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Recherches qualitatives
Penser une démarche épistémologique afroémancipatrice en
recherche qualitative par, pour et avec les communautés
noires
Johanne Jean-Pierre and Tya Collins
Volume 41, Number 1, Spring 2022
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1088793ar
DOI: https://doi.org/10.7202/1088793ar
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Publisher(s)
Association pour la recherche qualitative (ARQ)
ISSN
1715-8702 (digital)
Article abstract
Recognizing the long history of claims by several generations of
African-Canadians and the urgency of dealing with anti-Black racism, we are
proposing three focuses of action for an emancipating epistemological process
that will inform the design and execution of qualitative studies. We based
ourselves on the corpus of critical researchers to suggest the importance of:
1) mobilizing the corpus of Black intellectuals and socio-critical theories when
designing a research project; 2) practicing reflexivity in the design of a
research project right up to distribution of the results; 3) recognizing that it is
appropriate to integrate the plurality of project knowledges belonging to Black
communities. We present these three focuses of action in full awareness that
they do not constitute an exhaustive list. Rather, by anchoring this
epistemological process in principles of decolonization, Afro-centricity,
antiracism, feminism and intersectionality, we will consolidate the research
and its emancipatory and transformative goals by, for and with
Afrodescendant populations.
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Jean-Pierre, J. & Collins, T. (2022). Penser une démarche épistémologique
afroémancipatrice en recherche qualitative par, pour et avec les communautés
noires. Recherches qualitatives, 41(1), 13–34. https://doi.org/10.7202/1088793ar
© Association pour la recherche qualitative (ARQ), 2022
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Penser une démarche épistémologique afroémancipatrice
en recherche qualitative par, pour et avec
les communautés noires
Johanne Jean-Pierre, Ph. D.
Université York, Canada
Tya Collins, Chercheuse postdoctorale
Université McGill, Québec, Canada
Résumé
Reconnaissant la longue histoire des revendications de plusieurs générations d’Afro-Canadiens
et Afro-Canadiennes et l’urgence d’aborder le racisme anti-Noir, nous proposons trois axes
d’actions d’une démarche épistémologique émancipatrice pour informer la conception et la
réalisation d’études qualitatives. Nous nous appuyons sur le corpus de chercheurs et
chercheuses critiques pour suggérer qu’il est important : 1) de mobiliser le corpus
d’intellectuelles et intellectuels noirs et des théories sociocritiques lors de la conception d’un
projet de recherche; 2) de pratiquer la réflexivité de la conception d’un projet de recherche
jusqu’à la dissémination des résultats; 3) de reconnaître la pertinence d’intégrer la pluralité des
savoirs des communautés noires. Nous présentons ces trois axes d’actions tout en sachant que
cette liste n’est pas exhaustive. Plutôt, en s’ancrant dans les principes décoloniaux,
afrocentriques, antiracistes, féministes et intersectionnels, cette démarche épistémologique
consolide la recherche à visées émancipatrices et transformatrices par, pour et avec les
populations afrodescendantes.
Mots clés
AFRO-CANADIENS, ÉPISTÉMOLOGIE, FÉMINISME NOIR, MÉTHODES QUALITATIVES, RACISME ANTINOIR
Abstract
Recognizing the long history of claims by several generations of African-Canadians and the
urgency of dealing with anti-Black racism, we are proposing three focuses of action for an
emancipating epistemological process that will inform the design and execution of qualitative
studies. We based ourselves on the corpus of critical researchers to suggest the importance of:
1) mobilizing the corpus of Black intellectuals and socio-critical theories when designing a
research project; 2) practicing reflexivity in the design of a research project right up to
RECHERCHES QUALITATIVES – Vol. 41(1), pp. 13-34.
L’ACTIVITÉ DE RECHERCHE QUALITATIVE À UN CARREFOUR DE VISÉES TRANSFORMATRICES ET ÉMANCIPATRICES
ISSN 1715-8702 - http://www.recherche-qualitative.qc.ca/revue/
© 2022 Association pour la recherche qualitative
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distribution of the results; 3) recognizing that it is appropriate to integrate the plurality of
project knowledges belonging to Black communities. We present these three focuses of action
in full awareness that they do not constitute an exhaustive list. Rather, by anchoring this
epistemological process in principles of decolonization, Afro-centricity, antiracism, feminism
and intersectionality, we will consolidate the research and its emancipatory and transformative
goals by, for and with Afrodescendant populations.
Keywords
AFRICAN-CANADIANS, EPISTEMOLOGY, BLACK FEMINISM, QUALITATIVE METHODS, ANTI-BLACK
RACISM
Introduction
Dans le cadre de ce numéro thématique de la Revue, cet article présente des pratiques
d’ordre épistémologique qui devraient sous-tendre les enquêtes qualitatives visant à
lutter contre le racisme anti-Noir et à favoriser le bien-être des communautés noires
avec, pour et par les personnes afrodescendantes. Alors que la Décennie internationale
des personnes d’ascendance africaine bat son plein, le rapport du Conseil des droits de
l’homme des Nations Unies indique que le racisme, la discrimination raciale, la
xénophobie et l’afrophobie sont des problèmes sociaux qui affectent le bien-être et le
développement des communautés afro-canadiennes (Conseil des droits de l’homme des
Nations Unies, 2017). Ce rapport comporte de multiples recommandations relatives
aux droits de la personne des Afro-Canadiens et Afro-Canadiennes dans les domaines
de la justice, de l’éducation, de la protection de l’enfance, de la santé, de l’immigration
et du marché de l’emploi (Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, 2017). De
plus, le décès de l’Afro-Américaine Breonna Taylor (13 mars 2020) et de l’AfroAméricain George Floyd (25 mai 2020) et des Afro-Canadiens et Afro-Canadiennes
D’Andre Campbell (6 avril 2020), Regis Korchinski-Paquet (27 mai 2020) et Jean
René Junior Olivier (1er août 2021) lors d’interventions policières ont donné lieu à des
mobilisations qui renouvellent les revendications de différents mouvements sociaux
pour plus de justice et d’équité raciale. Bref, cette conjoncture fait ressortir la
problématique du racisme anti-Noir dans l’espace public et donne l’occasion
d’explorer les approches épistémologiques des études qualitatives effectuées sur le
terrain avec des communautés noires.
