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217 Gp"ワpkt"cxge"ng"ejctkuog"A Francisco roa Bastos Que faire du charisme ? C’est la question qui était posée au seuil de cet ouvrage et pour laquelle il est temps, désormais, de tenter une réponse1. Comme il a été dit dans l’introduction, ce livre a d’abord été conçu comme un moyen de faire le point, un siècle après, sur la notion de « charisme » telle qu’elle a été forgée par Max Weber. Mais il s’agissait aussi de tenter de mieux comprendre et mieux définir les usages qu’il est aujourd’hui possible de faire de ce concept en sciences sociales. À l’heure de refermer l’ouvrage et d’essayer de tirer quelques conclusions de ce travail collectif, l’impression qui domine reste pourtant celle d’une confusion à la fois persistante et instructive. Persistante, d’un côté, car cette confusion tient avant tout aux variations, voire aux contradictions, de la conceptualisation du charisme chez Weber lui-même : celles-ci, comme on a pu s’en rendre compte à la lecture des différentes contributions, rendent difficiles la compréhension exacte et le maniement de ce concept. Mais cette confusion est instructive, d’un autre côté, car le concept de charisme a permis – malgré ses limites – de mieux saisir et percevoir certains phénomènes sociaux qui étaient, auparavant, plus confus encore. Il faut revenir sur ces limites et ces contradictions, pour tenter une dernière fois de franchir l’obstacle qu’elles peuvent constituer. 1. Cette conclusion générale est le fruit des réflexions collectives des quatre éditeurs de ce volume. Je remercie mes co-éditeurs de m’avoir accordé leur confiance pour sa rédaction et de m’avoir permis d’améliorer les versions antérieures de ce texte grâce à leurs relectures. Cette conclusion reflète ainsi les impressions communes que nous retirons tous les quatre du travail qui a abouti à cet ouvrage, depuis la préparation du colloque initial jusqu’à l’édition de ces actes. 218 Francisco Roa Bastos Charisme ou charismes? Des problèmes persistants de définition La confusion qui vient d’être évoquée tient d’abord aux problèmes que pose la définition du charisme chez Weber lui-même, c’est-à-dire aux difficultés qui apparaissent quand on tente de répondre à la question : « Qu’est-ce que le charisme ? » Le concept, comme cela a été souvent souligné, n’a jamais fait l’objet chez Weber d’une conceptualisation générale et synthétique, qui subsumerait l’ensemble de ses acceptions dans les différents écrits où il apparaît, ce qui laisse subsister un flou certain sur ce que son auteur lui-même entendait par cette notion2. Raphaëlle Laignoux a ainsi répertorié en introduction au moins quatre difficultés principales qui se posent quand on tente de comprendre précisément ce qu’on peut entendre par « charisme » : l’impossibilité de déterminer si le charisme wébérien repose d’abord sur des qualités personnelles objectives d’un « porteur de charisme » ou sur sa construction comme « figure charismatique » par les attestations de reconnaissance de ses disciples et par ses propres discours ; la définition du périmètre exact de la « communauté émotionnelle3 » au sein de laquelle le charisme tel que l’entend Weber est un « principe actif » de légitimation ; la nature des relations entre « charisme personnel » et « charisme de fonction » ; et enfin, la portée « révolutionnaire » du charisme, ou tout simplement son rôle effectif dans le changement social. Les différentes contributions ont permis de revenir sur chacune de ces difficultés, et d’en révéler de nouvelles. Elles ont surtout permis de confirmer que ces difficultés étaient liées à l’élaboration même de la notion chez Weber, et non à de simples problèmes de lecture (ou de traduction) de son œuvre, qui pourraient être dissipées par une connaissance plus approfondie du corpus wébérien. Ainsi, par exemple, le problème de l’articulation entre « charisme personnel » et « charisme de fonction », autour de l’idée de « quotidianisation » du charisme, reste entier car il se pose au sein même de la pensée wébérienne, comme l’a 2. Il faut souligner que des tentatives de systématisation ont été effectuées ultérieurement. Voir, par exemple, Breuer S., Max Webers Herrschaftssoziologie, Frankfurt/New York, Campus Verlag, 1991, et, surtout, Breuer S., Bürokratie und Charisma. Zur politischen Soziologie Max Webers, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1994, p. 176-187. 3. L’expression « communauté émotionnelle » est ici utilisée pour traduire « emotionale Vergemeinschaftung », que Weber utilise pour qualifier le groupement de domination charismatique. Nous renvoyons à l’introduction générale, et plus particulièrement à la note 12 pour plus de précisions sur les débats liés à la traduction des concepts wébériens et notamment à l’expression de « communauté émotionnelle ». Voir à ce sujet notamment : Grossein J.-P., « Traduire Weber. De quelques pas de clercs ? », J.-L. Fabiani (dir.), Le goût de l’enquête. Pour Jean-Claude Passeron, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 247-272 ; et Grossein J.-P., « De l’interprétation de quelques concepts wébériens », Revue française de sociologie, 46/4, 2005, p. 685-721. Conclusion générale montré Jean-Philippe Heurtin à partir de sa relecture croisée de Sohm et de Weber. Faut-il postuler la possibilité d’une transformation de l’un dans l’autre, comme l’impliquerait le terme employé par Weber (Veralltäglichung), pour désigner cette « normalisation » ou rationalisation d’un charisme außeralltäglich (extra-quotidien) dans des institutions stables et durables ? Faut-il au contraire supposer qu’il y a en fait une opposition fondamentale, et même une différence de nature, entre le « charisme incarné » ou personnel, d’un côté, et le « charisme objectivé » ou institutionnalisé, de l’autre ? Il est difficile d’en décider si l’on s’en tient strictement aux écrits de Weber et à leurs variations4. Par ailleurs, on l’a dit, de nouvelles difficultés sont apparues plus clairement tout au long de ce travail collectif. Par exemple, la distinction de différents types de charisme par Weber (Amtscharisma, Gentilcharisma, Erbcharisma, etc.) semble remettre en cause l’unicité du