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Presses Universitaires de France | « Nouvelle revue d’esthétique »
2018/1 n° 21 | pages 51 à 60
ISSN 1969-2269
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L’ONTOLOGIE SOCIALE DU PATRIMOINE : LASCAUX ET LE
PROBLÈME DU TEMPS
ÉTUDES
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L’ ontologie sociale du patrimoine :
Lascaux et le problème du temps
L’ institution patrimoniale a pour mission de conserver les biens culturels
et de garantir leur accessibilité, puis leur transmission aux générations
à venir [1]. Y est-elle parvenue à Lascaux ? Si l’ on considère que la grotte
inscrite sur la liste du patrimoine mondial n’ est plus accessible depuis 1963,
il semble que non. Si l’ on pense qu’ elle a stabilisé son état et qu’ il profite
encore à l’ économie de la région, il semble que oui. La question de savoir
si l’ institution a accompli sa mission a donc deux réponses possibles, selon
qu’ on juge de l’ objet ou des activités associées. Celles, économiques et
touristiques, attachées à l’ original ont pu en effet être transférées sur sa copie,
sans que le public s’ en plaigne. Ce transfert d’ activité a-t-il fait migrer l’ aura
de l’ œuvre vers son fac-similé ? Lascaux continue de rayonner tandis que ses
copies se multiplient. Comment expliquer ce curieux phénomène ? Quelle
ontologie invoquer : une ontologie classique et substantialiste, applicable aux
objets matériels ? Ou une ontologie sociale, pragmatique et processuelle, axée
sur les activités humaines ? Comment modéliser leur rapport s’ il faut les unir
et quelle place donner au temps dans cette ontologie : le teindra-t-on pour un
simple accident, dégradant des objets endurants [2], ou pour l’ être d’ entités
qui perdurent, mais dont nous ne percevons qu’ une tranche temporelle [3] ?
Après avoir rappelé l’ histoire du site, on montre qu’ une ontologie sociale des
processus peut couvrir tout le champ du patrimoine et résoudre le différend
des spécialistes sur la question du temps, autant que le mystère de la migration
de l’ aura des œuvres. Quel esprit, fantôme ou alien, abrite aujourd’ hui les facsimilés de Lascaux ?
1. ICOM-CC : Terminologie de la conservationrestauration du patrimoine culturel matériel,
Résolution adoptée à la XVe Conférence
triennale, New Delhi, 22-26 septembre
2008.
2. Étienne Gilson, Peinture et Réalité, Paris,
Vrin, 1972, p. 99-108.
3. Jiri Benovsky, Le Puzzle philosophique, Paris,
Itaque, 2010, p. 73-88.
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PIERRE LEVEAU
ÉTUDES
| La philosophie du patrimoine en question
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Quel culte vouons-nous aujourd’ hui au patrimoine et faut-il le mettre à
jour ? La vulgate répète en effet, depuis A. Riegl [4] et C. Brandi [5], que les œuvres
ont une double historicité, la première marquée par l’ époque de leur création, la
seconde par celle de leur transmission puis de leur conservation censée mettre
un terme à leur devenir. Mais le cas de Lascaux montre que le rapport des
œuvres au temps est bien plus complexe et qu’ on aurait tort de croire qu’ il est
linéaire ou chronologique, sans épaisseur ni récursivité. La patrimonialisation
de la grotte n’ a pas mis un terme à son devenir : elle l’ a plutôt fait basculer dans
une nouvelle ère, où le nom de Lascaux ne désigne plus un objet, mais un cycle
autant qu’ un réseau. Rappelons en effet que ses numéros de série I/II/III/IV
correspondent à ses apparitions successives : depuis celle de la grotte en – 18
600, à sa redécouverte en 1940 baptisé « Lascaux 1 », puis à l’ inauguration de
ses fac-similés en 1983, 2008 et 2016, appelés « Lascaux 2 », « 3 » et « 4 ». Le
fait que ces appellations ne désignent pas le même type d’ objet pose la question
de leur mode d’ existence dans le temps et rend la grotte ontologiquement
intéressante. « Lascaux » et « Lascaux 1 » désignent une période pour l’ un et un
événement passé pour l’ autre, tandis que « Lascaux 2 », « 3 » et « 4 » désignent
des objets existant actuellement, en cours de restauration ou exposés de façon
soit temporaire, soit pérenne. On peut donc s’ interroger sur leurs natures
respectives et le système qu’ ils forment. S’ agit-il d’ objets ayant une existence
continue dans le temps, c’ est-à-dire « endurants » ? Ou de séquences temporelles
constituant chacune un être, c’ est-à-dire de « perdurants » ? Ou bien encore
d’ objets intermittents, qui existent de façon discontinue dans le temps ? Il existe
des programmes de préservation pour ces différents types de patrimoines. Mais
leurs conceptions des objets ne sont pas forcément compatibles et on peut se
demander lequel convient le mieux à Lascaux.
