Fig. 2 : Jean-Auguste-Dominique Ingres,
Portrait de Caroline Murat, reine de Naples,
New York, collection particulière.
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BULLETIN DU MUSÉE INGRES - MARS 2008
NOTES SUR LE SÉJOUR D’INGRES À LA COUR
DE CAROLINE MURAT, REINE DE NAPLES :
un dessin de Joseph Rebell au musée de Montauban*
Gennaro TOSCANO
A Naples/ La grotte du Posilippe/ Pompeï. Le Temple d’Isis/
Le bout du Posilippe/ les grandes vases de la reine/
La sacristie des Dominiquains où sont des tombeaux de…. /
la Certosa/ Portici. (J.-.A.-D. Ingres, Carnet IX).
Des essais pionniers de Hans Naef 1 aux interventions de Georges Vigne2,
jusqu’aux travaux récents de Vincent Pomarède et de Dimitri Salmon3, la bibliographie
sur Ingres et ses relations avec la cour napolitaine de Joachim et de Caroline Murat est
désormais très vaste.
Toutefois, de nombreux aspects du séjour du peintre montalbanais à Naples
au printemps 1814 restent dans l’ombre. Si nous pouvons établir les dates de ce
séjour en parcourant les lettres envoyées par le peintre à ses amis, aucun document
concernant ses relations avec la cour des Murat n’a été retrouvé. Seule une allusion
« au pauvre Ingres » apparaît dans une lettre rédigée par le conservateur du musée de
la Reine le 30 avril 1815.
Pourtant, la presse locale signalait avec une extrême précision les déplacements
de la cour, les visites des artistes étrangers ainsi que l’arrivée d’œuvres d’art de Paris.
Aucune nouvelle sur la présence d’Ingres à Naples, ni sur ses œuvres ! Etait-il trop jeune
et pas assez connu pour être signalé ?
Nous ne connaissons pas davantage les intermédiaires qui permirent à Ingres de
nouer des contacts avec la cour de Naples.
* Nous tenons à exprimer toute notre gratitude à Florence Viguier-Dutheil pour son accueil
et sa disponibilité lors de nos séjours montalbanais et à Virginie de La Batut pour son aide
précieux dans la phase inale de ce travail.
(1)
Hans Naef, « La Dormeuse de Naples : un dessin inédit d’Ingres », Revue de l’art, 1-2, 1968, p. 102-103 ;
Idem, ibid., 3, 1969, p. 101 ; Idem, « Un chef-d’œuvre retrouvé : Le portrait de la reine Caroline Murat par
Ingres », ibid., 88, 1990, p. 11-20.
(2)
Georges Vigne, Ingres, Paris, 1994, p. 112-114; Idem, « Ingres e la corte di Napoli », dans Civiltà
dell’Ottocento. Cultura e società, catalogue de l’exposition, Naples, 1997, p. 79-82 ; Idem, « La Grande
Odalisque et le mécénat des rois de Naples », dans Fantasmes d’Ingres, catalogue de l’exposition par
Véronique Burnod, Cambrai 2004.
(3)
Vincent Pomarède, dans Ingres 1780-1867, catalogue de l’exposition dirigé par Vincent Pomarède,
Stéphane Guégan, Louis-Antoine Prat et Eric Bertin, Paris, 2006, p. 177-178, 190-191, 217 ; Dimitri
Salmon, La Grande Odalisque, introduction de Vincent Pomarède, Paris, 2006.
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BULLETIN DU MUSÉE INGRES - MARS 2008
Différentes hypothèses ont été formulées. La première et la plus convaincante
veut que l’architecte François Mazois ait introduit Ingres auprès des Murat4. En effet,
dans une lettre adressée à son ami Marcotte d’Argenteuil, à propos des commandes de
la famille Murat, le peintre écrivit : « Tout cela je le dois à mon ami Mr Mazois qui me
fait trouver de bons amis à Naples, car vous le scavéz bien le plus difficile pour faire son
chemin n’est pas toujours d’avoir du mérite, il faut malheuresement encore autre chose » 5.
Selon la deuxième hypothèse, Lucien Bonaparte - qui s’était fait portraituré par Ingres en
1807 à Rome 6 - aurait recommandé le peintre à son beau-frère et à sa sœur 7.
Quoiqu’il en soit, les premiers contacts entre le peintre et la cour de Naples
remontent à l’année 1809. L’artiste, résident à Rome, avait peint en 1808 une
Dormeuse, une femme nue allongée sur un lit, qu’il présenta à l’exposition du Capitole
de 1809 (n. 58, « Donna nuda che dorme ») 8. Joachim Murat visita cette exposition le
14 novembre 1809 9 et se porta acquéreur de treize tableaux dont la Dormeuse d’Ingres.
