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Objets anciens et nouveaux objets INTERNET DES OBJETS, INTERNET DE LA PRODUCTIVITÉ 089-096 Kepeklian -_Schachter 14/05/13 11:15 Page89 Imaginez demain : vous imprimez dans votre salon les pièces d’un drone avec votre imprimante 3D, vous le montez, vous placez la motorisation et quelques capteurs, vous insérez un “shield” hardware open source, à base du dernier processeur multi-core vidéo HD, et vous terminez en téléchargeant son code, lui aussi open source. En fait, n’imaginez pas : ça existe déjà, ça se pilote avec un téléphone portable et, en plus, cela a toutes les chances de passer inaperçu : qui a connaissance de l’existence de votre drone ? Les ordres de grandeur annoncés du Web des objets sont tels qu’aucun acteur économique ne peut y rester indifférent. Une guerre autour des objets s’est ouverte : les protagonistes se font connaître, mais leurs motivations ne sont pas toujours très lisibles. Quoi qu’il en soit, les objets de notre quotidien (que nous appellerons nos anciens objets) peuvent être augmentés pour les faire entrer dans ce nouveau monde. Mais, surtout, de nouveaux objets apparaissent, conçus pour être nativement, intrinsèquement et matériellement des individus de 1re classe de l’Internet des objets (IoT). Pour être de la partie, notre industrie doit s’investir et prendre position. Notre système éducatif aussi. Par Gabriel KÉPÉKLIAN* INTRODUCTION Les objets peuplent notre monde. Nous pourrions dire qu’ils nous permettent de nous situer. Le philosophe remarque que par ce corps qui est le sien, il a * Responsable Recherche et Développement chez Atos Intégration. connaissance de la position des objets dans le monde et que les objets lui donnent la position de son corps. L’homme se situe toujours relativement à des objets ; aucun homme n’a fait l’expérience d’un monde sans objet. Cette relation ontologique est soutenue par le langage, qui est le lieu d’un phénomène semblable. Il ne peut rien se raconter qui ne soit exprimé par des phrases formées de sujets, de verbes et d’objets ; des phrases qui s’emboîtent, lorsque des objets deviennent les sujets d’autres phrases… RÉALITÉS INDUSTRIELLES • MAI 2013 89 INTERNET DES OBJETS, INTERNET DE LA PRODUCTIVITÉ 089-096 Kepeklian -_Schachter 14/05/13 11:15 Page90 Figure 1. L’échelle de l’interopérabilité des données. Le rapport entre l’homme et l’objet est vieux comme le monde. Et pourtant, il y a une nouveauté radicale dont l’expression « Web des objets » veut rendre compte. Sur cette nouveauté, c’est le terme imagé de Web – notons au passage que c’est lui aussi un objet, nous y reviendrons – qui nous renseigne. Les objets ont gagné en autonomie, mais il y a plus qu’un simple passage de l’outil à la machine (Hegel définissait déjà la machine comme un instrument indépendant) : les objets sont capables de relations, des relations qui ne se contentent pas de lier entre eux quelques objets, mais qui, par le truchement du Web, se démultiplient à l’envi. Le sociologue Stanley Milgram décrivait en 1967 une expérience qui l’a rendu célèbre : le “small world phenomenon”. Selon lui, si l’on prend deux individus au hasard sur Terre, il est possible de les mettre en relation par le biais d’au plus six intermédiaires. La plupart des réseaux sociaux s’appuient sur cette théorie pour définir la profondeur relationnelle maximale de leurs membres et, avec le succès planétaire de Facebook, nous sommes passés en-deçà de cinq, en 2011 (1). Par analogie, saurions-nous donner la valeur du diamètre du small world des objets ? Et d’ailleurs, ne s’agit-il pas du même “small world ” ? Le jeu s’est donc complexifié : nous sommes en relation avec des objets qui ont dorénavant des relations autonomes entre eux. Alors l’avenir sera-t-il conforme à la loi de Gabor (2), sera-t-il celui d’un monde où tout ce qui est techniquement possible se réalisera nécessairement ? Melvin Kranzberg n’est guère plus (1) http://blog.infochimps.com/2011/11/29/facebook-and-the-smallworld-experiment/ (2) GABOR (Dennis) (1900-197) a reçu le prix Nobel de Physique pour l’invention de l’holographie. (3) KRANZBERG (Melvin), “Technology and History: «Kranzberg’s Laws»”, Technology and Culture, vol. 27, n°3, pp. 544-560, 1986. 