Recherche et formation
60 (2009)
La formation des enseignants
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Rita Hofstetter, Bernard Schneuwly et Valérie Lussi Borer
Une formation professionnelle
universitaire pour tous les enseignants
L’exemple de la Suisse au xxe siècle
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Référence électronique
Rita Hofstetter, Bernard Schneuwly et Valérie Lussi Borer, « Une formation professionnelle universitaire pour tous
les enseignants », Recherche et formation [En ligne], 60 | 2009, mis en ligne le 01 mars 2013, consulté le 07
janvier 2014. URL : http://rechercheformation.revues.org/563
Éditeur : ENS Editions
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UNE FORMATION PROFESSIONNELLE
UNIVERSITAIRE POUR TOUS LES ENSEIGNANTS
L’exemple de la Suisse au XXe siècle
Rita HOFSTETTER*, Bernard SCHNEUWLY*,
Valérie LUSSI BORER*
Résumé
Cet article retrace et compare l’histoire de la formation professionnelle
universitaire des enseignants du primaire et du secondaire durant le XXe
siècle en Suisse, à la croisée des aires culturelles germanophones et francophones. Il met en lumière et discute trois tensions inhérentes au processus d’universitarisation : 1) entre les différentes instances concernées
par la définition des cursus de formation ; 2) autour de la nature des
savoirs de référence qui fondent la profession ; 3) par rapport à la division interne de la profession entre les niveaux d’enseignement primaire
et secondaire.
Mots-clés : formations professionnelles universitaires, enseignants du primaire, enseignants du secondaire, savoirs de référence, sciences de l’éducation.
Dès la fin du XIXe siècle, la plupart des pays européens envisagent la possibilité de
confier à l’université la formation professionnelle des enseignants du primaire et du
secondaire. Quelles sont les attentes, controverses, contradictions qui président à ce
mouvement et permettent ou non sa concrétisation ? Qui en sont les principaux protagonistes et quelles positions défendent-ils ? En quoi cette « universitarisation » viset-elle et contribue-t-elle à la « professionnalisation » des métiers de l’enseignement ?
Et quels sont les savoirs de référence que ces métiers privilégient pour se constituer
comme « profession » ? Comment s’articulent l’évolution de ces formations et celle
des sciences de l’éducation, devenues champ disciplinaire de référence des problématiques éducatives ?
* Rita Hofstetter, Bernard Schneuwly, Valérie Lussi Borer, ERHISE (Équipe de recherche en histoire des sciences de l’éducation), université de Genève.
Pages 25-38
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Une formation professionnelle universitaire pour tous les enseignants
Cet article présente le cas de la Confédération helvétique, pays qui compte sept universités et vingt-six systèmes éducatifs cantonaux autonomes situés à la confluence
d’aires culturelles différentes, en particulier germanophone et francophone. Il s’appuie d’une part sur une recherche collective historique (Hofstetter et Schneuwly,
2007 ; Lussi Borer, 2008) ; d’autre part, sur les restructurations récentes qui ont
conduit à rattacher ces formations au réseau tertiaire (niveau universitaire).
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L’analyse permet de dégager trois tensions constitutives du processus d’universitarisation des formations à l’enseignement, qui ne sont pas sans échos dans l’actualité
internationale (Bourdoncle, 1991 ; Condette, 2007 ; Novoa, 2006). Étroitement
imbriquées, nous les différencions ici pour la clarté de l’analyse :
– une tension entre les instances concernées par le processus, et qui contribuent de
différentes manières à définir ces formations : la profession enseignante (entendue
ici comme un générique), l’administration scolaire (de fait, l’employeur, représenté
pour l’essentiel par l’État) ainsi que les facultés académiques sollicitées (pédagogie, science(s) de l’éducation, disciplines de référence de l’enseignement) ;
– une tension quant à la nature des savoirs de référence qui fondent la profession
(contribuant à sa professionnalisation, au sens où l’entend Bourdoncle [2000],
que nous discutons (in Hofstetter, Schneuwly et Lussi [à paraître]) : savoirs à/pour
enseigner ; disciplines de référence, sciences de l’éducation, didactiques, savoirs
pratiques/expérientiels ;
– une tension interne à la profession enseignante elle-même avec deux pôles :
secondaire supérieur et primaire. Cette tension est particulièrement manifeste dans
la manière dont les différents ordres d’enseignement se définissent par distinction
l’un de l’autre et en rapport avec leurs disciplines et terrains de référence (Lang,
1999 ; Tardif, Lessard et Lahaye, 1991). Elle se perçoit en particulier à travers les
différentes conceptions des didactiques qui représentent autant de manières d’envisager l’articulation entre disciplines de référence, sciences de l’éducation et pratique professionnelle (Schneuwly et Hofstetter, 2006).