La Dormeuse devait partir pour Paris et nous ignorons les raisons qui poussèrent Ingres à
vendre ce tableau à Joachim Murat. Celui-ci l’installa dans les « petits appartements » du
palais royal de Naples 10. Depuis la chute des Murat, seuls subsistent quelques dessins et
quelques études de cette oeuvre à laquelle le peintre resta attaché tout au long de sa vie et
qu’il essaya à maintes reprises de récupérer 11.
Entre l’achat de la Dormeuse (1809) et 1813, Ingres n’a pas eu d’autres relations
avec les souverains franco-napolitains : Joachim et Caroline étaient trop pris par les
difficultés de la situation politique ainsi que par les nombreux voyages entre Naples
(4)
Lettres d’Ingres à Marcotte d’Argenteuil. Dictionnaire, par Daniel Ternois, (=Archives de l’Art français,
tome XXXVI), Nogent-le-Roi, 2001, p. 155.
(5)
Lettres d’Ingres à Marcotte d’Argenteuil, présentées et annotées par Daniel Ternois (=Archives de l’Art
français, tome XXXV), Nogent-le-Roi, 1999, p. 62-64.
(6)
Sur le portrait, conservé dans une collection particulière (mine de plomb, 23, 6 x 18, 5 cm), cfr. Portraits
by Ingres. Image of an Epoch, catalogue de l’exposition par Gary Tinterow et Philip Conisbee, LondresWashington - New York, 1999-2000, p. 158-160, n. 38, avec bibliographie.
(7)
Cfr. également Georges Vigne, « Ingres e la corte di Napoli »…, cit., p. 79.
(8)
Stefano Susinno, Elena di Majo, «Thorvaldsen e Roma: momenti a confronto», dans Bertel Thorvaldsen,
1770-1844, scultore danese a Roma, catalogue de l’exposition, Rome, 1989, p. 6-9; Elena Di Majo, «Un
Parnaso capitolino: la mostra del Campidoglio del 1809», dans Maestà di Roma da Napoleone all’Unità
d’Italia, catalogue de l’exposition, Rome, 2003, p. 121-125; Maria Teresa Caracciolo, «L’exposition du
Capitole de 1809. Un nouveau document et quelques précisions», dans Les Cahiers d’Histoire de l’Art, 3,
2005, p. 137-151, en part. p. 146.
(9)
L’événement est documenté par deux dessins de Pelagio Palagi (Maestà di Roma..., cit., III.1-3, p. 126).
(10) Ingres revit ce tableau pendant le printemps de 1814 et il le mentionna dans une lettre adressée à son ami
Marcotte d’Argenteuil le 26 mai 1814 : « J’ai comme cela enterré cette belle figure de femme [la Dormeuse
de Naples] je l’ai revue à la vérité bien placée dans les petits appartements, mais qui la voit, qui en parle, e[t]
comme elle est belle, vous en seriés ravi, je suis sûr qu’au Salon ce tableau me feroit bien de l’honneur » :
Lettres d’Ingres à Marcotte d’Argenteuil…, 1999, cit., p. 58.
(11) Sur le sujet cfr. Hans Naef, « La Dormeuse de Naples »…, cit., p. 102-103 ; Idem, « Un chef-d’œuvre
retrouvé »…, cit., p. 14 ; Georges Vigne, Dessins d’Ingres. Catalogue raisonné des dessins du musée de
Montauban, Paris, 1995, p. 402, n. 2265-2267 ; Vincent Pomarède, « Eros ingresque », dans Ingres
1780-1867…, cit., p. 174-189, en part. cat. 41, avec bibliographie.
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BULLETIN DU MUSÉE INGRES - MARS 2008
et la France. Cependant, vers 1813, Caroline Murat demanda à Ingres deux tableaux
troubadour pour sa collection : Raphaël et la nièce du cardinal Bibbiena (Baltimore, The
Walters Museum) et Paolo et Francesca (Chantilly, musée Condé) 12.
Grâce au succès de ces deux tableaux, Ingres fut invité à la cour de Naples pour
peindre des portraits de la famille royale.
NAPLES, PRINTEMPS 1814
Installé à Rome depuis le 11 octobre 1806, Ingres s’éloigna pour la première
fois de la Ville Eternelle au printemps 1814. Nous pouvons établir les dates et la durée
de son séjour à Naples à travers sa correspondance. En juin 1820, à la fin de son premier
long séjour romain, Ingres écrivit à son ami Gilbert de Montauban : « Après treize ans
d’esclavage [à Rome] sans jamais être sorti que pour aller passer trois mois à Naples, je
vais à Florence » 13.
