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3 20 Pierre Leveau:Gabarit conservation 07/12/2009 20:57 Page 3 ÉTHIQUE ET HUMEUR Problèmes ontologiques de la conservation-restauration des biens culturels Pierre Leveau The object of this article is to show why the questions of authenticity and legitamacy in conservation and restoration pose philosophical problems. Who may legitimately conserve and restore cultural heritage? Is the cultural heritage upon which we often work still authentic? The solutions proposed in both cases presuppose a definition of the object which implies a theoretical position concerning being and essence. An authority or an action upon cultural heritage may be considered legitimate if they correspond to the objects nature. One must be able to define this nature. The object may be considered authentic if it has not changed identity. One must have at one’s disposal criteria to be able to make a critical judgment of identity. In both cases, the questions are ontological before being legal or technical. The author proposes to study the philosophical debate to clarify, between modern and post-modern, idealism, realism, nominalism and constructionism. El objetivo de este artículo est de mostrar porqué la cuestión de la legitimidad y de la autenticidad en conservación-restauración plantea un problema filosófico. ¿Quién puede legítimamente conservar, y después restaurar el patrimonio ? ¿Siguen siendo auténticos bienes sobre los que se interviene tan seguido ? Las soluciones propuestas suponen, en los dos casos, una définición previa del objeto, que implica por sí misma una posición teórica sobre su ser o su esencia. La autoridad o la acción sobre un bien serán légítimas si se acuerdan con su naturaleza ; pero para eso habría que poder definirla. El objeto es auténtico si no ha cambiado de identidad ; mais para juzgar de ello habría que disposer de un criterio. En los dos casos, la cuestión es ontológique antes de ser jurídica o técnica. El autor se propone Pierre Leveau de situarla en el debate filosófico para Doctorant à l’École pratique aclararla, entre modernidad y des hautes études (EPHE-HTD), postmodernidad, idealismo, realismo, Section IV France. nominalismo et construccionismo. leveau.p@wanadoo.fr 3 crbc n° 27 C.V. Le but de cet article est de montrer pourquoi la question de la légitimité et de l’authenticité en conservationrestauration pose un problème philosophique. Qui peut légitimement conserver, puis restaurer le patrimoine ? Des biens sur lesquels on intervient si souvent sont-ils encore authentiques ? Les solutions proposées supposent, dans les deux cas, une définition préalable de l’objet, impliquant elle-même une position théorique sur son être ou son essence. L’autorité ou l’action sur un bien seront légitimes si elles s’accordent avec sa nature ; encore faut-il pouvoir la définir. L’objet est authentique s’il n’a pas changé d’identité ; mais encore faut-il disposer d’un critère pour en juger. Dans les deux cas, la question est ontologique avant d’être juridique ou technique. L’auteur se propose de la situer dans le débat philosophique pour la clarifier, entre modernité et postmodernité, idéalisme, réalisme, nominalisme et constructionnisme. 3 20 Pierre Leveau:Gabarit conservation 07/12/2009 20:57 Page 4 ÉTHIQUE ET HUMEUR L’ontologie de Platon U n nouveau monde est en train d’émerger : celui de la conservation-restauration. De quoi est-il donc fait ? On y trouve des objets : du mobilier et de l’immobilier, des œuvres, des monuments, des collections, des instruments, des machines, des sites, des paysages, le patrimoine en général. Il a aussi ses acteurs : des conservateurs, des restaurateurs, des régisseurs, des administrateurs, des ingénieurs, des professeurs, des étudiants et autres intervenants. Ils ont des savoirs : des connaissances artistiques, scientifiques, historiques, techniques, juridiques, des disciplines, des théories et des déontologies. Il y a enfin des pouvoirs : des centres et des institutions, des conseils administratifs ou scientifiques, des postes et des fonctions, des responsabilités avec la hiérarchie que cela entraîne. Comment se représenter ce monde ? Empruntons à Platon une allégorie pour s’en faire une idée et installons-y les objets et les êtres que l’on vient d’évoquer1. Voici l’image : figurons-nous dans les profondeurs de la terre une demeure souterraine, comprenant quatre terrasses en escaliers, correspondant chacune à un domaine d’objets, confié au spécialiste d’une discipline donnée. Au plus bas degré, on a les œuvres et les images que font les artistes en imitant la nature. Au-dessus, il y a les objets que fabriquent les techniciens, suivant les plans tracés par les ingénieurs situés à l’étage supérieur, où ils étudient le monde pour en découvrir les lois et les formules. Au plus haut niveau, se trouvent enfin des gouvernants qui savent à quelles fins il faut utiliser les productions des niveaux inférieurs et ont des idées sur toute chose. Les deux premiers étages constituent le sensible, les deux suivants l’intelligible. La caverne a la forme d’une échelle, ou d’une proportion, dont chaque section est la projection, à un niveau inférieur, des rapports existants dans la partie supérieure. Chaque échelon correspond ainsi à une région de l’être et mesure un degré de perfection. Conçue comme un théâtre d’ombres, l’allégorie de la caverne nous fait entrer de plain-pied dans l’ontologie, c’est-à-dire la théorie de l’être. Qu’est-ce que l’être, considéré indépendamment de ses attributs, tels que la figure, la grandeur et le mouvement ? Pour Platon, c’est l’idée. C’est le modèle, l’original authentique, dont les concepts, puis les objets et les images enfin sont des copies dégradées. Son ontologie comporte quatre régions ou degrés, et autant d’entités possibles. Son principal intérêt est de ne pas séparer l’être, le savoir et le pouvoir en montrant qu’il existe un ordre légitime entre eux. La règle de leur union est, selon lui, la suivante : la hiérarchie que nous, les hommes, convenons d’établir entre les savoirs et les pouvoirs est légitime si elle correspond à celle qui existe naturellement entre les êtres. Quelle conclusion en tire-t-il ? Il n’en fait pas un mystère. Si l’idée est le principe, le pouvoir doit naturellement revenir à celui qui la connaît, car lui seul peut correctement utiliser les choses qui lui sont subordonnées. L’allégorie de la caverne légitime l’autorité du penseur sur la cité et conduit à l’idéal du philosophe-roi. L’intérêt de l’ontologie platonicienne est finalement de ne pas être désintéressée. Elle montre clairement comment une théorie de l’être, apparemment abstraite, peut instituer un pouvoir en consacrant un savoir (fig. 1). Première fiction : la légitimité dans le monde de la conservation-restauration Qu’allons-nous donc faire dans cette caverne ? Me suisje écarté de mon sujet ? Je ne crois pas : le monde de la conservation-restauration peut, lui aussi, être comparé à une demeure souterraine. Les spécialistes que l’on y croise ressemblent étrangement aux personnages de l’allégorie de Platon et mobilisent les mêmes savoirs qu’eux. On y rencontre des artistes, et même des élus. On y voit surtout des œuvres nécessitant un traitement de conservation et des spécialistes ayant suffisamment de connaissances techniques pour le leur administrer. Les ingénieurs qui y travaillent sont au courant de l’actualité scientifique et les conservateurs qui s’y rendent savent administrer les collections ou les établissements FIGURE 1 : LA DEMEURE DE L’ÊTRE « Représente-toi les hommes qui vivent dans une sorte de demeure souterraine » 1. Platon, République, VII, 514a-520a. 4 crbc n° 27 3 20 Pierre Leveau:Gabarit conservation 07/12/2009 20:57 Page 5 ÉTHIQUE ET HUMEUR dont on leur a confié la garde. L’idée de comparer des ment d’autorité. Celui qui aurait à gérer ce centre inscentres comme le Centre de recherche et de restauration tallé dans la caverne de Platon ne pourrait éviter de se des Musées de France (C2RMF), le Centre interrégional poser la question du juste partage. Il devrait attribuer à de conservation et restauration du patrimoine (CICRP), chacun la place qui lui revient selon sa nature, sa foncle Centre de recherche sur la conservation des collection et son mérite propre. C’est pourquoi la politique ne tions (CRCC) ou Arc Nucléart à une caverne n’est pas peut faire l’économie de l’ontologie, ni éluder la quessans fondement. On retrouve en effet dans ces microtion de la légitimité. Le pouvoir lui-même veut être légicosmes les acteurs et les disciplines de l’analogie platotimé. S’il en prend le risque, il y gagnera l’universalité nicienne : l’art d’abord, puis la technique, la science, la et deviendra un modèle pour les autres. S’il ne le prend politique enfin, et leurs représentants respectifs. Cela pas, il échouera et menacera ce qu’il devait sauver. vaut aussi pour des centres d’études et de formation, L’erreur serait donc ici de confondre la légalité et la légicomme ceux de Paris-I, de l’Institut national du patritimité, en donnant le dernier mot à la loi. Est légal ce qui moine (INP), de l’École supérieure d’art d’Avignon s’accorde avec le droit particulier d’un État, institué par (ESAA) et de l’École supérieure des beaux-arts de une communauté donnée. Est en revanche légitime ce Tours (ESBAT), jusqu’à l’IIC (International Institute for qui s’accorde avec la nature des choses mêmes, idenConservation), l’ICCROM (International Centre for the tique pour tous. Cette distinction permet de juger de la Study of the Preservation and Restauration of Culturel justice des lois et de la légitimité des investitures. Le Property) ou l’ICOM-CC (International Council of pouvoir et le droit sont justes s’ils sont conformes à la Museums-Committee for Conservation). La métaphore nature des êtres qu’ils régissent. On comprend pourquoi pourrait même s’appliquer au Platon a tenu à affirmer l’indépenministère de la Culture ou à dance du réel aux conventions l’UNESCO. Prenons donc un humaines et la possibilité de exemple, qui deviendra peut-être connaître des choses mêmes. Le elui qui aurait un modèle : le CICRP. Osons une métaphysicien voulait faire de la à gérer ce centre fiction pour les besoins de la nature un juge objectif et neutre, installé dans cause : imaginons qu’il faille auquel des parties opposées puisla caverne de Platon déménager le Centre de conservasent se référer pour trancher leur ne pourrait éviter tion et de restauration du patridifférend et se mettre d’accord. À de se poser la question moine dans la caverne de Platon, l’inverse, la perte de ce référent du juste partage. louée à cet effet. dans les dédales de la loi semble Il devrait attribuer Comment ferions-nous pour y les vouer aux conflits. Si tout est à chacun la place qui lui loger tout son personnel ? Reconconvention, sans fondement naturevient selon sa nature, duirions-nous l’ordre de son prorel en dehors de la subjectivité sa fonction et son mérite moteur ? Mettrions-nous les artistes humaine, il n’y a plus rien de propre. C’est pourquoi au troisième sous-sol, car conserver stable, tout