Comment la recherche qualitative peut-elle favoriser les aspirations
transformatrices et émancipatrices des diverses communautés noires en faisant la
promotion de leur bien-être et en accompagnant leurs luttes contre le racisme anti-Noir.
Dans une approche épistémologique sociocritique et antiraciste, nous proposons un
ensemble d’actions pour sous-tendre les recherches qualitatives à visées
transformatrices et émancipatrices. Nous choisissons de miser sur des actions concrètes
plutôt que sur des principes parce que nous souhaitons honorer et parachever ce que
plusieurs générations d’Afro-Canadiennes et Afro-Canadiens ont entamé dès le
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17e siècle en résistant entre autres à l’esclavage, aux ségrégations résidentielles et
scolaires ainsi qu’au racisme anti-Noir sous toutes ses formes (Cooper, 2007; Flynn,
2018; McLaren, 2004). Il est donc urgent d’agir de manière concrète et nous soutenons
qu’une approche épistémologique afroémancipatrice requiert : 1) de prendre appui sur
des théories sociocritiques et le corpus d’intellectuelles et intellectuels noirs; 2) de
pratiquer la réflexivité dès la conception du projet de recherche et jusqu’à la
dissémination des résultats; 3) de reconnaître et d’intégrer la pluralité des savoirs des
communautés noires. Cette liste d’actions n’exclut pas d’autres avenues et nous
proposons cet article comme un point de départ pour entamer un virage dans la
manière dont sont conduites les études qualitatives qui ont pour objectif le changement
social auprès des communautés noires. Cet article innove en consolidant trois axes
d’action parfois discutés séparément dans différents champs d’études pour proposer un
modèle afroémancipateur en recherche qualitative. De plus, nous entamons une
réflexion par rapport à un sujet jusque-là peu abordé dans le contexte de la
francophonie : la recherche auprès des communautés afrodescendantes (Thésée, 2021).
Cet article permet également de souligner qu’alors que certaines chercheuses et
certains chercheurs peuvent avoir d’autres objectifs de recherche, la recherche à visée
transformatrice ou émancipatrice ne se limite pas à la résolution d’un problème social
spécifique ou d’une question de politique publique, mais priorise plutôt un processus
qui facilite le pouvoir d’agir des populations historiquement exclues. Par conséquent,
cet article souligne l’importance d’adopter une approche collaborative non
hiérarchisée, de valoriser les contre-récits (counter-narratives) des populations noires,
et de reconnaître la richesse de leurs savoirs par rapport à la mise en place de solutions.
Nous sommes des chercheuses afrodescendantes qui avons effectué du travail de
terrain auprès de diverses communautés noires et nous comptons continuer à apprendre
en collaborant avec elles. Nous reconnaissons que notre position de chercheuses nous
accorde un privilège et un accès à certaines ressources. Par ailleurs, avec humilité,
nous tentons d’être responsables devant les collectivités avec lesquelles nous
travaillons en tenant compte de leurs parcours historiques spécifiques, des expériences
passées d’exploitation et d’extraction avec des chercheurs et chercheuses
universitaires, et en centrant la réciprocité et le développement de relations à long
terme (Goodart-Durant et al., 2021). Afin de mieux situer les actions suggérées, nous
présentons d’abord un bref portrait des communautés afrodescendantes et du racisme
anti-Noir au Canada, pour expliquer ensuite les trois axes suggérés avant de formuler
une conclusion.
Le racisme anti-Noir affecte les communautés afrodescendantes plurielles
dans plusieurs sphères de la vie quotidienne
La catégorie sociale de la race n’est pas le fait d’une couleur de peau ou d’une
différentiation génétique, mais bien le fruit d’une construction sociohistorique et
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politique ayant des conséquences symboliques et matérielles dans la vie réelle
(Smedley & Smedley, 2005). Depuis l’époque de la colonisation et de la traite
esclavagiste transatlantique, le processus de racialisation des Noirs et des Noires s’est
constitué entre autres d’images et d’expressions du langage dégradantes et d’études
pseudoscientifiques tentant d’inférioriser les Noirs et les Noires pour en justifier la
déshumanisation, l’esclavage et le déni des droits civiques, et ce, au profit de
l’idéologie de la suprématie blanche (Maynard, 2018; Owusu-Bempah, 2017; Thésée,
2021). Étant des constructions sociales, les processus de racialisation et la
hiérarchisation des groupes racisés peuvent varier d’un contexte national ou régional à
un autre. Néanmoins, il est important de reconnaître que « les phénomènes sociaux de
racialisation sont transnationaux, transculturels et translinguistiques. Ils se déroulent
aussi bien dans les contextes anglophones, hispanophones, lusophones et autres que
dans les contextes francophones, au Québec, ailleurs au Canada et ailleurs dans la
francophonie » (Thésée & Carr, 2014, p. 312).
En 2016, il y avait 1 198 540 individus qui s’identifiaient comme Noirs et qui
représentaient 3,5 % de la population canadienne (Statistique Canada, 2019). Certaines
communautés noires sont implantées depuis plusieurs générations, comme les AfroNéo-Écossaises et Afro-Néo-Écossais, alors que d’autres sont issues de vagues
d’immigration plus récentes, et il en résulte une diversité d’origine nationale, ethnique,
religieuse, linguistique et culturelle (Statistique Canada, 2019). De plus, la majorité des
communautés noires vivent en milieu urbain dans les villes de Toronto, Montréal,
Ottawa-Gatineau, Oshawa, Edmonton, Calgary et Halifax (Statistique Canada, 2019).