Le peintre arriva donc à Naples à la fin de février 1814 si trois mois plus tard, le 26
mai, il est de retour à Rome : « J’ai reçu vos quatre lettres presqu’en même temps, j’étois
à Naples, et ne les ai lues qu’à mon retour un moi après mon arrivée à Rome », écrivit-il
à son ami Marcotte d’Argenteuil 14. Le 7 juillet de la même année, dans une autre lettre
adressée à Marcotte, il évoqua son séjour napolitain : « il y a six semaines environ que je
suis arrivé de Naples »15.
Dans l’un de ses carnets conservés au musée de Montauban (Carnet IX), le peintre
avait noté : « A Naples/ La grotte du Posilippe/ Pompeï. Le Temple d’Isis/ Le bout du
Posilippe/ Les grandes vases de la reine/ La sacristie des Dominiquains où sont des
tombeaux de…. / la Certosa/ Portici ». Ces quelques monuments lui avaient été peutêtre signalés par l’un des nombreux Français de Rome à leur retour de Naples ou bien
elles étaient le résultat de ses lectures.
Le peintre voulut connaître tout naturellement les antiques de la région et la
riche collection de vases de la Reine16, mais aussi l’église San Domenico Maggiore dont
la sacristie renfermait les arches des rois d’Aragon ou la Chartreuse de San Martino,
véritable musée de l’art napolitain du Seicento. A Naples, il réalisa une série de croquis
(12) Gennaro Toscano, « Pittori francesi a Napoli durante il regno di Carolina e Gioacchino Murat (18081815) », dans Antonio Canova. La cultura figurativa e letteraria dei grandi centri italiani. 2. Milano,
Firenze, Napoli, éd. par Fernando Mazzocca et Gianni Venturi, Bassano del Grappa, 2006, p. 381-382;
Idem, « Paysages, vedute et tableaux troubadour dans les collections de Caroline Murat, reine de Naples
(1808-1815) », dans Maria Teresa Caracciolo et Gennaro Toscano (éds), Jean-Baptiste Wicar et son temps
1762-1834, Villeneuve d’Ascq, 2007, p. 293-295 avec bibliographie antérieure
(13) Boyer d’Agen, Ingres d’après une correspondance inédite, Paris, 1909, p. 39 ; Hans Naef, Un chef-d’œuvre
retrouvé…, cit., p. 12.
(14) Lettres d’Ingres à Marcotte d’Argenteuil…, 1999, cit., p. 57.
(15) Ibid., p. 62.
(16) Sur le sujet cfr. Pascale Picard-Cajan, « Capturer l’antique : Ingres et le monde archéologique romain »,
dans L’illusion grecque. Ingres et l’antique, catalogue de l’exposition sous la direction de Pascale PicardCajan, Montauban-Arles, 2006-2007, p. 42 s.
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BULLETIN DU MUSÉE INGRES - MARS 2008
Fig. 1 : Jean-Auguste-Dominique Ingres,
Vue du monastère de Santa Chiara à Naples,
Montauban, musée Ingres, Inv. 867-4295
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BULLETIN DU MUSÉE INGRES - MARS 2008
des monuments médiévaux de la ville (fig. 1) ainsi qu’une série de relevés des célèbres
fresques du XIVe siècle dans l’église de l’Incoronata, attribuées à l’époque à Giotto 17.
Comme nous l’avons rappelé, Ingres s’était rendu à Naples pour peindre des
portraits de la famille royale. Le 7 juillet 1814, dans la lettre adressée à Marcotte
d’Argenteuil, après avoir évoqué son séjour napolitain, le peintre affirme qu’il travaille
pour la reine Caroline Murat :
Je travaille dans ce moment-cy pour la reine de Naples. Je viens de terminer un petit portrait en
pied d’elle et suis à terminer aussi pour elle le pendant à cette figure de femme endormie que
le roi m’acheta il y a 5 ans, elle m’a à la vérité demandé tous ses portraits, eux et les enfants,
mais tout cela est subordonné aux circonstances comme vous devés bien le penser, j’i ai été
parfaitement reçu, et cet ouvrage pourroit devenir avantajeux à ma fortune mais en attendant
je cherche à vivre […]. Car après les deux ouvrages que je tiens, je saurai à quoi m’en tenir sur
l’autre 18.
Dans cette lettre, le peintre fait allusion à La Grande Odalisque (Paris, musée
du Louvre), au Portrait de Caroline Murat (New York, collection particulière, fig. 2),
tous deux achevés et livrés à la fin de l’année 1814, et à un portrait de la famille royale,
aujourd’hui connu grâce à une série de dessins préparatoires conservés au musée de
Montauban 19. Ingres mentionne ce dernier portrait dans une lettre envoyée à son ami
Mazois en 1814 : « J’ai ébauché un petit tableau de la noble famille, d’après tous les
croquis que j’en ai faits et je crois que le petit tableau terminé serait, je ne doute pas, d’un
grand intérêt 20».