concept, qui semblait pourtant faire la force (et la force de séduction) de l’idéaltype wébérien. Cette entreprise de spécification conceptuelle chez Weber est en elle-même déjà équivoque, dans la mesure où elle repose en même temps sur le présupposé qu’il y aurait une nature commune à ces différents types de « charisme » et sur le constat que « le » charisme ne désigne pas toujours la même chose. En cherchant à préciser la notion, Weber semble être revenu sur son idée première, qui l’avait d’abord conduit à « isoler » le charisme en le dépouillant de tous les attributs et compléments de nom qui l’accompagnaient dans le vocabulaire du christianisme primitif : dans celui-ci, le charisme était en effet complété généralement par une qualification spécifique, qu’il soit « charisme de prophétie », « charisme du parler en langues », « charisme d’enseignement » ou « charisme de guérison ». Weber a ainsi contribué à essentialiser le « charisme », en l’élevant au statut ambigu d’idéaltype5, tout en continuant à le particulariser sans cesse, cherchant des différences dans les formes historiquement observables de domination personnelle. « Charisme de fonction », « charisme de lignage » ou « charisme hérité » : le concept se décline finalement chez Weber aussi, semblant diluer d’emblée l’« essence » qu’il prétendait imposer par ailleurs à ces différentes manifestations empiriques en en faisant les expressions d’un même idéaltype (pré)supposé, d’un même « phénomène charismatique ». À défaut de résoudre ces difficultés, la réflexion collective présentée dans cet ouvrage aura au moins permis de mieux les comprendre. À partir d’une lecture 4. Voir aussi sur ce point, par exemple : Ake C., « Charismatic Legitimation and Political Integration », Comparative Studies in Society and History, 14/1, 1966, p. 1-13 ; Bendix R., « Reflections on Charismatic Leadership », Asian Survey, 7/6, 1967, p. 341-352. 5. Nous reviendrons un peu plus loin sur cette ambiguïté et les problèmes de la méthode idéaltypique de manière générale. 219 220 Francisco Roa Bastos attentive des textes de Weber consacrés au charisme, on peut ainsi avancer trois raisons principales qui permettent d’expliquer, au moins partiellement, les ambiguïtés constitutives, voire même les contradictions essentielles de la notion de charisme chez Weber lui-même. Le premier charisme wébérien ou les complications d’une naissance conceptuelle On peut d’abord trouver dans la genèse de la notion chez Weber une première explication des retouches et repentirs successifs que le sociologue lui a fait subir. Comme le montre Isabelle Kalinowski dans sa contribution, les phénomènes d’idolâtrie personnelle (que Weber n’appelle pas encore « charismatiques » à l’époque) sont d’abord envisagés par le sociologue de manière négative, dans le cadre de l’étude de l’éthique protestante puritaine et de son refus de toute forme de distinction personnelle. Weber approche ainsi ce qui deviendra le charisme d’abord à partir d’un cas historique (et religieux) particulier : celui du rejet de toutes les formes d’affirmation individuelle par les sectes puritaines, au nom d’une éthique égalitariste proscrivant la glorification et l’élévation des individus autrement que par le travail. Les premières réflexions que Weber consacre donc aux phénomènes de type charismatique concernent ainsi un ensemble de pratiques très diverses qui n’ont en commun que le fait d’être rejetées en bloc par le puritanisme. C’est plus tard dans son œuvre, seulement, que Weber tente de donner à ces différents phénomènes d’idolâtrie personnelle une signification positive, en leur appliquant la notion de charisme qu’il reprend à Sohm et qu’il réélabore à son tour, que ce soit dans sa sociologie des religions ou dans sa sociologie politique. La construction de la notion de charisme chez Weber est donc d’emblée confrontée à une double difficulté, que l’analyse génétique à laquelle nous invitent les contributions de la première partie permet de mieux comprendre : d’un côté la nécessité conceptuelle de « dé-stigmatiser » l’idée de distinction individuelle pour pouvoir la penser dans ses différentes manifestations et leurs spécificités ; de l’autre, la tentative de « séculariser » le charisme en l’étendant au-delà du simple domaine religieux. Cette tension entre deux sources d’inspiration, à partir desquelles mais aussi contre lesquelles Weber essaye de penser le charisme, pourrait contribuer à expliquer certaines des difficultés et des tâtonnements constatés dans l’élaboration de la notion puisque, comme le montre Vincent Azoulay dans cet ouvrage, Weber semble en grande partie être resté prisonnier de l’« architecture conceptuelle » et de l’« arrièreplan théologique » qui marque ses premières réflexions sur la notion. Conclusion générale Charisme isolé et charisme relatif Par ailleurs, cette construction du charisme comme concept « positif » (aux deux sens du terme : à la fois comme concept doté d’un contenu spécifique et comme notion valorisée) est compliquée encore dans la pensée de Weber par le fait que le charisme peut être employé soit comme une notion indépendante, pensée pour elle-même, soit au contraire comme une notion relative, étroitement inscrite dans la tripartition des types de légitimité de la sociologie de la domination. Dans ce dernier cas, le charisme constitue plutôt un contrepoint théorique qui ne vaut pas tant pour lui-même que parce qu’il permet de penser, par contraste, le pouvoir monarchique traditionnel ou l’ordre démocratique légal-rationnel : le charisme, c’est alors ce qu’une démocratie légale-rationnelle ou qu’une monarchie traditionnelle n’est pas, même si celles-ci peuvent, sous certaines conditions, revêtir des traits de ce type de domination particulier. On pourrait presque, empruntant le terme à Koselleck6, dire que le charisme est dans ce cas chez Weber une sorte de « concept antonyme asymétrique » (assymetrischer Gegenbegriff ) qui sert surtout à marquer ce que ses concepts corrélatifs (la « tradition » et la « loi ») ne sont pas, même s’il ne s’agit ici d’une tripartition plutôt que d’une opposition binaire entre deux termes, comme dans le cas des couples de désignations identitaires