, à tout ce qui voudrait faire du « Je » un « Cela ». L’entreprise littéraire de
95
96
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 13.
D. Laferrière, J’écris comme je vis: entretiens avec Bernard Magnier, p. 156.
32
Dany Laferrière correspond à « un vaste projet d’individualité qui amène l’écrivain à
rejeter toutes les étiquettes et à faire des expériences intimes les seules références
identitaires qui importent véritablement97 ».
Le recyclage
« Pourquoi un nouveau livre? On devrait savoir, avec le temps, qu’il ne se fait plus rien de
nouveau98. » Cette citation du narrateur de Je suis un écrivain japonais fait référence à la
nécessité qu’a l’écrivain de trouver une voix, non pas par auto-engendrement, mais à partir
du langage qui est toujours déjà pénétré par l’usage de prédécesseurs, qui est toujours déjà
traversé, marqué, connoté par l’usage social. Comme le remarque Alain Farah, l’attitude
du narrateur fait appel à l’idée (certes pas neuve) que « le cru est un mythe » et évoque la
maxime polémique d’Isidore Ducasse selon laquelle : « Le plagiat est nécessaire. Le
progrès l’implique » – qui s’éloigne de la vision de la tabula rasa véhiculée par les avantgardes modernes.
Dans Je suis un écrivain japonais, cette conception dialogique se décline entre autres à
travers l’intertextualité et les références, caractérisées autant par leur omniprésence que par
leur hétérogénéité99. Toujours dans un esprit d’impureté, l’auteur semble avoir mis un point
d’honneur à montrer que son œuvre est « faite par tous » – à l’instar de la vision
ducassienne de la poésie – et que ses influences viennent de partout. Le foisonnement de
références et la prépondérance de l’intertextualité qu’on retrouve chez Laferrière sont, de
manière plus générale, caractéristiques de la littérature postmoderne. Ursula Mathis-Moser
en propose une explication : « L’intertextualité […] a marqué profondément l’écriture et
la réflexion postmodernes. La mise en question de l’homogénéité, le doute fondamental au
sujet de l’inédit ainsi que l’attrait du ludique en sont les causes100 ».
97
J. Morency et J. Thibeault, « Dany Laferrière : la traversée du continent intérieur », dans « Dany
Laferrière », p. 12.
98
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 12.
99
Sans vouloir en dresser une liste exhaustive, on remarque des référents littéraires (outre les auteurs
japonais, Flaubert, Goethe, Shakespeare, Lope de Vega, Cervantès, Kipling, Senghor, Césaire, Amado,
Diderot, Le Clézio, Sagan, Laclos, Kerouac, Borges, Rimbaud, Homère, Tolstoï, Salinger, Bukowski,
Burroughs, Miron, Kafka, etc.) ; musicaux (Skah Shah, Tabou Combo, Dizzie Gillespie, Joan Baez,
Leonard Cohen, Nina Hagen, Suzanne Vega, Bjork, etc.) ; cinématographiques (Polanski, Allan, Forman,
Hitchcock, etc.) ; picturaux (les peintres primitifs haïtiens, Picasso, etc.) religieux (Erzuli Dantor, Legba,
Vierge Marie, Dalaï-Lama, etc.) et de culture populaire (Gilles Villeneuve, Kate Moss, etc.).
100
U. Mathis-Moser, Dany Laferrière : la dérive américaine, p. 199.
33
Dans Je suis un écrivain japonais, le recyclage se manifeste également par l’autoréférentialité, puisque certains passages renvoient à des motifs récurrents dans l’œuvre de
Dany Laferrière : la mère et la grand-mère101, la jeune fille à la robe jaune morte de la
malaria102, etc. Laferrière dresse le portrait de son roman familial en se situant dans une
lignée généalogique aussi bien que dans une filiation littéraire, et présente les personnes
comme les œuvres marquantes qui, dans une succession de moments où la voix se baisse
au niveau de l’intimité, ont contribué à façonner la personne et l’écrivain qu’il est devenu.
S’il est possible de voir dans ces effets de « name dropping » une volonté élitiste et
narcissique d’étaler sa culture générale, Alain Farah considère plutôt le tissu de références
laferrien comme le partage d’un amour de la lecture et d’une conscience d’être pluriel :
Celle-ci permet l’écriture d’un roman qui, par ses références, rend hommage aux œuvres
qui ont touché l’écrivain (pensons, outre Bashô, à Diderot et à Brautigan). Et parmi toutes
les choses qu’un livre peut faire à quelqu’un, la plus commune et la plus difficile est bien
sûr de susciter le désir d’écrire… Par les nombreuses références posées çà et là, Laferrière
ne revendique aucun travail d’érudition, mais plutôt un plaisir de la lecture, à ancrer avant
tout dans ce que nous sommes, à condition de savoir que nous sommes à la fois tout et rien,
justement103.
En plus de mélanger les genres autobiographique et romanesque – condition sine qua non
de l’autofiction – Je suis un écrivain japonais aménage d’autres degrés d’hybridité. On
note l’influence du roman policier à travers l’intrigue entourant la mort suspecte de Noriko;
le récit déploie alors les procédés classiques du genre : enquête policière, suspense, etc. La
poétique du haïku s’imbrique également dans l’œuvre, aussi bien au niveau de la diégèse
(par la mise en scène de la lecture de La route étroite vers les districts du Nord de Basho)
que de la forme (dans la mesure où le texte, par sa composition fragmentaire, s’offre par
petits tableaux brefs, saisissants, livrés dans un style simple qui évoque la poétique du
haïku). L’intertextualité, en ce qui a trait à l’esthétique poétique de Basho, opère à un
niveau d’associations plus complexes et de références plus soutenues, jusqu’au point où
l’hypotexte La route étroite vers les districts du Nord s’inscrive de manière durable dans
l’hypertexte Je suis un écrivain japonais. Comme le remarque Geneviève Dufour : « Si
l’on peut reprocher au narrateur d’être de mauvaise foi et de ne faire aucun effort pour
cerner la culture japonaise autrement que par des clichés et des raccourcis culturels, la
101
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 82-83.
Ibid., p. 27-28.
103
A. Farah, « Un Japon de papier », p. 46.
102
34
présence de cette esthétique du haïku réhabilite quelque peu la référence à cet univers
étranger104 ».
De surcroît, on remarque que les références transcendent fréquemment la littérature pour y
superposer des renvois à d’autres formes d’art. On peut parler d’intermédialité, car
l’écriture fait des emprunts importants aux médiums de la photographie, du cinéma et de
la peinture. L’esthétique photographique se manifeste à travers la rapidité d’une écriture
en « flashes », qui fait de brefs éclairages sur les personnages, les événements, les
émotions, traduisant le vécu en série d’images. Plus directement, on retrouve une mise en
scène de l’acte photographique lorsque le narrateur décrit des affiches et interpelle les
procédés techniques de la photographie (effets de flou, gros plan, etc.) :
Vous ne connaissez pas Midori? Des affiches d’elle dans les toilettes des bars. Difficile de
savoir vraiment à quoi elle ressemble, car son visage sous l’eau devient légèrement
déformé. Elle retient son souffle. Le photographe attendant la dernière seconde. Juste au
moment où elle va exploser. Les yeux agrandis par un début de terreur. Les ailes roses du
nez deviennent diaphanes. La gorge gonflée. Clic. […] Un poster d’elle nue – flou. On ne
la voit jamais nettement. Corps étroit, hanches droites, pas de seins. Son sexe est rasé de
près. Gonflé105.
L’esthétique cinématographique, pour sa part, se présente à travers une description par
séquences rapides, d’où le détail est évacué, ne laissant qu’une impression immédiate et
fugitive des choses. Des emprunts aux techniques (effet de zoom, de cadrage, de
transposition, etc.) et au vocabulaire du cinéma sont également présents lorsque le
narrateur revêt son « œil-caméra » pour observer/filmer la bande à Midori :
Zoom : Tomo en parle à une Midori évasive. […] Gros plan sur le visage de Takashi. […]
Heideko a touché l’oreille de Midori, cet appareil fragile et parfait (j’ai eu cette scène en
gros plan). […] J’aperçois, dans le miroir, Midori en train d’embrasser Heideko. Takashi
tourne autour d’elles. Des flashes. Midori me sourit dans le miroir. Heideko ne m’a pas
remarqué. Midori passe Heideko, encore dans les vapes, à Takashi. Takashi trop maigre
pour soutenir Heideko. Il essaie toutes les positions possibles pour la garder debout. On
dirait une scène de On achève bien les chevaux. […] Je m’assois sans éteindre la caméra106.
La peinture naïve est également intégrée à la diégèse dans le segment Peintres primitifs et
influe sur l’œuvre d’un point de vue formel par la juxtaposition d’éléments isolés, le
manque de profondeur, la vision essentielle des choses, la stylisation, les couleurs fortes,
104
G. Dufour, Représentation de soi et surconscience du texte: Les seuils ambigus de la fiction dans Je suis
un écrivain japonais de Dany Laferrière, p. 35.
105
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 36-39.
106
Ibid., p.63-64.
35
les lignes de démarcation, la mise en abyme, et, finalement, l’émanation de vitalité, de
sexualité et de joie. Selon plusieurs exégètes, ces mêmes traits caractérisent la peinture
naïve et l’écriture de Dany Laferrière. Le choix de confondre les frontières entre les genres,
les formes d’arts, les matières autobiographique et fictionnelle, est révélateur d’une écriture
qui assume ouvertement son hétérogénéité, position soutenue par Dany Laferrière en
entrevue : « Je ne sais pas à quel genre appartiennent mes livres. Je les crois assez hybrides,
inclassables, à la fois mémoire, reportage, peinture, musique…107 » Dans L’Impureté, Guy
Scarpetta parle de la nécessité d’un décloisonnement des arts qui correspond tout à fait à
l’esthétique laferienne :
La période qui s’ouvre me semble en partie caractérisée par la fin du mythe (« moderne »)
de la spécificité ou de la pureté des arts – phase de confrontation, au contraire, de
métissages, de bâtardises, d’interrogations réciproques, avec des enchevêtrements, des
zones de contact ou de défi […], des heurts, des contaminations, des rapts, des transferts.
Ce serait en fait toute une esthétique de l’interaction des arts qu’il conviendrait
d’élaborer108.
Encore une fois, on peut voir une corrélation entre une stratégie littéraire qu’emprunte
Laferrière et la pensée postmoderne; cette création artistique préconisant l’hybridation, la
fluctuation, la dérive, la remise en question des genres et le refus de la cohérence peut être
considérée comme corrélative à la perte de valeurs univoque. Dany Laferrière élabore une
esthétique du recyclage en sollicitant dans ses œuvres du discours social, des références,
des pratiques artistiques et médiatiques de toutes sortes. Cette polyphonie généralisée
consiste « à faire valoir qu’il n’y a pas d’autre matière première que la matière secondaire,
que c’est nécessairement à partir du déjà vu, du déjà dit et du déjà écrit que s’élabore une
œuvre109 ». Sous cet angle dialogique, la pureté n’est plus possible et le discours n’est
jamais neutre; il est conçu comme un phénomène d’hybridité, un dialogue permanent entre
des voix étrangères, ce qui permet de transgresser la dichotomie traditionnelle soi/autre.
Je est une multitude
On comprend rapidement que, pour le narrateur, le désir de « devenir japonais » est relié à
sa lecture de Basho, ce poète japonais l’ayant grandement inspiré. Mais au-delà d’un
hommage littéraire sincère, on perçoit une volonté de rejeter les étiquettes au nom d’une
107
G. Sroka, « Dany Laferrière, La Chair du maître (entretien) ».
G. Scarpetta, L’impureté, p. 20.
109
A. Farah, « Un Japon de papier », p. 46.
108
36
liberté totale. En effet, le narrateur-auteur refuse toutes les catégories que la critique tente
de lui apposer; que ce soit celles d’écrivain francophone, québécois, haïtien ou créole, il
préfère viser le monde en affirmant être « un écrivain japonais », revendiquant par ce clin
d’œil une identité ouverte, souple, qui échappe aux étiquetages, à la crispation des
définitions fixes : « ─ Je l’ai fait pour sortir précisément de ça, pour montrer qu’il n’y a
pas de frontières… J’en avais marre des nationalismes culturels. Qui peut m’empêcher
d’être un écrivain japonais? Personne110 ». Le narrateur énonce la possibilité d’une
multiplicité d’appartenances et rejette tout ce qui tend à réduire l’individu à un espace
collectif prédéterminé. Chez celui qui proclame ne parler que de lui-même, l’intertexte
japonais et le foisonnement de références littéraires des plus cosmopolites sont des façons
de signaler que ses influences viennent de partout. Ainsi, la littérature joue un rôle essentiel
dans cette reconfiguration de l’espace identitaire :
Je suis étonné de constater l’attention qu’on accorde à l’origine des écrivains. Car, pour
moi, Mishima était mon voisin. Je rapatriais, sans y prendre garde, tous les écrivains que
je lisais à l’époque. Tous. Flaubert, Goethe, Whitman, Shakespeare, Lope de Vega,
Cervantès, Kipling, Senghor, Césaire, Roumain, Amado, Diderot, tous vivaient dans le
même village que moi. Sinon, que faisaient-ils dans ma chambre111?
Pour Dany Laferrière, la littérature transcende les frontières. À travers les œuvres de la
littérature mondiale, un lecteur peut être touché par des réalités et des sensibilités venant
de partout, et qui, en contribuant à l’édification de sa propre subjectivité, le rendent à la
fois unique et universel. L’universalité est à prendre au sens proposé par Scarpetta : « C’est
dans une dimension de traversée, de diaspora et de franchissement que cette universalité
(qui n’a rien d’une “uniformité”) peut et doit être cherchée112 ». Si la lecture permet
l’expérience de l’altérité, l’écriture admet celle du devenir et correspond chez Laferrière à
un art du déracinement et de l’inappartenance :
Quand, des années plus tard, je suis devenu moi-même écrivain et qu’on me fit la question :
« Êtes-vous un écrivain haïtien, caribéen ou francophone? » je répondis que je prenais la
nationalité de mon lecteur. Ce qui veut dire que quand un Japonais me lit, je deviens
immédiatement un écrivain japonais113.
110
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 198.
Ibid., p. 29-30.
112
G. Scarpetta, Éloge du cosmopolitisme, p. 23.
113
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 30.
111
37
Dans la citation ci-haut, Laferrière transpose presque littéralement dans la bouche de son
narrateur une réponse donnée en entrevue : « Je suis du pays de mes lecteurs. Quand un
Japonais me lit, je deviens un écrivain japonais114 ». Cette adéquation entre la pensée de
l’auteur et celle revendiquée par son personnage renforce l’idée d’une fusion entre les
instances narratives. Je suis un écrivain japonais incarne une réplique à la pression
concrètement exercée sur Dany Laferrière, et se voit investie d’une visée; en finir une fois
pour toutes avec la question de la circonscription identitaire. Jimmy Thibault écrit :
Laferrière, en refusant le vocable qui désigne l’appartenance à un espace collectif
culturellement déterminé – ce qu’il nomme « l’outrage géographique » –, se réclame du
droit d’être reconnu dans son individualité, c’est-à-dire en plaçant le soi écrivain au centre
de toute représentation identitaire. Aussi, lorsqu’il parle de ses influences, Laferrière se
dégage de tout rapport « communautaire » en refusant d’emblée les critères d’appartenance
et de reconnaissance identitaires qu’impose sa naissance […]115.
Certains verront dans ce refus de l’étiquette, de l’appartenance à un groupe culturel,
l’expression d’un individualisme postmoderne fondé sur un rapport purement égotique du
Soi au monde tel que le décrit Lipovetsky dans L’ère du vide. À cette accusation pourrait
se joindre celle du choix de l’autofiction, forme littéraire par excellence de la
postmodernité, également associée par une certaine critique à un repli narcissique.
Pourtant, la conception plurielle du Soi qui apparaît dans Je suis un écrivain japonais est
porteuse non d’un enfermement du narrateur en lui-même, mais bien d’une ouverture,
d’autant plus grande qu’elle ne se limite pas à une appartenance nationale et permet au
sujet de se dire en toute liberté, à travers une relation dialectique entre le Soi et l’Autre,
entre le Soi et le monde, qui s’investissent et s’habitent mutuellement116.
Pour reprendre la distinction entre « racine » et « rhizome » de Deleuze et Guattari, le sujet,
en rupture avec les différents référents traditionnels d’identification (les garanties de type
racine, qui prétendent à l’unicité et à la profondeur, particulièrement la notion de
nationalité), reconfigure sur un mode rhizomatique (qui se caractérise par la multiplicité et
l’étendue) l’espace associé à l’origine. Ce processus d’individuation admet une plus grande
surface de liberté et permet d’atteindre une certaine universalité identitaire, qui se construit
D. Laferrière, J’écris comme je vis: entretiens avec Bernard Magnier, p. 9.
J. Thibault, « "Je suis un individu": le projet d’individualité dans l’œuvre romanesque de Dany
Laferrière », p. 25.
116
Vison qui n’est pas sans rappeler l’Ubuntu africain.
114
115
38
dans l’au-delà des frontières géographiques. Dans Je suis un écrivain japonais, la notion
d’identité se définit moins par rapport à une lignée, à une continuité verticale, que comme
un tissu d’associations et de références qui s’accumulent dans le temps et se réactualisent
sans cesse dans l’ici et maintenant. Comme le remarque avec justesse Jimmy Thibault, la
mise à distance d’une identité qui réduirait l’individu à l’espace habité et la tentative de se
situer soi-même, avec ses expériences individuelles et sa mémoire intime, au centre de son
identité, est une condition de la survivance du sujet dans le contexte de l’exil. C’est ce qui
permet au Soi d’habiter le monde dans un rapport de complétude, plutôt que de vivre coupé
de tout ce qui donne un sens à l’identité, et donc hors de soi.
Le narrateur, « [c]ible mouvante dans la ville scintillante117 », est constamment en proie à
la fuite; bien qu’il se raconte dans une narration au « je », il ne livre pas de grande
confession, entretient un flou autour de sa personne. Le caractère fuyant du narrateur et ses
échappées à travers la ville constituent des éléments significatifs pour comprendre que le
rapport à Soi s’inscrit dans la volonté d’échapper à une version unique et définitive : « Si
je change si souvent de tanière, c’est pour ne pas être identifié à un lieu précis. Je brouille
les pistes118 ». Par son mouvement perpétuel, autant sur le plan identitaire que
géographique, le narrateur se dérobe à toute saisie. La forme même du texte, découpée en
fragments courts et décousus, suggère la fugacité et la discontinuité. On remarque que
l’insaisissabilité est le propre du sujet/texte, mais, plutôt que d’exprimer une incapacité
fondamentale à représenter le réel et le Soi, le récit suggère que s’il est impossible de les
définir de façon arrêtée ou absolue, il est toutefois possible de les aborder par le prisme
libre et dynamique de la fiction. Comme le note Dufour :
La représentation évanescente du sujet n’illustre pas tant un Soi vide, […], mais au
contraire, cela témoigne d’une conception créatrice et non fixe du sujet. Éloigné de
considérations nombrilistes, le sujet cherche à se définir par la mise en place d’une identité
florissante qui se renouvelle, se déplace, se fragmente afin d’explorer les enjeux narratifs
et fictionnels propres à la notion d’identité119.
L’identité, loin d’être un tout uni et immuable, se conçoit avant tout comme une œuvre en
construction. Elle ne s’éparpille pas aléatoirement dans toutes les directions, ne se dissout
117
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 105.
Ibid.
119
G. Dufour, Représentation de soi et surconscience du texte: Les seuils ambigus de la fiction dans Je suis
un écrivain japonais de Dany Laferrière, p. 80.
118
39
pas à travers toutes les formes possibles jusqu’à s’effacer elle-même, et le livre demeure
une tentative d’en explorer le territoire, aussi vaste et changeant soit-il. Pour Laurent
Mattiussi : « Les conséquences de cette visée sont capitales, puisqu’elle entraîne pour
l’ipséité l’exigence multiforme de s’inventer sans cesse afin d’échapper aux traits qui la
statufieraient en une idole de soi120 ».