Alors que cette population est également plurielle en termes de classe socioéconomique, de genre ou de sexualité par exemple, nous soutenons que les citoyennes
et citoyens noirs ont en commun une origine ancestrale d’Afrique subsaharienne et le
fait d’être affectés par le racisme anti-Noir à un moment ou un autre de leur vie, à
petite ou à grande échelle. Le racisme anti-Noir peut être défini comme un racisme
basé sur les traits physiques qui, depuis l’époque coloniale, comprend une idéologie,
des préjugés, des stéréotypes, des représentations, des lois, des normes et des pratiques
qui visent à subordonner spécifiquement les Noires et les Noirs, comme en témoignent
l’esclavage et la ségrégation coercitive (Benjamin, 2003; James et al., 2010). Le
racisme anti-Noir est une composante d’une hiérarchie de rapports sociaux de pouvoir
et persiste aujourd’hui de manières subtile et diverse dans plusieurs sphères de la vie
sociale.
Plusieurs études mettent l’accent sur l’intégration des immigrantes et immigrants
noirs sans faire de lien avec l’histoire des Noires et des Noirs des générations
précédentes de la même juridiction et parfois en portant peu ou pas d’attention aux
processus de racialisation du contexte local ou régional. Cependant, jeter un regard
sociohistorique sur les processus de racialisation des Noires et des Noirs et le racisme
anti-Noir s’avérait nécessaire pour approfondir et contextualiser l’interprétation et
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l’analyse des données qualitatives. Les Noires et les Noirs ont quatre cents ans
d’histoire au Canada, mais celle-ci est souvent reléguée aux notes de bas de page et
dévalorisée, et par conséquent, demeure inconnue (Este, 2007; Williams, 2013). La
propension à minimiser ou à ignorer le racisme anti-Noir se fait souvent en comparant
les contextes canadiens et américains et ce contraste perpétuel nuit à l’étude des
manifestations diverses du racisme et freine l’introduction de mesures antiracistes
efficaces. Malgré l’histoire souvent répétée du chemin de fer clandestin (underground
railroad), il y a eu des esclaves noires et noirs au Canada avant et après la conquête
britannique et le racisme existe également ici (Cooper, 2007; Mullings et al., 2016). La
désignation et la première célébration le 1er août 2021 du jour de l’Émancipation
permettent d’entamer une prise de conscience à l’échelle nationale du passé
esclavagiste du Canada et des contributions des Noires et des Noirs à travers leurs
luttes et leurs accomplissements (Patrimoine Canadien, 2021).
Dans le contexte canadien, même après l’émancipation des Noires et des Noirs,
leur simple présence dans l’espace public a été et continue d’être contestée par la
violence spatiale (spatial violence) (Waldron, 2020). La violence spatiale contre les
Noires et les Noirs s’est manifestée par la mise en place de la ségrégation coercitive, la
destruction et les déplacements forcés des collectivités noires, le profilage racial dans
les espaces publics et le racisme environnemental. Les Canadiennes et Canadiens noirs
ont connu la ségrégation coercitive sur le plan géographique et scolaire (McLaren,
2004; Williams, 2013). La ségrégation scolaire coercitive a existé et a été combattue
par des parents et des porte-parole des communautés noires à travers le pays à partir du
19e siècle jusque dans les années cinquante (McLaren, 2004; Saney, 1998; Williams,
2013). Dans les Maritimes, la ségrégation résidentielle coercitive a fait en sorte que les
communautés historiques afro-néo-écossaises soient situées en périphérie des villes,
dotées de peu d’infrastructure et loin des services publics (Nelson, 2011; Sehatzadeh,
2008). La ségrégation résidentielle s’est également accompagnée d’une ségrégation
temporelle puisque la présence des Noires et des Noirs dans l’espace public après le
coucher du soleil était interdite (Saney, 1998; Williams, 2013). La communauté
d’Africville a été complètement détruite sans tenir compte des perspectives des
résidentes et résidents forcés de déménager et elle est un exemple emblématique de la
destruction et des déplacements de communautés historiques multigénérationnelles
noires (Nelson, 2011; Remes, 2018). Une autre manifestation de la violence spatiale est
le racisme environnemental que l’on constate avec le dépôt de déchets toxiques
abandonnés dans l’arrière-cour de plusieurs communautés autochtones et noires en
Nouvelle-Écosse sans consulter ou obtenir le consentement des résidents et résidentes
(Waldron, 2018). En conséquence de ces déversements nocifs, ces communautés
subissent encore aujourd’hui les conséquences néfastes pour leur santé et leur bien-être
et luttent pour obtenir une forme de justice environnementale. De plus, le profilage
racial, la profération d’épithètes racistes et l’usage excessif de la violence des
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représentants et représentantes des forces de l’ordre sont des problèmes qui persistent
dans la communauté afro-néo-écossaise et dans d’autres communautés afrocanadiennes (Bundy, 2019; Maynard, 2018; Wortley, 2019).
En fait, bien que l’esclavage et les lois ségrégationnistes n’existent plus, le
racisme anti-Noir persiste et se manifeste de différentes manières sur le plan national.
Les problématiques de discrimination raciale à l’embauche et de conditions de travail
différenciées perdurent depuis des décennies (Austin, 2010; Calliste, 1995; Flynn,
2018). Même aujourd’hui, les immigrantes et immigrants noirs continuent de faire face
à des défis de taille, incluant la non-reconnaissance des diplômes obtenus à l’étranger
(Madibbo, 2014). En effet, Sall (2020) suggère qu’en Acadie, le discours d’intégration
et d’accueil des immigrants et immigrantes peut occulter les rapports sociaux
asymétriques basés sur le marqueur racial et les défis additionnels auxquels font face
les immigrantes et immigrants noirs sur le marché de l’emploi. Les problématiques à
l’échelle nationale telles que le profilage racial, l’utilisation excessive de la violence
par les forces de l’ordre et la surreprésentation des Noires et des Noirs parmi la
population carcérale ne peuvent être abordées efficacement qu’en analysant
spécifiquement les données concernant les populations noires (Bernard & Smith, 2018;
Bundy, 2019; Maynard, 2018; Williams, 2013). Par exemple, on constate qu’en
Ontario, les jeunes contrevenantes et contrevenants noirs sont moins susceptibles de
bénéficier des programmes de diversion ou de mesures restauratrices, même lorsqu’ils
ont commis les mêmes infractions que leurs homologues d’autres groupes raciaux
(Samuels-Wortley, 2019). Alors que les Noires et les Noirs continuent d’être perçus
comme des instigatrices et investigateurs de crimes, on fait abstraction du fait que le
premier motif des crimes haineux au pays est l’appartenance à un groupe racial ou
ethnique et qu’entre 2010 et 2018 les Noires et les Noirs constituaient le groupe racisé
le plus affecté par les crimes haineux rapportés à la police (Moreau, 2020). En
éducation, des enjeux persistent tels que le racisme, le manque de contenu
culturellement pertinent, ou encore le regard déficitaire que l’on porte sur les élèves et
les familles noires (Jean-Pierre, 2021; Livingstone et al., 2014; Thésée & Carr, 2016).