étudiées par Koselleck (« Hellènes » et « Barbares », « Chrétiens » et « Païens »). Ce « triangle de la légitimité » wébérien fait du charisme l’opposé idéaltypique au pouvoir bureaucratisé, rationalisé et impersonnel des démocraties de masse contemporaines dans la mesure où non seulement, comme la monarchie traditionnelle, il repose sur l’incarnation personnelle du pouvoir mais dans la mesure aussi où, seul des trois types de légitimité wébériens, il est « hors-normes » : radicalement étranger à toute loi, écrite ou coutumière, le pouvoir charismatique édicte ses propres règles, d’ailleurs instables puisqu’il peut les modifier (en théorie) à sa guise. En cela, le charisme n’est pas seulement un type de légitimation particulier dans la sociologie de Weber : il y est aussi condition de compréhension du changement social puisqu’il est le seul principe capable de changer les « règles du jeu » politique, par la force révolutionnaire dont son porteur est supposé être investi. Le charisme est ainsi une sorte d’opérateur intellectuel qui rend pensable le passage d’un régime stable et institutionnalisé à un autre : il est tout à la fois force, et notion « disruptives ». Le charisme implicite des écrits politiques Une dernière raison qui permet, peut-être, de comprendre la confusion entourant la notion de charisme, résiderait dans les usages implicites que Weber 6. Koselleck R., Le futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éd. de l’EHESS, 1990 (1979), p. 191-232. 221 222 Francisco Roa Bastos semble en faire dans ses écrits politiques, étudiés dans la deuxième partie de ce volume. Catherine Colliot-Thélène, Jean-Claude Monod et Félix Blanc s’accordent ainsi pour souligner l’importance, dans les écrits politiques de Weber, de l’idée d’un « tournant césariste » des démocraties contemporaines, mêlant logique de domination bureaucratique (ou légale-rationnelle) et éléments de personnalisation du pouvoir. Ces analyses pourraient être rapprochées, à de nombreux égards, des réflexions théoriques de Weber sur le « charisme ». Mais peut-on pour autant dire que Weber, pour penser les changements sociaux de son temps et notamment l’avènement d’une démocratie représentative en Allemagne, fait directement usage de la catégorie de « charisme » qu’il a construite pour sa sociologie de la domination ? Est-il pertinent, plus généralement, d’employer le concept de charisme dans le cadre d’une réflexion normative sur l’émergence des « démocraties de masse » et la bureaucratisation des régimes démocratiques contemporains ? Sur ce point, les analyses des contributeurs divergent. Catherine ColliotThélène et Jean-Claude Monod ne voient pas de solution de continuité entre écrits sociologiques et politiques, et nous invitent à identifier les points d’articulation entre sociologie de la domination, théorie des trois types de légitimité et réflexions politiques sur les régimes démocratiques chez Weber, afin de mieux comprendre les positions normatives de Weber qui font du charisme une ressource pour penser la démocratie7. De son côté, Félix Blanc préfère suggérer des « affinités électives » entre ces deux types de textes, et tient à préserver une distinction formelle entre la sociologie wébérienne du « charisme » et sa pensée plus spécifique des institutions du gouvernement représentatif. Dans tous les cas, l’existence même des écrits « d’intervention politique » de Max Weber et les rapprochements possibles avec sa théorie générale de la domination et du pouvoir rendent plus complexe encore la tâche consistant à répondre à la question « qu’est-ce que le charisme ? » : doit-on faire du « tournant césariste » et de la « démocratie plébiscitaire », analysés dans ces écrits, des modalités particulières du charisme, qu’il faudrait prendre en compte pour mieux définir la notion ou doit-on au contraire les considérer « à part », comme des avatars ressemblants, mais distincts en nature, de la catégorie sociologique ? Ces incertitudes contribuent, à leur manière, à entretenir la confusion relative qui règne sur le charisme tel que Weber l’a construit. Le concept de charisme chez Weber est donc, à divers titres, constitutivement ambigu et il peut servir à penser des réalités fort diverses, bien que Weber lui-même 7. Voir aussi Monod J.-C., Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, Paris, Le Seuil, 2012. Conclusion générale semble avoir cherché à en limiter la portée en se refusant à l’employer explicitement dans ses écrits politiques. Le premier objectif de l’ouvrage était ainsi de revenir sur la genèse et les usages de la notion de charisme chez Weber, afin de faire le point sur ces difficultés8. Mais cet ouvrage avait également pour but de revenir sur les usages qui ont pu être faits de la notion de charisme après Weber, et ceux qu’on peut encore en faire aujourd’hui. Or, deux extrêmes semblent pouvoir caractériser une part non négligeable de ces usages, sur lesquels il faut à présent revenir si l’on veut être en mesure de répondre à la question posée en commençant : non plus seulement « qu’est-ce que le charisme ? », mais bien « que faire du charisme ? ». Le charisme partout? Les usages extensifs de la notion Le premier extrême, nourri par le caractère multivoque et malléable de la notion, correspond au « pôle » des usages non spécifiques du concept que Hinnerk Bruhns critique dans sa contribution. Il consiste, de manière générale, à étendre l’emploi de la notion jusqu’à voir le charisme partout. Ces usages extensifs peuvent être décomposés, pour les besoins de l’analyse, en deux types distincts mais étroitement liés : d’une part, l’usage relâché du qualificatif « charismatique » pour caractériser tout individu disposant d’un ascendant ou exerçant un pouvoir personnel ; d’autre part, l’application du charisme à toutes les échelles, qui fait du charisme non pas seulement un principe agissant dans des « communautés émotionnelles » de taille réduite, mais plus largement un instrument de domination (ou d’analyse) à « longue portée ». Wp"«ʻejctkuog"tgnÀejÈʻ Il existe une dérive marquée, dans la littérature scientifique comme dans le langage courant, vers un usage relâché du charisme, qui ferait de tout pouvoir personnel l’expression d’une domination charismatique. Cette généralisation abusive repose en grande partie, bien sûr, sur le projet wébérien lui-même qui consistait justement à étendre la portée du concept de charisme au-delà du cas historique particulier du christianisme primitif pour lequel Sohm l’avait d’abord employé9. Il n’est d’ailleurs pas anodin que le passage 8. Difficultés que l’on retrouve pour d’autres notions de la sociologie wébérienne, telles que celle d’« affinités électives » par exemple : voir Löwy M., « Le concept d’affinité élective chez Max Weber », Archives de Sciences sociales des Religions, 127, 2004, p. 93-103. 