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Francisco roa Bastos
Que faire du charisme ? C’est la question qui était posée au seuil de cet ouvrage
et pour laquelle il est temps, désormais, de tenter une réponse1.
Comme il a été dit dans l’introduction, ce livre a d’abord été conçu comme
un moyen de faire le point, un siècle après, sur la notion de « charisme » telle
qu’elle a été forgée par Max Weber. Mais il s’agissait aussi de tenter de mieux
comprendre et mieux définir les usages qu’il est aujourd’hui possible de faire de
ce concept en sciences sociales. À l’heure de refermer l’ouvrage et d’essayer de tirer
quelques conclusions de ce travail collectif, l’impression qui domine reste pourtant celle d’une confusion à la fois persistante et instructive. Persistante, d’un côté,
car cette confusion tient avant tout aux variations, voire aux contradictions, de la
conceptualisation du charisme chez Weber lui-même : celles-ci, comme on a pu
s’en rendre compte à la lecture des différentes contributions, rendent difficiles la
compréhension exacte et le maniement de ce concept. Mais cette confusion est
instructive, d’un autre côté, car le concept de charisme a permis – malgré ses
limites – de mieux saisir et percevoir certains phénomènes sociaux qui étaient,
auparavant, plus confus encore. Il faut revenir sur ces limites et ces contradictions,
pour tenter une dernière fois de franchir l’obstacle qu’elles peuvent constituer.
1. Cette conclusion générale est le fruit des réflexions collectives des quatre éditeurs de ce
volume. Je remercie mes co-éditeurs de m’avoir accordé leur confiance pour sa rédaction et de
m’avoir permis d’améliorer les versions antérieures de ce texte grâce à leurs relectures. Cette
conclusion reflète ainsi les impressions communes que nous retirons tous les quatre du travail
qui a abouti à cet ouvrage, depuis la préparation du colloque initial jusqu’à l’édition de ces actes.
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Francisco Roa Bastos
Charisme ou charismes?
Des problèmes persistants de définition
La confusion qui vient d’être évoquée tient d’abord aux problèmes que pose la
définition du charisme chez Weber lui-même, c’est-à-dire aux difficultés qui apparaissent quand on tente de répondre à la question : « Qu’est-ce que le charisme ? »
Le concept, comme cela a été souvent souligné, n’a jamais fait l’objet chez Weber
d’une conceptualisation générale et synthétique, qui subsumerait l’ensemble de ses
acceptions dans les différents écrits où il apparaît, ce qui laisse subsister un flou
certain sur ce que son auteur lui-même entendait par cette notion2.
Raphaëlle Laignoux a ainsi répertorié en introduction au moins quatre difficultés principales qui se posent quand on tente de comprendre précisément ce qu’on
peut entendre par « charisme » : l’impossibilité de déterminer si le charisme wébérien repose d’abord sur des qualités personnelles objectives d’un « porteur de charisme » ou sur sa construction comme « figure charismatique » par les attestations
de reconnaissance de ses disciples et par ses propres discours ; la définition du périmètre exact de la « communauté émotionnelle3 » au sein de laquelle le charisme tel
que l’entend Weber est un « principe actif » de légitimation ; la nature des relations
entre « charisme personnel » et « charisme de fonction » ; et enfin, la portée « révolutionnaire » du charisme, ou tout simplement son rôle effectif dans le changement
social. Les différentes contributions ont permis de revenir sur chacune de ces difficultés, et d’en révéler de nouvelles. Elles ont surtout permis de confirmer que ces
difficultés étaient liées à l’élaboration même de la notion chez Weber, et non à de
simples problèmes de lecture (ou de traduction) de son œuvre, qui pourraient être
dissipées par une connaissance plus approfondie du corpus wébérien.
Ainsi, par exemple, le problème de l’articulation entre « charisme personnel »
et « charisme de fonction », autour de l’idée de « quotidianisation » du charisme,
reste entier car il se pose au sein même de la pensée wébérienne, comme l’a
2. Il faut souligner que des tentatives de systématisation ont été effectuées ultérieurement.
Voir, par exemple, Breuer S., Max Webers Herrschaftssoziologie, Frankfurt/New York, Campus
Verlag, 1991, et, surtout, Breuer S., Bürokratie und Charisma. Zur politischen Soziologie Max
Webers, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1994, p. 176-187.
3. L’expression « communauté émotionnelle » est ici utilisée pour traduire « emotionale
Vergemeinschaftung », que Weber utilise pour qualifier le groupement de domination charismatique. Nous renvoyons à l’introduction générale, et plus particulièrement à la note 12 pour plus
de précisions sur les débats liés à la traduction des concepts wébériens et notamment à l’expression de « communauté émotionnelle ». Voir à ce sujet notamment : Grossein J.-P., « Traduire
Weber. De quelques pas de clercs ? », J.-L. Fabiani (dir.), Le goût de l’enquête. Pour Jean-Claude
Passeron, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 247-272 ; et Grossein J.-P., « De l’interprétation de
quelques concepts wébériens », Revue française de sociologie, 46/4, 2005, p. 685-721.
Conclusion générale
montré Jean-Philippe Heurtin à partir de sa relecture croisée de Sohm et de
Weber. Faut-il postuler la possibilité d’une transformation de l’un dans l’autre,
comme l’impliquerait le terme employé par Weber (Veralltäglichung), pour désigner cette « normalisation » ou rationalisation d’un charisme außeralltäglich
(extra-quotidien) dans des institutions stables et durables ? Faut-il au contraire
supposer qu’il y a en fait une opposition fondamentale, et même une différence
de nature, entre le « charisme incarné » ou personnel, d’un côté, et le « charisme
objectivé » ou institutionnalisé, de l’autre ? Il est difficile d’en décider si l’on s’en
tient strictement aux écrits de Weber et à leurs variations4.