L’ endurantisme, entre histoire et présent
4. Aloïs Riegl, Le Culte moderne des monuments. Son essence et sa genèse (1903), Paris,
Seuil, 1984.
5. Cesare Brandi, Théorie de la restauration
(1963), Paris, INP-Monum, 2000.
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La plupart des théories de la conservation postulent que les objets existent
dans le temps, à chaque instant, bien qu’ ils puissent changer. Constatant qu’ ils
peuvent être dégradés ou altérés, elles donnent à leurs héritiers la mission
de les conserver, c’ est-à-dire de garantir leur intégrité physique, historique
et esthétique, en raison de leur intérêt. Les programmes qui admettent ces
présupposés sont « tridimensionnalistes », au sens où ils postulent que les objets
ont trois dimensions et traversent le temps, considéré comme une dimension
indépendante. Le temps est selon eux la cause des accidents, non la substance
des objets, qui doivent résister à ses assauts, c’ est-à-dire être endurants. Cette
métaphysique implicite est le noyau dur de tous les programmes de recherche
sur la conservation du patrimoine culturel matériel (PCM). Elle paraît convenir
à Lascaux. La conservation de ses peintures jusqu’ en 1963 témoigne de leur
endurance et leur rapide dégradation justifie qu’ on les soustrait à l’ activité
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L’ OBJET TEMPOREL
L’ ontologie sociale du patrimoine : Lascaux et le problème du temps
| PIERRE LEVEAU
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Mais le tridimensionnalisme admet au moins trois versions en conservationrestauration, selon le rapport que l’ on établit entre les trois parties du temps. Si
tous les programmes admettent que le temps se divise en passé, présent et futur,
l’ historicisme tient le passé pour une totalité close à étudier objectivement,
distincte du présent et de l’ avenir qui demeurent ouverts. L’ histoire, considérée
comme une science, impose cette rupture qui est un gage d’ impartialité et
qui différencie l’ historien de l’ acteur impliqué dans l’ action, à la fois juge et
partie. Auteur et non acteur d’ un récit, son travail consiste à établir des faits
passés et à critiquer des sources, écrites ou non, en distinguant l’ authentique
de l’ apocryphe. Le programme des préhistoriens de Lascaux est « historiciste »,
au sens où l’ époque solutréo-magdalénienne qu’ ils étudient est manifestement
close, séparée de la nôtre, et l’ on peut en dire autant de celui des conservateurs
de la grotte qui l’ ont refermée, faute de pouvoir la réenfouir comme le font les
archéologues. Hérité du xixe siècle, l’ historicisme semble encore aujourd’ hui
convenir au site. Mais un autre régime d’ historicité, qui rompt avec la
conception linéaire et tripartie du temps de celui-ci, lui convient tout autant,
sinon mieux. Tandis que l’ historicisme pense que le passé est clos et que le
présent s’ ouvre sur l’ avenir, le « présentisme » postule à l’ inverse que l’ avenir
est clos et que la seule issue du présent est de s’ ouvrir sur le passé [6]. Nos
sociétés industrialisées consomment les ressources naturelles plus vite qu’ elles
ne se renouvellent et leur modèle de développement semble les condamner à
l’ épuisement dans un temps relativement proche. Convertis au paradigme de la
durabilité et conscientes des effets de l’ activité humaine sur la biosphère, leur
priorité consiste à transmettre aux générations futures les ressources héritées
du passé, en faisant de la conservation de ce capital un avenir indépassable [7].