De plus, les Noires et les Noirs font également face au racisme anti-Noires et antiNoirs dans le système de la santé (Agence de la santé publique du Canada, 2020). Les
problématiques actuelles citées illustrent les limites des études de phénomènes sociaux
à partir des catégories « minorités visibles », « immigrantes et immigrants »,
« minorités ethno-culturelles » ou « personnes racisées » parce qu’elles ne permettent
pas de constater les disparités existantes entre divers groupes racisés et de capter le
caractère singulier du racisme anti-Noirs et anti-Noires (Conseil des droits de l’homme
des Nations Unies, 2017, p. 17; Thésée & Carr, 2016). D’ailleurs, plusieurs
chercheuses et chercheurs et spécialistes suggèrent depuis des années que la collecte de
données désagrégées par les autorités publiques s’avère nécessaire pour identifier les
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écarts et les disparités afin de les rectifier (Conseil des droits de l’homme des Nations
Unies, 2017; Jean-Pierre & Collins, 2020; Millar & Owusu-Bempah, 2011).
Mobiliser des théories critiques
d’intellectuelles et intellectuels noirs
intersectionnelles
et
du
corpus
Une approche méthodologique émancipatrice sous-tend une rupture vis-à-vis l’héritage
colonial de la recherche visant à produire des connaissances à propos de « l’autre »
dans une hiérarchie raciale où les Noires et les Noirs sont positionnés comme objets de
recherche et subordonnés (Dei, 2017; Denzin et al., 2008). Il s’agit de contrer cet
héritage de racisme scientifique (Thésée, 2021), de dévoiler l’influence du contexte
sociohistorique et de transformer les réalités qui entravent le développement, le bienêtre et les droits à l’égalité des communautés noires comme le prescrit la Charte
canadienne des droits et libertés. À la lumière du caractère pluriel des communautés
noires mis en évidence plus haut, on ne peut pas faire l’économie des théories qui
s’inscrivent dans une perspective intersectionelle parmi les recherches concernant les
Noires et les Noirs. Ainsi, parmi les nombreuses théories critiques, nous proposons
comme outils la théorie décoloniale et l’afrocentrisme, la théorie antiraciste critique et
la théorie féministe noire, qui s’inscrivent toutes dans une perspective intersectionelle,
c’est-à-dire qu’elles appréhendent « la réalité sociale des femmes et des hommes, ainsi
que les dynamiques sociales, culturelles, économiques et politiques qui s’y rattachent
comme étant multiples et déterminées simultanément et de façon interactive par
plusieurs axes d’organisation sociale significatifs » [italiques de l’auteure] (Stasiulis,
1999, p. 345).
La théorie décoloniale et l’afrocentrisme
Pour les théoriciennes et théoriciens décoloniaux, c’est le projet colonial qui a donné
naissance au racisme anti-Noir qui perdure jusqu’aujourd’hui à travers le monde. Ceci
a été accompli à travers la traite d’êtres humains africains, suivi d’une conception
d’identités et de représentations raciales fictives qui a permis aux empires européens de
se supérioriser en tant que Blancs et de dégrader et déshumaniser les Noires et les
Noirs dans presque tous les aspects de la vie, tels que la spiritualité, la santé,
l’environnement, l’économie, et notamment sur les plans du pouvoir et du savoir
scientifique (Thésée, 2021; Wynter, 2003). La théorie décoloniale cherche donc à
exposer et à démonter cette monopolisation des savoirs enchâssant l’individualisme,
l’universalisme, l’objectivisme, la marchandisation, la compétition et la dévalorisation
de l’altérité dans la culture des institutions académiques et sociales. Par exemple, Tuck
et Yang (2014) suggèrent que bien que la démarche d’enquête fasse partie intégrante
des activités de la chercheuse ou du chercheur, elle constitue souvent une forme
d’intrusion qui s’apparente à une extension du projet colonial en matière de production
de connaissances et de marchandisation de la souffrance. Une approche décoloniale
propose une prise de conscience de ces pratiques néfastes contraires à l’éthique, ainsi
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que l’adoption de stratégies centrées sur les rapports de pouvoir et de domination
interpersonnels, sociaux et institutionnels plutôt que sur le vécu douloureux des
groupes minorisés. De même, l’héritage du colonialisme et son lien avec la
surreprésentation des enfants noirs dans le système de protection de la jeunesse ont
incité un appel à la décolonisation des programmes de formation en travail social
(Hackett, 2019; Johnstone, 2018). Une approche décoloniale comporterait
l’historicisation, la dépathologisation et l’analyse des rapports de pouvoir qui
influencent les expériences des communautés noires et mettrait en évidence le lien
entre un regard colonial et la séparation sanctionnée par l’État de plusieurs familles
noires (Hackett, 2019). Une approche décoloniale valorise et mise sur les savoirs, les
connaissances et les capacités d’adaptation des familles afrodescendantes afin
d’humaniser leurs expériences et leurs réalités (Hackett, 2019).