Avec la chute des Murat (1815), on avait perdu toute trace du Portrait de Caroline
Murat. Acquis vers 1850 par le comte Gropello de Terlizzi, dans les Pouilles, il fut
conservé par ses descendants jusqu’aux années 1960 21. Réapparu en Belgique sur le
marché de l’art et restauré en 1987, le Portrait de Caroline Murat a été publié pour
la première fois avec l’exacte identification par Hans Naef en 1990 22, puis présenté à
l’exceptionnelle exposition des portraits d’Ingres à Londres, à Washington et à New
York en 1999-2000 23 et, pour la première fois en France, au Louvre, à celle qui a
célébré le génie de Montauban en 2006 24.
(17) Montauban, musée Ingres, Inv. 867-3753, 867-3752, 867-3751, 867-3750, 867-3748, 867-3747,
867-3746, 837-3745. Sur le sujet voir Gennaro Toscano, « Le Moyen Age retrouvé : Millin et Ingres
dans Naples angevine », dans Ingres, un homme à part?, actes du colloque international, Paris,
Ecole du Louvre, Rome, Académie de France à Rome, 2006, à paraître.
(18) Lettres d’Ingres à Marcotte d’Argenteuil…, 1999, cit., p. 62-64
(19) Georges Vigne, Dessins d’Ingres..., cit., p. 495-496, n. 2741-2749.
(20) Henry Lapauze, Le roman d’amour de M. Ingres, Paris, 1910, p. 268.
(21) Le tableau fut publié par Mario Praz comme un portrait d’un princesse Bourbon : Mario Praz, La
filosofia dell’arredamento, édition consultée, Milan, 1987, p. 195.
(22) New York, Collection particulière, huile sur toile, 92 x 60 cm. Une restauration très soignée a fait
réapparaître la signature de l’artiste: Ingres pinxit Roma 1814. Sur le sujet cfr. l’article de Hans Naef,
« Un chef-d’œuvre retrouvé…», cit., p. 11-20.
(23) Portraits by Ingres..., cit., p. 144-148, n. 34 (notice de Philip Conisbee).
(24) Ingres 1780-1867…, cit., p. 190-191, cat. 49 avec bibliographie.
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BULLETIN DU MUSÉE INGRES - MARS 2008
Fig. 3 : Jean-Auguste-Dominique Ingres, Portrait de Caroline Murat, reine de Naples,
détail avec la Baie de Naples, New York, collection particulière.
Fig.4 : Jean-Auguste-Dominique Ingres, Le Vésuve et la mer à Naples,
dessin préparatoire pour le portrait de Caroline Murat, Montauban, musée Ingres, Inv. 867.4294.
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BULLETIN DU MUSÉE INGRES - MARS 2008
En robe de velours noir et coiffée d’un somptueux chapeau, la reine est représentée
debout dans une salle du palais royal de Naples. Avec sa main droite, elle ferme un livre
posé sur une table habillée de velours vert bordé d’une frange d’or; au milieu de la table,
une petite clochette. Derrière elle s’ouvre une grande baie donnant sur le golfe de Naples
avec le Vésuve fumant (fig. 3). Il s’agit d’un paysage très cher à Caroline Murat qui l’avait
décrit avec beaucoup d’enthousiasme à sa belle-sœur, la reine Hortense : « Le palais de
Naples est bâti au bord de la mer, vis-à-vis le Vésuve qui, en un quart d’heure, a enseveli
Pompéia et Herculanum »25.
Une série de dessins préparatoires conservées au musée Ingres documentent
les séances de travail du peintre qui avait annoté avec beaucoup de soin les couleurs
des draperies, du tabouret et des différentes pièces d’ameublement utilisés dans la
composition finale 26.
A l’époque de la publication du portrait, l’éminent connaisseur d’Ingres, Hans
Naef, avait justement souligné que « l’effigie de la reine Caroline ne ressemble en rien
à ce qui se trouve dans l’œuvre du grand portraitiste ». Le peintre a représenté la reine
debout dans un intérieur extrêmement raffiné où les verts intenses jouent avec les rouges
et les gris. La reine est comme une icône posée au centre de la composition ; derrière elle,
à gauche, la baie de Naples avec le Vésuve sous un ciel « vaporeux » et la mer d’un bleu
intense apparaîssent en pleine lumière, tandis qu’à droite on aperçoit la silhouette de la
presque-île de Sorrente cachée par le rideau-voilage transparent.