La fermeture de la grotte de Lascaux à l’ ère de l’ anthropocène est en ce sens à
mettre au crédit du présentisme, qui n’ offre pas d’ autre solution que le repli
sur soi. C’ est l’ activité humaine et la pollution qui ont déréglé son climat et
menacent encore aujourd’ hui ses peintures.
Mais la patrimonialisation du site a aussi institué un autre rapport au temps,
très différent des deux précédents. Le récit patrimonial s’ écrit sur le mode
du futur antérieur : si l’ histoire sépare le passé du reste du temps, tandis que
le présentisme se détourne de l’ avenir, le patrimoine retient en revanche du
passé ce qui légitime un projet pour l’ avenir. En procédant rétrospectivement,
il inverse le rapport entre les trois parties du temps et de filiation qui existe
naturellement entre les générations. Le passé s’ écrit suivant l’ avenir et en
devient le sous-produit. Ce ne sont plus les descendants qui héritent des
ascendants dans ce troisième régime d’ historicité, mais à l’ inverse les parents
qui héritent de leurs enfants [8]. Nos sociétés s’ approprient les dons du passé en
les requalifiant [9]. Pour les conserver, elles leur attribuent non seulement une
6. François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003.
7. Henri-Pierre Jeudy, La Machinerie patrimoniale, Paris, Sens & Tonka, 2001.
8. Jean Davallon, Le Don du patrimoine, Paris,
Lavoisier, 2006.
9. Jean Pierre Babelon, André Chastel, La Notion
de patrimoine, Paris, Liana Levi, 1994.
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l’ humaine. On peut dans ces conditions considérer la grotte comme un objet
tridimensionnel endurant.
ÉTUDES
| La philosophie du patrimoine en question
Le perdurantisme, entre processus et information
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Tous les programmes de recherche sur le patrimoine ne sont pas
tridimensionnalistes. Bien au contraire : ceux qui ont pour objet le patrimoine
culturel immatériel (PCI) sont au contraire perdurantistes et d’ inspiration
quadridimensionnalistes. Les rites, les traditions ou les savoir-faire bénéficient
depuis 2003 d’ un régime de protection spécifique, qui étend aux processus le
domaine d’ application du concept et pas seulement aux produits. À la différence
des objets qui ont des parties physiques et qui existent à chaque instant, les
actions ont des parties temporelles, appelées moments, mais pas de parties
physiques [11]. Le « quadridimensonnalisme » substitue pour cette raison au
schème métaphysique substance/accident la distinction du tout et de la partie.
Il n’ indexe pas les accidents au temps pour sauver les substances qui l’ endurent,
mais identifie plutôt les individus à la somme des parties temporelles où ils
perdurent. Cette ontologie convient au PCI, qui ne se conserve pas comme
le PCM, mais se sauvegarde et se recrée au fil du temps tout en demeurant le
même. Elle peut aussi s’ appliquer à Lascaux, puisque « Lascaux » et « Lascaux 1 »
désignent respectivement une époque et un moment.
10. Jean-Paul Jouary, Le Futur antérieur. L’ art
moderne face à l’ art des cavernes, Issy-lesMoulineaux, Beaux-arts, 2017.
11. Filipe Drapeau Contim, Qu’ est-ce que
l’ identité ?, Paris, Vrin, 2010.
12. André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole,
II, Paris, Albin Michel, 1964, p. 58-60.
13. Pedro Lima., Philippe Psaïla, Guy Perazi,
Les Métamorphoses de Lascaux. L’ atelier
des artistes, de la préhistoire à nos jours,
Montélimar, Synops, 2012.