L’identité du sujet se présente comme étant à la fois unique et universelle, et rejoint la
notion de cosmopolitisme par une expérience d’explosion des limites, d’arrachement à la
terre et aux mythes, de circulation infinie des nominations121. L’universel-singulier, en tant
que concept qui vient briser la dichotomie universel/individuel, réhabilite l’autofiction et
fait tomber le reproche d’égocentrisme qu’y lui incombait, puisqu’il permet d’avancer que
c’est en étant au plus proche de soi que l’on arrive à toucher les autres, ce que les humains
ont d’universel étant à chercher du côté de l’intimité122. Cette idée d’universel-singulier
rejoint la conception de l’art selon Guy Scarpetta : « Plus un travail est anonyme, moins il
est universel, car d’une façon paradoxale, on comprend l’universel à travers le
personnel123 » ainsi que la posture littéraire de Dany Laferrière : « […] il ne s’agit que de
moi, et c’est comme ça que j’ai une chance d’intéresser les autres. Plus j’écris proche de
mon cœur, plus je risque de toucher à l’universel124 ».
La controverse soulevée au Japon par le projet romanesque du narrateur et la mise en scène
de la « […] montée de lait de la droite japonaise125 » est prétexte à opposer la vision
laferrienne de l’identité culturelle – décentrée en termes d’appartenances – avec un
discours ethnonationaliste. Pour la droite japonaise dépeinte dans le livre, le fait qu’un noir
s’affirme Japonais vient nécessairement salir la réputation du Japon, ce qui signale une
conception essentialiste de la nation, fondée sur la pureté fantasmatique des origines et
l’utopie mortifère de l’homogénéité culturelle et ethnique. Midori affirme : « Le Japon ne
veut être que le Japon. Et c’est ce qui me désole126 », dénonçant par là une communauté
120
L. Mattiussi, Fictions de l'ipséité, p. 17.
G. Scarpetta, Éloge du cosmopolitisme, p. 22.
122
L’autofiction n’est évidemment pas la seule forme littéraire qui permet de toucher à l’intimité et de faire
éprouver le sens de l’universel-singulier, mais constitue à cette fin un véhicule privilégié.
123
G. Scarpetta, Éloge du cosmopolitisme, p. 271.
124
D. Laferrière, J’écris comme je vis: entretiens avec Bernard Magnier, p. 42.
125
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 199.
126
Ibid., p. 201.
121
40
nationale crispée sur un modèle hérité. En affirmant être un écrivain japonais, le narrateur
procède à une véritable ironisation des enracinements culturels. Le nationalisme identitaire
de la droite japonaise est mis à distance par la force d’une pensée en mouvance, qui ne
cessera de traverser les frontières pour échapper à tout ce qui tend à réduire l’individu à ses
appartenances collectives. Il y a déconstruction de l’idéologie nationaliste et du grand récit
de la Nation, car le livre montre comment ce référent à prétention universaliste associé à la
modernité peut, dans certains cas, dissimuler un rapport de domination sociale et une
négation des différences. Comme le narrateur ne se prive de rien et se permet de tout
prendre (bagage culturel de toutes les nations, faits, imaginations, émotions, mémoire), il
jouit d’une plus grande ouverture, d’une plus grande liberté pour s’affirmer. Fort de son
syncrétisme culturel et de son potentiel à se déconstruire, s’inventer et se redéfinir, le
narrateur met en garde contre une attitude réactionnaire et contre le « piège de la pureté
identitaire127 ». À l’heure où dans plusieurs pays on observe le retour d’un nationalisme de
clôture, qui impose une logique de division et de peur de l’Autre, la vision de l’identité
laferienne oppose à la tyrannie de l’uniformité la joie d’être à la fois unique et pluriel.
Je suis un écrivain japonais met l’accent sur les manifestations de l’Autre en Soi. Cet enjeu
est repérable dès la dédicace du livre, adressée « À tous ceux qui voudraient être quelqu’un
d’autre », et s’articule tout au long du récit par la diffraction du sujet-narrateur en un alter
ego, Basho. Le partage d’une trajectoire, cette « route “étroite et difficile” qui mène vers
les districts du nord128 », rapproche d’emblée le poète voyageur du narrateur exilé. Mais il
s’agit d’aller plus loin : « J’entends vivre cette fois comme Basho129 », clame le narrateur.
Si l’autofiction consiste à faire de sa vie une œuvre, à développer une éthique et une
esthétique de l’existence, cela s’actualise chez le narrateur par son désir de « devenir
japonais », qui implique l’accession, dans sa vie comme son écriture, aux qualités
essentielles de l’art de Basho, soit une science de l’émotion et du mouvement. Ainsi, si le
narrateur dit du poète : « Basho semble en pleine forme. Son élément c’est le mouvement.
Il bouge en même temps que le paysage130 », Noriko affirme au sujet du narrateur : « Je
127
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 263.
Ibid., p. 264.
129
Ibid., p. 203.
130
Ibid., p. 33.
128
41
vous suis depuis trois jours... Je suis exténuée. […] Vous circulez comme un démon131 ».
Si Basho est qualifié en ces termes : « Cet homme possède une vraie science de
l’émotion132 », le narrateur, qui entame son processus d’écriture, insiste sur l’importance
de rapporter une vérité émotive plutôt que factuelle :
On retourne dans sa tête les images qu’on aimerait voir dans le livre. On aimerait surtout
qu’elles s’infiltrent dans notre chair, se mélangent à notre sang, pour qu’on puisse écrire
avec notre pied, c’est-à-dire sans y penser. C’est pas facile de transformer une idée en
émotion. On est impatient, alors que ces transformations s’opèrent lentement133.
L’émotion (du latin motio « action de mouvoir, mouvement ») est elle-même associée à un
déplacement, une transformation, et rapprochée des thèmes de la métamorphose et de
l’intégration, qui sont au cœur de la poétique laferienne. Outre la couverture du livre – un
crocodile dans une baignoire – qui évoque ces thématiques, les chapitres Le cannibale dans
sa ville natale et Métamorphoses mentionnent les œuvres de Jûrô Kara et de Franz Kafka
dans lesquelles l’unité identitaire est contestée par des exemples de devenir autre, de
personnages qui résistent à toute tentative de fixation. Dany Laferrière, en commentant
certaines de ses techniques d’écriture, parle de contamination, de phagocytose. Sa vision
de l’écriture coïncide avec le concept de dialogisme, qui conteste toute prétention à l’inédit
ou à la propriété du langage : « On ne doit pas hésiter à piquer dans la vie de nos amis et
dans les livres des autres. Picasso dit : je ne vole pas, je prends134 ». D’ailleurs, au sujet de
son ami d’enfance nommé François, le narrateur précise : « En parlant de moi [le
narrateur], il [François] parle aussi de lui », ce qui est révélateur d’une conception de
l’individualité aux frontières poreuses, qui s’articule à travers les autres. L’auteur parle
aussi de la technique du cannibalisme : « J’aime décrire mes livres à l’intérieur du livre
que je suis en train d’écrire. Comme un désir d’avaler son propre univers. Je n’habite plus
dans mon univers. C’est lui qui m’habite135 ». Cette dernière citation rappelle à la fois la
structure de Je suis un écrivain japonais et le sentiment d’imprégnation que le narrateur
ressent à la lecture de Basho : « Je termine le voyage de Basho dans le Nord du Japon pour
découvrir que ce moine rusé voyageait plutôt en moi136 »; « Je rêvais qu’un jour, j’entrerais
131
Ibid., p. 92.
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 33.
133
Ibid., p. 16.
134
D. Laferrière, J’écris comme je vis: entretiens avec Bernard Magnier, p. 152.
135
Ibid., p. 133.
136
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 90.
132
42
dans un livre pour ne plus jamais revenir. C’est ce qui m’est enfin arrivé avec Basho137 ».
L’univers de l’œuvre doit nous avaler jusqu’à ce qu’il fasse partie de nous, aussi bien que
nous de lui, que plus aucune possibilité de démarcation ne soit possible entre l’art et la vie.
L’impureté identitaire se décline de multiples autres manières, et apparaît d’autant plus
significative qu’au moment charnière de la venue à l’écriture, le narrateur affirme : « On
s’apprête à devenir tous les autres138 », évoquant un amalgame des célèbres « Écrire c’est
devenir » deuleuzien et « Je est un autre » rimbaldien.
Le livre procède à une fragmentation du sujet : l’identité se démultiplie par l’intégration du
discours social (clichés et nationalismes culturels), l’intertextualité, l’intermédialité, le
mélange des genres, les mutations au niveau de l’énonciation (l’affirmation du « je », mais
en même temps sa fragmentation). À travers toutes ces stratégies littéraires, l’autofiction
permet à l’autoreprésentation de se situer dans un refus de l’unité et de la finitude, entraîne
le mouvement perpétuel du sujet et du texte et participent à faire sauter la frontière entre
l’intime et le social. En contraste avec le « Moi uni et cohérent » présent dans les
autobiographies conventionnelles, l’autofiction permet de voir comment l’ipséité du soimême implique l’altérité à un degré si intime que l’une ne peut aller sans l’autre. Elle
procure un espace de liberté propice à l’auteur qui cherche à dire, en même temps, tous les
moi qui le constituent, dégageant la possibilité d’une expérience où se nouent l’universel
et l’irruption du singulier.
Conclusion
Chez Laferrière, l’écriture, comme l’exil, est conçue comme un geste de déracinement, une
traversée des frontières, une expérience de transgression des identités qui permet de
réinventer ses généalogies, d’accéder à de nouveaux départs, et de ce fait à une liberté
accrue pour l’individu. C’est en écrivant Je suis un écrivain japonais que l’écrivain devient
un écrivain japonais. Par là, le livre offre une déclinaison sensible et originale du pouvoir
performatif de l’écriture. Il permet au narrateur de réinventer ses origines en coïncidant
avec une nouvelle naissance, dans et par l’écriture, une naissance librement choisie et non
subie. Mais si l’identité japonaise est librement choisie, la question reste à savoir ce qu’elle
137
138
Ibid., p. 82.
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 17.
43
implique : « D’où l’interrogation fondamentale : C’est quoi, un écrivain japonais139? ». Le
récit demeure ouvert sur ce point puisque, tout à fait dans l’esprit postmoderne, l’identité
se pose davantage comme une question que comme une réponse, comme une quête infinie
et plurielle, sans cesse à reconduire.
Dans son article « Les grandes explorations », Mathieu Bélisle fait l’éloge d’autofictions
joueuses dont la description colle parfaitement à Je suis un écrivain japonais : « Les récits
de soi les plus intéressants se jouent des codes et des attentes, exploitent en parallèle
d’autres genres et d’autres formes, proposent un point de vue parodique ou décalé,
contiennent le germe de leur anéantissement140 ». Je suis un écrivain japonais multiplie les
signaux par lesquels le lecteur est conduit à prendre conscience du fait que le texte est
fabriqué, mais également que la réalité concrète est toujours médiatisée par des
représentations culturelles. Ce livre nous rappelle que les nations sont des fictions et, par
extension, l’identité un récit. Dès lors, l’individu et le texte apparaissent comme des
variables insaisissables, mobiles et fluctuantes qui échappent à une saisie fixe et unique.
C’est qu’à partir du moment où l’identité est envisagée par le prisme des enjeux narratifs
et fictionnels qui lui sont propres, au lieu d’être astreinte au récit d’un nationalisme culturel,
elle s’ouvre à toute la liberté créatrice et au potentiel fabulatoire qu’admet l’espace
fictionnel. Je suis un écrivain japonais se clôt par un commentaire sur le chant des paysans
haïtiens : « Je les regarde se donner en spectacle en pensant que les gens de la terre sont
pareils partout. Enfermés dans leurs chants et leurs rituels141 ». Cette phrase constitue une
clé du récit, puisqu’elle conjure la fragmentation (du réel et du sujet) à travers l’expérience
concrète des rites collectifs, à la fois singuliers et universels.
139
Ibid., p. 21.
M. Bélisle, « Les grandes explorations: portrait de la relève littéraire au Québec », p. 29.
141
D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, p. 263.
140
44
Chapitre 2
Testament de Vickie Gendreau : l’impudeur comme liberté
Publié en 2012 aux éditions Le Quartanier, Testament est le premier récit autofictionnel de
la regrettée Vickie Gendreau, décédée d’un cancer du cerveau en 2013 à l’âge de 24 ans.
Difficile de dissocier Testament, conçu en un été à la suite du diagnostic de cancer, de la
vie de son auteure, puisque la prémisse du livre repose justement sur cette annonce
fatidique : « Les médecins m’apprennent que j’ai une tumeur en nuage dans mon tronc
cérébral. Les médecins cassent mon party. Les paillettes s’ennuagent142 ». L’imminence de
la disparition semble avoir déclenché, orienté et justifié l’écriture de Testament, une œuvre
qui « témoigne de l’urgence de vivre, d’écrire, d’être entendue143 ». La structure du livre
est divisée en trois grandes parties : Pavillon A, Pavillon B, Pavillon C; on avance donc à
travers le récit comme si l’on s’enfonçait dans un hôpital. À l’intérieur de ces trois parties,
le texte se ramifie en plusieurs sections « legs », destinées à différentes personnes ayant
marqué la vie de la narratrice (ami/e/s, anciens amants, membres de sa famille). Rappelant
le document légal dont le livre porte le titre, chacune de ces sections s’ouvre par une adresse
à un proche suivi de la liste de ce qui lui est laissé en héritage (objets matériels et
symboliques, textes enfouis dans des clés USB). Chaque section « legs » est elle-même
morcelée en segments très courts, qui prennent la forme de monologues alternant entre les
prises de parole de la narratrice principale – les segments intitulés « VICKIE » ou ceux
identifiés par ses différents avatars en .doc – et les prises de parole du légataire concerné.
Cette structure narrative permet de voyager entre un temps où Vickie144 s’exprime dans le
présent de l’écriture à travers les textes destinés à être distribués à ses proches après sa
mort (et dans lesquels elle décrit son quotidien, sa maladie, ses souvenirs et sentiments),
ainsi qu’un temps où Vickie est déjà morte, et où ses légataires, recevant l’enveloppe brune
contenant leur héritage, réagissent à sa mort et à ses textes.
142
V. Gendreau, Testament, p. 19.
A. Wilhelmy, « L’auteur n’est pas mort ».
144
« Vickie » référera ici à la narratrice et « Vickie Gendreau » ou « Gendreau » à l’auteure, même s’il est
difficile de distinguer nettement ces instances qui se confondent dans la notion d’autofictionnaire.
143
45
Malgré le tragique de son propos, Gendreau ne tombe jamais dans une écriture larmoyante,
son style dégage plutôt une grande vivacité. Certes, dans une certaine mesure, le texte est
triste, dur, cru; la maladie, la mort, le corps qui flanche, les rêves brisés sont abordés sans
détour. Mais l’écriture demeure festive : par les calembours, jeux de mots et néologismes,
par une explosion libre des émotions, par le mélange des genres littéraires, des registres de
langue, de l’anglais et du français, d’une pluralité de voix et de références littéraires des
plus éclectiques. L’intertexte renvoie à François Villon, poète français du XVe siècle et
auteur d’un long poème intitulé Le Testament, dans lequel Villon – qui est pauvre et fait
face à la pendaison – lègue des biens qu’il ne possède pas à des gens qu’il déteste, se
vengeant de ses ennemis en leur laissant des souffrances. Testament de Vickie Gendreau
s’inscrit nettement dans cette tradition joueuse de détournement du genre testamentaire.
Gendreau fait également de nombreuses références à Hubert Aquin, figure marquante de
la littérature québécoise, qui partage avec elle la mort comme thème central et obsessionnel
de son œuvre. Elle se réclame encore davantage de l’héritage de Josée Yvon, icône de la
contre-culture québécoise, qu’elle rejoint par une esthétique sublime-trash mettant en scène
les excès en tous genres. Gendreau s’identifie par ailleurs à Marie Uguay – morte aussi
d’un cancer dans la vingtaine–, figure plus sobre de notre littérature, qu’elle rejoint par une
écriture poétique et mélancolique nourrie à l’angoisse et aux regrets de ne jamais connaître
le grand amour. Elle s’inspire enfin des Vagues de la célèbre écrivaine britannique Virginia
Woolf pour la structure et l’aspect transpersonnel de Testament. Comme lecteur, on a
l’impression d’être convié à une grande célébration de la littérature, de l’amour, de la
sexualité, de la vie. Cet aspect festif ne rend pas pour autant l’expérience de lecture facile.
Texte fragmenté, mettant en scène plusieurs voix narratives distinctes, qui dialoguent sans
vraiment se répondre dans un style parfois plus près de la prose poétique que d’une
narration conventionnelle, Testament nous livre une parole éclatée, insoumise,
irrévérencieuse, et ce, même devant la mort.
Dans ce deuxième chapitre, on verra qu’à travers la dimension intime et impudique de
Testament se manifeste un certain discours d’émancipation de l’individu. À partir des
théories développées par Gilles Lipovetsky, on analysera comment cela témoigne d’un
processus d’élargissement de l’individualisme s’inscrivant dans une logique plus globale
des sociétés postmodernes. En affichant ostensiblement une libération du langage, du sujet,
46
et du sexe, Testament contribue à déstabiliser ce qui reste de rigidité dans les normes
sociales. Cette œuvre consiste en l’affirmation d’une idiosyncrasie, mais loin d’un retrait à
l’intérieur du moi, elle fait part d’une tendance à dissoudre le monde des antinomies
(réalité/fiction, homme/femme, public/privé, art/vie, soi/autre, etc.) pour émanciper
l’esprit, échapper aux contraintes et tabous, affranchir l’imagination, décloisonner
l’existence et la création. C’est par cette propension à transgresser les frontières – qui sera
à mettre en lien avec la notion d’impureté proposée par Scarpetta et explorée chez
Laferrière – qu’une autofiction comme Testament représente une expérimentation qui
repose sur le dépassement des limites du moi, et qu’en ce sens, elle demeure subversive.
Cette œuvre s’engage dans une démystification du métarécit patriarcal, ce qui concorde
avec la notion de déconstruction des grands récits proposée par Jean-François Lyotard.
Testament offrira également un terrain fécond pour l’analyse d’une forme renouvelée de
récit du soi, où l’un ne peut s’énoncer que par projection en l’Autre, en dissolvant l’identité
à travers des liens de généalogie (attestée ou symbolique). Ces récits, que Bruno
Blanckeman qualifie de « transpersonnels », contestent les postures d’individualité
singulières et sollicitent les identités de filiation. On verra que Testament, loin d’un
ressassement nombriliste, complaisant et asocial, suggère que la connaissance de soi passe
par la reconnaissance de l’Autre, en mettant en œuvre une structure polyphonique, qui prête
alternativement la voix à Vickie et à ses proches; le sujet apparaissant alors, dans sa
spécificité même, comme produit d’un entourage, d’une culture, d’une génération.
Vers une esthétique de l’existence
Vickie Gendreau a opté pour une mise en scène de soi, aussi bien dans son écriture
(autofictionnelle) que dans sa vie (comme danseuse nue par exemple). Chez elle, il y a
identification entre l’élément existentiel et l’élément esthétique, créant ce qu’il convient
d’appeler une esthétique de l’existence, comprise comme domaine où l’existence et la
socialité sont considérées comme phénomènes « esthétiques », au double sens d’objet de
perception sensible et de produit d’un travail technique sur les apparences, d’un art. Cette
conception de la vie comme œuvre d’art sera envisagée à la lumière de celle proposée par
Michel Foucault et Gilles Deleuze. Dans Testament, une grande partie du récit porte sur le
corps, l’autofictionnaire y dévoile son corps malade, son corps en traitement, son corps
exubérant de danseuse nue, son corps sexuel, sexualisé et agressé sexuellement. Consciente
47
que son corps est réceptacle de signes et réservoir de valeurs, Vickie Gendreau met en
lumière les enjeux poétiques et politiques qu’implique sa mise en scène. Analyser le
fonctionnement narratif et performatif de son corps de papier de même que le désordre dont
il se fait le messager permet de mieux comprendre les enjeux, individuels ou collectifs,
culturels ou historiques, qui façonnent aujourd’hui l’objet corps. Vickie témoigne de son
existence en réfléchissant à ce qu’elle a de quotidien et de banal, tout en faisant état d’une
résistance à la normalité qui sous-tend une visée à la fois éthique, politique et esthétique.