90 RÉALITÉS INDUSTRIELLES • MAI 2013 rassurant, lorsque sa première loi énonce que la technologie n’est ni bonne ni mauvaise, ni même neutre (3). Il est certain que des instances de régulation existantes ou nouvelles vont devoir être chargées du traitement de ces questions. QUEL EST DONC CET OBJET QUE JE NE SAURAIS VOIR ? La tirade de Molière, cent fois détournée, se prêtera bien au jeu encore une fois…, car, désormais, nous ne pouvons pas faire l’économie d’une définition plus concrète. En partant d’une interrogation symétrique sur les objets du Web et sur le Web des objets, nous esquisserons une ligne frontière entre anciens et nouveaux objets. Les objets du Web Longtemps, à l’échelle de la vie d’Internet, les objets du Web ont été considérés comme immatériels. Ceux du premier Web étaient des fichiers, des images, des pages, des sites. Puis, l’interaction ayant été rendue possible, on a vu le Web 2.0 se peupler d’applications… Et maintenant que nous en sommes au Web 3.0, un internet des données, il semble que nous restions dans l’immatériel. Mais nous savons bien que la donnée émane d’un capteur, d’un équipement… Bref, que la donnée n’est qu’un avatar d’un objet ! Dans le grand cloud qui va bientôt recouvrir le monde, on annonce des déluges tombant des nues de l’Internet, des orages de données, de big data (et cela ne relève en rien d’une génération spontanée…). Les formats des données se sont améliorés. Leur standardisation, ou normalisation, offre une vraie interopérabilité qu’une échelle allant de une à cinq étoiles per- met maintenant de noter (voir la figure 1 de la page suivante). Les objets qui peuvent produire, utiliser ou consommer des données accédant à la dernière marche, celle des 5 étoiles (4), acquièrent de facto un potentiel d’interconnexions tel qu’ils sont susceptibles de mettre à leur profit les interactions les plus innovantes. Aux objets immatériels du Web s’ajoutent désormais tous les objets matériels connectés doués d’une capacité d’interaction, aussi minime soit-elle. Le Web des objets Le Web du « Web des objets » est l’intermédiaire invisible, et pourtant bien matériel, qui est capable de connecter les objets à des informations, aux autres objets et aux humains. Connecter signifie qu’il y a un passage passif ou actif de l’un à l’autre, qui peut concerner des données, une commande ou un contrôle. Connecter signifie aussi avoir le pouvoir de contrôler, ou encore de conserver la trace des connexions. Cela se fait le plus simplement du monde, en se jouant du temps et de l’espace. L’ubiquité de l’objet matériel est bien réelle, lorsque celui peut être vu partout, à travers le réseau. On peut conduire un avion en étant à son bord, ou depuis son bureau, comme le font les pilotes de drones. Le temps de l’objet peut être synchronisé ou non. En lui donnant l’autonomie, l’objet n’est plus dépendant du temps de celui qui le contrôle. Le robot qui découvre Mars pour nous en sait quelque chose. Mais l’Union Internationale des Télécommunications ne nous donne-t-elle pas du Web des objets une définition un peu trop pleine de bonnes intentions : “A world where ”things” can automatically communicate to computers and to each other, providing services for the benefit of human kind ” (5) ? Les ordres de grandeur Plusieurs officines ont livré leurs prospectives. Selon l’Association internationale des opérateurs de téléphonie mobile, la GSMA, qui compte près de 800 membres dans