L’héritage colonial engendre le phénomène du « complexe du sauveur blanc »
(ou white saviour complex), qui mène à concevoir la recherche dans une attitude
missionnaire, humaniste et empreinte de bonnes intentions qui éclipse souvent le fait
que l’on minimise l’agentivité, l’autonomie, les capacités et les savoirs des
communautés racisées, comme les diasporas noires, dans le processus de recherche
(Straubhaar, 2015). En contraste, une approche décolonisatrice comme envisagée par
plusieurs chercheuses et chercheurs comprend la théorie afrocentrique qui vise
à développer « une compréhension et un rapprochement en acceptant l’agentivité de la
personne africaine comme unité d’analyse de base des situations sociales impliquant
les personnes afrodescendantes » (Asante, 2000, p. 50). Cette théorie suggère que
l’autodétermination et l’autogouvernance doivent incorporer les théories et les
philosophies de l’Afrique et des diasporas noires. Il y a quatre dimensions importantes
de l’afrocentricité : une interconnexion entre tous les êtres, la nature et le cosmos, la
spiritualité, l’importance de l’identité collective et la reconnaissance des dimensions
affectives du vécu (Este & Bernard, 2003). Mazama (2001) suggère que les Noires et
les Noirs doivent exercer leur agentivité en orientant et en pilotant les solutions qui
s’imposent aux problèmes sociaux, politiques et économiques actuels. La recherche
décolonisatrice cherche donc à mettre de l’avant le bien-être et l’égalité de tous les
êtres humains en soulignant la nécessité de décoloniser les approches de recherche
pour y parvenir. La théorie afrocentrique offre une voie qui restaure et valorise les
connaissances des communautés noires qui ont été délégitimées historiquement, tout en
se centrant sur des savoirs pluriels et non oppressifs.
La théorie antiraciste critique
La théorie antiraciste critique s’appuie sur les théories décoloniales et anticoloniales
dans le but de transformer les attitudes et les pratiques institutionnelles et sociales tout
en contribuant à la création d’une société socialement juste et démocratique. En misant
sur le contexte sociohistorique, l’intersectionnalité, la problématique du postracialisme
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et l’importance de la voix des personnes racisées, elle analyse la production et la
transmission du racisme dans ses diverses formes et contextes (Calliste & Dei, 2000;
Dei, 1996). Cette approche permet de comprendre comment les victimes du racisme
sont affectées par les représentations, les discours et les stéréotypes en lien avec les
hiérarchies raciales et comment les contrecarrer. Le racisme et la différence sociale
sont plus étroitement liés à des questions de pouvoir et d’équité qu’à des questions de
culture et de diversité (Dei, 2013; Thésée & Carr, 2016). C’est donc une réplique à la
notion que le racisme est un phénomène du passé, que nous sommes au sein d’une
société indifférente à la couleur de la peau et que l’identité raciale n’aurait plus d’effet
significatif sur l’égalité des chances des individus. De plus, certaines théoriciennes et
certains théoriciens antiracistes soulignent la spécificité du racisme anti-Noir qui se
distingue d’autres formes de racisme par l’impossibilité de s’y soustraire en raison de
l’hypervisibilité et de la déshumanisation perpétuelle des Noires et des Noirs (Dei,
2013; Owusu-Bempah, 2017; Thésée & Carr, 2016). Sous cet éclairage, toute posture
daltonienne des rapports sociaux qui se base sur le soi-disant caractère égalitaire et
harmonisant du multiculturalisme ou de l’interculturalisme est dénoncée comme
constitutive du racisme anti-Noir. L’indifférence aux rapports inégalitaires basés sur le
marqueur racial soutient le maintien et la reproduction de la blanchitude (whiteness)
comme référent universel et normatif ainsi que l’illusion de l’équivalence de tous les
racismes, tout en occultant ou en niant les spécificités liées au statut social précaire des
Noires et des Noirs (Howard & James, 2019).
En éducation, la théorie antiraciste critique problématise la marginalisation des
Noires et des Noirs. L’invalidation et l’exclusion de leurs connaissances, de leurs
expériences et de leurs visions du monde ont des conséquences défavorables pour les
enfants noirs qui évoluent dans le système scolaire (Dei, 2013; Ibrahim & Abdi, 2016).
Thésée et Carr ont mobilisé la théorie antiraciste critique pour problématiser
l’expérience scolaire des élèves québécois d’afrodescendance souvent appréhendée
sous un angle interculturel. Ces chercheuses et chercheurs proposent une résistance
épistémologique qui permettrait de s’éloigner d’une analyse qui inscrit ces élèves
« dans des statuts d’immigrants de n-ième génération en contexte d’acculturation »
(2016, p. 2) pour plutôt évoluer vers une méthode qui tient compte du contexte de
racialisation et par conséquent l’historique colonial et la spécificité du statut des Noires
et Noirs en tension avec l’interculturalisme. De même, à la lumière des effets néfastes
du racisme sur la santé physique et mentale des individus et des communautés noires,
des professionnels et professionnelles de la santé ont entrepris des démarches
antiracistes pour faire des recommandations sur la prise en charge des patientes et
patients noirs dans les pays occidentaux. Ces démarches comprennent la
reconnaissance des problèmes raciaux, une approche humaniste à l’administration des
médicaments ainsi qu’une évaluation et un traitement adaptés aux besoins réels et
spécifiques des personnes noires (Cénat, 2020). Bref, la théorie antiraciste critique
22
RECHERCHES QUALITATIVES / VOL. 41(1)
promeut un processus de décolonisation à travers la reconnaissance et la confrontation
du racisme anti-Noir et la création d’une nouvelle compréhension des répercussions
sociales et de la nature caméléon du racisme.
La théorie féministe noire
Tout comme la théorie décoloniale et la théorie antiraciste critique, la théorie féministe
noire est une réponse aux théories féministes eurocentriques qui ne tiennent pas
compte des réalités des femmes noires tout en marginalisant et en dévalorisant leurs
savoirs et leurs voix. Au sens large, la théorie féministe noire s’intéresse aux savoirs
collectifs des femmes noires, à la question de l’inégalité entre les sexes au sein de la
communauté noire et à la problématisation de l’interconnexion du patriarcat, du
capitalisme et de la suprématie blanche (Collins, 2008; Henry, 2005; Hooks, 1984,
1992). Inspirée de l’afrocentrisme, le féminisme noir se définit comme une théorie qui
englobe les multiples diversités parmi les personnes d’ascendance
africaine. Elle englobe notre force, notre positivité en termes de race, de
classe, d’orientation sexuelle, d’âge, de capacité et de sexe. Elle prête
attention à mes homologues masculins parce que nous partageons leur
histoire d’oppression et elle englobe les nationalités de tous les peuples
africains… elle englobe ce qui manque au sein du féminisme dominant.