En instaurant un rapport particulier à soi, l’espace autofictionnel permet à l’individu
d’explorer des lieux périphériques et inédits, des modes d’existence atypiques, de se créer
une « autre » vie en évitant les territoires occupés par les différentes formes de normativités
assujettissantes. Comme on le verra, cette vision de l’existence comme œuvre d’art entraîne
une remise en question des oppositions entre réalité/fiction, vie/mort, art/vie,
majeur/mineur, privé/politique.
Réalité/fiction : « Never let the facts get in the way of the truth145 »
Lors de ces apparitions médiatiques, Vickie Gendreau a confirmé plusieurs des éléments
autobiographiques qui apparaissent dans Testament, de sorte qu’il est aisé pour le lecteur
de faire des liens entre l’auteure et la narratrice. En entrevue à Tout le monde en parle146,
Gendreau a ouvertement qualifié son entreprise littéraire d’écriture autofictionnelle; elle
parle d’une « totale mise à nu », mais à la fois d’une écriture « inspirée de faits réels » –
non pas stricte mimésis, donc. Cela a pour effet d’appuyer le statut « indécidable en
bloc147 » de l’autofiction. La concordance onomastique – la narratrice principale s’appelle
Vickie, comme l’auteure – facilite encore davantage le rapprochement. Testament
s’éloigne de l’autobiographie conventionnelle et bascule du côté de l’autofiction en jouant
sur l’ambiguïté qui réside entre fiction et réalité. D’abord, la multiplicité des points de
vue implique nécessairement une part d’invention. La narration alterne entre la voix de
Vickie, qui parle au présent de l’écriture à travers des textes laissés pour être distribués à
ses proches après sa mort, et les voix de ces derniers, dans un futur où Vickie est déjà
morte, et où ils réagissent à sa mort et à ses textes. Or, il est invraisemblable que l’auteure
145
Formule de Farley Mowat.
V. Gendreau, « Legs littéraire » dans Tout le monde en parle.
147
M. Darrieussecq, L’autofiction, un genre pas sérieux, p. 378.
146
48
ait pu connaître et rapporter les paroles et pensées de ses proches après sa propre mort.
Cela suppose une posture verbale impossible. L’individu Vickie Gendreau, on le sait, a
écrit le livre en entier et a eu besoin pour cela d’être bien vivante, mais de s’imaginer morte,
d’imaginer ses proches réagir à sa mort, ce qui confère un aspect fictionnel au récit. On
retrouve comme chez Laferrière quelques accrocs à la vraisemblance, les centaines de
fennecs qui envahissent le texte en représentent un exemple.
Dans les segments narrés par Vickie, on remarque d’une part que plusieurs éléments
encouragent une lecture référentielle; les passages qui travaillent à la fusion des
postures narratives : « Je suis la bonne fille, je suis bien l’auteure de ce livre, j’ai accès au
pavillon148 »; « Je t’expliquerai ça plus tard. Plus tard dans ce petit livre, dans ma petite
vie149 », ou encore, les passages qui insistent sur la véracité des éléments rapportés : « Ça
ne s’invente pas, tout ça. Rien ici ne s’invente150 ». Ces procédés contribuent à créer des
effets de réalité, tandis que d’autres énoncés induisent à l’inverse des effets de fiction; les
passages où la narratrice discrédite la valeur de vérité : « Je ne suis pas sur cette terre
aujourd’hui pour être factuelle151 »; « La réalité m’ennuie152 »; « Je choisis d’entendre un
mot sur deux. Parce que ça semble plus ludique s’imaginer que savoir153 ». Déjà, cette
dépréciation du factuel au profit de l’imaginaire met en question la fiabilité narrative, ou
du moins, sème le doute quant à la crédibilité de l’œuvre en tant que récit fidèle des
événements de la vie de l’auteure. De plus, la perspective d’autres personnages remet en
doute les propos rapportés par la narratrice : « [STANISLAS] Je lui ai dit qu’elle déformait
mes propos154 »; « [STANISLAS] C’est faux. Je ne te crois pas. Tu n’aurais pas pris un
taxi à quarante dollars […]155 », ou encore, nous présente Vickie en ces termes :
« [RAPHAËLLE] Elle a toujours été une grosse menteuse156 », comme s’il s’agissait de
mettre en garde de façon détournée le lecteur qui aurait tendance à interpréter le statut du
148
V. Gendreau, Testament, p. 11.
Ibid., p. 18.
150
Ibid., p. 139.
151
Ibid., p. 31.
152
Ibid., p. 33.
153
Ibid., p. 46.
154
Ibid., p. 52.
155
Ibid., p. 55.
156
Ibid., p. 67.
149
49
récit comme purement factuel. En venant miner l’autorité de sa narratrice principale, le
texte instaure une méfiance vis-à-vis de l’autorité du sujet parlant.
Bien que l’excellente mémoire de la narratrice soit soulignée à plusieurs reprises, la
mémoire est avant tout conçue dans Testament comme faculté qui oublie, ce qui souligne
l’impossibilité de rapporter sa vie de manière exhaustive, et rappelle que « […]
l’autobiographie n’est qu’une tentative pour accéder à une impossible sincérité face à la
résistance du souvenir, du fait en lui-même, du moi comme référent insaisissable157 ». Par
exemple, Vickie déplore que le souvenir de Thomas, un ami suicidé, ne lui revienne que
par fragments, que par parcelles de vie évanescentes, insignifiantes, qui échappent.
L’écriture est alors hachurée, trouée; les mots, les images semblent manquer pour restituer
l’essentiel de la personne :
[…] je me souviens de cette soirée dans le sous-sol de ses parents la fois que,/je me souviens
du site Internet qu’il avait créé pour raconter son voyage de deux ans en Chine […]/je me
souviens d’avoir lu ses statuts Facebook […]/tu réussis à dresser la liste de tes souvenirs,
mais tu sais que tu es en train d’en oublier, tu te fâches contre toi-même, contre ta mémoire
de poisson rouge […] tu n’arrives pas à te souvenir de lui tout simplement, tu n’y arrives
plus, c’est comme s’il avait déjà commencé à mourir bien avant […] Tu te souviens plus
de toi avec lui que de lui avec toi158.
Cette manière qu’a la narratrice d’appréhender l’être dans sa fugacité et sa discontinuité
est emblématique de la vision postmoderne, celle-ci ayant contesté l’unité même de
l’individu. Testament présente plusieurs écueils au contrat de référentialité qui détermine
normalement la forme autobiographique; la multiplication des points de vue et la posture
verbale impossible, la dépréciation du factuel, la non-fiabilité narrative et l’accent mis sur
la faillibilité de la mémoire. Il semble que ce livre s’emploie à desserrer les repères et
fondements du vrai, et par là, répond tout à fait au rôle de l’écriture autofictionnelle tel que
stipulé par Marie Darieussecq : « L’autofiction met en cause la pratique “naïve” de
l’autobiographie, en avertissant que 1’écriture factuelle à la première personne ne saurait
se garder de la fiction […]159 », et, pourrait-on ajouter, que la fiction ne saurait s’envisager
en dehors d’une certaine part de référentialité. L’autofiction se rapproche de la notion
antique de parrhêsia (mot grec formé par le pronom pan [tout] et le verbe rein [dire] qu’on
M. Darrieussecq, L’autofiction, un genre pas sérieux, p. 377.
V. Gendreau, Testament, p. 74-75.
159
M. Darrieussecq, L’autofiction, un genre pas sérieux, p. 379.
157
158
50
peut traduire par « dire-vrai » ou « franc-parler »). Cette notion est reprise par Foucault qui
la définit comme « l’ouverture qui fait qu’on dit, qu’on dit ce qu’on a à dire, qu’on dit ce
qu’on a envie de dire, qu’on dit ce qu’on pense pouvoir dire, parce que c’est nécessaire,
parce que c’est utile, parce que c’est vrai160 ». À la manière de la parrhêsia, l’autofiction
est à la fois une technê, une technique, et un ethos, une manière d’être. Elle se fonde sur un
mode de franc-parler ou de dire-vrai inséparablement lié à une certaine manière de vivre,
qui fait de la forme même de l’existence une condition essentielle de ce dire-vrai. Par
contre, l’autofiction s’oppose à la conception moderne de la vérité – pour laquelle le sujet
accède à la vérité par la seule connaissance objective – en proposant une vision de la vie
comme œuvre d’art, pour laquelle l’accès à la vérité requiert du sujet qu’il se transforme
lui-même, qu’il travaille à devenir un sujet éthique, esthétique et politique de la vérité, à
l’aide notamment de la fiction de soi. L’autofiction se conçoit donc comme recentrement
de la vérité du côté de la praxis, du souci de soi et de la transformation du monde.
Vie/mort : « Marie Uguay en tutu161 »
En lisant Testament, il semble impossible de faire abstraction du contexte singulier – l’épée
de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de l’écrivaine – dans lequel le texte a été écrit.
La question de la mort s’avère déterminante, aussi bien pour l’écriture, dont elle représente
le moteur et influence la structure, que pour la réception, alors qu’elle instaure un contrat
de lecture à la fois puissant et troublant, faisant du lecteur le destinataire du testament de
l’auteure. Celle-ci nous livre la chronique à la fois éclatée, humoristique et touchante de
son combat contre une maladie mortelle :
Je ferme les yeux, j’ouvre les yeux. Je suis à l’urgence. Je ferme les yeux, j’ouvre les yeux.
Je suis encore à l’urgence. Je ferme les yeux, j’ouvre les yeux. Je suis en chemin vers le
département de nécrologie. Je ferme les yeux, j’ouvre les yeux. Non, c’est neurologie. J’ai
une haleine de fennec mort ce matin. Je repense à ce que l’infirmière d’oncologie m’a dit
hier : Mets un condom, fille, il ne faudrait pas que tu tombes enceinte. Mon haleine sert de
barrière. De me voir ainsi sur ma civière, ça ne te donne pas l’érection facile. Mon sein
droit fait des clins d’œil aux visiteurs à travers mes cheveux. Mais pourquoi on voit ton
sein droit non-stop de même? Ben, parce que je n’ai pas compris ma jaquette. C’est une
nouvelle jaquette. Il y a des étoiles chinoises dessus. C’est full cute avec mon tutu. […]
Ben oui, je porte un tutu dans ma chambre d’hôpital162.
M. Foucault, « L’herméneutique du sujet », Dits et écrits II: 1976-1988, p. 348.
V. Gendreau, Testament, p. 128.
162
Ibid., p. 17.
160
161
51
Dans cet extrait, la vie côtoie la mort et lui fait constamment des pieds de nez : par la
brusquerie des phrases très courtes qui s’enchaînent et semblent témoigner d’un entêtement
à vivre dans l’intensité, par la répétition des « j’ouvre les yeux » qui succèdent aux « Je
ferme les yeux », par l’humour (le jeu de mots entre nécrologie et neurologie), la pulsion
sexuelle (le sein qui jaillit, la possibilité de tomber enceinte), l’ambiance burlesque que
Vickie s’entête à reproduire (le tutu sur la jaquette d’hôpital); tout invite à célébrer la vie
tant qu’elle est là. Chez Gendreau, les fennecs, l’appellation « Marie Uguay en tutu » ou
« princesse trash » semblent tenir lieu de représentants du sujet, leur symbolique rallie
toujours un élément de brutalité (l’aspect sauvage du fennec – sorte de petit renard du désert
qui se nourrit de scorpions, la mort prématurée de Marie Uguay, le trash) et un élément
plus festif ou fantaisiste (l’allure attendrissante et surréaliste des fennecs, le tutu, la
princesse). Par le mariage de ces éléments, Gendreau élabore une esthétique sublime-trash.
Elle revendique un contact joyeux au réel, qui ne soit pas pour autant un leurre rassurant
venant masquer ou lisser les aspérités de l’existence. Ainsi, dans Testament, la mort (même
s’il est possible de la déjouer en en faisant surgir la joie, la beauté, la créativité) n’est ni
voilée, ni oblitérée, ni complètement opposée à la vie. Elle apparaît plutôt comme une
fatalité à laquelle il s’agit de faire face. Dans un cruel jeu de miroirs, la narratrice projette
sa propre mort à travers celle de Thomas :
Quelqu’un est mort, quelqu’un que tu as connu et ça ne t’empêche pas d’aller boire une
bière entre amis, ça ne t’empêche pas de faire un wet dream pas possible où il y a un mec
avec une fucking pastèque pour pénis. Tu te dis que toi quand tu vas mourir tu voudrais
que les gens ne puissent pas faire ces choses-là, que ça ait plus d’effet sur eux. Tu veux, tu
veux tellement pouvoir donner l’exemple, mais tu n’es pas capable. Tu es triste, mais pas
assez. […] Tout ce dont tu es capable, c’est d’offrir tes condoléances à sa famille. D’acheter
des fleurs, de dire « mes condoléances » et de prendre les gens dans tes bras au besoin.
Mais, quand tu y penses, tu te dis que, si quelqu’un dans ton entourage mourait et que des
tonnes de visages inconnus venaient te jouer ce numéro […] ça finirait par t’insulter qu’ils
aient une haleine de bière et dans les yeux une queue bien bandée163.
La frustration de Vickie devant son incapacité à retenir l’image de Thomas ou à réagir
dignement à sa mort révèle sa propre angoisse à l’idée de disparaître, d’être rapidement
oubliée, et dévoile l’enjeu central qui nourrit sa démarche d’écriture – réaliser une œuvre
pour laisser une marque, une empreinte, afin de s’assurer d’être remémorée. Vickie admet
que les mots sont impuissants à exprimer cet inconnu qu’est la mort, mais elle suggère de
163
V. Gendreau, Testament, p. 74-75.
52
tout de même s’y rattacher, car l’accession au langage permet de réfléchir à cette
« possibilité de l’impossibilité d’être164 » :
Thomas est mort aujourd’hui. Tu penses, mais tu ne penses pas. Ces phrases, quand c’était
ton ami qui te les disait au téléphone, ce n’était pas trop pire, ça rentrait fort, ça faisait mal,
mais ce n’était toujours que des phrases. Tu ne sais pas quoi dire, tu n’as rien à dire, tu sais
que tu n’es pas obligée de dire quelque chose, mais tu essaies165.
Le texte, en faisant passer la mort par la parole, la représentation, en fait quelque chose
d’accessible, la fait appartenir à l’humanité, mais à la fois, il fait ressentir ce qui dans la
mort échappe au symbolique, comment face à elle il n’existe ni gestes ni mots appropriés,
par exemple, comment « mes condoléances » peut à la fois être la formule la plus juste et
la plus impuissante. La littérature arrive, à travers la représentation elle-même, à faire sentir
qu’il y a de l’irreprésentable, c’est ainsi qu’elle « renforce notre capacité à supporter
l’incommensurable166 ». Grâce à son aspect fictionnel, Testament représente un espace où
Vickie Gendreau peut affirmer : « Je suis morte », et dans le scandale de cet énoncé
impossible, dans cet empiétement, cette dissémination de la présence/absence, le livre
procure à l’impensable une amorce de sens.
Testament répond donc à une double fonction; le désir de scénariser sa propre mort apparaît
comme une façon d’apprivoiser sa disparition, et en même temps, de tenter de déjouer
l’anéantissement en s’immortalisant de son vivant. Pour le sujet condamné mis en scène,
l’idée revient à s’offrir une sépulture digne en bâtissant son propre tombeau littéraire.
Andrea Oberhuber remarque que dans ce livre de deuil, le sujet demeure capable de puiser
dans la mort un élan créateur :
Le corps malade, atteint dans son intégrité par la tumeur au cerveau qui finit par essaimer
les métastases partout ailleurs, fait éclater le corps du texte en une multitude de microrécits : ils s’enchaînent selon la logique d’un sujet apocalyptique souffrant, certes, mais
capable de puiser dans la mort annoncée un élan créateur. Ce qui reste est un livre de
deuil167.
La conscience de la mort s’avère donc moteur d’action, puisqu’elle pousse l’individu à
réaliser quelque chose qui laissera une trace. Dans son livre, Gendreau s’imagine ce que
164
M. Heidegger, Être et Temps.
V. Gendreau, Testament, p. 61.
166
J-F Lyotard, La condition postmoderne, p. 17.
167
A. Oberhuber, « Corps expérience, corps limite dans l’écriture des femmes aujourd’hui », p. 88.
165
53
les gens diront d’elle après sa mort, qu’elle officialise et dramatise afin qu’ils y réagissent
effectivement. Certains verront dans cette attitude le comble du narcissisme. Mais comme
le narcissisme désigne selon la définition courante un « amour excessif porté à l’image de
soi » (Larousse) et qu’il dérive de la figure mythologique de Narcisse, jeune homme qui
serait tombé amoureux de son reflet dans l’eau au point d’en mourir noyé, ce terme connote
un repli autodestructeur, une attitude stérile qu’il faut distinguer du repli nécessaire à
l’ouverture et à la création, d’un souci de soi qui s’avère fécond, altruiste. Chez Gendreau,
le désir de laisser quelque chose derrière soi ne relève pas que de l’ordre de l’orgueil ou de
la vanité. Il rejoint également des questionnements ayant trait au sens de la vie. Qu’est-ce
qu’on a fait là? Pourquoi on a vécu? Qu’est-ce qu’on laisse? Qu’est-ce qui reste? Ces
questions reflètent un besoin d’échange et de partage, une volonté de participer à quelque
chose qui nous dépasse, le testament venant souligner l’idée d’une chaîne, d’une
transmission, pour redonner aux autres ce qu’on a pu accumuler comme dettes ou richesses
(matérielles ou symboliques) au cours d’une vie. L’autofiction fait donc office de désirqui-donne, elle consiste en un effort pour affirmer sa liberté et pour donner à sa propre vie
une certaine forme dans laquelle on peut se reconnaître et être reconnus par les autres. Cette
projection dans la mort que représente Testament encourage auteure comme lecteur à entrer
en dialogue avec soi-même, à apprivoiser son « être-vers-la-mort168 ». Comme le dit Aimee
Wall, suite au décès de Vickie Gendreau, « her Testament performs its own title169 »; en
délivrant à ses proches une image d’elle-même telle qu’elle souhaitait être remémorée, et
qui, de par sa mise en forme littéraire, transcende l’histoire de l’auteure pour offrir à tous
la trace d’une existence, non pas comme sujet, mais comme œuvre d’art.
Majeur/mineur : « Les choses simples, ça brille170 »
Le désir de laisser une empreinte, de transcender la mort par la littérature mène à une
écriture de soi qui implique un accès à l’intimité et la quotidienneté de l’autofictionnaire :
« Je te fais rentrer dans mon quotidien, mon intimité171 ». Vickie nous transporte à travers
ses flâneries spatiales et intellectuelles, elle nous livre la toile de fond de son existence, son
168
« Être-vers-la-mort » (Sein zum Tode) est un concept développé par Heiddeger dans Être et Temps.
A. Wall, Autofiction in translation: Translating Vickie Gendreau’s Testament, p. 37.
170
V. Gendreau, Testament, p. 131.
171
Ibid., p. 20.
169
54
ordinaire quotidien, pourtant, vu sa situation peu banale – être atteinte d’un cancer
incurable à l’âge de vingt-trois ans –, cela donne parfois accès à l’ordinaire de
l’extraordinaire, et teinte le quotidien d’une dimension dramatique. N’en demeure pas
moins qu’avec cette voix narrative qui nous parle « […] de tout, de rien, de [s]es
traitements172 », qui assume aussi bien ce que sa vie contient d’intensité, de banalité, de
vulgarité, d’angoisses, de souvenirs et de fantasmes, l’autofictionnaire témoigne d’une
vision du monde bien à elle, inscrite dans son temps et son mode d’appropriation du réel.
Lorsque le quotidien s’impose comme objet littéraire, il prend des proportions qui n’ont
plus à voir avec la signification voisine de zéro. La narratrice ébranle l’opposition entre le
majeur et le mineur : « De tout, d’absolument tout, et de rien./Je vais me souvenir de tout,
c’est obligé./Surtout des silences173 ».