plus de 200 pays, il y avait en 2011 9 milliards d’objets connectés, dont 6 milliards de mobiles, leur nombre sera de 24 milliards en 2020 (6), dont 12 milliards de mobiles. Le constructeur IBM évaluait à 30 milliards le nombre de puces RFID produites dans le monde en 2010. Le cabinet Gartner (7), dans son Top 10 pour l’année 2013, estime, quant à lui, que plus de 50 % des connexions à Internet impliquent des objets ; si, en 2011, plus de 15 milliards d’objets étaient sur le Web, et plus de 50 milliards en prenant en compte les connexions intermittentes, en 2020, ce seront plus de 30 milliards d’objets connectés, et plus de 200 milliards en incluant les connexions intermittentes. Il est évident qu’avec de tels ordres de grandeur les conséquences sont importantes dans des domaines aussi variés que ceux de l’énergie, de l’environnement, de l’économie, etc. Mais il faut observer que certains impacts peuvent s’opposer entre eux, rendant l’équation finale indéterminée. Ainsi, le surplus de consommation électrique des objets lié à leur connexion aura probablement un impact sur le réchauffement climatique. De même, il y a, aujourd’hui, environ deux appareils connectés à Internet pour chaque habitant de notre planète ; en 2025, les analystes prévoient que ce ratio dépassera six. Mais d’un autre côté, le Web des objets peut avoir un impact vertueux sur ce même environnement. En effet, la filière de la logistique, tiraillée entre des performances actuelles très restrictives pour ses clients (délais, temps et fréquences de livraison, contraintes sur les coûts) et celles attendues dans le futur qui doivent permettre de préserver le même niveau de service au même prix, prévoit d’y parvenir en réduisant considérablement ses émissions de CO2 (de 20 % en 2020, puis d’un facteur 4 en 2050). Si l’on a pris l’habitude d’évoquer le modèle des 3V (volume, vélocité, variété) au sujet du Big Data, nous devons d’ores et déjà leur adjoindre un 4e V, celui de la valeur que toutes les données représentent, voire même un 5e V pour à la fois leurs indispensables véracité et vérification. GABRIEL KÉPÉKLIAN 089-096 Kepeklian -_Schachter 14/05/13 11:15 Page91 Objets : la querelle des anciens et des nouveaux (8) Il s’agit donc de plus de 1010 objets, ce qui représente une masse considérable. Mais celle-ci est-elle uniforme ? Si nous regardons de plus près l’objet de masse, nous constatons que c’est, paradoxalement, un objet isolé, un objet que rien ne relie de façon unique, un objet que l’on ne peut pas distinguer, un objet interchangeable. Il semble bien que toutes les tartes congelées d’un supermarché soient identiques. Comment fait alors le chef de rayon pour ne pas mettre en vente les tartes qui auraient rompu la chaîne du froid ? Ce qui va distinguer les tartes les unes des autres, ce sont les (4) http://5stardata.info/ (5) « Un monde où les “objets” peuvent communiquer automatiquement avec les ordinateurs et avec chacun d’entre nous, offrant des services pour le bien du genre humain ». (6) http://www.itu.int/ITU-D/eur/ri/broadcasting/seminar/ (7) http://www.forbes.com/sites/ericsavitz/2012/10/23/gartner-top-10strategic-technology-trends-for-2013/ (8) Dans cet article, nous utiliserons les expressions « objet ancien » et « nouvel objet » dans des acceptions bien précises. RÉALITÉS INDUSTRIELLES • MAI 2013 91 INTERNET DES OBJETS, INTERNET DE LA PRODUCTIVITÉ 089-096 Kepeklian -_Schachter 14/05/13 11:15 Page92 Figure 2 : Audi RS 4 Avant. informations logistiques qui retracent tout leur parcours, de la fabrication à la vente. Pour le suivi du respect de la chaîne du froid, si les emballages sont dotés de badges RFID miniatures enregistreurs de température, les tartes ne sont plus, qu’en apparence, des objets de masse. Chacune d’elles est un nouvel objet, individualisé parce qu’il a une histoire, son histoire. Les