Par ailleurs, on l’a dit, de nouvelles difficultés sont apparues plus clairement tout
au long de ce travail collectif. Par exemple, la distinction de différents types de
charisme par Weber (Amtscharisma, Gentilcharisma, Erbcharisma, etc.) semble
remettre en cause l’unicité du concept, qui semblait pourtant faire la force (et la
force de séduction) de l’idéaltype wébérien. Cette entreprise de spécification conceptuelle chez Weber est en elle-même déjà équivoque, dans la mesure où elle repose
en même temps sur le présupposé qu’il y aurait une nature commune à ces différents
types de « charisme » et sur le constat que « le » charisme ne désigne pas toujours la
même chose. En cherchant à préciser la notion, Weber semble être revenu sur son
idée première, qui l’avait d’abord conduit à « isoler » le charisme en le dépouillant
de tous les attributs et compléments de nom qui l’accompagnaient dans le vocabulaire du christianisme primitif : dans celui-ci, le charisme était en effet complété
généralement par une qualification spécifique, qu’il soit « charisme de prophétie »,
« charisme du parler en langues », « charisme d’enseignement » ou « charisme de
guérison ». Weber a ainsi contribué à essentialiser le « charisme », en l’élevant au
statut ambigu d’idéaltype5, tout en continuant à le particulariser sans cesse, cherchant des différences dans les formes historiquement observables de domination
personnelle. « Charisme de fonction », « charisme de lignage » ou « charisme
hérité » : le concept se décline finalement chez Weber aussi, semblant diluer d’emblée l’« essence » qu’il prétendait imposer par ailleurs à ces différentes manifestations
empiriques en en faisant les expressions d’un même idéaltype (pré)supposé, d’un
même « phénomène charismatique ».
À défaut de résoudre ces difficultés, la réflexion collective présentée dans cet
ouvrage aura au moins permis de mieux les comprendre. À partir d’une lecture
4. Voir aussi sur ce point, par exemple : Ake C., « Charismatic Legitimation and Political
Integration », Comparative Studies in Society and History, 14/1, 1966, p. 1-13 ; Bendix R.,
« Reflections on Charismatic Leadership », Asian Survey, 7/6, 1967, p. 341-352.
5. Nous reviendrons un peu plus loin sur cette ambiguïté et les problèmes de la méthode
idéaltypique de manière générale.
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Francisco Roa Bastos
attentive des textes de Weber consacrés au charisme, on peut ainsi avancer
trois raisons principales qui permettent d’expliquer, au moins partiellement, les
ambiguïtés constitutives, voire même les contradictions essentielles de la notion
de charisme chez Weber lui-même.
Le premier charisme wébérien
ou les complications d’une naissance conceptuelle
On peut d’abord trouver dans la genèse de la notion chez Weber une première explication des retouches et repentirs successifs que le sociologue lui a fait subir.
Comme le montre Isabelle Kalinowski dans sa contribution, les phénomènes
d’idolâtrie personnelle (que Weber n’appelle pas encore « charismatiques » à
l’époque) sont d’abord envisagés par le sociologue de manière négative, dans le
cadre de l’étude de l’éthique protestante puritaine et de son refus de toute forme
de distinction personnelle. Weber approche ainsi ce qui deviendra le charisme
d’abord à partir d’un cas historique (et religieux) particulier : celui du rejet de
toutes les formes d’affirmation individuelle par les sectes puritaines, au nom
d’une éthique égalitariste proscrivant la glorification et l’élévation des individus
autrement que par le travail. Les premières réflexions que Weber consacre donc
aux phénomènes de type charismatique concernent ainsi un ensemble de pratiques très diverses qui n’ont en commun que le fait d’être rejetées en bloc par
le puritanisme.
C’est plus tard dans son œuvre, seulement, que Weber tente de donner à ces
différents phénomènes d’idolâtrie personnelle une signification positive, en leur
appliquant la notion de charisme qu’il reprend à Sohm et qu’il réélabore à son tour,
que ce soit dans sa sociologie des religions ou dans sa sociologie politique.
La construction de la notion de charisme chez Weber est donc d’emblée confrontée
à une double difficulté, que l’analyse génétique à laquelle nous invitent les contributions de la première partie permet de mieux comprendre : d’un côté la nécessité
conceptuelle de « dé-stigmatiser » l’idée de distinction individuelle pour pouvoir la
penser dans ses différentes manifestations et leurs spécificités ; de l’autre, la tentative
de « séculariser » le charisme en l’étendant au-delà du simple domaine religieux.
Cette tension entre deux sources d’inspiration, à partir desquelles mais aussi contre
lesquelles Weber essaye de penser le charisme, pourrait contribuer à expliquer certaines des difficultés et des tâtonnements constatés dans l’élaboration de la notion
puisque, comme le montre Vincent Azoulay dans cet ouvrage, Weber semble en
grande partie être resté prisonnier de l’« architecture conceptuelle » et de l’« arrièreplan théologique » qui marque ses premières réflexions sur la notion.
Conclusion générale
Charisme isolé et charisme relatif
Par ailleurs, cette construction du charisme comme concept « positif » (aux
deux sens du terme : à la fois comme concept doté d’un contenu spécifique et
comme notion valorisée) est compliquée encore dans la pensée de Weber par le fait
que le charisme peut être employé soit comme une notion indépendante, pensée
pour elle-même, soit au contraire comme une notion relative, étroitement inscrite
dans la tripartition des types de légitimité de la sociologie de la domination. Dans
ce dernier cas, le charisme constitue plutôt un contrepoint théorique qui ne vaut pas
tant pour lui-même que parce qu’il permet de penser, par contraste, le pouvoir
monarchique traditionnel ou l’ordre démocratique légal-rationnel : le charisme, c’est
alors ce qu’une démocratie légale-rationnelle ou qu’une monarchie traditionnelle
n’est pas, même si celles-ci peuvent, sous certaines conditions, revêtir des traits de ce
type de domination particulier. On pourrait presque, empruntant le terme à
Koselleck6, dire que le charisme est dans ce cas chez Weber une sorte de « concept
antonyme asymétrique » (assymetrischer Gegenbegriff ) qui sert surtout à marquer ce
que ses concepts corrélatifs (la « tradition » et la « loi ») ne sont pas, même s’il ne
s’agit ici d’une tripartition plutôt que d’une opposition binaire entre deux termes,
comme dans le cas des couples de désignations identitaires étudiées par Koselleck
(« Hellènes » et « Barbares », « Chrétiens » et « Païens »).