Comment expliquer aujourd’hui l’essor considérable de la pratique autofictionnelle
autrement qu’en rapprochant la liberté qu’elle offre au sujet dans la recherche d’une voie/x
singulière et l’aménagement d’une culture qui « […] légitime l’affirmation de l’identité
personnelle conformément aux valeurs d’une société personnalisée où l’important est
d’être soi-même […]174 »? Si l’autobiographie – dont Les Confessions de Jean-Jacques
Rousseau représente le modèle canonique – n’a pu apparaître qu’au sein d’une culture qui
valorise l’individu, soit en parallèle avec l’avènement de l’état moderne et démocratique,
le genre autobiographique demeure perçu comme « […] un privilège réservé aux
importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style175 ». L’autofiction, en
donnant à n’importe qui le droit de se dire comme il ou elle l’entend, correspond à cette
nouvelle phase dans l’histoire de l’individualisme dont parle Gilles Lipovestsky, qu’il
associe à une démocratisation sans précédent de la parole. Pour Lipovetsky, cette deuxième
révolution individualiste se poserait à la fois en rupture et en continuité avec la phase
inaugurale des sociétés modernes; « […] c’est partout la recherche de l’identité propre et
non plus de l’universalité qui motive les actions sociales et individuelles. […] la culture
postmoderne est un vecteur d’élargissement de l’individualisme. […] Si donc le procès de
172
V. Gendreau, Testament, p. 143.
Ibid., p. 149.
174
G. Lipovetsky, L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, p 14.
175
S. Doubrovsky, Fils, quatrième de couverture.
173
55
personnalisation introduit bien une discontinuité dans la trame historique, il poursuit
néanmoins l’œuvre qui court sur des siècles, celle de la modernité démocratiqueindividualiste176 ».
Dès l’origine du terme (Fils), l’autofiction a été conçue comme l’autobiographie revue par
la psychanalyse, ce qui implique : la vérité du fantasme (le moi comme ligne de fiction), le
refus de toute censure (une aventure du langage), et surtout, la coupure épistémologique
(entraînée par la découverte de l’inconscient), qui brise l’unité du sujet classique en
fragments épars. De plus, avec l’avènement de la psychanalyse, tout ce qui était autrefois
considéré comme scories de l’existence (le sexe, le rêve, le lapsus, etc.) est dorénavant
considéré comme significatif dans le champ du sujet. Cela est à mettre en relation avec
l’idée que l’on retrouve chez Gendreau selon laquelle tout peut faire art, et qui participe à
une déhiérarchisation et à une désacralisation des contenus artistiques qui, selon
Lipovetsky, poursuit la tendance de l’art moderne à se mettre au service d’une société
démocratique, relativiste et égalitariste :
[…] plus aucun moment n’est privilégié, tous les faits se valent et sont dignes d’être décrits
[…] la banalité, l’insignifiant, le trivial, les associations d’idées sont narrées sans jugement
hiérarchique, sans discrimination, à égalité avec le fait important. Renoncement à
l’organisation hiérarchique des faits, intégration de tous les sujets de n’importe quelle
espèce, la signification imaginaire de l’égalité moderne a annexé la démarche artistique177.
La narration de Testament procède tout à fait de cette manière, à un nivellement dans
l’organisation des faits; perdre sa journée sur Facebook, prendre un repas d’hôpital,
participer à une manifestation politique, assister aux funérailles d’un ami, tous ces
événements sont décrits avec la même attention, tous sont à même de dégager une réflexion
profonde ou d’engendrer une émotion poétique. Selon Lipovetsky, le fait que la
spontanéité, les impressions fortuites, l’authenticité deviennent des valeurs artistiques et
intimes marque la fin de la priorité de l’ensemble collectif sur l’agent individuel :
Un individu libre à terme est mobile, sans contours assignables; son existence est vouée à
l’indétermination et à la contradiction. […] l’individu peut apparaître, de ce fait, sous un
aspect personnalisé, autrement dit fragmenté, discontinu, incohérent. Le roman […] ne
présente plus des personnages portraiturés, étiquetés, dominés par le romancier; désormais
ils sont moins expliqués que livrés dans leurs réactions spontanées […]178.
G. Lipovetsky, L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, p 14.
Ibid., p 128.
178
Ibid., p. 144-145.
176
177
56
Testament affiche ce caractère fragmenté, discontinu, incohérent du Soi et du texte. En
témoigne cet extrait qui donne l’impression de suivre le fil décousu des pensées de Vickie :
Les gens traversent et les gens qui traversent aiment ce que j’écris même si je n’écris plus
rien. J’ai déjà assez écrit pour quelques jours encore. Je peux me permettre de ne pas faire
grand-chose de ma soirée, de pleurer en écoutant de la musique triste. Mon spray net sent
la lily des bois. Ma petite poudre pour les pieds aussi. L’humidité me le rappelle. J’ai
rencontré une fille dans un rave qui s’appelait Lily. Elle avait un seul bras. On avait
l’impression d’être des papillons. Lily avait juste une aile, mais papillon quand même. Aller
dans mon cocon. Oublier le monsieur. Pour sortir et ne jamais finir saoule parce que trop
triste. Trop triste pour oublier. Je tourne en rond179.
Comme on l’observe dans Testament, la spontanéité décousue d’une écriture associative,
bifurquant perpétuellement, s’avère plus apte à restituer la réalité brute de la vie, à rendre
compte du foisonnement de la vie psychique, ses errements, ses trouées, ses contradictions,
qu’un sujet autobiographique qui tenterait de construire un récit de vie chronologique, de
placer sa parole et son histoire sous l’égide de sa raison. Si Lipovetsky soutient que dans
notre « société “intimiste” qui mesure tout à l’aune de la psychologie, l’authenticité et la
sincérité deviennent des vertus cardinales180 », précisons tout de même que la vision
postmoderne s’emploie conjointement à remettre en cause les définitions traditionnelles de
l’authenticité en abandonnant la recherche du vrai pur. L’authenticité postmoderne
n’assume aucune véritable essence du sujet qui serait accessible par l’introspection; pour
être authentique, ce dernier doit incessamment puiser dans le diagnostic critique du champ
social les ressources d’une composition subjective émancipatrice.
En s’employant à personnaliser et à égaliser les discours, en liquidant les valeurs de
consensus universel, l’autofiction postmoderne s’inscrit toujours dans le devenir
démocratique et individualiste de l’art. La démocratisation de l’expression et des contenus
artistiques n’estompe cependant pas nécessairement la qualité littéraire et ne rime pas pour
autant avec une vulgarisation ou un déclin de l’exigence esthétique et culturelle. Par
exemple, on remarque chez Gendreau une recherche de beauté, d’intensité et de cohésion
interne, par un effort de stylisation et de refiguration de l’existence. En sollicitant une
forme de rapport privilégié à soi, l’autofiction rend possible l’invention de règles que
l’autofictionnaire choisit de s’imposer, la mise en place de pratiques réfléchies et
179
180
V. Gendreau, Testament, p. 48.
G. Lipovetsky, L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, p. 26.
57
volontaires par lesquelles il/elle cherche à se transformer, à se modifier, et à faire de sa vie
une œuvre qui porte certaines valeurs éthiques, esthétiques et politiques. Ainsi, le style
chez Gendreau est auto-assujetti à certaines règles, il se distingue par une voix/e à la fois
festive, crue, impudique, impure et irrévérencieuse. Comme pratique de liberté,
l’autofiction est mise en œuvre par des individus qui créent de nouveaux codes, pour euxmêmes, en fonction de certains canons collectifs. Il y a donc toujours un critère
d’évaluation, mais c’est un critère qui mesure la qualité de l’écriture-vie à partir de sa
capacité à développer son potentiel d’intensité et de créativité, et non par sa conformité à
un code ou un idéal extérieur. La vie accède alors au caractère autotélique qui fait la
spécificité de l’œuvre d’art :
[…] la postmodernité, en déconstruisant les dichotomies et en effaçant les frontières,
collabore, entre autres choses, à une esthétique généralisée. Contrairement à la tradition qui
considérait l’art comme un moyen de policer la vie, la sensibilité contemporaine voit, selon
Susan Sontag, dans l’art un moyen d’étendre notre expérience de la vie. L’art pénètre la
vie, il fournit les moyens d’un comportement nouveau, d’une esthétisation de la
quotidienneté181.
Art/Vie : « Le livre est mauve182 »
Dans Testament, l’autofictionnaire commente son processus d’écriture de manière à ce que
le lecteur puisse l’associer au livre qu’il a entre les mains : « Moi, je me souviens de tout,
d’absolument tout. Me souvenais. Les temps de verbe, ça fait mal. Surtout quand ça te
regarde et que c’est toi qui l’écris183 ». Cette correction du temps de conjugaison du verbe
se souvenir, du présent vers l’imparfait de l’indicatif, surligne la posture verbale
impossible, la manière dont l’auteure joue avec les temps de verbe pour s’écrire et
s’imaginer au passé. Les différents personnages glosent également l’œuvre dont ils font
partie, en témoigne ce passage où Stanislas s’adresse à Vickie :
[STANISLAS] Fuck. Pourquoi je ne t’aime pas? Sérieux. Tu es parfaite. C’est ça que tu
veux que je te dise? C’est un peu toi qui choisis. Tu prends mes cordes vocales, tu en fais
du macramé. Tisse, petite conne. Tisse toujours plus. Fais-moi dire tout ce que tu espères
entendre. Tisse encore, plus fort. Pendant que je fuck meow harder. Pas toi, une autre, une
autre. C’est l’été, j’ai chaud184.
181
A. Kibedi Varga, « Le récit postmoderne », p. 11.
V. Gendreau, Testament, p. 153.
183
Ibid., p. 37.
184
Ibid., p. 54.
182
58
Le métadiscours sur l’écriture a pour effet de mettre à nu la mécanique narrative. À travers
la narration, l’auteure revêt les différentes voix de ses personnages comme des masques.
C’est ainsi que le récit met en œuvre une polyphonie; chaque personnage a sa propre
langue, sa propre syntaxe, sa propre vision du monde, chacun d’eux représente un regard
différent sur Vickie. Mais ici, c’est paradoxalement la voix du personnage Stanislas qui
vient dénoncer le fait de n’être rien d’autre qu’un des nombreux foyers de vision que la
narration vient utiliser tour à tour, comme s’il se révoltait contre cette position
d’hétéronomie. À travers cette mise en abyme, l’auteure nous rappelle que son personnage
n’est qu’un leurre, que c’est encore et toujours elle qui parle, qui « tisse » le récit; même si
elle tente de se mettre dans la tête et la peau d’un autre. Dans ce récit polyphonique, si la
voix de Vickie occupe la plus grande place, c’est entre autres parce qu’elle refuse de prêter
au lecteur l’illusion de référentialité du texte. Après la « mort de l’auteur185 », la
réintégration de sa voix dans le texte ne peut se faire par un retour au conteur « naïf » et
« omniscient », dieu tout-puissant veillant sur sa création et contrôlant ses personnages
comme des marionnettes. Grâce au métadiscours, Gendreau met en scène le langage au
lieu de simplement l’utiliser; son écriture montre les rouages de la fiction, en rompt les
charmes, nous rappelle que tous les personnages du récit sont orchestrés par la voix
auctoriale, qui, dépouillée des artifices du récit traditionnel, se présente comme vulnérable,
attaquable, faillible et non fiable. L’autofiction exige l’implication et la manifestation, dans
la plus grande transparence, de celui qui parle dans la vérité de ce qu’il dit, sans exclure la
parole de l’autre qui lui est constitutive; il s’agit alors pour l’autofictionnaire de savoir
comment reconnaître cet autre et quels rapports établir avec lui.
Comme pour Je suis un écrivain japonais, le dévoilement de la structure et des processus
de création de la fiction à l’intérieur même de l’œuvre aboutit à une déréalisation du récit,
mais le fait d’assumer l’artifice de la fiction ne donne pas accès à une réalité concrète ou
absolue, cela nous plonge plutôt dans une « guerre des reflets ». Dans Testament, les
procédés métadiscursifs, au lieu de favoriser une distanciation critique pour le lecteur en
brisant la « suspension consentie de l’incrédulité », entraînent surtout un effet
d’immersion, alors que le lecteur est à la fois plongé dans l’univers diégétique de l’œuvre
Proclamé par Roland Barthes dans « La mort de l’auteur », Le bruissement de la langue : Essais
critiques IV et Michel Foucault dans « Qu’est-ce qu’un auteur? », Dits et écrits I :1954-1975.
185
59
et dans son espace de création, qui sont amalgamés. En effet, les procédés métadiscursifs
doublés des nombreuses adresses au lecteur contribuent à éclipser la distance entre le livre
et le lecteur, la littérature et la vie, par « la disparition de la contemplation esthétique et de
l’interprétation raisonnée au profit de la sensation, la simultanéité, l’immédiateté de
l’impact186 ». Cette proximité est mise en place dès le début du récit, alors que le
personnage de Stanislas interpelle le lecteur : « [STANISLAS] Je tiens le livre entre mes
mains moi aussi. Je vais le lire en même temps que toi. Moi aussi, je compte crier 187 ».
Ainsi, le lecteur n’est pas un observateur externe, il est à l’intérieur même de l’espace
littéraire, espace ouvert dans lequel il est sollicité, intégré. Au sein de l’œuvre,
l’autofictionnaire commente son processus créatif et implique le lecteur dans ses
réflexions, engage systématiquement sa participation :
On dirait qu’il me faut changer de sujet tout le temps. Mais le sujet, c’est moi. Dire quelque
chose d’intéressant. Sauter haut. Attention uniforme. Avec la petite étoile de récompense
pour le style. J’ai mal aux jambes. […] Le sujet : pas intéressant. Mathieu dit que c’est le
problème du lecteur. C’est lui qui choisit. Mathieu a peut-être raison. Mais je tiens à te dire
que tu es beau, lecteur, que tu es belle, lectrice. Je suis fine de même 188.
Il y a explicitation du propos : « le sujet, c’est moi » même s’il n’est « pas intéressant »189.
Vickie a tendance à dévaluer ce qu’elle écrit, le lecteur a accès aux moments de difficulté
et de remise en doute qu’engendre le processus d’écriture : « C’est désolant, navrant,
follement difficile de se voir opérer cette machinerie lourde qu’est la langue française avec
des mains pleines de pouces190 »; « Maudit que c’est plate, écrire. Tu pues toute seule dans
ton coin. Tu es tout le temps dans ta semaine. Personne ne veut te parler, personne ne veut
te fourrer. J’aimerais ne jamais avoir commencé à écrire191 ». Hésitante, faillible,
fragmentée et non fiable, la voix narrative se fait autoréflexive, elle se surveille, se
commente, et thématise dans ce métadiscours la difficulté de s’exprimer à travers l’écriture.
Alors que Laferrière revendique haut et fort le statut d’écrivain, Gendreau exprime la
difficulté de tenir le pari de la littérature – qui relève d’un temps de la profondeur, de la
durée et de la consécration – à une époque où plus rien ne s’impose comme durable ou
G. Lipovetsky, L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, p. 139.
V. Gendreau, Testament, p. 11.
188
Ibid., p. 82.
189
On croirait entendre Montaigne qui écrit « Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce
n'est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain » dans la préface des Essais.
190
V. Gendreau, Testament, p. 83.
191
Ibid., p. 87.
186
187
60
supérieur, où tout glisse, tout s’accélère et se démultiplie. Comme on l’observe dans
Testament, l’énonciation se caractérise par un processus d’autoreprésentation à travers
lequel « la pulsion du dire se fait entendre dans une profonde et incommensurable
vulnérabilité192 ». Ce procédé se voit démultiplié dans la littérature contemporaine, et
exprime un refus postmoderne des notions de contrôle, d’unité, de clôture, d’absolu, qui
désacralise le concept même de littérature. De plus, chez Gendreau, l’insécurité et
l’importance accordée à la fonction phatique qu’exprime la voix narrative à travers le
métadiscours et la multiplication des adresses au lecteur (par lesquelles elle ne cesse de
vérifier la communication, le lien avec le destinataire) semblent illustrer à la fois la
difficulté et le besoin de maintenir une coprésence. Ce désir « d’être avec » rappelle la
position particulière de l’énonciatrice, pour qui préserver le contact, la conversation avec
le lecteur représente une victoire page après page sur la mort.
Dans Testament, plusieurs détails restent incertains, l’auteure multiplie les ellipses et les
contradictions, et n’hésite pas à laisser certains faits sans explications. Encore une fois, à
travers le métadiscours, l’auteure apparaît tout à fait consciente de cet effet d’opacité : « Je
te comprends, Samson, de me reprocher de raconter mes histoires en nommant toutes les
parties impliquées même si le lecteur ne les connaît pas. C’est vrai que ça gosse 193 »,
« [MAMAN] Je n’ai rien compris au livre de Vickie. Son ami Mathieu va m’aider à extraire
le sens de ce document194 ». Aimee Wall remarque ce degré d’hermétisme, qu’elle associe
à un sentiment d’urgence ainsi qu’à la nature privée de l’écriture testamentaire :
An autofiction in the face of death has a particular urgency, here reflected in both content
and form. Occasional phrases or sections that are puzzling or unclear to the reader feel like
references or jokes we’re not privy to, or snippets of past conversations for which we don’t
necessarily have context. The occasionally frenetic nature of the text, and these moments
of opacity, feel like the result of working with one eye on a clock ticking too loudly […].
The testament, by its very nature, is a text written for and even directly addressing a small
audience well known to its writer (Benedikt 1998). Here we have a testament that is shared
far beyond its named “beneficiaries” to a wider reading public and thus becomes almost
two texts: the one read by those who knew the author, and the one read by those
encountering the book itself first195.
192
J.M Paterson, Moments postmodernes dans le roman québécois, p. 19.
V. Gendreau, Testament, p. 28.
194
Ibid., p. 108.
195
A. Wall, Autofiction in translation: Translating Vickie Gendreau’s Testament, p. 9-10.
193
61
Ainsi, la filiation vie-mort-écriture va jusqu’à influencer l’énonciation, par l’élaboration
d’une écriture frénétique capable de transmettre l’urgence, tant ses sauts, sa concision, sa
cadence la font courir en phase rythmée avec une vie écourtée. Sans tomber dans une
illisibilité radicale, l’auteure maintient un flou, un brouillage qui nous fait éprouver
comment tout récit de soi exige un jeu entre zones d’ombre et d’éclairage, et comment
toute jouissance du texte s’accompagne d’une certaine perte de contrôle. On pourrait certes
arguer que Testament, œuvre dont le sujet est l’auteure elle-même et dont la matière est
consciemment rendue peu accessible au lecteur, résulte d’un narcissisme avide
d’expression de soi qui serait le propre d’une désubstantialisation postmoderne :
[…] plus la subjectivité est sollicitée, plus l’effet est anonyme et vide. […] C’est cela
précisément le narcissisme, l’expression à tout-va, la primauté de l’acte de communication
sur la nature du communiqué, l’indifférence aux contenus, la résorption ludique du sens, la
communication sans but ni public, le destinateur devenu son principal destinataire196.
L’opacité qui se dégage de Testament constitue moins un repli dans l’intimité solipsiste de
l’auteure, au point où elle serait la seule à pouvoir se comprendre « le destinateur
deven[ant] son principal destinataire », qu’une manière efficace d’exprimer la subjectivité
insaisissable, la fragmentation disparate du sujet postmoderne, en opposition avec une
conception du sujet unifié, souverain et transparent à lui-même. Si, à travers
l’autoreprésentation et l’opacité, Testament dit à la fois quelque chose de l’individualisme
et de la fragmentation du sujet contemporain, on ne peut en rien accuser cet ouvrage d’une
coupure au monde ou d’une désubstantialisation narcissique, puisque précisément, il
adhère à son époque tout en prenant la distance nécessaire pour montrer les rouages d’un
présent qui facilement nous entraîne et nous aveugle. De plus, par sa manière d’alimenter
un certain degré de brouillage et de confusion, l’écriture de Gendreau permet de laisser une
place à l’interprétation du lecteur, dont la participation devient impérative. L’effet de
connivence et de proximité que procurent le métadiscours, les adresses au lecteur ainsi que
le caractère ambigu et ouvert de l’œuvre favorisent un contact entre l’auteure et le lecteur,
alors que la lecture participe à l’hétérogénéité de l’autofiction. Le lecteur est sans cesse
interpellé, mais aussi sans cesse renvoyé à lui-même, appelé à remettre en question ses
propres comportements, ses propres jugements, d’autant plus que les situations rapportées
peuvent être partagées par plusieurs jeunes adultes. Cela contribue à l’affirmation d’une
196
G. Lipovetsky, L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, p. 23.
62
identité entre les êtres et donne tout son sens à l’adage « lire, c’est aussi se lire ». Ainsi,
l’aspect spéculaire et opaque de Testament tient moins de la nature profondément
narcissique de l’ouvrage que d’un renversement du jeu des positions entre sujet et objet,
réalité et fiction, pratique et théorie, public et privé, corps de soi et corps de l’autre. En
brouillant ces frontières, Gendreau emprunte la voie fondamentalement impure de la
création postmoderne.