Dans une première partie, nous rappelons les modalités successives pour former les
professeurs du primaire (élémentaire et collège pour partie) et du secondaire supérieur (équivalent au lycée), ainsi que leur progressive universitarisation. Nous donnons une typologie schématique des divers modèles de référence qui ont prévalu en
Suisse. Le découpage même de notre présentation historique est à lire comme l’expression d’une réalité sociale qui, pour évidente qu’elle paraisse, est un produit
sociohistorique hautement significatif. Dans un deuxième temps, nous analysons les
trois tensions repérées, qui nous semblent encore prégnantes aujourd’hui, pour les
discuter en conclusion, pour mieux en cerner les enjeux et paradoxes, voire être à
même de les dépasser.
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Rita HOFSTETTER, Bernard SCHNEUWLY, Valérie LUSSI BORER
DES SAVOIRS DE RÉFÉRENCE
PROPRES À LA PROFESSION ENSEIGNANTE
Dans le processus d’universitarisation de la formation des enseignants, on peut schématiquement distinguer quatre phases qui sont communes aux aires culturelles composant la Suisse, mais qui diffèrent dans leurs résultats. Nous nous proposons de
discuter ici ces analogies et différences en présentant, sur la base de volumineuses
sources archivistiques, les évolutions institutionnelles des sept sites universitaires
suisses ; celles-ci nous ont permis de dégager des configurations contrastées relatives
aussi bien aux conceptions de la formation professionnelle des enseignants
(primaire/secondaire) qu’aux modèles universitaires de formation et, plus particulièrement, au rôle des sciences de l’éducation au sein de ceux-ci.
Formation des enseignants du secondaire supérieur :
deux modèles contrastés
L’institutionnalisation progressive de la formation des enseignants du secondaire
supérieur se réalise en Suisse selon deux logiques différentes. Le premier modèle
est à dominante administrative et imprègne l’aire francophone, marquée par une
culture locale et influencée à la fois par les évolutions française et allemande, voire,
pour Genève notamment, anglo-saxonne. Le deuxième est à dominante universitaire
et prévaut dans l’aire culturelle germanophone, fortement influencée par l’évolution
dans les pays germaniques. Nous proposons ici une schématisation de ces deux
modèles contrastés (voir tableau 1, page suivante).
La formation des enseignants du secondaire est à l’évidence marquée par la forte
dominance des disciplines académiques de référence. Au cours du temps, cette formation augmente en durée et suit une logique définie quasi exclusivement par l’évolution des disciplines elles-mêmes. Ceci a notamment pour conséquence d’accroître la
distance entre les contenus académiques et scolaires, rendant d’autant plus nécessaire
une formation professionnelle spécifique, et notamment en didactique, point d’intersection entre les disciplines de référence et les disciplines scolaires. Cette dernière reste
cependant subsidiaire en termes de durée et de profondeur et ne semble pas constituer
un élément essentiel de la construction de l’identité professionnelle des enseignants du
secondaire. On pourrait dire que, contrairement à d’autres professions, l’identité des
enseignants du secondaire ne se base pas sur un savoir professionnel spécifique, mais
sur un savoir générique, d’ordre culturel, renvoyant à une discipline académique,
comme c’est le cas des professions universitaires auxquelles les enseignants du secondaire s’identifient, par contraste précisément avec les professions enseignantes des
degrés primaires (Hofstetter, Schneuwly, Lussi, Cicchini, 2004).