Ce « triangle de la légitimité » wébérien fait du charisme l’opposé idéaltypique
au pouvoir bureaucratisé, rationalisé et impersonnel des démocraties de masse
contemporaines dans la mesure où non seulement, comme la monarchie traditionnelle, il repose sur l’incarnation personnelle du pouvoir mais dans la mesure aussi
où, seul des trois types de légitimité wébériens, il est « hors-normes » : radicalement
étranger à toute loi, écrite ou coutumière, le pouvoir charismatique édicte ses
propres règles, d’ailleurs instables puisqu’il peut les modifier (en théorie) à sa guise.
En cela, le charisme n’est pas seulement un type de légitimation particulier dans la
sociologie de Weber : il y est aussi condition de compréhension du changement
social puisqu’il est le seul principe capable de changer les « règles du jeu » politique,
par la force révolutionnaire dont son porteur est supposé être investi. Le charisme
est ainsi une sorte d’opérateur intellectuel qui rend pensable le passage d’un régime
stable et institutionnalisé à un autre : il est tout à la fois force, et notion « disruptives ».
Le charisme implicite des écrits politiques
Une dernière raison qui permet, peut-être, de comprendre la confusion
entourant la notion de charisme, résiderait dans les usages implicites que Weber
6. Koselleck R., Le futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, Paris,
Éd. de l’EHESS, 1990 (1979), p. 191-232.
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Francisco Roa Bastos
semble en faire dans ses écrits politiques, étudiés dans la deuxième partie de
ce volume.
Catherine Colliot-Thélène, Jean-Claude Monod et Félix Blanc s’accordent
ainsi pour souligner l’importance, dans les écrits politiques de Weber, de l’idée
d’un « tournant césariste » des démocraties contemporaines, mêlant logique de
domination bureaucratique (ou légale-rationnelle) et éléments de personnalisation
du pouvoir. Ces analyses pourraient être rapprochées, à de nombreux égards, des
réflexions théoriques de Weber sur le « charisme ». Mais peut-on pour autant dire
que Weber, pour penser les changements sociaux de son temps et notamment
l’avènement d’une démocratie représentative en Allemagne, fait directement usage
de la catégorie de « charisme » qu’il a construite pour sa sociologie de la domination ? Est-il pertinent, plus généralement, d’employer le concept de charisme dans
le cadre d’une réflexion normative sur l’émergence des « démocraties de masse »
et la bureaucratisation des régimes démocratiques contemporains ?
Sur ce point, les analyses des contributeurs divergent. Catherine ColliotThélène et Jean-Claude Monod ne voient pas de solution de continuité entre écrits
sociologiques et politiques, et nous invitent à identifier les points d’articulation
entre sociologie de la domination, théorie des trois types de légitimité et réflexions
politiques sur les régimes démocratiques chez Weber, afin de mieux comprendre
les positions normatives de Weber qui font du charisme une ressource pour penser
la démocratie7. De son côté, Félix Blanc préfère suggérer des « affinités électives »
entre ces deux types de textes, et tient à préserver une distinction formelle entre
la sociologie wébérienne du « charisme » et sa pensée plus spécifique des institutions du gouvernement représentatif.
Dans tous les cas, l’existence même des écrits « d’intervention politique » de
Max Weber et les rapprochements possibles avec sa théorie générale de la domination et du pouvoir rendent plus complexe encore la tâche consistant à répondre
à la question « qu’est-ce que le charisme ? » : doit-on faire du « tournant césariste »
et de la « démocratie plébiscitaire », analysés dans ces écrits, des modalités particulières du charisme, qu’il faudrait prendre en compte pour mieux définir la
notion ou doit-on au contraire les considérer « à part », comme des avatars ressemblants, mais distincts en nature, de la catégorie sociologique ? Ces incertitudes
contribuent, à leur manière, à entretenir la confusion relative qui règne sur le
charisme tel que Weber l’a construit.
Le concept de charisme chez Weber est donc, à divers titres, constitutivement
ambigu et il peut servir à penser des réalités fort diverses, bien que Weber lui-même
7. Voir aussi Monod J.-C., Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, Paris,
Le Seuil, 2012.
Conclusion générale
semble avoir cherché à en limiter la portée en se refusant à l’employer explicitement
dans ses écrits politiques. Le premier objectif de l’ouvrage était ainsi de revenir sur
la genèse et les usages de la notion de charisme chez Weber, afin de faire le point sur
ces difficultés8.
Mais cet ouvrage avait également pour but de revenir sur les usages qui ont pu
être faits de la notion de charisme après Weber, et ceux qu’on peut encore en faire
aujourd’hui. Or, deux extrêmes semblent pouvoir caractériser une part non négligeable de ces usages, sur lesquels il faut à présent revenir si l’on veut être en
mesure de répondre à la question posée en commençant : non plus seulement
« qu’est-ce que le charisme ? », mais bien « que faire du charisme ? ».
Le charisme partout?
Les usages extensifs de la notion
Le premier extrême, nourri par le caractère multivoque et malléable de la notion,
correspond au « pôle » des usages non spécifiques du concept que Hinnerk Bruhns
critique dans sa contribution. Il consiste, de manière générale, à étendre l’emploi de
la notion jusqu’à voir le charisme partout. Ces usages extensifs peuvent être décomposés, pour les besoins de l’analyse, en deux types distincts mais étroitement liés :
d’une part, l’usage relâché du qualificatif « charismatique » pour caractériser tout
individu disposant d’un ascendant ou exerçant un pouvoir personnel ; d’autre part,
l’application du charisme à toutes les échelles, qui fait du charisme non pas seulement
un principe agissant dans des « communautés émotionnelles » de taille réduite, mais
plus largement un instrument de domination (ou d’analyse) à « longue portée ».
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Il existe une dérive marquée, dans la littérature scientifique comme dans le
langage courant, vers un usage relâché du charisme, qui ferait de tout pouvoir
personnel l’expression d’une domination charismatique.