On est surpris pas cette dimension presque tactile du paysage, dominé par une luminosité
intense et une clarté extrême. Le dessin prépartoire (fig. 4) avec le Vésuve en position
dominante comporte des annotations autographes extrêmement précises sur les couleur
- « rouge gris ; bleu gris prononcé » - mais aussi sur la lumière : « blanchatres ; clair
eclatant ; bleu clair vaporeux ».27
Cette nouvelle sensibilité pour un paysage si clair et si rationnel fut-elle le
fruit du printemps napolitain d’Ingres ? Fut-il séduit par les peintres de paysage au
service de la reine ?
Entre 1811 et 1815, periode pendant laquelle elle vécut sans interruption à
l’ombre du Vésuve 28, Caroline Murat fit travailler à Naples des peintres de vedute et de
paysages comme Simon Denis, Alexandre-Hyacinthe Dunouy, François-Marius Granet
et l’Autrichien Joseph Rebell. Dans les inventaires des palais habités par la reine à Naples
et dans la région – en particulier dans ceux du palais royal de Portici - sont en effet
répertoriés de nombreux paysages et vedute peints pas ces artistes29.
(25) Lettres et documents pour servir à l’histoire de Joachim Murat publiés par S. A. le Prince Murat, Paris 1912,
VI, p. 352, lettre du 16 octobre 1808.
(26) Georges Vigne, Dessins d’Ingres..., cit., n. 2735-2740.
(27) Montauban, musée Ingres, Mine de plomb sur papier, 18,3 x 26,1, Inv. 867.4294 : Georges Vigne,
Dessins d’Ingres..., cit., n. 2740.
(28) Sur le sujet cfr. J. Tulard, Murat, première édition, Paris, 1983, nouvelle édition corrigée et augmentée,
Paris, 1999 ; M. Lacour-Gayet, Joachim et Caroline Murat, Paris, 1996.
(29) Gennaro Toscano, « Paysages, vedute… », cit., 273-303.
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BULLETIN DU MUSÉE INGRES - MARS 2008
Fig. 5 : Alexandre-Hyacinthe Dunouy, Vue de Naples depuis Portici,
Naples, Museo e Gallerie nazionali di Capodimonte (© Pedicini, Naples).
Fig. 6 : Joseph Rebell, La villa Favorita, Chantilly,
musée Condé, (© musée Condé).
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BULLETIN DU MUSÉE INGRES - MARS 2008
INGRES ET LES PEINTRES DE PAYSAGE DE LA REINE
A la mort de Simon Denis (1813), Dunouy et Granet se disputèrent le poste de
peintre de paysage de la reine : Dunouy arriva à Naples comme peintre de paysage en 1810
tandis que Granet fut nommé « pittore di paesaggio storico di S. M. la regina » en 1812 30.
Ces paysages clairs, lumineux et précis peints par Dunouy d’après nature (fig. 5)
furent particulièrement appréciés par Caroline qui montrait un véritable penchant pour
ces compositions rationnelles et ordonnées à la facture lisse. En 1812, elle appela à son
service un autre peintre de paysages, l’Autrichien Joseph Rebell.
Fils d’un tailleur, Joseph Rebell (Vienne 1787–Dresde 1828) fréquenta dès 1799
l’Académie des Beaux-Arts de Vienne ; il y étudia l’architecture sous la direction de Louis
de Montoyer, l’architecte de la Vienne néoclassique. Il se consacra ensuite à la peinture
de paysage et suivit les cours de Michael Wutky en 1807. Lors de son séjour à Milan,
Rebell rencontra Eugène de Beauharnais pour qui il peignit quatre tableaux représentant
des batailles françaises qui s’étaient déroulées près de Vienne. Il est probable que Rebell
connut Caroline Murat par l’intermédiaire d’Eugène. Après une brève étape romaine,
le peintre s’installa dès 1812 à Naples où il réalisa une série de vues de Naples et de ses
environs pour la reine 31.
Dix magnifiques vedute napolitaines peintes par Rebell pour Caroline Murat
sont aujourd’hui conservées au musée Condé à Chantilly. Une Vue de Vietri et une
Vue de Baïa sont devenues les dessus de porte de la Chambre de Monsieur le Prince au
château de Chantilly 32 ; dans la Galerie Daumet sont conservés Le golfe de Naples vu de
Mergellina 33, La Vue de Naples de Portici 34, La vue de la villa Favorita (fig. 6) 35 et Le
port du Granatello à Portici 36, tandis que dans la chambre dite de Naples sont conservées
(30) Ibid., p. 276.