tartes sont identifiables parce que des informations leur sont associées, qui les rendent uniques. Les lecteurs RFID permettent une connexion intermittente des tartes au Web : ce sont des anciens objets, puisque l’on n’a pas attendu Internet pour faire de la pâtisserie, mais des objets augmentés, puisqu’elles existent dans le Web. Il serait excessif d’extrapoler le raisonnement appliqué à ces tartes surgelées pour imaginer un monde où les anciens objets non connectés n’auraient plus d’existence parce que non identifiés et non tracés dans le cloud. Mais l’existence d’une société des objets est d’ores et déjà acquise. Une société au sens où des relations existent entre ces objets. À ce stade, nous observons qu’il est possible de donner à un objet ancien la possibilité de prendre place dans le Web des objets. Les « anciens objets », ceux qui n’ont pas été conçus d’emblée pour la connexion, sont dits augmentés. Il existe aussi une nouvelle sorte d’objets que nous appellerons les « nouveaux objets ». Ils sont d’une facture particulière : ils sont intrinsèquement connectables, voire connectés. Au cours de la prochaine décennie, la majeure partie de la croissance du nombre des objets connectés pro92 RÉALITÉS INDUSTRIELLES • MAI 2013 viendra des capteurs de très petite taille, principalement conçus pour des communications de machineà-machine (M2M). Avec les technologies des capteurs peu chers (au plus quelques euros), nous avons, pour la première fois, la possibilité de transmettre à un data center toutes les mesures faites sur un système complexe pouvant aller jusqu’à l’échelle mondiale et, en même temps, d’offrir le traitement de ces données. Ainsi, par exemple, le 20 novembre 2012, à l’issue d’un projet de trois ans, le constructeur automobile Audi vient d’inaugurer son Computing Center. Ce centre informatique situé au siège de l’entreprise, à Ingolstadt, près de Munich, héberge les services applicatifs « Audi Connect » (voir la figure 2 ci-dessus). 6 000 serveurs y traitent les informations de mobilité connectée du parc de voitures de nouvelles générations (navigation avec localisation d’un point d’intérêt, images Google Earth ou Street View, météo, actualité, infos trafic en ligne, etc.), ainsi que les liaisons permettant d’accéder aux réseaux sociaux depuis la voiture. L’argument écologique n’est pas en reste, car le centre de calcul fait appel à des solutions économisant l’énergie. Deux jours après, le 22 novembre, Peugeot lançait à son tour son « Connect Apps » sur la 208, un bouquet de dix applications dédiées à la conduite automobile. Renault a, quant à lui, lancé sa tablette R-Link en ce début d’année 2013. Après ces systèmes grand public, d’autres, plus complexes, comme des avions, ou des bâtiments sécurisés, regorgent d’un plus grand nombre d’objets connectés, GABRIEL KÉPÉKLIAN 089-096 Kepeklian -_Schachter 14/05/13 11:15 Page93 Figure 3 : Open source hardware. des objets anciens augmentés ou de nouveaux objets, conçus avec leur capacité connective. Prenons le temps de décortiquer ces nouveaux objets. Ce sont tous intrinsèquement des innovations. Les unes sont protégées, les autres ont été laissées délibérément ouvertes. Beaucoup des objets dont la conception est protégée sont conçus (au moins en partie) comme des boîtes noires. Sans aller jusqu’à penser y trouver de la malignité, parmi tous les usages possibles de ces objets, certains ne sont pas à la main de l’utilisateur, mais restent dans celle du système central auquel ils sont connectés. Tous les contrôleurs qui peuplent les nouvelles voitures évoquées plus haut délivrent des données que seul le constructeur sait analyser. Au passage, en termes de business model, ces données créent une rente pour les constructeurs, s’ils demeurent propriétaires de leurs formats. Cela commence avec des voitures dont on ne peut plus