Cette généralisation abusive repose en grande partie, bien sûr, sur le projet
wébérien lui-même qui consistait justement à étendre la portée du concept de
charisme au-delà du cas historique particulier du christianisme primitif pour
lequel Sohm l’avait d’abord employé9. Il n’est d’ailleurs pas anodin que le passage
8. Difficultés que l’on retrouve pour d’autres notions de la sociologie wébérienne, telles que
celle d’« affinités électives » par exemple : voir Löwy M., « Le concept d’affinité élective chez
Max Weber », Archives de Sciences sociales des Religions, 127, 2004, p. 93-103.
9. Voir par exemple sur ce point : Ouedraogo J.-M., « La réception de la sociologie du
charisme de Max Weber », Archives des sciences sociales des religions, 83, 1993, p. 141-157.
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Francisco Roa Bastos
le plus « circulant » dans les travaux en sciences sociales pour définir le charisme
selon Weber soit justement celui, déjà cité en introduction, dans lequel l’extension
du concept est portée à son maximum par le sociologue :
« Nous appellerons charisme la qualité extraordinaire (à l’origine déterminée de
façon magique tant chez les prophètes et les sages, thérapeutes et juristes, que chez
les chefs des peuples chasseurs et les héros guerriers) d’un personnage, qui est,
pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout
au moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessibles au commun des mortels ;
ou encore qui est considéré comme envoyé par Dieu, ou comme un exemple, et
en conséquence considéré comme un “chef ” 10. »
Si l’on suit cette définition, on peut qualifier de « charismatique » tout chef ou
dirigeant considéré (mais par qui ?) comme doté de qualités rares et hors du commun, parmi lesquelles la grâce divine ou le don magique ne sont que des cas
particuliers : il suffit en fait qu’un chef donné puisse apparaître « comme un
exemple », pour qu’il soit « labellisable » ou désignable comme leader charismatique. On concédera que Weber ouvrait lui-même largement la porte,
par cette définition très inclusive, aux usages postérieurs les plus relâchés du
concept de charisme, comme par exemple l’établissement de catalogues de leaders
charismatiques ou encore la construction d’« indices de charismaticité » (index of
charismaticness 11) censés mesurer le degré de charisme possédé par tout détenteur
d’un pouvoir, quel qu’il soit. En cherchant à établir une échelle du charisme, on
rend du coup possible l’extension maximale de la notion et les entreprises les plus
exagérées de concept stretching 12 qui mènent à la dilution de sa portée explicative.
Tout phénomène impliquant une domination personnelle apparente peut désormais relever du charisme, à un plus ou moins grand degré. Ces usages conduisent
10. Weber M., Économie et société, 1. Les catégories de la sociologie, traduction par J. Freund,
P. Kamnitzer, P. Bertrand, E. Dampierre, J. Maillard et J. Chavy, sous la direction de J. Chavy
et d’E. de Dampierre, tome premier, Paris, Plon, 1971 (rééd. Agora/Pocket, 1995) (ci-après
E & S), p. 320 ; Wirtschaft und Gesellschaft, édition par J. Winckelmann, 5e édition, Tübingen,
Mohr, 1972 (1re édition 1956) (ci-après W & G), p. 140 : « “Charisma” soll eine als außeralltäglich
(ursprünglich, sowohl bei Propheten wie bei therapeutischen wie bei Rechts-Weisen wie bei
Jagdführern wie bei Kriegshelden : als magisch bedingt) geltende Qualität einer Personlichkeit heißen,
um derentwillen sie als mit übernatürlichen oder übermenschlichen oder mindestens spezifisch außeralltäglichen, nicht jedem andern zugänglichen Kräften oder Eigenschaften (begabt) oder als gottgesandt oder als vorbildlich und deshalb als “Führer” gewertet wird. »
11. Pappas T. S., « Political Charisma Revisited, and Reclaimed for Political Science », EUI
Working Paper, 2011/60, Fiesole, RSCAS, 2011, p. 3 et p. 11.
12. Pour reprendre l’expression de Giovanni Sartori, analysant la malformation des concepts
en sciences sociales : Sartori G., « Concept Misformation in Comparative Politics »,
The American Political Science Review, 64/4, 1970, p. 1033-1053.
Conclusion générale
ainsi à la banalisation complète du charisme qui perd la spécificité que Weber
avait essayé de lui conférer13.
Par ailleurs, ces usages relâchés du charisme, en mettant exclusivement l’accent
sur les chefs en tant qu’individus, tendent à faire du charisme une qualité objective des personnes, qui serait la source unique de leur pouvoir. Pourtant, comme
cela a déjà été souligné dans l’introduction générale, Weber a lui-même insisté sur
le fait qu’on ne peut en toute rigueur raisonner que sur des revendications,
c’est-à-dire des « prétentions au charisme » de la part des détenteurs du pouvoir14.
Ce n’est pas le pouvoir qui est par nature charismatique, c’est bien la manière
qu’on a de le justifier. Il n’y a donc pas de « chefs charismatiques », il n’y a que des
chefs (auto-)proclamés comme tels, et dont la domination charismatique ne dure
que le temps que dure leur pouvoir. Entre le pouvoir du chef et le principe qu’on
mobilise pour le légitimer (par exemple la revendication charismatique), c’est donc
le pouvoir qui est premier. C’est d’abord la capacité à imposer une domination de
fait qui détermine la réussite ou l’échec de la revendication qui l’accompagne et
tente de la justifier. Tout individu se présentant comme charismatique serait,
sinon, détenteur d’un pouvoir de fait, ce qui est évidemment loin d’être le cas :
pour un chef « charismatique » qui a réussi, combien de prétendants au charisme
qui ont échoué ? Ou pour le dire encore autrement : un chef sans charisme peut
être chef ; mais un homme incapable de s’imposer, d’une manière ou d’une autre,
ne sera jamais reconnu comme charismatique, même s’il dispose de qualités objectivement « extraquotidiennes ». C’est le sens de la précision de Weber quand il
indique que le charisme ne dure que tant qu’il fait ses preuves : il ne s’agit pas tant
ici pour un chef de faire la preuve de son charisme, que de faire la preuve de son
pouvoir, en montrant qu’il peut agir concrètement sur le monde en faveur de ses
gouvernés ou de ses subordonnés.