est révisable, et l’on est la politique ne peut faire ou restaurer n’est pas créer ? Instalforcément juge et partie. On laisse l’économie de l’ontologie, lerions-nous les conservateurs-resà la force des armes ou des disni éluder la question taurateurs au deuxième niveau, cours le soin d’organiser le monde. de la légitimité. parce qu’ils exécutent un projet Tout ordre est artificiel et rien n’est qu’ils n’ont pas conçu ? Placerionsjuste en soi, toute convention étant nous les scientifiques au-dessus l’expression d’un rapport de force d’eux, puisqu’ils connaissent les instable. Ce monde est, selon lois et anticipent les résultats ? Situerions-nous enfin les Platon, celui des démocrates et des sophistes, qui font de conservateurs au sommet de l’échelle, car ces fonctionla cité et de la nature elle-même une convention naires sont les mieux placés pour défendre le bien public humaine2. contre les intérêts privés ? Ou trouverions-nous ces quesNous voici donc placés à la croisée des chemins. S’il tions aussi ridicules que la fiction qui les sous-tend ? Ne faut déménager, nous avons le choix entre deux mondes peuvent-elles rejoindre le réel ? Pourquoi ne pas imapossibles : celui des sophistes, fait de conventions giner un grand centre qui les regroupe tous ? humaines, et celui des métaphysiciens, où il y a naturellement un ordre juste. Dans quel monde croyons-nous vivre ? Où voulons-nous aller ? Prenons d’abord le parti Légalité et légitimité de la nature, contre les conventions, pour examiner L’idée d’un Centre national de restauration-conservanotre sujet. La loi est la loi, c’est entendu. Mais les tion du patrimoine ne date pas d’aujourd’hui. On pourhommes la suivent parce qu’ils la croient juste3, et s’il rait en faire l’histoire, en évoquant les noms de Germain faut se référer à autre chose pour l’évaluer, c’est qu’elle Bazin, d’Édith Cresson, de Jacques Philippon, d’Henri ne suffit pas. Force est donc de constituer une ontologie de Cazals, d’Alain Erlande-Brandenburg. Si l’argent pour fonder la politique et le droit. n’était pas un problème, il suffirait d’un décret pour Comment régler sans cela les différends qui pourront qu’il voie le jour. Mais qu’est-ce qui légitimera l’ordre éclater ? Pourquoi les artistes n’ont-ils pas ici tout pouqu’il instituera entre les acteurs, les missions et les disvoir : ne sont-ils pas les seuls à connaître parfaitement ciplines qu’on y verra ? Suffira-t-il d’une loi, d’un arrêté l’objet à conserver ? Pourquoi ne pas confier aux ou d’un décret ? Aucun ontologue, même recyclé en conservateurs-restaurateurs la gérance de l’établisseagent immobilier, ne peut donc se satisfaire d’un argument : la conservation-restauration des biens culturels C 5 crbc n° 27 2. Platon, Cratyle, 385e-386e ; Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes, I, pp. 216-218. 3. Blaise Pascal, Pensées, pp. 230, 236, 285, 287-288, Gallimard. 3 20 Pierre Leveau:Gabarit conservation 07/12/2009 20:57 Page 6 ÉTHIQUE ET HUMEUR FIGURE 2 : LES VALEURS MONUMENTALES SELON ALOÏS RIEGL Un monument est une œuvre, un édifice, un document n’est-elle pas leur spécialité ? Pourquoi les scientifiques dont la particularité est de conserver présent le témoine sont-ils pas les plus haut placés : ne savent-ils pas gnage du passé pour les générations à venir. En les prémieux que quiconque de quoi les œuvres sont faites ? sentant comme des œuvres d’art autant que des produits Pourquoi donne-t-on enfin aux conservateurs le droit de l’histoire et des constructions sociales, il les situe au d’arbitrer les débats : leur formation leur permet-elle vraicarrefour du temps, de la nature et de la culture. Cette ment d’en juger les arguments ? position singulière donne six Comment donner en somme à valeurs aux édifices que Riegl chacun ce qui lui revient ? déduit de leur définition. Les trois Inutile de faire la révolution. premières – l’ancienneté, l’histoire ’historien d’art Toutes ces hypothèses ont déjà été et l’intention – dépendent du passé autrichien [Riegl] envisagées au cours de l’histoire. et du témoignage que livre l’objet. commence par définir On peut croire utile de rouvrir ce Les trois autres – l’usage, la noules monuments dossier pour examiner à nouveau veauté et la valeur artistique – comme des artéfacts, les lettres de créance des prétendépendent du présent et de son dont la particularité dants, car les temps ont changé. intégrité. L’axiologie, la théorie est de conserver présent Mais on ne fera qu’y verser une des valeurs, prend le relais de l’onle témoignage du passé nouvelle pièce en croyant le clore. tologie pour achever l’analyse des pour les générations Je crois plus utile d’en faire brièmonuments, alors placés en équià venir. vement l’inventaire, en dressant la libre instable entre ces critères de chronologie d’une partie des faits. jugement. Or, cette situation est Ne croyez pas que je m’éloigne de forcément conflictuelle selon mon sujet en revêtant l’habit de Riegl, car elle légitime des autol’historien : l’histoire est pour le philosophe un outil crirités dont les principes et les fins sont diamétralement tique. Elle sert à sonder le fondement de l’autorité et à opposés : la valeur historique veut par exemple trouver l’origine d’une prétention. Rien ne dit que le conserver l’ensemble des témoignages signifiants liés domaine qui nous occupe n’en soit pas le produit. au passé de l’objet, tandis que celle de remémoration intentionnelle veut restaurer l’objet en lui rendant son état originel. Ces choix sont également légitimes, Le culte postmoderne puisqu’ils sont fondés en nature. La victoire de l’un sur des monuments l’autre dépend dans ces conditions de sa capacité à On peut faire commencer cette histoire en 1903, lorsque fédérer d’autres valeurs pour emporter la décision. Dans Aloïs Riegl posa la question de la légitimité des déciun monde où toutes les valeurs se valent et où rien ne sions sur l’avenir des monuments. La classification qu’il permet de régler a priori les différends, seules les straen dresse dans le premier chapitre du Culte moderne tégies de coalition peuvent finalement résoudre les antimontre que l’on peut décider de leur sort selon six crinomies que met à jour l’analyse ontologique des monutères4 (fig. 2). L’histoire lui fournit les matériaux d’une ments. réflexion dont les enjeux sont ontologiques, axioloL’analyse de Riegl a-t-elle vieilli ? Que penser de l’auggiques et stratégiques. L’historien d’art autrichien commentation du nombre des valeurs patrimoniales, qui ne mence par définir les monuments comme des artéfacts, sont que trois dans la Charte de Venise5, mais six dans L 4. Aloïs Riegl, Le Culte moderne des monuments : son essence et sa genèse, ch. 1, Le Seuil, Paris, 1984. 5. Charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites, art. 9, Venise, 1964. 6 crbc n° 27 3 20 Pierre Leveau:Gabarit conservation 07/12/2009 20:57 Page 7 ÉTHIQUE ET HUMEUR celle sur la protection du patrimoine européen6 ? L’élargissement du champ menace-t-il sa consistance ? Sommes-nous parvenus à résoudre les antinomies énumérées par Riegl ? Comment des principes logiquement incompatibles hier formeraient-ils un tout cohérent aujourd’hui ? Les lois de la nature auraient-elles changé ? Après Le Culte moderne des monuments, fautil croire au miracle ? ration tente aujourd’hui d’unifier son champ, en opérant la grande synthèse qu’il n’espérait plus. Qui fera le miracle ? Qui sera le Messie ? Les sociologues nous disent aujourd’hui que nous avons quitté la postmodernité pour l’hypermodernité. Gilles Lipovetsky caractérise cette ère du vide par ses valeurs hédonistes et son excès d’individualisme, de concurrence, de profit et consommation9. Nous y sommes : dans le secteur de la conservation-restauration, l’application de la loi sur les marchés publics a par exemple accentué la concurrence Modernité, postmodernité, entre professionnels10, et le philistin peut espérer qu’une hypermodernité consommation massive de biens culturels finisse par Loin d’être dépassée, la pensée de Riegl est d’une étonrendre le secteur rentable11. On n’est pas loin de la tranante actualité. Le culte dont il parle n’est finalement gédie décrite par Simmel, où la culture sert des fins pas moderne mais postmoderne. Qu’est-ce à dire ? Pour opposées aux siennes12. l’historien, l’époque moderne commence avec les Riegl n’avait évidemment pas anticipé le problème du Lumières et se caractérise par un développement de l’industrie culidéal de rationalité, de progrès et de turelle13, de la valorisation écono7 foi en l’humanité . Pour le philomique du patrimoine14 et de l’insophe, la postmodernité ne succède flation des valeurs monumenes conservateurscependant pas à la modernité (fig. 3) tales15. Mais l’hypermodernité n’a restaurateurs comme une autre époque. Ce n’est pas fait de miracle. Elle n’a pas apprennent pas une période, selon Jeanrésolu les difficultés de la postmodes méthodes modernes, François Lyotard, mais une attitude dernité et lui a plutôt ajouté les leur donnant accès à qui travaille la modernité de l’intésiennes. Modernité, postmoderun champ d’investigation rieur. Elle consiste à la réécrire sans nité et hypermodernité ne depostmoderne, où croire aux grands récits qu’elle vraient donc pas être tenues pour ils exercent leur activité invente pour se légitimer. Elle ne trois moments successifs d’une dans des conditions cherche plus à résoudre les conflits même histoire. Ce sont trois hypermodernes. qui l’habitent, en ramenant les régions d’un même champ. Les opposés à l’unité d’une synthèse méthodes des conservateurs-resmiraculeuse. Elle admet au taurateurs sont « modernes », au contraire le différend et veut comsens où elles sont normatives, anaprendre comment s’enchaînent des discours aux règles lytiques et rationnelles. Mais la conservation-restaurahétérogènes8. La tâche du philosophe est de mettre à tion est un domaine d’investigation « postmoderne16 », jour les principes de coalition et d’enchaînement de ces car il est hétérogène, anisotrope et rétif à la synthèse. discours. C’est celle dont Riegl s’est acquitté en 1903 Les conditions d’exercice de la profession sont enfin dans le champ des monuments. Le terme moderne qu’il « hypermodernes », au sens où celle-ci est soumise à la emploie signifie seulement « actuel », car l’idée qu’il y loi du marché, de la concurrence et de la rentabilité. Le défend est typiquement postmoderne. Son actualité est champ de la conservation-restauration, qui associe une donc redevenue la nôtre, puisque la conservation-restauthéorie et une pratique à un domaine, suit cette partition L FIGURE 3 : LE CHAMP DE LA CONSERVATION-RESTAURATION DES BIENS CULTURELS Les termes ne désignent pas des époques mais des régions 7 crbc n° 27 6. Projet de recommandation européenne pour la conservationrestauration des biens culturels, rapport introductif, p. 7. 7. Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle, Proposition VII, éd. Gonthier, Paris, 1947. 8. Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, ch. 10, éd. de Minuit, Paris, 1979. 9. Gilles Lipovetsky, Sébastien Charles, Les Temps hypermodernes, Grasset, Paris, 2004. 