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Vishnu Spaak L’irréductibilité de la question et le destin ontologique de la phénoménologie a) « C'est dans le domaine de la certitude modalisée que le phénomène du questionnement a (…) son origine, et se trouve en liaison étroite avec le doute. De même que celui-ci, il est motivé originairement par les événements de la sphère passive. Dans cette sphère, l'oscillation disjonctive des saisies correspond aux deux intuitions qui sont séparées dans un conflit intentionnel ; dans l'unité du conflit, A, B, C sont pour la conscience unis dans leur opposition réciproque » (E. Husserl, Expérience et jugement, trad. D. Souche, Paris, PUF, 1970, p. 373 [noté EJ]). b) « [Le questionnement] est naturellement inséparable de la sphère du jugement et de la connaissance, et (…) appartien[t] nécessairement à la logique comme science du connaître et du connu, plus précisément comme science de la raison connaissante et de ses formations » (EJ, p. 374). c) « [l’antéprédicatif n’ouvre en aucun cas à une] vie encore sauvage, non domestiquée par les règles du logos et de la culture, qui constituerait le cœur de la vie de la conscience (…), une phénoménalité à l’état brut, non encore mise en forme par les lois langagières et logiques de la syntaxe et de la sémantique » (D. Pradelle, « Sur le concept husserlien de l’antéprédicatif : généalogie de la logique et méthode régressive », in C. Engelland [éd.], Language and Phenomenology, Routledge, 2020, p. 56-74). d) « Ici se découvre la visée dernière du projet généalogique : débusquer, jusqu’au cœur de la pure et simple conscience d’objet individuel, la matrice structurelle de toutes les catégories syntaxiques élémentaires ; mettre en évidence l’isomorphisme qui règne entre la syntaxe forte des opérateurs de la logique de la tradition et la syntaxe faible qui structure déjà l’expérience des objets individuels » (D. Pradelle, art. cit.) e) « Si nous prenons garde en plus à ce fait que de son côté la conscience anté-prédicative a des modes différents de clarté et de confusion, qui lui sont propres, que de l'autre le jugement prédicatif en tant qu'acte a, lui aussi, ses propres différences de clarté et de distinction, le concept le plus large de jugement subsume tous ces modes, aussi bien les prédicatifs que les anté-prédicatifs. Le jugement, pris en ce sens, est alors le terme qui désigne l'ensemble des actes objectivants du Je » (EJ, p. 71). f) « Nous voyons par exemple à travers une vitrine une silhouette dressée que nous prenons d'abord pour un homme réel, peut-être un employé qui justement a affaire dans cette vitrine. Mais ensuite nous sommes hésitants, nous demandant s'il ne s'agit pas d'un simple mannequin. (…) Ici deux saisies perceptives se recouvrent ; l'une se situe dans la perception au cours normal par laquelle nous avons commencé ; pendant un certain temps nous avons vu là un homme, dans une saisie concordante et sans conteste, comme nous voyons les autres choses de l'entourage. (…) Mais ensuite il ne se produit pas une interruption radicale sous la forme d'une déception décisive ; donc il n'y a pas conflit d'une intention expectante et d'une apparition perceptive survenant brusquement et biffant la première ; au contraire, le contenu plein et concret d'apparition proprement dite reçoit alors d'un seul coup un deuxième contenu qui se glisse sur lui : l'apparition visuelle, la forme spatiale colorée, était auparavant dotée d'un halo d'intentions de saisie qui donnait le sens ‘corps humain’ et en général ‘homme’ ; maintenant s'y superpose par glissement le sens ‘mannequin habillé’ » (EJ, p. 107-108). g) « Mais même là où une réponse est donnée, elle n'a pas toujours nécessairement, en tant que décision judicative, le mode de la certitude ferme. Le tenir-pour-probable est aussi une prise de position décidante, bien qu'elle ne puisse satisfaire définitivement. (…) De même des réponses encore plus affaiblies sont possibles (…) Sans doute fera-t-on ici souvent précéder la réponse par : ‘Je ne sais pas’, ou : ‘Je suis indécis’, ou : ‘Je suis dans le doute’ » (EJ, p. 376-377). h) « Par là, il apparaît que l'intention pratique du questionnement va proprement à un ‘savoir’, à un juger au sens prégnant de décision certaine. Mais ces formes affaiblies de réponses sont pareillement des réponses, même si elles ne sont pas parfaitement satisfaisantes » (ibid.). i) « Il faut manifestement effectuer consciemment la réduction phénoménologique pour en arriver au moi et à la conscience susceptibles de poser des questions transcendantales concernant la possibilité de la connaissance transcendante. Mais si, au lieu de se contenter d’une épochè phénoménologique rapide, on aspire, en ego pur, à prendre systématiquement conscience de soi-même, et à élucider l’ensemble de son champ de conscience, on reconnaît que tout ce qui existe pour la conscience se constitue en elle-même. On reconnaît ensuite que toute espèce d’existence, y compris toute existence caractérisée — en quelque sens que ce soit — comme ‘transcendante’, a sa constitution propre » (E. Husserl, Méditations cartésiennes, trad. G. Peiffer et E. Levinas, Paris, Vrin, 1966, p. 70). j) « [N]ous ne nous intéressons pas à chaque composante que l’analyse pourrait apercevoir dans la tentative du doute, ni non plus par conséquent à une analyse exacte et intégrale du doute. Nous en extrayons seulement le phénomène de mise ‘entre parenthèses’ ou ‘hors circuit’, qui