9. Voir par exemple sur ce point : Ouedraogo J.-M., « La réception de la sociologie du charisme de Max Weber », Archives des sciences sociales des religions, 83, 1993, p. 141-157. 223 224 Francisco Roa Bastos le plus « circulant » dans les travaux en sciences sociales pour définir le charisme selon Weber soit justement celui, déjà cité en introduction, dans lequel l’extension du concept est portée à son maximum par le sociologue : « Nous appellerons charisme la qualité extraordinaire (à l’origine déterminée de façon magique tant chez les prophètes et les sages, thérapeutes et juristes, que chez les chefs des peuples chasseurs et les héros guerriers) d’un personnage, qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessibles au commun des mortels ; ou encore qui est considéré comme envoyé par Dieu, ou comme un exemple, et en conséquence considéré comme un “chef ” 10. » Si l’on suit cette définition, on peut qualifier de « charismatique » tout chef ou dirigeant considéré (mais par qui ?) comme doté de qualités rares et hors du commun, parmi lesquelles la grâce divine ou le don magique ne sont que des cas particuliers : il suffit en fait qu’un chef donné puisse apparaître « comme un exemple », pour qu’il soit « labellisable » ou désignable comme leader charismatique. On concédera que Weber ouvrait lui-même largement la porte, par cette définition très inclusive, aux usages postérieurs les plus relâchés du concept de charisme, comme par exemple l’établissement de catalogues de leaders charismatiques ou encore la construction d’« indices de charismaticité » (index of charismaticness 11) censés mesurer le degré de charisme possédé par tout détenteur d’un pouvoir, quel qu’il soit. En cherchant à établir une échelle du charisme, on rend du coup possible l’extension maximale de la notion et les entreprises les plus exagérées de concept stretching 12 qui mènent à la dilution de sa portée explicative. Tout phénomène impliquant une domination personnelle apparente peut désormais relever du charisme, à un plus ou moins grand degré. Ces usages conduisent 10. Weber M., Économie et société, 1. Les catégories de la sociologie, traduction par J. Freund, P. Kamnitzer, P. Bertrand, E. Dampierre, J. Maillard et J. Chavy, sous la direction de J. Chavy et d’E. de Dampierre, tome premier, Paris, Plon, 1971 (rééd. Agora/Pocket, 1995) (ci-après E & S), p. 320 ; Wirtschaft und Gesellschaft, édition par J. Winckelmann, 5e édition, Tübingen, Mohr, 1972 (1re édition 1956) (ci-après W & G), p. 140 : « “Charisma” soll eine als außeralltäglich (ursprünglich, sowohl bei Propheten wie bei therapeutischen wie bei Rechts-Weisen wie bei Jagdführern wie bei Kriegshelden : als magisch bedingt) geltende Qualität einer Personlichkeit heißen, um derentwillen sie als mit übernatürlichen oder übermenschlichen oder mindestens spezifisch außeralltäglichen, nicht jedem andern zugänglichen Kräften oder Eigenschaften (begabt) oder als gottgesandt oder als vorbildlich und deshalb als “Führer” gewertet wird. » 11. Pappas T. S., « Political Charisma Revisited, and Reclaimed for Political Science », EUI Working Paper, 2011/60, Fiesole, RSCAS, 2011, p. 3 et p. 11. 12. Pour reprendre l’expression de Giovanni Sartori, analysant la malformation des concepts en sciences sociales : Sartori G., « Concept Misformation in Comparative Politics », The American Political Science Review, 64/4, 1970, p. 1033-1053. Conclusion générale ainsi à la banalisation complète du charisme qui perd la spécificité que Weber avait essayé de lui conférer13. Par ailleurs, ces usages relâchés du charisme, en mettant exclusivement l’accent sur les chefs en tant qu’individus, tendent à faire du charisme une qualité objective des personnes, qui serait la source unique de leur pouvoir. Pourtant, comme cela a déjà été souligné dans l’introduction générale, Weber a lui-même insisté sur le fait qu’on ne peut en toute rigueur raisonner que sur des revendications, c’est-à-dire des « prétentions au charisme » de la part des détenteurs du pouvoir14. Ce n’est pas le pouvoir qui est par nature charismatique, c’est bien la manière qu’on a de le justifier. Il n’y a donc pas de « chefs charismatiques », il n’y a que des chefs (auto-)proclamés comme tels, et dont la domination charismatique ne dure que le temps que dure leur pouvoir. Entre le pouvoir du chef et le principe qu’on mobilise pour le légitimer (par exemple la revendication charismatique), c’est donc le pouvoir qui est premier. C’est d’abord la capacité à imposer une domination de fait qui détermine la réussite ou l’échec de la revendication qui l’accompagne et tente de la justifier. Tout individu se présentant comme charismatique serait, sinon, détenteur d’un pouvoir de fait, ce qui est évidemment loin d’être le cas : pour un chef « charismatique » qui a réussi, combien de prétendants au charisme qui ont échoué ? Ou pour le dire encore autrement : un chef sans charisme peut être chef ; mais un homme incapable de s’imposer, d’une manière ou d’une autre, ne sera jamais reconnu comme charismatique, même s’il dispose de qualités objectivement « extraquotidiennes ». C’est le sens de la précision de Weber quand il indique que le charisme ne dure que tant qu’il fait ses preuves : il ne s’agit pas tant ici pour un chef de faire la preuve de son charisme, que de faire la preuve de son pouvoir, en montrant qu’il peut agir concrètement sur le monde en faveur de ses gouvernés ou de ses subordonnés. Ainsi, si le charisme est une « qualité », il ne s’agit pas en fait d’une qualité individuelle du personnage considéré comme charismatique, mais bien d’une qualité de la situation qui fait qu’un personnage se retrouve en position d’être considéré comme « à part », exceptionnel, « doué de forces et de qualités surnaturelles ou 13. Pour des exemples de critique de ces usages abusifs, voir entre autres : Bensman J., Givant M., « Charisma and Modernity: The Uses and Abuses of a Concept », Social Research, 42/4, 1975, p. 570-614 ; Spinrad W., « Charisma: A Blighted Concept and an Alternative Formula », Political Science Quarterly, 106/2, 1991, p. 295-311. 