C’est la somme totale de notre histoire et de nos expériences (Shades, une
femme noire participant à une discussion) 1 [traduction libre] (Wane, 2009,
p. 66).
En cohérence avec la tradition de la pensée féministe noire qui englobe des
interprétations théoriques de la réalité des femmes noires à partir des connaissances
issues de leurs expériences concrètes (Collins, 2008), cette définition a été fournie par
une participante à une recherche portant sur la théorisation féministe chez les femmes
noires au Canada (Wane, 2009). Bien que la théorie féministe noire mette en évidence
le caractère formidable des communautés noires, elle porte aussi attention à
l’expérience de l’oppression raciale qui imprègne
la structure familiale, les institutions religieuses, la culture et la vie
collective des Noires et des Noirs dans diverses parties de l’Afrique, des
Caraïbes, de l’Amérique du Sud et de l’Amérique du Nord [...] en raison
du colonialisme, de l’impérialisme, de l’esclavage, de l’apartheid et
d’autres systèmes de domination raciale (Collins, 2008, p. 149).
Les manières dont ces divers systèmes, structures et aspects identitaires
s’imbriquent sont prises en compte grâce à la notion de l’intersectionnalité qui était fort
connue et mobilisée par les mouvements féministes racisés (Collins, 2015) et a été
introduite au monde académique par la féministe noire Kimberlé Crenshaw (1991). La
méthodologie féministe intersectionnelle assure que les chercheuses et chercheurs
portent attention au pouvoir dans le processus de recherche, à la fois du point de vue
JEAN-PIERRE & COLLINS /
Penser une démarche épistémologique afroémancipatrice…
23
des participantes et participants et de celui des chercheuses et chercheurs. L’approche
intersectionnelle encourage également ces dernières et derniers à prendre conscience
de l’influence et de la malléabilité du pouvoir ainsi que de la nature située du savoir
pour assurer une démarche éthique et réflexive (Hamilton, 2020). Une étude féministe
noire avec une approche intersectionnelle sur le rôle parental de l’attachement a
démontré comment les pratiques parentales des mères noires peuvent s’articuler en
tension avec les lignes directrices de l’état sur ce sujet (Hamilton, 2017). À titre
d’exemple, des agences canadiennes promeuvent des conseils parentaux dévalorisant et
opposant des pratiques considérées ancestrales par les femmes noires, telles que le
« cododo » (bed-sharing) et le portage (babywearing), pour des raisons dites
sécuritaires. Les mères noires résistent à ce discours occidental en négociant les
conseils parentaux produits par l’État et en déployant leur propre expertise maternelle
qui priorise le bien-être de leurs enfants. Le caractère intersectionnel de l’étude a
permis de tenir compte de la race, de la classe sociale, de l’ethnicité et du genre au sein
des rapports avec les agences de l’état tout en centrant l’expérience vécue des mères
noires.
Bien que nous ayons choisi de présenter ces théories individuellement, elles se
chevauchent, se complètent et se renforcent mutuellement. Elles fournissent des
fondements conceptuels critiques essentiels pour concevoir la recherche auprès des
communautés noires pour promouvoir leur bien-être et lutter contre le racisme antiNoir.
Pratiquer la réflexivité de la conceptualisation de l’étude à la mobilisation
des connaissances
La réflexivité est une pratique déterminante, particulièrement dans le cadre d’études
avec des collectivités historiquement marginalisées ou exclues. La réflexivité invite les
chercheuses et chercheurs à s’examiner elles-mêmes et eux-mêmes comme objets
d’analyse en incluant l’examen des rapports de pouvoir relatifs aux participantes et
participants (Bourdieu & Wacquant, 1992) ainsi que le statut et les conséquences de
faire partie ou non du groupe étudié (Berger, 2015).
La réflexivité permet de reconnaître et d’anticiper les rapports de pouvoir qui
peuvent influer sur toutes les étapes de la recherche. En fait, il convient de reconnaître
que les chercheuses et chercheurs exercent un pouvoir grâce à leur capacité d’effectuer
des projets de recherche avec des titres de compétence reconnus et un accès à des
ressources en vertu d’une affiliation universitaire et de réseaux institutionnels. Les
chercheuses et chercheurs doivent également réfléchir à la manière dont certains
marqueurs identitaires confèrent un statut social privilégié par rapport aux participantes
et participants d’une étude telle que la classe sociale, le statut de citoyenne et citoyen,
la race, l’ethnicité, la maîtrise d’une langue ou même le capital social. Examiner sa
positionalité dès la conception du projet de recherche contribue à développer une
24
RECHERCHES QUALITATIVES / VOL. 41(1)
certaine prudence par rapport aux a priori conceptuels, aux questions de recherche
soulevées, aux approches analytiques et aux méthodes de mobilisation des résultats
envisagées. Dans le contexte canadien, il est pertinent d’interroger sa position et son
rôle en reconnaissant que les projets de recherche sont menés dans un contexte affecté
par le colonialisme et le racisme sur les territoires de peuples autochtones.