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Une formation professionnelle universitaire pour tous les enseignants
Tableau 1. Évolution des deux modèles de formation des enseignants
du secondaire supérieur en Suisse en quatre phases
Modèle administratif de l’aire francophone
Modèle universitaire de l’aire germanophone
Avant 1910. Formation dans les disciplines de référence avec diplôme (niveau Bac/Maturité + 3 ans).
Emergence d’offres de formation professionnelle en parallèle avec la formation disciplinaire (notamment
des exercices pratiques sous la responsabilité des professeurs de disciplines).
Création de chaires de pédagogie à l’instigation
des administrations scolaires (les titulaires cumulent
souvent des responsabilités administratives).
Diplôme de la discipline comme seul critère
d’engagement au secondaire exigé par les administrations scolaires, même si elles poussent les universités à créer de premiers certificats d’aptitude
pédagogique.
Création de chaires pour la formation des enseignants du secondaire et/ou réorientation des
chaires de philosophie vers la pédagogie.
Institution de diplômes d’Etat par les administrations scolaires pour l’engagement au secondaire à
partir desquels les structures universitaires de formation s’organisent.
1910-1950. Renforcement de la formation dans les disciplines de référence (en règle générale 4 ans).
A la demande des associations professionnelles et des administrations scolaires, introduction d’une formation pratique sous forme d’exercices pratiques puis de stages.
Formation professionnelle pour l’essentiel en parallèle avec la formation disciplinaire.
Multiplication de certificats d’aptitude à l’enseignement intégrant les apports de la chaire de pédagogie.
Formation pratique progressivement extraite de
l’université : stages gérés par les administrations
scolaires.
Cours de didactiques donnés par les professeurs
des disciplines académiques, puis par des enseignants du secondaire hors cadre universitaire.
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Formation pratique à travers des séminaires juxtaposés aux cours et des visites d’établissements
secondaires, puis par des stages.
Cours de didactiques proposés par des enseignants du secondaire engagés par l’université.
1950-1995. Pressions en vue d’une harmonisation. Instauration de recommandations au niveau fédéral pour la formation des enseignants du secondaire par la Conférence des directeurs de l’Instruction
publique (1995).
Formation professionnelle consécutive à la formation disciplinaire en un à deux ans, en cours d’emploi, sous la responsabilité d’un organisme sans
lien avec l’université, géré par les administrations
scolaires, formation exclusivement par des pairs.
Formation professionnelle en parallèle avec la formation disciplinaire à l’université possible (durée
totale 4 à 7 ans) comprenant des stages d’enseignement en responsabilité.
Développements actuels. Renforcement de la formation dans les disciplines de référence : en règle
générale 4 ans 1/2, voire 5 ans.
Tendance à l’uniformisation du modèle de formation professionnelle avec son intégration dans une
structure de type Haute école et/ou université.
Formation professionnelle consécutive à la formation disciplinaire (en une année voire en une année
1/2 en partiel recouvrement avec la formation disciplinaire).
Renforcement de la formation en sciences de l’éducation.
Apparition de chaires autonomes de didactiques Apparition de didactiques disciplinaires, en génédisciplinaires.
ral sous la houlette des disciplines académiques
(chaires mixtes).
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Dans les deux modèles, et sous la pression conjointe de l’administration et des associations professionnelles, apparaît la nécessité d’une composante de savoir professionnel spécifique qu’on peut considérer comme la part commune de la profession,
puisque les disciplines académiques, par définition, la divisent. Dans un premier
temps, cette composante est surtout théorique et comprend pour l’essentiel des cours
de pédagogie donnés, soit par les professeurs de philosophie dont la chaire inclut
ce mandat dans le modèle germanophone, soit par des professeurs de pédagogie
dans le modèle francophone (Späni, 2002). Ces cours théoriques sont progressivement complétés par des cours de didactique et des exercices pratiques, puis par des
stages. La formation en didactique des disciplines se construit différemment au sein
de chaque modèle : elle est confiée à la responsabilité du champ professionnel dans
l’aire francophone alors qu’elle est en général placée sous le contrôle des disciplines
de référence au sein de l’aire germanophone.
