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Études finno-ougriennes, vol. 39 Johanna LAAKSO LES CONGRÈS DES FINNO-OUGRISTES : UNE INSTITUTION À LA CROISÉE DES CHEMINS ? ___________________________________________________ Résumé français. ___________________________________________________ LES ORIGINES DANS LE MONDE DE LA GUERRE FROIDE Lorsque, en 1960, les chercheurs en finno-ougristique de part et d’autre du rideau de fer se réunirent à Budapest pour la première grande rencontre internationale de la discipline, rares étaient ceux qui auraient pu prédire que les congrès deviendraient une pratique régulière. De ce premier congrès des finno-ougristes on garde plutôt le souvenir (peut-être parce que ceux qui se le remémorent aujourd’hui étaient encore jeunes à l’époque) d’une expérience extraordinairement vivifiante, unique en son genre. Les finno-ougristes occidentaux avaient dû pendant des décennies se contenter de livres pour étudier les langues finno-ougriennes de Russie, et le fait de rencontrer des locuteurs de ces langues, surtout des figures légendaires de la discipline comme V. I. Lytkin ou E. E. Rombandeeva, était comparable pour un latiniste à la rencontre d’un Cicéron en chair et en os. L’Estonie se trouvait depuis seize ans, même pour ses cousins finlandais, derrière un rideau de fer presque infranchissable, et surtout la finnoougristique estonienne incarnée par Paul Ariste était tout juste en train de se remettre lentement de la guerre, de la terreur et de la fuite massive des élites. Les Hongrois étaient également derrière le rideau de fer : si peu de temps après 1956, un simple voyage subventionné vers la Finlande paraissait aux yeux des jeunes finno-ougristes de Hongrie un rêve tout à fait irréaliste. 8 JOHANNA LAAKSO Si l’on garde de ce premier congrès des finno-ougristes un souvenir nostalgique, c’est aussi parce que la relative modestie de l’événement lui donnait un côté chaleureux et évidemment intime. L’accent était mis là où il devrait l’être dans tout congrès, sur la rencontre et l’échange. Dès le départ se faisait cependant également sentir, derrière l’organisation, une fonction symbolique sur le plan des politiques culturelle et étrangère. Le petit groupe international des organisateurs ne représentait pas seulement l’élite scientifique de la discipline, il avait probablement aussi des rapports étroits avec les cercles des décideurs politiques. Ainsi l’académicien Kustaa Vilkuna, qui avait pris part à l’organisation en tant que représentant de la Finlande, faisait-il notoirement partie du proche entourage du président Kekkonen. Nombre des organisateurs comprenaient sans doute que parmi les objectifs du congrès figurait un dessein bel et bien politique : percer des trous dans le rideau de fer. « L’idéal finno-ougrien » (heimoaate) de l’entre-deux-guerres, l’aspiration à une étroite collaboration culturelle et à un sentiment de solidarité notamment entre la Finlande, l’Estonie et la Hongrie, était, pour des raisons politiques, mis à l’index comme « antisoviétique ». Le but premier de l’idéal finno-ougrien n’était pas de s’opposer à l’URSS, mais ses partisans n’en avaient pas moins mis en lumière la façon dont, derrière « l’internationalisme marxiste » de ce pays, se dissimulaient en réalité le nationalisme pro-russe et l’oppression des minorités. Même le pouvoir soviétique avait indirectement reconnu ces frictions politiques lorsque, dans des procès pour l’exemple organisés dans le contexte de la terreur stalinienne des années trente, des intellectuels finno-ougriens furent accusés d’intrigues politiques avec des locuteurs occidentaux de langues apparentées 1. Bien que les victimes de cette terreur — à l’instar de Lytkin, précédemment mentionné, qui, par chance et grâce à sa santé robuste, survécut à des peines d’emprisonnement et d’exil — eussent été réhabilitées et les « outrances » du stalinisme reconnues avec embarras, il n’était plus possible de retrouver l’idéal finno-ougrien sous la forme qui, pendant 1 Voir notamment l’article d’Eva Toulouze, « Le “danger” finno-ougrien en Russie (1928-1932) : les signes avant-coureurs des répressions staliniennes », paru dans le tome 38 des Études finno-ougriennes. (N.D.L.R.) LES CONGRÈS DES FINNO-OUGRISTES 9 l’entre-deux-guerres, avait donné l’inspiration nécessaire à l’organisation de congrès culturels et éducatifs finno-ougriens. Fonder un congrès sur l’identité finno-ougrienne n’était