Dans le cadre d’études effectuées avec les communautés noires, il est important
de noter que le fait d’appartenir à un autre groupe social marginalisé ne fait pas en
sorte que l’on comprenne ce qu’est l’expérience noire. Par exemple, le fait d’être une
femme, d’avoir un handicap, d’avoir un statut d’immigrante, d’être racisée ou
d’appartenir à une minorité sexuelle n’est pas analogue ou équivalent au fait d’être
noire. De plus, le fait d’avoir des proches (conjoint ou conjointe ou enfants) ou des
amies ou amis noirs ne signifie pas que l’on puisse se prévaloir d’une expertise quant
aux expériences des communautés noires ou que l’on puisse parler en leur nom,
puisque de toutes les manières, au quotidien, on ne vit pas dans la peau d’une personne
noire. En fait, la réflexivité doit se nourrir de la prise de conscience qu’une certaine
proximité avec des individus afrodescendants familiers ne signifie pas que l’on
comprenne la portée ou la souffrance associée à la crainte de se voir stéréotyper
(stereotype threat) ou au stress lié au racisme (racism-related stress) vécu par les
Noires et Noirs dans différents contextes nationaux (Beagan et al., 2012; Harrell, 2000;
James et al., 2010). Être Noire ou Noir au Canada, c’est être hypervisible dans l’espace
public tout en essuyant des regards de suspicion et une surveillance accrue. Plusieurs
études illustrent que des préjugés, des stéréotypes et des postulats racistes continuent
d’affecter la vie des Afro-Canadiennes et Afro-Canadiens dans plusieurs sphères de
leur vie et d’accroître le stress lié au racisme qu’ils vivent (Beagan & Etowa, 2009;
Ibrahim & Abdi, 2016; James et al., 2010). Les chercheuses et chercheurs noirs
s’engagent également dans la réflexivité, qu’ils fassent partie de la même communauté
que les participantes ou participants ou qu’ils soient issus d’une autre communauté
noire. Dans le cadre de la réflexivité, il est donc primordial de reconnaître les
privilèges et les pouvoirs que confère notre identité, tout en ayant l’humilité de
reconnaître qu’il y a des dimensions du vécu et des narrations des participantes et
participants que nous ne pourrons pas saisir. Nous suggérons qu’il est essentiel de
poser un regard différent sur les populations noires, ce qui exige la mise à l’écart d’a
priori déficitaires et stéréotypés, tels que des idées préconçues répandues qui peuvent à
première vue paraître « positives », mais qui circonscrivent et limitent les savoirs des
Noires et Noirs aux arts, à la cuisine et à l’athlétisme. La reconnaissance de la richesse
de la composition, des connaissances et des valeurs des populations noires est
fondamentale à une approche de recherche afroémancipatrice.
JEAN-PIERRE & COLLINS /
Penser une démarche épistémologique afroémancipatrice…
25
Reconnaître la pertinence et la pluralité des savoirs des communautés
noires
Avant même de conceptualiser une recherche qualitative à visée émancipatrice, il est
indispensable de reconnaître que les membres des communautés noires sont porteurs
de savoirs et de points de vue valables, et ce, peu importe leur origine nationale, leur
classe sociale, leur niveau de scolarité ou leur maîtrise d’une langue officielle. Yosso
(2005) soulève que les communautés marginalisées ont un capital culturel qui est
souvent sous-estimé et dévalorisé. En fait, très souvent, les communautés
historiquement exclues ne sont pas consultées et leurs conceptions des enjeux sociaux
et politiques sont jugées insignifiantes et mises à l’écart. Même lorsque des forums de
dialogue sont mis en place, c’est souvent sur une base consultative et les populations
concernées sont souvent absentes des espaces où les décisions sont ultimement prises.
Nous suggérons que toute la société gagne lorsque l’on mise sur la richesse du capital
culturel des savoirs hétérogènes et multiples des communautés noires pour favoriser
leur émancipation.
Nous ne pouvons appréhender les inégalités vécues par les populations noires
sans négliger d’aborder d’autres questions importantes touchant l’immigration, les
droits des femmes ou l’islamophobie, par exemple. Les communautés noires sont
diverses et comprennent des immigrantes et immigrants de différentes générations
(Sall, 2020), des femmes noires engagées dans des luttes féministes et antiracistes
(Berthelot-Raffard, 2018; Flynn, 2014) et des musulmanes et musulmans noirs
(Mugabo, 2016). Il n’est donc pas réducteur de poser des questions de société à partir
de l’expérience des Canadiennes et Canadiens noirs puisque l’on peut ainsi examiner à
la fois les dimensions plurielles du vécu social.
Waldron (2012) suggère que l’on pourrait mieux servir les besoins en santé
mentale de diverses communautés noires en valorisant et en intégrant la vision du
monde et les connaissances en matière de psychologie des diasporas noires. Des
chercheuses suggèrent que l’on peut développer une compréhension globale et
approfondie des facteurs propices et défavorables au succès scolaire des jeunes Noires
et Noirs en utilisant des méthodologies participatives qui privilégient leur parole
(Livingstone et al., 2014). De même, grâce à des entrevues et à des groupes de
discussion, une étude qualitative a permis de dégager que l’on peut éviter d’exacerber
le deuil des Afro-Canadiennes et Afro-Canadiens dont un proche a connu une mort
violente en modifiant la manière d’interagir des policiers et policières auprès des
proches d’une victime et en modifiant la représentation des personnes racisées victimes
de crime dans les médias (Lawson, 2014).
Il est important de prendre conscience du fait que l’on peut adopter de manière
non intentionnelle une posture privilégiant la voix de certains membres d’une
communauté au détriment de celles des autres en vertu du statut social et des rapports
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RECHERCHES QUALITATIVES / VOL. 41(1)
de pouvoir intragroupes asymétriques. Cependant, il est possible d’adopter une
démarche critique pour mitiger cet enjeu. Dans le cadre d’une démarche féministe,
Namaste (2019) a délibérément mis en lumière les savoirs des femmes haïtiennes sur la
crise du VIH à Montréal, des voix peu souvent entendues sur la place publique. Ce
faisant, à la suite d’entretiens avec des infirmières, des travailleuses sociales et des
femmes bénévoles, elle a dégagé des histoires, des savoirs créoles et des connaissances
du terrain jusque-là non reconnus par les organismes de la lutte contre le sida, les
médias ou des études antérieures sur les protagonistes et les évènements de cette
époque (Namaste, 2019). Son étude exemplifie l’importance de prendre en compte
l’hétérogénéité des acteurs en présence et de valoriser le capital culturel de tous les
membres des communautés noires.