Les études ont partout tendance à se prolonger, aussi bien dans la discipline académique que dans la formation professionnelle. Pour harmoniser les structures de formation en Suisse, la formation professionnelle est désormais confiée à des institutions
spécifiques, les Hautes écoles pédagogiques, pour toutes les catégories d’enseignants (du préscolaire au secondaire supérieur dans certains cantons). Notons que
les cantons au sein desquels les sciences de l’éducation sont bien implantées au
niveau universitaire ne choisissent pas la voie des Hautes écoles pédagogiques pour
la formation professionnelle des enseignants du secondaire supérieur : à Genève,
Fribourg et Zurich, elle se déroule à l’université.
Les deux modèles sont le produit de déterminations multiples et de négociations entre
les principaux protagonistes concernés, dont les intérêts ne sont pas tous convergents : la profession enseignante et ses sociétés ou associations de référence, l’administration scolaire qui incarne l’employeur, les facultés disciplinaires et instances
universitaires concernées. Dans les deux modèles, la profession intervient (parfois
exclusivement) dans la formation pratique, par le biais de formateurs au niveau de
stages et d’enseignements liés à la pratique (didactique ou méthodologie conçue
essentiellement comme une pratique théorisée et non pas comme champ théorique
autonome). Son influence en tant que corps constitué en groupe de pression existe,
mais ne semble guère institutionnalisée. La répartition du contrôle sur la formation
se fait principalement entre l’administration ou l’État et les facultés ou l’université, et
c’est sur ce point que les deux modèles diffèrent profondément (Lussi & Criblez,
2007, p. 239-242).
Dans le modèle germanophone, la formation, y compris professionnelle, est pour
l’essentiel déléguée à l’université : choix des enseignants, définition des cursus et des
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Une formation professionnelle universitaire pour tous les enseignants
contenus. Les universités créent d’ailleurs couramment des structures spéciales, transversales aux facultés, pour assumer cette tâche. Les enseignements pratiques et
didactiques sont dispensés par des enseignants détachés du secondaire et engagés
par l’université. Le contrôle de l’État s’effectue sur l’accès à la profession par le biais
d’examens dont il définit les composantes de manière relativement autonome (disciplines reconnues comme branches d’enseignement, niveau de formation dans ces
disciplines, composantes de la formation professionnelle, types d’examens pour cette
formation, etc.).
Dans le modèle francophone à l’inverse (Lussi Borer, 2008), les titres universitaires
font office de seuls prérequis pour être engagé dans le secondaire. Cependant, on
peut presque parler d’ingérence de l’État dans l’université par rapport à la formation professionnelle : nomination de professeurs de pédagogie assumant des charges
administratives ; encadrement d’exercices pratiques d’abord par l’université, puis
finalement extra-universitarisation de la formation professionnelle des enseignants
du secondaire et organisation par l’administration (directeurs d’école, personnes
mandatées pour gérer la formation), la formation étant dispensée exclusivement par
des pairs détachés de l’enseignement.
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Ce sont donc plus l’insertion institutionnelle et le contrôle de la formation que sa
structure, pour l’essentiel identique, qui distinguent les deux modèles. Le modèle
francophone a pour effet d’instaurer une distance importante entre le champ professionnel et ses champs disciplinaires de référence – aussi bien disciplines académiques que disciplines professionnelles – à l’inverse du modèle germanophone.
Aucun des deux modèles ne développe systématiquement des savoirs académiques
spécialisés, autonomes et cohérents, propres à la profession enseignante : dans le
modèle francophone, il n’y a pas par définition, de développement académique des
savoirs spécifiques qui s’élaborent donc essentiellement comme pratiques théorisées
par des praticiens ; dans le modèle germanophone, les institutions transversales ne
sont guère dotées de chaires, au-delà d’un professeur de pédagogie responsable de
la formation et de ses institutions. Se pose ainsi la question des savoirs de référence
qui fondent l’identité professionnelle desdits enseignants, leur conférant des compétences et savoirs spécifiques, autrement dit contribuant à leur professionnalisation
(spécifique ou non).