changer soi-même les ampoules, ou la batterie… Y aura-t-il un jour des voitures open source ? Dans le monde des objets, le mouvement du hardware open source existe déjà bel et bien, et il connaît un certain essor (voir la figure 3 ci-dessus). Les objets open source L’arduino est l’objet emblématique du monde du hardware open source. Il y a sept ans déjà, en 2006, ce projet recevait un titre honorifique dans la catégorie « Digital Communities » de la part d’Ars Electronica, une organisation autrichienne qui se consacre à la promotion de la création numérique. L’arduino est une simple carte d’entrée/sortie qui se compose d’un microcontrôleur et d’entrées/sorties analogiques et numériques. Son environnement de développement est dédié au traitement et au câblage. Ses premiers utilisateurs ont été des artistes, des designers, des bricoleurs intéressés par la programmation de microcontrôleurs. Il peut être utilisé pour contrôler des objets interactifs indépendants ou pour interagir avec des applications logicielles, sur des ordinateurs ou sur Internet. Son plan est open source : tout le monde peut l’utiliser pour réaliser ce petit calculateur de quelques centimètres carrés. Pour le programmer, son environnement de développement est téléchargeable et est tout aussi open source. Ses applications sont nombreuses, les forums d’entraide aussi. Bref, c’est tout un écosystème qui a fait, depuis son lancement, de nombreux émules. Aujourd’hui, plusieurs dizaines d’ordinateurs conçus selon cette généreuse philosophie de l’OSHW (9) sont disponibles. Les objets open source peuvent utiliser des licences existantes, mais on voit aussi apparaître des licences adaptées aux projets OSHW, comme par exemple la licence CERN Open Hardware License (CERN OHL) (10). (9) http://freedomdefined.org/OSHW (10) http://www.ohwr.org/licenses RÉALITÉS INDUSTRIELLES • MAI 2013 93 INTERNET DES OBJETS, INTERNET DE LA PRODUCTIVITÉ 089-096 Kepeklian -_Schachter 14/05/13 11:15 Page94 94 Des objets fermés Plusieurs industries développent des nouveaux objets en y plaçant des secrets de fabrication et des fonctionnalités qu’elles ne souhaitent pas divulguer. Pour leur fabrication, leurs composants électroniques élémentaires sont d’un sourcing facile quand ils sont produits à grande échelle par de nombreux constructeurs. D’autres, plus sophistiqués, comme, par exemple, des processeurs graphiques à haute définition ou des centrales inertielles très précises avec GPS intégré, ne seront disponibles qu’auprès de quelques fabricants sur la planète, voire d’un seul. En mai 2012, deux chercheurs, Sergei Skorobogatov (11), un mathématicien russe rattaché à l’Université de Cambridge, et Chris Woods, de Quo Vadis Labs, ont rendu public un rapport dans lequel ils font état de leurs travaux sur des composants électroniques made in China utilisés notamment par l’armée américaine. Dans le cas du ProsASIC3 (12) d’Actel, aussi utilisé dans l’aéronautique civile avec le 787 Boeing Dreamliner, ils ont montré la présence d’une backdoor qui, si elle est activée, permettrait une prise de contrôle par Internet. Ils ont expliqué qu’« un attaquant peut désactiver toute la sécurité sur la puce, reprogrammer les clés cryptographiques et l’accès... ou endommager l’appareil ». Cette découverte pose de sérieuses questions de sécurité à l’industrie des semiconducteurs et aux gouvernements des pays qui ont renoncé à leur indépendance en matière de conception électronique. Il y a dorénavant une suspicion à l’encontre des composants électroniques chinois, mais aussi de ceux d’autres pays. Aux États-Unis, en octobre 2012, le comité délégué au renseignement de la Chambre des Représentants (HPSCI, House Permanent Select Committee on Intelligence) rendait un rapport faisant suite à une année d’enquête. Les conclusions recommandent que tous les systèmes d’information