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Mais cette approche de la réalité admet comme la précédente plusieurs
versions, suivant le rapport que l’ on établit entre les produits et les processus. Les
programmes de recherche en archéologie expérimentale supposent par exemple
que les objets existent indépendamment des processus de production et que l’ on
peut reconstituer ces derniers par abduction en étudiant leurs produits [12]. Les
processus se définissent comme des systèmes finalisés de tâches interconnectées
qui changent l’ état d’ un objet donné. Ils sont toujours ancrés sur une structure
physique et peuvent être structurés de différentes façons, mobiliser dans le
temps de multiples ressources ou acteurs, humains ou non. Dans ce programme,
l’ homme est cependant supposé conserver la maîtrise des processus et utiliser à
ses fins des instruments ou des machines. Mais celles-ci ne remettent pas en cause
sa position centrale dans le réseau des moyens. Il a fallu retrouver les savoir-faire
des premiers peintres de la grotte pour fabriquer ses trois fac-similés et remonter
pour cela du produit aux processus, du matériel à l’ immatériel [13]. La fabrication
du premier et du dernier d’ entre eux oblige cependant à distinguer deux façons
d’ exécuter ces processus. Les outils numériques que les constructeurs utilisent
aujourd’ hui n’ existent ni en dehors de l’ exécution des processus informatiques
qui les produisent ni indépendamment d’ un système de lecture donné. En deçà
des activités humaines, leur sauvegarde dépend d’ un rhizome de machines
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nouvelle fonction, qui répond à leur besoin, mais en projettent aussi l’ image
dans le passé pour justifier leur appropriation. Les donateurs héritent des
légataires, dans ce régime d’ historicité où l’ avenir produit le passé. La façon
dont le Centre international de l’ Art pariétal raconte à Montignac l’ histoire
de Lascaux témoigne de l’ attachement de ses concepteurs à ce type de récit [10].
| PIERRE LEVEAU
interconnectées qui exécutent automatiquement ces processus et commandent
leurs mises à jour. Ni autographes ni allographes, ces programmes informatiques
sont emulables et instaurent suivant différents protocoles leurs objets, au lieu de
les instancier simplement, faute de modèle archétypal. Distinct de l’ artisanat,
par le mode d’ existence de ses objets et la place de l’ homme dans ses réseaux,
l’ informatique a aussi conquis Lascaux : la grotte a été numérisée, sinon
dématérialisée, et son modèle 3D a guidé la fabrication de ses deux derniers
fac-similés [14]. Le Centre de Montignac se présente lui-même comme un objet
connecté où le visiteur, équipé de prothèses numériques, peut interagir avec des
machines qui augmentent la réalité et le relient à une communauté virtuelle.
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L’ endurance de la grotte interdit cependant de la réduire à l’ un de ces processus,
qu’ il s’ agisse des savoir-faire qui l’ ont produite ou des programmes informatiques
qui la restituent. Une seule échelle de temps ne suffit pas à la mesurer, comme les
deux précédentes approches le supposent. Elle en implique plusieurs aux unités
incommensurables. Aux longues durées géologiques, qui se comptent en millions
d’ années, s’ ajoutent la moyenne durée des cycles d’ une génération et la courte
durée de l’ histoire évènementielle où chaque jour compte [15]. Le temps de la nature
anthropisée n’ est ni linaire ni compliqué, mais stratifié, hétérogène et complexe :
les hommes modifient l’ environnement par leur activité et celui-ci les oblige en
retour à modifier leurs projets en boucle. Comme les paysages, le site de Lascaux
est un objet temporel dont les échelles de temps sont incommensurables. Ses
tranches réticulent des processus, naturels ou culturels, réductibles ou émergents,
qui opèrent à des niveaux différents, du microscopique à l’ immense. La lente
formation de la grotte, ses phases d’ anthropisation et la rapide détérioration de
ses peintures témoignent de la coexistence de temporalités variables.
LE FAIT SOCIAL
Six ontologies au moins peuvent s’ appliquer au cycle de Lascaux et former le
noyau métaphysique implicite d’ un bon nombre de programmes de recherche
scientifique. La grotte surexiste plus qu’ elle subsiste [16] : elle existe donc de
multiples façons et met le temps hors de ses gonds. Mais quelle ontologie
choisir, si toutes ne sont pas compatibles ? La meilleure sera sans doute celle qui
expliquera l’ intérêt que nous portons à ce bien et la migration de son aura vers ses
fac-similés. On peut renoncer à en faire un outil normatif – capable d’ identifier
un objet par une caractéristique nécessaire et suffisante, d’ exclure de sa catégorie
ceux qui ne la possèdent pas et de prescrire des règles. Mais rien n’ empêche d’ en
proposer une version descriptive, permettant de modéliser la reconfiguration
de classes aux frontières floues, de suivre nos usages et d’ en tirer de nouveaux
concepts sans leur appliquer des notions préfabriquées. Lascaux permet au moins
de s’ y essayer. Son cas diffère de celui du fac-similé des Noces de Cana, qui fit
dire à B. Latour [17] que l’ aura de l’ œuvre originale de Véronèse, conservée du
14. Geneviève Pinçon, Jean-Marc Geneste (dir.),
Art rupestre : la 3D un outil de médiation du
réel invisible ?, In Situ, revue des patrimoines,
n° 13, août 2010.
15. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde
méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris,
Armand Colin, 1946.
16. Étienne Souriau, Les Différents Modes
d’ existence, IV, Paris, Puf, 2009.
17. Bruno Latour, Adam Lowe, « La migration
de l’aura ou comment explorer un original
par le biais de ses fac-similés », History
and Theory of the Arts, Literature and
Technologies, 2011, n° 17, p. 173-191.
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L’ ontologie sociale du patrimoine : Lascaux et le problème du temps
| La philosophie du patrimoine en question
Louvre, avait migré avec sa copie installée sur son lieu d’ origine, l’ île San Giorgio
Maggiore à Venise. Les touristes de Montignac ne peuvent en effet comparer
l’ original et la copie, pour juger de sa valeur, contrairement à ceux qui arrivent
en Italie depuis Paris : enfermés dans le fac-similé, ils peuvent seulement croire
et s’ émouvoir. Comment expliquer alors un tel succès ? Au-delà de l’ illusion, de
la performance technique et du rendu esthétique, une même idée est à l’ œuvre : à
défaut de l’ original, les deux copies proposent aux visiteurs un retour à l’ origine
pour compenser sa perte et croire encore à l’ éternité. Qu’ est-ce en effet qu’ un facsimilé et comment fabrique-t-il des croyances ? L’ original les hante-t-il encore ?
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L’ esprit du patrimoine : simulacres, spectre et fétiches
18. Jacques Derrida, Spectre de Marx, Paris,
Galilée, 1993.
19. Bruno Latour, Sur le culte moderne des dieux
faitiches, I, Paris, La découverte, 2009.
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Disons pour commencer, avec Platon, qu’ un fac-similé est un simulacre : un
fantôme plus précisément. Il distingue comme on le sait deux types d’ imitations :
les idoles, techniquement parfaites mais épistémiquement trompeuses qui se font
passer pour l’ original, et les icônes imparfaites mais bonnes qui se donnent pour
ce qu’ elles sont : de simples imitations qui renvoient à leur modèle comme des
signes. Toutes les copies de Lascaux sont des fac-similés qui ne reproduisent pas
la matière originale, mais son apparence, et nous donnent l’ illusion de sa présence
en produisant un effet analogue au sien. Ce sont des simulacres, des copies de
copies impressionnantes et émouvantes – des fantômes, sinon des fantasmes. Ces
fac-similés ne montrent pas l’ état présent de la grotte – actuellement colonisée
par la Chorella vulgaris et le Fusarim solani – mais un autre, supposé être celui
de Lascaux 1, qui n’ est plus et que l’ on a reconstitué numériquement. Lascaux
4 satisfait indirectement notre désir frustré de voir l’ original. Mais le dispositif
fonctionne surtout parce qu’ il est hanté par le spectre des générations à venir, au
sens que J. Derrida donne à ce terme [18]. Distinctes des disparus qui hantent un
site par le passé, les spectres le hantent par l’ avenir, à l’ instar des revenants dont
on craint moins la présence que le futur retour. Depuis l’ avenir, loin du passé,
ils nous observent comme les générations futures, en bénéficiant non seulement
d’ un effet de visière, qui nous empêche de voir ce qui nous regarde, mais aussi
de heaume, parce qu’ ils nous imposent des devoirs en qualité de requérants,
lointains, hors d’ atteinte, à l’ abri de l’ armure du temps. Le spectre fait autorité,
comme dans Hamlet : il apparaît pour demander à l’ avenir de réparer une
injustice faite dans le passé et donne à celui qui le voit le choix de prendre sur
lui une faute ou d’ accepter la mission de la réparer. Le quatrième fac-similé de
Lascaux fonctionne parce qu’ il est hanté par le spectre des générations à venir :
il justifie son existence, tout en donnant aux visiteurs le sentiment de réparer le
tort passé.