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Rita HOFSTETTER, Bernard SCHNEUWLY, Valérie LUSSI BORER
Formation des enseignants du primaire :
l’enjeu d’une inscription universitaire
L’histoire de la formation des enseignants du primaire révèle un rapport très différent
à l’université. La question de l’universitarisation de tout ou partie de cette formation
se pose dès l’instauration d’une instruction publique et l’édification de l’État enseignant. Les enseignants du primaire s’organisent très tôt en corporations et sociétés
pédagogiques, aspirant à être reconnus comme interlocuteurs légitimes dans la définition du devenir de l’école, de leur propre formation et de leurs savoirs de référence.
Alors que les enseignants du secondaire sont d’abord des académiques, qui n’acquièrent que tardivement une formation professionnelle spécifique, le mouvement est
inverse pour les enseignants du primaire qui sont d’abord – sauf exception, nous y
reviendrons – des personnes émanant du primaire, qui n’acquièrent qu’ultérieurement
une formation de niveau secondaire voire, plus tard, tertiaire. Ce type de recrutement
différencié, aux racines historiques multiples et profondes, conforté par la division du
système scolaire – lui-même enjeu de classe –, résulte en un tableau (voir tableau 2,
page suivante) très différent des modèles de formation pour la profession des enseignants du primaire.
La différenciation des modèles se fait à nouveau en fonction de données institutionnelles. Le premier est celui de la formation en écoles normales, le deuxième au sein
de l’université ou dans une institution interagissant directement avec cette dernière.
Ces modèles ne sont pas liés aussi clairement à des aires culturelles et leur hétérogénéité est grande, d’autant plus qu’au fil du temps, un site peut évoluer dans son
modèle de référence.
Comme dans la plupart des États d’Europe occidentale, la formation des enseignants
du primaire en Suisse est au départ confiée à des Écoles normales, souvent en internat, et s’adresse à des élèves émanant de l’école primaire. Ce modèle dominant n’est
cependant pas le seul (Criblez et Hofstetter [avec la coll. de Périsset Bagnoud],
2000). D’autres voies de formation existent, organisées presque ad hoc par l’administration scolaire, mais dont les cours peuvent être confiés à des universitaires et qui
privilégient une plus ample culture générale. Ces autres voies sont éprouvées par les
sites (notamment Genève, Bâle, Neuchâtel et partiellement Zurich) de tradition protestante et universitaire, où la densité démographique comme les taux d’alphabétisation et de scolarisation sont élevés, favorisant un recrutement possible des
enseignants au niveau de la maturité (baccalauréat).
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Une formation professionnelle universitaire pour tous les enseignants
Tableau 2. Évolution des deux modèles de formation des enseignants du primaire
en Suisse en quatre phases
Modèle « universitaire »
Modèle « normalisant »
Avant 1910. Revendications des associations professionnelles pour une formation universitaire (Zurich,
Berne, Genève, Bâle et Vaud).
Création d’écoles normales (EN) (dès 1830) qui
forment au niveau secondaire des enseignants qui
sortent de l’école primaire.
Lien ténu avec l’université par la présence de professeurs de pédagogie qui donnent cours ou
dirigent les EN.
Formation des enseignants dans des sections
pédagogiques du gymnase, puis par des stages et
cours normaux partiellement donnés par des professeurs universitaires (pédagogie, psychologie
expérimentale).
1910-1950. Renforcement des revendications d’universitarisation émanant des associations professionnelles par l’alliance avec des mouvements d’éducation nouvelle et des représentants des sciences
sociales.
Augmentation de la durée des études.
Création de cursus de formation (au moins partielRenforcement de la formation générale et pratique. lement) universitaire à Bâle (jusqu’en 1925),
Exigences d’entrée plus élevées.
Zurich (jusqu’en 1938) et Genève (dès les années
20, institutionnalisé définitivement en 1933).
1950-1995. Pressions en vue d’une harmonisation. Instauration de recommandations au niveau fédéral pour la formation des enseignants du primaire par la Conférence des directeurs de l’Instruction
publique (1995).
Accès à l’enseignement supérieur avec les brevets Stabilisation du modèle semi-universitaire genevois
des EN (officiellement dès 1995).
en lien avec le champ disciplinaire des sciences de
l’éducation.