du gouvernement américain soient désormais dépourvus de tout matériel (ou de tout composant électronique) produit par les sociétés chinoises ZTE et Huawei. Est-ce là une des raisons pour lesquelles certains fabricants chinois viendraient produire sur le territoire américain ? Ainsi, par exemple, Foxconn, le premier fournisseur d’Apple, a annoncé, en novembre 2012, qu’il pourrait ouvrir prochainement une usine aux États-Unis. Quoi qu’il en soit, il est certain que le Web des objets est le terrain de ces enjeux considérables autour desquels les puissances industrielles s’affirment et se mesurent. L’existence des failles et autres back-doors relève-t-elle d’un risque techno-sécuritaire réel, ou d’un prétexte protectionniste ? La Chine n’a-t-elle pas affirmé vouloir être le pays de l’IoT en 2015 (13) ? Pékin prévoit d’investir 5 milliards de yuans (800 millions de dollars) dans ce secteur en 2015. Le ministère de l’Information et de la Technologie chinois estime que le marché chinois atteindra 500 milliards de RÉALITÉS INDUSTRIELLES • MAI 2013 yuans (80,3 milliards de dollars) en 2015, et doublera d’ici à 2020. Les usages On sourit quand on repense à la phrase prononcée par Thomas Watson, le président d’IBM, en 1943 : « I think there is a world market for maybe five computers » (14). Nous ne pouvons pas explorer tous les usages du Web des objets, ni dans cet article ni ailleurs, tant il est acquis aujourd’hui que c’est l’ensemble des activités humaines qui sera concerné. Mais nous signalerons des enjeux essentiels qui se dégagent des domaines d’usage où les nouveaux objets sont très attendus : – l’information, sa diffusion, sa protection et son utilisation ; – la maîtrise des ressources énergétiques et de leur consommation ; – l’anticipation des risques et leur gestion. PROTECTION DES OBJETS, PROTECTION DES DONNÉES ET PROTECTION DES INDIVIDUS Indépendamment des questions de sécurité nationale ou de protectionnisme évoquées plus haut, le Web des objets pose de réels problèmes de protection bien plus immédiats et bien plus personnels. Dans son rapport de 2006, la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) avait déjà émis une mise en garde : « La technologie tend à devenir invisible parce que de plus en plus de traitements de données sont réalisés à l’insu des personnes (…). Cette surveillance invisible est « virtuelle » puisqu’elle est liée aux processus informatiques. Elle tend aussi à devenir « réelle » du fait de l’extrême miniaturisation des procédés utilisés. Avec les nanotechnologies, il sera bientôt impossible de distinguer à l’œil nu si une technologie informatique est présente dans un objet : dès lors, comment encadrer et contrôler des traitements mis en œuvre par des instruments invisibles ? ». En 2007, Bernard Benhamou, alors conseiller de la délégation française au sommet des Nations Unies sur la société de l’information (SMSI), écrivait : « Le droit à l’oubli, qui semble pourtant bien difficile à établir (10) http://www.ohwr.org/licenses (11) http://www.cl.cam.ac.uk/~sps32/microsemi_re.pdf (12) http://www.actel.com/products/pa3/ (13) http://edition.cnn.com/2012/11/28/business/china-internet-ofthings/index.html (14) Je pense que le marché mondial est (peut-être) de 5 ordinateurs. sur un réseau ouvert, pourrait bientôt être remplacé par un nouveau droit, le droit au “silence des puces”. En effet, à mesure que l’Internet des objets se développera, le contrôle démocratique par les citoyens devra leur permettre de désactiver ces puces afin d’éviter qu’elles ne les privent, durablement,… de leur vie privée » (15). Jusqu’à ce jour, le silence des puces n’a pas connu de réalisation concrète, et il est évident que cela n’est pas le fait de la seule difficulté technique de sa faisabilité. En attendant, il faut donc traduire en conseils et comportements ce que le silicium