(31) Pendant son séjour à Naples, Rebell peignit également une série de vedute de l’île d’Ischia (I colori di
Napoli. Nuove acquisizioni di paesaggi per la Quadreria della Provincia, Turin, 2003 ; Giuseppe Mazzella,
« I colori di Napoli », dans La Rassegna d’Ischia, XXVI, 4-5, 2005, p. 41-42. Après la chute des Murat
(1815), Rebell s’établit à Rome jusqu’en 1824, puis il fut nommé directeur de la Gemäldegalerie impériale
et du Belvedère de Vienne. Il mourut le 18 décembre 1828 (W. Prohaska, « Joseph Rebell », dans All’ombra
del Vesuvio. Napoli nella Veduta europea dal Quattrocento all’Ottocento, catalogue de l’exposition sous la
direction de Nicola Spinosa, Naples, 1990, p. 416-417; Romanticismo: il nuovo sentimento della natura,
catalogue de l’exposition, Milan, 1993, p. 169-170, n. 85-86; Elke Oberthaler, «La campagna di restauro
nella Gallera imperiale di Vienna diretta da Joseph Rebell (1824-1828) », dans Storia del restauro dei
dipinti a Napoli e nel Regno nel XIX secolo, actes du colloque réunis par Maria Ida Catalano et Gabriella
Prisco, Naples, 1993, Rome, 2003 (=édition spéciale du Bollettino d’Arte), p. 209-222).
(32) Inv. 160, huile sur toile, 98 x 117, signée « Jos. Rebell » ; inv. 161, huile sur toile, 98 x 117, signée et datée
1813 (Nicole Garnier-Pelle, Chantilly. Musée Condé. Peintures des XIXe et XXe siècles, Paris, 1997, p. 315,
n. 256-257).
(33) Huile sur toile, 61 x 98, inv. 163, signée et datée 1815 (Ibid, p. 315, n. 259).
(34) Huile sur toile, 61 x 98, inv. 164, signée et datée 1814 (Ibid., p. 315, n. 260).
(35) Huile sur toile, 61 x 98, inv. 165, signée et datée 1814 (Ibid., p. 315, n. 261).
((36) Huile sur toile, 61 x 98, inv. 166, signée et datée 1815, à tort identifiée comme « Palais de Studi, à Naples »
(Ibid., p. 315, n. 262).
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BULLETIN DU MUSÉE INGRES - MARS 2008
Fig. 7 : Joseph Rebell,
Le port du Granatello avec la villa d’Olbouef,
Chantilly, musée Condé, (© musée Condé).
Fig. 8 : Joseph Rebell (attr.),
Le port du Granatello avec la villa d’Olbouef,
Montauban, musée Ingres, Inv. 867.4303.
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BULLETIN DU MUSÉE INGRES - MARS 2008
les vedute suivantes : Le port du Granatello avec la villa d’Olbouef (fig. 7) 37, Le palais
royal de Naples vu de Largo di Palazzo 38, Le palais royal avec l’arsenal 39 et Le palais
royal de Portici 40.
Dans ses vedute napolitaines, Rebell développe une nouvelle peinture, plus
réaliste, en rendant la toile claire, uniforme et nette, loin de la tradition du baroque
tardif de son maître Wutky 41. Il fut l’un des rares artistes « étrangers » à travailler pour
la reine qui préférait attacher à son service des peintres français circulant entre Rome et
Naples, ou les appeler directement de Paris comme ce fut le cas pour Dunouy 42.
Lorsque le peintre montalbanais séjourna à Naples au printemps 1814, Dunouy
et Rebell étaient donc en pleine activité pour honorer les commandes d’une reine
exigeante. Ingres dut sans doute fréquenter les deux artistes ou les croiser pendant les
longues attentes pour être reçu par la reine. Ce contact direct avec la luminosité et la
clarté des compositions de Rebell permet de mieux comprendre le réalisme rationnel qui
caractérise le paysage de l’arrière plan du portrait de la reine de Naples (fig. 3).
L’intérêt que le peintre de Montauban porta à ces paysages napolitains rendus
clairs et cristallins par les peintres de la reine est documenté par un dessin de sa
collection 43 représentant Le port du Granatello avec la villa d’Olbouef (fig. 8). Non
autographe par Georges Vigne dans le catalogue raisonné des dessins du musée de
Montauban44, ce délicat lavis de sépia semble être en effet plus vraisemblablement de
(37) Huile sur toile, 65 x 98, inv. 162, signée et datée 1814 ( ?), à tort identifiée comme « Le Golfe de Naples
vu de Chiaia » (Ibid., p. 315, n. 258).
(38) Huile sur toile, 61 x 98, inv. 168, signée et datée 1814 (Ibid., p. 315, n. 264).
(39) Huile sur toile, 61 x 98, inv. 167, signée et datée 1815 (Ibid., p. 315, n. 263).