Il y a indéniablement chez Gendreau un souci de travailler avec son temps, de dire quelque
chose qui dépasse sa propre personne, exigence qu’elle reproche aux autres auteurs de trop
souvent escamoter : « [MATHIEU] C’est elle qui demande. Are you worth our time?197 ».
Le métadiscours admet l’émergence d’une pensée réflexive et autocritique de l’auteure sur
son propre texte, une forme d’hyperconscience de l’écriture indissociable d’une
investigation portant sur les critères, les fonctions, les constituants de la création, avec pour
conséquence une ouverture permanente des frontières de l’art. Une réflexion sur la
littérature actuelle ainsi qu’une critique des différentes postures littéraires se poursuivent
en particulier dans la section « legs » adressée à Mathieu. Sont incriminées; une littérature
québécoise nationaliste aux relents felquistes – le « Black albinos » semblant faire
référence aux Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières :
Toi le poète québécois de souche, dans la soirée mondaine. Tu dis sans cesse que tu as une
grosse graine. Que tu es comme un Black albinos. […] Tu fourres le monde dans les trous
d’yeux, dans les oreilles, mais jamais dans la tête. Tu ne dis jamais rien d’important. Tu
joues à touche-pipi avec la littérature198 ;
une littérature inspirée des courants romantique, symbolique ou surréaliste véhiculant une
image idéalisée de la femme :
[MATHIEU] Je suis tanné de lire ces foutues strophes où monsieur parle de cette nymphe,
ce sexe tellement magique, unique, pas croyable, le meilleur de ta vie, toujours le nouveau
meilleur de ta vie. Tu arrives à la fin du recueil les couilles vidées, les mains collantes, mais
tu as encore faim199 ;
une littérature grandiloquente, qui adhère aux conventions de la belle forme du style :
Peut-être aussi toi, qui hausses le ton, qui accélères le rythme dans le passage pour les mots
qui comptent double. S’emberlificoter, consciencieusement, obséquieux, […]. Fièvre
latine! À pomper le gland du dictionnaire! Le prix du meilleur lexique, sur la table à l’entrée
197
V. Gendreau, Testament, p. 132.
Ibid., p. 126.
199
Ibid., p. 127.
198
63
de la Bibliothèque nationale, service piquette du Ministère et plateau plein de vieux
fromages ayant appartenu à tous les poètes du siècle, mais qui goûtent sweet fuck all200 ;
La liste continue ainsi jusqu’à ce que la narratrice articule une critique globale du champ
littéraire, qu’elle compare à un jeu de Pacman dont les acteurs ne font que se calquer les
uns les autres, reproduisant les formes du passé :
Tous à nous manger les uns les autres avec nos textes et nos livres. Tous, à réchauffer les
restants des uns des autres, de décennie en décennie, on est devenu de si brillants microondes. À tous, je demande : Est-ce que Pacman est un jeu qui se joue seul? Est-ce qu’à
mille on peut gagner ne serait-ce qu’une partie? Est-ce qu’on ne serait pas tous en train de
perdre notre temps201?
Avec beaucoup plus de véhémence que Laferrière, Gendreau exige de la littérature qu’elle
fasse entendre la spécificité de son époque, aussi absurde et éphémère soit-elle. À une
littérature béate et prévisible, qui tourne à vide, figée qu’elle est dans des carcans,
Testament oppose une littérature joueuse et déconcertante, qui fait ce qu’elle veut, mais qui
prend des risques, qui n’est pas formatée, qui pense le monde et qui se pense. L’autofiction
ne passe pas seulement par un propos, mais par une manière d’être et de dire qui se
manifeste dans son aspect extérieur, par la revendication d’un style de vie/écriture
atypique. Elle fait de la forme même de l’existence et du texte une façon de rendre visible
la vérité de ce discours (par une liberté dans les gestes, dans le corps, dans la manière de
s’habiller, de se conduire et d’écrire; par un éclatement du langage, de la phrase, une liberté
dans la ponctuation, la syntaxe et dans les thématiques abordées). Gendreau revendique
cette insurrection dans la forme : « […] même avec tous les adverbes du monde, jamais
propre. […] Jamais noble. Jamais bien, jamais à l’aise, jamais bien racontée. Jamais
comprise, compréhensible, appréhendable. Je suis cette littérature punk, androgyne,
animale202 ». Alliant oralité brutale et réalités crues, elle arrive à poétiser les tabous
entourant la maladie et la mort, à magnifier les abjections liées aux corps féminins, par
l’exploration transgressive des limites de l’obscénité. On verra comment Testament fait
surgir l’horizon d’un monde autre dont l’avènement supposerait la transformation du
monde tel qu’il est : faire advenir ce monde étant une tâche politique, à entendre ici comme
travail continuel sur soi et exigence insistante face aux autres.
200
V. Gendreau, Testament, p. 131.
Ibid., p. 132.
202
Ibid., p. 117
201
64
Privé/politique : « Pour faire s’écrouler des empires d’un coup de rein203 »
Testament revêt les dispositions d’un acte d’impudeur. Contrairement à Je suis un écrivain
japonais, le lecteur apprend de nombreux détails sur les relations interpersonnelles de
l’autofictionnaire, ainsi que plusieurs éléments très intimes sur sa vie, certains inconnus
jusqu’alors de son entourage le plus proche : « [MATHIEU] J’ai tant de choses à digérer.
Mon amie s’est fait violer, est devenue pute puis est morte204 ». La recherche d’un caractère
provocant s’affiche à travers l’élaboration d’une esthétique de « réalisme grotesque », qui
rend compte de l’expérience du corps féminin dans sa dimension matérielle (digestion :
« Je rote, what the fuck./Peut-être que je réagis au chili, sieste post-repas205 », vie sexuelle :
« Je vais devoir racheter des batteries pour mon dildo206 », menstruation : « Je suis en train
de changer mon tampon à la sortie d’un dépanneur de la rue Duluth207 »; avortement : « Tu
n’aurais jamais rencontré mon fils. Advenant. Je les ai avortés tous les trois208 », maladie
et mort : « Je suis obligée d’avaler plus de pilules, plus souvent, pour éviter d’avoir le
sentiment de mourir209 »). Ce côté « tout-dire » d’un « je » exhibitionniste s’inscrit dans
une mouvance propre à l’autofiction féminine210, qu’il est possible d’interpréter d’un point
de vue féministe :
Du point de vue thématique, nombreuses sont celles qui ont voulu rendre compte de
l’expérience du corps féminin dans toute sa matérialité (règles, accouchements, plaisirs
érotiques, etc.) et traiter des relations interpersonnelles (amoureuses, familiales, etc.) du
point de vue féminin. Ce faisant, elles participent à la déconstruction de la fiction qu’est
l’éternel féminin et ajoutent leur vision du monde à un discours trop souvent monopolisé
par les hommes211.
Testament participe ainsi de l’idée féministe selon laquelle la vie privée est politique. La
narratrice procède à un rabaissement du pouvoir et du sacré et revendique des
comportements visant la profanation de ces éléments par une violation des conventions :
« J’ai choisi le bébé doll dans la pile de linge noir. Je suis allé aux funérailles avec ça sur
203
N. Arcan, Putain.
V. Gendreau, Testament, p. 124.
205
Ibid., p. 77.
206
Ibid., p. 57.
207
Ibid., p. 15.
208
Ibid., p. 19.
209
Ibid., p. 139.
210
Voir Annie Ernaux, Christine Angot, Catherine Millet, Virginie Despentes, Chloé Delaume, Camille
Laurens, Nina Bouraoui, Nelly Arcan, Marie-Sissi Labrèche, etc.
211
M-F. Raymond-Dufour, Prolégomènes à l'autofiction au féminin, p. 2.
204
65
le dos. Oui, je suis ce genre de fille. Un peu salope. Tu aimes me haïr 212 ». La narratrice
assume pleinement son côté impudique, indécent : « Je ne suis pas gênée. Du front tout le
tour du frigo213 ». Le souci de soi semble la conduire à se définir à côté des références
morales normatives, à s’affirmer en jouant, par déviation légère, avec les modes d’être
culturellement imposés. Une évidence de liberté, qui dépasse la simple franchise, mais
prend valeur d’affranchissement, constitue à cet égard le label narratif de Gendreau.
Lorsqu’elle décrit l’expérience corporelle et érotique, l’autofictionnaire convoque un
registre oral, souvent vulgaire. Elle utilise volontiers des expressions explicites comme « la
chatte », « la noune », « la plotte », et affiche sans gêne et sans détour son appartenance au
milieu du travail du sexe : « Je suis une pute. Je fais la pute cette semaine. Pas le choix,
trop de dépenses […]214 ». On dénote, dans le prosaïsme du ton et du vocabulaire, un refus
de dramatiser ou de victimiser l’image associée à ce genre de travail, tout autant qu’un
refus de l’amoindrir dans une image aseptisée qui tendrait à faire oublier que les prostituées
sont punies et marginalisées dans notre société. Les insultes à connotation sexuelle
normalement utilisées pour humilier les femmes – pute, salope, etc. – se voient revalorisées
chez Gendreau, qui se les réapproprie en les intégrant à un langage brut et coloré capable
d’exprimer un rapport à la sexualité libre et assumé. Cette resignification représente un
exemple de l’agentivité linguistique dont parle Judith Butler dans son ouvrage Le pouvoir
des mots: politique du performatif. En effet, dans Testament, le « revirement de l’injure »
que subit la catégorie pute s’apparente à la réappropriation positive qu’a connue le mot
« queer »; un terme, qui sert au départ à insulter un groupe, est repris par ses membres dans
un contexte nouveau, positif ou du moins affirmatif, puisqu’il permet de s’arroger le
privilège de se définir soi-même, qui leur était interdit en tant qu’accusé/e/s.
Pour rendre compte de la portée subversive de la resignification en œuvre chez Gendreau,
il est important de faire retour sur la manière dont le stigmate de la putain s’est érigé en
discours de haine et en instrument de contrôle social sexiste. Il existe traditionnellement
des critères de vertu différents pour les hommes et pour les femmes. L’honneur ou la vertu
féminine est associé à la « pudicité », la « pureté », l’« innocence », la « chasteté »,
212
V. Gendreau, Testament, p. 37.
Ibid., p. 52.
214
Ibid., p. 57.
213
66
mystifications qui dissimulent un contrôle social sur les femmes. En effet, de tels idéaux
rendent toute une série de libertés – l’autonomie sexuelle, la mobilité géographique,
l’initiative économique et la prise de risque physique – incompatibles, pour une femme,
avec la notion de légitimité, alors que les mêmes comportements confèrent aux hommes le
respect. Étant forgée sur les désirs du dominant, la norme dans notre société est toujours
définie par et pour l’homme, et reproduit les archétypes d’un éternel féminin qui déchire
les femmes entre deux catégories incompatibles et réductrices : les mamans (discrètes,
pudiques, dociles, dévouées) et les putains (sensuelles, exubérantes, tentatrices). Comme
l’explique Gail Pheterson : « Ce qu’implique l’accusation de putain est le crime
d’impudicité. […] Le stigmate de la putain est un instrument tout prêt d’attaque sexiste
contre les femmes jugées trop autonomes, qu’il s’agisse de se défendre ou simplement de
s’exprimer […]215 ». Si se dissocier du label de « putain » implique pour les femmes de se
départir des libertés réservées aux hommes, la narratrice de Gendreau, méfiante quant aux
coûts de la légitimité, préfère assumer sans honte le statut de putain et faire valoir
l’impudicité comme une liberté.
Précisons que la narratrice est loin d’affirmer que le sexe tarifé est une activité anodine
pour n’importe quelle femme et dans n’importe quelle condition : « Il faut faire cette job
pour les bonnes raisons. Sinon kaboum, keshing l’estime de soi, bye la douceur de la peau
du cul. Tout prend le bord216 ». Par contre, ce travail s’avère pour elle gratifiant. Elle décide
donc de faire fi du mépris social en assumant le geste scandaleux de pousser ses proches à
la voir s’exhiber. En effet, avant de les quitter, la narratrice tient à ce que ceux qu’elle aime
puissent se souvenir d’elle sous toutes ses facettes. Ainsi, vers la fin du livre, elle invite ses
amis, son frère et sa réticente maman à assister à une de ses performances de danseuse nue.
La fierté en ses mouvements, le plaisir qu’elle retire de ce rôle ainsi que le pouvoir dont
elle se sent alors investie sont mis en évidence, apparaissent de manière palpable, voire
contagieuse : « [ANNA] Je la regarde tourner autour de son poteau avec ses fuck-me boots
et ça me calme. C’est ainsi que je veux la voir dans mes souvenirs. Gold et nue217 ». Cette
représentation positive du travail du sexe montre qu’il ne constitue pas en soi une violence
215
G. Pheterson, Le Prisme de la prostitution, p 17.
V. Gendreau, Testament, p. 16.
217
Ibid., p. 147.
216
67
faite aux femmes – si elles sont consentantes et bien rémunérées –, que c’est plutôt le
contrôle exercé sur elles qui est violent, cette faculté de décider à leur place de ce qui est
digne et de ce qui est dégradant. La peau de Vickie s’exhibant à nous continuellement nous
oblige à réfléchir sur ce que signifie la peau dénudée d’une femme dans notre société; alors
qu’elle est souvent présentée sous un « male gaze » et associée à une soumission ou une
aliénation, lorsqu’elle émane d’un processus d’autoreprésentation et de réappropriation, on
s’aperçoit qu’elle peut devenir une présence familière, apaisante, émancipatrice.
Pour une jeune femme, écrire sur le corps et le travail du sexe d’une manière aussi
décomplexée, sans fournir ni d’excuses, ni de défenses, ni d’explications, demeure un geste
politiquement engagé. Parce qu’il a toujours été rabaissé, policé et contrôlé, le rapport
affranchi de la narratrice à son propre corps est vecteur d’agentivité et de puissance pour
toutes les femmes. Le parti pris de l’impudicité correspond à un positionnement stratégique
qui permet non seulement au sujet-femme de refuser les termes du contrôle social sexiste
érigé autour des concepts de « prostitution » et de « prostituée », mais également d’en
exhiber les mécanismes. La prise de parole en tant que femme et prostituée permet à celleci de devenir sujet dans l’Histoire, de passer d’être « parlé » à « parlant », c’est en ce sens
que la narratrice préfère être indécente qu’invisible, choquer plutôt qu’être ignorée.
Malgré ce penchant subversif, si l’on s’attarde à la réception critique et médiatique de
Testament, on ne remarque que propos bienveillants à l’égard de l’histoire tragique de
l’auteure et éloges quant à son style; nul n’a crié au scandale, au grotesque ou à l’indécence.
La mort imminente et prématurée de l’énonciatrice semble l’avoir placée dans une position
intouchable, car « [d]ans un testament on est libre218 », non seulement le/la condamné/e
n’a plus rien à perdre, mais personne n’oserait mettre des limites idéologiques ou
axiologiques à ses paroles, le scandale de la mort venant annuler tous les autres. Cela
expliquerait l’immunité qu’a connu Gendreau relativement à d’autres écrivaines tout aussi
« scandaleusement intime[s]219 ». En outre, cela vient peut-être confirmer le constat de
Lipovetsky selon lequel l’un des traits de l’ère postmoderne serait que la transgression ne
choque plus. Avec le relativisme contemporain, faire scandale devient difficile, mais il
218
219
G. Dustan, Nicolas Pages, p. 397.
N. Arcan, Putain, p. 2.
68
demeure possible de déconstruire et déstabiliser les codes, conventions, usages et diktats
sociaux intériorisés par les individus au moyen de pouvoirs de plus en plus pénétrants,
invisibles, se présentant comme bienveillants. La subjectivation à l’œuvre dans Testament
participe d’une poursuite postmoderne de l’effort féministe de dénaturalisation des
oppositions sexuelles et de démystification du métarécit patriarcal, qui rejoint la notion de
déconstruction des grands récits proposée par Jean-François Lyotard.
En effet, la catégorie « filles » apparaît clairement dans le récit comme construction
sociale. Le bavardage, les coquetteries, voilà ce qui se dévoile comme comportements
appris, inculqués comme féminin : « Les filles, ça fait ça, des compliments, quand ça
rencontre d’autres filles pour la première fois. C’est comme un mécanisme220 »; « Les
filles, ça fait juste ça, raconter et chialer221 ». Lucide quant à la nature performative du
genre, la narratrice choisit de jouer le jeu de la féminité et de la séduction. Dans la mesure
où elle reste consciente que c’est un rôle qui ne la définit pas entièrement, mais dont ellemême peut tirer profit et plaisir – car la séduction et l’érotisation ne sont pas en soi des
contraintes pénibles, certain/e/s le font par choix, c’est l’obligation en tout temps et pour
toutes les femmes qui est dégradante –, Vickie réussit à retourner ce rôle pour son compte :
« Au moins, au travail, je peux me lover dans cette image boursouflée de moi-même, je
peux jouer la danseuse étoile, la super bombe sexuelle. L’haïssable, la tannante, la in-anaughty-mood. Et faire de l’argent […]222. » Pour la narratrice, la connaissance et la
maîtrise des règles de son genre n’est pas nécessairement le signe d’une incapacité à se
définir soi-même, puisque cela lui permet de gagner en puissance et en autonomie, et
d’ainsi dégager les ressources nécessaires à une réappropriation de soi à travers l’acte du
discours, espace où l’autofictionnaire met en œuvre sa singularité, déconstruit les idées
reçues concernant les femmes et ébranle la place du sujet maître.
Vickie rapporte que son ex Stanislas, soulignant l’incompatibilité qui réside entre la femme
et l’écriture dans leur réception sociale, compare ce duo à un chat qui joue du piano : « Tu
as dit : Je trouve ça cute une fille qui écrit. C’est comme un chat qui joue du piano. Tu as
220
V. Gendreau, Testament, p. 140.
Ibid., p. 27.
222
Ibid., p. 64.
221
69
dit que c’était une joke, j’ai dit que ce n’était pas drôle223 ». Se sachant prise dans un
système complexe de significations sociales et sexuelles, Vickie propose d’y résister de
l’intérieur via une logique de monstration hyperbolique à travers laquelle les codes de la
féminité et de la masculinité se dévoilent comme construction, voire mascarade :
Mais dorénavant, oui. Je vais mettre du beau linge pour écrire. Je vais me friser les cheveux,
me faire les sourcils, le bikini aussi. Je vais mettre de la musique de fille et sautiller. Je vais
avoir l’air d’un plumeau sur l’ecstasy. Meow. Je vais porter mon écusson du festival de
l’amour sur mon cœur. Ma poitrine va goûter la fraise ou la rhubarbe. La jugulaire inopinée
pulse. Adjectif fancy suivi de verbe dont j’ignore la signification. Je suis cute, n’oublie pas.
Les soldats auront des épées de mousse. Moi, je serai jolie. […] Paupières colibris. Je vais
te laisser tâter ma politique avec tes gros doigts poilus de mâle224.
Comme Laferrière, Gendreau déjoue les stéréotypes en les surjouant. La narratrice ironise
en voulant répondre exagérément aux impératifs de son genre, soit une multitude de
comportements encouragés, renforcés et genrés au féminin : être coquette, candide,
inoffensive, toujours en position de subordination pour flatter ou ne pas froisser l’orgueil
masculin. Le ton ironique et hyperbolique met au jour l’aspect construit de ces conventions
et dévoile l’aliénation qui en découle. Le fait de dénoncer cette oppression est une preuve
en soi de lucidité et d’un décodage efficace du discours social entourant le féminin – ainsi
que de la fabulation à son origine. L’autofictionnaire prête son corps à la déconstruction de
ces idées reçues : « C’est que je n’écris que par mélancolie et fureur, et ça ce n’est pas cute.