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Développements actuels. Tertiarisation de la formation
Transformation des EN en Hautes écoles pédagogiques : institutions de niveau tertiaire axées exclusivement sur la formation des enseignants (dont
secondaire inférieur et supérieur pour certaines)
comprenant un mandat de recherche orienté uniquement vers le service
Formation en sciences de l'éducation, en didactiques et à la pratique professionnelle.
Intégration complète de la formation à l’université
à Genève. Fort développement des sciences de
l’éducation et des didactiques disciplinaires
comme champs autonomes.
Articulation étroite avec le terrain professionnel.
C’est à partir des centres universitaires que se multiplient, dès les années 1870, des
revendications pour une formation universitaire des enseignants du primaire qui vont
perdurer et se renforcer après la première guerre mondiale. Le mouvement de
l’Éducation nouvelle, fortement implanté, demande une formation permettant de
mieux prendre en compte les dimensions psychologiques et pédagogiques de l’enfant. Parallèlement, se développe une nébuleuse de disciplines (pédagogie expérimentale, didactique expérimentale, psychologie de l’éducation, psychologie de
l’enfant, méthodes d’évaluation individuelles et collectives) qui offrent autant
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d’approches scientifiques des phénomènes éducatifs, susceptibles de devenir un
champ disciplinaire de référence pour les enseignants s’ils étaient formés à l’université. Dans différentes universités, des groupes de travail réunissant enseignants et
scientifiques, des laboratoires et instituts, souvent éphémères, voient le jour (Zurich,
Berne, Lausanne, et bien sûr Genève avec l’Institut J.-J. Rousseau qui fonctionne souvent comme pôle de référence). Plusieurs institutions de formation s’installent ainsi
dans l’université en totalité (Zurich, jusqu’en 1938), ou en partie (de façon éphémère
à Bâle et Neuchâtel ; durable à Genève), ce qui a pour conséquence un développement non négligeable du champ disciplinaire (chaires, charges de cours, privatdocent) et des activités de recherches.
Les développements actuels se réalisent sous deux nouvelles formes, en continuité et
rupture avec le passé. La formation « normalisante » fait place à une structure appelée « Haute école pédagogique » ; la formation sur le modèle « universitaire » s’intègre pleinement à l’université. Dans les deux structures, sous des formes diverses et
souvent peu articulées, cohabitent en général les formations des enseignants du primaire et du secondaire.
La Haute école pédagogique constitue une structure de formation séparée de toutes
les autres structures de formation du tertiaire (universités ; autres Hautes écoles spécialisées) ; elle est dédiée à la seule profession enseignante, sans lien organique avec
les autres Hautes écoles (Perrenoud, 2000). Elle est de ce fait dépendante de l’administration (locale, de fait cantonale) qui nomme les directeurs et enseignants selon
des procédures variables, mais distinctes des universités. La recherche représente
une partie congrue des activités (5 à 20 % au maximum). Il s’agit néanmoins de lieux
où se développent les sciences de l’éducation et les didactiques comme champs disciplinaires construisant des savoirs spécifiques sur et pour la profession.
L’universitarisation complète de la formation des enseignants du primaire (cursus de
quatre ans) a comme conséquence un renforcement significatif des sciences de l’éducation sous trois formes : sciences de référence (histoire, psychologie, sociologie de
l’éducation, etc.), domaines thématiques désignés aussi comme transversaux (interculturel, processus d’enseignement et apprentissage, rapport théorie-pratique, etc.)
et didactiques disciplinaires. L’instauration et le développement de ces domaines est
la condition de cette universitarisation de la formation. Réciproquement, cette dernière permet un développement significatif des sciences de l’éducation.
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Une formation professionnelle universitaire pour tous les enseignants
LES SCIENCES DE L’ÉDUCATION
Un champ de référence méconnu et controversé
L’histoire doublement comparée – primaire versus secondaire ; francophone versus
germanophone – des structures de formation des enseignants fait apparaître quelques traits qui sont sans doute spécifiques à la profession. Nous allons les discuter
en fonction des trois tensions qui sous-tendent nos analyses et interprétations.