Par ailleurs, le travail acharné de plusieurs intellectuelles et intellectuels et
chercheuses et chercheurs noirs qui ont pensé l’histoire et la condition sociale et
politique des collectivités noires est souvent peu mobilisé. Récemment, un mouvement
a même émergé pour encourager les académiciennes et académiciens à citer l’apport
des intellectuelles noires dont le travail est souvent peu cité et reconnu (Cite Black
Women, 2021; Craven, 2021). Les travaux de recherche effectués par des chercheuses
et chercheurs canadiens noirs (dont plusieurs sont cités dans ce texte) devraient
également informer les recensions des écrits de travaux de recherche, même lorsqu’il
s’agit d’études qui ne portent pas exclusivement sur les Noires et les Noirs, mais qui
comportent un sous-échantillon de participantes et participants afrodescendants. Ceci
n’est pas un appel à l’exclusivité, mais bien un encouragement à porter attention au fait
que même dans le monde académique, l’apport scientifique de chercheuses et
chercheurs noirs est fréquemment dévalorisé, ignoré et invisibilisé. Une approche
décoloniale et antiraciste qui sous-tend une démarche émancipatrice invite de manière
intentionnelle à davantage d’inclusion des voix historiquement marginalisées et
exclues.
Conclusion
Cet article a pour but d’étayer une approche épistémologique afroémancipatrice pour
sous-tendre des études qualitatives à visées émancipatrices ou transformatrices. Nous
suggérons que lors d’enquêtes qualitatives incluant des participantes et participants
noirs dans le cadre d’une recherche à visée émancipatrice, au moins trois axes
d’actions soient entrepris pour accompagner les communautés noires dans leurs luttes
antiracistes et leurs aspirations de bien-être. Nous soutenons que les théories critiques
et le corpus écrit par des intellectuelles et intellectuels noirs offrent des outils essentiels
pour enrichir les cadres conceptuels des études. Nous encourageons les chercheurs et
chercheuses à s’engager dans un processus réflexif du début du projet de recherche
jusqu’à la dissémination des résultats. Alors que les deux premiers axes d’actions sont
JEAN-PIERRE & COLLINS /
Penser une démarche épistémologique afroémancipatrice…
27
souvent abordés, nous avançons qu’il est important de reconnaître, de valoriser et
d’intégrer la pluralité des savoirs des communautés noires.
Tel que le proposent les postulats de la théorie afrocentrique, valoriser les
savoirs des diasporas noires, c’est centrer l’agentivité, les aspirations et la créativité
des Noires et des Noirs dans les démarches de recherche initiées. C’est pourquoi nous
encourageons les chercheuses et chercheurs à effectuer des recherches par, pour et avec
les membres et les chercheuses et chercheurs des communautés noires. Cela ne requiert
pas seulement la participation d’un comité-conseil ou d’une assistante ou d’un assistant
de recherche noir, mais bien d’une collaboration qui implique la participation de
chercheurs et chercheuses et des membres de la communauté noire lors des différentes
étapes de la recherche. Cela peut nécessiter que l’on forme des chercheuses et
chercheurs noirs aux études supérieures et dans la communauté pour faciliter une
participation pleine et entière de chercheuses et chercheurs noirs dans la conception, la
mise en œuvre et la mobilisation des connaissances des études qualitatives.
Par ailleurs, il est important d’approcher un travail de recherche dans les
communautés noires avec une certaine humilité culturelle et une ouverture aux
narrations inattendues, contradictoires ou heurtant même les sentiments des
chercheuses et chercheurs. Il est essentiel d’être à l’écoute, de ne pas minimiser ou
rejeter d’un revers de la main les préoccupations, l’interprétation et les priorités
divergentes des participantes et participants. Dans le cadre d’études sociocritiques à
visées transformatrices, la démarche épistémologique afroémancipatrice proposée
invite à abandonner les postures qui infèrent que les chercheuses et chercheurs mènent
des populations historiquement exclues vers certains objectifs ou « leur salut ». La
démarche épistémologique afroémancipatrice présentée incite les chercheuses et
chercheurs à jouer un rôle d’accompagnement et à centrer l’agentivité, les capacités et
l’autonomie des communautés noires pour déterminer les buts qui favorisent leur
émancipation.
Néanmoins, nous ne prétendons pas que les études scientifiques à elles seules
peuvent résoudre la problématique colossale du racisme anti-Noir ou des racismes en
général. À l’occasion de ce numéro thématique, nous tentons de contribuer à une
réflexion relativement récente aux approches de recherche auprès des populations
afrodescendantes dans la francophonie qui va au-delà de la compréhension des enjeux
et des conséquences des barrières structurelles existantes. Bien que les travaux portant
sur « la diversité » en général puissent inciter des réflexions intéressantes concernant
les groupes minorisés, ils sont aussi susceptibles de saper les spécificités de
l’expérience noire. Suivant une démarche épistémologique afroémancipatrice, les
études qualitatives futures peuvent contribuer à l’avancement des connaissances en
examinant le rôle des croyances, des valeurs et des idéologies sociétales; des
procédures et des mécanismes organisationnels; ainsi que le rôle du jugement
28
RECHERCHES QUALITATIVES / VOL. 41(1)
discrétionnaire des acteurs et actrices de différents milieux au maintien et à la
reproduction du racisme anti-Noir.
Note
1
« Black Canadian feminism encompasses the multiple diversities among people of African
ancestry. It encompasses our strength, our positiveness in terms of race, class, sexual
orientation, age, ability and gender. It pays attention to my male counterparts because we share
their history of oppression and it encompasses the nationalities of all the African peoples... it
encompasses that which is missing in the mainstream feminism. It is the sum total of our history
and our experiences. (Shades, a black woman participant in discussion group 8) » (Wane,
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Johanne Jean-Pierre Ph.D. est professeure adjointe à l’Université York dans le département
de sociologie. Ses domaines de recherche comprennent la sociologie de l’éducation, la
sociologie de la race et du racisme et les parcours postsecondaires. Ces recherches portent sur
les communautés francophones en situation minoritaire, les jeunes réfugiés et immigrants, et
les communautés afro-canadiennes.
Tya Collins Ph.D. est chercheuse postdoctorale à la Faculté d’Éducation de l’Université
McGill. Sa thèse a porté sur les expériences des élèves des communautés noires en adaptation
scolaire. Anciennement enseignante et gestionnaire d’une école d’éducation spécialisée, elle
s’intéresse aux enjeux du capacitisme, du racisme et de la justice sociale en éducation.