possible que dans un cadre étroitement scientifique, sans lien avec la politique linguistique et culturelle. Tous ceux qui connaissaient la logique à double fond du régime socialiste comprenaient cependant ce que représentait la chance offerte par un congrès scientifique. Le trou ouvert dans le rideau de fer pourrait servir à chacun à mettre en avant ses propres traits culturels nationaux. Les participants seraient donc là non seulement en tant que spécialistes de la discipline et de leur thème de recherche, mais aussi en tant que membres de « délégations » de leur pays ou de leur nation, ils représenteraient non seulement la tradition universitaire de leur pays, mais aussi leur peuple et leur culture, et cela fut en grande partie reconnu par les États organisateurs « socialistes », qui pouvaient utiliser les congrès pour offrir une vitrine à leur politique des nationalités. La recherche en finno-ougristique était la plus florissante dans les pays où elle s’était développée en liaison avec les philologies nationales, c’est-à-dire en Finlande, en Estonie et en Hongrie, notamment parce que le fossé qui s’était creusé au cours du XXe siècle entre les études de langue et de culture, entre la linguistique et la philologie, n’avait pas, dans ces pays, eu le temps de devenir trop profond. Ainsi s’établit comme fondement organisationnel des congrès un principe de quotas qui se basait sur le triangle Hongrie-Finlande-URSS et sur un groupe connexe et fluctuant d’« autres pays », représenté par des chercheurs peu nombreux mais prestigieux, parmi lesquels, dans la génération des premiers organisateurs, figuraient par exemple Aurélien Sauvageot, Björn Collinder et Wolfgang Steinitz. Comme la philologie finno-ougrienne était encore, en Finlande, en Estonie et en Hongrie, considérée dans une certaine mesure comme relevant d’un ensemble baptisé « sciences nationales », et qu’ailleurs l’étude de langues exotiques ne pouvait pas, ne serait-ce que pour des raisons financières, être dissociée d’autres formes de recherche sur les peuples en question, les fondements scientifiques des congrès des finno-ougristes ont couvert un large spectre. Dès le départ, les congrès ont comporté, en plus de la linguistique, des sections distinctes consacrées à l’archéologie, à la recherche historique, à l’anthropologie, à l’ethnologie et même à l’étude des littératures contemporaines. Cette 10 JOHANNA LAAKSO hétérogénéité a commencé au fil des décennies à constituer un problème ou tout au moins un défi. De la même façon, l’institution a été confrontée également à plusieurs autres défis. UN ÉVÉNEMENT MÉDIATIQUE D’IMPORTANCE Le premier congrès des finno-ougristes inaugura une tradition de congrès se succédant tous les cinq ans. Les villes d’accueil étaient choisies parmi les capitales et les villes universitaires du triangle des « pays finno-ougriens » : en 1965 ce fut Helsinki, en 1970 Tallinn, qui appartenait alors à l’URSS (il ne pouvait être question de la ville universitaire de Tartu, fermée aux étrangers), en 1975 à nouveau Budapest, en 1980 Turku, en 1985 Syktyvkar dans la République des Komis, en 1990 Debrecen et en 1995 Jyväskylä. À cette date l’URSS avait déjà disparu et l’on décida de faire du triangle une organisation comprenant quatre pays hôtes, si bien que le congrès de l’an 2000 fut accueilli par Tartu dans une Estonie qui avait retrouvé son indépendance, après quoi vint à nouveau, en 2005, le tour des Finno-Ougriens de Russie, avec en l’occurrence Yoshkar-Ola dans la République des Maris. Les principes et l’image de marque des congrès s’étaient très tôt cristallisés de manière claire. À cette image précocement fixée ressortissait entre autres un joyeux multilinguisme se dissimulant derrière des intitulés latins (Congressus Internationalis Fenno-Ugristarum). L’allemand, qui de manière indéniable était encore à l’époque la langue la plus importante de la finno-ougristique internationale, n’était pas su de tous ou ne recueillait pas tous les suffrages, et l’anglais n’était pas encore la langue étrangère dominante chez des Finlandais ou des Hongrois qui avaient été scolarisés dans les années trente et quarante. Une infranchissable barrière linguistique excluait le russe et le français pour la plupart des chercheurs d’autres pays, et l’usage des grandes langues finno-ougriennes qu’étaient le hongrois et le finnois jouissait d’une tradition bien ancrée. La profusion des langues, quelque