10. Stéphane Pennec, Juliette Mertens, David Cueco, Sabine Cotte, Véronique Legoux, « Public tendering, competitive market and conservation of cultural property in France », dans The ConservatorRestorer’s Professionnal Activity and sttus and its Responsability Towards the Cultural Heritage, ECCO Congress, 29-31 mai 1997, Florence, pp. 117-126. 11. Hannah Arendt, La Crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972, pp. 262-266. 12. Georg Simmel, « Le concept et la tragédie de la culture », dans La Tragédie de la culture, éd. Rivage, Paris, 1988. 13. Claude Mollard, L’Ingénierie culturelle, PUF, Paris, 1994. 14. Xavier Greffe, La Valorisation économique du patrimoine, La Documentation française, Paris, 2003. 15. Jean-Michel Leniaud, L’Utopie française, éd. Mengès, Paris, 1992. 16. Knut Einar Larsen, Conférence de ara sur l’authenticité, UNESCO, 1995, Préface, p. XVII. 3 20 Pierre Leveau:Gabarit conservation 07/12/2009 20:57 Page 8 ÉTHIQUE ET HUMEUR comme l’a remarqué Denis Guillemard17. Les conservateurs-restaurateurs apprennent des méthodes modernes, leur donnant accès à un champ d’investigation postmoderne, où ils exercent leur activité dans des conditions hypermodernes. Faut-il en conclure que l’histoire bégaye ? Le problème de l’unité des valeurs patrimoniales sera-t-il toujours moderne parce qu’insoluble ? Comment unifier sous un même genre des espèces aussi disparates ? À qui l’économie, qui règne en maître, donnera-t-elle l’investiture ? La création d’un centre, voulu pour des raisons économiques, ne servira-t-elle qu’à faire des économies ? Comment échapper à cette conclusion « hypermoderne », si ce n’est par miracle ? Vuillard, à la Commission de restauration des peintures du Louvre. Aucun n’y siégeait auparavant, alors que nul, mieux qu’un peintre, ne peut évidemment juger d’une peinture19. Le différend qui oppose à chaque époque les conservateurs, les restaurateurs, les scientifiques et les artistes n’est pas sans rappeler celui décrit par Riegl qui, ne l’oublions pas, écrivit Le Culte moderne des monuments en 1902, après avoir été nommé président de la Commission autrichienne des monuments historiques. Un historien pourrait trouver les personnalités qui se cachent derrière les valeurs dont ils furent les apôtres. Mais l’essentiel est de constater que les stratégies argumentatives sont les mêmes en France et en Autriche. Chaque prétendant à l’investiture s’appuie sur une définition de l’objet, légitimant son autorité. Tous le dotent d’une propriété essentielle, jusLa querelle des investitures nationales tifiant leur intervention et leur contrôle. En liant leur La conservation-restauration a résolu de différentes savoir à son être, ils légitiment leur pouvoir sur lui. façons le problème de l’investiture au cours de son hisPouvait-on s’attendre à ce que la science tranche leur toire récente. Elle a d’abord cherché à déduire un critère différend ? Non. La science ne fait pas de miracle. En de légitimité de la nature de son objet. Mais l’ontologie 1927, l’historien d’art français André Blum avait déjà qui procède ainsi n’est pas loin de l’idéologie. En défiécarté cette hypothèse en refermant sur elle le cercle de nissant un être, elle veut justifier une autorité. Son prél’interprétation. L’analyse scientifique ne pouvait, selon tendu savoir est une prise de pouvoir, et ce qu’elle lui, trancher le conflit, car ses résultats doivent être appelle une essence, en la présentant comme une définiinterprétés par les acteurs du différend qu’elle doit tion objective, universellement valable, est en réalité un départager20. Loin de régler la querelle des investitures, projet politique. Elle légitime le la science n’a fait qu’ajouter un pouvoir de la classe dominante en nouveau prétendant à une liste de faisant passer son intérêt particucandidats déjà longue. lier pour celui de tous, comme De 1903 à 1937, les ontologies toute idéologie selon Marx18. La corporatistes n’ont donné que des e découpage création des écoles et des commisfiefs à leurs partisans et ne sont du patrimoine sions de restauration au début du pas parvenues à unifier le respecte [...] XXe siècle offre de nombreux domaine de la conservation-resles différences de nature exemples de ce type d’argumentatauration. Pis : elles ont fini par en qui existent tion, faussement ontologique mais cloisonner le champ, en distinentre ses objets. réellement idéologique. En 1931, guant autant de directions qu’il est Mais il est devenu le peintre restaurateur Jacques d’espèces d’objets. Platon disait administratif, Maroger dit ainsi qu’un tableau est que le bon dialecticien devait car le savoir essentiellement un artéfact, pour découper la réalité comme le cuide ces ontologies demander au directeur des Musées sinier découpe la bête : en suivant s’est mis au service nationaux, Henri Vernes, de ses articulations naturelles21. Le de pouvoirs confier aux membres de sa corpodécoupage du patrimoine resculturellement tragiques. ration la direction de la pecte, il est vrai, les différences de Commission nationale de restauranature qui existent entre ses tion, dans l’intérêt de tous. Un an objets. Mais il est devenu admiplus tard, le directeur du laboranistratif, car le savoir de ces ontotoire d’essais du Conservatoire logies s’est mis au service de pounational des arts et métiers, Jean-François Cellerier, rapvoirs culturellement tragiques. Les terrains sont pelle qu’il revient aux conservateurs de veiller sur les devenus des territoires. On ne voit plus aujourd’hui collections nationales, cette tâche ne pouvant être comment unir en un même genre autant d’espèces difconfiée qu’à des fonctionnaires d’État en raison de la férentes. Les philistins se sont partagé les biens du nature particulière de ces biens. L’année suivante, l’un Messie au pied de la Croix : ils ont inventé un patrides deux mécènes du laboratoire du Louvre, immédiatemoine voué aux querelles de chapelle, où chaque valeur ment nommé directeur honoraire de l’établissement, a son culte, son dogme, son apôtre et ses reliques. Fernando Pérez, indique que la conservation matérielle Comment éviter les divisions, si la réalité est divisée ? des œuvres dépend avant tout de leur étude scientifique Comment régler l’investiture, si tout juge est aussi et qu’aucune opération de restauration ne devrait donc partie ? Comment sélectionner un prétendant, si l’on ne se faire sans consulter au préalable un spécialiste de son peut juger objectivement ? En connaissant la nature des établissement. On pourrait poursuivre en évoquant le choses mêmes ? L’ontologie ne serait-elle pas plutôt la rôle de la presse et de l’opinion publique dans les polécause des différends qu’elle prétend régler ? miques de l’époque, qui conduisirent en 1935 à la nomiN’alimente-t-elle pas le conflit sans fin des idéologies ? nation de deux peintres, Maurice Denis et Édouard Comment le trancherait-elle alors ? L 17. Denis Guillemard, « La conservation préventive, une alternative à la restauration des objets ethnographiques », thèse de doctorat, 1995, ANRT, pp. 16-25. 18. Karl Marx, Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, A, Gallimard, Paris, 1982. 19. Pierre Leveau, « Problèmes historiographiques de la conservationrestauration des biens culturels », dans CRBC n° 26, 2008, pp. 12-15. 20. André Blum, « Quelques méthodes d’examen scientifique des tableaux et objets d’art », dans Mouseion n° 7, 1927, pp. 14-16. 21. Platon, Phèdre, 265e. 8 crbc n° 27 3 20 Pierre Leveau:Gabarit conservation 07/12/2009 20:57 Page 9 ÉTHIQUE ET HUMEUR Les recommandations internationales identique pour tous : sa nature ne dépend pas d’eux ; c’est au contraire en se réglant sur elle qu’ils peuvent s’accorder. L’erreur serait donc d’inverser le rapport de La deuxième hypothèse que les partisans de la conserla nature et la loi, en faisant de la vérité une convention. vation-restauration envisagèrent pour régler leurs difféCe serait lâcher la proie pour l’ombre. Les sophistes qui rends fut naturellement de chercher à faire l’accord des ont fait de l’unanimité un critère de vérité l’ont vendue esprits. Platon tenait la concorde pour un critère de aux plus offrants et ont fait d’elle une construction vérité, lorsqu’il faisait du dialogue le lieu de sa manifessociale. Cette solution démocratique n’est pas satisfaitation. Le fait de tenir ce que dit un autre pour vrai sante pour Platon, qui pense que les propriétés mathémontre que ça ne l’est pas seulement pour l’un, puisque matiques ne sont pas sujettes à délibération. Nous a-tça l’est aussi l’autre, et autorise à elle sortis du conflit des idéolopenser que ça l’est indépendamgies ? Pas vraiment : les convenment des deux, c’est-à-dire en soi. tions internationales en matière de L’intersubjectivité, l’accord des conservation-restauration ont rées conventions sujets, est un critère de vérité aussi pondu à la question de la légitimité internationales sûr que l’accord de la pensée et de des actions. Mais elles n’ont pas en matière l’objet. C’est un gage d’objectivité réglé celle de l’investiture des de conservationet un témoin d’impartialité. Paul agents. Elles disent ce qu’il faut restauration ont répondu Coremans défendit cette solution faire mais pas qui doit le faire. La à la question de en se faisant l’apôtre du dialogue. question du mérite, chère aux arisla légitimité des actions. La procédure qu’il mit en place fit tocrates, en sort indemne. Ces Mais elles n’ont pas réglé l’unanimité, après que l’ONU eut recommandations laissent subcelle de l’investiture poursuivi l’œuvre de la SDN en sister au plan national un diffédonnant à la question de la protecrend, dont le règlement dépend du des agents. Elles disent tion des biens culturels une dimendroit souverain de chaque État, ce qu’il faut faire sion mondiale. De 1930 à 1965, les tant qu’il existe. mais pas qui doit le faire. multiples conférences internatioComment réglementer dans ces nales organisées sur la conservaconditions l’exercice de la profestion et la restauration du patrision ? Quel critère invoquer pour moine ont conduit les pays memélire les uns et réprouver les bres à adopter des règles communes dans ce domaine, autres ? Seront-ils les mêmes dans tous les pays, seccomme à Athènes, Bruxelles ou Venise notamment. Au teurs ou directions ? L’espace patrimonial que crée leur chevet de l’Agneau mystique, en pleine querelle des regroupement sera-t-il celui décrit par Riegl, anisotrope vernis, Paul Coremans parvint à obtenir l’accord de tous et postmoderne ? Ou sera-t-il tout entier confié aux lois les partis sur les sacrifices à opérer dans l’intérêt de d’un marché hypermoderne et homogène ? Y a-t-il une l’œuvre22. S’il y eut finalement un miracle en 1953, ce autre solution s’il n’y a qu’une direction et plus de fronfut celui du dialogue et du respect de l’autre, qu’on tières ? appelle l’humanité23. Cette grâce n’est pas donnée à tous. Mais elle permit alors aux prêtres du culte de La théorie moderne de la restauration régler leur office, de réunir leurs fidèles et de définir le droit canon de la foi. Une nouvelle Église naquit sous La troisième voie empruntée par les adeptes de la