14. E & S, p. 286 ; W & G, p. 122 : « Mithin ist es zweckmäßig, die Arten der Herrschaft je nach dem ihnen typischen Legitimitätsanspruch zu unterscheiden. » Voir aussi : Dobry M., « Légitimité et calcul rationnel. Remarques sur quelques “complications” de la sociologie de Max Weber », P. Favre, J. E. S. Hayward, Y. Shemeil (dir.), Être gouverné : études en l’ honneur de Jean Leca, Paris, FNSP, 2003, p. 127-150. 225 226 Francisco Roa Bastos surhumaines ». En centrant l’attention sur l’individu plutôt que sur la situation, les usages relâchés du charisme l’ont ainsi banalisé et étendu à outrance. Il faut donc prendre garde à ne pas faire de tout pouvoir personnel la manifestation d’un charisme, qui s’imposerait de lui-même. Mais, complémentairement, même dans les cas où une revendication charismatique rencontre (en partie fortuitement) un pouvoir qui « fonctionne », il faut encore veiller à distinguer les échelles et les sphères dans lesquelles ce pouvoir serait capable de s’imposer comme « charismatique ». Wp"ejctkuog"«ʻ½"nqpiwg"rqtvÈgʻ "A En effet, corrélativement à l’usage relâché de la notion, qui tend à trouver « du charisme » dans toute personnalisation du pouvoir (et à faire de toute personnalisation du pouvoir une manifestation de charisme), le concept wébérien a également fait l’objet d’un autre type d’extension, qui trouve aussi sa source chez Weber lui-même. Alors qu’à ses débuts, le concept n’était utilisé qu’à « courte portée », en quelque sorte, pour décrire des relations au sein de groupes restreints d’individus reliés par des relations interpersonnelles (les fameuses « communautés émotionnelles »), il a ensuite été invoqué pour décrire (et tenter d’expliquer) des configurations beaucoup plus complexes, impliquant une organisation et une institutionnalisation poussées des relations sociales (qui ne reposent plus alors seulement sur des rapports directs et personnels), et qui forment ce que l’on pourrait appeler les « communautés désenchantées » caractéristiques des sociétés « modernes », telles que les a analysées la sociologie naissante15. On a ainsi souvent tenté de faire du charisme un principe de légitimation du pouvoir « à longue portée », opérant au travers de chaînes d’interdépendances de plus en plus longues. Or, ce qui peut valoir (peut-être) pour l’analyse à l’échelle des relations personnelles (au niveau de l’« infiniment petit » social et des chaînes d’interdépendances les plus courtes) n’a pas forcément cours lorsque l’analyse porte sur des masses beaucoup plus grandes et des chaînes bien plus longues. En d’autres termes, même si l’on suppose un « charisme » capable d’assurer à son porteur éventuel un pouvoir au sein d’une « communauté émotionnelle » réduite (par exemple, et pour le dire rapidement, l’Adolf Hitler des tavernes bavaroises), il faut 15. À commencer par Max Weber lui-même. Voir surtout les rapprochements qu’il établit entre les groupes communautaires religieux et les « communes » urbaines, forme d’organisation sociale qui seule rend possible l’établissement de groupes fondés sur d’autres principes d’allégeance que la famille, par exemple. À ce sujet, et plus précisément sur la question de la traduction du terme allemand Gemeinde qui sert à caractériser ces deux types de groupements chez Weber, voir par exemple : Grossein J.-P., « De l’interprétation de quelques concepts wébériens », Revue française de sociologie, 46/4, 2005, p. 685-721 (plus précisément p. 686-690). Conclusion générale mobiliser d’autres types d’explication, plus complexes et plus attentives aux logiques de situation particulières, pour comprendre des configurations comme celle ayant assuré la prise de pouvoir et son exercice à grande échelle par le parti nazi et son chef 16. Le charisme n’est donc pas partout, même si les usages abusifs qui en ont été faits ont contribué à le faire croire, en diffusant jusqu’à l’outrance le concept dans le langage courant. Cette banalisation par propagation du charisme et son entrée dans le sens commun ont même aujourd’hui leur récit mythique, forgé dans et à partir de l’article de Richard R. Lingeman, paru en 1968 dans le New York Times : « The Greeks Had a Word for It – But What Does It Mean ? ». Dans cet article17, Lingeman fait du sociologue américain Daniel Bell (sur la base du témoignage de celui-ci) le vulgarisateur en grande partie involontaire du concept, alors que ce dernier était encore quasiment inemployé dans la presse « grand public ». En effet, l’usage de cette notion par Daniel Bell dans un article publié en 1947 dans Fortune et décrivant John L. Lewis comme un personnage doté de « charisma », fut alors repéré et repris par Time Magazine, qui avait pour principe d’introduire, pour s’en moquer, un terme ésotérique par semaine, le mettant par là même en lumière. Ce serait là le commencement de la longue carrière médiatique du terme et le début de la dilution de sa signification : dès 1968, Lingeman fait remarquer que « charisme » peut servir à qualifier aussi bien la famille Kennedy, Che Guevara qu’une simple tenue vestimentaire tennistique… Quelle que soit la valeur historique de cette anecdote, elle a le mérite de montrer que, depuis longtemps, la popularisation du terme de charisme – sa « quotidianisation » si l’on ose dire – aussi bien dans les sciences sociales que dans le langage courant a entraîné une diminution drastique de ces vertus heuristiques, à tel point que certains chercheurs en appellent régulièrement à en finir avec le charisme comme concept scientifique. 