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1. Les protagonistes conjuguent leurs efforts pour optimiser la formation des enseignants et l’ajuster à l’évolution des savoirs disponibles, des attentes sociales et
besoins du système scolaire. Tous se rejoignent sur la nécessité d’une qualification
croissante, ce qui les conduit pour la période récente, à inscrire cette formation professionnelle au niveau supérieur, voire universitaire. Mais ce processus ne se fait pas
sans confrontations et contradictions, souvent puissantes. La profession enseignante
est constitutive du devenir de toute société et de toute culture, dont elle assure la
pérennité moyennant son intervention sociale, éducative, formative, intellectuelle sur
les nouvelles générations. L’éducation est affaire d’État à double titre : l’État fonctionne comme employeur, ayant mandat de contrôler l’efficience de ses agents
(considérés comme relais de ses valeurs), et comme puissance publique, garant de
la qualité et l’équité des systèmes de formation (visant son « autonomie » à l’égard
des convulsions du social, des partis pris idéologiques, religieux voire politiques).
Cette tension interne à l’administration scolaire se traduit par une ambivalence à
l’égard de la nature de la formation des enseignants, de leurs savoirs de référence
et, partant, des instances à même de les produire et diffuser ; au premier chef, à
l’égard de l’université, de ses autorités et disciplines académiques. Ce dernier système fonctionne en autonomie, cette liberté est même l’une des conditions de la production de savoirs. En découlent des rapports complexes entre ces deux
protagonistes qui affectent les façons de concevoir la formation, qui vont de la
dépendance forte de l’administration dans le modèle normalisant, jusqu’aux
modèles les plus clairement universitaires. Les associations professionnelles des
enseignants – qui sont parmi les plus précoces et les mieux organisées – sont ellesmêmes divisées entre les différents niveaux d’enseignement et peinent donc à se profiler comme interlocutrices légitimes unifiées face aux instances administratives et
académiques. La profession apparaît dès lors couramment dans une position relativement subalterne de formateur à la pratique. Ceci d’autant plus que le savoir professionnel théorisé est peu développé et en même temps peu valorisé, comme le
montre la discussion se rapportant aux deux autres tensions.
2. S’agissant des savoirs en jeu, nos analyses mettent en lumière quatre composantes des systèmes de formation des enseignants, que l’on retrouve dans tous les
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Rita HOFSTETTER, Bernard SCHNEUWLY, Valérie LUSSI BORER
contextes (géographiques, culturels, temporels) étudiés, mais qui se distribuent selon
des logiques diverses en fonction des différents corps constituant la profession, et qui
sont pris en charge par des acteurs spécifiques (Lussi & Criblez, 2007, p. 258-259) :
– des formations disciplinaires spécialisées, par exemple de physique ou de biologie pour les candidats à l’enseignement, etc. Pour les enseignants du secondaire
supérieur, ces formations sont du ressort des facultés disciplinaires qui les définissent totalement ;
– des cours de didactique des disciplines par des enseignants émanant soit d’une
faculté disciplinaire, soit du terrain professionnel, ces derniers assurant ainsi un
lien personnel et institutionnel entre les disciplines et la profession enseignante ;
– des enseignements de sciences de l’éducation confiés à l’origine à des professeurs généralistes (de philosophie en général) comme partie de leur cahier de
charges, puis progressivement à des professeurs appartenant au champ disciplinaire qui se différencie de plus en plus ;
– des contenus de formation pratique, en principe dispensés par des professionnels
dont la position entre champ de pratique et université est souvent peu claire.