l’égide de l’UNESCO, où ils purent se rassembler tous : conservation-restauration pour légitimer leur choix l’ICCROM, véritable tour de Babel, dont le nom se consiste à partir de la subjectivité humaine. C’est celle comprend à l’identique dans toutes les langues. Sans suivie par Cesare Brandi dans sa Théorie de la restaurarévélation d’aucune « nature », avec le dialogue pour tion (fig. 4). Le directeur de l’ICR (Istituto central per il seul instrument, la communauté internationale s’y restauro) n’a pas seulement fait la synthèse d’années de donna un nouveau critère pour juger de la légitimité recherche sur la création artistique et la conservation des d’une opération. Une décision en la matière est légitime œuvres. Il a surtout donné un fondement ontologique si elle fait l’accord des esprits. Le fait qu’elle soit prise aux règles que la communauté avait forgées. Il a fait de à l’unanimité en garantit l’objectivité. Le consensus est conventions historiquement datées et donc révisables un critère de décision qui peut paraître insuffisant. Mais les principes objectifs et invariables d’une pratique c’est parce qu’il est intersubjectif et conventionnel, désormais régie par des lois universelles. c’est-à-dire humain. Démocratique, il ne fait pas Quel fut le génie de Brandi ? Sans doute d’être parvenu dépendre le choix des règles à suivre de la nature des à établir ces lois sans renoncer au principe d’unicité qui objets, toujours disputée, mais de l’accord des sujets. La semblait les contredire. L’idée d’une théorie de la reslégitimité qu’il donne n’est pas individuelle mais collectauration peut, en effet, paraître contradictoire si la seule tive, et son fondement n’est donc plus objectif mais règle générale admissible en arts est qu’il n’y a que des intersubjectif. cas particuliers. Cette règle de prudence n’autorise, Platon n’aurait sans doute pas accepté cette idée, qui fait semble-t-il, que la casuistique et discrédite par principe de l’homme la mesure de toute chose. La vérité n’est pas la théorie. Si toute œuvre est singulière, il est inutile de pour lui un produit de la subjectivité humaine, même si légiférer puisque la généralité de la loi ne permettrait elle peut la saisir. Ce n’est pas une convention. Si les pas de juger exactement des cas. Valant pour tous en esprits s’accordent, c’est par l’intermédiaire d’un objet général, elle ne s’adapterait à aucun en particulier et ne L 9 crbc n° 27 22. Paul Coremans, L’Agneau mystique au laboratoire, éd. De Sikkel, Anvers, 1953. 23. Paul Philippot, Paul Coremans : « Le promoteur du dialogue avec les restaurateurs », dans Pénétrer l’art, restaurer l’œuvre, éd. Groeninghe, Bruxelles, pp. 501-504. 3 20 Pierre Leveau:Gabarit conservation 07/12/2009 20:57 Page 10 ÉTHIQUE ET HUMEUR FIGURE 4 : THÉORIE DE LA RESTAURATION Premier principe : distinction de l’œuvre et de l’objet serait pas juste au sens d’exacte. Cette difficulté le principe d’une expérience esthétique unique. Mais conduisit Platon à donner à la loi le statut de pis-aller24 l’objet est commun : on peut l’étudier de multiples et Aristote à formuler une théorie de l’équité25 que nous façons. L’œuvre et l’objet sont donc distincts, sans l’être appelons aujourd’hui la jurisprudence. Quel intérêt y aréellement. Ce ne sont pas deux êtres, car elle ne subt-il à généraliser si l’on ne juge précisément des choses siste qu’en lui. Il faut plutôt dire que l’œuvre n’apparaît qu’en tenant compte de leur singularité ? On sait que que si l’objet est correctement visé, c’est-à-dire conforKant fit de cette aporie logique le point de départ de son mément à sa nature d’être singulier, unique en son esthétique. Il mit l’art au-dessus des règles, comme genre. On dit en ce sens que c’est donc un objet intenPlaton, et définit, d’une part, le jugement de goût tionnel. Sa présence dépend de l’intention du sujet, comme singulier et réfléchissant, à c’est-à-dire de la façon dont il la l’opposé du jugement de connaisvise et se rapporte à l’objet. La sance, et, d’autre part, le plaisir visée ne fait donc pas l’œuvre, esthétique comme désintéressé, à selon Brandi, mais lui permet de i toute œuvre d’art la différence du plaisir des sens26. se manifester. Elle n’apparaît finaest originale, Brandi connaissait parfaitement lement qu’à celui qui la reconnaît il convient selon ces distinctions, dont il fit une lecpour ce qu’elle est : un objet sin[Brandi] de la distinguer ture phénoménologique27. gulier. Cette approche esthétique de l’objet. [...] L’œuvre S’émancipant de Benedetto Croce et phénoménologique permet à n’apparaît que si l’objet sous la conduite de Husserl, il vit Brandi de régler la question de est correctement visé, dans les « jugements » des théoril’investiture dans le secteur de c’est-à dire conformément ciens de l’art les « visées » de la l’image et des musées. Toutes les à sa nature conscience constituante mise à jour visées ont-elles la même valeur ? d’être singulier. par ce dernier, et fit de la Sont-elles toutes légitimes ? Ni le « contemplation » désintéressée scientifique qui analyse l’objet, ni une « épochè » phénoménologique. l’historien qui constitue des séries, Son esthétique reste ainsi attachée à ni le technicien qui répare des artéla notion de singularité qui demeure le pivot de la discifacts, n’ont accès à l’œuvre, car la façon dont leurs displine. L’essence d’une œuvre d’art est nécessairement ciplines les visent ne leur permet pas de se manifester. individuelle. Sinon l’esthétique n’a pas d’objet. Le coup L’historien la situe dans le temps, comme produit d’une de force de Brandi en matière de restauration n’est école parmi d’autres. Le scientifique voit en elle un comcependant pas d’avoir lu Husserl. C’est d’avoir fait posé de matière, soumis aux mêmes lois que tous les reposer sa théorie sur le principe qui devait lui faire objets. Le technicien sait qu’elle fut fabriquée dans les échec. Comment y est-il parvenu ? règles de l’art, suivie par d’autres artistes. Tous connaisSi toute œuvre d’art est originale, il convient, selon lui, sent donc l’objet. Mais ils ignorent l’œuvre, selon Brandi, de la distinguer de l’objet. L’œuvre est singulière : c’est car ils ne la visent pas pour ce qu’elle est : un objet singu- S 24. Platon, Le Politique, 293e-300c. 25. Aristote, Éthique à icomaque, V, 14, 1137a.31-b.33. 26. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, I, I, I, §1-5 et §7. 27. Paul Philippot, « La phénoménologie de la création artistique selon Cesare Brandi », dans Jalons pour une méthode critique et une histoire de l’art en Belgique, éd. La part de l’Œil, Bruxelles, 2005. 10 crbc n° 27 3 20 Pierre Leveau:Gabarit conservation 07/12/2009 20:57 Page 11 ÉTHIQUE ET HUMEUR lier. Leur autorité n’est donc plus légitime lorsqu’il s’agit Mais cette théorie de Brandi suffit-elle à régler tous les d’elle. Il ne suffit pas d’avoir une formation humaniste, problèmes ? Le miracle a-t-il eu lieu ? La visée esthéscientifique ou technique pour conduire une restauration. tique est-elle légitime dans tous les secteurs ? Peut-elle La légitimité n’est pas une question de connaissance, ni les conduire tous dans une même direction ? Le culte ade discipline, mais de visée intentionnelle. Il faut avoir t-il trouvé son Messie ? Tous le reconnaîtront-ils ? Ou une approche esthétique pour se conformer à la nature de diront-ils seulement qu’une Église a élu son pape ? l’objet et le préserver au lieu de le dénaturer. La théorie de la restauration de Brandi fournit ainsi un critère de légitiL’ontologie d’une région (fig. 5) mité permettant de juger les différends et de départager les prétendants. Il institue un nouvel ordre entre les disciC’est le problème essentiel. Il s’agit de savoir si l’on plines, où l’objectivité n’est plus le privilège des sciences, peut ranger tous les biens culturels sous un même genre, ni la légitimité une question purement technique. parce qu’ils ont en commun une même propriété. La Le coup de force de Brandi fut question est de savoir ce qu’elle ainsi de montrer que la singularité est. Elle porte sur la nature de des œuvres d’art n’empêche pas l’objet. C’est celle de l’essence, et de faire une théorie. La reconnaisl’unité de la conservation-restaurae coup de force sance de leur individualité la rend tion dépend de la réponse qu’on de Brandi fut ainsi au contraire possible en donnant peut lui apporter. La théorie de de montrer que une règle pour guider la pratique Brandi nous dit que celle des la singularité des œuvres des restaurateurs. Les œuvres ne œuvres d’art est individuelle et d’art n’empêche pas doivent pas être visées comme qu’il faut donc viser ces dernières des objets, des artéfacts ou des comme des objets singuliers. Peutde faire une théorie documents. Toutes ces déterminaon étendre sa théorie à tout le patride cette pratique. tions doivent, au contraire, être moine pour en unifier le champ ? mises entre parenthèses, comme C’est peu probable, car les biens dans une réduction phénoménoloconservés ne sont pas tous des gique. L’épochè fait dépendre objets singuliers. Comment oublier toutes les opérations de la visée esthétique. C’est la leurs différences de nature ? C’est possible : on peut seule légitime, conforme à la nature de l’objet, et elle considérer la visée esthétique comme une attitude singudoit donc précéder les autres pour le leur offrir. Il existe lière, une posture du sujet, indépendante de l’objet. donc une autorité et un ordre juste dans le champ de la Bergson définit ainsi la contemplation comme percepconservation-restauration des œuvres d’art, selon tion désintéressée consistant à percevoir pour percevoir, Brandi, parce que toutes les visées n’ont pas la même non pour agir, c’est-à-dire à faire de la perception une valeur. Son approche esthétique détermine finalement fin en soi. La contemplation nous donne à voir les l’ontologie et l’axiologie de sa théorie réglant la prachoses mêmes, dans leur individualité, précise-t-il, en tique. Elle formule un principe de rationalité, d’unité et les affranchissant de nos préoccupations utilitaires. Il de légitimité dans le champ de la conservation-restauvoulait ainsi montrer qu’il est possible d’élargir la perration des biens culturels. Elle répond ainsi à l’idéal des ception, et l’on peut aussi se demander si cet élargisseLumières : elle est donc « moderne ». ment rend la théorie de Brandi applicable à d’autres L FIGURE 5 : LE PROBLÈME DE L’INTÉGRATION Les deux voies du dilemme à venir 11 crbc n° 27 3 20 Pierre Leveau:Gabarit conservation 07/12/2009 20:57 Page 12 ÉTHIQUE ET HUMEUR champs. Rien n’échappe, en effet, à l’attitude esthédeux types de propriétés32. Une qualité est dite « essentique, car toute chose peut faire l’objet d’une visée sintielle » lorsqu’on ne peut en priver son objet sans le gulière. Mais cette idée doit être écartée : lorsque l’objet détruire : il la possède nécessairement, par nature. Elle n’est pas en lui-même singulier, c’est moins une visée entre dans sa définition. Elle est en revanche dite « acciqu’une vision. Ce n’est plus une reconnaissance, mais dentelle » lorsqu’on peut la lui ôter sans le détruire : il une création, car c’est nous