16. Voir l’introduction de ce volume, ainsi que les travaux de Michel Dobry à ce sujet, notamment : Dobry M., « Charisme et rationalité : le “phénomène nazi” dans l’histoire », J. Lagroye (dir.), La politisation, Paris, Belin, 2003, p. 301-323 ; Dobry M., « Hitler, Charisma and Structure: Reflections on Historical Methodology », Totalitarian Movements and Political Religions, 7 / 2, 2006, p. 157-171. 17. Qui sert aujourd’hui de référence aux spécialistes du charisme pour « marquer » les débuts de la banalisation du charisme dans le vocabulaire. Voir par exemple : Pappas T. S., « Political Charisma Revisited, and Reclaimed for Political Science », EUI Working Paper, 2011/60, Fiesole, RSCAS, 2011, p. 1 ; Monod J.-C., Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, Paris, Le Seuil, 2012, p. 33-34, note 1. 227 228 Francisco Roa Bastos Le charisme nulle part? Réticences face à une notion galvaudée Les excès des usages extensif du charisme ont ainsi entraîné la réaction inverse : son rejet revendiqué, c’est-à-dire le refus explicite de continuer à l’employer dans des productions scientifiques. Ainsi, plusieurs spécialistes se sont ouvertement interrogés sur la pertinence de continuer à utiliser un terme aussi galvaudé, y compris par les pratiques de leurs collègues scientifiques : « Perhaps the total elimination of the charisma concept in serious discussions would be salutary. In any case, its disappearance in analyses of large-scale political phenomena would seem to be beneficial. At worst, its utilization has tended to obfuscate the complexity of social-political trends. […] One must ask: does the charisma concept add appreciably to an understanding of historical political developments, or does its use actually divert attention from more crucial variables 18. » La question continue de se poser, peut-être même plus encore aujourd’hui. En effet, le charisme est de nos jours devenu un « vocable de description massive », utilisé à tort et à travers par chacun d’entre nous, aussi bien dans le langage incontrôlé du quotidien que, si l’on n’y prête attention, dans le langage supposément plus rigoureux de la science. Le charisme, il faut bien l’admettre, semble constituer aujourd’hui un de ces « obstacles épistémologiques » bachelardiens 19 évoqués en introduction, dont il faut peut-être oser remettre en cause l’« utilité scientifique marginale ». Tout semble y concourir, aussi bien les « complications » déjà relevées de la conceptualisation wébérienne elle-même que les usages abusifs qu’on a pu en faire par la suite. Plus fondamentalement encore, des problèmes beaucoup plus larges se posent qui dépassent le concept spécifique de charisme et tiennent aux présupposés méthodologiques qu’il véhicule. La question de l’individualisme méthodologique Le premier problème de ce type tient à l’individualisme méthodologique sousjacent au concept de charisme, et plus largement à ce qu’on a appelé la « sociologie compréhensive » de Weber, telle qu’elle apparaît dans la définition qu’il donne de 18. Spinrad W., « Charisma: A Blighted Concept and an Alternative Formula », Political Science Quarterly, 106/2, 1991, p. 295-311 (ici p. 310). Voir aussi l’article déjà cité de Claude Ake (Ake C., « Charismatic Legitimation and Political Integration », Comparative Studies in Society and History, 14/1, 1966, p. 1-13) ou encore l’article de Carl J. Friedrich (Friedrich C. J., « Political Leadership and the Problem of Charismatic Power », Journal of Politics, 23, 1961, p. 3-24). 19. Bachelard G., La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1996 (1938), p. 13-14. Conclusion générale la sociologie, dans un texte qui forme le début de l’édition consacrée de Wirtschaft und Gesellschaft : « Nous appelons sociologie (au sens où nous entendons ici ce terme utilisé avec beaucoup d’équivoques) une science qui se propose de comprendre par interprétation l’action sociale et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets. Nous entendons par “action” un comportement humain (peu importe qu’il s’agisse d’un acte extérieur ou intime, d’une omission ou d’une tolérance), quand, et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif. Et par action “sociale”, l’action qui, d’après son sens visé par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement d’autrui, par rapport auquel s’oriente son déroulement20. » En prenant comme élément fondamental de l’action le « sens visé » par les agents et de l’action sociale le « sens visé » qui se fonde sur le comportement d’autrui, Weber rejette en dehors du champ de la sociologie les comportements inconscients et le « hasard » – nom qu’on peut donner provisoirement, avec Cournot, aux rencontres fortuites de séries causales partiellement indépendantes21 ainsi qu’aux effets émergents que personne n’a « visés » au départ. Mettant l’agent et sa subjectivité au centre de sa sociologie, Weber place la focale au niveau de l’individu et sa profondeur de champ s’en trouve par là explicitement limitée. Ce privilège accordé au « social individualisé » trouve chez Weber son expression à la fois la plus claire et la plus problématique précisément dans le concept de charisme, seul principe de légitimation dans sa sociologie de la domination qui soit fondamentalement personnalisé et personnifié. Même si la question de l’objectivation éventuelle de ce charisme (Versachlichung des Charisma) reste posée, comme on l’a évoqué en commençant, et même si Weber développe l’idée d’un « charisme de fonction » (Amtscharisma), il n’en reste pas moins que le charisme, quel qu’il soit, suppose et implique une incarnation dans un « porteur » de charisme, que ce porteur soit lui-même la source originaire de ce charisme ou qu’il en soit simplement le dépositaire institué. Concevoir le charisme d’abord comme une qualité incarnée et personnalisée, c’est pourtant risquer d’individualiser a priori les processus sociaux, et de faire des individus l’alpha et l’oméga de configurations qui les dépassent de beaucoup. Au contraire, tout le travail sociologique, à commencer par celui de Max Weber lui-même, consiste justement à rendre visible et compréhensible ce qui, dans les 20. E & S, p. 28 (nous remplaçons ici, pour traduire l’allemand « handeln », le terme « activité » choisi dans la traduction dirigée par Jacques Chauvy et Éric de Dampierre, par le terme « action » proposé par Catherine Colliot-Thélène, dans Colliot-Thélène C., La sociologie de Max Weber, Paris, La Découverte, 2006, p. 50) ; W & G, p. 1. 