(40) Huile sur toile, 61 x 98, inv. 169, signée et datée 1814, à tort identifiée comme «Vue de Naples » (Ibid.,
p. 315, n. 265). Les toiles de Rebell étaient vraisemblablement destinées à la villa Favorita (fig. 6) car elles
ne sont mentionnées ni dans les inventaires de Portici de 1817, 1823 et 1835, ni dans ceux du palais royal
de Naples. Lorsque la reine quitta Naples, les toiles de Rebell restèrent sur place et furent répertoriées par
le prince de Salerne dans une liste de « Quadri esistenti nella villa Favorita ». Ces vedute, présentées dans le
catalogue de vente de la collection Salerne, furent achetées par le duc d’Aumale en 1854. Le duc d’Aumale
en vendit quelques unes à Londres et légua les dix que venons de citer au musée Condé : Chantilly, musée
Condé, Archives, fonds Salerne.
(41) Installé à Rome après la chute des Murat en 1815, le peintre jouit d’un grand succès en peignant des vedute
de la région de Naples : Vue d’Atrani, 1817, Hambourg, Kunsthalle, inv. 1075 (Dieter Richter, Alla ricerca
del Sud : tre secoli di viaggi ad Amalfi nell’immaginario europeo, Florence, 1989, p. 159-161); Nocturne
avec l’éruption du Vésuve, 1822, et Vue d’Atrani, 1822, Vienne, Lichtenstein Museum (Johann Kräftner,
Neoclassicismo e Biedermeier, Münich-Berlin-Londres-New York, 2004, p. 117-119). En 1819, l’Empereur
François Ier d’Autriche demanda au peintre quatre vedute de Naples destinées à la galerie impériale de Vienne ;
elles sont aujourd’hui conservées à l’Österreichische Galerie. Une veduta de l’île d’Ischia est conservée à
l’Historiches Museum de Vienne (Inv. 94.553) tandis que une vue du palais Donn’Anna est conservée à la
Neue Galerie de Linz (Wolfgang Prohaska, dans All’Ombra del Vesuvio…, cit., p. 416-417).
(42) A côté des paysages et des vedute, Caroline Murat avait montré un intérêt précoce pour la peinture d’histoire
et pour les « tableaux d’intérieurs ». En accord avec son peintre de paysage historique, François-Marius
Granet, qui avait affirmé « il y avait un autre genre que je préférais à celui des ruines, c’était les intérieurs »
(F.-M. Granet, Mémoires, Paris, Bibliothèque de l’INHA, Fondation Jacques Doucet, ms. 1005), la reine
de Naples commanda des vues d’intérieurs à celui-ci et des peintures troubadour à Ingres et au comte de
Forbin : Gennaro Toscano, « Paysages, vedute… », cit., p. 283-297.
(43) Montauban, musée Ingres, Mine de plomb et lavis de sépia sur deux papiers, 14,5 x 35,7, Inv. 867.4303.
(44) Georges Vigne, Dessins d’Ingres..., cit., n. 2739. Le dessin est publié comme autographe d’Ingres dans La
Reggia di Portici nelle collezioni d’arte tra Sette e Ottocento, Naples, 1998, p. 4.
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la main de Joseph Rebell et rappelle le tableau du même sujet peint par celui-ci à la
demande de Caroline Murat (fig. 7)45. S’agit-t-il d’un cadeau du peintre autrichien au
jeune Montalbanais ? Notre méconnaissance de la production graphique de Rebell oblige
toutefois à une certaine prudence.
LE « PAUVRE » INGRES !
Ingres s’était donné beaucoup de peine pour satisfaire les exigences de la reine de
Naples qui l’avait obligé à refaire trois fois son portrait, comme nous l’apprend une lettre
envoyée par le peintre à l’ami François Mazois en 1814 :
Votre arrivée à Naples vous aura sans doute instruit de mon malheureux succès, par l’envoi du
portrait de S. M., sans doute que si vous l’aviez vu faire, vous vous seriez aperçu de mon erreur
et j’en serais pas à refaire une tête et un chapeau pour la troisième fois. Ce contretemps est
d’autant plus désagréable pour moi qu’il me ruine pour le moment, me trouvant pour ainsi au
bout de mes pièces […].
Vous seriez bien aimable si, d’accord avec M. Soisson, vous pouviez vous charger, à votre
retour, du portrait en question, que je donnerais beaucoup d’avoir ici pour recommencer la
partie défectueuse46.
La patience et le dévouement du peintre ne furent pas recompensés. Vers la fin de
l’année 1814, il livra à la reine de Naples son portrait ainsi que la Grande Odalisque mais
il n’obtint jamais sa rémunération47.
Le désespoir du peintre était bien connu dans l’entourage royal comme nous
l’apprend cette lettre inédite envoyée par Soisson, conservateur du musée de la reine, au
Grand Maréchal le 30 avril 1815 :
Monseigneur,
Voudriez vous bien avoir la bonté de donner des ordres au concierge de Portici pour que
Monsieur Dupré, peintre, puisse retirer des appartements de la Reine un tableau représentant Homère au tombeau d’Achille, fait par ordre de S. M. et emporté à Portici pour être
soumis à son approbation. L’auteur désire retoucher son ouvrage qui doit être placé ensuite
dans la petite chambre à coucher de S. M. à Naples.