Ainsi, si le charisme est une « qualité », il ne s’agit pas en fait d’une qualité individuelle du personnage considéré comme charismatique, mais bien d’une qualité de
la situation qui fait qu’un personnage se retrouve en position d’être considéré comme
« à part », exceptionnel, « doué de forces et de qualités surnaturelles ou
13. Pour des exemples de critique de ces usages abusifs, voir entre autres : Bensman J.,
Givant M., « Charisma and Modernity: The Uses and Abuses of a Concept », Social Research,
42/4, 1975, p. 570-614 ; Spinrad W., « Charisma: A Blighted Concept and an Alternative
Formula », Political Science Quarterly, 106/2, 1991, p. 295-311.
14. E & S, p. 286 ; W & G, p. 122 : « Mithin ist es zweckmäßig, die Arten der Herrschaft je
nach dem ihnen typischen Legitimitätsanspruch zu unterscheiden. » Voir aussi : Dobry M.,
« Légitimité et calcul rationnel. Remarques sur quelques “complications” de la sociologie de Max
Weber », P. Favre, J. E. S. Hayward, Y. Shemeil (dir.), Être gouverné : études en l’ honneur de
Jean Leca, Paris, FNSP, 2003, p. 127-150.
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Francisco Roa Bastos
surhumaines ». En centrant l’attention sur l’individu plutôt que sur la situation, les
usages relâchés du charisme l’ont ainsi banalisé et étendu à outrance. Il faut donc
prendre garde à ne pas faire de tout pouvoir personnel la manifestation d’un charisme, qui s’imposerait de lui-même. Mais, complémentairement, même dans les cas
où une revendication charismatique rencontre (en partie fortuitement) un pouvoir
qui « fonctionne », il faut encore veiller à distinguer les échelles et les sphères dans
lesquelles ce pouvoir serait capable de s’imposer comme « charismatique ».
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En effet, corrélativement à l’usage relâché de la notion, qui tend à trouver « du
charisme » dans toute personnalisation du pouvoir (et à faire de toute personnalisation du pouvoir une manifestation de charisme), le concept wébérien a également fait l’objet d’un autre type d’extension, qui trouve aussi sa source chez
Weber lui-même.
Alors qu’à ses débuts, le concept n’était utilisé qu’à « courte portée », en
quelque sorte, pour décrire des relations au sein de groupes restreints d’individus
reliés par des relations interpersonnelles (les fameuses « communautés émotionnelles »), il a ensuite été invoqué pour décrire (et tenter d’expliquer) des configurations beaucoup plus complexes, impliquant une organisation et une
institutionnalisation poussées des relations sociales (qui ne reposent plus alors
seulement sur des rapports directs et personnels), et qui forment ce que l’on pourrait appeler les « communautés désenchantées » caractéristiques des sociétés
« modernes », telles que les a analysées la sociologie naissante15. On a ainsi souvent
tenté de faire du charisme un principe de légitimation du pouvoir « à longue
portée », opérant au travers de chaînes d’interdépendances de plus en plus longues. Or, ce qui peut valoir (peut-être) pour l’analyse à l’échelle des relations
personnelles (au niveau de l’« infiniment petit » social et des chaînes d’interdépendances les plus courtes) n’a pas forcément cours lorsque l’analyse porte sur des
masses beaucoup plus grandes et des chaînes bien plus longues. En d’autres
termes, même si l’on suppose un « charisme » capable d’assurer à son porteur
éventuel un pouvoir au sein d’une « communauté émotionnelle » réduite (par
exemple, et pour le dire rapidement, l’Adolf Hitler des tavernes bavaroises), il faut
15. À commencer par Max Weber lui-même. Voir surtout les rapprochements qu’il établit
entre les groupes communautaires religieux et les « communes » urbaines, forme d’organisation
sociale qui seule rend possible l’établissement de groupes fondés sur d’autres principes d’allégeance que la famille, par exemple. À ce sujet, et plus précisément sur la question de la traduction
du terme allemand Gemeinde qui sert à caractériser ces deux types de groupements chez Weber,
voir par exemple : Grossein J.-P., « De l’interprétation de quelques concepts wébériens », Revue
française de sociologie, 46/4, 2005, p. 685-721 (plus précisément p. 686-690).
Conclusion générale
mobiliser d’autres types d’explication, plus complexes et plus attentives aux
logiques de situation particulières, pour comprendre des configurations comme
celle ayant assuré la prise de pouvoir et son exercice à grande échelle par le parti
nazi et son chef 16.
Le charisme n’est donc pas partout, même si les usages abusifs qui en ont été
faits ont contribué à le faire croire, en diffusant jusqu’à l’outrance le concept dans
le langage courant.
Cette banalisation par propagation du charisme et son entrée dans le sens
commun ont même aujourd’hui leur récit mythique, forgé dans et à partir de
l’article de Richard R. Lingeman, paru en 1968 dans le New York Times :
« The Greeks Had a Word for It – But What Does It Mean ? ». Dans cet article17,
Lingeman fait du sociologue américain Daniel Bell (sur la base du témoignage de
celui-ci) le vulgarisateur en grande partie involontaire du concept, alors que ce
dernier était encore quasiment inemployé dans la presse « grand public ». En effet,
l’usage de cette notion par Daniel Bell dans un article publié en 1947 dans Fortune
et décrivant John L. Lewis comme un personnage doté de « charisma », fut alors
repéré et repris par Time Magazine, qui avait pour principe d’introduire, pour s’en
moquer, un terme ésotérique par semaine, le mettant par là même en lumière.