21. Cournot A.-A., Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, Paris, Vrin, 1975 (1851), p. 34. 229 230 Francisco Roa Bastos faits sociaux, relève de contraintes supra- (ou infra-)individuelles, comme le montrent sur la question même du charisme les analyses qui tendent à mettre en évidence son caractère principalement « situationnel ». On pense ici, par exemple, aux travaux de Brigitte Gaïti sur de Gaulle22 ou, dans ce volume, à la contribution de Vanessa Bernadou sur le « cas Kirchner ». Certes, ces analyses n’excluent pas le niveau individuel : les « systèmes » ou les « configurations » qu’elles décrivent trouvent à s’incarner provisoirement dans des positions particulières, occupées par des acteurs déterminés qui servent ponctuellement de « saillances situationnelles » et de points de focalisation pour l’action. Mais les individus ne sont jamais la cause unique de ce genre de situations, car ils n’en contrôlent pas l’ensemble des conditions de possibilité. Parmi celles-ci, le type précis de ressource qui sert, à un moment donné, de « marqueur charismatique », c’est-à-dire de signe de distinction reconnu comme tel, ne dépend pas seulement de l’action des individus qui peuvent être dotés, à tel moment, de ce « capital symbolique » spécifique, mais bien de configurations plus complexes qu’il faut tenter d’appréhender dans une approche relationnelle et situationnelle des processus sociaux. Or, en mettant l’accent sur l’incarnation individuelle plutôt que sur les conditions de possibilité de cette incarnation, le charisme wébérien détourne de fait l’attention vers les caractéristiques propres à un individu, au détriment d’une analyse plus précise de ce qui fait de ces caractéristiques des éléments circonstanciels de distinction. Les risques de la méthode idéaltypique Le deuxième problème général qui rend le maniement scientifique du charisme (et des concepts wébériens en général) extrêmement délicat tient par ailleurs à la méthode idéaltypique elle-même. En posant le charisme comme idéaltype, un type « pur » qu’on ne saurait retrouver tel quel dans la réalité empirique, Weber a en effet à la fois éclairé et obscurci notre compréhension du monde. La méthode idéaltypique, en assumant et en mettant en œuvre le « postulat d’incomplétude » de notre appréhension de la réalité23, rend certes le réel saisissable, en réduisant sa complexité grâce aux outils conceptuels qu’elle met à notre disposition (tels que le charisme). Ces types purs permettent de percevoir le monde en le réorganisant « à notre vue », selon des perspectives accessibles à notre entendement. Mais malheureusement, et Weber en avait évidemment pleinement conscience, ces perspectives – construites – projettent aussi des ombres 22. Voir notamment : Gaïti B., De Gaulle prophète de la Cinquième République, Paris, Presses de Sciences Po, 1998 ; Gaïti B., « La décision à l’épreuve du charisme. Le général de Gaulle entre mai 1968 et avril 1969 », Politix, 82, 2008, p. 39-67. 23. Colliot-Thélène C., La sociologie de Max Weber, Paris, La Découverte, 2006, p. 38-45. Conclusion générale sur le réel en en structurant la perception, et elles ont des lignes de fuite le long desquels on peut facilement se perdre. En ce sens, la méthode idéaltypique peut conduire dans une double impasse : celle de l’irréfutabilité, d’un côté, et celle du défaitisme scientifique assumé, de l’autre. Tout d’abord, l’idéaltype est comme « hors du monde », et il serait vain de chercher à le faire correspondre exactement à une réalité concrète. En même temps, on peut en fait s’arranger pour trouver dans toute réalité empirique du charisme – à un degré de dilution plus ou moins fort. Tout idéaltype est ainsi adaptable et modulable, moyennant une simple variation de graduation : on ne trouvera jamais à proprement parler le « charisme pur » dans la réalité empirique, mais on pourra toujours en trouver des « traces ». En ce sens, le charisme est irréfutable : il n’est ni vrai, ni faux, puisqu’on peut l’adapter en permanence et le moduler aux situations observées. En retour, chacune de ces situations empiriques fournit des arguments en faveur d’une adaptation théorique de l’idéaltype. On comprend dès lors que, si l’on accepte de « jouer le jeu » de la méthode idéaltypique, le risque de tomber dans des débats sans fin pour savoir ce qu’est ou n’est pas le charisme devient très grand : on peut passer plus de temps à discuter de la conformation idéelle de l’idéaltype (et de ce que Weber « a vraiment voulu dire ») qu’à tenter d’expliquer concrètement les situations qu’il est censé nous aider à mieux comprendre. Quant à la deuxième impasse, étroitement liée à la première, elle tient à la posture scientifique générale que traduit la méthode idéaltypique, qui est celle d’une modestie (trop) assumée. Loin de nous l’idée de prôner à tous crins l’arrogance scientifique et la volonté de puissance théorique, et encore moins d’affirmer que le réel est connaissable en soi. Mais le « postulat d’incomplétude », qu’on ne peut que partager, ne doit pas nous empêcher pour autant de toujours faire comme si le réel pouvait, un jour, être connu entièrement. C’est la condition, nous semble-t-il, de tout progrès de la science. Il s’agit même là, pour rejoindre Bachelard, d’une condition psychologique nécessaire à la « formation de l’esprit scientifique », qui ne pense par « obstacles » que pour tenter de les surmonter, encore et toujours : « Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique […], que nous appellerons des obstacles épistémologiques. La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n’est jamais immédiate et pleine […]. En revenant sur un passé d’erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l’esprit même, fait obstacle à la spiritualisation24. » 24. Bachelard G., La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1996 (1938), p. 13-14. 