Intégré au Centre de Montignac, il produit une croyance en plus d’ une
émotion. Lascaux 4 est aussi bien un « faitiche », au sens que B. Latour donne à
ce terme. Rappelons qu’ il inventa ce mot-valise pour critiquer notre croyance en
l’ autonomie des sciences [19]. Les modernes ont prétendu distinguer la connaissance
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ÉTUDES
| PIERRE LEVEAU
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scientifique et le culte fétichiste en plaçant la première du côté de la nature – des
faits, des lois objectives et nécessaires – et la seconde du côté de la culture – des
rites, des croyances subjectives et particulières – mais ont reproduit en réalité
du côté des sciences le système de relations entre agents qu’ ils critiquaient.
Substituant leurs idoles aux anciennes, ils ont attribué, selon B. Latour, à la nature
les forces que les fétichistes attribuaient aux artéfacts, en les autonomisant tout
autant qu’ eux et en dissimulant le travail des réseaux qui les construisirent, pour
mieux affirmer leur maîtrise. Le sociologue les traite pour cette raison à égalité,
symétriquement, comme deux croyances unies par un même schéma de maîtrise
et appelle « faitiche » tout objet qui établit cette égalité, en déplaçant la frontière
entre science et croyance. Or il semble que le Centre de Montignac fabrique
bien une croyance particulière. Distincte de la science, c’ est finalement celle en
« l’ esprit » de l’ humanité, au sens que J.-F. Lyotard donne à ce terme [20]. Si la
modernité s’ est caractérisée par la prolifération des récits légitimant qui donnent
un sens à l’ histoire, la postmodernité qui lui a succédé semble avoir renoncé à
unifier la multiplicité des événements passés en les faisant tous concourir vers
une fin ultime. En affirmant leur hétérogénéité, leur discordance plutôt que leur
concordance, elle a enterré le concept de fin de l’ histoire après la décolonisation
en même temps que celui d’ esprit, comme sens du grand récit légitimant. Or c’ est
justement cet esprit-là que Lascaux met à l’ abri, en le déplaçant de l’ avenir vers
le passé, comme mythe d’ une origine commune. La muséographie du Centre de
Montignac mesure la distance qui sépare le fétichisme des premiers sapiens et la
science de leurs héritiers, tout en établissant entre eux une continuité qui donne
un sens à l’ histoire et à l’ idée de progrès. Aux visiteurs qui acceptent de faire le
deuil de l’ original, elle donne en échange une origine commune et fabrique une
croyance. Nous serions l’ aboutissement de la grande lignée des sapiens, dont le
Centre de Montignac conserve le témoignage sacré.
L’ ontologie du patrimoine culturel : le réseau, l’ aura et le vague
La logique de la hantise de Lascaux serait donc la suivante : le « spectre »
des générations à venir, qui fit d’ abord fermer la grotte en 1963, a ensuite fait
apparaître ses « fantômes » – c’ est-à-dire ses fac-similés – dont la dernière version
inaugurée en 2016 est animée par le souffle de « l’ esprit » moderne, qui fait du
Centre de Montignac un « fétiche » générateur de croyances où le retour aux
origines compense la perte de l’ original. L’ usage patrimonial des fac-similés
oblige à revoir l’ ontologie des copies héritées de Platon. Si elles produisent des
croyances, elles dissimulent aussi un « alien », selon le mot de B. Latour, ou un
travailleur aliéné au sens marxiste du terme : c’ est l’ acteur-réseau qui fait souffler
l’ esprit, en soutenant la superstructure des faits autonomes sur laquelle il repose.
Lascaux 4 n’ est pas en ce sens une copie, un moindre être, mais la racine d’ un
réseau. L’ Actor Network Theory qui décrit son fonctionnement explique qu’ il n’ y a
pas de transmission sans transaction, c’ est-à-dire traduction, et que celle-ci est le
fait d’ un ensemble d’ acteurs qui centralise les données pour reconstruire la réalité
20. Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979.
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L’ ontologie sociale du patrimoine : Lascaux et le problème du temps
| La philosophie du patrimoine en question
et accréditer ses théories. Ce modèle conceptuel peut s’ appliquer au patrimoine,
dont la transmission est socialement négociée et scientifiquement cautionnée.
Mais son coût est épistémologiquement ruineux, puisqu’ il remet en cause le
grand partage entre nature et culture qui fonde la modernité. Si l’ institution
patrimoniale est bien un alien, selon le mot de B. Latour, peut-on modéliser
son fonctionnement et rendre compte de la migration de l’ aura de Lascaux sans
flouter la frontière de la science et de la croyance ?