Ce serait là le commencement de la longue carrière médiatique du terme et le
début de la dilution de sa signification : dès 1968, Lingeman fait remarquer que
« charisme » peut servir à qualifier aussi bien la famille Kennedy, Che Guevara
qu’une simple tenue vestimentaire tennistique…
Quelle que soit la valeur historique de cette anecdote, elle a le mérite de montrer que, depuis longtemps, la popularisation du terme de charisme – sa « quotidianisation » si l’on ose dire – aussi bien dans les sciences sociales que dans le
langage courant a entraîné une diminution drastique de ces vertus heuristiques,
à tel point que certains chercheurs en appellent régulièrement à en finir avec le
charisme comme concept scientifique.
16. Voir l’introduction de ce volume, ainsi que les travaux de Michel Dobry à ce sujet,
notamment : Dobry M., « Charisme et rationalité : le “phénomène nazi” dans l’histoire »,
J. Lagroye (dir.), La politisation, Paris, Belin, 2003, p. 301-323 ; Dobry M., « Hitler, Charisma
and Structure: Reflections on Historical Methodology », Totalitarian Movements and Political
Religions, 7 / 2, 2006, p. 157-171.
17. Qui sert aujourd’hui de référence aux spécialistes du charisme pour « marquer » les
débuts de la banalisation du charisme dans le vocabulaire. Voir par exemple : Pappas T. S.,
« Political Charisma Revisited, and Reclaimed for Political Science », EUI Working Paper,
2011/60, Fiesole, RSCAS, 2011, p. 1 ; Monod J.-C., Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques
du charisme, Paris, Le Seuil, 2012, p. 33-34, note 1.
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228
Francisco Roa Bastos
Le charisme nulle part?
Réticences face à une notion galvaudée
Les excès des usages extensif du charisme ont ainsi entraîné la réaction
inverse : son rejet revendiqué, c’est-à-dire le refus explicite de continuer à l’employer dans des productions scientifiques. Ainsi, plusieurs spécialistes se sont
ouvertement interrogés sur la pertinence de continuer à utiliser un terme aussi
galvaudé, y compris par les pratiques de leurs collègues scientifiques :
« Perhaps the total elimination of the charisma concept in serious discussions would be
salutary. In any case, its disappearance in analyses of large-scale political phenomena
would seem to be beneficial. At worst, its utilization has tended to obfuscate the complexity of social-political trends. […] One must ask: does the charisma concept add
appreciably to an understanding of historical political developments, or does its use
actually divert attention from more crucial variables 18. »
La question continue de se poser, peut-être même plus encore aujourd’hui.
En effet, le charisme est de nos jours devenu un « vocable de description massive », utilisé à tort et à travers par chacun d’entre nous, aussi bien dans le langage
incontrôlé du quotidien que, si l’on n’y prête attention, dans le langage supposément plus rigoureux de la science.
Le charisme, il faut bien l’admettre, semble constituer aujourd’hui un de ces
« obstacles épistémologiques » bachelardiens 19 évoqués en introduction, dont il
faut peut-être oser remettre en cause l’« utilité scientifique marginale ». Tout
semble y concourir, aussi bien les « complications » déjà relevées de la conceptualisation wébérienne elle-même que les usages abusifs qu’on a pu en faire par la
suite. Plus fondamentalement encore, des problèmes beaucoup plus larges se
posent qui dépassent le concept spécifique de charisme et tiennent aux présupposés méthodologiques qu’il véhicule.
La question de l’individualisme méthodologique
Le premier problème de ce type tient à l’individualisme méthodologique sousjacent au concept de charisme, et plus largement à ce qu’on a appelé la « sociologie
compréhensive » de Weber, telle qu’elle apparaît dans la définition qu’il donne de
18. Spinrad W., « Charisma: A Blighted Concept and an Alternative Formula », Political
Science Quarterly, 106/2, 1991, p. 295-311 (ici p. 310). Voir aussi l’article déjà cité de Claude
Ake (Ake C., « Charismatic Legitimation and Political Integration », Comparative Studies in
Society and History, 14/1, 1966, p. 1-13) ou encore l’article de Carl J. Friedrich (Friedrich C. J.,
« Political Leadership and the Problem of Charismatic Power », Journal of Politics, 23, 1961,
p. 3-24).
19. Bachelard G., La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1996 (1938), p. 13-14.
Conclusion générale
la sociologie, dans un texte qui forme le début de l’édition consacrée de Wirtschaft
und Gesellschaft :
« Nous appelons sociologie (au sens où nous entendons ici ce terme utilisé avec beaucoup d’équivoques) une science qui se propose de comprendre par interprétation
l’action sociale et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets. Nous
entendons par “action” un comportement humain (peu importe qu’il s’agisse d’un
acte extérieur ou intime, d’une omission ou d’une tolérance), quand, et pour autant
que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif. Et par action “sociale”,
l’action qui, d’après son sens visé par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement d’autrui, par rapport auquel s’oriente son déroulement20. »
En prenant comme élément fondamental de l’action le « sens visé » par les
agents et de l’action sociale le « sens visé » qui se fonde sur le comportement
d’autrui, Weber rejette en dehors du champ de la sociologie les comportements
inconscients et le « hasard » – nom qu’on peut donner provisoirement, avec
Cournot, aux rencontres fortuites de séries causales partiellement indépendantes21
ainsi qu’aux effets émergents que personne n’a « visés » au départ. Mettant l’agent
et sa subjectivité au centre de sa sociologie, Weber place la focale au niveau de
l’individu et sa profondeur de champ s’en trouve par là explicitement limitée.
Ce privilège accordé au « social individualisé » trouve chez Weber son expression à la fois la plus claire et la plus problématique précisément dans le concept de
charisme, seul principe de légitimation dans sa sociologie de la domination qui
soit fondamentalement personnalisé et personnifié. Même si la question de l’objectivation éventuelle de ce charisme (Versachlichung des Charisma) reste posée,
comme on l’a évoqué en commençant, et même si Weber développe l’idée d’un
« charisme de fonction » (Amtscharisma), il n’en reste pas moins que le charisme,
quel qu’il soit, suppose et implique une incarnation dans un « porteur » de charisme, que ce porteur soit lui-même la source originaire de ce charisme ou qu’il
en soit simplement le dépositaire institué.