qui individualisons artifin’en est pas doté par nature mais de façon circonstanciellement la chose pour en faire un être unique en son cielle, particulière et contingente. Elle n’entre pas dans genre. Nous touchons là aux limites de la théorie de sa définition. Les spécialistes de la conservation-restauBrandi : il paraît contre nature de viser comme indiviration connaissent bien cette distinction. La sauvegarde duel un objet qui ne l’est pas. Cette des biens culturels exige en effet vision n’est pas légitime des sacrifices, et ils ne peuvent en puisqu’elle ne s’accorde pas à la éviter la ruine qu’en sachant distinnature de l’objet ; elle est plutôt guer l’essentiel de l’accidentel. La artificielle et fausse. On pervertidiscipline garantit leur authenticité i l’on veut [...] rait donc la théorie de Brandi en en préservant leur identité, c’est-àunifier le champ l’élargissant, au-delà du singulier, dire en conservant l’ensemble de [du patrimoine], à tout le patrimoine. Conçue pour leurs propriétés essentielles. rien ne dit qu’il y ait garantir l’authenticité, elle devienConvenons donc d’appeler un seul système. drait une machine à falsifier et à « essence » l’ensemble des proRiegl ne le pensait pas : faire changer de nature les objets. priétés nécessaires et constitutives il s’intéressait à la façon S’appliquant légitimement aux d’un être33. Denis Guillemard a dont s’enchaînent singularités, elle ne peut s’applidéjà signalé que le premier proles théories, sans croire quer au commun qu’en le dénatublème posé par l’usage de ce qu’on puisse en faire rant. Marie Berducou a récemment concept en conservation-restaurala synthèse. montré quel risque une application tion est celui de son rapport à la Si Brandi y est parvenu, mécanique de la théorie pouvait matière34. c’est en limitant le champ 28 faire courir au patrimoine . Si l’on Qu’appelons-nous, en effet, un de la sienne au singulier veut en unifier le champ, rien ne dit être, une chose ou un bien ? Ceux pour la rendre cohérente. qu’il y ait un seul système. Riegl ne que nous voyons généralement ont le pensait pas : il s’intéressait à la une forme et une matière. Ce sont façon dont s’enchaînent les théodes composés. Or, nous pouvons ries, sans croire qu’on puisse en séparer leur matière de leur forme faire la synthèse. Si Brandi y est par la pensée et concevoir l’une parvenu, c’est en limitant le champ de la sienne au sinindépendamment de l’autre. C’est le principe de l’absgulier pour la rendre cohérente. Mais il confirma aussi traction. Le problème est alors de savoir si les formes l’idée de Riegl, selon laquelle les théories ne peuvent que nous isolons ainsi existent réellement, à l’état séparé, avoir qu’une valeur locale car le champ de la conservaou si ce sont seulement des êtres de raison, n’existant que tion-restauration n’est pas isotrope. Il n’a pas les mêmes dans l’esprit de ceux qui les pensent. Deux écoles se sont propriétés dans toutes les directions et la visée ne doit formées ici. Platon admet l’existence de ces formes donc jamais y être séparée de l’objet. La question est transcendantes35 : les idées sont, pour lui, les vraies subsmaintenant de savoir s’il en existe différents types, quel tances. C’est le principe de l’idéalisme, qui tient la genre ils forment, et quelles opérations on peut effectuer matière pour un accident de la forme, et les objets que sur eux. C’est un problème ontologique. La discipline a nous voyons pour des copies éphémères de ces idées. connu des développements récents ; disons seulement ici Aristote pense en revanche que les individus, c’est-à-dire que celle de la conservation-restauration des biens cultules composés de matière et de forme, sont les vraies rels ne peut être générale, ou formelle, mais seulement substances36 : seuls les particuliers sont réels, et la forme appliquée et substantialiste29, régionale et stratifiée30, et n’existe pas indépendamment de la matière. Elle en est porter enfin sur les processus à l’instar de celle proposée inséparable, si ce n’est par la pensée, et lui est immapar Pierre Livet et Frédéric Nef31. nente. C’est le principe du réalisme, où la matière n’est Faut-il donc réviser les fondements théoriques de la pas un accident de la forme mais lui est essentielle, au conservation-restauration des biens culturels ? sens où elle ne subsiste qu’en elle. Le différend de Platon Comment en unifier le champ ? Fera-t-on une nouvelle et Aristote porte moins sur l’essence que sur la substhéorie en perfectionnant celles qui existent déjà ? tance37, c’est-à-dire sur ce que l’on appelle le réel38. Comment les enchaîner ou les fondre en une seule ? Si Or, ce problème intéresse aussi les spécialistes de la l’on n’a pas inventé l’ampoule en perfectionnant la conservation-restauration. L’art tend en effet à se démabougie, faut-il changer de système ? Pourquoi vouloir térialiser. La notion de patrimoine immatériel a récemfaire la théorie d’un monde unique ? ment été admise par l’UNESCO. Les praticiens doivent par ailleurs connaître les intentions des artistes pour veiller sur le sens des œuvres. Roger Pouivet a récemLa question de l’essence ment montré quelle forme pouvait prendre ici le réaLa première tâche de cette ontologie régionale sera de lisme39 et l’idéalisme40. Sa théorie et celle de Brandi sont définir « l’essence » de ses objets. Qu’est-ce à dire ? La par exemple réalistes. L’œuvre n’est pas, selon eux, son philosophie classique distingue depuis Platon et Aristote support matériel. Mais elle n’en est pas non plus sépa- S 28. Marie Berducou, « Brandi, l’œuvre d’art, et…”tout le reste” », dans Cesare Brandi. Sa pensée et l'évolution des pratiques de restauration, Actes du colloque de l’ULB, 25 octobre 2007, édités par Nicole Gesché-Koning et Catheline Périerd’Ieteren. 29. Roger Pouivet, L’Ontologie de l’œuvre d’art, éd. Chambon, Nîmes, 1999, pp. 16-17. 30. Frédéric Nef, L’Objet quelconque, éd. Vrin, Paris, 1998, pp. 16, 37, 51, 60-61. 31. Pierre Livet et Frédéric Nef, Les Êtres sociaux, Hermann, Paris, 2009, chap. 4. 32. Aristote, Seconds analytiques, I, 4, 73a.34-73b.25. 33. Baruch Spinoza, Éthique, II, Df.2. 34. Denis Guillemard, « Les embarras du choix : assumer l’incomplétude en restauration de céramique », dans CRBC, Cahier technique, n° 11, 1998, pp.6-11. 35. Platon, République, VI, 507b-509d. 36. Aristote, Physique, II, 192b.32-194b14 et Métaphysique, Z, 11-12. 37. Aristote, Métaphysique, Z, 1, 1028b.1-5. 38. René Descartes, Principes de la philosophie, I, §59-62. 39. Roger Pouivet, op. cit., VIII.4, pp. 216-222. 40. Roger Pouivet, Qu’est-ce qu’une œuvre d’art, Vrin, Paris, 2007, pp. 69-125. 12 crbc n° 27 3 20 Pierre Leveau:Gabarit conservation 07/12/2009 20:57 Page 13 ÉTHIQUE ET HUMEUR rable, car elle ne subsiste qu’en lui : elle lui est immacouler. Transformons donc notre caverne en un port d’atnente. À l’opposé, Roman Ingarden a, en revanche, une tache pour y ancrer le grand navire à cinq mâts, mais à théorie de l’art idéaliste : il pense que l’œuvre est l’objet une barre, que l’on construit. Faute d’en connaître les d’une expérience esthétique, comme Brandi. Mais il plans, supposons que ce soit le bateau de Thésée. ajoute qu’elle n’est pas ce que nous voyons : elle existe indépendamment de l’objet matériel, à travers lequel Deuxième fiction : nous la visons. L’idéalisme a donc un sens en restaural’authenticité comme objet tion. Il consiste à percevoir les œuvres comme des insde la conservation-restauration tanciations d’idées transcendantes et admet plusieurs versions. La plus forte ferait de la restauration la réinsVous connaissez l’histoire : le mythe dit que le héros tauration de cette idée, devenue son véritable objet. À avait embarqué sur un navire pour gagner la Crête et y l’opposé, Brandi affirme que l’on ne peut restaurer que tuer le Minotaure ; il libéra ainsi les Athéniens de leur la matière des œuvres puisqu’elles n’ont pas d’existence servitude. Plutarque rapporte dans sa Vie de Thésée que séparée. On voit que le dilemme du réalisme et de les citoyens reconnaissants avaient conservé le vaisseau l’idéalisme est essentiel puisqu’il ouvre aux conservadu fils d’Égée pour commémorer ses exploits47. Il préteurs-restaurateurs le vaste domaine de l’immatériel. cise que les prêtres chargés du culte antique durent en Mais cette opposition intéresse aussi les spécialistes de changer progressivement toutes les planches, vermoula conservation-restauration pour d’autres raisons. La lues ou pourries, et que les philosophes, qui réfléchisthéorie de l’essence est, en effet, un instrument de classaient alors aux problèmes du changement, avaient pris sification. Elle a pris la forme d’une dialectique chez l’habitude de prendre le bateau en exemple dans leurs Platon41, d’une analytique chez Aristote42. Porphyre a discussions. S’agissait-il du même navire ou d’un nouprésenté le résultat de leur recherche sur la définition veau vaisseau ? Ce paradoxe était le corrélat technique dans un schéma repris par toutes les écoles de philosod’une difficulté bien connue, appelée « sophisme du phie43. Les êtres s’y classent en genre, espèces, indicroissant ». Celui qui grandit reste-t-il le même ou vidus, et se définissent par le genre et la différence spédevient-il un autre ? Il faut dire qu’il change. Mais on ne cifique. On dit ainsi que l’homme est un « animal » peut changer sans être différent, et si l’identité s’oppose doué de « raison », parce que cette faculté le différencie logiquement à la différence, le changement semble donc des autres. Elle lui est essentielle. La définition, qui suit impliquer une perte d’identité. Or, nous ne sommes pas ainsi les articulations du réel, comme le voulait Platon, prêts à l’admettre. Tout ce qui est dans le temps change devient un outil de pensée, comme le souhaitait Aristote. en effet perpétuellement, et si le changement abolissait Le problème philosophique de l’identité, on ne pourrait plus rien l’identification des objets et de leur identifier. Pour sauver ces classement est bien connu des spéconcepts, les philosophes ont donc cialistes. Conserver le patrimoine, entrepris de distinguer plusieurs Les problèmes c’est authentifier des objets non types de changement. Pour Platon d’intégrité identifiés. C’est définir et appliet Aristote, il s’agissait de difféet d’authenticité quer des critères de classement. rencier ceux qui conservent l’idenDans le premier cas, on établit tité et ceux qui l’altèrent. Mais il qui se posent en généralement une relation entre fallait pour cela connaître la nature conservation-restauration une œuvre et un auteur, c’est-à-dire des êtres soumis au changement. sont ceux sur lesquels entre deux individus. Dans le Le problème était donc ontolotravaillent les philosophes second, on les ramène en revanche gique avant d’être physique, depuis l’Antiquité. à un terme plus vaste : un genre, comme précédemment. Jusqu’à une période, une procédure. Cela quel point un être peut-il changer fonctionne bien, avec quelques diftout en restant le même ? Y a-t-il ficultés chroniques44. Mais le proune limite à ne pas dépasser pour blème que posent les déplacements dans l’arbre de qu’il