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21. Pierre Livet, Frédéric Nef, Les Êtres sociaux.
Processus et virtualités, Paris, Hermann,
2009.
nouvelle Revue d’esthétique n° 21/2018
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P. Livet et F. Nef ont récemment proposé une ontologie sociale applicable au
patrimoine, qui décrit la requalification d’ objets par leurs usages, individuels
ou institutionnels, tout en maintenant cette ligne de partage [21]. Elle est réaliste,
au sens où elle admet que les objets physiques existent indépendamment de
nous ; relativisée, car elle postule que nous les connaissons en relation dans des
structures ; processuelle enfin, parce qu’ elle prend les processus pour éléments
de base. Admettons, suivant le premier de ces engagements, que l’ objet et
l’ institution soient deux structures irréductibles, l’ une physique, l’ autre sociale,
constituées d’ entités et de relations. On peut former, suivant le troisième, les
réseaux de la structure sociale ancrée sur l’ objet physique par couplage et
substitution de processus à différents niveaux, individuels ou collectifs. Le graphe
de cette structure relie des quasi-classes d’ activités, ouvertes et révisables, dont
les nœuds actualisent ou suspendent les virtualités correspondantes. La fonction
d’ un élément, qu’ il s’ agisse d’ un objet ou d’ une activité, dépend de sa place dans
le réseau de processus qui le requalifie en le liant à d’ autres. Un même objet
physique peut dans ces conditions avoir différents rôles sociaux. Mais tous ne
sont pas compatibles, ce qui entraîne des conflits de valeurs où l’ actualisation
d’ un usage conduit à la virtualisation d’ un autre. Ce fut par exemple le cas
de la grotte de Lascaux, successivement prise pour abri, lieu de cérémonie,
puis monument historique et site touristique en raison de ses remarquables
propriétés physiques et esthétiques qui autorisèrent différents usages, finalement
incompatibles. Sa conservation a notamment exclu sa fréquentation, mais pas
son étude scientifique ou sa valorisation économique, que sa fermeture a plutôt
renforcées. Ses propriétés physiques sont, dans l’ ontologie de P. Livet et F. Nef,
les repères qui permettent à des quasi-classes d’ activités sociales de s’ ancrer et
de se coordonner pour faire survenir, sur les objets physiques, des objets sociaux
considérés comme autant de qua-objets, c’ est-à-dire d’ objets pris pour la fonction
qu’ actualise leur usage. Si l’ on définit la patrimonialisation comme un processus
d’ appropriation et de requalification – juridique et symbolique – qui change le
statut et la fonction d’ un bien, le patrimoine se définit dans cette ontologie comme
un qua-objet survenant sur un système de repères physiques : la grotte de Lascaux
est de ce point de vue un objet physique dont les qualités naturelles ont permis
à différentes quasi-classes d’ activités de s’ interconnecter pour faire survenir cet
objet social qu’ est le site pris comme patrimoine mondial, ce dernier donnant
lui-même lieu à différents faits sociaux, tels que l’ investigation scientifique, la
conservation ou le tourisme.
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ÉTUDES
| PIERRE LEVEAU
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Distinguer l’ objet social et le fait social, c’ est-à-dire le qua-objet actualisé par
un usage et les quasi-classes d’ activités interconnectées qui lui sont associées,
permet aussi de comprendre la fermeture de la grotte et la migration de l’ aura
de Lascaux I vers ses copies. Aucune des activités scientifiques ancrées sur les
propriétés physiques de l’ original n’ a pu être transférée dans ses fac-similés, de
nature différente. Mais celles attachées à ses propriétés phénoménales – sinon
intentionnelles ou relationnelles – ont pu l’ être au point de faire survenir le
simulacre de l’ œuvre sur ses parois en résine ou en béton. Comme produit d’ un
processus d’ appropriation par requalification, le patrimoine peut se définir
dans cette ontologie comme un objet vague. Requalifiable, il est par définition
incomplet. Aucun usage ne peut actualiser toutes les qualités qu’ on lui attribue
successivement. Il est indéterminé par nature, car ses requalifications interdisent
de l’ identifier aux qua-objets qu’ actualisent ses usages, qui laissent d’ autres
virtualités en suspens. Comme condition de possibilité de sa requalification,
le vague qu’ il contient est objectivement lié aux boucles virtuelles des réseaux
d’ activité attachés à ses propriétés physiques. Différent de l’ approximation, qui
implique une marge d’ erreur, ce vague ontologique laisse aux acteurs une marge
de manœuvre pour réviser et ajuster leurs activités. L’ ontologie sociale de P. Livet
et F. Nef peut ainsi modéliser la patrimonialisation des artéfacts aussi bien que
le contrôle des institutions sur eux – en l’ occurrence la fermeture de Lascaux.