Je ne suis pas cute quand j’écris. Je pleure. Je morve. Ça éclate. Pas cute. Pas meow225 ».
Elle s’approprie pourtant l’image du chat qui joue du piano et, par la répétition des « Meow,
piano », semble vouloir illustrer sa capacité à maîtriser les domaines socialement opposés
d’une féminité conventionnelle et du discours intellectuel :
Cambre ton dos, petite fille. Tape tes formulaires d’impôt le dos cambré. Tape tes petits
textes fâchés le dos cambré. Pète ta coche le dos cambré. Meow, piano. Je n’ai pas essuyé
la limonade qui a coulé par terre. Je vais me lever. Bonne à marier. Je vais cuisiner, un
coup partie. Je prépare une batch de chili226.
Cela produit l’image paradoxale d’un être contraint, dressé à séduire et à entretenir
l’homme, mais capable à la fois d’investir le domaine de l’esprit et de prendre parole pour
dénoncer la violence qui lui est faite, de se révolter à travers le discours. Le sujet du
223
V. Gendreau, Testament, p. 51.
Ibid., p. 51.
225
Ibid., p. 51.
226
Ibid., p. 53.
224
70
féminisme dans Testament correspond à celui théorisé par Teresa de Lauretis : « en même
temps dans et en dehors de l’idéologie du genre, conscient de l’être, conscient de cette
double tension […]227 ». Cela concorde également avec la définition du postmoderne de
Linda Hutcheon, qu’elle associe à la notion de duplicité, à un mouvement qui relève
simultanément de la complicité et de la critique228. On peut faire un lien avec la manière
dont Dany Laferrière articule un antiracisme en se positionnant à la fois à l’intérieur et à
l’extérieur des discours de stéréotypes culturels. Il semble évident qu’une prise de pouvoir
s’opère à travers l’écriture autofictionnelle, territoire où la réflexion du sujet minorisé
devient possible. L’artiste joue avec ce qui reste de rigidité et de normes sociales, jouer au
sens de frôler la limite, aller le plus loin possible et vivre sur un bord d’abîme.
Ainsi, même si elle s’inscrit dans un contexte postmoderne où les normes sont plus
flexibles, une œuvre comme Testament contribue à déstabiliser l’ordre établi et reste
indissociable d’une critique de la domination. La réappropriation du statut de putain, la
mise en place d’une esthétique de l’impudeur ainsi que d’une voix narrative qui intègre les
discours de l’idéologie patriarcale pour mieux les déconstruire en donnant à voir leurs côtés
aliénants, confèrent au texte une portée politique, en particulier féministe. Testament
dénonce les diktats de la société contemporaine, mais ne prescrit aucune solution, ne
propose aucune théorie d’action sur le plan social ou politique et ne tombe jamais dans
l’écriture didactique. Il s’agit plutôt de faire paraître comment certains mécanismes de
domination sociale fonctionnent. À partir de là, le texte laisse au lecteur la possibilité de se
déterminer, de faire, en connaissance de cause, le choix de son existence. La spécificité de
la littérature postmoderne résiderait dans ce scrupule à parler de l’avenir, de la littérature
ou du savoir de façon volontaire. L’esprit postmoderne est particulièrement habile pour
déconstruire, mais a-t-il les moyens de bâtir? Il semble que l’espace autofictionnel, en
offrant l’opportunité de sortir de la fiction dominante par la fiction de soi, favorise la
construction et la formulation d’une singularité autodéterminée, s’inscrivant dans une zone
de repli par rapport aux discours dominants. L’autofictionnaire dénonce les
compromissions du pouvoir et de l’ordre établi en se constituant comme individu décalé
ou scandaleux, cette mise en scène d’une existence non-conforme implique une visée à la
227
228
T. de Lauretis, Théorie queer et cultures populaires, p. 57.
L. Hutcheon, The politics of postmodernism.
71
fois éthique, esthétique et politique, qui oblige tous ceux qui lisent/observent
l’autofictionnaire à se mettre face à leurs propres contradictions, à s’interroger sur leur
propre manière de vivre et à se soucier d’eux-mêmes. Ainsi, l’autofiction ne peut exister
sans autrui, et montre que la connaissance de soi s’avère indissociable d’une extraordinaire
aventure de distanciation et de décentrement, aspect qui sera approfondi dans la prochaine
section, qui s’intéresse à la nature transpersonnelle du texte.
Vers une lecture transpersonnelle
Selon Bruno Blanckeman, depuis les années 1980, des pratiques narratives alternatives se
développent à partir des formes usuelles de l’autobiographie. Blanckeman élabore le
concept des récits transpersonnels. Ces derniers viennent se greffer aux écritures
autofictionnelles, mais plus particulièrement « tentent d’appréhender l’être en l’autre,
démettent toute position d’individualité accomplie, dissolvent l’identité dans des liens de
généalogie familiale ou littéraire partiellement oubliés, donc partialement réinventés 229 ».
L’écriture de Testament correspond parfaitement à ce genre de récits. En effet, si elle obéit
à une urgence vitale d’expression, si elle est le lieu d’une nécessité existentielle – se dire
pour pouvoir être, avant de disparaître –, elle ne peut faire œuvre qu’au prix d’un
renoncement à une singularité unie : le sujet, pour se dire, organise sa propre
déconstruction, se décompose à travers l’approche des réseaux circonscrivant toute vie
(liens familiaux et d’amitié, liaisons amoureuses et sexuelles, relations professionnelles et
médicales, filiations intellectuelles et artistiques). Dans Testament, l’autofictionnaire tente
de se comprendre elle-même à travers l’altérité, de s’analyser en explorant différents points
de vue. Une telle démarche s’inscrit dans le contexte des sociétés postmodernes qui
questionnent de plus en plus l’opposition de l’individuel et du collectif et s’avère
caractéristique d’une écriture contemporaine qui se préoccupe des débats sociologiques et
idéologiques concernant la formation de l’identité et le rapport à l’autre :
Le récit de soi tel qu’il s’est constitué ou déconstruit depuis quelques années participe d’un
même mouvement qui, sondant l’intériorité du sujet, tente de faire jaillir l’aspect
hétérogène et disséminé de l’identité moderne qui, loin de se plier au modèle du même,
sollicite plutôt la présence en soi de l’influence d’autrui. Le sujet autofictionnel se sait
dorénavant l’amalgame d’une série de bribes éparses et c’est ce lieu de convergence dans
la pluralité qu’il s’agit, pour certains créateurs, de revendiquer230.
229
230
B. Blanckeman, « Identités narratives du sujet au présent », p. 74.
A. Jacques, « S'écrire aux éclats », p. 176.
72
Entourage : Parents et amis sont invités à me constituer231
Dans Testament, l’autofictionnaire s’improvise ventriloque de ses proches, s’imagine leurs
paroles et réactions après sa mort, alors qu’ils recevraient ses écrits posthumes. À travers
ce dispositif polyphonique, qui prête alternativement la voix à Vickie et à son entourage,
la personnalité narrative se fragmente pour mieux se recomposer. Au lieu de nous raconter
l’histoire d’une personnalité unifiée, Testament fait entendre des voix, dont nous devons
découvrir la provenance et l’identité, et qui ensemble dresse le portrait d’un être divers,
ondoyant, se laissant difficilement cerner, mais qu’on tente de reconstituer en entrecroisant
les différents points de vue, les différentes versions d’événements. Le livre, en faisant
s’entrechoquer des voix, nous permet de réfléchir sur leur écueil commun, soit
l’impossibilité de verbaliser une expérience humaine faite de sensations et d’impulsions,
chacune des voix amenant une version nécessairement incomplète et partiale de l’histoire
de Vickie. À travers ces bribes, on reconnaît les caractéristiques d’un « je » postmoderne
qui se fragmente, se dissémine, apparaît comme insaisissable. Ainsi, le récit autofictictif,
même s’il tente d’en ordonner les signes, dévoile moins la vérité du sujet que le vertige de
celui qui la cherche.
La fragmentation de l’identité narrative en plusieurs voix s’avère pourtant efficace du point
de vue de la quête identitaire, car l’effort de s’écrire à la fois du côté du « je » et du « elle »,
de l’observateur et de l’observée, en combinant la manière dont Vickie se conçoit ellemême et celle dont ses proches la perçoivent, tout en montrant comment toutes deux
interagissent, admet une compréhension plus complexe du sujet. Évoquant l’adage de
Marcel Proust selon lequel : « Notre personnalité sociale est une construction de la pensée
des autres », Testament tient compte du fait que la vision qu’autrui porte sur nous nous
modèle et nous influence, aussi bien que notre propre manière de nous appréhender impacte
à son tour le regard des autres. D’ailleurs, pour illustrer le caractère multiple et instable de
l’identité, Vickie revêt différents avatars pour ses différents proches. Entre autres, Vickie
sera « FUCK MEOW HARDER.DOC » pour Stanislas, l’homme qu’elle aime, mais qui
ne l’aime pas; « JEAN SHORT PARTY.DOC » pour Catherine, son amie d’université;
« SAMANTHA FUCKS.DOC » pour Mikka, un ancien amant; « HELVETICA
231
Adaptation libre du titre d’Hervé Bouchard Parents et amis sont invités à y assister.
73
PROVENCHER.DOC » pour sa mère qui ne peut pas tout comprendre; « ALMOST
SCHWARZENEGGER.DOC » pour son petit frère qui voudrait la protéger; « ARE YOU
THE ULTIMATE PACMAN.DOC » pour Mathieu, son meilleur ami et complice littéraire.
Souvent, la narratrice se dévoile par l’entremise de phrases courtes, qui résument un trait
de personnalité, cristallise une parcelle de vie, esquisse grossièrement le « genre de
fille » auquel elle s’identifie : « Je ne suis pas jolie avec des fleurs dans les cheveux. Je ne
suis pas ce genre de fille232 ». On la découvre également à travers d’autres voix, qui tendent
à condenser de la même manière une image de Vickie : « [RAPHAËLLE] Ses écouteurs
ne lui faisaient pas. C’était une fille faite pour les speakers233 ». Parfois, le point de vue de
Vickie sur elle-même recoupe celui que porte sur elle un autre personnage, venant
confirmer un aspect de sa personnalité. Par exemple, ce que dit Stanislas à propos de
Vickie : « [STANISLAS] Toujours nue, cette fille234 », concorde avec ce que Vickie dit
d’elle-même : « Je suis toujours toute nue235 », ainsi qu’avec l’impression générale que
peut tirer le lecteur du comportement de Vickie à travers l’ensemble du livre. Parfois, ce
sont aussi les visions de deux personnages qui coïncident et viennent corroborer une facette
de Vickie, par exemple, cette interprétation de Catherine appuyée par celle de Stanislas :
« [CATHERINE] Elle avait toujours quelque chose à dire, à rajouter, un paragraphe à
insérer. Toujours le besoin, l’urgence d’imager236 »; « [STANISLAS] C’est le genre de
fille qui pourrait pointer un nuage en particulier, le petit touffu à jardin disons, et t’en parler
pendant des heures237 ». Dans d’autres cas, les différentes voix se contredisent et sèment la
confusion, ébranlent toute perspective stabilisatrice, comme ce passage où Stanislas réfute
une information précédemment avancée par Vickie : « [STANISLAS] Elle disait qu’elle
avait arrêté d’écrire. Ce n’est pas vrai238 ».
Certains motifs sont repris par différents personnages sur le mode d’une répétitionvariation, et traversent ainsi l’ensemble du livre. Cette phrase prononcée par Vickie et qui
232
V. Gendreau, Testament, p. 105-106.
Ibid., p. 63.
234
Ibid., p. 49.
235
Ibid., p. 84-85.
236
Ibid., p. 86.
237
Ibid., p. 46-47.
238
Ibid., p. 48.
233
74
est révélatrice de son projet d’écriture : « Je vais tresser un collier de fleurs et offrir tout ce
qui ruisselle en moi. À qui? À personne. Vie qui quoi? Vickie Personne. Je suis tout le
monde et personne en même temps239 » est reprise par Stanislas : « [STANISLAS] Tu dis
que tu es personne et tout le monde en même temps pour faire cute, mais en réalité, tu n’es
rien240 », par Mikka : « [MIKKA] Personne Gendreau est morte. Done, bye 241 », ainsi que
par la mère de Vickie : « [MAMAN] Je suis personne et tout le monde en même temps.
Telle mère, telle fille242 ». Cette structure spiralée crée un jeu d’échos entre les sections et
aide à former une cohésion, en plus d’offrir un éventail de perspectives qui dialoguent, sans
jamais être mises au diapason.
On découvre également Vickie par aveu interposé. Par exemple, c’est à travers la voix de
Mikka que l’on apprend son viol : « [MIKKA] Elle s’est fait violer en Abitibi. Elle m’a
tout raconté à moi, juste à moi243 ». Le viol ne sera jamais directement mentionné dans la
bouche de Vickie. Cette stratégie d’évitement donne l’impression que la blessure est trop
vive, trop dure à verbaliser par soi-même, d’où le besoin d’un intermédiaire pour
l’exprimer. Cette section est également celle où les prises de parole de Vickie sont les plus
abstraites, morcelées et poétiques – elles sont toutes en vers libres. Il semble qu’un langage
associatif et métaphorique, au fond plus proche de l’inconscient, soit plus apte à exprimer
ce genre de blessure si vive que l’individu a tendance à les refouler. Le choix de l’écriture
poétique appuie ici l’idée selon laquelle une partie de tout être échappe au langage raisonné.
Dans Testament, les multiples voix offrent toutes des visions différentes, mais
complémentaires de Vickie et de son écriture, allant d’une attitude méprisante :
« [STANISLAS] Tu es du pus, c’est ça que tu es. Du pus qui pourrit les mots et la littérature
au grand complet. Accepte-le244 »; flegmatique : « [RAPHAËLLE] Je suis allée la chercher
avec sa chaise roulante. Je l’ai sortie de sa jaquette. Elle a bavé partout. C’était dégueulasse.
Être un oiseau, je me serais tenue sous sa bouche. Dégueulasse, mais plein de
239
V. Gendreau, Testament, p. 45.
Ibid., p. 57.
241
Ibid., p. 100.
242
Ibid., p. 108.
243
Ibid., p. 94.
244
Ibid., p. 56-57.
240
75
nutriments245 »; nostalgique : « [CATHERINE] Elle savait qu’elle allait mourir. Elle n’a
rien dit. […] Tu aurais dû dire quelque chose. On aurait bu du vin ensemble et on en aurait
parlé, Je t’aurais flatté les cheveux. Tu es le seul lapin que je connais. Tu étais246 »;
protectrice : « [LE FRÈRE] Big, si je vois une fois de plus le mot viol prononcé par ma
sœur, j’explose. Je compte relire son livre. T’es dans marde247 »; admirative :
« [MATHIEU] La reine est morte. Elle était si trash, si pétillante, si explosive, tellement
de sa génération. […] Marie Uguay en tutu. Je sais que nous l’avons aimée. Ses amis, sa
mère et moi. Si nue, si réelle, princesse de riens248 »; dénégatrice : « [MAMAN] Elle veut
que je puisse me souvenir de tout, moi aussi. Je veux me souvenir d’elle à cinq ans pour
toujours. Encore vierge et naïve dans cette belle robe qui lui donnait l’air d’un papillon249 ».
La pluralité des voix narratives implique le refus d’admettre une seule vision, une seule
autorité, et accomplit une subversion de toute notion de contrôle, de domination et de
vérité. Cette configuration admet une conception du sujet peut-être moins cohérente, moins
univoque, mais plus riche. En multipliant les points de vue, l’autofictionaire tente de
décentraliser son regard, de se voir comme la verrait autrui, pour signaler son inquiétante
étrangeté, de façon peut-être à mieux s’observer. Cumuler les avis divergents sans censurer
les témoignages négatifs l’empêche de placer sa mémoire sur un piédestal. Testament
propose ainsi un récit transpersonnel permettant d’aborder l’être en l’autre, l’autre en soi.
Génération : « Toujours ces post-enfants250 »
Dans Testament, en plus de la marque d’un entourage, le sujet apparaît, dans sa spécificité
même, comme produit d’une culture, d’une époque, d’une génération, d’où la nature
transpersonnelle du récit. D’une part, la vie de la narratrice est explicitement représentée
comme baignée dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication.
Téléphones cellulaires, ordinateurs portables, blogues, réseaux socionumériques font partie
inhérente de l’existence et sont utilisés de manière intuitive, ce qui représenterait un trait
des personnes nées après les années 80, que l’on qualifie de natifs technologiques. Pour
245
V. Gendreau, Testament, p. 64.
Ibid., p. 84.
247
Ibid., p. 111-118.
248
Ibid., p. 128.
249
Ibid., p. 147.
250
Ibid., p. 70.
246
76
illustrer cette omniprésence, l’auteure utilise des images métonymiques à travers lesquelles
le sujet est remplacé par les technologies : « Il me reste deux coches sur cette batterie de
vie/Vraiment pas fort251 »; « Je suis un .doc simple252 ». Par une relation d’associationdistanciation, Vickie montre à quel point ces technologies font partie de son quotidien,
mais également, comment elles peuvent contribuer à désolidariser les rapports sociaux :
On ne m’a même pas appelée pour m’avertir que Max s’est tué. On me l’a appris par
courriel. L’ami est mort et les gens n’arrêtaient pu de rire. Sur Facebook, les gens
continuaient leur vie et moi de même. Je la continuais, à ne rien faire, à contempler mon fil
d’actualité. Ça me rappelle quand ma grand-mère était à l’hôpital. Je l’avais appris par
courriel. La vie, c’est fragile et ça continue253.
Ce que la narratrice semble décrier, c’est la manière dont les nouvelles technologies
s’accaparent toute la place dans les rapports humains, bien qu’elles ne puissent équivaloir
au contact tangible avec une personne. Ainsi, Vickie exprime quelque chose du manque et
de la perte lorsqu’elle rapporte s’être fait annoncer quelque chose d’aussi bouleversant que
la mort d’un proche par le médium froid et distant du courriel. La narratrice prend
également l’exemple de Facebook pour montrer comment les réseaux socionumériques,
par leur surstimulation et leur aspect addictif, tendent à devenir aliénants et abrutissants :
« Je suis restée connectée à Facebook toute la journée. J’ai regardé défiler le fil d’actualité.
La vie est vulgaire et elle continue254 ». Ce qui est exposé sur ces réseaux est constamment
présenté comme sans élévation, comme une source de vacuité infinie, qui suscite à la fois
fascination et ennui. Sans opposer de manière manichéenne la vie matérielle et la vie
numérique, la narratrice souligne la façon dont les réseaux socionumériques peuvent
exacerber la création de communautés imaginaires, fondée sur des échanges d’apparat,
desquels on ne retire aucune réflexion, émotion, ou relation profonde : « Stanislas Merdier,
Anne Archet have tweets for you. Mais c’est tout ce qu’ils ont pour vous255 ». Testament
témoigne bien comment, à l’ère du culte de la communication et de l’expression, les
individus peuvent paradoxalement se sentir esseulés, la société apparaître plus atomisée.
Implicitement, Vickie pose la question des coûts et des déséquilibres qu’entraînent les
nouveaux modes de communication et interroge la fragilité et la déliquescence des relations
251
V. Gendreau, Testament, p. 77.
Ibid., p. 85.
253
Ibid., p. 29-30.
254
Ibid., p. 31.
255
Ibid., p. 36.
252
77
humaines. Elle dresse le portrait d’une société changeante, illustrant comment ces appareils
dépassent la simple fonction d’outil pour devenir partie intégrante de nos vies, en
redéfinissant notre conscience de nous-mêmes, des autres, ainsi que notre relation au
monde, au point de remodeler l’architecture même de notre intimité.