ne veut permettre. Voici quelques idées. Afin d’être en mesure de désactiver, le cas échéant, si nous le souhaitons, les puces (RFID ou autres) présentes dans les objets de notre quotidien, pour éviter qu’elles ne captent et transmettent des informations contre notre volonté, il faudrait faire en sorte que les consommateurs que nous sommes disposent d’une meilleure information : à l’instar des étiquettes « sans gluten », faudra-t-il que d’autres étiquettes mentionnent « sans traceur » ? La société suisse WISeKey, un des leaders mondiaux des infrastructures de sécurité électronique, voit, quant à elle, les choses d’une toute autre manière. Son président, Carlos Moreira, ancien diplomate auprès des Nations Unies à Genève et expert en sécurité informatique, demandait, en 2011 : « Pourquoi l’utilisateur ne pourrait-il pas à son tour monétiser son identité ? ». Il poursuivait en expliquant que 12 millions d’Américains s’étaient fait voler leur identité, que Facebook valorisait chaque compte à près de cent dollars (16). Fin 2012, cette société a lancé WISeID, un coffre digital encrypté à authentification biométrique pouvant contenir mots de passe, codes pin, etc., ce coffre-fort est disponible sur Android, sur Windows et sur IOS. L’application correspondante est gratuite, mais pas le stockage des données (anonymes) dans un cloud sécurisé. 30 millions d’utilisateurs ont d’ores et déjà installé l’application. Les petits objets verts Certains objets sont intrinsèquement verts, comme les objets dits dormants. Ils consomment très peu d’électricité, voire ils peuvent produire ou capter l’énergie dont ils ont besoin, et leur fonction principale peut s’activer automatiquement (ce sont, par exemple, des capteurs intelligents). Plus globalement, bon nombre des applications potentielles relèveront du cadre du développement durable (DD), parce que les objets seront présents dans les différents secteurs de notre environnement. Voici quelques exemples : dans les entreprises : la logistique, le cycle de vie des objets, l’immotique (GTB et GTC) (17) ; les bâtiments intelligents ; dans les espaces urbains : la surveillance, la circulation, le stationnement ; dans les espaces ruraux : la pédologie, la météo ; dans les services publics : l’information, notamment touristique, les communications, l’énergie, la santé, les services à la personne ; dans les transports : le suivi et la traçabilité des marchandises, la gestion de flottes de véhicules ; dans l’habitat : le confort, les économies d’énergie, la domotique. Les opérateurs télécoms ont déjà communiqué et pris position sur les objets nouveaux dans le Mobile’s Green Manifesto (18). D’autres secteurs leur emboîtent le pas et communiquent à leur tour sur ce sujet. Peut-être que les opérateurs de ces objets seront soumis à des déclarations. L’optimisation et le contrôle des ressources pour un développement durable sont des sujets qui intéressent tout le monde. GABRIEL KÉPÉKLIAN 089-096 Kepeklian -_Schachter 14/05/13 11:15 Page95 Risques et catastrophes Pour éviter qu’une perte de contrôle sur quelque objet, due à un bug suite à une malveillance, voire pire à un acte criminel délibéré, ait des conséquences graves, il faut identifier ces risques, les anticiper et mettre en place des contre-mesures. Ces dernières peuvent prendre différentes formes, de techniques à réglementaires et coercitives. Cela concerne notamment la catastrophe « classique », celle-ci est généralement violente et brusque. Mais Michel Puech a défini une autre catégorie de catastrophe qu’il qualifie de catastrophe lente (19). Il explique que « la catastrophe est un moment spécifique (une singularité) dans l’évolution d’un système complexe (…). Elle fait basculer le système dans un état qualitativement différent (…). La catastrophe lente relève [,quant à elle,] des micro-événements de la