inévitable qu’elle soit, a par la suite favorisé la dispersion des congrès en sections officieuses, dans lesquelles les interventions en russe des chercheurs venus de Russie et les interventions en finnois LES CONGRÈS DES FINNO-OUGRISTES 11 des chercheurs finlandais ne sont écoutées que d’un petit groupe constitué de compatriotes. L’institution se stabilisant, les dimensions des congrès s’accrurent de façon vertigineuse, mouvement favorisé par la pluridisciplinarité — tout travail de recherche en sciences humaines ayant trait aux peuples finno-ougriens avait en principe droit de cité — et par le fait qu’en marge des activités scientifiques les congrès faisaient plus ou moins office d’agences de voyages finno-ougrienne. Pour un chercheur venant de Russie, se rendre à un congrès en Finlande ou en Hongrie pouvait tout à fait constituer un premier séjour hors de l’URSS, et il est très probable que, lors du congrès de Syktyvkar en 1985, beaucoup aient fait le voyage dans le seul but de voir la République des Komis, où il n’était pas possible de se rendre depuis l’Europe occidentale dans le cadre d’un séjour individuel. Ce tourisme scientifique était d’autant plus aisé que presque n’importe quelle communication pouvait figurer au programme du congrès, tant celuici était hétéroclite du point de vue des sujets abordés, et qu’en raison justement du caractère hétéroclite des sujets et des traditions universitaires il n’y avait pas non plus la moindre sélection qualitative. De fait, on trouve habituellement parmi les communications autant de véritables joyaux que de productions déconcertantes, aux frontières de la science et du bon sens. Dans les années quatre-vingt, les congrès des finno-ougristes comptaient déjà plus de mille participants et étaient devenus de grands événements médiatiques nationaux : on en parlait dans les journaux et les principaux bulletins d’information audiovisuels, les cérémonies d’ouverture et les grands discours voyaient intervenir de hauts représentants du gouvernement et des ambassadeurs d’autres pays finnoougriens. À côté des communications scientifiques on proposait un programme culturel varié, dont la fête de l’ours khantye organisée à Debrecen en 1990 offre peut-être l’exemple le plus impérissable. Le comble des manifestations mettant en scène la politique des nationalités et la politique culturelle à l’époque soviétique fut atteint à Syktyvkar en 1985. Les cercles influents en matière de politique scientifique et culturelle avaient employé les ressources de tout le gouvernement soviétique pour que la ville fût impeccable, propre comme un sou neuf. On vendait au coin des rues des bananes, fruits que le citoyen soviétique ordinaire n’avait jamais vus en vrai, comme 12 JOHANNA LAAKSO si cela faisait partie du quotidien du nord de la Russie. Les inscriptions en komi étaient vraisemblablement beaucoup plus nombreuses que d’habitude (je me rappelle m’être demandé, avec ma camarade de chambrée, si nous devions aller ajouter secrètement le tréma manquant du ö qui apparaissait sur l’affichette de bienvenue, écrite en komi, dont s’ornait la façade de l’hôtel), et pendant la cérémonie d’ouverture, où les musiciens et danseurs locaux faisaient montre de leurs talents, des choristes chantaient superbement : Vid’źa voömön, ćoj da vok ! « Bienvenue, frère et sœur ! » Du point de vue soviétique, le congrès était là pour permettre d’étouffer en douceur l’idéal finnoougrien. LE MONDE CHANGE, MAIS QU’EN EST-IL DE L’ORGANISATION ? Le comité qui avait organisé le congrès depuis le départ, un cénacle professoral international auto-constitué, devint au fil des ans un groupe nombreux mais vieillissant, que l’on a comparé au Comité olympique. À Jyväskylä en 1995, on constata que le moment était venu pour une rénovation de l’organisation, incluant une cure de jouvence : on élut au comité beaucoup de nouveaux membres, dont certains âgés de moins de quarante ans et quelques femmes, et l’on décida que les membres de plus de soixante-dix ans deviendraient des membres honoraires, qui auraient le droit de parole mais plus le droit de vote. Dans le cadre des nouvelles règles, on convint également d’une nouvelle structure pour le comité, réduit à l’incapacité par son élargissement : la responsabilité de l’organisation du congrès incomberait à un comité exécutif international, qui comprendrait un représentant de chacun des pays du triangle (ou plus tard du carré) ainsi qu’un