Ces différentes composantes se trouvent en fortes tensions :
– tension entre formation pratique et formations disciplinaires, la pratique étant
souvent supposée être formatrice en tant que telle, dans une vision de formation par
compagnonnage entre pairs. Cette vision du savoir expérientiel est fortement
ancrée dans une profession où les savoirs spécifiques sont peu développés et peu
constitutifs de la profession, contrairement, par exemple, à la médecine et au droit ;
– tension entre savoirs des disciplines de référence et savoirs didactiques, notamment dans les formations pour l’enseignement secondaire : si les didactiques
comme théories pratiques – ou pratiques théorisées – sont anciennes, leur instauration comme champs disciplinaires autonomes est récente et peu stable. Les didactiques sont prises entre deux forces antagonistes : l’une tire vers les sciences de
référence, avec parfois un retour vers l’applicationnisme ; l’autre se centre surtout
sur les processus d’enseignement/apprentissage, sans tenir compte des contenus
disciplinaires (Schneuwly et Hofstetter, 2006). Plus le niveau d’enseignement est
élevé, plus la vision domine que la formation disciplinaire suffit pour l’essentiel à
l’enseignement. La didactique est dès lors perçue non comme un savoir spécifique,
mais comme une matière essentiellement pratique ; du coup, son développement
paraît secondaire et fortement dépendant des disciplines de référence ;
– tension entre didactiques et sciences de l’éducation : la conception des didactiques pour le primaire tend davantage vers une centration sur les processus
d’enseignement/apprentissage, d’autant plus que les enseignants ont à enseigner
de nombreuses matières scolaires pour chacune desquelles une formation didactique approfondie n’est pas envisageable. À l’inverse, la formation des enseignants du secondaire supérieur est fortement axée sur une (voire deux) matière(s)
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Une formation professionnelle universitaire pour tous les enseignants
d’enseignement et sur la maîtrise de leur didactique ; la focale est donc ciblée sur
les sciences de référence, à côté desquelles les questions relatives aux processus
d’appropriation des connaissances (traitées par les sciences de l’éducation)
paraissent plus secondaires.
3. La profonde division de la profession enseignante - questionnant la pertinence
même de ce singulier générique - a précisément comme pierre d’achoppement la
question des savoirs et des modèles de formation professionnelle, renforçant ce faisant les tensions problématisées ci-dessus. Résultat d’un processus historique, socioéconomique et politique qui la déborde, cette division freine ou conditionne le
développement de savoirs spécifiques à la profession. Certes, les sciences de l’éducation, y compris les didactiques, connaissent un déploiement non négligeable, et les
transferts récents de la formation des enseignants, primaires avant tout, vers le
niveau supérieur leur ont conféré une nouvelle dynamique. Mais la division persiste.
Le seul savoir commun de la profession reste pour l’essentiel le savoir expérientiel,
les enseignants du secondaire fondant leur identité professionnelle dans la discipline
académique qu’ils représentent et qui constitue l’essentiel de leur formation ; les
enseignants du primaire s’ouvrant timidement vers les sciences de l’éducation. Les
rapprochements institutionnels de la formation promus actuellement permettront-ils,
à terme, un renforcement des savoirs partiellement communs de la profession et la
construction d’un champ disciplinaire de référence plus reconnu ?
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Ces tensions, qui s’originent dans la question plus profonde de la finalité du système
scolaire, peuvent être relues et interprétées comme symptôme d’une ambivalence
intrinsèque à nos « sociétés de connaissance », à l’égard du rôle de l’école et de la
place des savoirs en son sein. Cette ambivalence est particulièrement marquée à l’intérieur même de la corporation enseignante, comme nos analyses historiques l’ont
montrée, autant que les controverses actuelles. Alors que les rhétoriques sur la « professionnalisation » (Lang, 2001) des formations à l’enseignement au niveau supérieur se font de plus en plus pressantes, les enseignants ne semblent pas considérer
les savoirs à et pour enseigner comme l’instrument de leur reconnaissance comme
profession, pas plus que les champs disciplinaires qui les produisent, les systématisent et les enseignent (dont les sciences de l’éducation). Reste à savoir si cette « universitarisation » vise à renforcer les savoirs mobilisables pour l’action (savoirs à
« potentiel praxéologique »), au risque de réduire les institutions de formation et de
recherche à des institutions de service. Ou au contraire, s’il s’agit d’une nouvelle
opportunité pour transformer le rapport entre la profession et ses champs disciplinaires de référence. Dans ce cas, les enseignants pourraient être des interlocuteurs
légitimes dans la définition même des savoirs essentiels à leur formation, par-delà
leurs indéniables compétences pratiques de longue date attestées par leurs savoirs
expérientiels.
RECHERCHE et FORMATION • N° 60 - 2009
Rita HOFSTETTER, Bernard SCHNEUWLY, Valérie LUSSI BORER
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