vie. Elle se globalise, certes, mais pas dans l’ordre du spectaculaire, pas par amplification mécanique rapide, [mais] par diffusion lente, inaperçue ». À titre d’exemple, il cite la compétition mondiale dans la production de biens matériels, la consommation d’énergie ou encore la démographie mondiale. Si le Web des objets s’étend peu à peu à tous les domaines d’activité, des myriades de capteurs pourraient produire des flots de données qui, captées et (15) http://www.rue89.com/2007/08/09/spock-com-le-droit-au-silencedes-puces (16) Il suffit de diviser la valeur boursière de la société par le nombre de membres du réseau social. (17) Il y a deux catégories de solutions immotiques : la GTC (gestion technique de bâtiment), un système informatique contrôlant l’ensemble des équipements, et la GTC (gestion technique centralisée), qui permet une gestion indépendante des installations sur un réseau de communication dédié. (18) Après une première édition de ce manifeste en 2009, sa seconde édition, parue en 2012, est téléchargeable à l’adresse ci-dessous : http://www.gsma.com/publicpolicy/wp-content/uploads/2012/06/ Green-Manifesto-2012.pdf (19) http://leportique.revues.org/pdf/2003 RÉALITÉS INDUSTRIELLES • MAI 2013 95 INTERNET DES OBJETS, INTERNET DE LA PRODUCTIVITÉ 089-096 Kepeklian -_Schachter 14/05/13 11:15 Page96 96 traitées, permettraient de déceler les signes avant-coureurs des catastrophes du deuxième type. La prise en compte de ces éventualités armera-t-elle le bras d’une autorité compétente et dotée des moyens nécessaires pour les pallier ? Ou bien est-on dans l’utopie ? CONCLUSION Dans un tel domaine, il est difficile de conclure. Pourtant, le Web des objets n’en est pas à ses toutes premières années. En prenant un peu de recul, on pourrait proposer l’année 1952 comme point de départ. Cette année-là, Norman Joseph Woodland inventait le code-barres déchiffrable par un capteur électronique. Ces simples étiquettes inauguraient la relation entre des objets et des ordinateurs. Alors que les programmes de nos écoles d’ingénieurs sont encore bien timides en la matière, des initiatives montrent que ce n’est pas si compliqué et qu’il est grand temps de s’y mettre. Pendant l’été 2011, un atelier-découverte pour les enfants d’un centre de loisirs (20) a expérimenté la programmation de capteurs sensoriels multiples pour élaborer des objets interagissant en temps réel et ce, pour quelques dizaines d’euros : un arduino, quelques capteurs, du fil électrique et une interface graphique bien conçue par une équipe du M.I.T (Massachusetts Institute of Technology) et une équipe espagnole de Citilab (21). RÉALITÉS INDUSTRIELLES • MAI 2013 Fin 2012, à Paris, le premier « camp » entièrement consacré au Web des objets réunissait des geeks objets, à l’initiative de BeMyApp, lors d’un week-end spécial « Objets connectés pour le Téléthon 2012 ». Les gagnants ont conçu, en un week-end, un interphone connecté (22). Lors de l’événement LeWeb’12, plusieurs réalisations concrètes ont été présentées au cours d’un cycle de conférences consacrées à l’Internet des objets (23). Aujourd’hui, les innovations en la matière sont légion. Les unes permettent à un ancien objet de trouver de nouvelles applications grâce à l’apport d’une connexion. Les autres sont de nouveaux objets conçus pour être connectés. Nous sommes en train de passer d’un monde discontinu et non connecté à un monde de plus en plus continu et de plus en plus connecté. Sous l’intitulé d’Internet des objets, les frontières entre toutes les technologies et tous les services deviennent de plus en plus floues ; ce n’est pourtant pas une raison pour ne pas se lancer, bien au contraire ! (20) http://tarnos.medias-cite.org/tag/arduino/ (21) http://citilab.eu/ (22) http://www.cleverdoor.co/ (23) http://www.fredcavazza.net/2012/12/06/compte-rendu-de-leweb12jour-3/