représentant des « autres pays ». Par la suite, les règles ont été peaufinées lors des congrès, et l’on a notamment clarifié la procédure de désignation des nouveaux membres. (Les règles et la discussion qui a eu lieu à leur sujet ont été principalement publiées dans la revue Linguistica Uralica.) On ne s’est pas pour autant entièrement délivré des problèmes et des pommes de discorde, et peut-être ne s’en délivrera-t-on d’ailleurs jamais. La tradition des philologies nationales, grâce à laquelle les congrès des finno-ougristes ont pu croître et se développer, est d’un autre côté LES CONGRÈS DES FINNO-OUGRISTES 13 un fardeau politique et historique. Il n’existe pas d’organisme international de collaboration entre tous les finno-ougristes, d’« Union mondiale des finno-ougristes », et le comité n’est pas capable de se muer en quoi que ce soit de tel. Les possibilités de création d’une organisation ont été étudiées, mais en pratique les problèmes de droit international sont un obstacle infranchissable. Le comité n’existe donc qu’en vue des congrès, et sa légitimité politico-juridique est héritée du comité d’organisation originel. En pratique, la base du comité est formée des sections nationales, celle de chacun des pays organisateurs (Finlande, Estonie, Hongrie, Russie) et, tout du moins en théorie, celle des « autres pays ». Leur capacité à fonctionner a largement fluctué ces derniers temps — certaines sections ont eu des difficultés à organiser des réunions atteignant le quorum ou à aboutir à des décisions claires. Au-delà des dissensions internes, la mobilité internationale peut poser des problèmes : un chercheur finlandais, hongrois ou russe rattaché à une université étrangère peut-il être membre de sa section nationale ou doit-il figurer dans la section « autres pays » ? LE CONGRÈS DE YOSHKAR-OLA ET SES DÉLICATES QUESTIONS DE SCIENCE ET DE POLITIQUE Quand on décida, aux congrès de Jyväskylä en 1995 puis de Tartu en 2000, que le congrès de 2005 qui devait échoir aux Finno-Ougriens de Russie se tiendrait à Yoshkar-Ola, cette ville, capitale de la République des Maris, semblait une sorte de figure de proue d’un nouveau réveil national. La République des Maris avait déjà été le cadre de congrès littéraires et culturels finno-ougriens. Par le nombre de ses locuteurs, le mari semblait faire partie des langues ouraliennes de Russie les moins menacées, et il flottait dans l’air comme un parfum de renouveau. Mais au début du nouveau millénaire, la situation politique de la république se dégrada rapidement. Le nouveau président Leonid Markelov se mit à étouffer les voix d’opposition, notamment celles des personnes à qui son attitude arrogante et intolérante envers la langue et la culture maries (lui ne parlait que le russe) n’avait pas l’heur de plaire. 14 JOHANNA LAAKSO À l’approche du congrès de Yoshkar-Ola, on entendit de plus en plus souvent d’alarmantes nouvelles de la République des Maris. Les organisations maries subissaient des pressions. Le domaine d’activité des institutions culturelles était restreint. Les personnes critiquant la politique économique du président, le culte de la personnalité ou la politique des nationalités étaient menacées ou molestées, voire envoyées à l’hôpital. Au même moment, l’organisation du congrès semblait faire du sur-place ou se heurter à des problèmes de mise en place au niveau local. Les autres sections nationales du comité international firent part de leur inquiétude et se désolèrent de la mauvaise circulation de l’information et des difficultés de communication : parfois les courriels n’arrivaient pas à destination et l’on ne répondait pas au téléphone ; rassembler les représentants non-russes à Yoshkar-Ola dans le cadre de réunions de préparation représentait, en raison de la durée du voyage et des formalités de demande de visa, une difficulté presque insurmontable. De nombreux finno-ougristes non russes en vinrent à douter sérieusement que le congrès de Yoshkar-Ola puisse avoir lieu et songèrent à l’organisation de quelque événement de substitution. Dans certains milieux, on imagina aussi de boycotter le congrès pour protester contre l’évolution politique préoccupante de la République des Maris. Quand enfin le congrès commença, de nombreux chercheurs, en particulier non russes, n’avaient pas pris la peine de s’inscrire ou avaient annulé leur inscription. Bien souvent la raison n’en était pas même l’opposition politique ou