conserve son identité ? Le « sophisme du tas », ou Porphyre n’a finalement pas changé : c’est celui de l’onsorite, est une variante quantitative de celui du croissant. tologie classique. Si deux grains de sable ne font pas un tas, combien en Que valent en effet nos procédures d’identification et de faut-il ? De même, si l’on ne change pas le bateau en classement ? Sont-elles légitimes ? Correspondent-elles remplaçant une seule planche, quand le changement se aux articulations du réel ? Ou s’agit-il de fictions, fait-il ? La limite à ne pas dépasser est-elle quantitative, encore plus artificielles que les objets sur lesquels elles qualitative ou modale ? Les problèmes d’intégrité et opèrent ? Quel être et quel crédit leur accorder ? Quel d’authenticité qui se posent en conservation-restaurastatut concéder aux œuvres restaurées ? Leur patrimotion sont ceux sur lesquels travaillent les philosophes nialisation en menace-t-elle l’authenticité ? Martin depuis l’Antiquité. Le bateau de Thésée en est l’illustraHeidegger s’est déjà posé la question45 et Françoise tion légendaire. Le navire conservé par les prêtres est-il Choay a critiqué, après d’autres, l’usage rituel de ces authentique ? La question ne se pose pas si l’on en concepts46. change toutes les planches, car rénover n’est pas resJe vous propose, plus naïvement, de tenter une seconde taurer. Mais que fallait-il ne pas changer pour qu’il expérience de pensée pour mettre à l’épreuve nos idées. Il conserve son identité ? Y a-t-il une méthode à suivre, ou s’agit de sonder la barque du patrimoine dans laquelle une pièce à ne pas remplacer ? Comment juger de son vous allez bientôt monter, sans courir le risque de la faire authenticité ? L 13 crbc n° 27 41. Platon, Phèdre, 265c-266c. 42. Aristote, Seconds analytiques, I, 4. 43. Porphyre, Isagoge, §4-8. 44. Jean-Michel Leniaud, Chroniques patrimoniales, éd. Norma, Paris, 2001. 45. Martin Heidegger, Être et temps, §73, Gallimard, Paris, 1964. 46. Françoise Choay, « Sept propositions sur le concept d’authenticité », dans Conférence de ara sur l’authenticité, UNESCO, 1995, pp. 101-120. 47. Plutarque, « Vie de Thésée », Les Vies des hommes illustres, Gallimard, I, Paris, p. 21. 3 20 Pierre Leveau:Gabarit conservation 07/12/2009 20:57 Page 14 ÉTHIQUE ET HUMEUR FIGURE 6 : LES IDENTITÉS DE NOMS ET DE CHOSES Aristote distingue quatre types d’identité du héros ? La question ne porte plus sur l’essence de l’objet, comme précédemment, mais sur celle du patriLe mythe a refait surface au début de l’époque moderne. moine. Chaque solution aura ses partisans, et David Hobbes refusa d’identifier le navire rénové au vaisseau Wiggins rejoint ainsi Riegl. Le problème divisera, selon d’origine, en inventant un argument anticipant sur les lui, la société en deux clans. Comme le conflit de l’hispratiques actuelles48. Supposons avec lui que les toricité et de l’usage opposait les conservateurs au clergé planches du bateau n’aient pas été jetées mais conserdans le scénario de Riegl, il oppose les antiquaires aux vées, puis traitées et remontées. On n’aurait pas un prêtres dans le sien. Mais pour Wiggins, la question n’est navire rénové, comme chez Plutarque, mais deux vaispas de savoir qui est pour nous le meilleur candidat, seaux. L’un serait le fac-similé de comme pour Riegl. Il s’agit plutôt l’original, aujourd’hui perdu, et de savoir si le problème a une solul’autre le résultat d’une restauration en soi, indépendamment de tion. Hobbes pensait apporter ainsi nous et de nos choix. e patrimoine une réponse empirique à un proindustriel, blème métaphysique : la question Construire scientifique, de savoir si le bateau rénové est archéologique, le bateau de Séthée identique à celui de Thésée ne se les bibliothèques et pose plus puisque chacun peut La vie de Thésée ne donne pas les les archives sont parfois constater dans les faits qu’ils sont raisons de la mort du héros. Le négligés, parce que différents. Stéphane Ferret a mythe dit seulement que son hôte et leurs objets ne sont pas consacré un livre au sujet, où il fait ami, le roi Lycomède, le tua, sans immédiatement singuliers. l’inventaire des solutions que la que l’on sache pourquoi. La conserC’est eux que vise le philosophie contemporaine provation-restauration pourrait-elle bateau de Séthée, produit pose au problème de l’identité49. La ajouter un épilogue à cette histoire en série à la différence variante de David Wiggins mérite pour qu’elle témoigne davantage de de celui de Thésée. d’être retenue50 car elle montre que ses préoccupations actuelles ? Je l’analyse de Riegl reste d’actualité. vais m’y essayer. Supposons que Supposons avec le philosophe améThésée ait eu un problème d’idenricain que les Athéniens aient tité, comme son bateau. Imaginons décidé d’ériger un monument à la gloire de leur héros et qu’il ne soit pas mort, mais que son ami l’ait fait croire qu’il existe, comme le dit Hobbes, un fac-similé en plus pour qu’il puisse commencer une nouvelle vie, sous un de l’original restauré du bateau. La question serait pour nouveau nom. Thésée s’appelle maintenant Séthée, anaeux de savoir quel navire devrait être intégré à l’édifice gramme du précédent. Il a créé son entreprise et fabrique commémorant les exploits de leur libérateur : celui qui des bateaux dans un autre pays. Il a déposé un brevet, en a conservé la matière, mais pas la fonction, étant construit un prototype et produit des navires en série, impropre à la navigation ? Ou celui qui en a conservé la qu’on appelle les « bateaux de Séthée ». Il en existe de fonction, mais pas la matière, ayant été entièrement nombreux, tous identiques au fameux « bateau de refait ? Lequel de ces navires est le plus conforme à l’oriThésée » dont il a repris les plans à bon droit. Là s’arrête ginal ? Lequel témoigne le plus fidèlement des aventures la fiction. Ici commencent les questions. La première Restaurer le bateau de Thésée L 48. Thomas Hobbes, De Corpore, The Molesworth Edition, p. 136. 49. Stéphane Ferret, Le Bateau de Thésée, éd. de Minuit, Paris, 1996. 50. David Wiggins, Sameness and Substance Renewed, Cambridge University Press, 2001, cité par S. Ferret. 14 crbc n° 27 3 20 Pierre Leveau:Gabarit conservation 07/12/2009 20:57 Page 15 ÉTHIQUE ET HUMEUR portera sans doute sur l’intérêt de cet épilogue. Est-ce secteurs. Elle permet d’en qualifier les frontières et de une farce ? J’espère m’en épargner le ridicule pour trois définir les positions des passagers embarqués, entre le raisons. réalisme, l’idéalisme, le nominalisme, le constructionIl oriente premièrement la réflexion vers d’autres secteurs nisme et leurs différentes versions. Cet épilogue n’est de la conservation-restauration que pas un raisonnement contrefactuel. les monuments et les œuvres d’art. Ce n’est pas non plus une contreLe patrimoine industriel, scientihistoire de la restauration51 ou un fique, archéologique, les biblionouveau mythe. C’est une quesa question que pose thèques et les archives sont parfois tion. Celle que pose le bateau de le bateau de Séthée négligés, parce que leurs objets ne Séthée ne se limite pas à celle du ne se limite pas sont pas immédiatement singuliers. bateau de Thésée. Ce n’est pas à celle du bateau C’est eux que vise le bateau de seulement celle de la conservation de Thésée. Ce n’est pas Séthée, produit en série, à la difféet de l’authenticité. C’est aussi seulement celle de la rence de celui de Thésée. L’exiscelle de la prolifération ontoloconservation et de tence des deux vaisseaux sert à gique et matérielle des objets : comparer les critères d’authenticité c’est celle de leur classement et de l’authenticité. C’est aussi des différents secteurs. leur gestion. Jadis, le legs du fils celle de la prolifération L’intérêt de cette fiction est d’Égée était unique, monumental ontologique et matérielle deuxièmement de faire foncet sacré. Il est maintenant divers, des objets : c’est celle tionner ces critères sur le terrain de profane et vulgaire. Thésée a donc de leur classement l’ontologie en même temps que sur bien changé ; appelons-le Séthée. et de leur gestion. celui des sciences sociales. Il mulQue faut-il donc faire de tous ces tiplie les objets à dessein. On est objets ? Faut-il tout conserver ou passé d’un bateau chez Plutarque, supprimera-t-on les doubles ? Où à deux chez Hobbes et à toute une les rangera-t-on, dans les réserves flotte ici. Ils ont tous le même auteur mais ne relèvent ni de l’être et des musées ? Quel statut ontologique leur de la même juridiction, ni de la même direction, et n’ont donner ? Seront-ils tous stockés à bord de l’arche de pas la même fonction. La question est de savoir si l’on Noé de la conservation-restauration qui doit sauver le a multiplié les êtres en même temps que les objets, patrimoine des crues de la Seine ? Ou resteront-ils à quai sachant qu’ils sont construits sur le même plan mais que pour ne pas charger la barque ? leur sens et les usages sont différents. Le troisième intérêt du bateau de Séthée est enfin d’arLes quatre identités raisonner, à partir d’un seul objet, l’ensemble des problèmes ontologiques posés par l’unification du champ Ouvrons donc la boîte à outils des philosophes pour de la conservation-restauration des biens culturels. Cette tâcher de démêler cet écheveau. Le problème est le suiclasse complémentaire de bateaux doit servir à mettre en vant : nous disons que Thésée a changé d’identité en se évidence les articulations naturelles de ses différents faisant appeler Séthée. Mais il a seulement changé de L FIGURE 7 : CRITÈRES GOODMANIENS D’AUTHENTIFICATION DES ŒUVRES Nelson Goodman distingue deux types d’art 51. Patrick Ponsot, « Leçons américaines », dans La Tribune de l’art, 9 juin 2006. 