Concevoir le charisme d’abord comme une qualité incarnée et personnalisée,
c’est pourtant risquer d’individualiser a priori les processus sociaux, et de faire des
individus l’alpha et l’oméga de configurations qui les dépassent de beaucoup.
Au contraire, tout le travail sociologique, à commencer par celui de Max Weber
lui-même, consiste justement à rendre visible et compréhensible ce qui, dans les
20. E & S, p. 28 (nous remplaçons ici, pour traduire l’allemand « handeln », le terme « activité » choisi dans la traduction dirigée par Jacques Chauvy et Éric de Dampierre, par le terme
« action » proposé par Catherine Colliot-Thélène, dans Colliot-Thélène C., La sociologie de
Max Weber, Paris, La Découverte, 2006, p. 50) ; W & G, p. 1.
21. Cournot A.-A., Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la
critique philosophique, Paris, Vrin, 1975 (1851), p. 34.
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faits sociaux, relève de contraintes supra- (ou infra-)individuelles, comme le
montrent sur la question même du charisme les analyses qui tendent à mettre en
évidence son caractère principalement « situationnel ». On pense ici, par exemple,
aux travaux de Brigitte Gaïti sur de Gaulle22 ou, dans ce volume, à la contribution
de Vanessa Bernadou sur le « cas Kirchner ». Certes, ces analyses n’excluent pas
le niveau individuel : les « systèmes » ou les « configurations » qu’elles décrivent
trouvent à s’incarner provisoirement dans des positions particulières, occupées par
des acteurs déterminés qui servent ponctuellement de « saillances situationnelles »
et de points de focalisation pour l’action. Mais les individus ne sont jamais la
cause unique de ce genre de situations, car ils n’en contrôlent pas l’ensemble des
conditions de possibilité. Parmi celles-ci, le type précis de ressource qui sert, à un
moment donné, de « marqueur charismatique », c’est-à-dire de signe de distinction reconnu comme tel, ne dépend pas seulement de l’action des individus qui
peuvent être dotés, à tel moment, de ce « capital symbolique » spécifique, mais
bien de configurations plus complexes qu’il faut tenter d’appréhender dans une
approche relationnelle et situationnelle des processus sociaux.
Or, en mettant l’accent sur l’incarnation individuelle plutôt que sur les conditions
de possibilité de cette incarnation, le charisme wébérien détourne de fait l’attention
vers les caractéristiques propres à un individu, au détriment d’une analyse plus précise
de ce qui fait de ces caractéristiques des éléments circonstanciels de distinction.
Les risques de la méthode idéaltypique
Le deuxième problème général qui rend le maniement scientifique du charisme
(et des concepts wébériens en général) extrêmement délicat tient par ailleurs à la
méthode idéaltypique elle-même.
En posant le charisme comme idéaltype, un type « pur » qu’on ne saurait retrouver tel quel dans la réalité empirique, Weber a en effet à la fois éclairé et obscurci
notre compréhension du monde. La méthode idéaltypique, en assumant et en mettant en œuvre le « postulat d’incomplétude » de notre appréhension de la réalité23,
rend certes le réel saisissable, en réduisant sa complexité grâce aux outils conceptuels
qu’elle met à notre disposition (tels que le charisme). Ces types purs permettent de
percevoir le monde en le réorganisant « à notre vue », selon des perspectives accessibles à notre entendement. Mais malheureusement, et Weber en avait évidemment
pleinement conscience, ces perspectives – construites – projettent aussi des ombres
22. Voir notamment : Gaïti B., De Gaulle prophète de la Cinquième République, Paris,
Presses de Sciences Po, 1998 ; Gaïti B., « La décision à l’épreuve du charisme. Le général de
Gaulle entre mai 1968 et avril 1969 », Politix, 82, 2008, p. 39-67.
23. Colliot-Thélène C., La sociologie de Max Weber, Paris, La Découverte, 2006,
p. 38-45.
Conclusion générale
sur le réel en en structurant la perception, et elles ont des lignes de fuite le long
desquels on peut facilement se perdre.
En ce sens, la méthode idéaltypique peut conduire dans une double impasse :
celle de l’irréfutabilité, d’un côté, et celle du défaitisme scientifique assumé, de l’autre.
Tout d’abord, l’idéaltype est comme « hors du monde », et il serait vain de chercher à le faire correspondre exactement à une réalité concrète. En même temps, on
peut en fait s’arranger pour trouver dans toute réalité empirique du charisme – à un
degré de dilution plus ou moins fort. Tout idéaltype est ainsi adaptable et modulable, moyennant une simple variation de graduation : on ne trouvera jamais à
proprement parler le « charisme pur » dans la réalité empirique, mais on pourra
toujours en trouver des « traces ». En ce sens, le charisme est irréfutable : il n’est ni
vrai, ni faux, puisqu’on peut l’adapter en permanence et le moduler aux situations
observées. En retour, chacune de ces situations empiriques fournit des arguments
en faveur d’une adaptation théorique de l’idéaltype. On comprend dès lors que, si
l’on accepte de « jouer le jeu » de la méthode idéaltypique, le risque de tomber dans
des débats sans fin pour savoir ce qu’est ou n’est pas le charisme devient très grand :
on peut passer plus de temps à discuter de la conformation idéelle de l’idéaltype
(et de ce que Weber « a vraiment voulu dire ») qu’à tenter d’expliquer concrètement
les situations qu’il est censé nous aider à mieux comprendre.