Dans L’Ère du vide, Lipovetsky affirme : « Le narcissisme ne désigne pas seulement la
passion de la connaissance de soi, mais aussi la passion de la révélation intime du Moi
comme en témoigne l’inflation actuelle des biographies et autobiographies ou la
psychologisation du langage politique256 ». On pourrait ajouter aujourd’hui l’exposition de
soi dans l’écriture autofictionnelle et sur les réseaux socionumériques (Facebook,
Snapchat, Instagram, etc.). Il est vrai que ces modes d’énonciation favorisent un
autodévoilement des sujets et que leur récente popularité marque un mouvement de
démocratisation de la parole ordinaire et de l’expression publique pour tous. Toutefois, il
ne faut pas confondre la manifestation d’un rapport spéculaire avec une attitude
narcissique. Si, à la manière de Michel Foucault, on considère le pouvoir dans sa double
fonction (répressive et productrice du sujet), l’oppression peut avoir lieu n’importe où,
mais les possibilités de résistance peuvent également prendre place partout, même dans les
domaines considérés comme les plus intimes257. Par exemple, personne ne contraint
physiquement les femmes à dépiler leurs jambes. Si la quasi-totalité d’entre elles le font,
c’est que la pilosité féminine est de façon arbitraire socialement associée à quelque chose
de laid, dégoutant et inacceptable, et que cette idée est intériorisée par les femmes qui,
n’étant entourées toute leur vie que de femmes dépilées, répètent elles-mêmes ce geste en
le considérant comme normal – d’où le caractère performatif du pouvoir. Lorsque Vickie
affirme : « Je baisse les yeux : très gros plan des poils qui repoussent sur mes jambes. Ça
me fait au moins ça de bouclier258 », un travail de déstabilisation et de resignification des
normes et codes sociaux qui régissent la représentation et notre manière de vivre est à
l’œuvre. Le poil féminin conserve son caractère répulsif, mais cet effet devient positif,
instrument de défense et de résistance. Ce qui relève a priori de l’intimité permet de résister
à des effets de domination sociale et symbolique, et devient un geste politique qui peut
G. Lipovetsky, L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, p. 92.
Cette idée se répercute dans toute l’œuvre de Michel Foucault à partir d’Histoire de la sexualité.
258
V. Gendreau, Testament, p. 117.
256
257
78
avoir un impact concret, car le langage et le corps sont lieux de coexistence de forces
assujettissantes et de poussées révolutionnaires. Cela vient contester l’opposition
public/privé, d’où il découle que le sujet peut adopter une position qui soit à la fois
autoréflexive et socialement engagée.
À travers l’autofiction et les réseaux socionumériques, il incombe à chacun de fixer les
limites de son intimité, d’élire ce qui est digne d’être partagé, de travailler à démystifier
nos représentations culturelles et leur portée politique ou encore de reprendre ces grandes
conventions sans les problématiser, en les présentant comme naturelles. En somme, à
travers ces modes d’énonciation, le « strip-tease psy » comme l’appel Lipovetsky, si l’on
en fait un usage complaisant ou subversif, peut se révéler instrument de contrôle du social
aussi bien que moteur de changement et de résistance. En particulier sur les réseaux
sociaux, la déferlante d’images de bonheur qui se présentent comme une réalité intime,
accessible et authentique, alors qu’elle constitue une mise en scène, une représentation
trafiquée, tronquée et augmentée de la réalité, active chez le sujet le développement
d’ambitions démesurées dont l’accomplissement impossible le conduit à haïr la banalité de
son quotidien, à vivre complexes et frustrations, de même qu’un sentiment de concurrence
et de rivalité permanent. Dans ces circonstances, on peut parler d’un usage narcissique des
dispositifs d’affichage du soi, car ses effets mènent à un repli autodestructeur, qui
n’engendre qu’en surface une liberté d’expression tolérante et indulgente, mais favorise
dans les faits le mépris de soi et des autres. Cela s’oppose à la manière dont une autofiction
comme Testament s’emploie à représenter le vécu en incluant tous ses aspects, y compris
les moins reluisants (l’ennui, la solitude, la matérialité du corps, la maladie, la mort), en
plus d’offrir une vision du sujet multiple et contradictoire.
Mais la principale différence entre l’exposition de soi sur les réseaux socionumériques et
dans l’écriture autofictionnelle est que la première tend à escamoter la question de la
représentation afin de passer pour une transposition directe et transparente du réel, alors
que l’écriture autofictionnelle met au premier plan l’aspect productif et construit de l’acte
de représentation, en fait un enjeu en exploitant les prismes de la fiction, de la métafiction,
de l’abstraction, etc., de manière à souligner l’impossibilité d’un accès direct – qui ne serait
pas médiatisé, ne serait-ce que par la culture et le langage – aux réalités matérielles
79
premières. Ainsi, dans Testament, l’absence d’hypocrisie consiste à essayer de tout
montrer, y compris le fait qu’on ne peut pas tout montrer. Comme chez Laferrière, l’effort
de transparence implique d’admettre l’impossibilité de la transparence, et d’assumer la part
de fiction propre à toute écriture de soi, notamment par l’élaboration d’une fiction qui se
dénonce comme telle. À l’inverse d’un exercice d’aplanissement de l’existence, le travail
de l’autofictionnaire consiste à creuser ses propres failles ainsi que celles de sa société,
pour les connaître et éventuellement pouvoir les changer. C’est par sa capacité à creuser
hors limites, en dehors des normes établies, pour faire jaillir l’exaltation et le débordement
que l’objet littéraire Testament comporte une idée de profondeur, qui s’oppose à la
superficialité d’une certaine image de soi mesurée et convenue véhiculée en particulier sur
les réseaux socionumériques, et qui peut justifier la qualification de « vulgaire » dont les
affuble Vickie. La narratrice marque la somme de temps perdu, sur Internet ou non, à des
insignifiances qui détournent notre attention de l’urgence qui nous entoure :
Thomas se passait un tie-wrap autour du cou. Au même moment, dans mon ordinateur,
Uffie poussait des portes et des figurants hors de son chemin. Thomas se pendait avec son
tie-wrap autour du cou. Dans mon ordinateur, j’écrivais : Ryan Gosling est tellement sexy.
Thomas mort attendait qu’on découvre son corps et moi, au même moment, j’achetais de
grandes plumes blanches, un tutu blanc et un masque pour mon costume de cygne dans un
magasin de la rue Mont-Royal. Toujours ces guenilles. Toujours ces contrastes. Toujours
ce maquillage. Tel est mon drame : les vulgarités de la vie me rattrapent toujours […]259.
On reconnaît dans ce portrait les caractéristiques de la société capitaliste dont parle
Lipovtsky dans L’ère du vide, et qui, par une sollicitation constante, incite les êtres vers les
superficialités rassurantes, les plaisirs immédiats, la surconsommation – incluant celle de
l’information – pour les tenir dans un état passif, les détourner de tout ce qui a une incidence
concrète autour d’eux – comme la Vickie accaparée par des inanités qui n’a su être attentive
à la détresse de son ami suicidaire. Telle qu’elle apparaît dans Testament, la société de
consommation et de divertissement produit de l’évitement, de la diversion; elle travaille à
former des individus isolés, aveuglés, sans initiatives, impuissants. La formule latine
Panem et circenses (du pain et des jeux) nous rappelle que le divertissement comme moyen
de détourner les gens des enjeux fondamentaux concernant leur destin individuel ou
collectif n’est pas une technique récente, mais Testament montre comment la sollicitation
259
V. Gendreau, Testament, p. 75-76.
80
n’a jamais été aussi forte, aussi omniprésente, et c’est avant tout cette hégémonie qui est
critiquée.
Vickie montre comment notre société, qui légitime la recherche du plaisir individuel et
immédiat, n’entraîne pourtant pas nécessairement le bien-être, et peut créer chez les
individus une fuite en avant, qui s’accompagne d’un sentiment d’insatisfaction permanente
poussant vers la déprime, les excès, voire le suicide : « Ils se suicident tous tout le temps.
Nous menons des vies difficiles, les amis et moi260 »; « Max s’est pitché en bas d’un viaduc.
La veille il m’avait demandé si j’avais un numéro pour de la MDMA261 ». La narratrice ne
condamne pas les pratiques hédonistes de sa génération. Dans Testament, les raves, le sexe,
la drogue peuvent s’avérer catalyseurs de plaisirs libérateurs et libertaires s’inscrivant au
cœur d’un mode de vie largement démocratique et pacifique. Ce qui est déploré, c’est
davantage la logique capitaliste qui, en poussant les individus vers le divertissement et la
surconsommation continuelle, atteint un pouvoir de distraction massive qui engendre une
désocialisation. Ce mode d’existence détourne notre attention, notre sensibilité, notre
disponibilité à nous-mêmes, aux autres et aux choses essentielles et concrètes qui nous
entoure, alors que l’autofiction augmente notre capacité à rester attentifs, à prendre soin
d’eux et à se sacrifier pour eux. Loin d’une recherche narcissique ou solitaire, elle
représente une pratique sociale par laquelle on tente de se soucier correctement de soi afin
de pouvoir se soucier convenablement des autres.
Si la narration de Testament donne parfois l’impression d’être embrouillée, ambiguë, c’est
entre autres parce qu’elle oscille constamment du « je » au « tu » au « nous » sans que l’on
sache toujours à quelle personne ces pronoms réfèrent. La narratrice utilise parfois la
première personne du pluriel sans indiquer qui est impliqué :
We are enfants terrible. We are fils absents. We are du même nom de famille plate. We are
histoire plate. We are même pas dignes de mention. We are quand même dans ta playlist.
We are pas loin de plein d’autres noms importants. We are passés à côté. We are pas pleins
de pentes douces. We are abrupts. We are Rocky Road. We are ice cream and we get eaten.
We get swallowed and then we spin. We are yet to be announced. We are the enfants of the
revolution. We are même pas nés au complet. We are aussi morts que vivants. We marcher
en ligne droite. We tomber de haut. We never conquered. We failed262.
260
V. Gendreau, Testament, p. 31.
Ibid.
262
Ibid., p. 85-86.
261
81
Cette énumération de « we are » reste ouverte à plusieurs interprétations. Si l’on adopte
une grille de lecture nationaliste (les passages comme « We are passés à côté », « We are
même pas nés au complet » pourraient suggérer une dénonciation de la position de
subordination politique de la nation québécoise), le passage ci-haut représenterait alors le
seul où l’insertion d’anglais dans la matrice francophone du texte pourrait être perçue
comme une présence envahissante, inquiétante, intrusive, contribuant à construire une
impression de déséquilibre pour dénoncer un rapport de domination. En général, l’usage
de l’anglais dans Testament semble être plus ludique que dénonciateur, et se fait par là
l’écho du rapport plus décontracté qu’entretiennent les jeunes générations de francophones
québécois avec l’hybridité linguistique. Depuis la loi 101, l’aménagement d’un partage
linguistique et social plus juste au Québec a dégagé la possibilité d’un usage ludique plutôt
que dénonciateur du bilinguisme littéraire263, comme on l’observe dans Testament, où le
« code-switching » sert d’une part à illustrer un mode d’expression propre aux jeunes
francophones montréalais – pour qui l’emprunt de mots et d’expressions de langue anglaise
relève davantage d’une appropriation active que d’une imposition par le haut –, et d’autre
part à mettre à profit le potentiel créatif de deux langues qui cohabitent en toute réciprocité
dans un texte pour créer des effets poétiques et stylistiques. Si l’on considère le style de
Gendreau comme lié de manière plus large à un français vivant ancré dans une époque, un
lieu spécifique et parlé par une génération particulière, le texte se fait alors porteur d’une
identité linguistique partagée et reconnaissable.
En plus de mettre à contribution le langage des Québécois/e/s de sa génération, Gendreau
fait référence à un événement politique les ayant profondément marqués, soit la grève
étudiante de 2012. Dans les sections symboliquement intitulées POULIN ROUGE.DOC
(jeu de mots avec Moulin Rouge; « poulin » semblant faire référence à la jeunesse et
« rouge » au carré rouge, emblème du mouvement étudiant), Vickie est mise en scène dans
une de ces manifestations. Le regard qu’elle porte sur le mouvement étudiant n’est pas
idéaliste, et même empreint d’une certaine désillusion : « Moi, je suis attendrissante et
pleine. Mais vaine. Comme cette foule : vaine264 »; « Je vois dans la foule des hippies avec
263
Pour plus de détails, voir Des langues en partage? Cohabitation du français et de l'anglais en littérature
contemporaine de Catherine Leclerc.
264
V. Gendreau, Testament, p. 33.
82
des trompettes en plastique. Ils font du bruit. Mais encore. Tout le monde fait du bruit.
Personne pour entendre. On ne peut pas entendre les photos, on peut juste les mettre dans
le journal avec des headlines méchants265 ». Malgré ses paroles pessimistes, le simple fait
que Vickie soit présente à la manifestation montre bien qu’elle n’est pas indifférente à la
cause. Son action, mise en commun avec celle de milliers d’autres jeunes pour défendre
l’accès à l’éducation supérieure pour tous, contredit les accusations d’égocentrisme et
d’indifférence au bien commun attribuées à son époque et sa génération :
L’hédonisme a pour effet inéluctable la perte de la civitas, l’égocentrisme et l’indifférence
au bien commun, l’absence de confiance dans l’avenir, le déclin de la légitimité des
institutions. En valorisant la seule recherche de l’accomplissement de soi, l’ère de la
consommation sape le civisme, mine le courage et la volonté, n’offre plus ni valeur
supérieure, ni raison d’espérer […]266.
Contrairement à ce qu’avance Lipovetsky, la grève étudiante de 2012 montre comment les
jeunes sont encore capables de se mobiliser, de se rassembler et de faire preuve de solidarité
sociale au nom d’un enjeu collectif qui transcende leurs intérêts individuels. Toutefois, on
remarque effectivement chez Vickie l’absence d’une confiance ferme en l’avenir ainsi
qu’en la légitimité des institutions, qui s’articule notamment par sa conscience de la
désinformation médiatique (l’évocation des « headlines méchants » des journaux). Cette
attitude désabusée a été identifiée par plusieurs penseurs comme un trait caractéristique du
sujet postmoderne. En effet, pour Jean-François Lyotard, la condition postmoderne
consiste essentiellement en une incrédulité : « en simplifiant à l’extrême, on tient pour
postmoderne l’incrédulité à l’égard des métarécits267 ». Le désir de contribuer à un monde
meilleur est combiné aujourd’hui à la compréhension que cela requiert moins une table
rase qu’un travail constant à l’intérieur comme à l’extérieur des institutions existantes.
Dans Testament, on voit très bien s’articuler cette négociation entre lucidité et engagement,
pragmatisme et idéalisme. Le paradoxe de la génération de Vickie Gendreau, c’est que sa
seule valeur d’unification semble être la défense de l’autonomie individuelle. Ce trait
permet pourtant d’agir collectivement tout en esquivant la notion de totalisation qui
caractérise généralement les grands idéaux politiques. Selon le philosophe Charles Taylor,
l’individualisme peut représenter une valeur commune et un socle pour la socialité, car
265
V. Gendreau, Testament, p. 33.
G. Lipovetsky, L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, p. 184.
267
J-F Lyotard, La condition postmoderne, p. 7.
266
83
l’incarnation sociale de l’individualisme (le droit de chacun à s’accomplir comme il le veut
qui s’arrête là où celui des autres commence) implique un engagement à soutenir et nourrir
le type de société dans laquelle un tel idéal est possible268. Ainsi, l’individualisme n’entre
pas en opposition avec l’engagement politique, puisqu’il comporte une nécessité pour les
individus à contribuer au maintien et au bien-être d’un type particulier d’organisation
sociale et de mode de vie. Le principe de justice qui pousse les étudiants à se réunir pour
défendre le droit à l’éducation est peut-être une manifestation de cette volonté partagée à
protéger une situation donnée que chacun croit être à la fois dans son intérêt individuel et
collectif, qui sont interreliés.
Implicitement, Testament scrute les comportements nouveaux charriés par une vie
numérique envahissante, un capitalisme économique tardif, un contexte québécois tendu
entre mondialisation et affirmation nationale, une génération coincée entre attachement aux
principes de l’humanisme libéral et la conscience postmoderne de leur aspect construit et
donc contestable. Le sujet narratif se positionne à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de ces
grandes sphères d’influence. Entre complicité et critique, participation et subversion,
production et déconstruction, la narratrice conteste les effets d’un contexte culturel duquel
elle ne prétend pourtant pas pouvoir se soustraire totalement. Dans Testament, l’affirmation
de l’identité individuelle et du lien social sont indissociables et représentent un lieu
d’ouverture et de resignifications permanentes. Le regard critique posé sur des enjeux
collectifs ainsi que le recours à des références communes, en particulier générationnelles,
empêche l’autofictionnaire de se dissoudre dans sa spécificité et permet au récit de viser
une certaine généralité. La prochaine section s’intéresse aux référents culturels sollicités
par Vickie, qui se réclame d’un bagage culturel à la fois unique et hétérogène.
Intertextualité : « Vous allez vous sauver ensemble de votre propre oubli269 »
Comme chez Laferrière, l’intertextualité et les références se caractérisent chez Gendreau
par leur omniprésence et leur hétérogénéité; elles sont indistinctement masculines ou
féminines; érudites ou populaires; québécoises, états-uniennes ou européennes;
postmodernes, modernes ou médiévales; littéraires, musicales ou cinématographiques, etc.
268
269
C. Taylor, Sources of the Self: The Making of the Modern Identity, p. 34-35.
M. Arsenault, La vie littéraire, p. 39.
84
Elles font du texte un mélange éclectique où se rencontrent François Villon, Marcel Proust,
Pierre Guyotat, Andrés Morales, Virginia Woolf, Hubert Aquin, Todd Solondz, Grimes,
Xavier Dolan, Éric Lapointe, Les Appendices, Ginette Reno, Twilight, Le bus magique et
Pikachu. Si la critique reconnaît dans l’esprit de filiation un trait caractéristique de la
littérature contemporaine (les ouvrages et articles savants portant sur des récits qui
réinvestissent un héritage intertextuel sont légion), cet aspect est toutefois presque
exclusivement étudié à travers des parentés intertextuelles masculines (hommage à
Flaubert par Jean Echenoz, hommage à Rimbaud par Pierre Michon, etc.)270. Selon
Oberhuber, dans l’écriture des femmes d’aujourd’hui, les écrivaines tissent la toile de la
filiation en plaçant le sujet féminin au centre d’un réseau familial (mère, père, fille, fils,
grands-parents) plutôt que dans un réseau de filiation explicitement intertextuel (certaines
en invoquent l’impossibilité à cause d’une socialité qui encourage la compétition entre les
femmes271, mais la principale explication demeure le manque de modèles identificatoires
vu la place constamment niée et discréditée des femmes dans l’historiographie littéraire)272.
Brisant cette tendance, Gendreau investit largement les rapports intertextuels dans
Testament. Si l’intertexte n’exclut pas les références masculines (Villon, Aquin, etc.), on
remarque qu’elle dessine de façon plus marquée une filiation matrilinéaire. Comme on l’a
vu au début de ce chapitre, la narratrice s’identifie en particulier à trois écrivaines : Josée
Yvon, Marie Uguay et Virginia Woolf. Plus que de simples inspirations littéraires, Vickie
semble vouloir s’associer pleinement à ces femmes jusque dans leur parcours
biographique; le choix de ces figures n’est d’ailleurs pas anodin, il met de l’avant le partage
d’une vie impétueuse, d’un destin tragique qui culmine par une mort prématurée. Nous
voilà en plein roman familial, dans la construction d’une identité qui, par l’affirmation
d’une filiation littéraire, sollicite une généalogie imaginaire et symbolique liée à
l’affirmation d’un système de valeurs.
270
Voir Dominique Viart « Les filiations littéraires », Christine Jérusalem « La rose des vents :
cartographie des écritures de Minuit », Laurent Demanze Encres orphelines : Pierre Bergounioux, Gérard
Macé, Pierre Michon, ou Bruno Blanckeman Les Récits indécidables: Jean Echenoz, Hervé Guibert,
Pascal Quignard.
271
Voir Putain de Nelly Arcan : « Et puis je les envie de pouvoir se dire écrivains, j’aimerais les penser
toutes pareilles, les penser comme je me pense, en schtroumpfette, en putain. Mais ne vous en faites pas
pour moi, j’écrirai jusqu’à grandir enfin, jusqu’à rejoindre celles que je n’ose pas lire » (p. 18).