L’ institution ne s’ appuie pas seulement sur des réseaux d’ activités aux graphes
plus ou moins complexes. Elles leur en ajoutent d’ autres pour contrôler, certifier
ou maintenir, ces activités. Ces réseaux secondaires s’ ancrent sur les nœuds du
graphe des réseaux primaires qui connecte les sous-systèmes engagés dans la
production des faits sociaux. Cet ancrage permet non seulement à l’ institution
de garantir la cohérence du système, mais aussi d’ avoir immédiatement accès à
l’ ensemble de ses composantes et de leurs informations. Il localise précisément
le vague au sein de l’ institution et définit son seuil de tolérance. Les réseaux
de contrôle lancent une alerte lorsque leur ancrage est menacé, c’ est-à-dire
lorsqu’ une activité s’ avère incompatible avec la coordination des sous-systèmes
impliqués dans la production du fait social. Ils suspendent cette procédure dans
le cas contraire. Leur seuil de tolérance et le vague qu’ ils acceptent se situent donc
entre les repères sur lesquels s’ ancrent les réseaux d’ activité.
Lascaux 1 est fermée au public parce que l’ institution patrimoniale a fait
de son microclimat un repère qui l’ a conduit à trancher le conflit des valeurs
économique, artistique et historique en faveur de ces dernières. Ce choix a divisé
le réseau d’ activité de la grotte et a externalisé sa partie touristique, désormais
associé au Centre international d’ Art pariétal de Montignac, qui utilise le
numérique pour connecter son fac-similé, Lascaux 4, à l’ original. Cette extension
du réseau n’ a pas vraiment fait migrer l’ aura de l’ œuvre, invisible et auréolée de
mystère, mais l’ a plutôt augmenté, en même temps que la réalité. Si l’ on appelle
« rayonnement » cette augmentation virtuelle de l’ aura, disons que les fac-similés
3 et 4 font rayonner Lascaux en étendant son réseau partout dans le monde.
nouvelle Revue d’esthétique n° 21/2018
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L’ ontologie sociale du patrimoine : Lascaux et le problème du temps
| La philosophie du patrimoine en question
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L’ aura ne migre pas, mais peut irradier ce qu’ elle touche directement ou par
l’ entremise d’ une copie. Historiquement attachée à l’ original, elle se distingue du
rayonnement qui dépend de la communauté virtuelle qu’ il réunit, c’ est-à-dire de
la taille et de la robustesse de son réseau de communication, comme du nombre de
ses followers. Réaliste, l’ ontologie sociale de P. Livet et F. Nef interdit de dissoudre
l’ œuvre dans le réseau. Relativisée, elle sépare l’ objet physique et son usage
institutionnel ou social, aussi bien que les faits associés. Processuelle, elle résout
enfin le problème du temps en distinguant les objets endurants et les activités
ancrées sur eux qui perdurent, et en traitant les revenants du passé comme des
survenances ou des virtualités actualisées. Il existe bien en ce sens une ontologie
du patrimoine : elle est sociale et non substantialiste. Le patrimoine s’ y définit
comme un objet institutionnel essentiellement vague, caractérisé par la structure
particulière des réseaux d’ activité et de contrôle impliqués dans sa requalification.
Si le patrimoine est bien un fétiche qui fabrique des croyants hantés par l’ esprit
de la modernité, autant que par le spectre des générations à venir, la question est
de savoir comment se redistribue son crédit. Qui percera le mystère de ce culte
moderne et trouvera la formule du juste partage entre tous ses acteurs ?
nouvelle Revue d’esthétique n° 21/2018
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