Quant à la deuxième impasse, étroitement liée à la première, elle tient à la posture scientifique générale que traduit la méthode idéaltypique, qui est celle d’une
modestie (trop) assumée. Loin de nous l’idée de prôner à tous crins l’arrogance
scientifique et la volonté de puissance théorique, et encore moins d’affirmer que le
réel est connaissable en soi. Mais le « postulat d’incomplétude », qu’on ne peut que
partager, ne doit pas nous empêcher pour autant de toujours faire comme si le réel
pouvait, un jour, être connu entièrement. C’est la condition, nous semble-t-il, de
tout progrès de la science. Il s’agit même là, pour rejoindre Bachelard, d’une condition psychologique nécessaire à la « formation de l’esprit scientifique », qui ne pense
par « obstacles » que pour tenter de les surmonter, encore et toujours :
« Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive
bientôt à cette conviction que c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème
de la connaissance scientifique […], que nous appellerons des obstacles
épistémologiques. La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours
quelque part des ombres. Elle n’est jamais immédiate et pleine […]. En revenant sur
un passé d’erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on
connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal
faites, en surmontant ce qui, dans l’esprit même, fait obstacle à la spiritualisation24. »
24. Bachelard G., La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1996 (1938), p. 13-14.
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Or, l’ambition limitée, et assumée comme telle, de la posture idéaltypique, si
elle est maintenue trop longtemps et si l’on s’en contente, entraîne forcément une
forme d’autocensure, voire de défaitisme scientifique : comme on ne peut
connaître tout le réel, contentons-nous de n’en connaître qu’un petit bout.
On objectera que c’est inévitable, et que la science n’avance qu’à petit pas, comptés et contrôlés. C’est vrai. Mais cette conception, si l’on veut éviter qu’elle devienne
une « prophétie autoréalisatrice » implique aussi qu’on affirme à tout moment
comme temporaires nos « connaissances antérieures », ainsi que les instruments de
pensée qui nous ont permis de les former, dont la méthode idéaltypique fait sans
conteste partie. On ne peut certes connaître du réel qu’un petit bout à la fois, mais
le credo scientifique (pour autant et pour aussi longtemps qu’on y adhère) suppose
qu’il est toujours possible d’en connaître un petit bout de plus.
Le charisme n’est donc utile, en définitive, que s’il est reconnu comme concept
provisoire et comme faisant partie de ces notions que Weber lui-même qualifiait
de simples « escales » (« Nothäfen ») sur « l’immense mer des faits empiriques25 »,
voulant souligner par là la « fragilité de toutes les constructions idéaltypiques26 ».
Il faut donc en permanence se demander si l’« utilité marginale » de ce type de
concept n’a pas décru au point de le transformer en obstacle épistémologique.
En finir avec un concept provisoire?
De même que la chimie moderne a un jour rejeté l’alchimie en deçà du seuil
de scientificité27, de même que la philosophie a un jour abandonné l’explication
par les « vertus dormitives28 » et la physique celle par l’« éther29 », de même encore
que la science sociale a laissé péricliter le mana de Durkheim ou la psychologie
des foules de Le Bon, ne faudrait-il donc pas en finir, aujourd’hui, avec le charisme comme catégorie d’analyse ?
25. Weber M., « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales »,
M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, p. 202 ; Gesammelte Aufsätze zur
Wissenschaftslehre, Tübingen, Mohr, 1985, p. 206.
26. Ibid.
27. Voir à ce sujet justement les analyses de Gaston Bachelard : Bachelard G., La formation
de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1996 (1938).
28. Voir à ce sujet par exemple : Gnassounou B., Kistler M. (dir.), Causes, pouvoirs,
dispositions en philosophie. Le retour des vertus dormitives, Paris, PUF, 2005.
29. Du moins provisoirement, voir à ce sujet : Cantor G. N., Hodge J. S. (dir.), Conceptions
of Ether. Studies in the history of Ether Theories, 1740-1900, Cambridge, Cambridge University
Press, 1981 ; Balibar F., Einstein 1905. De l’ éther aux quanta, Paris, PUF, 1992.
Conclusion générale
Les problèmes qu’il pose sont en effet plus nombreux que ceux qu’il permet de
résoudre. On pourra tenter de le préciser sans fin, sa dimension intrinsèquement
réductrice et irréfutable d’idéaltype fondé sur l’individuation des processus sociaux,
posera toujours problème, comme un masque posé sur la réalité. Les masques permettent certes de mieux percevoir certains traits, réels ou fictifs, qu’ils forcent, qu’ils
exagèrent en les incarnant dans une figure, plus ou moins caricaturée. Mais en
même temps qu’ils montrent, ils cachent. Or, le but de la recherche scientifique
n’est-il pas justement d’essayer de faire tomber tous les masques ?
On sent bien, pourtant, que quelque chose résiste dans le « masque charismatique ». Une fois qu’on en a effacé ses traits les plus problématiques et les plus exagérés, parmi lesquels par exemple le « charisme à longue portée » (toujours soluble
dans des configurations aux déterminants plus complexes que la simple affirmation
personnelle d’une sorte d’Übermensch), ne reste-t-il pas, quand même, le « charisme
à courte portée » des communautés interpersonnelles de taille réduite, que d’autres
appelleront « ascendant », « confiance » ou « séduction » ? Faut-il maintenir et réserver l’usage du concept pour ces relations (à ce jour encore) mystérieuses qui se
nouent dans des « communautés émotionnelles » ? On pourrait répondre par l’affirmative si un argument déjà donné, trivial mais pourtant déterminant, ne poussait
en sens inverse : celui de la banalisation, aujourd’hui, du terme de charisme dans le
langage courant. On a beaucoup parlé du charisme, au point d’en faire un mot « de
tous les jours » qui fait désormais partie prenante de notre vision spontanée, enchantée et in-questionnée du monde. Nous en faisons tous l’expérience quotidiennement. Ce concept peut-il dès lors encore être utilisé à profit en sciences sociales,
même en le confinant à certaines configurations particulières ? En d’autres termes,
peut-on de nouveau « désenchanter » le charisme ?
On aura deviné la réponse vers laquelle nous penchons personnellement. Mais
la question reste posée et le débat ouvert. Il nous semble, en tout cas, que ce travail
collectif aura permis de mieux comprendre les problèmes que soulèvent la conceptualisation et l’utilisation de la notion de charisme en sciences sociales. Nous espérons que le lecteur aura pu se faire une idée plus claire sur le sujet et qu’il pourra à
son tour répondre, en ce qui le concerne, à la question que nous posions en commençant. Car vous-même, à présent, qu’allez-vous faire du charisme ?
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