15 crbc n° 27 3 20 Pierre Leveau:Gabarit conservation 07/12/2009 20:57 Page 16 ÉTHIQUE ET HUMEUR fonction dans la société. Il n’est plus un héros mais un périlleux de commencer l’ascension sans s’assurer entrepreneur. Si nous savions que Séthée est en réalité auparavant du concours de l’ontologie contemporaine, Thésée – le seul, le vrai, l’authentique –, nous dirions car l’affaire ira en se compliquant. Henri-Pierre Jeudy54 qu’il vit sous une fausse identité. La question est de et Jean-Michel Leniaud55 nous ont déjà prévenus : cette savoir si nous le dirions aussi de son bateau : comme quête de l’un, du genre ultime, ne s’achèvera que son propriétaire, il a en effet changé de fonction pour la lorsque le patrimoine « culturel » de l’humanité s’unira société. Ce n’est plus un navire à son patrimoine « génétique », mais un monument, et il ne sert puis au patrimoine « financier » plus au transport mais à la commépour ne former qu’un seul objet. moration. Supposons que sa patriCette trinité d’un genre plus élevé e but n’est pas monialisation ne l’ait pas davandonnera-t-elle au culte de noude proposer ici tage changé. Dirions-nous qu’il vit velles idoles ? Qu’imaginer après un critère d’identité sous une fausse identité comme le sol, le sang et l’argent ? Le spécifique pour chaque nous le disons de Thésée ? champ du patrimoine couvrira-t-il objet, mais de parvenir Comment la patrimonialisation un jour le monde entier, des artéà les unir sous un même garantirait-elle alors l’authenticité facts aux organismes, en passant genre. Il s’agit de de l’objet ? En modifiant sa foncpar l’économie et l’écologie ? La découvrir une propriété tion, en change-t-elle la nature ? question est pour nous de savoir distinctive qui L’être du patrimoine se réduit-il à s’il n’existe qu’une unité nominale n’appartienne qu’à eux. son être social ? entre les espèces de ce genre L’idée est de passer Quelques distinctions concepsuprême ou si elles ont réellement tuelles empruntées à Aristote quelque chose en commun. Sur de la notion de « biens devraient nous aider à y voir plus quoi fonder cette foi en un seul culturels » à celle clair. Il existe, selon lui, quatre patrimoine ? Comment réunira-tde « patrimoine culturel ». types d’identité (fig. 6). Deux il, au-delà de toutes les Églises, des choses peuvent, premièrement, empires aussi différents que la être identiques par leur nom sans finance, la culture et la vie ? Son l’être réellement52 : c’est le cas des royaume adviendra-t-il ? Ou homonymes, qu’il s’agisse d’individus ou d’objets, sommes-nous dupes des mots parce que ces objets n’ont comme la main d’une statue et celle d’un homme, qui ne en commun qu’un nom ? Comment se faire un patriremplissent pas la même fonction bien qu’on leur donne moine ? Comment cette propriété survient-elle ? le même nom. Deuxièmement53, deux êtres sont numéDépend-elle de l’authenticité de l’objet ? riquement identiques s’ils n’en forment qu’un seul, c’est-à-dire s’il n’existe entre eux qu’une différence L’identité numérique nominale et non réelle : c’est ainsi que Séthée et Thésée des biens culturels sont la même personne, ou que Vénus et l’Étoile du matin sont un même corps, numériquement identique. Revenons pour commencer aux individus concrets, au Troisièmement, deux êtres sont spécifiquement idenfond de la caverne et au plus bas de l’échelle des êtres. tiques s’ils appartiennent à une même espèce, tout en On peut s’assurer de leur identité numérique de nométant numériquement différents : on dit que Vénus et la breuses façons. Ce nombre s’explique par la nécessité Terre sont spécifiquement identiques en dépit de leurs de distinguer les organismes et les artéfacts. Selon différences, parce qu’elles appartiennent à une même Locke, par exemple, un individu reste le même tant que catégorie de corps célestes, les planètes. Quatrièmement son existence n’est pas interrompue56. Si elle pouvait enfin, deux objets sont génériquement identiques s’ils recommencer, elle aurait deux commencements ; mais il appartiennent à un même genre, bien qu’ils soient spéy aurait alors deux existences et donc deux êtres numécifiquement différents : Vénus et le Soleil le sont, car ce riquement distincts. La continuité spatio-temporelle sont deux corps célestes, dont le premier est une planète semble donc fournir un critère satisfaisant d’identité et le second une étoile. Il existe ainsi pour Aristote individuelle. Celui-ci ne convient cependant qu’aux quatre types d’identité : nominale, numérique, spéciorganismes, non aux artéfacts, comme le montre la verfique ou générique. Que dire alors du fils d’Égée et de sion hobbienne du bateau de Thésée. Un objet démonté ses vaisseaux ? puis remonté reste le même, bien qu’il ait une existence Le but n’est pas de proposer ici un critère d’identité spédiscontinue. Son identité semble moins dépendre de la cifique pour chaque objet, mais de parvenir à les unir continuité de son être que du rapport de ses parties. sous un même genre. Il s’agit de découvrir une propriété L’unité compositionnelle serait-elle donc un critère distinctive qui n’appartienne qu’à eux. L’idée est de d’identité numérique satisfaisant pour les artéfacts ? passer de la notion de « biens culturels » à celle de Non : si le problème du démantèlement valide sa candi« patrimoine culturel ». Dit en image, cela revient à dature, celui de l’authenticité l’invalide en fait. Il ne monter dans l’arbre de Porphyre, le long de l’échelle des permet pas, en effet, de distinguer le bateau de Thésée êtres, en suivant le chemin de la dialectique ascendante de son fac-similé ou des bateaux de Séthée. Si leur comqui va du multiple à l’un. Les idées ne manquent pas position est la même, seul le premier est authentique, et pour se lancer vers le sommet, depuis les valeurs histoil est donc essentiel de pouvoir les distinguer. L’aporie riques, esthétiques, culturelles, jusqu’à la fonction de la copie a conduit Nelson Goodman à diviser les arts sociale et l’intégrité matérielle de l’objet. Mais il serait en deux catégories, chacune ayant sa propre procédure L 52. Aristote, Métaphysique, I, 4, 1006b.20. 53. Aristote, Topiques, I, 7, 103a. 5-20. 54. Patrimoines en folie, sous la direction d’Henri-Pierre Jeudy, éd. Maison des sciences de l’Homme, Paris, 1990, pp.1-12. 55. Jean-Michel Leniaud, Les Archipels du passé, Fayard, Paris, 2002, pp. 18-21. 56. John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, II, XXVII, §1, Vrin, Paris, 1989. 16 crbc n° 27 3 20 Pierre Leveau:Gabarit conservation 07/12/2009 20:57 Page 17 ÉTHIQUE ET HUMEUR FIGURE 8 : TROIS CRITÈRES D’IDENTITÉ SPÉCIFIQUE Critères d’appartenance d’un objet à une classe d’authentification57. Lorsque la reproduction d’une œuvres d’art est d’abord sémantique. Le problème que œuvre ne fait pas de la copie un faux, comme c’est le cas pose ce critère dans le cas du patrimoine est de savoir en musique ou en littérature, l’art est dit « allographe » comment un objet qui n’a pas d’identité sémantique paret le critère d’identification est notationnel. L’œuvre est ticulière, ni d’essence individuelle, peut en acquérir une, authentique si elle est exécutée conformément aux indià l’instar du bateau de Thésée hier ou de celui de Séthée cations de l’auteur. À l’inverse, lorsqu’on copie demain. On comprendra ainsi comment ramener ces l’œuvre, elle n’est pas tenue pour authentique, comme espèces aussi différentes à l’unité d’un même genre en peinture ou en sculpture ; l’art est dit « autographe » puisque tout peut être patrimonialisé. Il s’agit d’abstraire et le critère d’identification de l’œuvre ne peut être de ce qui précède un critère d’identité plus général pour qu’historique. On est sûr de son authenticité que s’il est continuer l’ascension dialectique du multiple vers l’un. possible d’établir que c’est bien elle que l’auteur a proComment réunira-t-on tous ces biens ? Quelles difféduite (fig. 7). Cette différence rences individuelles faudra-t-il négliger ? Que faudra-tessentielle, liée à deux procédures il conserver ? Comment transford’authentification, distingue deux mera-t-on des « biens culturels » types de patrimoine et fournit un en un « patrimoine culturel » ? critère d’identité numérique pour Quel est le prix à payer pour que le e problème que pose chaque catégorie. On ne risque miracle ait lieu ? Que faut-il sacri[l’authenticité] plus de confondre le bateau de fier sur l’autel du culte ? Devronsdans le cas Thésée avec son fac-similé ou nous abandonner nos anciennes avec ceux de Séthée car, s’ils se théories pour d’autres ? À quelle du patrimoine composent des mêmes pièces, nouvelle Église faudrait-il se est de savoir comment aucun n’est construit de la même convertir ? un objet qui n’a pas façon, et cette différence de consd’identité sémantique truction crée entre eux une difféparticulière, ni d’essence L’identité spécifique du rence de nature. individuelle, peut en patrimoine culturel (fig. 8) Avons-nous enfin trouvé le critère acquérir une, à l’instar que nous cherchions ? Roger du bateau de Thésée ou Pouivet ne le croit pas : toute Il n’est pas difficile de poursuivre de celui de Séthée. œuvre est, selon lui, porteuse d’un l’enquête sur l’identité de ces biens message qui fait son originalité. au niveau de l’espèce puisqu’il Cette signification particulière lui existe d’autres critères d’identité donne sa véritable identité artisplus généraux. Nous disons que tique. Elle ne se réduit pas à l’intention de son auteur et deux objets sont spécifiquement identiques lorsqu’ils ont, pose des problèmes d’interprétation ; mais c’est elle qui soit la même forme, soit les mêmes propriétés, soit la la différencie des autres, la rend unique, plutôt que la même fonction. Salvador Munoz Vinas a récemment matière, la composition ou la continuité dans le temps. montré comment ce dernier critère pouvait s’appliquer au Elle lui tient lieu d’essence individuelle : d’haeccéité58. À patrimoine60. Supposons avec lui qu’un avion Mustang de l’opposé, les critères goodmaniens identifient les œuvres l’armée américaine ait été patrimonialisé (fig. 9). Avant, on en négligeant paradoxalement leur identité puisqu’ils les le réparait. Maintenant, on le restaure. Pourquoi ? On peut considèrent comme des objets simplement physiques et se demander, premièrement, s’il est utile de donner des non esthétiques. L’objection de Roger Pouivet faite à noms différents à des opérations formellement semblaGoodman est finalement celle que Brandi adressait aux bles, faites sur des objets matériellement identiques, et, scientifiques59 : ils oublient l’essentiel si l’identité des deuxièmement, s’il est juste de les confier à des profes- L 17 crbc n° 27 57. Nelson Goodman, Langages de l’art, III, 3-5, Jacqueline Chambon, 1990. 58. Roger Pouivet, L’Ontologie des œuvres d’art, VIII, 2, p. 198. 59. Cesare Brandi, « Restauration et enquête scientifique », dans Cesare Brandi, la restauration : méthode et étude de cas, éd. INP/Stratis, 2007. 60. Salvador Munoz Vinas, Contemporary Theory of Conservation, 2, Elsevier, 2005, pp. 27-29. 