231 232 Francisco Roa Bastos Or, l’ambition limitée, et assumée comme telle, de la posture idéaltypique, si elle est maintenue trop longtemps et si l’on s’en contente, entraîne forcément une forme d’autocensure, voire de défaitisme scientifique : comme on ne peut connaître tout le réel, contentons-nous de n’en connaître qu’un petit bout. On objectera que c’est inévitable, et que la science n’avance qu’à petit pas, comptés et contrôlés. C’est vrai. Mais cette conception, si l’on veut éviter qu’elle devienne une « prophétie autoréalisatrice » implique aussi qu’on affirme à tout moment comme temporaires nos « connaissances antérieures », ainsi que les instruments de pensée qui nous ont permis de les former, dont la méthode idéaltypique fait sans conteste partie. On ne peut certes connaître du réel qu’un petit bout à la fois, mais le credo scientifique (pour autant et pour aussi longtemps qu’on y adhère) suppose qu’il est toujours possible d’en connaître un petit bout de plus. Le charisme n’est donc utile, en définitive, que s’il est reconnu comme concept provisoire et comme faisant partie de ces notions que Weber lui-même qualifiait de simples « escales » (« Nothäfen ») sur « l’immense mer des faits empiriques25 », voulant souligner par là la « fragilité de toutes les constructions idéaltypiques26 ». Il faut donc en permanence se demander si l’« utilité marginale » de ce type de concept n’a pas décru au point de le transformer en obstacle épistémologique. En finir avec un concept provisoire? De même que la chimie moderne a un jour rejeté l’alchimie en deçà du seuil de scientificité27, de même que la philosophie a un jour abandonné l’explication par les « vertus dormitives28 » et la physique celle par l’« éther29 », de même encore que la science sociale a laissé péricliter le mana de Durkheim ou la psychologie des foules de Le Bon, ne faudrait-il donc pas en finir, aujourd’hui, avec le charisme comme catégorie d’analyse ? 25. Weber M., « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales », M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, p. 202 ; Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, Tübingen, Mohr, 1985, p. 206. 26. Ibid. 27. Voir à ce sujet justement les analyses de Gaston Bachelard : Bachelard G., La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1996 (1938). 28. Voir à ce sujet par exemple : Gnassounou B., Kistler M. (dir.), Causes, pouvoirs, dispositions en philosophie. Le retour des vertus dormitives, Paris, PUF, 2005. 29. Du moins provisoirement, voir à ce sujet : Cantor G. N., Hodge J. S. (dir.), Conceptions of Ether. Studies in the history of Ether Theories, 1740-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 1981 ; Balibar F., Einstein 1905. De l’ éther aux quanta, Paris, PUF, 1992. Conclusion générale Les problèmes qu’il pose sont en effet plus nombreux que ceux qu’il permet de résoudre. On pourra tenter de le préciser sans fin, sa dimension intrinsèquement réductrice et irréfutable d’idéaltype fondé sur l’individuation des processus sociaux, posera toujours problème, comme un masque posé sur la réalité. Les masques permettent certes de mieux percevoir certains traits, réels ou fictifs, qu’ils forcent, qu’ils exagèrent en les incarnant dans une figure, plus ou moins caricaturée. Mais en même temps qu’ils montrent, ils cachent. Or, le but de la recherche scientifique n’est-il pas justement d’essayer de faire tomber tous les masques ? On sent bien, pourtant, que quelque chose résiste dans le « masque charismatique ». Une fois qu’on en a effacé ses traits les plus problématiques et les plus exagérés, parmi lesquels par exemple le « charisme à longue portée » (toujours soluble dans des configurations aux déterminants plus complexes que la simple affirmation personnelle d’une sorte d’Übermensch), ne reste-t-il pas, quand même, le « charisme à courte portée » des communautés interpersonnelles de taille réduite, que d’autres appelleront « ascendant », « confiance » ou « séduction » ? Faut-il maintenir et réserver l’usage du concept pour ces relations (à ce jour encore) mystérieuses qui se nouent dans des « communautés émotionnelles » ? On pourrait répondre par l’affirmative si un argument déjà donné, trivial mais pourtant déterminant, ne poussait en sens inverse : celui de la banalisation, aujourd’hui, du terme de charisme dans le langage courant. On a beaucoup parlé du charisme, au point d’en faire un mot « de tous les jours » qui fait désormais partie prenante de notre vision spontanée, enchantée et in-questionnée du monde. Nous en faisons tous l’expérience quotidiennement. Ce concept peut-il dès lors encore être utilisé à profit en sciences sociales, même en le confinant à certaines configurations particulières ? En d’autres termes, peut-on de nouveau « désenchanter » le charisme ? On aura deviné la réponse vers laquelle nous penchons personnellement. Mais la question reste posée et le débat ouvert. Il nous semble, en tout cas, que ce travail collectif aura permis de mieux comprendre les problèmes que soulèvent la conceptualisation et l’utilisation de la notion de charisme en sciences sociales. Nous espérons que le lecteur aura pu se faire une idée plus claire sur le sujet et qu’il pourra à son tour répondre, en ce qui le concerne, à la question que nous posions en commençant. Car vous-même, à présent, qu’allez-vous faire du charisme ? Bibliographie Ake C., « Charismatic Legitimation and Political Integration », Comparative Studies in Society and History, 14/1, 1966, p. 1-13. Bachelard G., La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1996 (1938). 233 234 Francisco Roa Bastos Balibar F., Einstein 1905. De l’ éther aux quanta, Paris, Paris, PUF, 1992. Bendix R., « Reflections on Charismatic Leadership », Asian Survey, 7/6, 1967, p. 341-352. Bensman J., Givant M., « Charisma and Modernity: The Uses and Abuses of a Concept », Social Research, 42/4, 1975, p. 570-614. Breuer S., Max Webers Herrschaftssoziologie, Frankfurt/New York, Campus Verlag, 1991. Breuer S., Bürokratie und Charisma. Zur politischen Soziologie Max Webers, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1994. Cantor G. N., Hodge J. S. (dir.), Conceptions of Ether. Studies in the history of Ether Theories, 1740-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 1981. 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