Votre excellence me trouvera bien importun, mais je recommande encore à son humanité
le pauvre Ingres. Cet artiste estimable par son caractère et son talent est dans une position
bien malheureuse.
(45) Le peintre réalisa deux répliques de ce tableau : la première en 1817 (Munich, Neue Pinakothek, Inv.
Nr. WAF 804, huile sur toile, 37,5 x 54,7 cm) et la seconde en 1819 à la commande de l’Empereur
d’Autriche (Vienne, Österreichische Galerie, Inv. 2148, huile sur toile, 98 x 137 cm).
(46) Cfr. Hans Naef, « Un chef-d’œuvre retrouvé…», cit., p. 12.
(47) La preuve qu’Ingres a livré la Grande Odalisque à Caroline Murat est dans une lettre envoyée de Rome le 19
décembre 1814 par le sculpteur David d’Angers au peintre Louis Dupré, alors domicilié à Naples, au palais
Francavilla : « J’a dit à Ingres que vous m’avez fait part du plaisir que sa dernière figure de femme vos avait fat
éprouver ; il m’a chargé de vous dire qu’il attachait un grand prix à vos compliments, que vous étiez le seul
qui lui en eût donné des nouvelles, car il ignorait ce qu’elle était devenue. Lui et sa femme vous disent bien
des choses. Quand vous m’écrirez, donnez-moi des détails sur la réussite de cette figure, si toutefois vous
en avez de satisfaisants, afin que je lui communique » (Lettres de P.-J. d’Angers à Louis Dupré, Paris, 1891,
p. 9-10). Sur le sujet cfr. également Hans Naef, dans Revue de l’art, 3, 1969, p. 101 ; Dimitri Salmon, La
Grande Odalisque…, cit., p. 20-21.
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Je vous prie de vouloir bien agréer l’hommage de la haute considération avec la quelle j’ai
l’honneur d’être.
De votre excellence / Le très dévoué serviteur / Soisson, secretaire de la Reine48.
Malgré les recommandations du conservateur, le « pauvre » Ingres continua à
demeurer dans une « position bien malheureuse ».
Le 18 mai 1815, Joachim Murat embrassa Caroline pour la dernière fois : ce
magnifique soldat devenu roi de Naples fut exécuté à Pizzo Calabro le 13 octobre de
la même année. Le 23 mai 1815, la reine qui s’était efforcée de mantenir le trône fut
contraine à se réfugier sur un bateau anglais et à abandonner la capitale qu’elle avait
tant aimée.
Toutefois, après la chute des Murat, Ingres réussit à récupérer la Grande Odalisque
mais il perdit toute trace du portrait de la reine : « A l’égard de son vrai portrait que j’ai
réclamé et que l’on n’a point retrouvé au palais, je vous serai obligé d’en redire un mot, ou
du moins de savoir ce qu’il est devenu, si elle l’a emporté », écrira le peintre au chevalier
Gabriel de Fontenay, secrétaire de l’ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, le 28
septembre 181549.
« La chute de la famille Murat à Naples m’a ruiné par des tableaux perdus ou vendus
sans me le payer ce qui a causé un dérangement si grand dans mon petit ménage que je
n’ai pas encore réparé par des dettes que j’ai dû contracter pour vivre dans un malheureux
moment où je ne pouvais pas vendre un seul tableau. Je fus alors obligé d’adopter un
genre de dessins portraits au crayon, métier que j’ai fait à Rome près de deux ans», écrirat-il le 7 juillet 1818 à son ami Gilbert à Montauban50.
(48) Naples, Archivio di Stato, Casa Reale Amministrativa, III inventario, busta 2.
Sur Louis Dupré (1789-1837) et ses relations avec Caroline Murat cfr. Vincent Pomarède, « Louis
Dupré », dans Paysages d’Italie. Les peintres du plein air (1780-1830), catalogue de l’exposition sous la
direction d’Anna Ottani Cavina, Paris, 2001, p. 182 ; Idem, dans Maestà di Roma. D’Ingres à Degas. Les
artistes français à Rome, catalogue de l’exposition sous la direction d’Olivier Bonfait, Rome-Milan, 2003,
p. 446-447.
(49) Lettre publiée par Hans Naef, « Un chef-d’œuvre retrouvé…», cit., p. 14.
(50) Lettre publiée par Hans Naef, ibidem ; Lettres d’Ingres à Gilbert, édition établie, présentée et annotée par
Daniel et Marie-Jeanne Ternois, Paris, 2005, p. 156.
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