3 20 Pierre Leveau:Gabarit conservation 07/12/2009 20:57 Page 18 ÉTHIQUE ET HUMEUR FIGURE 9 : LE FONCTIONNEMENT DU PATRIMOINE Changement de fonction par patrimonialisation sionnels n’ayant pas la même formation. Que signifie donne son identité spécifique et son unité. C’est pourcette fermeture du marché et cette appropriation de quoi un bateau rénové reste identique à lui-même, l’objet ? Ce jeu de langage cacherait-il une prise de pouconclut Hume, tant qu’il ne change pas de fonction. voir ? L’intérêt de la réponse de Munoz Vinas est de le Mais le philosophe va plus loin en examinant le cas légitimer, en montrant que la patrimonialisation ne d’une église sauvée de la ruine par ses fidèles. Même change pas la forme ou la matière des objets mais leur s’ils en changeaient le plan et les matériaux, nous dit-il, fonction. Le Mustang est maintenant un symbole. Il elle resterait la même pour eux tant qu’ils continueraient représente à lui seul l’ensemble de sa catégorie et, à trad’y pratiquer leur culte. La croyance en l’identité ne vers elle, un épisode de l’histoire américaine. Il n’a plus s’explique pas seulement par la finalité, comme précéune fonction motrice mais une foncdemment ; elle s’explique aussi tion symbolique. Il acquiert avec par la coutume et la fréquence. cette nouvelle identité l’individuaC’est parce que les fidèles n’ont lité qui lui manquait comme produit pas changé d’habitude qu’ils pen’intérêt de la réponse technique. Munoz Vinas fait de la sent que l’église est la même, bien de Munoz Vinas métonymie la nouvelle règle de qu’elle ait complètement changé. est de [montrer] fonctionnement de l’objet : comme L’accoutumance est ainsi le prinque la patrimonialisation la partie désigne le tout dans cette cipe subjectif de notre croyance en ne change pas la forme figure du discours, l’avion renvoie à l’identité des êtres, selon Hume. ou la matière des objets l’héroïsme du peuple américain Cela vaut pour chacun de nous : mais leur fonction. Le dans le musée. Sa reconnaissance nous ne restons pas identiques à Mustang est maintenant par une conscience le fait foncnous-mêmes au cours du temps ; un symbole. Il représente tionner : elle lui donne une identité nous sommes sans cesse transà lui seul l’ensemble de sémantique et une essence indiviformés par de nouvelles percepsa catégorie et, à travers duelle, à l’instar des œuvres d’art ou tions, qui recomposent régulièredes monuments. Si le Mustang ment notre être, comme les fidèles elle, un épisode patrimonialisé est donc un trope, on rebaptisent l’église. Nous croyons de l’histoire américaine. a à la fois tort et raison de voir dans être les mêmes parce que la transile langage de la conservationtion coutumière que nous faisons restauration une manipulation rhéentre nos idées nous donne le sentorique. Le patrimoine institue, timent de la continuité de notre vie autant que le discours, un ordre symbolique. La question psychique. Mais pour l’individu comme pour l’église, est de savoir ce qui le légitime. c’est une foi fondée sur l’habitude. C’est une croyance David Hume donne une réponse étonnante à cette quessubjective, conclut Hume, sans fondement objectif. tion dans l’analyse qu’il fait de l’identité personnelle61. C’est une construction sociale. Un bateau réparé, dont toutes les pièces seraient chanConcluons donc cette affaire. L’exemple du Mustang gées, conserve, selon lui, son identité. Un navire est, en donné par Munoz Vinas montre que la patrimonialisation effet, un moyen en vue d’une fin donnée, et celle-ci s’accommode parfaitement d’un changement de foncexplique non seulement le choix des matériaux, mais tion de l’objet, et l’implique même : on dit que l’avion également la forme de l’objet. C’est donc elle qui lui est authentique, alors que son fonctionnement n’est plus L 61. David Hume, Traité de la nature humaine, I, IV, VII, Aubier, Paris, p. 350. 18 crbc n° 27 3 20 Pierre Leveau:Gabarit conservation 07/12/2009 20:57 Page 19 ÉTHIQUE ET HUMEUR mécanique mais symbolique. L’exemple de l’église construction sociale ? Au sens banal où c’est un produit donnée par Hume ajoute à cela que la reconnaissance de l’activité humaine, choisi et conservé par les patrimoniale peut s’accompagner d’une transformation hommes ? Mais comment croire à l’authenticité des matérielle et formelle de l’objet, c’est-à-dire d’une perte objets s’il n’y a que des artifices humains ? Le culte complète d’intégrité : le bâtiment conserve son identité perd-il son sens en versant dans l’idolâtrie ? Faut-il en pour les fidèles, qui l’ont entièrement reconstruit en conclure que tout est fiction en faisant le deuil de l’être, continuant de célébrer l’office. Ces deux formes de patridu vrai et de l’essence ? Qu’est-ce qu’une essence monialisation peuvent évidemment entrer en conflit. constructionnelle ? Mais ce n’est pas le sujet. Le fait que différentes espèces rivalisent au sein d’un même genre ne signifie pas qu’il L’essence constructionnelle n’existe pas. Le problème est plutôt de préciser la nature de ce dernier et de savoir comment l’unifier. Le patriLe constructionnisme affirme que tout est construit. Il moine est, selon Hume, une construction sociale repoadmet deux versions. La faible limite cette thèse à la réasant sur le consentement populaire. Sa reconnaissance lité sociale et maintient la différence du naturel et de l’arest, pour Munoz Vinas, une opération symbolique rentificiel. La forte l’étend à la réalité tout entière et efface voyant métonymiquement à l’histoire d’un peuple. la distinction que l’autre conserve. Le constructionnisme Chaque analyse apporte un éléest donc antiréaliste, autant qu’antiment de solution, consistant à tenir idéaliste, au sens où il n’admet pas le patrimoine culturel pour une que l’on puisse connaître la nature construction sociale fondée sur une des choses en elles-mêmes, indéreconnaissance symbolique. Cette pendamment de nos constructions. l se peut donc que, hypothèse est constructionniste et Ian Hacking a fait de Kant le père entre le mot et nominaliste. L’unité du genre fondateur de ce courant de pensée, la chose, le patrimoine qu’elle constitue est simultanément qui devient dominant67. Rudolf soit un jeu de langage, nominale et réelle : nominale, car Carnap a voulu lui donner un fonun emblème, un signe, les objets qu’il contient présente dement logique au XXe siècle une forme symbolique des différences essentielles. Le (fig. 11). Il rejette l’idée d’essence ou un schème. patrimoine artistique n’est évidemmétaphysique : on ne peut, selon ment pas industriel, pas plus que le lui, connaître la nature des choses matériel n’est immatériel, ou le mêmes, mais seulement dériver naturel, culturel. Mais elle n’en est leur concept dans un système sympas moins réelle, car les objets qu’il ordonne forment un bolique donné, c’est-à-dire en connaître l’essence monde particulier en recevant des règles de fonctionneconstructionnelle68. Le constructionnisme se définit ainsi ment spécifiques : la reconnaissance symbolique qu’on y par son refus d’admettre l’existence d’une donnée irréopère dans tous les secteurs crée finalement un genre ductible à une procédure de construction. Il conduit au unique. Il se peut donc que, entre le mot et la chose, le pluralisme et au relativisme. Pour Nelson Goodman qui patrimoine soit un jeu de langage62, un emblème63, un l’a introduit dans l’art, tous les faits sont faits, au sens où signe64, une forme symbolique65 ou un schème66. Si l’idée ils sont construits dans des théories : il n’y a pas de fait n’est pas nouvelle, on oublie parfois qu’elle fut inventée en soi. Mais on ne peut pas non plus dire qu’il y ait des par des philosophes qu’il serait utile de consulter à nouversions des faits, car ce serait penser qu’ils existent veau pour dresser la carte de la terre promise à la conserencore indépendamment d’elles. C’est pourquoi le vation-restauration (fig. 10). constructionnisme ne conduit pas au relativisme, où l’on En quel sens faut-il dire que le patrimoine est une ne connaît que son point de vue particulier, mais à la rela- I FIGURE 10 : SYNTHÈSE Formulation d’une hypothèse de travail 19 crbc n° 27 62. Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, §2, 7, 54, 85, Gallimard, 1975, pp. 199-206. 63. Marc Guillaume, La Politique du patrimoine, éd. Galilée, Paris, 1980. 64. John Searle, La Construction de la réalité sociale, Gallimard, Paris, 1998. 65. Jean Davallon, Le Don du patrimoine : une approche communicationnelle de la patrimonialisation. Hermès Sciences/ Lavoisier, Paris, 2006. 66. Pierre Livet et Frédéric Nef, op. cit., chap. 4-10. 67. Ian Hacking, Entre science et réalité, éd. La Découverte, Paris, 2001, pp. 64-72. 68. Rudoph Carnap, Der Logische Aufbau der Welt, §161. 3 20 Pierre Leveau:Gabarit conservation 07/12/2009 20:57 Page 20 ÉTHIQUE ET HUMEUR FIGURE 11 : DEUX SENS DE L’ESSENCE Rudolf Carnap distingue deux types d’essence tivité, selon laquelle chaque système symbolique d’objets symbolisés. Le chemin le plus simple, en parconstitue un monde ouvert à tous. Les faits n’existent tant des objets, consiste à prendre le « tournant linguisalors que dans les versions, et il en est autant que de symtique », puis à poursuivre sur la voie du constructionnabolisations possibles, c’est-à-dire de procédures lisme. Cela ne signifie pas que ce soit la seule route, ni construisant des substituts formels d’objets en vue d’un la meilleure, et qu’elle ne soit pas semée d’embûches. usage donné69. Pour Goodman, les Son tracé devrait prendre la forme systèmes constructionnels foncd’une ontologie régionale, donnant tionnent finalement comme des les cartes des terrains parcourus. cartes : ils sont valables, mais relaMarx dit que les seuls problèmes i l’être ne va pas tifs à un type de projection donné théoriques qu’une époque peut se sans le connaître, qui configure différemment le poser sont ceux qu’elle est capable la conclusion de monde, en ne retenant que certains de résoudre par la pratique. Il cette enquête est que traits du paysage. Jacques semble aujourd’hui possible d’unil’on ne peut résoudre Morizot70, qui a introduit son fier les théories de la conservationce problème ontologique œuvre en France, souligne à ce restauration en même temps que la sans poser celui propos que ce constructionnisme discipline étend son champ. La de l’épistémologie ne s’oppose pas au réalisme et relaphilosophie contemporaine disdu domaine. tivise l’ontologie : il existe de nompose d’outils adaptés. Mais cette breuses façons de faire des résolution théorique ne peut se mondes, selon Goodman, et tous faire indépendamment de la prasont réels. La question est maintetique, et l’on peut donc se nant de savoir si l’on peut construire ainsi celui de la demander si elle pourra se faire en France, tant les conservation-restauration des biens culturels. mondes de la restauration, de la recherche et, surtout, de la philosophie sont éloignés. Pour ma part, je n’ai pas voulu dire que le patrimoine est une construction Conclusion sociale. Mais j’espère avoir montré en quel sens on peut En nous intéressant à la question de la légitimité et de le penser. L’historiographie de la conservation-restaural’authenticité dans le champ de la conservation-restauration des biens culturels conduit à s’intéresser à son ontotion des biens culturels, nous avons donc voulu exalogie, en posant la question de l’investiture. Si l’être ne miner le rapport de l’être, du savoir et du pouvoir dans va pas sans le connaître, la conclusion de cette enquête le domaine. Nous sommes donc partis du fond de la est que l’on ne peut résoudre ce problème ontologique caverne imaginée par Platon et des individus que sans poser celui de l’épistémologie du domaine. Porphyre situe au bas de son arbre. Nous sommes finalement parvenus à remonter de ces particuliers aux REMERCIEMETS espèces, puis au genre qui les contient tous, en suivant Je remercie Katia Baslé, Marie Berducou, David Cueco, le chemin qui monte des artéfacts vers les biens cultuDenis Guillemard, Françoise Joseph, Jean-Michel rels, jusqu’au patrimoine. Nous pouvons maintenant Leniaud, Pierre Livet, Thierry Martel, Grazia icosia et indiquer la route que nous avons suivie, cette dialectique Roger Pouivet pour leur soutien dans le troisième épiascendante, où l’on part de rien – de la forme et de la sode de cette aventure, qui leur doit l’essentiel de ses matière d’une revue – pour arriver à tout : au monde réflexions. S 69. Nelson Goodman, Manière de faire des mondes, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1992. 70. Jaques Morizot, La Philosophie de l’art de elson Goodman, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1996. 20 crbc n° 27