272
A. Oberhuber, « Corps expérience, corps limite dans l’écriture des femmes aujourd’hui ».
85
L’existence de Josée Yvon s’inscrit sous le signe de la démesure. Consommée à folle allure
dans un excès de drogues, d’alcool et de poésie, elle s’éteindra en 1994 à l’âge de 44 ans,
aveugle et confinée à l’immobilité des suites du sida. Vickie Gendreau rejoint Josée Yvon
par une posture d’écrivaine insoumise et irrévérencieuse : « We are enfants terribles273 »
scande sa narratrice, ou encore : « Je fais ce qui me tente. Je suis une princesse. Royaume
trash, mais princesse quand même274 ». Les deux auteures habitent leurs textes d’une
esthétique sublime-trash, d’une violence qui sait tirer la beauté d’une langue orale,
explosive, insoumise, que Gendreau assume complètement en se revendiquant d’une
littérature « punk, androgyne, animale ». Cela s’inscrit tout à fait dans la lignée d’une Josée
Yvon qui, fascinée par les marginaux et les transgenres, produit des textes à leur image :
hybride, dans le mélange des genres, habités par un panthéon d’êtres travestis, sauvages.
Les deux écrivaines se font porte-parole d’un même univers : le milieu marginalisé qui a
trait au commerce du sexe. Sans nier la part de violence que ce milieu comporte, Gendreau
et Yvon y pointent plutôt quelque chose de furieusement vivant, vibrant et porteur de
poésie275, quoique lié aux excès (alcool, sexe, drogue) : « Maman, j’ai couché avec un
homme pour de l’argent. Avec plusieurs hommes pour de l’argent […] Maman, des coups
durs, j’en mange au petit déjeuner. Maman, j’ai bu tous les jours pendant dix ans276 ». Cette
mise en scène de l’autodestruction contribue à créer une aura nourrie à l’image du poète
maudit, qui devient chez Yvon et Gendreau une figure renouvelée de la poétesse maudite.
Marie Uguay et Vickie Gendreau sont souvent comparées par la critique à des « étoiles
filantes », pour leur apparition brève mais fulgurante dans le paysage littéraire québécois
(Uguay est emportée par un cancer des os à l’âge de 26 ans en 1981, laissant derrière elle
trois recueils de poésie, dont un posthume). Elles font partie de ses talents précoces pour
qui la maladie – « […] l’impression d’être un tas d’organes avec une mèche277 » – semble
avoir contribué à la maturation rapide d’une œuvre avant de l’interrompre brusquement.
Outre ce destin tragique, les deux femmes ont en commun une écriture poétique accordant
273
V. Gendreau, Testament, p. 85
Ibid., p. 34
275
Contrairement à Nelly Arcan, chez qui cet univers est plutôt associé à une expérience malsaine et
traumatique, ce qui illustre bien comment le rapport au corps et à la sexualité n’est pas monolithique chez
les femmes.
276
V. Gendreau, Testament, p. 106.
277
Ibid., p. 143.
274
86
une importance centrale à l’intime et au quotidien, ainsi qu’au thème du désir charnel et
amoureux. Leur écriture se nourrit de la fusion de deux pôles contradictoires; la mort vers
laquelle elles sont entraînées malgré elles, et la pulsion de vie, la poésie, le désir qui les
anime et les retient. Les deux auteures expriment dans leurs textes la souffrance du corps
qui défaille, la frustration d’être atteinte dans leurs chaires, si vite dépossédées de leur
intégrité physique (pour tenter de stopper son cancer, Uguay est amputée d’une jambe,
l’écriture s’en ressent, se faisant l’écho d’une mutilation, d’une béance). Vickie pour sa
part témoigne de l’engrenage de la maladie au quotidien : les cheveux qui tombent, la
motricité fine qui lâche, l’effet du décadron, l’arrière-goût des traitements de
chimiothérapie, mais surtout la rage de ne subitement plus se reconnaître, de perdre la
volupté et la fluidité du corps, la frustration d’être « toujours nue pour personne278 ».
L’écriture des deux femmes possède un côté mélancolique, alimenté à l’angoisse et aux
regrets de ne jamais connaître le grand amour : « Tout est impératif maintenant dans ma
vie. C’est probablement la dernière peine d’amour que je vis. Ça fait mal les dernières fois,
c’est vulgaire la vie279 ». L’amour impossible est moteur de création chez les deux auteures,
alors qu’Uguay était amoureuse de son médecin, un homme marié et inaccessible, chez
Gendreau, c’est Stanislas qui occupe la narratrice jusqu’à l’obsession, la phrase :
« Stanislas, ça va toujours être l’homme de ma vie, je ne suis tout simplement pas la femme
de la sienne280 » revient d’ailleurs tel un leitmotiv. Malgré le drame (la maladie comme la
peine d’amour) qui afflige ces deux auteures, ce qu’on retient avant tout de leurs œuvres
est une immense résilience, une écriture qui refuse l’apitoiement et maintient une
extraordinaire capacité d’émerveillement, une disponibilité au quotidien et à l’Autre,
comme en témoigne ce passage de Testament :
Bien manger me suffit comme luxe. J’aime cuisiner pour les amis. Ils viennent me visiter
dans mon havre de maladie. Je les remercie en leur laissant des biscuits ou des hauts de
cuisses de poulet au Boursin. Je ne suis pas morte encore, je ne suis pas écœurée de mourir,
mais guérir, c’est long. Guérir, ce n’est pas garanti, mais on va essayer quand même. On
va être l’équipe de football et toutes les cheerleaders à la fois281.
278
V. Gendreau, Testament, p. 12.
Ibid., p. 18.
280
Ibid.
281
Ibid., p. 145.
279
87
Si Uguay et Gendreau ont en commun un besoin criant d’aimer et d’être aimées, l’acte
d’écrire leur permet de se réconcilier avec la tourmente du rapport à soi, déchiré entre un
besoin d’autonomie et un besoin passionnel de l’Autre. L’écriture admet l’émergence d’un
regard lucide qui, au lieu de demeurer soumis et dominé par ses désirs et pulsions, les
exploite afin d’en extraire un potentiel créateur. Elle se conçoit pour ces deux auteures
comme une exigence de transfiguration du vécu, une expérience de jouissance, une
irrépressible affirmation de femme libre.
Enfin, il est possible de tisser des liens entre la vie de Vickie Gendreau et celle de Virginia
Woolf. Toutes deux semblent avoir été déchirées entre une part d’elle festive, attirée par la
vie sociale, et une part d’elle malheureuse, hantée par le sentiment d’être inadéquates.
Toutes deux sont également brutalement arrachées à la vie (Woolf se suicide par noyade
en 1941). Les ressemblances biographiques ne sont toutefois que la pointe sous laquelle se
cache une filiation littéraire profonde. L’inspiration des Vagues se ressent à plusieurs
niveaux dans Testament. On perçoit toute l’importance de ce livre pour Vickie lorsqu’elle
mentionne : « Je te ferais la lecture toute ma vie, Stanislas. Ça me rendrait heureuse. Je t’ai
enregistré Les vagues de Woolf en intégrale au cas où282 ». L’image des vagues est reprise
plusieurs fois dans Testament, le fragment qui clôt le texte est d’ailleurs intitulé
« WAVES.DOC ». Le sens métaphorique sollicité par le motif des vagues semble chez
Gendreau comme chez Woolf s’associer aux montées et descentes de la vie intérieure.
Bien que les deux auteures divergent par le style (la langue échevelée de Gendreau
s’éloigne de l’orfèvrerie des phrases de Woolf), la ressemblance sur le plan structurel
atteste de l’influence qu’ont exercée Les Vagues sur la construction de Testament. De la
même manière que Testament, Les Vagues se présentent en neufs épisodes (dans
Testaments ce sont les legs) qui consistent en prises de paroles (monologue, soliloque, flux
de conscience?) alternées entre différentes voix, entrecoupés par neuf interludes qui
détaillent une scène côtière à différents moments du jour, de l’aube au crépuscule (dans
Testament, cela pourrait correspondre aux pavillons d’hôpital dans lesquels on s’enfonce à
mesure qu’on traverse le roman). Si l’on s’amuse à relever les traces biographiques,
plusieurs voix des Vagues peuvent être associées à différents proches (frère, sœur, amis,
282
V. Gendreau, Testament, p. 84.
88
parents) de l’auteure, comme c’est le cas pour Testament. L’aspect transpersonnel est celui
par lequel Testament rejoint le plus surement Les Vagues, dont la traductrice et préfacière
Cécile Wajsbrot écrit :
Car nul ne sait vraiment s’il est soi ou l’autre, ou encore partie d’un corps unique. La fleur
à sept pétales […] est l’image la plus proche qui lie les figures des Vagues. Et s’il faut un
nom à cette fleur, que ce soit Virginia Woolf, car chacun est aussi une part d’elle […]283.
Chez Gendreau comme chez Woolf, la personnalité narrative doit passer par tout un réseau
familial et social pour arriver à se dire. Chacune des voix qui constituent le récit possède
son propre rythme, son écho intérieur, sa solitude. Toutefois, c’est l’identité auctoriale qui
assemble les différentes voix du livre, dont la quête – inaccomplie, inachevée – réside dans
les limites (du moi et du monde, de l’un et de l’autre), non seulement dans la question « qui
suis-je? », mais « jusqu’où je peux être encore moi? ». Comme Les Vagues, Testament
explore également les limites de l’écriture, le récit est livré à travers une écriture poétique
et expérimentale, qui s’éloigne des procédés du roman conventionnel : pas de chapitres,
d’intrigue, de personnages définis, ni de descriptions physiques. Vickie Gendreau comme
Virginia Woolf semble s’être fixé comme but de rassembler le flux des pensées, des
émotions, des sensations et des rêves, l’insaisissable passage du dedans au dehors de l’être,
les échos et fragments qui occupent l’individu à chaque instant.
En se positionnant dans son propre texte comme héritière d’une indéniable tradition
d’écriture des femmes, Gendreau passe par l’édification et la transmission légataire d’une
mémoire au féminin, véhiculée par le biais d’une écriture hautement intimiste. Comme le
note Blanckeman, les récits transpersonnels ont tendance à investir les procédés littéraires
d’intertextualité, de manière à explorer les frontières brumeuses du moi comme du texte :
En s’avançant ainsi comme un mixte littéraire, le récit se définit une identité textuelle
brassée, agie de l’intérieur, en adéquation avec l’identité individuelle qu’il articule : à
représentation transpersonnelle de l’individu, conception transgénérique de l’œuvre. Si les
formes littéraires nouvelles du récit de soi visent à construire une identité individuelle, elles
refusent toute logique d’édification et mettent en trouble autant qu’en ordre, en doute autant
qu’en forme, le sujet qu’elles composent […]284.
283
284
C. Wajsbrot. « Préface » dans Les Vagues de Virginia Woolf, p. 21.
B. Blanckeman, « Identités narratives du sujet au présent », p. 81.
89
Conclusion
L’autofiction représente cet espace ou une vie se condense et se décale, pour produire d’elle
quelque chose qui la dépasse. Elle permet de jouer avec les limites des genres, des
conventions, des universaux abstraits qui freinent l’émergence d’une voix singulière et
invite à concevoir l’existence comme une œuvre unique, ouverte, toujours inachevée. De
cette façon, l’autofiguration excède le simple bilan de vie, l’exercice attrayant de
remémoration ou le geste narcissique d’autocontemplation et d’exhibitionnisme : elle
engage son propre dépassement, influe sur la conscience de l’existence passée et à venir en
les reconfigurant. L’effet s’en observe dans Testament de façon tragique, dans le triptyque
des pavillons hospitaliers qui démultiplient les récits pour appréhender la pathologie en
cours ou anticiper la mort à venir, aidant l’auteure (comme le lecteur) à affronter cette issue
fatale. On a vu que par différents procédés littéraires tels que le brouillage des éléments
autobiographiques et fictionnels, l’omniprésence du métadiscours, des adresses au lecteur
et de l’intertextualité ainsi que la mise en place d’une structure polyphonique et d’une
esthétique de l’impudeur, Testament remet en cause les frontières entre la réalité et la
fiction, l’art et la vie, le soi et l’autre, le privé et le politique. L’autofictionnaire s’approprie
son existence comme matériau de création, la façonne, la modèle, la transmute et la
recompose, donnant à voir les effets entremêlés d’un processus de subjectivation et d’une
condition sociale. Vickie témoigne de son existence en assumant ce qu’elle a de banal,
mais à la fois, le fait d’inviter ses proches à la voir s’exhiber, de scénariser sa mort, de
valoriser son poil de jambe, d’aller à des funérailles en baby doll ou encore à l’hôpital en
tutu fait état d’une résistance à la normalité. Cette existence non conforme sous-tend une
visée à la fois éthique, esthétique, et politique. Le sujet/texte revendique un rapport au
monde à la fois festif et rugueux, impudique, impur et irrévérencieux, cela se ressent à
travers l’humour, l’extériorisation des pulsions, le mélange des registres de langue, des
références érudites et populaires, de l’anglais et du français, et enfin par l’hommage que
rend sans complaisance Vickie à ses proches et à ses inspirations littéraires. Gendreau a
fait de sa vie une œuvre, pour l’apprécier, peut-être faut-il s’y confronter avec la même
attitude qu’adopte sa narratrice face à la vie; en faisant preuve d’un amour inébranlable,
malgré son injustice, son absurdité, sa vulgarité, malgré qu’elle soit parfois impitoyable et
incompréhensible, et qu’elle se pourrait dire : « Un peu salope. Tu aimes me haïr ».
90
Conclusion générale
L’autofiction – écriture indécidable, hétérogène, impure, participant à la déconstruction
des frontières – convoque et provoque une esthétique proprement postmoderne; parce
qu’elle est le lieu de remise en question des genres figés, qu’elle exacerbe l’éclatement
autour des oppositions binaires de la modernité et qu’elle met en scène la fragmentation.
À travers l’étude de mon corpus, j’ai voulu illustrer comment l’écriture autofictionnelle
arrive à transcender la condition de celui qui l’écrit en rendant compte d’une dialectique
entre la littérature et son temps. Je suis un écrivain japonais et Testament mettent en scène
une identité multiple, souple, existant à plusieurs niveaux à la fois, ou encore comme un
processus en cours d’élaboration. Dans les deux cas, l’autofictionnaire est traversé par le
discours social autant que par une quête de subjectivation. Dans l’autofiction, le côté
« auto » consiste en un retour sur soi qui permet de prendre conscience des déterminations
qui affectent tout individu vivant en société, tandis que le côté « fiction » permet
d’aménager une marge de liberté, car l’autofiction est narration de soi, et par le fait même,
construction de soi. Elle est lieu d’une référentialité et d’une potentialité, la spécificité de
la littérature par rapport au discours factuel étant le potentiel de métamorphose qui la
caractérise. À travers l’écriture autofictionnelle, on construit en permanence un certain
rapport à soi, qui implique de s’inventer, de se créer, de développer un style, une technique,
une éthique de soi. S’il est facile d’associer cette stylisation de l’existence à un narcissisme
et un individualisme décadents, on peut également envisager que cette conception du soi à
cultiver, à remodeler continuellement puisse se révéler comme une relation de réflexivité
pour échapper à des déterminations sociales et psychologiques.
On a vu que le « Je » de l’autofiction se définit toujours par rapport à un « nous », à une
inscription dans des groupes. Dans Je suis un écrivain japonais comme dans Testament,
l’autofictionnaire se distancie d’un « nous » stigmatisant (fiction de l’homme noir, fiction
de l’éternel féminin) qui lui est assigné, mais choisit de s’identifier à un « nous » composé
des personnes chères, des artistes marquant/e/s et des expériences collectives qui
contribuent à forger positivement sa personnalité. Ces deux autofictions problématisent la
manière dont nous nous construisons une notion de soi, décortiquent les récits et les images
qui structurent notre perception de nous-mêmes. L’autoreprésentation engage alors une
91
pratique artistique qui crée des brèches, des infractions, permettant d’organiser une
structure de résistance face aux concepts qui prétendent dominer et contenir le sujet/texte,
directement ou à travers des catégories (les genres littéraires ou les identités de genre par
exemple). L’autofiction fait voir comment le rapport que nous établissons avec nousmêmes, notre corps, notre mort, est à la fois une projection de désirs individuels et de
fantasmes collectifs, du Soi et de l’Autre. Une évaluation critique des lignes de pouvoir
dont il est constitué permet à l’autofictionnaire de cerner les voies créatrices ou morbides
vers lesquelles il tend à s’orienter, afin de sélectionner, finalement, les plus libératrices.
Ainsi s’informe, se déforme, se reforme, mais jamais ne se conforme cette subjectivité libre
et inachevée.
L’autofiction se conçoit comme le produit d’une incurvation entre des rapports de force
extérieurs et intérieurs. Pour Foucault, la variabilité et la réversibilité des relations de
pouvoir indiquent un devoir de résistance et de repositionnement permanent. La posture
qu’il préconise consiste à refuser de s’impliquer dans les termes posés par une forme
d’autorité illégitime et à chercher plutôt la position stratégique qui permet d’en exhiber les
mécanismes. Nos deux autofictionnaires s’engagent dans cet effort, tout en privilégiant des
stratégies différentes puisque les forces extérieures qui pèsent sur eux ne sont pas les
mêmes. Le « nous » genré au féminin mène avant tout chez Gendreau à une esthétique de
l’impudeur (la pudicité étant une injonction spécifique aux femmes) tandis que le « nous »
racisé entraîne surtout chez Laferrière une esthétique de l’impureté (l’essentialisation et la
folklorisation affectant d’abord les personnes racisées). Ces stratégies sont reprises dans
plusieurs œuvres contemporaines; pensons à l’esthétique de l’impudeur chez Nelly Arcan
ou l’esthétique de l’impureté chez Salman Rushdie. Elles peuvent également être
transposées à d’autres formes d’art, je pense aux séries Girls de Lena Dunham ou Master
of None d’Aziz Ansari. L’autoreprésentation inhérente à ces productions ne les empêche
en rien de poursuivre expérimentation formelle, engagement politique et traduction de
l’expérience contemporaine. Le métarécit patriarcal, nationaliste, capitaliste, la
déréalisation, la désocialisation, la mondialisation et l’uniformisation de la culture de
masse sont des exemples de forces totalisatrices que Je suis un écrivain japonais et
Testament s’efforcent de contester, sans toutefois les nier.
92
On constate que ces deux récits n’imposent pas de théorie effective et unidirectionnelle
d’action politique. Gendreau et Laferrière convoquent les stéréotypes pour mieux les
déconstruire via la parodie, l’exagération, l’ironie, valorisant les stratégies qui consistent à
singer le pouvoir. Il semble que par sa défiance à l’égard de toute idéologie et de tout esprit
de sérieux, l’engagement postmoderne s’affirme du côté d’une certaine désinvolture. Il
préconise une déstabilisation du pouvoir par la déconstruction (déconstruire, ce n’est pas
détruire au nom de…, c’est miner de l’intérieur en trichant contre? avec? l’oppression
inhérente à tout système), par l’humour, la représentation ironique (l’ironie en tant que rire
lucide). L’autofiction représente un dire-vrai et un être-vrai réfléchi et courageux qui n’est
valable que pour l’autofictionnaire. Toute prescription lui échappe; par contre, la
constitution d’un mode de vie et d’écriture décalés permettant à l’autofictionnaire de se
distinguer d’une majorité peut entraîner un éveil chez le lecteur/interlocuteur, l’inviter à
questionner la doxa, afin qu’à son tour il s’intéresse à lui-même et transforme sa manière
de vivre. Au terme de ce mémoire, j’espère avoir démontré que les récits autofictionnels,
aussi intimes soient-ils, n’en demeurent pas moins traversés par des enjeux ontologiques,
idéologiques et politiques, et restent garants d’une certaine portée sociale; « s’il est vrai
qu’il n’y a pas d’autre point, premier et ultime de résistance au pouvoir politique que dans
le rapport de soi à soi285 ».
285
M. Foucault, L’herméneutique du sujet, p. 241.
93
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