la crainte de ne pas être en sécurité, mais plutôt la mauvaise circulation des informations — il était bien malaisé d’apprendre quoi que ce fût au sujet des progrès de l’organisation et du programme —, la difficulté d’obtention des visas et le voyage, long et pénible, qu’on était en pratique contraint d’effectuer via Moscou. Le programme du congrès présentait donc des trous, mais malgré cela il n’était jamais mis à jour : sur les listes d’intervenants et de participants figuraient encore des « âmes mortes », y compris les personnes qui avaient annulé leur participation et même celles qui ne s’étaient jamais inscrites. L’activité normale des congressistes en devenait impossible : après s’être mis en quête d’une communication intéressante parmi les nombreuses sessions superposées, on découvrait seulement à l’entrée de la salle que la communication n’aurait pas LES CONGRÈS DES FINNO-OUGRISTES 15 lieu, ou qu’elle avait déjà eu lieu parce que celle qui devait la précéder n’avait pas eu lieu. De plus, la barrière linguistique entre la Russie et le reste du monde gênait les aspects pratiques de l’organisation, car il n’y avait pas assez de personnel maîtrisant les langues d’Europe occidentale. En lieu et place de l’activité scientifique, c’est le rôle du congrès comme vitrine de la politique des nationalités qui fut privilégié. On ne voulait visiblement pas voir au premier chef les chercheurs étrangers comme des représentants de leur discipline, par exemple de la linguistique ou de l’archéologie : on les avait groupés en « délégations » nationales que l’on menait voir diverses représentations illustrant la politique culturelle, et écouter des discours frénétiques visant à persuader à quel point tout allait bien pour la culture et la langue des Maris. Bien qu’il y eût eu également beaucoup d’excellentes communications et que des contacts fructueux eussent été noués, la principale réaction fut, au moins pour les publics estonien et finlandais, une violente prise de conscience de la situation politique dans la République des Maris. Les organisateurs réussirent, peut-être contre leur gré, à politiser ce qui était supposé rester un congrès scientifique. Après cela, il est devenu plus important et plus délicat que jamais de veiller au niveau et à la ligne scientifiques des congrès des finnoougristes. L’AVENIR DES CONGRÈS … ET DE LA FINNO-OUGRISTIQUE ? À l’occasion du congrès de Yoshkar-Ola, on décida également, comme d’habitude, du lieu du prochain congrès. En 2010, ce sera au au tour des Hongrois d’organiser le congrès, et le comité national hongrois a pris la décision (qui s’est fait attendre jusqu’au dernier moment et n’a manifestement pas été arrêtée sans difficultés) que le congrès serait organisé par l’université catholique de Pilicsaba, près de Budapest, et par son département de finno-ougristique dirigé par le professeur Sándor Csúcs, qui s’est illustré surtout par ses recherches sur les langues permiennes. À ce jour, les préparatifs du congrès n’ont abouti qu’à la mise à disposition du public international d’une pre- 16 JOHANNA LAAKSO mière invitation officielle au symposium, mais il est clair que les organisateurs ont devant eux toute une série de défis à relever. Les questions fondamentales au cœur de la finno-ougristique sont toujours d’actualité : les principes de l’histoire des langues ouraliennes font encore l’objet d’une discussion scientifique de haut niveau, et de jeunes chercheurs prometteurs travaillent également sur ces questions. Dans le même temps, la recherche en langues finnoougriennes, comme la recherche en sciences humaines en général, s’est élargie de façon fulgurante. On n’étudie plus les petites langues finno-ougriennes seulement en tant qu’éléments de comparaison en linguistique diachronique finno-ougrienne, mais comme des langues actuelles bien vivantes. Leur description synchronique, leur enseignement, leur conservation et leur revitalisation se sont, tout au long du XXe siècle et surtout pendant les deux dernières décennies, développés au point de former une nouvelle branche à part entière de la linguistique. Ce type de recherche ne trouve pas forcément sa place dans le cadre de la finno-ougristique traditionnelle — mais d’un autre côté l’étude de ces petites langues, disposant de ressources souvent limitées, a cruellement besoin de toutes les formes de subvention et de tous les contacts internationaux qui peuvent se présenter. À la différence