manifestement n’est pas lié exclusivement à celui de la tentative du doute, quoiqu’il soit particulièrement aisé de l’en dissocier, mais peut entrer encore dans d’autres combinaisons et aussi bien se produire isolément en soi-même. Par rapport à chaque thèse nous pouvons, avec une entière liberté, opérer cette épochè originale, c’est-à-dire une certaine suspension du jugement (…) » (E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Paris, Gallimard, 1950, p. 100-101). k) « Si par positivisme on entend l’effort, absolument libre de préjugé pour fonder toutes les sciences sur ce qui est positif, c’est-à-dire susceptible d’être saisi de façon originaire, c’est nous qui sommes les véritables positivistes » (E. Husserl, Ideen I, op. cit., trad. p. 69). l) « Si la question de l’être doit être posée expressément et être accomplie dans une pleine transparence d’elle-même, alors une élaboration de cette question (…) exige l’explication du mode de visée de l’être, du comprendre et du saisir conceptuel du sens (…). Or viser, comprendre et concevoir, choisir, accéder sont des comportements constitutifs du questionner, et ainsi eux-mêmes des modes d’être d’un étant déterminé, de l’étant que nous, qui questionnons, nous sommes à chaque fois nous-mêmes. Élaboration de la question de l’être veut donc dire : rendre transparent un étant — celui qui questionne — en son être. En tant que mode d’être d’un étant, le questionner de cette question est lui-même essentiellement déterminé par ce qui est en question en lui — par l’être. Cet étant que nous sommes toujours nous-mêmes et qui a entre autres la possibilité essentielle du questionner, nous le saisissons terminologiquement comme DASEIN » (M. Heidegger, Être et temps, trad. E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 7 de la 9e édition allemande [noté SZ]). m) « Dans l’angoisse, ‘c’est inquiétant’, ‘c’est étrange’ (unheimlich). (…) Mais ce caractère inquiétant, cette étrang(èr)eté (Unheimlichkeit) signifie en même temps le ne-pas-être-chez-soi. En livrant la première indication phénoménale de la constitution fondamentale du Dasein et en clarifiant le sens existential de l’être-à par opposition à la signification catégoriale de l’’intériorité’, nous avons déterminé le Dasein comme habiter auprès..., être familier avec... (…) L’angoisse, au contraire, ramène le Dasein de son identification échéante au ‘monde’. La familiarité quotidienne se brise » (SZ, p. 188-189). n) « Le Da-sein, dans Être et temps, se trouve encore dans une position où le risque est grand qu’on le prenne d’un point de vue ‘anthropologique’, ‘subjectiviste’, ‘individualiste’ et ainsi de suite ; alors que le livre est l’exact contre-pied de tout cela. Sans doute n’est-ce pas cela qui est en premier lieu et surtout visé. À vrai dire, cette contrepartie n’est partout que la suite nécessaire de la mutation décisive que connaît la ‘question de l’être’ en passant de la question directrice (Leitfrage) à la question fondamentale (Grundfrage) » (M. Heidegger, Apports à la philosophie. De l’avenance, trad. F. Fédier, Paris, Gallimard, 2013, paragraphe 172 [noté AP]). o) « La question de l’être questionne après la vérité de l’estre (Seyn). Accomplie et comprise historialement, elle devient la question fondamentale, à l’opposé de la question traditionnelle de la philosophie, la question de l’étant (question directrice) » (AP, paragraphe 2). p) « [D]ans la mesure où l’estre est éprouvé comme fondement de l’étant, la question ainsi posée du déploiement de la pleine essence de l’estre est bien la question fondamentale. De la question directrice à la question fondamentale, il n’y a pas continuité de sens, qui permettrait d’adapter la question directrice en la faisant porter cette fois sur l’estre. Il n’y a qu’un saut, c’est-à-dire la nécessité d’un autre commencement. Cependant il est clair que, par le dépassement de la position où se trouvent la question directrice et les réponses qu’elle comporte (…), peut et doit être ménagée une transition qui prépare l’autre commencement, et avant tout le rend visible et permette de le pressentir » (AP, paragraphe 34). q) « Le mot [Machenschaft], il faut (…) l’entendre en partant du fabriquer (Machen) (ποίησις, τέχνη), que nous connaissons bien à titre de comportement humain. Toutefois, cela n’est possible que sur la base d’une interprétation de l’étant où la fabricabilité de l’étant vient au premier plan, et de telle sorte que l’étantité se détermine d’un coup dans la constance (Beständigkeit) et la présence (Anwesenheit) » (AP, paragraphe 161). r) « On a pris l’habitude de nommer l’époque de la ‘civilisation’ celle du dés-ensorcellement ; quant à ce dernier, il semble avec quelque affinité, si ce n’est marcher la main dans la main avec la complète absence de questionnement. Quoi qu’il en soit, le rapport se fait à l’envers. Mais pour le voir, il faut d’abord se demander d’où vient l’ensorcellement. Réponse : de la domination sans partage de la Machenschaft. Lorsqu’elle atteint sa domination définitive, quand elle régit et transit tout le réel, alors il n’y a plus aucune des conditions requises pour que l’on évente la moindre trace d’ensorcellement et que l’on prenne des dispositions pour s’y opposer. L’envoûtement que répand la technique, ses progrès exponentiels, ne sont que le signe de cet ensorcellement, qui pousse tout en direction de la computation, de l’utilité, du dressage, de la maniabilité et de la régulation » (AP, paragraphe 59). 3