des petites langues finno-ougriennes, les grandes langues nationales de la famille — le finnois, l’estonien et le hongrois — bénéficient d’une philologie fortement institutionalisée, qui n’a bien souvent pas grand-chose à voir avec les instances et les traditions de la recherche en finno-ougristique ni avec les autres grandes langues finno-ougriennes. Le finnologue typique ne connaît même plus l’estonien, sans parler du hongrois (et le hungarologue typique ne connaît plus le finnois). De congrès en congrès, on a abondamment réfléchi à l’idée de laisser de côté les sujets de finnologie et de hungarologie. Cela enlèverait toutefois à la recherche sur les petites langues finno-ougriennes une chance de nouer des contacts importants : ces petites langues sont en quelque sorte dans la position où se trouvaient le finnois et l’estonien au XIXe siècle, et des interactions bénéfiques pourraient naître, par exemple dans le domaine de la planification linguistique. Le problème central, qui nécessiterait à mon avis une réflexion bien plus poussée qu’elle ne l’a été jusqu’ici, est la relation entre les LES CONGRÈS DES FINNO-OUGRISTES 17 diverses disciplines scientifiques traditionnellement incluses dans la finno-ougristique. Le fossé qui s’est creusé entre linguistique et philologie durant le XXe siècle a également séparé la recherche sur les langues finno-ougriennes et la recherche sur les peuples et les cultures finno-ougriens. Alors que la quête du foyer d’origine commun n’est plus l’unique objectif — en fait, ce n’est même pas, sauf peut-être en linguistique, un objectif pertinent —, un chercheur en littérature estonienne, en archéologie des territoires sames ou en folklore hongrois peut avoir du mal à se considérer comme un finno-ougriste. Ces dernières décennies, les sections non linguistiques des congrès ont commencé à souffrir d’une certaine anémie, et dans le comité international d’organisation, les non-linguistes sont une petite minorité. L’avenir des congrès des finno-ougristes dépendra largement de la façon dont on parviendra à jeter des ponts par-dessus le fossé qui s’est creusé entre la linguistique et les autres disciplines. Le second problème central est le rapport de la finno-ougristique avec le « le reste du monde ». Il est étrangement difficile pour les connaissances acquises sur les langues finno-ougriennes de s’intégrer à la linguistique générale — notamment parce qu’elles sont disponibles en grande partie en d’autres langues que l’anglais. Il arrive que même le finnois soit mentionné dans la littérature internationale parmi les « less well studied languages », et on lit à propos des petites langues finno-ougriennes des assertions dépassées, voire complètement erronées, quand par extraordinaire elles sont mentionnées dans les forums internationaux. Si elle en vient à perdre le contact avec les philologies nationales et avec les autres disciplines voisines, et si elle ne maintient pas un contact vivant avec la linguistique générale, la finno-ougristique sera menacée d’isolement et de dépérissement. Pour éviter cela, un travail actif s’impose. Il ne s’agit pas de courir après les orientations scientifiques à la mode et de dénigrer les respectables traditions de recherche de la finno-ougristique, bien au contraire. Dans une perspective critique on pourrait dire qu’il est temps pour l’institution, qui fut jadis créée pour des raisons de politique culturelle et ethnique, d’aiguiser son profil scientifique. Les questions de politique des nationalités et de politique culturelle ont leurs propres espaces de discussion, et il y a aujourd’hui d’autres instances qui se chargent d’organiser des voyages culturels et des événements artistiques. 18 JOHANNA LAAKSO Le rôle du congrès international des finno-ougristes est le même que celui de tous les congrès scientifiques : donner accès à un savoir conforme aux exigences qualitatives internationales et aider notamment les jeunes chercheurs à nouer des contacts et à construire leur propre profil. Cette tâche, qu’une écrasante majorité des finno-ougristes est certainement d’accord pour placer au premier plan, n’est pas impossible en soi, bien qu’il ne soit peut-être pas simple de retourner à un travail scientifique normal après le congrès de Yoshkar-Ola. La finno-ougristique, avec ses traditions classiques de recherche, a encore beaucoup à offrir au public scientifique international, ainsi qu’aux disciplines voisines.